Le Monde Selon Victor Hugo

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© Éditions Tallandier, 2018 48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris www.tallandier.com EAN : 979-10-210-2939-2 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

Introduction

Le monde selon Victor Hugo se partage entre le réel et l’imaginaire. Il vit pleinement la réalité de son siècle qui voit naître et se développer la révolution industrielle et l’apparition d’une nouvelle classe sociale, le prolétariat ; il connaît l’exil et la guerre ; il participe à la longue transition qui, malgré les résistances de l’Ancien Régime, connaît l’émergence de la société démocratique et le triomphe final de la République. Il fait corps avec l’histoire du XIXe siècle qui l’a vu naître en 1802 et mourir en 1885 : à lui seul il en est un résumé des avatars, des désastres et des espérances. Le monde selon Victor Hugo fait largement sa part à l’imaginaire. Chef de l’école romantique qui s’impose d’abord par le théâtre, il devient l’écrivain le plus célèbre de son temps, exerçant son génie dans tous les genres, le drame, la poésie, le roman, le récit de voyage, les discours officiels. Enraciné dans la réalité historique – parlementaire sous trois régimes différents –, il porte en lui le rêve d’une société qui donnerait pleinement vie à la liberté, à l’égalité et à la fraternité – la formule de 1848 qu’il complète par l’idée impérieuse de justice. L’idéalisme d’Hugo a fait sourire, mais nombre de ses utopies, dénoncées par les conservateurs de toute obédience qui l’ont haï, ont pu se concrétiser après lui : l’accès pour tous les enfants à une école émancipée de la tutelle religieuse ; les lois sociales contre la misère ; l’ébauche d’une construction européenne ; l’abolition de la peine de

mort… Contrairement à une tendance contemporaine, Victor Hugo fut un apôtre du Progrès, voyant dans la marche de l’humanité une longue ascension vers un monde réconcilié dans la paix générale. Il s’est cru, en effet, l’élu d’une mission, s’estimant, dans sa foi religieuse détachée de tous les dogmes, le « trépied de Dieu », le PoèteProphète, le Poète-Mage dont le devoir civilisateur lui était assigné. Il est un guide, un phare qui montre la route, l’éveilleur des consciences, le pédagogue du peuple. Adversaire des prêtres, il fut lui-même un prêtre laïque. « Victor Hugo, écrit Paul Bénichou dans Le Sacre de l’écrivain, a été l’incarnation de [son] temps parce que sa vie elle-même et son œuvre se sont déployées selon ces couleurs : Tradition, Progrès, Régénération future. » De la nostalgie monarchique à l’idéal républicain, il aura été le miroir génial de la transmission des pouvoirs, depuis l’alliance du trône et de l’autel jusqu’à la fondation de la République démocratique et laïque. Non seulement le témoin et l’acteur de la seule évolution politique, mais de la mue spirituelle qui a dépossédé l’Église de sa domination séculaire et consacré l’affranchissement du genre humain. Cet ouvrage n’est pas une nouvelle biographie de Victor Hugo. Selon l’esprit de la collection où il s’inscrit, il inventorie les grands thèmes de la vie et de l’œuvre du poète : sa carrière d’écrivain, sa famille, ses amours, ses campagnes pour la justice, ses luttes contre la peine de mort, son exil, sa ferveur pour Napoléon Ier et sa colère contre Napoléon III « le petit », sa rupture avec le catholicisme et sa conversion à la République, ses relations avec l’invisible et l’au-delà. La chronologie en est parfois bouleversée, mais elle n’en est pas moins présente, sous-jacente ou explicite : il fallait aussi le montrer, l’homme et l’œuvre ne sont pas d’un bloc figé ; ils ont évolué au fil du siècle, depuis les ambitions du jeune poète royaliste jusqu’à la gloire du héraut républicain.

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L’esprit de famille

C’est en vers, dans le célèbre poème de 1830 qui ouvre Les Feuilles d’automne, que Victor Hugo nous a laissé sa fiche d’état civil : Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte, Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, Et du premier consul, déjà, par maint endroit, Le front de l’empereur brisait le masque étroit. Alors dans Besançon, vieille ville espagnole, Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole, Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ; Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère, Abandonné de tous, excepté de sa mère, Et que son cou ployé comme un frêle roseau Fit faire en même temps sa bière et son berceau. Cet enfant que la vie effaçait de son livre, Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre, C’est moi.

Victor Hugo rend hommage à sa mère qui l’a, par ses soins, sauvé de la mort à sa naissance. « Ô l’amour d’une mère ! » Madame Hugo, il la prétend d’un « sang breton » et, dans le dernier vers du poème, il évoque sa « mère vendéenne ». À vrai dire, Sophie Trébuchet était née à Nantes en 1772. Si Hugo s’autorise à lui attribuer une origine vendéenne, c’est parce que Sophie avait un grand-père qui, procureur à Nantes, était né en Vendée. Gageons que l’appellation « vendéenne », approximative, donnait, sous la plume du poète, un relief historique au royalisme de sa mère. Orpheline à onze ans, celle-ci avait été prise en charge par une tante paternelle qui prit soin de lui faire lire Voltaire. Plus tard, la jeune fille s’était mariée à un officier républicain en service à Châteaubriant, Léopold Hugo, un peu plus jeune qu’elle, et aussi exubérant qu’elle était réservée. Ce père, « vieux soldat », ne mérite pas, dans le poème, la même ferveur que la mère : il était rarement présent. C’est toutefois à une de ses mutations militaires, dans le Doubs, que Victor doit d’être né à Besançon.

La désunion parentale Victor était le troisième fils de Sophie et Léopold. L’aîné, Abel, était né en 1798, Eugène en 1800, et le chétif benjamin le 26 février 1802. Besançon, qualifié approximativement de « vieille ville espagnole », ne fut qu’un lieu d’habitation précaire, car six semaines après sa naissance la famille fut dans l’obligation de déménager à Marseille, ce qui limite les attaches de Victor Hugo avec la Franche-Comté. Léopold Hugo, fils d’un menuisier de Nancy, avait entrepris une carrière militaire à la fin de l’Ancien Régime, l’avait reprise sous la Révolution et la poursuivra sous l’Empire fondé en 1804. De Marseille, il avait gagné la Corse avec ses trois enfants, tandis que Sophie s’attardait à Paris pour défendre la cause administrative de son mari auprès de la hiérarchie militaire. La correspondance entre les deux époux révèle leur dissentiment : aux lettres

d’amoureux de Léopold, l’absente tarde à répondre. Elle ne le rejoint qu’au moment où il est en poste à l’île d’Elbe. Lieu qui lui déplut et d’où elle repartit pour Paris en novembre 1803, cette fois avec ses enfants. La mésentente entre les conjoints était d’abord physique : le soldat était doté d’un tempérament exigeant ; sa Sophie qu’il « adore » repoussait froidement ses avances, au prétexte de ne plus vouloir d’enfant. À Léopold, elle préfère un de leurs amis, officier lui aussi, du nom de Lahorie, le parrain de Victor. Avec lui, elle a noué une liaison d’amitié affectueuse, à l’insu de son mari. Celui-ci, de son côté, a comblé sa frustration en prenant une maîtresse, Catherine Thomas, qui le suivra partout. Le désaccord des parents et le métier du père, trop nomade, ont eu pour conséquence l’éducation toute maternelle que reçurent Victor et ses frères. À Paris, en 1809, ils élurent domicile dans un ex-couvent d’une impasse donnant rue Saint-Jacques, les Feuillantines. Le propriétaire y résidait et en louait une partie. Cette résidence, dotée d’un jardin enchanteur, devait devenir le paradis rêvé dans l’imaginaire du poète. C’est dans ce jardin, farci d’oiseaux et de fleurs, que Victor compta parmi ses partenaires de jeu une petite fille du nom d’Adèle, qui deviendra sa femme. Ses parents, les Foucher, étaient des amis des Hugo ; ils resteront longtemps proches de Sophie. Aux Feuillantines, où ne pénétra jamais Léopold, Sophie abritait clandestinement son ami Lahorie. Celui-ci avait trempé dans le complot contre Napoléon fomenté autour du général Moreau ; il était recherché par la police. Pendant dix-huit mois, il trouva refuge dans la chapelle désaffectée de l’ancien couvent. Sous le nom de Courlandais, il partageait la vie de la famille et complétait l’instruction des trois fils Hugo, qui apprirent de lui à lire et traduire le latin sans dictionnaire, tandis que leur père était occupé par la guerre en Espagne. Sur une imprudence de sa part, Lahorie fut repéré, arrêté et mis au secret à Vincennes. Cet événement motiva sans doute Sophie dans sa décision de rejoindre son mari en Espagne avec ses enfants. Là-bas, Léopold, apprécié par le roi

Joseph Bonaparte, avait été nommé gouverneur de Guadalajara, où il vivait avec sa maîtresse. Décidé à rompre avec sa femme, ce n’est pas lui qui encouragea la venue de Sophie à Madrid, mais son frère Louis qui, de retour à Paris, après avoir combattu en Espagne, était désireux d’un rapprochement entre sa belle-sœur et son frère. Il était arrivé aux Feuillantines triomphant, en apprenant aux enfants et à leur mère que Léopold venait d’être nommé général. Sophie fut peut-être séduite par la nouvelle condition sociale de son mari, dont la fortune sensiblement accrue pourrait lui faire oublier les vaches maigres des dernières années. Peut-être craignait-elle aussi d’être compromise après l’arrestation de celui qu’elle avait protégé si longtemps chez elle. Toujours est-il qu’elle prit bientôt le chemin de Madrid avec ses trois enfants. Après un voyage long et éprouvant, en diligence, puis en carrosse, un voyage pittoresque aussi auquel les enfants prirent un immense plaisir, alors que leur mère bougonnait contre la cuisine à l’huile, le mauvais goût du vin et l’assaut des punaises la nuit, la petite troupe arriva à Madrid, à la grande colère de Léopold. Celui-ci déposa alors une requête en divorce devant le tribunal de Guadalajara. En même temps, il faisait entrer son aîné Abel dans les rangs des Pages du roi et faisait admettre les cadets, à leur grand dépit, au collège des Nobles, tenu par des religieux au couvent de San Antonio. Malgré les aléas de ce séjour dont Victor et Eugène rentrèrent avec leur mère en mars 1812 tandis que Léopold gardait Abel, ces jours passés outre-Pyrénées dans des moments assez dramatiques devaient retentir tout au long de la vie et de l’œuvre de Victor Hugo. À ce sujet, on a pu parler de son « hispanisme » en évoquant Hernani, Ruy Blas, Torquemada, mais nombre de ses poèmes (« La Légende de la nonne », « Guitare », etc.) portent la marque de cette influence. Un monde d’alguazils, d’alcades, de don Quichotte et d’inquisiteurs, mais aussi de jolies femmes qui passent sur le pont de Tolède « en corset noir ». De son côté, relâché, Lahorie, qui n’était pas attiédi dans sa rage antinapoléonienne, participa au complot du général Malet en cette même

année 1812, ce qui lui valut d’être fusillé avec ses complices. Hugo relate l’épisode dans Actes et Paroles : « Nous allâmes rejoindre notre père en Espagne. Puis nous revînmes aux Feuillantines. Un soir d’octobre 1812, je passais, donnant la main à ma mère, devant l’église Saint-Jacques du Haut-Pas. Une grande affiche blanche était placardée sur une des colonnes du portail ; celle de droite ; je vais quelquefois revoir cette colonne. Les passants regardaient obliquement cette affiche, semblaient en avoir un peu peur, et, après l’avoir entrevue, doublaient le pas. Ma mère s’arrêta, et me dit : “Lis.” Je lus. Je lus ceci : “– Empire français – Par sentence du premier conseil de guerre, ont été fusillés en plaine de Grenelle, pour crime de conspiration contre l’empire et l’empereur, les trois ex-généraux Malet, Guidal et Lahorie.” “Lahorie, me dit ma mère. Retiens ce nom. Et elle ajouta : C’est ton parrain.” » L’épisode, dira Hugo, aura une influence ineffaçable sur lui. Il aura vécu, enfant, dans l’ombre de la mort. Madame Hugo était une éducatrice à la fois exigeante et libérale, voltairienne et incroyante tout comme son mari, qui était franc-maçon. Grande liseuse, elle autorisait à ses enfants la lecture d’ouvrages qui n’étaient pas tous de leur âge. Le loueur de livres, un dénommé Royol, lui en avait fait la remarque, et la mère lui avait répondu « que les livres n’avaient jamais fait de mal à personne ». Revenue aux Feuillantines avec ses enfants, elle avait engagé un précepteur, du nom de La Rivière, qui complétait les leçons de l’école. Quand l’invasion étrangère commença en 1814, le général Hugo fut chargé de défendre Thionville. Madame Hugo, royaliste, n’était pas mécontente de voir tomber Napoléon, mais il lui fallut loger un officier prussien et ses soldats quand Paris fut pris. Le général Hugo, lui, fut destitué de son commandement et mis en activité. De retour à Paris, il prit à tâche de trouver une pension pour ses fils qui les préparerait à l’École polytechnique. Eugène et Victor se retrouvèrent ainsi à la pension Cordier, lorsque commencèrent les Cent-Jours en mars 1815. Leur général de père fut de nouveau envoyé à Thionville, où il s’acharna si bien qu’il défendait encore la place après Waterloo contre les

Alliés. Il dut l’abandonner le 8 novembre 1815, la paix ayant été signée. Plus tard, Victor Hugo exaltera le courage de son père, « ce héros au sourire si doux ». Pour l’heure, celui-ci, mis en demi-solde, s’installe à Blois au printemps de 1816. Le couple Hugo s’est dissocié, le général vit désormais avec Catherine Thomas. Mais de loin il n’entend pas laisser à sa femme le monopole de l’autorité familiale ; la pension qu’il lui verse lui permet d’intervenir, et ses fils se rendent à ses exigences. Au pensionnat Cordier, Eugène et Victor se montrent moins férus de mathématiques que de poésie. Seuls, en tâtonnant, ils apprennent les règles et riment en cachette. Pendant ces trois ans de pension, de 1815 à 1818, Victor compose des poèmes de tous les genres, traduit en vers Virgile et Horace, écrit une tragédie, Irtamène, suivie d’une autre, Athélie ou les Scandinaves, s’attaque à un opéra-comique, À quelque chose hasard est bon… Sa prodigieuse fécondité littéraire se révèle. En 1817, il décide de participer au concours de l’Académie française, dont le sujet du prix de poésie était : « Le Bonheur que procure l’étude dans toutes les situations de la vie. » À quinze ans, il obtient une mention et son nom apparaît dans les journaux. Suivant la volonté de leur père, Victor et son frère Eugène poursuivirent leurs études au collège Louis-le-Grand. La poésie restait l’objet de tous les soins de Victor. Abel fit entrer l’un et l’autre dans un groupe de jeunes gens de son âge, le Banquet littéraire. Une fois par mois, ses membres se lisaient à haute voix des morceaux choisis de leur récente production. À partir de l’été 1818, les deux frères revinrent habiter chez leur mère. Ils la suivirent dans ses fréquentes visites à ses amis Foucher pendant l’hiver 1820. Ces soirées ne brillaient pas par l’éclat de la conversation, Madame Hugo ne levait guère les yeux de sa couture, leurs hôtes étaient peu bavards, mais Victor n’aurait pour rien au monde manqué une de ces veillées monotones, tant Adèle Foucher, devenue une belle jeune fille, attisait sa flamme. La statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf, que la Révolution avait abattue, ayant été remise à sa place en 1818, l’événement inspira les Jeux floraux

de Toulouse qui proposèrent pour leur prix de poésie « Le rétablissement de la statue de Henri IV ». Madame Hugo encouragea ses deux fils poètes à participer au concours. Victor envoya d’abord une ode déjà toute prête, « Les Vierges du Rhin », avant de composer et d’adresser le poème imposé sur la statue redressée du Béarnais. Les deux poèmes obtinrent réciproquement l’amarante d’or et le lys d’or, tandis qu’Eugène devait se consoler avec des mentions. Cette distinction, Victor comptait bien qu’elle contribuerait à le faire valoir aux yeux de Monsieur et Madame Foucher. Ceux-ci passaient cet été-là dans une maison de campagne à Issy, au grand dam de Victor. L’été fini, les soirées reprirent à l’hôtel de Toulouse où habitaient les parents d’Adèle. Le jeune poète s’aperçut avec bonheur que ses sentiments rencontraient ceux de la jeune fille. Deux ans plus tard, il se souvenait du moment où il s’était déclaré : 26 avril – Sais-tu, Adèle, te rappelles-tu que c’est aujourd’hui l’anniversaire du jour qui a décidé de toute ma vie ! C’est le 26 avril 1819, un soir où j’étais assis à tes pieds, que tu me demandas mon plus grand secret en me promettant de me dire le tien. Tous les détails de cette enivrante soirée sont dans ma mémoire comme si c’était d’hier, et cependant depuis il s’est écoulé bien des jours de découragement et de malheur. J’hésitai quelques minutes avant de te livrer toute ma vie, puisque je t’avouai en tremblant que je t’aimais, et après ma réponse, mon Adèle, j’eus un courage de lion. Je m’attachai avec violence à l’idée d’être quelque chose pour toi, tout mon être fut fortifié, je voyais enfin une certitude sur la terre, celle d’être aimé. Un amour possessif le dévore. Dans les Lettres à la fiancée, Victor avouera naïvement sa jalousie : « Je ne puis voir un autre seulement

t’approcher sans tressaillir d’envie et d’impatience, mes muscles se tendent, ma poitrine gonfle, et il me faut toute ma force et toute ma circonspection pour me contenir. » Quand les parents d’Adèle s’aperçurent de l’idylle entre les deux jouvenceaux, ils s’alarmèrent : ce jeune homme qui ne faisait pas des études sérieuses et tenait la poésie pour la chose la plus importante de la vie – après l’amour peut-être – ne présentait aucun des gages d’un beau parti. De son côté, Sophie Hugo, qui ne se mouchait pas du pied, qui était l’épouse d’un général, élaborait d’autres ambitions matrimoniales pour son fils, dont la destinée n’était certes pas d’épouser la fille insignifiante d’un chef de bureau ! On se sépara. Finies les soirées à l’hôtel de Toulouse ! Victor est effondré, sa mère le câline, et le jeune homme, bien élevé, obéissant, encore malléable, ne se révolte pas, tout en restant fidèle à celle qui demeure secrètement sa fiancée. Entre-temps, en décembre 1819, était né Le Conservateur littéraire, une revue lancée par Abel, et qui s’inscrivait dans le sillage du Conservateur, le journal de Chateaubriand. Victor Hugo en devient le principal collaborateur, sans toujours signer de son nom. C’est dans cette revue qu’il publie en juillet 1820 son élégie, « Le jeune banni », où il transpose son amour malheureux. Le Conservateur littéraire devait cesser sa publication en mars 1821. Trois mois plus tard, Sophie Hugo mourait, à quarante-neuf ans. Victor annonça la nouvelle à son père : Dans cette profonde douleur, c’est une consolation pour nous de pouvoir te dire qu’aucun fiel, aucune amertume contre toi n’ont empoisonné les dernières années, les derniers moments de notre mère. Aujourd’hui que tout disparaît devant cet horrible malheur, tu dois connaître son âme telle qu’elle était : elle n’a jamais parlé de toi avec colère et les sentiments profonds de respect et d’attachement que nous t’avons toujours portés, c’est elle qui les a gravés dans notre cœur. Voilà, mon

cher papa, ce que cette noble mère a toujours été, même dans les plus cruels malheurs. Par la suite, Victor Hugo célébrera sa mère, comme dans le grand poème « Écrit en 1846 » des Contemplations : Oh ! jamais, quel que soit le sort, le deuil, l’affront, La conscience en moi ne baissera le front ; Elle marche sereine, indestructible et fière ; Car j’aperçois toujours, conseil lointain, lumière, À travers mon destin, quel que soit le moment, Quel que soit le désastre ou l’éblouissement, Dans le bruit, dans le vent orageux qui m’emporte, Dans l’aube, dans la nuit, l’œil de ma mère morte ! La mort de cette mère tant aimée a eu cependant pour effet de permettre le mariage de Victor avec Adèle. Les Foucher, après avoir présenté leurs condoléances à Hugo, sont partis passer l’été à Dreux. Sans argent pour payer le déplacement en diligence, mais furieusement désireux de ne pas attendre la fin de l’été pour revoir sa bien-aimée, Victor se résout à prendre la route à pied, à la mi-juillet. À l’étape de Versailles, il se prend de querelle avec un garde de corps qui le blesse en duel au bras gauche. Qu’importe ! Le jeune homme reprend la route le bras en écharpe dès le lendemain et fait étape à Houdan, où il peut passer la nuit chez son ami Adolphe de Saint-Valry. Plus que vingt kilomètres. Reparti le lendemain, il se baigne les pieds dans un ruisseau au bord duquel il compose « Au vallon de Chérizy », qui figurera dans les Odes et Ballades, et qui mêle la tristesse de l’orphelin et l’espérance du soupirant : La terre ne tient point sa pensée asservie ; Le bel espoir l’enlève au triste souvenir ;

Deux ombres désormais dominent sur sa vie : L’une est dans le passé, l’autre dans l’avenir. Arrivé à bon port, Victor descend dans une auberge, visite la ville, écrit à son ami Alfred de Vigny sans lui révéler le but de son voyage : « J’ai fait tout le voyage à pied, par un soleil ardent et des chemins sans ombre d’ombre… » Guettant Adèle dans les rues, il l’aperçoit au bras de son père. Alors, il se décide à écrire à celui-ci, lui faisant part et du chagrin qu’il ressent à la perte de son « admirable mère » et de l’amour qui brûle toujours en lui pour Adèle. Pierre Foucher, contrairement à ses inquiétudes, accepte de recevoir Victor, qui lui renouvelle sa demande en mariage et se dit sûr d’obtenir l’accord de son père le général (il est encore mineur et l’autorisation était nécessaire pour un fils de moins de vingt-cinq ans). Foucher se laisse convaincre. Reste tout de même à fléchir le soldat paternel. Vite, un pacte est scellé entre le père et le fils : le premier donnera son autorisation au mariage, le second reconnaîtra pleinement le remariage de son père et sa seconde épouse. Victor vivait alors dans un petit appartement de la rue de Mézières qu’il partageait avec Eugène. Les relations entre les deux frères étaient devenues exécrables. Eugène, depuis la mort de leur mère, s’enfonçait dans la mélancolie et, lui aussi amoureux d’Adèle, battait froid à son frère. La rupture advint. Eugène partit vivre chez Abel. Victor, lui, déménagea rue du Dragon, où il menait une existence assez chiche. Il avait promis à son futur beau-père qu’il obtiendrait une pension royale et qu’il écrirait un roman à succès… De fait, il se lance dans un récit inspiré par Walter Scott et la littérature anglaise de l’époque, fort à la mode, et qu’il intitule Han d’Islande. Son héros, le baron de Thorvick (anagramme de Victor), fond d’amour pour Éthel, une belle aux cheveux noirs comme sa bien-aimée. Il s’en expliquera dans une des Lettres à la fiancée :

Je voulais peindre une jeune fille, qui réalisât l’idéal de toutes imaginations fraîches et poétiques, une jeune fille telle que mon enfance l’avait rêvée, telle que mon adolescence l’avait rencontrée, pure, fière, angélique ; c’est toi, mon Adèle bien-aimée, que je voulais peindre. En cette même année 1822, Hugo publiait son premier recueil, Odes et poésies diverses, dont la thématique royaliste eut l’heur de plaire à Louis XVIII qui lui octroya une pension annuelle de 1 000 francs, complétant les piges qu’il recevait ici et là. À son père, qui s’était remarié, il écrivit à propos de sa belle-mère : J’ai pour elle le respect que je dois à la femme qui porte ton noble nom, c’est donc sans aucune répugnance que je te prierai d’être mon interprète auprès d’elle, je ne crois pouvoir mieux choisir. N’est-il pas vrai, mon excellent et cher papa ? L’autorisation paternelle une fois acquise, le mariage a lieu le 12 octobre 1822, célébré dans la chapelle de la Vierge en l’église SaintSulpice. Entre-temps, Victor Hugo avait dû produire son extrait de baptême. Son père, interrogé, lui fit savoir qu’à sa connaissance il n’avait jamais été baptisé, ni à Besançon ni ailleurs. Madame Hugo avait beau manifester son royalisme, celui-ci n’alla jamais jusqu’à le confondre avec le catholicisme. Le général fit donc savoir à son fils qu’il n’avait plus qu’à se faire baptiser – il n’est jamais trop tard pour bien faire. Mais, aux yeux de Victor, ce n’était pas pensable : que dirait-on de ce poète « catholique » et ultra qui ne recevait le sacrement du baptême qu’à vingt ans ! « Si je n’ai pas été baptisé à Besançon, répond-il à son père, je suis néanmoins sûr de l’avoir été, et tu sens combien il serait fâcheux de recommencer cette cérémonie à mon âge. » Victor consulta ainsi son ami l’abbé Lamennais qui faisait alors partie des ultras comme lui. Devant les

affirmations de Victor, le prêtre lui conseilla d’attester qu’il avait été baptisé à l’étranger (en Italie), son père s’en portant garant. Le général, rien moins que dévot, opina ; Lamennais poussa son amitié jusqu’à fournir un billet de confession à Victor sans le confesser, et le mariage put avoir lieu.

Couple chancelant Le bonheur du jeune couple est rapidement assombri par la chute d’Eugène dans la folie. Il mourra à Charenton en juin 1837. Hugo lui consacrera un poème dans Les Voix intérieures, « Eugène vicomte H. ». Le général Hugo, lui, s’éteignit en 1828. Cinq ans auparavant, Victor et Adèle avaient donné son prénom, Léopold, à leur premier enfant, mais celui-ci ne vécut pas plus de trois mois. À partir de 1824, régulièrement, tous les deux ans, d’autres enfants naquirent, Léopoldine (le prénom du général restait honoré), Charles, François-Victor et enfin Adèle, en 1830. À différentes reprises, dans ses vers, Hugo a célébré les joies de la famille, mais la famille pour Hugo ne fut pas une source continue de félicité. Son couple avec Adèle prit l’eau progressivement. Lui était trop occupé par son œuvre ; elle se sentait délaissée. Victor, arrivé vierge à son mariage, avait commencé à donner libre cours à ses appétits sexuels. Adèle, qui les supportait mal, devint de plus en plus sensible aux déclarations de leur ami Sainte-Beuve qui la courtisait. Étonnante reproduction de l’histoire de ses parents. Le moment d’Hernani semble avoir été déterminant. Dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Adèle y fait allusion : « Ces représentations avec lesquelles il fallait toujours lutter, aussi aventurées à la quarantième qu’à la première, avaient fini par mettre la femme de l’auteur dans un état maladif et nerveux. Chaque soir elle allait au-devant de son mari quand il sonnait et disait : “La toile est tombée, n’est-ce pas ?” Le jour, pour fuir et oublier

Hernani, elle se promenait dans les lieux les plus retirés. Ce nom d’Hernani lui arrivait toujours aux oreilles. Elle en était arrivée à considérer la fin des représentations d’Hernani comme une délivrance. » Pris par ses œuvres, Hugo n’avait pas perçu d’emblée, malgré sa jalousie naturelle, le danger que représentait Sainte-Beuve, qu’il traitait en ami sans ménager à son égard les termes affectueux. Il se sentait pourtant malheureux ; Adèle, depuis sa dernière maternité, lui refusait la porte de sa chambre, repoussait ses approches, se montrait d’une froideur atroce. En septembre 1830, Sainte-Beuve était devenu le parrain de la seconde fille des Hugo, Adèle, baptisée à Saint-Philippe-du-Roule. Le 7 décembre, le critique révélait en mots voilés à son ami sa ferveur pour Madame Hugo, non sans provocation : « Il y a en moi du désespoir, voyez-vous, de la rage ; des envies de vous tuer, de vous assassiner par moments en vérité ; pardonnez-moi ces horribles mouvements. » Sur quoi, il décide de ne plus venir chez les Hugo, mais Victor le rassure : « Venez me voir souvent. » Tout de même, les distances mises par Adèle à son endroit font naître chez lui les premiers soupçons. Il s’en confie à son rival ingénument : « Voyez-vous, je ne dis ceci qu’à vous seul, je ne suis plus heureux. J’ai acquis la certitude qu’il était possible que ce qui a tout mon amour cessât de m’aimer […]. Je suis vraiment malheureux. Je ne sais plus où j’en suis avec les deux êtres que j’aime le plus au monde. Vous êtes un des deux. Plaignez-moi, aidez-moi, écrivez-moi. » Quel encouragement pour le galant : la place est à prendre ! Les mois passent, Sainte-Beuve et Adèle s’écrivent régulièrement à l’insu du mari. La poésie s’en mêle, comme il va de soi dans ce milieu à rimes abattues. Sainte-Beuve, d’une plume cruelle, se moque ainsi de l’autre : « Adèle ! tendre agneau que de luttes dans l’ombre / Quand ton lion jaloux, hors de lui, la voix sombre, / Revenait usurpant sa place à ton côté, / Redemandait son droit, sa part dans ta beauté, / Et qu’en ses bras de fer, brisée, évanouie, / Tu retrouvais toujours quelque ruse inouïe / Pour te garder fidèle au timide vainqueur / Qui ne veut et n’aura rien de toi que ton cœur ! »

Cri quelque peu désespéré, mais à tort car ce « timide vainqueur » gagne finalement un peu plus que le cœur d’Adèle. Tous les deux se rencontraient dans les églises Saint-Gervais ou Saint-Eustache, jusqu’au jour où, au cours de l’année 1832, Sainte-Beuve loua une garçonnière cour du Commerce, où Adèle put désormais rejoindre son adorateur. Leur liaison dura jusqu’au moment où Victor Hugo rompit avec Sainte-Beuve. Celui-ci se détacha progressivement d’Adèle, qui s’abîma un certain temps dans la mélancolie. De son côté, Victor était tombé amoureux d’une jolie comédienne (« blanche avec des yeux noirs, jeune, grande, éclatante ») qu’on appelait Mademoiselle Juliette, lors de la présentation de Lucrèce Borgia en 1833. Tôt orpheline, élevée par une tante et un oncle Drouet, auquel elle avait emprunté son nom, elle avait eu plusieurs protecteurs et était devenue actrice. Elle deviendra la fidèle maîtresse d’Hugo, abandonnera le théâtre et le suivra plus tard dans son exil. Adèle avait accompagné Victor elle aussi. Jusqu’à la mort de son épouse, il manifestera à son « chère ange » une tendresse amoureuse qui n’était pas feinte. Fidélité à Adèle, fidélité à Juliette ! Hugo n’en finissait pas d’être fidèle. En 1865, Adèle, morte d’ennui, quitte Guernesey pour s’installer à Bruxelles. Elle reviendra en 1867 passer six semaines, avant de mourir d’une attaque le 27 août 1868.

Enfants chéris L’amour exalté du jeune Hugo pour Adèle Foucher n’avait pas duré. Victor Hugo ne rencontra pas non plus le bonheur espéré avec ses chers enfants. Dans Les Contemplations, il chante ses « deux filles » : Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe L’une pareille au cygne et l’autre à la colombe, Belles, et toutes deux joyeuses, ô douceur !

Voyez, la grande sœur et la petite sœur Sont assises au seuil du jardin, et sur elles Un bouquet d’œillets blancs aux longues tiges frêles, Dans une urne de marbre agité par le vent, Se penche, et les regarde, immobile et vivant, Et frissonne dans l’ombre, et semble, au bord du vase, Un vol de papillons arrêté dans l’extase. De retour de voyage dans les Pyrénées en compagnie de Juliette Drouet, en 1843, dans un café de Rochefort où ils attendent la diligence pour continuer leur retour, Victor Hugo parcourant Le Siècle apprend l’« affreux événement » : la noyade dans la Seine de Léopoldine et de Charles Vacquerie, avec lequel elle était mariée depuis le début de l’année. Leur canot, parti de Villequier, a chaviré. Hugo est terrassé de douleur. De La Rochelle, muet d’horreur, il parvient à écrire à sa femme : « À tout à l’heure, mon Adèle chérie. Que ces affreux coups du moins resserrent et rapprochent nos cœurs qui s’aiment. » À son amie Louise Bertin : « J’aimais cette pauvre enfant plus que les mots ne peuvent le dire. Vous vous rappelez comme elle était charmante. C’était la plus douce et la plus gracieuse femme. Ô mon Dieu, que vous ai-je fait ? » Plus tard, il méditera longuement sur le tragique événement ; trois poèmes seront publiés dans Les Contemplations : « À Villequier », « Charles Vacquerie », « Trois ans après ». Dans ce dernier poème, il crie sa douleur : Oh ! je fus comme fou dans le premier moment, Hélas ! et je pleurais trois jours amèrement. Vous tous à qui mon Dieu prit votre chère espérance, Pères, mères, dont l’âme a souffert ma souffrance, Tout ce j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ? Je voulais me briser le front sur le pavé ; Puis je me révoltais, et, par moments, terrible,

Je fixais mes regards sur cette chose horrible, Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non ! – Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ? – Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve, Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté, Que je l’entendais rire en la chambre à côté, Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte, Et que j’allais la voir entrer par cette porte ! Une autre cause de douleur paternelle fut pour Hugo la destinée de sa seconde fille Adèle. Née en 1830 à la veille des Trois Glorieuses, admirée par Balzac pour sa beauté, elle fut hantée par la mort de sa sœur. Suivant ses parents dans l’exil à l’âge de se marier, elle repoussa tous ses prétendants jusqu’au jour où, en 1854, elle tomba amoureuse d’Alfred Andrew Pinson, un galantin qui s’était enrôlé dans l’armée britannique pour éviter la prison pour dettes. Reçu chez les Hugo, il avait disparu pendant sept ans, était devenu lieutenant, sans que jamais Adèle perde sa trace. L’homme n’était qu’un viveur, un coureur de jupons sans intérêt, parfaitement méprisé par Victor, mais celui-ci consentit au mariage de sa fille, avec ce fringant qui, lui, ne semblait guère pressé de convoler. Lorsqu’il réapparaît à Guernesey, Adèle le harcèle de ses assiduités jusqu’au chantage au suicide : « Si vous ne m’épousez pas et si je ne reçois pas une lettre de vous le 25 octobre [1861], m’annonçant notre mariage ni si, recevant une lettre de vous, elle ne contient pas ceci : “Je suis prêt à t’épouser”, si elle fait encore une seule objection à notre mariage, soit dans le cas du silence, soit dans celui de l’objection, j’en finirai avec une vie impossible, odieuse, horrible, et j’irai trouver dans la tombe l’oubli de mes souffrances et le sommeil de ceux qu’on ne réveille plus. » Le lieutenant suit son régiment au Canada. Adèle traverse l’Atlantique derrière lui. La nouvelle se répand jusqu’en France qu’elle s’est mariée.

Hugo a des doutes, demande des preuves à sa fille, à laquelle il envoie régulièrement de l’argent. C’est un mensonge : Pinson n’a nulle envie de l’épouser. Elle s’accroche à ses basques et perd la raison. « La pauvre enfant est égarée, écrit son frère François-Victor qui a tenté de la convaincre de revenir en Europe, par cette passion de l’irréalisable. » Le père se désespère : « Qu’elle traverse ce moment-ci, qu’elle s’arrache à ce mauvais gueux, qu’elle revienne, je me charge du reste. […] Plus tard, guérie et souriante, nous la marierons à un honnête homme. Que ce vil soudard disparaisse de nos pensées. » Rien n’y fit. Adèle resta au Canada. En 1872, c’est de La Barbade qu’elle revint en France, sombrant dans la démence. Son père la fit interner dans une maison de santé à SaintMandé. Après la mort de son père, elle fut admise à l’hôpital de Suresnes où elle termine sa vie en 1915. Ses fils Charles et François-Victor lui apportèrent plus de bonheur, malgré leur dilettantisme. Ils furent très proches de lui sous la IIe République, alors qu’Hugo s’était lancé dans une carrière de député. En 1851, ils écopèrent tous deux d’une peine de prison, l’un pour six mois, l’autre neuf mois, en raison d’articles parus dans L’Événement. Ils furent à ses côtés à Guernesey, au moins jusqu’en 1865, date à laquelle ils partirent avec leur mère vivre à Bruxelles. Charles s’était consacré à une œuvre littéraire de demi-talent et François-Victor, à la traduction de Shakespeare. En 1869, tous les deux écrivaient dans Le Rappel, le journal républicain dont leur père était, de loin, l’inspirateur. En 1871, ils le suivent à Bordeaux, où s’était réunie provisoirement l’Assemblée nationale. Le 13 mars, Charles mourait subitement. Victor raccompagna sa dépouille à Paris, où il fut enterré le 18 mars, le jour même de l’insurrection de la Commune de Paris. Son autre fils, François-Victor tomba malade au cours de l’année même où Adèle revenait en France. Il mourut l’année suivante, en 1873, à quarante-cinq ans, au même âge que son frère. Les joies de la famille, si souvent chantées dans ses vers, Victor Hugo ne les a connues que par intermittence. En quelques années, il perdait

Adèle son épouse (1868), ses fils Charles (1871) et François-Victor (1873), alors que sa fille Adèle était internée à Saint-Mandé (1872). Peutêtre, ces joies familiales, les a-t-il finalement goûtées au mieux auprès de ses petits-enfants, Georges et Jeanne, que son premier-né Charles Hugo lui a laissés. Un bonheur qu’il a exprimé dans L’Art d’être grand-père, un des tout derniers recueils publiés de son vivant : Moi qu’un petit enfant rend tout à fait stupide, J’en ai deux ; Georges et Jeanne ; et je prends l’un pour guide Et l’autre pour lumière, et j’accours à leurs voix, Vu que Georges a deux ans et que Jeanne a dix mois ; Leurs essais d’exister sont divinement gauches ; On croit, dans leur parole où tremblent des ébauches, Voir un reste de ciel qui se dissipe et fuit ; Et moi qui suis le soir, et moi qui suis la nuit ; Moi dont le destin pâle et froid se décolore, J’ai l’attendrissement de dire : Ils sont l’aurore. Quand on suit la vie de Victor Hugo, on est frappé par la place qu’y occupe sa famille. Ses parents se sont déchirés, mais il les a respectés, aimés et honorés. Lui-même et son épouse se sont éloignés l’un de l’autre, mais sans rupture de l’alliance conjugale et sans fléchissement de tendresse. Il prodigua aux siens une affection, une mansuétude, un amour auxquels il ne se déroba jamais. Il aimait les avoir à ses côtés ; ils le suivirent dans son exil. Patriarche, il devint un grand-père gâteau. Ses incartades, ses fredaines, ses multiples conquêtes féminines, il les organisa de telle sorte qu’elles ne puissent nuire à ses liens familiaux. Le secret y présidait. Du moins s’y est-il efforcé : la famille était sacrée. Le monde selon Victor Hugo, héraut de l’universel, chantre de la démesure, esprit faramineux, c’est d’abord cette cellule familiale. Elle peut

flotter, être prise dans les bourrasques ; elle reste unie vaille que vaille, brisée seulement par la mort.

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Le moment monarchiste

Victor Hugo passe de nos jours, à juste titre, pour l’un des pères tutélaires de la République. Il fut cependant monarchiste pendant plus de la moitié de sa vie. Il avait douze ans quand il attachait à sa poitrine la cocarde blanche de ceux qui soutenaient le premier retour des Bourbons en 1814 ; il avait treize ans au moment de la bataille de Waterloo qui fut une catastrophe pour son père mais une bonne nouvelle pour sa mère. L’éloignement de l’un, la proximité affectueuse de l’autre ont été déterminants dans son adhésion pleine à la Restauration. Alors même que le général Hugo défendait Thionville avec acharnement face aux Alliés coalisés, le jeune Victor écrivait sur une page de sa grammaire latine : « Vive le roi ! » « Leur mère était royaliste, lit-on dans Victor Hugo raconté. Lorsque les Bourbons revinrent, Madame Hugo eut une de ces émotions qui électrisent. La royauté se confondait pour elle avec sa chère Bretagne et les lys apparaissaient en même temps que la grande cheminée de famille où elle avait laissé les rêves de sa jeunesse. L’enfance attache son charme aux lieux où elle s’est écoulée et ces souvenirs étaient une renaissance pour la Vendéenne. » Tout naturellement, lit-on plus loin dans le même récit, les enfants Hugo « se trouvèrent avoir l’opinion de leur mère, embrasser la royauté,

mais pour eux ce n’était pas une opinion, il n’y avait ni relation d’idées, ni critique, c’était penser comme leur mère ».

Derrière Chateaubriand Une autre raison cependant explique l’adhésion de Victor à la monarchie, c’était l’exemple de Chateaubriand. Deux ouvrages en avaient fait le chantre du parti légitimiste. Le premier était le Génie du christianisme, paru en 1802 sous le Consulat, l’année même où entrait en vigueur le Concordat signé par Napoléon avec le pape. Cette apologie du catholicisme, qui obtint un grand succès, renversait les tendances à l’indifférence en matière de religion (La Mennais) et réprouvait l’impiété des Lumières qui avait voulu élever des barrières « entre l’homme et son Créateur ». Les monarchistes étaient sensibles à la dimension traditionaliste d’un ouvrage qui présentait un intérêt politique évident. Souvent confus, peu orthodoxe du point de vue dogmatique, très développé sur le plan esthétique (la seconde partie s’intitule « Poétique du christianisme »), le Génie accompagnait le renouveau spirituel et créait ce climat de religiosité propre à la monarchie depuis son effondrement. Le second ouvrage qui fit sa gloire dans le parti monarchiste fut écrit en mars 1814, au moment du reflux napoléonien, De Buonaparte et des Bourbons, violent pamphlet contre le despote en phase d’être renversé (le Sénat prononce la déchéance de l’empereur le 2 avril) : « Absurde en administration, criminel en politique, qu’avait-il donc pour séduire les Français, cet étranger ? Sa gloire militaire ? Eh bien, il en est dépouillé. » Chateaubriand n’était pas un ultra, il s’était rallié à la Charte constitutionnelle. Après les Cent-Jours, il avait été nommé ministre d’État, avant de devenir, par la grâce de Louis XVIII, membre de la Chambre des pairs. Il sera ministre des Affaires étrangères de décembre 1822 à juin 1824 ; il s’illustrera par l’expédition d’Espagne, pour sauver

Ferdinand VII de la révolution. La prise du fort du Trocadéro restera attachée à la mémoire de cette intervention, dont Chateaubriand avait fait « le grand événement » de sa politique. Le 10 juillet 1816, Victor Hugo avait écrit dans son journal : « Je veux être Chateaubriand ou rien. » Dans ce contexte, et sous l’influence de « l’enchanteur », comme on appelait François-René, les premiers poèmes de Victor Hugo publiés dans Odes et poésies diverses sont imprégnés d’esprit monarchiste, l’alliance du trône et de l’autel. Il affirmait fièrement dans sa préface de 1822 : Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, l’intention littéraire et l’intention politique ; mais, dans la pensée de l’auteur, la dernière est la conséquence de la première, car l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses. L’une des premières odes était dédiée à M. le vicomte de Chateaubriand et s’intitulait « La Vendée », sur laquelle le dédicataire avait écrit des pages brûlantes en 1819. On sait qu’Hugo commémorait aussi « les Vierges du Rhin », martyres de la Terreur. Dans « Quiberon », il exaltait la tentative de débarquement des émigrés en juillet 1795 : 748 d’entre eux furent fusillés. Les autres poèmes se succèdent, de la même veine. La cinquième ode est consacrée à « Louis XVII », autre thème cher à Chateaubriand. Suivent « Le rétablissement de la statue d’Henri IV », dont il a été question déjà, « La mort du duc de Berry », « La naissance du duc de Bordeaux », « Le baptême du duc de Bordeaux »… L’énumération seule des titres suffit à montrer à quel point l’inspiration du jeune Hugo est nourrie de la thématique royaliste. Mais ses convictions politiques vont se modifier à la suite de l’évolution de Chateaubriand lui-même. Celui-ci reçut le jeune poète si prometteur chez lui. « Je suis enchanté de vous voir, Monsieur Hugo, rapporte Victor Hugo raconté. J’ai lu vos

vers, ceux que vous avez faits sur la Vendée et ceux que vous venez de faire sur la mort du duc de Berry. Il y a dans cette pièce des strophes que nul poète de ce temps ne pourrait écrire. Mes vieilles années me donnent le droit de dire ma pensée : il en est d’autres que j’aime moins, mais le beau dans ces vers est tellement beau que toute critique est mal venue. » D’autres visites suivirent, qui mettent souvent mal à l’aise le jeune homme, tant la hauteur du pair de France, sa fierté, ses longs mutismes interdisent tout transport de familiarité. Victor qui n’en restait pas moins dans l’admiration et, fidèle à son idole, passa sous son influence de ses positions d’ultra à des convictions libérales. Chateaubriand, chassé de son ministère en 1824, devenait en effet l’éminent représentant du royalisme libéral. Dans La Monarchie selon la charte, il avait développé les idées fortes de la monarchie constitutionnelle, qui défendait l’autonomie et la responsabilité du gouvernement, l’initiative des chambres et, ce qui lui procura d’être célébré jusque dans les rangs de l’opposition, la liberté de la presse, dont il fera, écrit-il dans un texte de 1828, « presque l’unique affaire de ma vie politique ». Fidèle à Chateaubriand, Victor Hugo le reste quand celui-ci est délogé de son ministère par le président du Conseil Villèle et Louis XVIII. Toutefois, l’avènement de Charles X et son couronnement à Reims lui donnent une dernière occasion de témoigner de sa foi monarchique. Invité dans la ville du sacre, il fait le voyage en compagnie de Charles Nodier et de deux de ses amis. Au bout d’un cheminement qui dure trois jours, ils arrivent le 26 mai 1825 dans une ville encombrée, parviennent difficilement à se loger, avant de se rendre à la cathédrale qui, par sa décoration, ressemble plus à un théâtre qu’à une église. Nouvelle occasion pour Victor de revoir Chateaubriand, qui bougonne : « Le pair quittait l’église et était irrité contre les architectes chargés de la décoration ; ainsi déguisée et avec des enjolivements de coulisse, il n’avait pas reconnu la cathédrale. Le sacre ainsi entendu n’était qu’une mauvaise parade. »

Hugo commente et illustre les événements par des poèmes, qui seront recueillis dans Odes et Ballades. Ainsi, sur la destitution de Chateaubriand : À ton tour soutenu par la France unanime, Laisse donc s’accomplir ton destin magnanime ! Chacun de tes revers pour ta gloire est compté. Quand le sort t’a frappé, tu lui dois rendre grâce, Toi qu’on voit à chaque disgrâce Tomber plus haut encor que tu n’es monté ! Cette fidélité à René l’invite à ne pas se couper des Bourbons. Il enchaîne avec « Les Funérailles de Louis XVIII » : La foule au seuil d’un temps en priant est venue… Et surtout « Le Sacre de Charles X » : Voici que le cortège à pas égaux s’avance. Le pontife aux guerriers demande Charles Dix. L’autel de Reims revoit l’oriflamme de France Retrouvée aux murs de Cadix. Les cloches dans les airs tonnent ; le canon gronde ; Devant l’aîné des rois du monde Tout un peuple tombe à genoux ; Mille cris de triomphe en sons confus se brisent ; Puis le roi se prosterne, et les évêques disent : « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Celui qui vient en pompe à l’autel du Dieu juste, C’est l’héritier nouveau du vieux droit de Clovis, Le chef des douze pairs, que son appel auguste

Convoque en ces sacrés parvis… Le 18 juin, l’ode de Victor Hugo, parue chez Ladvocat, était reprise par tous les journaux royalistes. Hugo devenait un poète officiel. Le roi, flatté par ces vers, le reçut en disant : « M. Victor Hugo ! il y a déjà longtemps que j’admire votre beau talent ; je relirai votre ode avec le plus grand intérêt, et je vous remercie ! » La conversation n’alla guère plus loin, mais pour manifester sa reconnaissance, Charles X offrit à Hugo un service de Sèvres décoré de motifs d’or. En fait, Hugo s’émancipait. Après la mort de sa mère, il s’était rapproché de son père, on l’a vu, à l’occasion de son mariage. Ses idées sur Napoléon changeaient. L’ex-empereur était porté par la légende ; les libéraux eux-mêmes, oubliant le despotisme, le hissaient en champion de la liberté contre les monarchies de droit divin. En février 1827, Hugo compose une ode « À la colonne de la place Vendôme », ce monument coulé dans le bronze des canons pris aux Prussiens en 1806. C’était un hommage indirect à son père, le général Hugo : Débris du Grand Empire et de la Grande Armée Colonne, d’où si haut parle la renommée ! Je t’aime… Victor Hugo raconté commente : « Les journaux de l’Opposition, qui jusqu’à ce moment traitaient Victor Hugo en adversaire, se rallièrent à lui. Le militant auteur cite l’année 1827 comme la date où, éclairé par la réflexion, d’une situation transitoire, il passa au libéralisme. » Cette même année, la préface de son drame Cromwell éclate comme le manifeste du nouveau théâtre romantique, qui fait fi des règles. Cromwell était injouable, mais il est suivi d’un nouveau drame, Marion Delorme, dont le premier titre était Un duel sous Richelieu. Celui-ci en est la figure centrale, dominatrice, auprès de laquelle Louis XIII fait pâle figure. La

censure y vit une allusion au souverain régnant Charles X ; la représentation fut interdite. Contre le conformisme dominant, Hugo fait paraître en 1829 Le Dernier Jour d’un condamné. C’était, sous forme de roman, le premier acte d’un long combat qu’il mènera sa vie durant contre la peine de mort. Au théâtre, il prend sa revanche en février 1830 par la bataille d’Hernani, qui l’élève en chef d’école. Dans la préface de la pièce publiée, il écrivait : « Cette voix haute et puissante du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : tolérance et liberté. » C’était, quelques mois avant la révolution de Juillet, celle des Trois Glorieuses. Les sentiments royalistes d’Hugo ont changé de nature ; il n’est plus un ultra. La liberté qu’il revendique pour l’art, il en fait aussi un principe politique.

Victor-Marie, comte Hugo Hugo n’a pas participé directement à la révolution, ayant surtout le souci de mettre à l’abri sa femme et ses enfants, qu’il conduit hors de Paris, à Montfort-Lamaury. Son maître Chateaubriand était porté en triomphe par les étudiants qui célébraient en lui le champion de la liberté de la presse, dont il s’était fait le défenseur éloquent à la Chambre des pairs. Toutefois, Chateaubriand, qui n’avait guère d’estime pour Charles X, entendait respecter son serment de fidélité aux Bourbons ; il se retirait de la politique. Hugo, lui, sans ferveur pour Louis-Philippe, s’accommodait fort bien du nouveau monarque et du nouveau régime, le moins mauvais possible à ses yeux. Dès les premiers jours du mois d’août 1830, il écrivait dans son journal (Choses vues) : « Après juillet 1830, il nous faut la chose république et le mot monarchie. » Il s’expliquait à lui-même son évolution :

Mon ancienne conviction royaliste et catholique de 1820 s’est écroulée pièce à pièce depuis dix ans devant l’âge et l’expérience. Il en reste pourtant encore quelque chose dans mon esprit, mais ce n’est qu’une religieuse et poétique ruine. Je me détourne quelquefois pour la considérer avec respect, mais je n’y viens plus prier. L’ancienne monarchie écroulée conservait cette dimension religieuse, inséparable de l’absolutisme français, avec laquelle il fallait rompre et que la dynastie des Orléans, trônant désormais, avait la sagesse de récuser : L’idée de Dieu et l’idée du roi sont deux et doivent être deux. La monarchie de Louis XIV les confond au détriment de l’ordre temporel, au détriment de l’ordre spirituel. Il résulte de ce monarchisme une sorte de mysticisme politique, de fétichisme royaliste, je ne sais quelle religion de la personne du roi, qui a un palais pour temple et des gentilshommes de la chambre pour prêtres, avec l’étiquette pour décalogue. De toutes ces fictions qu’on appelle droit divin, légitimité, grâce de Dieu, et qui sont tout au rebours du véritable droit divin, qui est la justice ; de la véritable légitimité, qui est l’intelligence ; de la véritable grâce de Dieu, qui est la raison. Cette religion des courtisans n’aboutit à autre chose qu’à substituer la chemise d’un homme à la bannière de l’Église. Libéral, défenseur de toutes les libertés : « liberté de culte, liberté de pensée, liberté de la presse, liberté d’association, liberté de commerce, liberté d’industrie, liberté de chaire, de tribune, de théâtre, de tréteau », Hugo défend aussi « l’égalité devant la loi », la « libre accessibilité de toutes les capacités à tous les emplois ». Et de s’émouvoir des dépenses royales : « Dix-huit millions de liste civile, et les châteaux, et les apanages,

et le reste ! Le chapeau gris et le parapluie du roi bourgeois coûtent plus cher que la couronne de Charlemagne. » Libéral, mais non républicain : « La république, comme l’entendent certaines gens, c’est la guerre de ceux qui n’ont ni un sou, ni une idée, ni une vertu, contre quiconque a l’une de ces trois choses. » Très tôt, Hugo a eu conscience de la lutte des classes ou de ce qu’on appelait désormais la « question sociale ». Il y est sensible, mais n’adhère nullement aux doctrines socialistes florissantes de l’époque, saint-simoniennes, fouriéristes et autres. La République est sans doute pour lui le régime de l’avenir, mais, pour l’heure, le peuple n’est pas mûr ; le suffrage universel n’est pensable qu’avec un peuple qui sait lire : Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point, éclairer le peuple pour pouvoir le constituer un jour. Et c’est un devoir sacré pour les gouvernants de se hâter de répandre la lumière dans ces masses obscures où le droit définitif repose. Tout tuteur honnête presse l’émancipation de son pupille. Multipliez donc les chemins qui mènent à l’intelligence, à la science, à l’aptitude. La Chambre, j’ai presque dit le trône, doit être le dernier échelon d’une échelle dont le premier échelon est l’école. Au mois de juin 1832, les obsèques du général Lamarque, un des chefs de l’opposition républicaine (dont Hugo fera plus tard un des grands moments des Misérables), donnent lieu à une des manifestations les plus violentes de la monarchie de Juillet ; l’état de siège est proclamé. Hugo garde ses distances ; il précise : Nous aurons un jour la république, et, quand elle viendra d’elle-même, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en juillet ; sachons attendre. La

république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs. Il y a une pédagogie de la République, pense-t-il ; il faut instruire d’abord le peuple. En juillet 1831, pour l’anniversaire des Trois Glorieuses, à la demande du gouvernement, Hugo compose un « Hymne aux morts de juillet » qui, mis en musique par Herold, est exécuté au Panthéon le 27 juillet : Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie. Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau. Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère ; Et, comme ferait une mère, La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau. Gloire à notre France éternelle ! Gloire à ceux qui sont morts pour elle ! Aux martyrs ! aux vaillants ! aux forts ! À ceux qu’enflamme leur exemple, Qui veulent place dans le temple, Et qui mourront comme ils sont morts ! […] Échange apparent de bons procédés : le 11 août a lieu au théâtre de la Porte-Saint-Martin la première de Marion Delorme interdite sous Charles X. Cependant, les bonnes relations entre Victor Hugo et le pouvoir connaissent un sérieux refroidissement au mois de novembre de la même année. Au début de l’été, Hugo avait achevé la rédaction de son nouveau drame, Le roi s’amuse. L’histoire d’un bouffon du roi François Ier, Triboulet, dont la fille Blanche a été violée par le roi. Dans sa volonté de vengeance, Triboulet veut faire assassiner le monarque par un tueur à gages, mais

Blanche, découvrant le dessein de son père, outragée par le roi mais amoureuse de lui, se substitue à François Ier et meurt à sa place. Les répétitions avaient commencé lorsque Mérimée, secrétaire du cabinet du ministre d’Argout, vint dire à Hugo que le ministre voulait lire sa pièce. L’entrevue entre l’auteur et le ministre nous est narrée dans Victor Hugo raconté : « Je ne suis pas puritain, Monsieur Hugo, mais il y a de certaines choses qu’il faut toujours respecter. On dit qu’il y a des allusions sur le roi dans votre pièce. – Comment ? sur le roi Louis-Philippe ? Que voulez-vous que vienne faire Louis-Philippe dans une pièce où je mets en scène François Ier ? D’ailleurs je professe le plus grand mépris pour les exploiteurs d’allusions. Jamais je n’en introduis dans mes œuvres. » Passant outre à la menace, Hugo présente sa pièce le 22 novembre au Théâtre-Français, dans un climat électrique. Les partisans de Victor, en attendant le lever du rideau, se mettent à chanter des chants révolutionnaires, La Marseillaise, le Chant du départ, le Ça ira. Mais cette claque, qui avait été si efficace dans la bataille d’Hernani, n’est pas suffisamment en nombre pour couvrir, au long de la pièce, les sifflets, les vociférations, le chahut des opposants. Au dernier acte, le tumulte est à son comble : on ne peut plus rien entendre des dialogues de la scène. Le lendemain, la pièce était suspendue sur l’ordre du ministre de l’Intérieur. Des députés présents la veille au Théâtre-Français l’avaient alerté : cette pièce était une apologie du régicide, ce qu’on ne pouvait tolérer trois jours après que le roi avait été l’objet d’une tentative d’assassinat rue du Bac. Le 10 décembre, Le roi s’amuse était définitivement interdit. Hugo répliqua, en saisissant la justice contre le Théâtre-Français, une manière d’attaquer le gouvernement qui le subventionnait. Parallèlement, il publiait sa pièce, qu’il préfaçait de manière explicite contre le rétablissement de la censure : L’apparition de ce drame au théâtre, écrivait-il, a donné lieu à un acte ministériel inouï. […] Et quoique l’auteur soit obligé

d’entamer cette importante affaire par un simple procès commercial au Théâtre-Français, ne pouvant attaquer directement le ministère barricadé derrière les fins de nonrecevoir du Conseil d’État, il espère que sa cause sera aux yeux de tous une grande cause, le jour où il se présentera à la barre du tribunal consulaire, avec la liberté à sa droite et la propriété à sa gauche. Le 19 décembre, Hugo se présentait devant le tribunal de commerce, défendu par Odilon Barrot, une des étoiles de l’opposition politique. Victor Hugo eut l’occasion de prendre la parole et il fustigea le gouvernement : « De liberté, de garanties, de Charte, de droit public, plus un mot. Néant. Si le gouvernement, mieux conseillé par ses propres intérêts, ne s’arrête sur cette pente pendant qu’il en est temps encore, avant peu nous aurons tout le despotisme de 1807, moins la gloire. Nous aurons l’empire sans l’empereur. » Le tribunal déclare finalement son incompétence et Hugo est condamné aux dépens. De cet épisode, il tire la réputation d’un militant de la cause libérale. Certains journaux, cependant, daubent sur ce champion de la liberté qui perçoit une pension de deux mille francs du ministère. Hugo saisit l’occasion pour envoyer aux journaux la lettre qu’il adresse au ministère : Monsieur le ministre, Il y a dix ans, en 1823, Louis XVIII, roi lettré, assigna, de son propre mouvement, sur les fonds du ministère de l’Intérieur, deux pensions littéraires de deux mille francs chacune, l’une à mon noble ami M. de Lamartine, l’autre à moi. On conçoit que je rappelle volontiers ce souvenir. En 1829, à l’époque où la censure du ministère Polignac arrêta Marion de Lorma, Charles X, voulant m’en dédommager, ordonna que la pension inscrite sous mon nom fût portée de

deux mille francs à six mille francs. Je refusai cette augmentation qui me semblait faite dans le but d’engager ma conscience […]. Mais aujourd’hui que le gouvernement paraît croire que ce qu’on appelle les pensions littéraires vient de lui et non du pays, et que cette sorte d’allocation engage l’indépendance de l’écrivain ; aujourd’hui que cette étrange prétention du gouvernement sert de base à la polémique assez honteuse de certains journaux, dont il est malheureux pour vous qu’on vous attribue, à tort sans doute, la direction ; comme il m’importe de maintenir mon débat avec le gouvernement dans une région plus haute que celle où s’agite cette polémique ; sans examiner si vos prétentions relativement à l’indemnité en question sont le moins du monde fondées, je m’empresse de vous déclarer que j’y renonce entièrement. Après plusieurs années d’opposition au régime, Victor Hugo donna les preuves de son attachement à la monarchie de Juillet. En 1835, il acceptait d’être membre du Comité des monuments inédits de la littérature, de la philosophie et des arts considérés dans leur rapport avec l’histoire générale de la France, dont Guizot, ministre de l’Instruction publique, avait été le fondateur. L’année suivante, il faisait acte de candidature à l’Académie. Ce n’était pas encore son heure. Il sera enfin élu à sa quatrième tentative en 1841, au fauteuil de Népomucène Lemercier, au premier tour. Entre-temps, au cours de l’été 1837, il avait été invité à Versailles au mariage du duc d’Orléans, le fils du roi. Il s’y rendit en compagnie d’Alexandre Dumas, en costume d’officier de la Garde nationale. Le roi, le duc d’Orléans et surtout la duchesse lui firent mille compliments sur son œuvre. Au début de juillet, alors qu’il venait de publier Les Voix intérieures, Victor Hugo était promu officier de la légion d’honneur.

La réception de Victor Hugo à l’Académie avait été un événement. On s’y bouscula. On s’attendait à un nouvel épisode de la bataille entre les romantiques et les conservateurs, mais le discours d’Hugo fut nettement politique. Retraçant la vie de Lemercier, poète et dramaturge, il le loua pour sa résistance héroïque à l’Empire, et eut des mots jugés scandaleux sur la Convention. La fin de son discours prenait la forme et le contenu d’un programme politique : L’absorption insensible des commotions de l’avenir par les progrès du présent ; l’adoucissement des mœurs ; l’éducation des masses par les écoles, les ateliers et les bibliothèques ; l’amélioration graduelle de l’homme par la loi et par l’enseignement, voilà le but sérieux que doit se proposer tout bon gouvernement et tout vrai penseur. La réponse de Salvandy prit la forme d’une correction de copie et d’une admonestation : « Napoléon, Sieyes, Malesherbes ne sont pas de vos ancêtres, Monsieur. Vous en avez de non moins illustres : J.-J. Rousseau, Clément Marot, Pindare le psalmiste. Ici, nous ne connaissons pas de plus belle généalogie […]. » Le reste du discours n’était pas moins venimeux. Mais qu’importe ! Hugo était désormais de l’Académie, comme Chateaubriand et Lamartine, qui l’avaient soutenu. La présence à cette réception du duc et de la duchesse d’Orléans avait été remarquée par la presse. L’année suivante, le duc d’Orléans mourait accidentellement. En sa qualité de directeur de l’Académie, Hugo lut une « Adresse au roi » : Sire, L’Institut de France dépose au pied du trône l’expression de sa profonde douleur. Votre royal fils est mort. C’est une perte pour la France et pour l’Europe ; c’est un vide parmi les intelligences. La nation pleure le prince ; l’armée

pleure le soldat ; l’Institut regrette le penseur. […] La mort fatale du prince a pu ébranler le trône, ce deuil public et national consolide la dynastie. La France qui vous consacrait, il y a douze ans, par l’unanimité de son adhésion, vous consacre aujourd’hui une seconde fois par l’unanimité de sa douleur. Les bonnes relations devinrent la règle entre Hugo et Louis-Philippe. Le roi aimait bavarder avec lui ou, mieux, parler devant lui, s’expliquer, le conseiller, sur un ton toujours affable, et souvent avec gaieté. L’académicien devenait un intime. Plus tard, dans Les Misérables, il lui consacrera un chapitre intitulé « Louis-Philippe ». L’auteur « vient déposer pour lui devant l’Histoire ». Le portrait est étonnamment élogieux : « Louis-Philippe était un homme rare […] ayant toutes les vertus privées et plusieurs des vertus publiques. » Et ce jugement désintéressé, écrit tout de même quatorze ans après la révolution de 1848 : « Louis-Philippe sera classé parmi les hommes éminents de son siècle, et serait rangé parmi les gouvernants les plus illustres de l’Histoire, s’il eût un peu aimé ce qui est grand au même degré que le sentiment de ce qui est utile. » En avril 1845, Victor Hugo est nommé pair de France. Sa réputation est subitement altérée trois mois plus tard quand le nouveau pair et sa maîtresse, Léonie Biard, sont surpris en flagrant délit d’adultère dans un hôtel du passage Saint-Roch. L’immunité épargnait Hugo, mais non Léonie Biard qui fut emprisonnée à la maison d’arrêt de Saint-Lazare, puis au couvent des Augustines pendant six mois. Hugo n’en continua pas moins à faire ses grands discours à la Chambre des pairs et à tromper Juliette (sans parler d’Adèle) allègrement. À la veille de la révolution de 1848, l’inspiration du poète s’est altérée ; son physique s’est alourdi ; il se fait friser les cheveux et soigne désormais sa tenue vestimentaire. Ses droits d’auteur ont fait de lui un possédant. Il fait partie des notables de la monarchie de Juillet ; il est

devenu « Victor-Marie, comte Hugo, pair de France et membre de l’Institut ».

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L’univers romantique

Le soir du 25 février 1830, le Tout-Paris emplit la grande salle du Théâtre-Français pour assister à la première du drame de Victor Hugo, Hernani. Jour de bataille : l’affrontement – romantiques contre classiques – est annoncé depuis plusieurs semaines ; l’enjeu est de taille. En France, le mot « romantisme » s’est imposé progressivement depuis le début des années 1820. L’adjectif « romantique », importé d’Angleterre (romantic, issu lui-même du français médiéval « romant »), était déjà d’emploi courant ; le substantif fut repris de l’allemand die romantik et trouva sa consécration en quelque sorte officielle dans un discours à l’Académie française, prononcé cette année-là par le très classique Auger, qui mettait en garde contre « la secte du “romantisme” » menaçant toutes les règles et insultant « nos chefs-d’œuvre ». Le pays de Descartes et de Boileau, la patrie de la déesse Raison n’a pas été la terre pionnière du romantisme, ce mouvement littéraire qui s’est librement développé en Angleterre et en Allemagne. Dans sa plus simple définition, le romantisme s’opposait au classicisme par ses thèmes, ses idées, ses formes mêmes : le sentiment de la nature, le rêve, la mélancolie, la religiosité, l’exaltation du passé – le Moyen Âge particulièrement –, la récusation des règles. Des noms d’écrivains étrangers devinrent en France des sources d’inspiration : Goethe, Schiller, Walter Scott, Byron qui annoncent cette littérature

nouvelle, tandis que Chateaubriand et Madame de Staël impriment leur influence sur la nouvelle génération d’écrivains. On sait combien Hugo vénérait Chateaubriand, dont René et le Génie du christianisme l’ont marqué. Une poétique nouvelle était née, inspirée par le mystère et la religion : « la religion chrétienne, écrivait “l’Enchanteur”, est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres ». Outre l’inspiration religieuse, René annonçait le culte du moi, l’exaltation de la passion et la poésie des tempêtes : « Levez-vous, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » C’est dans la filiation de Chateaubriand que les frères Hugo, on l’a vu, ont fondé Le Conservateur littéraire en 1819, mais leur revue restait encore dans une ligne classique, prônait le royalisme et les « saines doctrines littéraires ». Quand Victor et ses frères adhèrent à la Société royale des bonnes-lettres autour de Chateaubriand, ils se posent encore en « défenseurs de toutes les légitimités, de toutes les vraies gloires, du sceptre de Boileau comme de la couronne de Louis-le-Grand ». Cependant, le théâtre classique ne faisait plus guère recette à Paris. Les traductions de l’étranger – Ossian, Byron, Shakespeare, Walter Scott, Goethe, Schiller – étaient à la mode ; les frontières s’ouvraient à une nouvelle esthétique, ce qui n’était pas pour plaire à un courant xénophobe, jaloux du modèle national. Or la nouvelle revue, La Muse française, fondée en 1823, et à laquelle adhère Hugo, change de ton par rapport au Conservateur littéraire. En cette même année, Charles Nodier, qui s’affiche « romantique », regroupe autour de lui une nouvelle génération d’écrivains, dont Victor Hugo, dans le salon de la bibliothèque de l’Arsenal dont il est devenu le conservateur. Nodier, grand lecteur de Schiller, de Byron, de Walter Scott, écrivait depuis 1818 des Contes qu’il avait complétés en 1820 par ses Mélanges de littérature et de critique, où il célébrait les « aspects encore inaperçus des choses », les « secrets du cœur humain », les « mystères de la nature », et où il substituait à la « vieille

mythologie » des classiques un passé national où le Moyen Âge se taillait la meilleure part. Nodier avait salué avec enthousiasme le roman de Victor Hugo, Han d’Islande, inspiré de Walter Scott, paru en 1823. L’auteur se hâta d’aller remercier Nodier, et ce fut le début d’une grande amitié entre les deux hommes. Par la suite, Hugo prit l’habitude de se rendre aux dimanches de l’Arsenal, où Nodier, devant ses cadets, se montrait d’un brio intarissable. Là s’est formé un esprit commun, en compagnie d’Alexandre Dumas, d’Alphonse de Lamartine, de Gérard de Nerval, de Théophile Gautier et bien d’autres, parmi lesquels se tenaient aussi des musiciens comme Liszt, des peintres comme Delacroix. On se souvient que c’est dans la voiture de Nodier que Victor Hugo se rendit à Reims pour le sacre de Charles X. Si Chateaubriand avait inspiré ce romantisme monarchiste et catholique, Germaine de Staël, elle, morte en 1817, avait insufflé les vents d’un autre romantisme, libéral celui-là, dont Stendhal était le meilleur représentant. Celui-ci avait déclaré sans détour : « Je suis un romantique furieux, c’est-à-dire je suis pour Shakespeare contre Racine, et pour lord Byron contre Boileau. » En 1823, il confirmait dans Racine et Shakespeare sa profession de foi esthétique : « Le combat à mort est entre le système tragique de Racine et de celui de Shakespeare. » Ce romantisme libéral est bientôt diffusé par un organe de presse, Le Globe, en 1824. Deux courants romantiques donc, séparés par des positions politiques. Victor Hugo jusqu’en 1824 et sa préface à ses Nouvelles Odes s’efforçait à la neutralité, se posait en « conciliateur » et déclarait que pour lui il ignorait « profondément ce que c’est que le genre classique et que le genre romantique ». Mais il évoluait vers des positions libérales, les deux courants se rapprochèrent et il en devint le chef en constituant chez lui, rue Notre-Dame-des-Champs, le « Cénacle ». Y fréquentaient aussi bien les habitués de l’Arsenal que l’équipe du Globe : Lamartine, Musset, Gautier, Nerval, Delacroix, Devéria, David d’Angers en faisaient partie… En novembre 1826, dans sa préface aux Odes et Ballades, Hugo avait

pleinement assumé son adhésion au romantisme, en proclamant sa foi dans la liberté de l’art. Dans cette histoire littéraire, sous-tendue par la politique, l’année 1827 fut déterminante. En juillet, une troupe de comédiens anglais joue Shakespeare à l’Odéon, salle Favart, et enfin au Théâtre-Italien, où le public parisien renoue avec un acteur extraordinaire, Edmund Kean. Influence marquante : « Tout était nouveau pour nous dans ce spectacle anglais », écrit Nodier. Sainte-Beuve, Vigny en appellent à un nouveau théâtre, mêlant scènes comiques et scènes tragiques, exécutées dans un style familier. Sur deux fronts, l’école romantique s’engage contre les classiques : la poésie lyrique et le théâtre. Spectateur enthousiaste de la troupe anglaise, Hugo est sous le choc. Le 5 décembre, il publie Cromwell, qu’il a lu acte par acte à ses amis. C’est une pièce en cinq actes injouable mais dont la tonitruante préface est appelée à devenir le manifeste le plus retentissant du drame romantique. Un drame où doivent se rencontrer le sublime et le grotesque, contrairement à la règle classique de la séparation des genres, tragédie et comédie : « Le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. » Le grotesque sera souvent présent dans les œuvres d’Hugo sous la forme de personnages difformes ou monstrueux, le bossu Triboulet, l’effrayant Quasimodo ou encore Han d’Islande. L’objectif est de créer un « moyen de contraste » : « Dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l’âme telle qu’elle est, épurée par la morale chrétienne, [le grotesque] jouera le rôle de la bête humaine. » C’est la grande leçon de Shakespeare qu’il faut suivre ! En finir avec les règles, entre autres celle des deux unités, de temps et de lieu. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps

hors de cause. Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde, en effet, que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler ? Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions… En finir aussi avec la « bégueulerie », la peur du mot propre, les « caresses de la périphrase ». Il résume : Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin, plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille […]. Dans les deux années qui suivent, la doctrine romantique s’enrichit ; les œuvres suivent. Pour s’en tenir au théâtre, Alexandre Dumas ouvre la brèche au Théâtre-Français, en février 1829, en remportant un vif succès avec Henri III et sa cour ; il est suivi par Casimir Delavigne et son Marino Faliero, présenté en mai à la Porte-Saint-Martin. Victor Hugo n’est pas en reste. Après avoir achevé son dernier recueil, Les Orientales, il est sollicité

pour donner une pièce de théâtre jouable. Il se lance dans Marion Delorme, qu’il lit à ses amis du Cénacle en juillet 1829 devant Balzac, Delacroix, Dumas, Deschamps, Mérimée, Musset, Sainte-Beuve, Vigny, le baron Taylor, administrateur du Théâtre-Français… Celui-ci est ravi de monter Marion Delorme mais, le 1er août, la censure tombe comme une hache sur la pièce : interdite ! Hugo proteste auprès du ministre Martignac, qui le reçoit. En vain. L’auteur a le tort d’avoir, en offensant Louis XIII, fait comme s’il avait voulu atteindre Charles X. Victor Hugo s’adresse au roi lui-même, qui le reçoit en audience particulière le 7 août, à Saint-Cloud, mais pour lui faire une réponse dilatoire : il lira, il verra… Hugo est ensuite reçu par La Bourdonnaye, nouveau ministre de l’Intérieur, qui lui confirme l’interdiction. Celle-ci devient une affaire politique. Le 5 août, Le Globe titre son éditorial : « Premier coup d’État littéraire » : « Le ministère fait sa voie de tous les côtés ; il frappe la littérature et l’art, sans hésiter un seul instant, et les traite d’abord en ennemis, comme il doit faire de tout ce qui est honorable et pur. M. Victor Hugo a eu l’honneur de recevoir le premier coup politique dans cette guerre à mort qui recommence contre les idées. » En 1830 les romantiques ont gagné la bataille de la poésie : Lamartine, Hugo, Vigny, Nerval se sont imposés à la critique. Mais c’est au théâtre que se font et se défont les réputations, c’est là que l’écrivain est en prise directe avec le public, là que les passions s’exacerbent. Et elles rejaillissent dans la presse des jours qui suivent. C’est au théâtre donc que la jeune garde romantique veut livrer le combat. Hugo est chargé ou se charge lui-même de l’offensive. Marion interdite, il se lance à la fin d’août 1829 dans la rédaction d’un nouveau drame, Hernani, nom du héros emprunté à une localité espagnole. Puisque l’histoire de France est trop riche de correspondances avec l’histoire contemporaine, il transfère son intrigue de l’autre côté des Pyrénées, à la cour d’Espagne au temps de Charles-Quint, où complots et passions politiques le disputent à la tragédie amoureuse. L’Espagne de son enfance est devenue pour Victor Hugo une source d’inspiration privilégiée.

Le pays de Vélasquez et de Goya était à la mode. Hugo appréciait hautement Goya, et ses propres dessins à l’encre et au lavis ont pu être comparés aux hallucinations du peintre espagnol. Il écrira dans la préface du drame publié en livre que la véritable clef en était le Romancero general, le recueil du XVIIe siècle des divers romanceros comme ceux du Cid, des enfants de Lara, etc. Le 5 octobre, Hernani est reçu au Français. Le 23, examen de la pièce par les censeurs en titre. L’un d’eux, Briffaut, dans son rapport parle d’« un tissu d’extravagances », d’« inconvenances de toute nature », mais ajoute : « Il est bon que le public voie jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit humain affranchi de toute règle et de toute bienséance. » Le parcours du combattant n’est pas terminé. Examen du manuscrit par le chef de la division des belles-lettres au ministère de l’Intérieur, le baron Trouvé. Lui exige des modifications. Hugo résiste, va voir Trouvé, discute… Les répétitions commencent. Les adversaires des romantiques ne désarment pas eux non plus. Des vers d’Hernani ont été répandus, parodiés, travestis, pour déconsidérer l’auteur. Mais les amis et partisans d’Hugo affûtent leurs armes. On est prêt. Avant d’être joué, le drame d’Hugo – le premier de lui mis en scène – fait déjà fureur. Les comédiens n’y sont pas pour rien, en particulier la célèbre Mademoiselle Mars, monstre sacré de l’heure et interprète de l’héroïne Doña Sol, qui refuse de dire certains vers et accable Hugo, tout comme elle a fait avec Dumas, de ses plaintes et de ses conseils. Mais Mademoiselle Mars a beau se montrer indocile du haut de ses cothurnes, une fois la chose engagée, elle se montre l’alliée prestigieuse qui porte au mieux son personnage. Elle en tire le bénéfice : un triomphe pour elle au cinquième acte. Le 25 février 1830, les trois coups d’Hernani retentissent ; ce sera la victoire du drame romantique, et au-delà, du romantisme tout court. Théophile Gautier, fervent d’Hugo, nous a laissé un récit coloré, sans excès de modestie, de cette représentation, où il est venu, en « brigand de la pensée », le buste moulé dans un gilet écarlate impossible, taillé pour la

circonstance : « Qui connaît le caractère français conviendra que cette action de se produire dans une salle de spectacle où se trouve rassemblé ce qu’on appelle tout Paris avec des cheveux aussi longs que ceux d’Albert Dürer et un gilet aussi rouge que la muleta d’un torero andalou, exige un autre courage et une autre force d’âme que de monter à l’assaut d’une redoute hérissée de canons vomissant la mort » (Histoire du romantisme). Le préfet de police Mangin a voulu, pour éviter le tumulte, faire entrer les amis d’Hugo six à sept heures avant le lever du rideau. Cette claque inhabituelle a été recrutée par l’auteur qui exige un soutien sans faille. Avant que les portes ne s’ouvrent au public, le brouhaha créé dans la rue par cette équipe de chevelus illuminés provoque les plaintes puis la fureur du voisinage. On jette des immondices par les fenêtres ; Balzac, qui est de la bande, reçoit pour sa part un trognon de chou sur la tête. Une fois entrés, il leur faut tuer le temps. Déclamations, chansonnettes, plaisanteries en tout genre se succèdent, jusqu’au moment où la faim fait sortir des poches le chocolat, les petits pains, le cervelas, si bien que des effluves d’ail s’ajoutent aux relents douteux de certains coins de la salle, où les malheureux doivent se soulager, les toilettes n’étant pas encore accessibles. La provocation olfactive est la première que doivent subir les spectateurs qui prennent place enfin. Dès les premiers vers, la querelle est engagée. Gautier toujours : « Malgré la terreur qu’inspirait la bande d’Hugo répandue par petites escouades et facilement reconnaissable à ses ajustements excentriques et à ses airs féroces, bourdonnait dans la salle cette sourde rumeur des foules agitées qu’on ne comprime pas plus que celle de la mer. La passion qu’une salle contient se dégage toujours et se révèle par des signes irrécusables. Il suffisait de jeter les yeux sur ce public pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas là d’une représentation ordinaire ; que deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisations – ce n’est pas trop dire – étaient en présence, se haïssaient cordialement, comme on se hait dans les haines littéraires, ne demandant que la bataille, et prêts à fondre l’un sur l’autre. L’attitude générale était hostile, les coudes se faisaient anguleux, la

querelle n’attendait pour jaillir que le moindre contact, et il n’était pas difficile de voir que ce jeune homme à longs cheveux trouvait ce monsieur à face bien rasée désastreusement crétin et ne lui cacherait pas longtemps cette opinion particulière. » La fin de la représentation, qui tout au long a été scandée successivement ou simultanément par des cris d’indignation et des ovations, rehaussés d’échanges variés, est applaudie à tout rompre par la jeune garde romantique, où figure entre autres, à côté de Théophile Gautier, un Gérard de Nerval plus discret dans sa mise vestimentaire que dans son enthousiasme. La partie n’est pas jouée pour autant ; on n’en est qu’à la première. La presse du lendemain n’est pas tendre, ni pour Victor Hugo ni pour ses jeunes lieutenants, traités d’obscènes et de républicains. Chaque jour, pendant des semaines, une nouvelle bataille s’engage. Hugo ne lâche pas pied, obtenant de la direction du Théâtre-Français une centaine de places pour chaque représentation ; il y en aura en tout quarante-cinq. À la veille de la sixième, Sainte-Beuve écrit : « Nous sommes sur les dents, car il n’y a guère de troupes fraîches pour chaque nouvelle bataille, et il faut toujours donner comme dans cette campagne de 1814. » La métaphore guerrière s’imposait. Revendiquer la liberté dans l’art, c’est revendiquer du même pas la liberté de la presse, la liberté d’expression, les libertés politiques. « C’est le principe de liberté, écrit Hugo, [qui] vient renouveler l’art comme il a renouvelé la société. » Dans la préface qu’il écrit en mars 1830, la formule est frappée : « Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, et là sa définition réelle, si l’on ne l’envisage que sous son côté militant, que le libéralisme en littérature. » Et d’ajouter : « Le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. » L’affirmation d’Hugo consomme son évolution depuis ses premières Odes si franchement royalistes et sa revue, Le Conservateur littéraire, si nettement « ultra ». Avec Hugo, l’école romantique passe de la droite à la

gauche : « La liberté littéraire est fille de la liberté politique », affirme-t-il désormais. Quatre mois avant la révolution de Juillet, Hernani se révèle prémonitoire : « Cette voix haute et puissante du peuple, écrivait Hugo dans sa préface, qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : TOLÉRANCE ET LIBERTÉ. » Hugo, dont personne ne conteste plus le rang de chef de l’école romantique en France, assigne au poète « une fonction sérieuse ». Il s’en explique en 1837 dans la préface de ses Voix intérieures : « Sans parler même ici de son influence civilisatrice, c’est à lui qu’il appartient d’élever, lorsqu’ils le méritent, les événements politiques à la dignité d’événements historiques. » Le drame, affirmait-il dans la préface de Lucrèce Borgia en 1833, « a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine ». Cette conception n’était pas celle de tous les romantiques, à commencer par Théophile Gautier, défenseur de l’art pour l’art. Celui-ci proclamait dans sa préface à Mademoiselle de Maupin : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. » Cependant, le drame romantique frappa au mur de ses limites en 1843, avec l’échec des Burgraves d’Hugo. La même année, le succès public revenait à Ponsard et à sa tragédie Lucrèce, à l’Odéon. C’était celui du retour au théâtre classique. Il faudra attendre l’exil pour retrouver le grand écrivain romantique, dans la poésie et dans le roman. Son essai William Shakespeare, en 1864, réaffirmera la fonction progressiste de l’art : « L’art pour l’art peut être beau, mais l’art pour le progrès est plus beau encore. Rêvez la rêverie est bien, rêver l’utopie est mieux. Ah ! il vous faut du songe ? Eh bien ! songez l’homme meilleur. Vous voulez du rêve ? en voici : l’idéal. Le prophète cherche la solitude, mais non l’isolement. » Le romantisme de Victor Hugo traduit cet effort constant de mêler dans ses vers le lyrisme personnel à l’écho du monde extérieur, sur lequel le poète peut agir. Bien plus tard, Jean-Paul Sartre, faisant la théorie de

l’engagement, exclura la poésie de ses impératifs. C’est pourtant en vers que Victor Hugo participera, le plus souvent, à la vie de la Cité. Ce faisant, si l’on rencontre chez lui le même « culte du moi » que chez la plupart des poètes, il entend que sa personne, que son Moi soit un miroir. Dans la préface à ses Contemplations (1856), il écrit : Prenez donc ce miroir, écrit-il, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! Le romantisme, Hugo ne le conçoit pas sans une révolution de l’écriture. Attaquant les convenances des précieux ridicules, le « bon goût » des classiques, la bienséance du style noble, il exalte la libération du style, de la grammaire, du lexique dans ces vers hautains des Contemplations : Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ? Et sur l’Académie, aïeule et douairière, Cachant sous ses jupons ses tropes effarés, Et sur les bataillons d’alexandrins carrés, Je fis souffler un vent révolutionnaire. Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! Je fis une tempête au fond de l’encrier, Et je mêlai, parmi les ombres débordées, Au peuple noir des mots l’essaim blanc des idées ; Et je dis : Pas de mot où l’idée au vol pur Ne puisse se poser, toute humide d’azur ! Discours affreux ! – Syllepse, hypallage, litote,

Frémirent ; je montai sur la borne Aristote, Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs. Tous les envahisseurs et tous les ravageurs, Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces ; N’étaient que des toutous auprès de mes audaces ; Je bondis hors du cercle et brisai le compas. Je nommai le cochon par son mon : pourquoi pas ? En 1824, déjà, Cyprien Desmarais posait la question dans son Essai sur les classiques et les romantiques : « Comment la langue et le génie de la langue resteront-ils stationnaires lorsque les mœurs, les politiques et tout l’ordre social à qui la langue sert d’expression, se portent en avant ? » Victor Hugo aura été le théoricien et le praticien de cette révolution linguistique contre la langue immobile, consacrée, pétrifiée : « Les langues ne s’arrêtent plus, disait-il encore dans la préface de Cromwell. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. » Hugo est devenu l’agent principal de la révolution culturelle que fut le romantisme : rejet des genres cloisonnés, abolition des règles inhibitrices, libération du vers et de la langue, préférence de la démesure au bon goût… Mais, comme le notait Charles de Rémusat en 1827, la révolution de l’écriture appelait aussi la révolution politique. Il y avait une cohérence entre son manifeste littéraire et son adhésion au libéralisme : « Les Ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé. »

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Amours

Le monde amoureux de Victor Hugo est celui d’un olympien romantique. Il a su aimer d’amour tendre, passionné, en poète lyrique, mais aussi, tel un demi-dieu insatiable, collectionner les proies mortelles. Il a aimé, ce qu’on appelle aimer, avec ce que cela comporte de passion, trois femmes, successivement ou simultanément : Adèle Foucher, qu’il épousa, et qui resta jusqu’à sa mort sa compagne légitime ; Juliette Drouet, dont il fut l’amant pendant cinquante ans ; plus fugacement, Léonie Biard, avec laquelle il fut pris passage Saint-Roch en flagrant délit d’adultère, au scandale des pairs de France qu’il venait de rejoindre. Audelà, ses amours contingentes, ses passades, ses amours ancillaires, sa boulimie sexuelle suggèrent qu’on se trouve parfois devant un homme atteint de satyriasis, « vieux faune en l’air guettant [s]on dû », comme dirait Verlaine. Pourtant, quand Victor épouse Adèle Foucher le 12 octobre du 1822, il est encore vierge. Il lui sera fidèle pendant près d’une dizaine d’années. Victor aimait Adèle avec ardeur et exaltation, Adèle aimait Victor d’amour raisonnable et tranquille. Hugo promettait à Adèle « un amour éternel dans une union éternelle » ; Adèle l’écoutait, sans doute ravie, mais sans démonstration excessive. Elle avait beaucoup moins lu que lui. La flamme du jeune homme était inséparable de sa jalousie, toujours

prompte à brûler, nourrie de tous les menus faits de la vie de société, des malentendus, des dépits ressentis au regard des autres jeunes gens à qui il arrivait de danser avec elle. On le voit alors avouer son « infernale émotion ». Cette jalousie, il l’assume, car elle est à ses yeux consubstantielle à l’amour : « Ma jalousie, chère Adèle, doit te plaire ; si elle t’effraie, tu ne m’aimes pas… L’amour n’est ni vrai ni pur, s’il n’est jaloux. Crois que ceux qui aiment toutes les femmes ne sont jaloux d’aucune. » Les sentiments d’Hugo contrastent fort avec ceux de sa fiancée. Elle est belle, grande, brune, le teint hâlé, désirable, mais elle ne brille guère dans les jeux de l’esprit. Catholique pratiquante, honnête, aimable, économe, peu sensuelle, pudique, une bourgeoise assez conformiste, qui a du bon sens mais peu de goût pour la poésie, elle lui confie un jour : « Je suis la femme la plus ordinaire qui existe. » Victor la regarde autrement, comme on le voit dans « À toi », une des pièces des Odes et Ballades, un peu gémissante d’un « pas-assez-aimé » : Ô vierge ! à mon enfance un Dieu t’a révélée, Belle et pure ; et, rêvant mon sort mystérieux, Comme une blanche étoile aux nuages mêlée, Dès mes plus jeunes ans je te vis dans mes cieux. […] Aujourd’hui, réveillant sa victime endormie, Sombre, au lieu du bonheur que j’avais tant rêvé, Devant mes yeux, troublés par l’espérance amie, Avec un rire affreux le malheur s’est levé ! Le ménage Hugo entre dans la vie modestement. Elle a reçu une petite dot de 2 000 francs, composée en partie de meubles. Lui bénéficie d’une pension annuelle attribuée par Louis XVIII, de 1 000 francs, à laquelle s’ajoute, après la publication de Han d’Islande en 1823, une seconde

pension, de 2 000 francs. De 1822 à 1830, les maternités d’Adèle se succèdent. Elle veut y mettre fin, et de quel autre moyen dispose-t-elle pour y parvenir, sinon d’éloigner le conjoint du lit conjugal ? En 1830, après la naissance d’Adèle II, elle ferme sa porte à Victor. Date tournante, que cette année d’Hernani. Repoussé, frustré, malheureux, Hugo, éloigné de sa femme, lui écrit de Bièvre en juillet 1831 : Je ne suis rien sans toi, mon Adèle. Je ne puis pas vivre. Ah ! comme je sens cela surtout aux moments d’absence. Ce lit, où tu pourrais être (quoique tu ne veuilles plus, méchante), cette chambre où je pourrais voir tes robes, tes bas, tes chiffons traîner sur les fauteuils, cette table où tu viendrais me déranger par un baiser, tout cela m’est douloureux et poignant. Je n’ai pas dormi de la nuit. Je pense à toi comme à dix-huit ans ; je rêvais de toi comme si je n’avais pas couché avec toi… C’est alors qu’Adèle est devenue l’objet d’une amitié caressante de la part d’un ami de Victor, Sainte-Beuve. Celui-ci est un familier de leur ménage ; on lui a demandé d’être le parrain de la petite Adèle. Pour déclarer sa flamme, il lui écrit des lettres gémissantes et se fend même d’un article dans Le Globe sur Diderot et Sophie Volland, où il transpose ses propres aveux. Il cite : « J’ai élevé dans mon cœur une statue que je ne voudrais jamais briser… Avec vous, je sens, j’aime, j’écoute, je regarde, je caresse, j’ai une sorte d’existence que je préfère à toute autre… » Adèle a d’abord résisté, puis a offert son amitié à Sainte-Beuve, enfin elle est tombée dans ses bras. Elle lui écrit : « Il n’est nullement question qu’il reprenne ses droits de mari sur moi. […] Pour qu’il n’ait pas de soupçons, je suis bonne, attentive, il a mal aux yeux, je lui lis et j’écris pour lui, j’ai des soins comme un fils pour son père. » Longtemps, Hugo a cru que son ami nourrissait pour sa femme un amour malheureux, ce dont,

ingénument, il le consolait, jusqu’au jour où, définitivement repoussé par Adèle, il ouvrit les yeux. Ayant deviné la situation, il a prié Sainte-Beuve de ne plus se voir. Mais Sainte-Beuve pouvait encore écrire à Adèle en 1832 : « Nous nous aimons à jamais sans une seule ombre possible entre nous, et si des obstacles matériels insurmontables s’élevaient par malheur, ils tomberaient à l’instant même, ils ne compteraient pas, puisque nous saurions mourir ensemble et dans les bras l’un de l’autre. » Les amours clandestines d’Adèle devaient encore durer quelque temps. Entre elle et Sainte-Beuve, on retrouve une égale disproportion de sentiments dont elle avait fait montre avec Victor. D’un côté, un galant passionné, tourmenté, assidu ; de l’autre, une aimée quiète : « C’est, lui écrit-elle en 1835, un lien entre nous qui se fortifie par le temps et par ce calme apparent. C’est une tendresse qui s’accroît par le silence. Oh ! croyez tout cela, mon pauvre ami ! » Leur liaison ne dura pas, mais elle eut un épilogue désagréable. Sainte-Beuve crut devoir en écrire en 1843 le récit dans le Livre d’Amour. Point de noms cités, mais mille détails évoqués pour dévoiler une histoire dont chaque lecteur pouvait reconnaître les protagonistes. L’ouvrage, tiré à 200 exemplaires, était quasi confidentiel, mais Alphonse Karr le dénonça dans un article des Guêpes, « Une infamie », sans mentionner le nom de l’auteur. Adèle s’affola, mais l’affaire du passage Saint-Roch, où c’est son mari qui était compromis dans l’adultère, étouffa le tapage. La bonne épouse poussa la générosité jusqu’à rendre visite à Léonie à la prison Saint-Lazare. En janvier 1833, Victor Hugo avait fait la connaissance de la deuxième femme de sa vie, Juliette Drouet, au cours d’une lecture de Lucrèce Borgia, au théâtre de la Porte-Saint-Martin. La principale interprète féminine était Mademoiselle George ; Juliette y tint un rôle secondaire, celui de la princesse Negroni, mais elle exerça immédiatement sur lui le charme d’une comédienne dont la beauté s’alliait à une spontanéité enjouée. Moins de deux mois plus tard, elle devenait sa maîtresse. On a pu dire que Juliette fut sa première maîtresse. Henri Guillemin, dans son essai Hugo et

la sexualité, émet des doutes à ce sujet : « La tradition veut que Hugo ait été strictement fidèle à sa femme jusqu’à l’heure où, en février 1833, il rencontrera Juliette Drouet. Mais de cette assertion trop vite répétée, quelle preuve ? » Quoi qu’il en soit, elle et lui devinrent des amants émerveillés. Nous devons à Théophile Gautier un portrait de Juliette mémorable : « La tête de Mlle Juliette est d’une beauté régulière et délicate qui la rend plus propre aux sourires de la comédie qu’aux convulsions du drame ; le nez est pur, d’une coupe nette et bien profilée ; les yeux sont diamantés et limpides ; la bouche, d’un incarnat humide et vivace, reste fort petite, même dans les éclats de la plus folle gaieté. Tous ces traits charmants en eux-mêmes sont entourés d’un ovale du contour le plus suave et le plus harmonieux ; un front clair et serein, comme le fronton de marbre blanc d’un temple grec, couronne lumineusement cette délicieuse figure ; des cheveux noirs abondants, d’un reflet admirable et lustré. Le col, les épaules et les bras sont d’une perfection tout antique ; elle pourrait inspirer dignement les sculpteurs et être admise au concours de beauté avec les jeunes Athéniennes qui laissaient tomber leurs voiles devant Praxitèle méditant sa Vénus. » Juliette les avait imitées, avant de devenir comédienne, devant le sculpteur James Pradier auquel elle avait servi de modèle. Elle était devenue sa maîtresse et avait eu de lui une fille, Claire. C’est le sculpteur qui l’engagea à tenter sa chance sur les planches. Elle vécut alors des liaisons sans bonheur avec le journaliste Alphonse Karr et le décorateur Charles Séchon qui, loin de l’entretenir, vivait à ses crochets. En 1833, au moment où elle tombe amoureuse d’Hugo, elle était royalement entretenue par le prince Anatole Demidoff, avec lequel elle rompit sans attendre, au risque de se retrouver dans une situation matérielle très précaire, endettée, menacée par ses créanciers – et devenue tributaire de la générosité de son nouvel amant. Leur liaison est bientôt connue de tous, et Sainte-Beuve y trouve la justification de sa conduite. La double infidélité d’Adèle et de Victor les

amena à contracter une sorte de pacte entre eux. L’épouse écrivait au mari, le 5 juillet 1836 : « Tu peux faire tout au monde. Pourvu que tu sois heureux, je le serai. […] Jamais je n’abuserai des droits que le mariage me donne sur toi. Il est dans mes idées que tu sois aussi libre qu’un garçon. » De son côté, Victor continua d’aimer sa femme jusqu’à sa mort en 1868 : « Je suis capable de tout, lui écrivait-il en 1832, excepté de cesser de t’aimer. » Elle était la mère de ses enfants ; elle était aussi la première femme qu’il avait prise dans ses bras. La correspondance d’Hugo démontre son attachement. Adèle le suivit en exil, malgré le peu d’attrait qu’exerçaient sur elle Jersey et Guernesey. La rivalité entre Adèle et Juliette fut réelle, mais la maîtresse se montra autrement jalouse que l’épouse. Celle-ci ne manquait pas de grandeur d’âme. En janvier 1867, à Guernesey, elle rendit visite à Juliette ; celle-ci, très touchée, vint la voir à son tour. Elles devinrent amies. Hugo fut profondément affecté par la mort d’Adèle. Juliette lui écrivit des lettres émouvantes de réconfort, celleci en particulier : « Cher bien-aimé, devant cette âme, qui voit mon âme en ce moment, je renouvelle le vœu sacré que j’ai fait, la première fois que je me suis donnée à toi, de t’aimer dans ce monde et dans l’autre tant que mon âme existera, sûre que je suis d’être approuvée et bénie dans mon amour, par ce grand cœur et ce grand esprit qui vient de nous devancer, hélas ! dans l’éternité. » De cet amour, exceptionnel par sa durée autant que par sa ferveur, nous avons un très beau témoignage, les lettres de Juliette à Victor, au nombre incroyable de… 18 000. Paul Souchon en a fait un choix exemplaire dans « Mon grand petit homme »… Mille et une lettres d’amour à Victor Hugo. Sans doute, ce déluge n’a-t-il qu’un thème, celui d’un amour fou, exalté, éperdu, brûlant, inquiet, jaloux, tourmenté, excessif, mais la répétition n’empêche pas l’information sur Hugo lui-même. Le poète, devenu célèbre, surtout depuis Hernani, n’est plus le béjaune qui adorait sa fiancée ; bel homme, il est admiré, courtisé, en particulier dans ce milieu du théâtre, où les comédiennes sont sensibles à son charme, ses galanteries, ses gentillesses – il leur parle parfois en vers improvisés – et à

son génie. Une dissymétrie s’établit vite entre les deux amants. Juliette, qui au bout de quelque temps – après un essai malheureux dans Marie Tudor –, préfère renoncer au théâtre, va se trouver dans la dépendance totale de Victor, son protecteur. Isolée, enfermée dans une attente quotidienne, souvent leurrée, elle manifeste, malgré la gaieté de son tempérament et une verve souvent drôle, une jalousie à l’égard du monsieur célèbre – son « Toto » – qui travaille loin d’elle la plupart du temps, et sur la vie duquel l’imaginaire de Juliette s’exerce de façon maladive. Lui-même est jaloux, on le sait, et s’il n’a guère l’occasion d’en faire état présentement, il se tracasse, il s’effraye du passé de sa « Juju » dont il attend la rédemption comme d’une pécheresse impénitente. De là suivent des cris d’amertume, des désespoirs, des remords, des déplorations, des excuses, au milieu d’un hymne à l’amour qui n’en finit pas : Oh ! j’ai bien des remords et bien des chagrins, à l’heure qu’il est et je voudrais me repentir à tes genoux. Je suis bien méchante, bien injuste, n’est-ce pas ! Mais je t’aime. Oh ! oui, c’est bien vrai, je t’aime. Je ne crois qu’en toi. Je ne vis qu’en toi. Je ne vis qu’en toi et pour toi. Veux-tu savoir ce qui me rend folle, injuste et méchante ? C’est la crainte de n’avoir pas la première place dans ton cœur. Je souffre de te savoir près de gens qui ont autant que moi et plus encore le droit de t’aimer. Tel est le ton de cette frénésie amoureuse (elle emploie elle-même le mot) qui ne cessera pas. À plusieurs reprises, au comble de la douleur due à l’absence de l’autre, enfiévrée de jalousie, Juliette parle de séparation. Y croit-elle ? Cela ne dure pas, mais se renouvelle. Elle souffre non seulement de sa propre jalousie, mais de la défiance de son amant. Ils en arrivent à se faire des scènes déchirantes, aussitôt regrettées : « Si quelque chose peut vous donner du courage, c’est de savoir que je ne vous ai

jamais trompé depuis sept mois [leur rencontre], c’est bien vrai ! oh ! c’est bien vrai ! et pourtant, depuis sept mois, combien de scènes affligeantes comme celle de ce soir ! » « Atroces folies », c’est ainsi qu’elle appelle ces déchirements répétés au cœur de l’amour partagé. Des lettres anonymes entretiennent la suspicion. Avant de quitter définitivement le théâtre, Juliette a été jalousée par les autres comédiennes, accusée de séduire le grand auteur Victor Hugo par ambition personnelle. Cette huile jetée sur le feu de leur amour contribue à entretenir de part et d’autre un tourment sans vraie cause. Mais au-delà de ces dissentiments, Juliette écrit, en racinienne, quelques-uns des plus beaux cris d’amour de la littérature épistolaire : « Ton regard m’est plus nécessaire que le soleil et j’ai besoin de tes baisers pour rafraîchir mon âme et lui donner des forces. Le lien qui existe entre nous est celui qui me tient à la vie. Si je n’avais pas été ton amante j’aurais voulu être ton ami. Si tu avais refusé ton amitié, je t’aurais demandé à genoux d’être ton chien, ton esclave. » La dévotion de Juliette pour Victor, mais aussi l’attachement de Victor à Juliette durèrent jusqu’à la fin. Tous les deux eurent à traverser des épreuves et des deuils accablants, et ils s’efforcèrent de se prêter affection et réconfort dans ces pires moments. Quand Léopoldine mourut en 1843, l’affreuse nouvelle arriva à Hugo, à Rochefort, alors qu’il revenait d’un voyage effectué avec Juliette dans les Pyrénées. Victor rentra au plus vite à Paris ; elle prit part de son mieux à sa douleur immense : « Je donnerais ma vie, lui écrit-elle, pour t’épargner une douleur, je l’aurais donnée dans ce monde et dans l’autre pour sauver ton enfant adorée. » Trois ans plus tard, en juin 1846, mourait Claire Pradier, la fille de Juliette qu’Hugo chérissait comme sa propre enfant ; durant sa maladie, il avait pris chaque jour l’omnibus pour aller la voir à Auteuil, où elle était soignée. Juliette fut désemparée. À la veille de l’enterrement qui eut lieu à Saint-Mandé, elle écrivait à son cher homme : « Mon bien aimé, mon Victor chéri, tu ne peux pas savoir quelle consolation c’est pour moi de savoir que tu seras là demain. Je n’aurais pas pu, sans une grande amertume et sans un

redoublement d’affreuse douleur, penser que ma pauvre enfant n’aurait eu que des étrangers pour lui donner le dernier adieu. » Souffrant toujours de l’absence de son amant, trop occupé de son œuvre, elle ne se doutait pas de ses frasques, malgré sa « jalousie hideuse » – dixit Juliette – à l’endroit de « ces mille femmes qui t’écrivent, qui t’admirent, qui croient avoir des droits à te le dire ». L’étonnant est qu’elle ne sut rien sur le coup, et pendant des années, quand Hugo et Léonie Biard furent pris en 1845 en flagrant délit d’adultère à la requête du mari. À moitié cloîtrée, épargnée par ses amies, ne lisant que les journaux que Victor voulait bien lui apporter, elle n’apprit le scandale qu’en juin 1851, quand sa rivale eut l’idée perfide de lui envoyer un paquet de lettres de Victor Hugo datées de mai 1844, dans lesquelles le poète se perdait en adoration pour elle. Ainsi, depuis sept ans, elle était outrageusement trahie ! Le coup fut terrible ; elle crut perdre la raison. Lui, suppliant, lui promit de rompre avec Léonie ; il voulait lui faire croire que cette liaison n’était le fruit que d’un caprice des sens. Elle, dubitative sur cette promesse, s’avisa que leur amour à eux était mort : « Je ne t’en voudrai pas, mon pauvre adoré, pas plus que je n’en veux à mon enfant, d’être morte, elle aussi. » Elle lui résumait ainsi la situation : « Il y a entre nous sept années que rien ne peut effacer de ta vie ni de la mienne, sept années pendant lesquelles tu as bien adoré cette femme et pendant lesquelles j’ai bien souffert du pressentiment sourd et latent que je nourrissais. » Parlant de sa rivale, elle a ces mots grandioses : « Elle m’a bien hardiment enfoncé jusqu’à la garde dans le cœur cette adoration que tu lui as donnée pendant sept ans. C’était cynique et féroce, mais c’était honnête. Cette femme était digne d’être mon bourreau. Tous les coups ont bien porté… » Pourtant, après une crise qui dura plusieurs mois, surmontant son découragement, elle pardonne. Non sans un certain goût du sacrifice : « Tu es mon Christ, tu es ma foi, tu es mon Dieu que j’adore à genoux et pour lequel je veux vivre et mourir. »

En décembre de cette année maudite, elle le suit en exil, en Belgique, à Jersey ensuite, à Guernesey. « Ô mon cher doux ange, lui écrivait-il, le 14 décembre 1851, à Bruxelles, quel bonheur ! Je vais être réunie à toi, ma joie, ma vie ! » Là-bas, dans les îles anglo-normandes, elle habite toujours près de sa demeure, dans l’illusion sans doute d’être débarrassée de sa rivale et des infidélités de Victor. Celui-ci lui sut gré de son aide assidue. Louis Barthou dans son livre consacré à Hugo cite cette note écrite par le poète en tête des épreuves de La Légende des siècles, en 1860 : Si je n’ai pas été pris et, par conséquent, fusillé, si je suis vivant à cette heure, je le dois à Mme Juliette Drouet qui, au péril de sa propre liberté et de sa propre vie, m’a préservé de tout piège, a veillé sur moi sans relâche, m’a trouvé des asiles sûrs et m’a sauvé, avec quelle admirable intelligence, avec quel zèle, avec quelle héroïque bravoure, Dieu le sait et l’en récompensera ! Elle était sur pied la nuit comme le jour, errait seule à travers les ténèbres dans les rues de Paris, trompait les sentinelles, dépistait les espions, passait intrépidement les boulevards au milieu de la mitraille, devinait toujours où j’étais et, quand il s’agissait de me sauver, me retrouvait toujours. Un mandat d’amener a été lancé contre elle et elle paie aujourd’hui de l’exil son dévouement. Elle rentra en France avec lui où elle mourut avant lui d’un cancer, le 11 mai 1883. L’attachement d’Hugo n’avait nullement décliné : « Je sens profondément que tu es ma vraie épouse ; je ne pourrais vivre sans toi sur cette terre, ni rayonner sans toi dans l’éternité. » À sa demande, Hugo fit graver sur sa tombe, au cimetière de Saint-Mandé, l’épitaphe : JULIETTE DROUET 1806-1883

Quand je ne serai plus qu’une cendre glacée, Quand mes yeux fatigués seront fermés au jour, Dis-toi, si dans ton cœur ma mémoire est fixée : Le monde a sa pensée, Moi, j’avais son amour ! VICTOR HUGO Léonie Biard, née d’Aunet, est la troisième femme qu’Hugo a follement aimée. La clé de cette liaison est peut-être résumée dans ses carnets : « J’aime les jeunes femmes, non les vieilles. Je ne suis pas bouquiniste en amour. » Il la rencontra sans doute chez les Pradier. En tout cas, il fut d’abord attiré sensuellement par elle. Léonie avait vingt-cinq ans au début de leur liaison ; Juliette en avait alors quarante-deux. Une grande beauté blonde alliée à une belle intelligence séduisirent Hugo, qui s’enflamma. La punition de 1845 n’y fit rien : après la sortie du couvent où elle avait purgé sa peine pendant quelques mois, Léonie renoua avec Victor. Il lui écrivait : Tu me tiens le cœur dans tes serres, ô belle victorieuse que tu es, comme un aigle tient sa proie. Tu m’as saisi par tous les côtés à la fois. Je t’aime parce que tu es une femme, je t’admire parce que tu es un esprit, je t’adore parce que tu es un ange. Oh ! quand tu t’envoleras, emporte-moi ! Léonie était entreprenante ; elle ne s’était mariée, en 1840, à François Biard, qui était laid et médiocre, que pour s’émanciper de sa famille et conquérir sa liberté. Elle écrivait ici et là ; composait des petits romans pour les bibliothèques des chemins de fer. Comme il l’avait fait pour Adèle et pour Juliette, Hugo lui consacra plusieurs poèmes, dont certains furent recueillis dans Toute la lyre ou dans Dernière Gerbe, comme celui-ci :

Vous avez, Madame, une grâce exquise, Une douceur noble, un bel enjouement, Un regard céleste, un bonnet charmant, L’air d’une déesse et d’une marquise. Vos attraits piquants, fiers et singuliers, Dignes des Circés, dignes des Armides, Font lever les yeux même aux plus timides Et baisser le ton aux plus familiers. La nuit, quand je vois dans les cieux sans voiles Les étoiles d’or, mon cœur songe à vous ; Le jour, jeune belle aux regards si doux, Lorsque je vous vois, je songe aux étoiles. Le plus étonnant est que la jeune dame était reçue dans la famille des Hugo, comme si Adèle Hugo, qui détestait Juliette, n’était pas fâchée d’en détacher son mari. En juillet 1852, Juliette, à Bruxelles, se désolait d’être traitée en étrangère, elle exprima sa rancune à Victor : « Il y a quelque chose de bien cruellement injuste et affreusement dérisoire pour moi à penser que ce sacrifice, ce respect qu’on impose à mon dévouement, à ma fidélité, à mon amour, on n’y songeait pas et on en faisait bon marché quand il s’agissait d’une autre femme dont la vertu consistait à n’en avoir aucune. » Cependant, le coup d’État et la proscription eurent pour résultat de mettre fin à cette liaison sulfureuse, dont Juliette avait été meurtrie. À Jersey, Victor Hugo eut la velléité d’en finir avec ses exaspérations érotiques et ses infidélités. Sa résolution ne tint pas. Il y avait en lui une addiction au sexe qui ne s’interrompit jamais. Henri Guillemin nous rapporte qu’il s’est vanté un jour « d’avoir fait l’amour dix-neuf fois pendant sa nuit de noces ». Ce n’était qu’un début. Dans les îles, loin des comédiennes, des femmes du monde, des admiratrices parisiennes, commence le cycle de ses amours ancillaires. Il tient la comptabilité de ses conquêtes dans un carnet secret en formules cryptées, usant du latin, de

l’espagnol, des abréviations, des analogies, des symboles, tout un système pour tromper celui ou celle qui tomberait sur ces pages, mais qu’il s’évertue d’actualiser comme un collectionneur, un chineur de brocante ou un obsédé : « cloche = masturbation, les deux Suisses = les seins, poêle = la toison du pubis, osc = baiser, etc. » À peu près tout le personnel féminin jeune de Marine Terrace puis de Hauteville-House y passe. Guillemin nous avertit que toutes ses pratiques ne mènent pas forcément à la limite de la « fornication » ; il n’est souvent qu’un voyeur, fasciné par la nudité, amateur de défeuillaison. Mais il ne s’interdit pas de passer à l’acte. Généreux, il rémunère ses partenaires, souvent des pauvres filles, de gratifications qu’il mêle dans sa comptabilité à la colonne de ses secours aux pauvres – réels eux aussi. Scrupuleusement, il note les chiffres de ses appointements : 1 franc, 50 centimes, 3 francs, etc. Parfois, il reçoit la visite d’amies du continent, qu’il honore de séances cachées. Quand il part pour Bruxelles, il visite les prostituées ou chevauche d’autres servantes. Il évite le ridicule du vaudeville, mais parfois au prix de ruses inattendues. L’une de ses proies, après son retour en France, fut Blanche. Blanche tout court, sans patronyme, née de père et de mère inconnus, qui avait été recueillie par les Lanvin 1. Juliette, qui avait connu les Lanvin dans l’atelier de James Pradier, l’avait prise à son service ; elle devint la maîtresse de Victor en 1873. Hugo et Juliette étaient retournés à Guernesey avec elle. Sans rien savoir de leur intimité, Juliette se défie d’une si jolie fille et la pousse à rentrer en France, avec l’accord fallacieux de son cher et tendre. À vrai dire, Hugo avait conçu avec Blanche un plan pour déjouer la méfiance de Juliette. Elle prit bien le bateau après avoir fait ses adieux, mais, discrètement, elle reviendra et assouvira encore une dizaine de jours, dans le secret, les désirs du grand homme. Généreux, Hugo lui remet une somme considérable, 720 francs. Mais ses ruses sont bientôt apprises par Juliette. Nouvelle crise. Nouveau désarroi d’une femme qui atteint presque soixante-dix ans et qui est désemparée. Une fois encore, elle reviendra à lui, lui pardonnera. Nouveau serment du parjure, aussi

fragile que les autres. Le milieu parisien est propice à tous les débordements, elle n’est pas dupe. Mais elle l’aime, elle l’aime : « Je ne veux pas te faire une scie de tes bonnes fortunes, lui écrit-elle en 1878, mais je ne peux m’empêcher de sentir que mon vieil amour fait triste figure au milieu de toutes ces cocottes à plumes et à bec-que-veux-tu. » L’amour, à la fin de sa vie, n’est plus qu’affection, tendresse, secours mutuel : « Il n’y a d’amour vrai, pour le Victor Hugo de la fin, écrit Henri Guillemin, que dans l’exclusion de tout élément sexuel. » Depuis 1873, selon les sources connues, il semble que Victor Hugo a cessé tout commerce sexuel avec Juliette. Il aime Juliette de cet « amour vrai » ; pour le reste, il suit sa nature. Celle d’Olympio était insaturable. Cette vie amoureuse et sexuelle nous donne un peu le tournis. Le fascinant de l’histoire est la puissance de cet homme qui, tout en écrivant une œuvre gigantesque, pratique ses amours avec un appétit de géant. Il fabule, ment, trompe à loisir, mais sans jamais manquer au serment d’aimer toujours celles qu’il a chéries, étonnamment fidèle dans la polygamie.

1. Jacques-Firmin Lanvin, ouvrier-typographe, avait demandé un passeport qu’il donna à Hugo pour que celui-ci, sous le nom de son ami, puisse passer en Belgique après le coup d’État du 2-Décembre. Le fils des Lanvin, Constantin-Bernard, est le père de Jeanne Lanvin, appelée à devenir la fondatrice de la maison de couture qui porte son nom. Instable, souvent sans emploi, Constantin avait été sauvé de la misère par Victor Hugo. Blanche était la fille naturelle d’Augustine Lanvin, sœur de Jeanne, qui s’était suicidée en 1849 après son accouchement. Par convenance, les Lanvin n’avaient pas déclaré Blanche comme leur petitefille.

5

L’imaginaire monstrueux

« L’excessif, l’immense, sont le domaine naturel de Victor Hugo ; il s’y meut comme dans son atmosphère natale. Le génie qu’il a de tout temps déployé dans la peinture de toute la monstruosité qui enveloppe l’homme est vraiment prodigieux. » Ce jugement de Baudelaire nous informe sur un des aspects saillants de l’imaginaire hugolien, une espèce de tératologie, sa prédilection pour le monstrueux et pour les monstres, qui occupent une place de premier plan dans son œuvre en prose. Au moins deux sortes de monstres habitent les romans de Victor Hugo, le monstre classique, pourrait-on dire – incarnation du mal ou du Démon –, et le monstre humain, resté humain, plus qu’humain, dont la laideur s’efface sous le rayonnement du sublime. Dans Les Travailleurs de la mer, la pieuvre est un chef-d’œuvre de laideur et d’épouvante. Le monde n’est pas de pure beauté. « Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable. » Décrite comme une ventouse meurtrière, quand elle s’ouvre, huit rayons s’écartent brusquement autour d’une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c’est une sorte de roue ; déployée, elle a

quatre ou cinq pieds de diamètre, épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. Le triomphe du héros sur le monstre met en valeur le vaillant Gilliatt. La pieuvre énorme qu’il combat et qu’il tue n’a pas seulement une fonction narrative, un épisode des plus mémorables du récit ; elle a valeur symbolique. La pieuvre est la figure emblématique des instincts les plus bas de l’homme, sa sauvagerie, ses outrances sexuelles. La dimension religieuse, héritée du Moyen Âge, est aussi présente ; elle figure Satan. Cependant, c’est parmi les humains que nous rencontrons la plupart des monstres de Victor Hugo. Dès son premier roman, Bug-Jargal, nous faisons la connaissance d’Habibrah, un de ces êtres dont la conformation physique est si étrange qu’ils paraîtraient des monstres, s’ils ne faisaient rire. Ce nain hideux était gros, court, ventru, et se mouvait avec une rapidité singulière sur deux jambes grêles et fluettes, qui, lorsqu’il s’asseyait, se repliaient sous lui comme les bras d’une araignée. Sa tête énorme, lourdement enfoncée entre ses épaules, hérissée d’une laine rousse et crépue, était accompagnée de deux oreilles si larges, que ses camarades avaient coutume de dire qu’Habibrah s’en servait pour essuyer ses yeux quand il pleurait. Ce nain est un esclave, dont l’oncle du narrateur, propriétaire de plantation, a fait son bouffon. Son seul travail est de porter derrière son maître un éventail de plumes pour chasser les moustiques, et de le faire rire. Dans sa soumission, il ne plaide jamais en faveur d’un autre esclave puni ; il exhorte même le maître à redoubler de sévérité. Pourtant, ses « infortunés camarades » le respectent, parce que, pour eux, il est un obi, c’est-à-dire un sorcier. Plus tard, lors de la révolte des esclaves, il révélera

l’étendue de sa haine, qu’ont nourrie ses humiliations subies ; il se fera l’assassin de son maître. Mais pourquoi n’a-t-il pas essayé de le fléchir en faveur de ses frères ? – J’en aurai été bien fâché ! Moi, empêcher un blanc de se souiller d’une atrocité ! Non ! non ! Je l’engageais au contraire à redoubler de mauvais traitements envers ses esclaves, afin d’avancer l’heure de la révolte, afin que l’excès de l’oppression amenât enfin la vengeance ! En paraissant nuire à mes frères, je les servais ! Habibrah se révèle implacable avec ses prisonniers blancs, cruel, féroce, fanatique, sadique. Il est l’antithèse d’un des chefs de la révolte, Bug-Jargal, qui conteste les méthodes du nain : – Ne soyons pas moins cléments qu’eux [les Blancs], c’est aussi notre intérêt. Notre cause sera-t-elle plus sainte et plus juste quand nous aurons exterminé des femmes, égorgé des enfants, torturé des vieillards, brûlé des colons dans leurs maisons ? Ce sont là pourtant nos exploits de chaque jour. La fin ne justifie pas tous les moyens. Mais ce n’est pas cette question qui préoccupe Habibrah ; il veut assouvir sa haine, jouir des angoisses de ses ennemis, incendier les forêts, anéantir les familles. Un autre roman de jeunesse, Han d’Islande, inspiré de Walter Scott, enrichit la galerie des monstres hugoliens. Han, héros éponyme du récit, concentre en sa personne la hideur physique et morale. Difforme, sanguinaire, il se vêt de peaux de bête, est accompagné d’un ours dressé et se nourrit de sang humain. Doué d’une force herculéenne, il peut tuer un loup en combat singulier à main nue. Hugo décrit « son visage de tigre, ses membres ramassés, ses épaules sanglantes, à peine couvertes d’une

peau encore fraîche, ses grandes mains armées d’ongles, et son regard flamboyant… ». Incarnation du mal, de la barbarie, de l’insensibilité et de la violence, il est devenu, depuis la mort de son fils, l’ennemi du genre humain. Il fait peur, son rire est horrible, ses rugissements sont d’une bête ; il peut dire ainsi à son ours Friend : « je ne suis pas homme, je suis au-dessus de cette espèce misérable, je suis une bête farouche comme toi ». Han n’est pas le seul personnage diabolique du roman. Son dialogue avec le bourreau Orugix révèle un autre être sanguinaire : – As-tu quelquefois bu du sang des humains, demande le brigand ? Non, mais j’ai fait crier des os entre les ais d’un chevalier de fer ; j’ai tordu des membres dans les rayons d’une roue, j’ai ébréché des scies d’acier sur des crânes dont j’enlevais les chevelures ; j’ai tenaillé des chairs palpitantes, avec des pinces rougies devant un feu ardent ; j’ai brûlé le sang dans des veines entrouvertes, en y versant des ruisseaux de plomb fondu et d’huile bouillante. La création de ces monstres répond à la conception romantique de l’art construite par Victor Hugo. Le « contact des extrêmes » est dans la nature ; l’artiste, l’écrivain doit s’en faire l’écho, contre le « bon goût », le « bon sens » qu’on lui objecte. « Le réel, écrira-t-il dans la préface de Cromwell, résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque. » Le monstre est une des figures du grotesque, antithétique du héros sublime. Y a-t-il, dans la peinture de ces monstres, de la démesure, de l’exagération ? Dans William Shakespeare, Hugo répond. Après avoir présenté les génies qui, d’Homère à Shakespeare, évoquent « la région supérieure de la poésie et de la pensée », il note leur commune inspiration :

L’ex- « bon goût », cet autre droit divin qui a si longtemps pesé sur l’art et qui était parvenu à supprimer le beau au profit du joli, l’ancienne critique, pas tout à fait morte, comme l’ancienne monarchie, constatent à leur point de vue, chez les souverains génies que nous avons dénombrés plus haut, le même défaut, l’exagération. Ces génies sont outrés. Hugo lui-même est le romancier des éléments déchaînés, de l’excès, de l’énormité, du démesuré, de l’exubérance. Ses types de monstres varient cependant. Ils ne sont pas consignés dans l’expression du mal. Chez lui, la difformité physique n’est pas condamnée à s’apparier à la monstruosité morale. La combinaison du grotesque et du sublime peut exister chez un seul individu. Hugo en prend l’exemple dans la réalité historique, quand il s’applique au portrait de Mirabeau. À deux reprises, il a écrit sur Mirabeau des textes mémorables. Dans Napoléon le Petit, il trace un portrait de cette « figure extraordinaire » apparue aux députés de Versailles : « Quel est ce monstre ? », entend-on. Le mot est lâché : C’était un être singulier, inattendu, inconnu, brusquement sorti de l’ombre, qui faisait peur et qui fascinait ; une maladie hideuse lui avait fait une sorte de tête de tigre ; toutes les laideurs semblaient avoir été déposées sur ce masque par tous les vices ; il était, comme la bourgeoisie, vêtu de noir, c’est-àdire de deuil. Son œil fauve jetait sur l’Assemblée des éblouissements ; il ressemblait au reproche et à la menace ; tous le considéraient avec une sorte de curiosité où se mêlait l’horreur. Une vingtaine d’années plus tôt, il avait publié une plaquette intitulée Étude sur Mirabeau, où il mettait en relief l’opposition entre la

physionomie ignoble du tribun et son génie politique. Il était laid, mal bâti, le visage ravagé par la petite vérole – « cet homme a la petite vérole à l’âme », disait un collègue ; on le traitait de scélérat, d’assassin ; la presse des deux extrêmes se déchaînait contre lui. Mais, « quand cet homme était à la tribune dans la fonction de son génie, sa figure devenait splendide et tout s’évanouissait devant elle ». Sa hideur devenait « grandiose et fulgurante dont l’effet par moments était électrique et terrible ». Cet homme-là, c’était le peuple de 1789 incarné ; c’était l’événement immense, « la chute de la forme monarchique de la France ». Le tribun, celui que Victor Hugo appelle « le vrai grand homme essentiel de ces temps-là », va devenir un modèle pour le romancier. Jusque-là, le monstre, c’était le mal ; la difformité physique alliée à l’ignominie morale. Les nouveaux monstres d’Hugo vont opérer la dissociation entre elles. Le grotesque va s’associer au sublime. Deux grandes figures romanesques vont s’approprier cette inversion de sens dans la monstruosité. C’est Quasimodo, le sonneur de cloches de NotreDame de Paris ; ce sera ensuite Gwynplaine de L’Homme qui rit. Quasimodo est, de tous les monstres d’Hugo, le plus connu. À plusieurs reprises, le cinéma s’est emparé de ce personnage hors du commun : on ne dénombre pas moins de sept réalisations entre 1911 et 1996. Enfant abandonné, il a été recueilli par l’archidiacre de NotreDame, Claude Frollo, qui l’a nommé Quasimodo du nom du jour où il l’a sauvé du néant, le premier dimanche d’après Pâques. Il est devenu le sonneur de la cathédrale. Un sonneur si appliqué, si zélé, si heureux de faire tinter les cloches qu’il en est devenu sourd. Il fait son entrée dans le roman à l’élection du pape des fous, précédée d’un concours de grimaces, dont il sort vainqueur sans conteste : Après toutes les figures pentagones, hexagones et hétéroclites qui s’étaient succédé à cette lucarne sans réaliser cet idéal du grotesque qui s’était construit dans les

imaginations exaltées par l’orgie, il ne fallait rien de moins, pour enlever les suffrages, que la grimâce sublime qui venait d’éblouir l’assemblée. […] Nous n’essaierons pas de donner au lecteur une idée de ce nez tétraèdre, de cette bouche en fer à cheval, de ce petit œil gauche obstrué d’un sourcil roux en brousailles tandis que l’œil droit disparaissait entièrement sous une énorme verrue, de ces dents désordonnées, ébréchées çà et là, comme les créneaux d’une forteresse, de cette lèvre calleuse sur laquelle une de ces dents empiétait comme la défense d’un éléphant, de ce menton fourchu, et surtout de ce mélange de malice, d’étonnement et de tristesse. Qu’on rêve si l’on peut cet ensemble. Il faut avouer que ni Charles Laughton, dans le film de William Dieterle, ni Anthony Quinn, dans celui de Jean Delannoy, n’ont pu approcher de la laideur décrite par Victor Hugo : Une grosse tête hérissée de cheveux roux ; entre les deux épaules une bosse énorme dont le contrecoup se faisait sentir par-devant ; un système de cuisses et de jambes si étrangement fourvoyées qu’elles ne pouvaient se toucher que par les genoux, et vues de face, ressemblaient à deux croissants de faucilles qui se rejoignent par la poignée ; de larges pieds, des mains monstrueuses ; et, avec toute cette difformité, je ne sais quelle allure redoutable de vigueur, d’agilité et de courage ; étrange exception à la règle éternelle qui veut que la force, comme la beauté, résulte de l’harmonie. Tel était le pape que les fous venaient de se donner. Quasimodo a conscience de sa difformité ; il en souffre au point de souhaiter parfois être une bête au lieu de ce composé mi-homme mi-

animal. C’est un monstre, mais non une brute. La mélancolie, la tristesse, l’humanisent ; sa surdité l’isole un peu plus, et il vit presque toujours enfermé dans la cathédrale. Il lui est interdit d’aimer, et pourtant il tombe amoureux d’une jeune fille, Esmeralda, pour laquelle il multipliera les actes héroïques. Esmeralda, il l’a rencontrée alors qu’il était exposé au pilori sur la place publique à la suite d’une erreur judiciaire, dont l’« ancienne magistrature » est prodigue. Impassible, résigné, il était flagellé sous les rires et les injures d’une foule avide de spectacles cruels, tandis que son sang coulait. La flagellation terminée, il demande à boire. C’est alors qu’il voit une jeune fille très belle, accompagnée d’une chèvre et portant un tambour de basque à la main. Elle monte l’échelle et, sans dire mot, lui porte aux lèvres une gourde. Alors, dans cet œil jusque-là si sec et si brûlé, on vit rouler une grosse larme qui tomba lentement le long de ce visage difforme et longtemps contracté par le désespoir. C’était la première peut-être que l’infortuné eût jamais versée. Dans ce mélodrame, Notre-Dame de Paris, plein de rebondissements, de surprises, de coïncidences, de rencontres inattendues et de malentendus, Quasimodo s’improvise le protecteur d’Esmeralda. Jugée à tort pour meurtre et sorcellerie, condamnée à mort, elle est sauvée du bûcher par l’audace de Quasimodo qui assomme ses bourreaux et l’emmène dans la cathédrale, en criant d’une voix formidable : « Asile ! », devant une foule enthousiasmée par cette prouesse : à ce moment-là Quasimodo avait vraiment sa beauté. Il était beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvé, ce rebut, il se sentait auguste et fort, il regardait en face cette société dont il était banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine à laquelle il avait arraché sa proie, tous ces

tigres forcés de mâcher à vide, ces sbires, ces juges, ces bourreaux, toute cette force du roi qu’il venait de briser, luimême, avec la force de Dieu. Quasimodo n’en est pas au dernier de ses exploits. En particulier, il soutiendra le siège de la cathédrale prise d’assaut par l’armée des truands sortis de la cour des Miracles et envoyés pour délivrer Esmeralda. Jugeant par méprise qu’ils se sont armés pour livrer la jeune fille au bourreau, il fait montre d’une habileté et d’une témérité incroyables pour les repousser. Il ne pourra finalement empêcher la capture de « l’Égyptienne » qui sera pendue, à son grand désarroi. Plus tard, son squelette sera retrouvé, embrassant celui d’Esmeralda, au fond du charnier de Montfaucon. Cette rédemption de la monstruosité par l’amour, même l’amour impossible, s’inscrit bien dans les thèmes du romantisme. Mais le roman, écrit au moment de la révolution de 1830, contient aussi une dimension politique symbolisée. Force obscure, aveugle souvent, Quasimodo, malgré son échec, représente le peuple qui cherche sa voie, lui aussi en se trompant, mais promis à l’émancipation. Le roman qui est aussi une satire des pouvoirs établis, des tribunaux et de l’Église, est annonciateur d’une histoire à accomplir. La foule sur la place de Grève qui se distrait en assistant aux exécutions n’est qu’une populace ; Quasimodo, lui, figure le peuple humilié, écrasé par les grands, méprisé par les importants. C’est encore un peuple enfant, primitif, laid, mais il est pénétré de révolte, et sa puissance abattra un jour les murs des palais. « La suprématie de l’idéal, écrit Paul Bénichou dans Le Sacre de l’écrivain, ne s’établit qu’à partir d’une sorte de réhabilitation plus vaste de l’homme, dont la promotion du Peuple à la valeur est sans doute le principe déterminant. » Écrit près de quarante ans plus tard, au moment de l’exil, L’Homme qui rit délivre plus explicitement le message démocratique de Victor Hugo. L’action se déroule en Angleterre au temps de la princesse Anne, au début

du XVIIIe siècle. Le héros du roman est un nouveau monstre, non une anomalie de la nature mais un monstre fabriqué. Il s’appelle Gwynplaine. Enfant, il a été volé par les comprachicos, dont l’industrie est de transformer les petits en animaux de foire – « une production artificielle de cas tératologiques » : « Là où Dieu a mis l’harmonie, on mettait la difformité. » La finalité est lucrative, puisqu’il s’agit de fabriquer des monstres destinés à l’exhibition publique. Une chirurgie à rebours, en vue de déformer, défigurer, tordre le corps, inventer un visage répugnant. Montaigne, dans ses Essais, évoque déjà le moyen utilisé par des individus de tirer quelques sous par le spectacle d’un enfant « collé à un autre enfant sans tête ». Il écrivait : « Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises. » Au demeurant, Gwynplaine n’a pas été voulu par Dieu mais par ces pirates fournisseurs de nains, de bouffons, d’eunuques et autres désossés. Gwynplaine, lui, avait subi la transformation de son visage qui affichait un rire perpétuel. Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé à cette figure. [Une] science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche, débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles, décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique, estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les lésions tout en maintenant la face à l’état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce masque, Gwynplaine. Abandonné sur le rivage de Portland au cours d’une tempête, il parvient à éviter la noyade à une fillette avant que l’un et l’autre ne soient sauvés par un saltimbanque philosophe Ursus, un misanthrope qui vit avec un loup. Il adopte les deux enfants, celui qui rit toujours sans le

vouloir et la petite Déa qui est aveugle. Ayant grandi, les deux enfants accompagnent Ursus et son loup dans des tournées, au cours desquelles la face monstrueuse de Gwynplaine attire les foules. Il devient célèbre ; il devient « l’Homme qui rit ». La petite troupe gagne bien sa vie. La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une bouche s’ouvrant jusqu’aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour l’oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu’on ne pouvait regarder sans rire. Cet effrayant visage, Déa ne le voit pas, et les deux enfants s’aiment d’amour tendre. La Green-Box qui transporte la troupe de village en village et de ville en ville parvient finalement à Londres. Un coup de théâtre s’y produit : la révélation de l’identité de Gwynplaine. Il est le fils légitime unique du baron Clancharlie, pair du royaume, et à la famille duquel il a été enlevé. Il devient ainsi héritier des biens et des titres de son père. Gwynplaine devient lord du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne, riche de possessions considérables. De plus, il est admis comme il se doit à la Chambre des lords. Quelle revanche ! « Ah ! tour de roue définitif ! j’étais en bas, je suis en haut. » Capable de ramener un moment au sérieux son « infernal rictus », il fait son entrée à la Chambre des lords. D’emblée il fait scandale en refusant de voter l’augmentation de la provision annuelle du roi, ce qui l’amène à s’expliquer par un discours qui donne tout son sens symbolique au monstre, une incarnation du peuple : Mylords, vous êtes en haut. C’est bien. Il faut croire que Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l’opulence, la joie, le soleil immobile à votre zénith, l’autorité sans borne,

la jouissance sans partage, l’immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au-dessous de vous quelque chose. Au-dessus peutêtre. Mylords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe. Dans son récit, Hugo évoque nommément Mirabeau, « difforme lui aussi », jaillissant du trou comme un diable. Le nouveau lord, lui, le visage contracté, le rictus suspendu, prononce un jugement terrible sur ceux qui sont désormais ses pairs et, derrière eux, sur tous les puissants, les privilégiés : « Je viens vous avertir. Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d’autrui. » Et de poursuivre, menaçant : « Je viens ouvrir, devant vous, pairs d’Angleterre, les grandes assises du peuple. » L’auditoire est silencieux, fasciné, étonné. Mais Gwynplaine lâche son rire. L’effet est immédiat, la chambre éclate d’hilarité, lui lance des quolibets, car elle ne peut accepter les vérités qui tombent de la bouche de l’orateur sur les gens heureux qui l’écoutent : chômage, disette, misère, « vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche ». On ne l’écoute plus, on ricane, on l’apostrophe, on l’injurie. Stoïque, il poursuit : Ah ! cette société est fausse. Un jour viendra la société vraie. Alors il n’y aura plus de seigneurs, il y aura des vivants libres. Il n’y aura plus de maîtres, il y aura des pères. Ceci est l’avenir. Plus de prosternement, plus de bassesse, plus d’ignorance, plus d’hommes bêtes de somme, plus de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumière ! Et d’expliquer qui il est. On le prend pour un monstre ? Non, il est le peuple. Il est un symbole.

Je représente l’humanité telle que ses maîtres l’ont faite. L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain. On lui a déformé le roi, la justice, la vérité, la raison, l’intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles. Il n’est pas entendu, les lords rient, les évêques rient, les juges rient. Et laissent la chambre vide. Mais Gwynplaine a lancé une bombe ; une bombe à retardement. Dans sa critique publiée dans Le Nain jaune, Barbey d’Aurevilly, défenseur de la monarchie catholique, vieil ennemi de Victor Hugo, ne s’y est pas trompé : dans ce livre, écrit-il, « tout ce que le monde respecte à juste titre : les grandeurs sociales, les pouvoirs, les royautés, les aristocraties, les religions, les législations sévères, tout ce qui fut l’honneur de l’Histoire, est insulté ». Les monstres ne sont plus ce qu’ils étaient. La mesure, le bon goût, la bienséance volent en éclat. Le colossal a pour complice le phénoménal, le prodigieux. Il faut tirer l’homme de sa gangue du savoir-vivre ; le montrer aux limites de sa frénésie et de ses dérèglements. Ces ratés de la création, nains, siamois, veaux à deux têtes, moutons à cinq pattes, doit-on les rejeter, les condamner, les interdire de séjour ? Ils sont là pourtant, parmi nous, les difformes, les informes, les repoussants de tout genre, mais ce serait trop facile de s’arrêter à la compassion. Dieu les a voulus ainsi ; ils doivent avoir une mission, et d’abord montrer la profonde ambivalence de la création. Cette ambivalence, nous la portons en chacun de nous qui ne sommes pas indemnes de monstruosité, pense Victor Hugo. En deçà de nos aspirations à l’idéal et par-delà la trivialité de nos comportements, il existe cette zone obscure, cachée, ignorée où nous pouvons nous révéler monstrueux. Hugo suggère cette psychologie des profondeurs. Inversement, il a voulu changer notre regard sur les « anormaux » ; après avoir fait d’eux des diaboliques, il les a rangés au rang des prophètes. La

vérité ne sort pas de la norme, mais de l’écart, du marginal, de l’excentrique.

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Culte napoléonien

Le XIXe siècle a connu deux Napoléon, deux empires français, Victor Hugo a célébré le premier et maudit le second. Enfant, éduqué par sa mère, la monarchiste, « la Vendéenne », il n’avait au commencement de sa vie que mépris pour le vaincu de Waterloo : Tremble, tyran : l’Europe et les rois soulevés Contre tes noirs projets se sont tous élevés ; Tremble ! voici l’instant où ta gloire odieuse Subira du Destin la main victorieuse. Sombre, inquiet, en proie aux remords déchirans, Aux remords qui toujours suivent les tyrans, Tu voulus tout dompter dans ton brûlant délire, Et, pour mieux l’affermir, tu perdis ton empire. Ces vers d’adolescent, comparons-les à ce texte écrit en 1875, « Le Droit et la Loi », qui sert d’introduction au recueil Actes et Paroles, dans lequel il se remémore son enfance :

C’était le temps d’Eylau, d’Ulm, d’Auerstadt et de Friedland, de l’Elbe forcé, de Spandau, d’Erfurt et de Salzbourg enlevés, des cinquante et un jours de tranchée de Dantzick, des neuf cents bouches à feu vomissant cette victoire énorme, Wagram ; c’était le temps des empereurs sur le Niemen et du czar saluant le césar ; c’était le temps où il y avait un département du Tibre, Paris chef-lieu de Rome ; c’était l’époque du pape détruit au Vatican, de l’inquisition détruite en Espagne, du moyen âge détruit dans l’agrégation germanique, des sergents faits princes, des postillons faits rois, des archiduchesses épousant des aventuriers ; c’était l’heure extraordinaire ; à Austerlitz la Russie demandait grâce, à Iéna la Prusse s’écroulait, à Essling l’Autriche s’agenouillait, la confédération du Rhin annexait l’Allemagne à la France, le décret de Berlin, formidable, faisait presque succéder à la déroute de la Prusse la faillite de l’Angleterre, la fortune à Potsdam livrait l’épée de Frédéric à Napoléon qui dédaignait de la prendre, disant : J’ai la mienne. Moi, j’ignorais tout cela, j’étais petit.

La conversion Le petit, fils de Sophie, était donc royaliste, mais il était aussi l’enfant de Léopold, général d’Empire. Après la mort de sa mère, le rapprochement avec son père au moment de son mariage fit évoluer Victor. En 1827, un incident diplomatique lui permet d’exprimer en vers sa pensée nouvelle à l’endroit de Napoléon. Lors d’une réception du nouvel ambassadeur d’Autriche à Paris, le comte Apponyi, celui-ci, sous les ordres de Metternich, refuse que l’huissier annonce les titres de quatre généraux d’Empire, pourtant ralliés au roi. Les quatre invités humiliés prennent

aussitôt congé. Hugo, indigné, compose alors une ode « À la colonne de la place Vendôme » : Débris du Grand Empire et de la Grande Armée, Colonne, d’où si haut parle la renommée ! Je t’aime : l’étranger t’admire avec effroi. J’aime tes vieux héros, sculptés par la Victoire, Et tous ces fantômes de gloire Qui se pressent autour de toi. Et faisant allusion aux quatre exclus de la fête à l’ambassade d’Autriche : « TARENTE, REGGIO, DALMATIE ET TRÉVISE ! » Je comprends : – l’étranger, qui nous croit sans mémoire, Veut, feuillet par feuillet, déchirer notre histoire, Écrite avec du sang, à la pointe du fer. – Ose-t-il, imprudent ! heurter tant de trophées ? De ce bronze, forger de foudres étouffées, Chaque étincelle est un éclair ! L’évolution de Victor Hugo vers le libéralisme n’est pas contradictoire avec sa nouvelle ferveur napoléonienne. L’opposition à Charles X, – les libéraux et les républicains – a réinventé l’histoire de l’Empire, pour mieux l’opposer aux petitesses de la Restauration. Ce qu’on appelle la légende napoléonienne a eu pour première forme l’épopée militaire, la légende des demi-soldes et des grognards, ces retraités appauvris par le nouveau régime, ces anciens combattants pénétrés de nostalgie. Les récits des anciens soldats constituent une tradition orale dans les campagnes françaises. Balzac, dans Le Médecin de campagne, rapporte celui d’un officier, Genestas, qui, au cours d’une veillée, à la demande générale : « Racontez-nous l’Empereur ! », se met à résumer ses exploits depuis les

guerres d’Italie jusqu’à la défaite finale. Dans cette narration, intitulée par Balzac « Le Napoléon du peuple », le héros apparaît comme un élu : « Un homme aurait-il pu faire cela ? Non. Dieu l’aidait, c’est sûr. » Et ce surhomme, d’un autre côté, était simple, d’abord facile : « Un sergent et même un soldat pouvait lui dire : “Mon Empereur”. » Le récit, haut en couleur, s’achève par un cri : « Vive Napoléon, le père du peuple et du soldat ! » Et qu’on le sache bien : il est peut-être mort, « il a dû mourir, lui, mais sa mémoire !… jamais ». Une prolifération de livres de souvenirs nourrit la légende d’un Napoléon de plus en plus populaire. À cette légende militaire s’ajoute la légende libérale, à laquelle écrivains et chansonniers ont largement contribué. Ainsi Paul-Louis Courier, ancien officier non conformiste, qui lie la légende napoléonienne à l’opposition aux Bourbons. Béranger, dont le succès est immense, chante un Napoléon égalitaire et démocratique : le Petit Caporal. On reproche aux Bourbons leur cléricalisme et leur pacifisme. À la grandeur passée a succédé la médiocrité couronnée, la platitude des nouveaux temps, la fadeur d’une époque sans éclat : « La France, écrit Alfred de Musset dans sa Confession d’un enfant du siècle, veuve de César, sentit tout à coup sa blessure. Elle tomba en défaillance, et s’endormit d’un si profond sommeil, que ses vieux rois, la croyant morte, l’enveloppèrent dans un linceul blanc. » C’était un sentiment largement partagé par la génération romantique. Le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases date des dernières années de la Restauration. C’est le Napoléon tel que l’Empereur voulait se montrer au peuple, un héritier de la Révolution, un monarque libéral, éclairé, champion tout à la fois du patriotisme et du libéralisme. Après 1830, la monarchie de Juillet, quoique pacifiste, voudra se placer sous les étendards victorieux du passé. Stendhal sera de ceux qui, avec Victor Hugo, feront de Napoléon une figure romantique, par son énergie, l’exaltation des passions. Hugo n’était donc pas isolé, mais au contraire partie prenante de tout un courant à la fois populaire et littéraire, une référence historique privilégiée.

Il s’en explique au cours de ce procès qu’il intente, nous l’avons vu, en 1832 au Théâtre-Français, à la suite de l’interdiction du Roi s’amuse. Défendu par un avocat célèbre, Odilon Barrot, il entend lui-même s’expliquer et en arrive à comparer le nouveau régime à l’Empire : Bonaparte, quand il fut consul et quand il fut empereur, voulut aussi le despotisme ; mais il fit autrement : il y entra de front et de plain-pied. Il n’employa aucune des misérables petites précautions avec lesquelles on escamote aujourd’hui toutes nos libertés, les aînées comme les cadettes, celles de 1830 comme celles de 1789. Napoléon ne fut ni sournois ni hypocrite : Napoléon ne nous filouta point nos droits l’un après l’autre, à la faveur de notre assoupissement, comme l’on fait maintenant ; Napoléon prit tout à la fois d’un seul coup et d’une seule main. Le lion n’a pas les mœurs du renard. Alors, Messieurs, c’était grand. L’Empire, comme gouvernement et comme administration, fut assurément une époque intolérable de tyrannie ; mais souvenons-nous que notre liberté fut largement payée en gloire. La France d’alors avait, chose extraordinaire, une attitude tout à la fois soumise et superbe. Ce n’était pas la France comme nous la voulons, la France libre, la France souveraine d’elle-même, c’était la France esclave d’un homme et reine d’un monde. Alors, on prenait notre liberté, c’est vrai, mais on nous donnait un bien sublime spectacle. On disait : Tel jour, à telle heure, j’entrerai dans telle capitale ; et on y entrait au jour dit et à l’heure dite. On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. On faisait se coudoyer toutes sortes de rois dans les antichambres. Si l’on avait la fantaisie d’une colonne, on en faisait fournir le bronze par l’empereur d’Autriche. On réglait, un peu arbitrairement je l’avoue, le sort des comédiens

français, mais on datait le règlement de Moscou. On nous prenait toutes nos libertés, dis-je, on avait un bureau de censure, on mettait nos livres au pilon, on rayait nos pièces de l’affiche, mais à toutes nos plaintes on pouvait faire, d’un seul mot, des réponses magnifiques, on pouvait nous répondre : Marengo ! Iéna ! Austerlitz !!!… Hugo, donc, défenseur des libertés, ennemi de la censure, n’est pas dupe : l’Empire, c’est le despotisme. Oui, mais c’est le despotisme glorieux. Napoléon, c’est l’épopée. Stendhal, communiant dans le même enthousiasme, commencera La Chartreuse de Parme par ce chant d’admiration mémorable : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » En 1832, le prince impérial, fils de Napoléon Ier et de Marie-Louise, mourait à l’âge de vingt-et-un ans de tuberculose. La Chambre des CentJours l’avait reconnu sous le titre de Napoléon II. Il vécut par la suite en Autriche, dans sa famille maternelle, sous le nom de duc de Reichstadt. À cette occasion funèbre, Victor Hugo composa l’un des grands poèmes de ses Chants du Crépuscule : Mil huit cent onze ! – Ô temps où des peuples sans nombre Attendaient prosternés sous un nuage sombre Que le ciel eût dit oui ! Sentaient trembler sous eux les états centenaires, Et regardaient le Louvre entouré de tonnerres, Comme un mont Sinaï ! Courbés comme un cheval qui sent venir son maître, Ils se disaient entre eux : – Quelqu’un de grand va naître !

L’immense empire attend un héritier demain. Qu’est-ce que le Seigneur va donner à cet homme Qui, plus grand que César, plus grand même que Rome, Absorbe dans son sort le sort du genre humain ? – Comme ils parlaient, la nue éclatante et profonde S’entr’ouvrit, et l’on vit se dresser sur le monde L’homme prédestiné, Et les peuples béants ne purent que se taire, Car ses deux bras levés présentaient à la terre Un enfant nouveau né. […] Quand il eut bien fait voir l’héritier de ses trônes Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes, Éperdu, l’œil fixé sur quiconque était roi, Comme un aigle arrivé sur une haute cime, Il cria tout joyeux avec un air sublime : – L’avenir ! l’avenir ! l’avenir est à moi ! […] Tous deux sont morts. – Seigneur, votre droite est terrible Vous avez commencé par le maître invincible, Par l’homme triomphant ; Puis vous avez enfin complété l’ossuaire ; Dix ans vous ont suffi pour filer le suaire Du père et de l’enfant ! Gloire, jeunesse, orgueil, biens que la tombe emporte ! L’homme voudrait laisser quelque chose à la porte, Mais la mort lui dit non !

Chaque élément retourne où tout doit redescendre. L’air reprend la fumée, et la terre la cendre. L’oubli reprend le nom. En 1840, Thiers suggère à Louis-Philippe de demander à l’Angleterre le rapatriement des cendres de Napoléon mort à Sainte-Hélène. Le prince de Joinville s’y était rendu et en était rentré sur la frégate La Belle Poule le 30 novembre. Les restes de l’empereur devaient être déposés dans la chapelle Saint-Jérôme de l’hôtel des Invalides. C’était pour Louis-Philippe une manière de récupérer le prestige napoléonien. Hugo en fit une longue description, détaillée et colorée, dans Choses vues : Oui, c’est une fête ; la fête d’un cercueil exilé qui revient en triomphe. Trois hommes du peuple, de ces pauvres ouvriers en haillons, qui ont froid et faim tout l’hiver, marchent devant moi tout joyeux. L’un d’eux saute, chante et fait mille folies en criant : « Vive l’empereur ! » Ce qui frappe Hugo dans cette cérémonie est le contraste des attitudes entre le peuple et les bourgeois, entre l’enthousiasme populaire et les maladresses du gouvernement : Les spectateurs des estrades n’ont cessé de battre la semelle qu’au moment où le char-catafalque a passé devant eux. Alors seulement les pieds font silence. On sent qu’une grande pensée traverse cette foule. Cependant, je ne suis pas content d’elle ; pas une acclamation. J’ôte mon chapeau ; personne ne m’imite. Je suis obligé de crier : « Chapeau bas ! » à une douzaine d’hommes, type bourgeois-de-Paris placés devant moi. Alors seulement ils se découvrent. Cette façon d’être tient

probablement à la saison. Ils sont bien froids ; il est vrai qu’ils sont gelés. En ce moment, un spectateur qui arrive des Champs-Élysées raconte que le peuple, le vrai peuple, a été tout autre. Les bourgeois des estrades ne sont déjà plus le peuple. Il a crié : « Vive l’empereur ! » Il voulait dételer les chevaux et traîner le char. Une compagnie de la banlieue s’est mise à genoux ; hommes et femmes baisaient les crêpes du sarcophage. Hugo dresse le bilan : Ainsi trois accueils différents ont été faits à l’empereur ; il a été reçu par le peuple, aux Champs Élysées, pieusement ; par les bourgeois, sur les estrades de l’Esplanade, froidement ; par les députés, sous le dôme des Invalides, insolemment. Défilé et cérémonie ont été mal organisés : l’incurie du gouvernement a été extrême. Il était pressé d’en finir. […] Il est certain que toute cette cérémonie a eu un singulier caractère d’escamotage. Le gouvernement semblait avoir peur du fantôme qu’il évoquait. On avait l’air tout à la fois de montrer et de cacher Napoléon. On a laissé dans l’ombre tout ce qui eût été trop grand ou trop touchant. On a dérobé le réel et le grandiose sous des enveloppes plus ou moins splendides, on a escamoté le cortège impérial dans le cortège militaire, on a escamoté l’armée dans la garde nationale, on a escamoté les chambres dans les Invalides, on a escamoté le cercueil dans le cénotaphe.

En 1847, une pétition lancée par Jérôme-Napoléon Bonaparte, ancien roi de Westphalie, priait les chambres d’autoriser la rentrée des membres de sa famille en France. Le 14 juin, Victor Hugo, soutenait cette demande à la Chambre des pairs. « Messieurs les pairs, disait-il, en présence d’une pétition comme celle-ci, je le déclare sans hésiter, je suis du parti des exilés et des proscrits. » Il demandait au gouvernement de se montrer magnanime. Il en profitait pour évoquer Napoléon : Quant à moi, en voyant les consciences qui se dégradent, l’argent qui règne, la corruption qui s’étend, les positions les plus hautes envahies par les passions les plus basses (Mouvement prolongé), en voyant les misères du temps présent, je songe aux grandes choses du temps passé, et je suis, par moments, tenté de dire à la Chambre, à la presse, à la France entière : Tenez, parlons un peu de l’empereur, cela nous fera du bien ! (Vive et profonde adhésion.) Oui, Messieurs, remettons quelquefois à l’ordre du jour, quand l’occasion s’en présente, les généreuses idées et les généreux souvenirs. Occupons-nous un peu, quand nous le pouvons, de ce qui a été et de ce qui est noble et pur, illustre, fier, héroïque, désintéressé, national, ne fût-ce que pour nous consoler d’être si souvent forcés de nous occuper d’autre chose. (Très bien !) Hugo achevait son discours avec passion : Messieurs, ses crimes, les voici : c’est la religion relevée ; c’est le Code civil rédigé ; c’est la France augmentée au-delà même de ses frontières naturelles ; c’est Marengo, Iéna, Wagram, Austerlitz ; c’est la plus magnifique dot de puissance et de gloire qu’un grand homme ait jamais apportée à une grande nation ! (Très-bien ! Approbation.) Messieurs les pairs,

le frère de ce grand homme vous implore à cette heure. C’est un vieillard, c’est un ancien roi aujourd’hui suppliant. Rendezlui la terre de la patrie ! Jérôme-Napoléon, pendant la première moitié de sa vie, n’a eu qu’un désir : mourir pour la France. Vous ne repousserez pas un pareil vœu. (Approbation prolongée sur tous les bancs.) Cette profession de foi, cet enthousiasme, cette ferveur napoléonienne était exprimée, ne l’oublions pas, au moment où Hugo entretenait les meilleures relations avec Louis-Philippe. Mais, on le sait, il se plaignait que celui-ci eût plus de goût pour l’utile que pour la grandeur. Le soir même de ce discours, prononcé le 14 juin 1847, le roi Louis-Philippe autorisait la famille Bonaparte à rentrer en France.

De l’oncle au neveu Après l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, en décembre 1848, la ferveur d’Hugo pour l’oncle qui n’a pas faibli l’a poussé, c’est probable, à voter pour le neveu. Comme chez bien des Français qui l’élirent au premier tour de l’élection présidentielle, le nom a suscité l’entraînement : Louis-Napoléon Bonaparte ! Après le coup d’État du 2-Décembre, écœuré, révolté, indigné, il n’aura de cesse de célébrer le premier empereur pour confondre dans une antithèse vengeresse le second, l’infâme Badinguet. Dans Les Châtiments, écrits dans les lendemains du coup d’État à Jersey, la référence à Napoléon Ier nourrit le pamphlet : Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire ! Puissance, liberté, vieil honneur militaire

Principes, droits, pensée, ils font en ce moment De toute cette gloire un vaste abaissement. Dans « Napoléon III », Hugo dénonce l’instrumentalisation de la gloire napoléonienne au profit de la nouvelle dictature installée : Donc, c’est fait. Dût rugir de honte le canon, Te voilà, nain immonde, accroupi sur ce nom ! Cette gloire est ton trou, ta bauge, ta demeure ! Toi qui n’as jamais pris la fortune qu’à l’heure, Te voilà assis sur ce hautain sommet ! Sur le chapeau d’Essling tu plantes ton plumet ; Tu mets, Petit Poucet, ces bottes de sept lieues ; Tu prends Napoléon dans les régions bleues ; Tu fais travailler l’oncle, et, perroquet ravi, Grimper à ton perchoir l’aigle de Mondovi ! […] Tu t’es soudé, chargé d’un vil butin, Toi, l’homme du hasard, à l’homme du destin ! Tu fourres, imprudent, ton front dans ses couronnes ! Nous entendons claquer dans tes mains fanfaronnes Ce fouet prodigieux qui conduisait les rois ; Et tranquille, attelant à ton numéro trois Austerlitz, Marengo, Rivoli, Saint-Jean-d’Acre, Aux chevaux du soleil tu fais traîner ton fiacre. L’évocation du passé peut prendre une autre forme, et Napoléon Ier annoncer par son infortune finale le sort qui attend Napoléon III. Il est clair que les deux Bonaparte sont arrivés au pouvoir suprême par un coup d’État. Leurs règnes ont pour source un même crime originel. Ce crime (Hugo écrira bientôt son Histoire d’un crime) inspire au poète vengeur

« L’Expiation », l’un de ses plus grands poèmes réservés au premier empereur, à sa chute après la retraite de Russie, à « l’évanouissement » de sa « splendeur immense » après Waterloo. Des générations d’écoliers ont appris ce texte ou une partie de ces vers, sans voir probablement leur sens prophétique, et qui se révélera effectivement prémonitoire, Sedan faisant écho à Waterloo. La première partie est consacrée à la retraite de Russie : Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l’aigle baissait la tête. Sombres jours ! l’empereur revenait lentement, Laissant derrière lui brûler Moscou fumant. Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche. Après la plaine blanche une autre plaine blanche. On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau. Hier, la grande armée, et maintenant troupeau. Le doute envahit le grand conquérant : Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté. Stupéfait du désastre et ne sachant que croire, L’Empereur se tourna vers Dieu ; l’homme de gloire Trembla ; Napoléon comprit qu’il expiait Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet, Devant ses légions sur la neige semées : « Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées ? » C’est plus tard, à Waterloo, que l’expiation sera consommée : Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! Morne plaine ! Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,

Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons, La pâle mort mêlait les sombres bataillons. D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France. Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l’espérance ; Tu désertais, victoire, et le sort était las. Ô Waterloo ! je pleure et je m’arrête hélas ! Car ces derniers soldats de la dernière guerre Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre, Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin, Et leur âme chantait dans les clairons d’airain ! Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire. Il avait l’offensive et presque la victoire ; Il tenait Wellington acculé sur un bois. Sa lunette à la main, il observait parfois Le centre du combat, point obscur où tressaille La mêlée, effroyable et vivante broussaille, Et parfois l’horizon, sombre comme la mer. Soudain, joyeux, il dit Grouchy ! – C’était Blücher. La fin du poème révèle ce que Napoléon expie : L’horrible vision s’éteignit. L’empereur, Désespéré, poussa dans l’ombre un cri d’horreur, Baissant les yeux, dressant ses mains épouvantées. Les Victoires de marbre à la porte sculptées, Fantômes blancs debout hors du sépulcre obscur, Se faisaient du doigt signe, et, s’appuyant au mur, Écoutaient le titan pleurer dans les ténèbres. Et lui, cria : « Démon aux visions funèbres, Toi qui me suis partout, que jamais je ne vois,

Qui donc es-tu ? – Je suis ton crime », dit la voix. La tombe alors s’emplit d’une lumière étrange Semblable à la clarté de Dieu quand il se venge ; Pareils aux mots que vit resplendir Balthazar, Deux mots dans l’ombre écrits flamboyaient sur César ; Bonaparte, tremblant comme un enfant sans mère, Leva sa face pâle et lu : – DIX-HUIT BRUMAIRE ! Par ce poème tour à tour narratif et lyrique, éloquent et épique, habité par la satire et l’esprit de vengeance, Victor Hugo punissait pour une fois l’homme du 2-Décembre par l’exemple de Bonaparte, général du coup d’État. La glorification de Napoléon n’a pas cessé pour autant, Hugo la reprendra dans maint poème. Dans La Légende des siècles, il pourra vanter encore l’invincibilité du grand homme : « À Moscou, ce fut l’incendie / À Waterloo, ce fut le sort » (« Le retour de l’Empereur ») ; il honorera le souvenir de son père, « ce héros au sourire si doux » ; il fera narrer par son oncle Louis la bataille d’Eylau… La mémoire de Napoléon et du Premier Empire a toujours été en France l’objet de controverse. Toutefois, pendant longtemps, jusqu’à la fin du XXe siècle, le vainqueur d’Austerlitz est resté dans l’esprit public le plus grand des Français. Malgré le despotisme établi, la dictature de fait, l’instauration d’une nouvelle noblesse et, par-dessus tout, l’hémorragie démographique due aux guerres continuelles. Il avait ses détracteurs, mais plus encore ses admirateurs. Quand les jeunes gens de Barrès, ces « déracinés », arrivent de Lorraine à Paris, l’un de leurs premiers rendezvous est fixé devant le tombeau de Napoléon. Beaucoup de Français, « oubliant le tyran, s’éprirent du héros ». De cette espèce de culte, Victor Hugo a été l’un des inspirateurs les plus lus, les plus convaincants. Il était pourtant devenu républicain ; il avait toujours été l’ami des libertés, l’ennemi de la censure. L’épopée napoléonienne, les éclatantes victoires

dont elle est émaillée, « cet homme étrange [qui] avait comme enivré l’Histoire », on ne pouvait le répudier : l’arc de Triomphe, la colonne Vendôme restaurée, les noms des maréchaux donnés aux boulevards, aux avenues et aux places de la capitale sont devenus une commémoration permanente. En notre siècle, notre vision de ce passé légendaire a été quelque peu modifiée ; la part maudite de Napoléon et de son régime autoritaire a sensiblement altéré la légende. Reste la poésie épique de Victor Hugo qui rend encore sensible à beaucoup le génie de l’Aigle abattu.

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Révolution

Quand les trois journées de juillet 1830 – les « Trois Glorieuses » – abolirent le régime de la Restauration, Hugo accueillit l’événement comme « une aurore ». Il n’en était pas pour autant devenu républicain. Il y eut bien de sa part quelque dissension avec le régime orléaniste à ses débuts, quand son drame Le roi s’amuse fut interdit, mais rapidement il s’est accommodé du juste milieu qui caractérisait la monarchie de Juillet. Au fond, ce régime de Louis-Philippe, cette monarchie bourgeoise, cette espèce de république couronnée, débarrassée du droit divin, et qui promettait la liberté, ce régime lui paraissait le meilleur ou le moins mauvais en l’état de la France. Les débuts de Louis-Philippe sont marqués par des soulèvements et des émeutes, comme l’insurrection des canuts de Lyon, en 1831, qui est aussi à Paris l’année de l’enterrement du général Lamarque terminé en tumulte. Hugo écrit alors, dans ses Choses vues : Émeute du convoi de Lamarque. Folies noyées dans le sang. Nous aurons un jour une république, et, quand elle viendra d’elle-même, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en juillet ; sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la

couronne de nos cheveux blancs. Mais il ne faut pas souffrir que des goujats barbouillent de rouge notre drapeau. En attendant, Hugo avait tous les moyens de devenir un notable dans ce royaume des notables que fut la monarchie des Orléans. On le moque encore beaucoup en 1830 à cause d’Hernani : « Absurde comme Hernani, monstrueux comme Hernani », dit-on. Mais les années qui suivent sont celles d’une gloire annoncée, programmée, établie. La gloire littéraire, d’abord. Roman : Notre-Dame de Paris. Poésie : Les Feuilles d’automne, Les Voix intérieures, Les Rayons et les Ombres. Théâtre : Marion Delorme, enfin jouée, Angelo, Ruy Blas, Les Burgraves. Le tout couronné par une élection à l’Académie française en janvier 1841. Une gloire semée d’or. Le poète s’enrichit, les éditeurs lui proposent des contrats fastueux. Les grandeurs d’établissement ne condamnent pas complètement Hugo au conformisme politique. Le 19 mars 1846, il intervient à la Chambre des pairs sur la question de la Pologne, qui a connu en février une nouvelle insurrection, suivie d’une répression austro-russe impitoyable. L’assemblée, mal disposée envers celui qui lui a fait honte depuis son affaire d’adultère avec Léonie Biard, l’écoute froidement. Pourtant, un grand tribun est en train de naître : Messieurs, la nationalité polonaise était glorieuse ; elle eût dû être respectée. Que la France avertisse les princes, qu’elle mette un terme et qu’elle fasse obstacle aux barbaries. Quand la France parle, le monde écoute ; quand la France conseille, il se fait un travail mystérieux dans les esprits, et les idées de droit et de liberté, d’humanité et de raison, germent chez tous les peuples.

L’attention qu’Hugo porte aux aspirations nationales en Europe n’est pas fortuite ; elle ne se relâchera plus. Le 13 janvier 1848, il prononce un autre discours, en faveur de l’Italie cette fois. Des propos qui ne reflètent pas l’opinion majoritaire, soit ! mais qui sont tenus par un homme considérable, bien en Cour, ami des princes et du roi, vedette des dîners et des bals parisiens, amphitryon du Tout-Paris, et qui, en politique, reste à cent coudées derrière son ami Lamartine, autrement audacieux. Il ne se fait pas d’illusions sur le gouvernement. Ne dit-il pas à Charles Dupin, en juin 1847 : « M. Guizot est personnellement incorruptible et il gouverne par la corruption. Il me fait l’effet d’une femme honnête qui tiendrait un bordel » ? Mais son esprit critique a des limites. Il écrit. Il s’est mis à un nouveau roman, Les Misères (qui deviendront Les Misérables). Entre ses livres, ses femmes, ses interventions à la Chambre, il serait un homme parfaitement heureux, n’était la mort qui rôde, qui lui a arraché sa fille Léopoldine, qui prend à Juliette sa fille Claire…

Le Ralliement Quand la révolution de Février éclate, il n’est pas dans le coup. Il suit l’insurrection qui fait des progrès d’heure en heure. Apprenant l’abdication du roi, il entend soutenir la régence de la duchesse Hélène d’Orléans. Depuis le balcon de la mairie de son arrondissement, il harangue la foule : Mes amis, vous attendez des nouvelles. Voilà ce que nous savons : M. Thiers n’est plus ministre, le maréchal Bugeaud n’a plus le commandement (Applaudissements). Ils sont remplacés par le maréchal Gérard et par M. Odilon Barrot (Applaudissements, mais plus clairsemés). La Chambre est dissoute. Le roi a abdiqué (Acclamation universelle). La

duchesse d’Orléans est régente (Quelques bravos isolés, mêlés de sourds murmures). Un peu plus tard, place de la Bastille, devant une « foule ardente » qui réclame la « déchéance » du roi, Hugo annonce la Régence. Il est pris à partie, insulté, menacé : « À bas le pair de France ! » Il réplique : Oui, je suis pair de France et je parle comme pair de France. J’ai juré fidélité, non à une personne royale, mais à la monarchie constitutionnelle. Tant qu’un autre gouvernement ne sera pas établi, c’est mon devoir d’être fidèle à celui-là. Et j’ai toujours pensé que le peuple n’aimait pas que l’on manquât, quel qu’il fût, à son devoir. Peine perdue, on ne veut pas de Régence. Mais quoi ? « Pauvre grand peuple, inconscient et aveugle ! Il sait ce qu’il ne veut pas, mais il ne sait pas ce qu’il veut ! » Au Palais-Bourbon, cependant, la duchesse d’Orléans se présente avec ses deux fils, le comte de Paris et le duc de Chartres. Mais voilà que la Chambre est envahie par « un flot de peuple et de gardes nationaux », raconte Hugo dans Choses vues. La duchesse d’Orléans est contrainte de quitter les lieux. La Chambre est aux mains des insurgés, Ledru-Rollin et Lamartine sont acclamés. Les noms d’un gouvernement provisoire bientôt lancés et acclamés sont confirmés quelque temps plus tard à l’Hôtel de Ville. « Sous la pression de la multitude », la République est proclamée. Hugo doit s’y résigner. Le 25 février, il se rend à l’Hôtel de Ville pour féliciter Lamartine, l’homme le plus en vue du Gouvernement provisoire, qui vient de repousser le drapeau rouge comme emblème national devant la foule.

– Ah ! Vous venez à nous, Victor Hugo ! C’est pour la République une fière recrue ! – N’allez pas si vite, lui dis-je en riant, je viens tout simplement à mon ami Lamartine. Vous ne savez peut-être pas qu’hier, tandis que vous combattiez la Régence, je la défendais place de la Bastille. – Hier, bien ; mais aujourd’hui ! Il n’y a plus aujourd’hui ni régence, ni royauté. Il n’est pas possible qu’au fond Victor Hugo ne soit pas républicain. Certes, mais « son heure est-elle venue en France » ? Lamartine offre à Hugo le fauteuil de maire du IXe arrondissement à titre provisoire, puis le ministère de l’Instruction publique. Non. Il n’est pas encore au diapason du mouvement révolutionnaire ; hier pair de France, il croit encore la République prématurée. Mais, le 26 février, Louis-Philippe a fui. Par ailleurs, certaines des premières mesures du Gouvernement provisoire obtiennent sa pleine adhésion, notamment l’abolition de la peine de mort en matière politique – « un fait sublime », dit-il, le 27 février à Lamartine, lequel, du reste, vient de faire entrer son fils, Charles Hugo, dans son cabinet. Le 2 mars, inaugurant un arbre de la Liberté place Royale, redevenue place des Vosges, Hugo termine son discours par un « Vive la République universelle ! ». Son parti est pris : malgré les préventions qu’il garde encore envers le nouveau régime qui s’installe, il sera candidat à l’Assemblée constituante. Mais il s’inquiète des extrémistes. Le 9 mars, Juliette lui écrit : « Quand je pense que tu vas te trouver mêlé à toutes ces luttes, le courage me manque et je me sens prise d’une terreur affreuse. Cependant, je ne vois pas comment tu pourras te soustraire à cette périlleuse mission ? Mon Dieu, que je voudrais être hors de cette situation violente et n’avoir rien à craindre pour toi ! » Le 13 mars, il tombe sur une affiche jaune qui annonce la réapparition du Père Duchesne :

Soyez effrayants, je le veux bien, écrit-il, mais soyez originaux. Quoi ! Toujours la même vieille guenille rouge ! Toujours la même pique ! Ô copistes des choses terribles ! Respectez ces choses, car elles ont été grandes. Ne les faites pas risibles en les recommençant. Vous êtes les moutons de Panurge, et vous êtes ces moutons-là au point de devenir des tigres ! Ce mimétisme révolutionnaire, d’autres l’ont remarqué et décrit. Hugo parlait des « parodistes de 93 », les Hébert, les Barbès, les Blanqui : Prenez garde de produire autour de vos noms la terreur un moment et l’horreur à jamais. […] On peut tomber au-dessous de Marat, au-dessous de Couthon, au-dessous de Carrier. Comment ? En les imitant. Ils étaient horribles et graves. On serait horrible et ridicule. Quoi ! La Terreur parodie ! Quoi ! La guillotine plagiaire ! Y a-t-il quelque chose de plus hideux et de plus bête ? Voyez un peu, est-ce là ce que vous voulez ? 93 a eu ses hommes, il y a de cela cinquante-cinq ans, et maintenant il aurait des singes.

Le député conservateur Le 29 mars, dans une Lettre aux électeurs, Hugo déclare : Mon nom et mes travaux ne sont peut-être pas absolument inconnus de mes concitoyens. Si mes concitoyens jugent à propos, dans leur liberté et dans leur souveraineté, de m’appeler à siéger, comme leur représentant, dans l’assemblée

qui va tenir en ses mains les destinées de la France et de l’Europe, j’accepterai avec recueillement cet austère mandat. Je le remplirai avec tout ce que j’ai en moi de dévouement, de désintéressement et de courage. Hugo échoue devant le suffrage universel. Il n’a obtenu que 60 000 voix à Paris, tandis que Lamartine en recueillait 1 600 000 et était élu par dix départements. En mai, il redoute toujours l’ultra gauche. Le 6, il note qu’au club Blanqui on a fustigé Lamartine : Il trompe la France et trahit le peuple, s’exclame un révolutionnaire. J’ai été trop longtemps séduit moi-même par cette parole emmiellée, mais depuis je vois que sa langue n’a pas de racine dans son cœur. Mais le pire se produit le 15 mai. Sous prétexte d’une pétition à présenter à l’Assemblée en faveur de la Pologne, la foule des manifestants force les portes de la salle des séances, Blanqui et Barbès montent à la tribune, tandis qu’une partie des députés s’enfuient et que les autres restent pétrifiés devant le désordre incroyable provoqué par les manifestants, les cris, les motions… jusqu’au moment où les gardes nationaux rétablissent l’ordre aux cris de : « Vive l’Assemblée nationale ! » Les meneurs sont arrêtés. Hugo résume ainsi « ces quatre mois d’anarchie », de février à mai : « L’Europe avait peur d’un peuple, la France ; ce peuple avait peur d’un parti, la république ; et ce parti avait peur d’un homme, Blanqui. » Sur ce point, le voilà rassuré. Blanqui est en fuite ; il sera arrêté le 26 mai. Dans ce contexte, les élections complémentaires de juin lui offrent une nouvelle chance. Il rédige une nouvelle profession de foi, Victor Hugo à ses concitoyens, dans laquelle il se proclame le partisan d’une république

contre une autre. À la république du drapeau rouge, il oppose « la sainte communion de tous les Français » ; à la terreur, la « civilisation ». Il affirme : « Je suis l’homme qui, hier, défendait le peuple au milieu des riches, et qui, demain, défendrait, s’il le fallait, les riches au milieu du peuple. » Ces élections complémentaires du 4 juin 1848 lui permettent de devenir membre de l’Assemblée constituante. En même temps que lui a été élu Louis Bonaparte, après que la loi d’exil qui le concernait a été abrogée. Mais aussi Joseph Proudhon, qui fait peur. D’emblée, le nouveau député doit prendre parti sur une des questions les plus graves, celle des Ateliers nationaux, instaurés contre le chômage et au nom du « droit au travail » qu’on avait proclamé en février. Leur désorganisation est patente. Hugo se révèle nettement hostile à leur maintien : « la monarchie avait des oisifs, la république aura des fainéants » ! Il est donc de ceux qui votent la suppression des Ateliers nationaux – ou, comme il le lit sur un mur de Paris, des « râteliers nationaux » – le 21 juin 1848. En conservateur qu’il est, il se plaint d’un peuple qui, d’ardent et de généreux en février, est devenu « amer, mécontent, injuste, défiant, presque haineux. En quatre mois de fainéantise on a fait du brave ouvrier un flâneur hostile auquel la civilisation est suspecte. L’oisiveté nourrie de mauvaises lectures, voilà tout le secret du changement ». Le 23 juin, c’est l’insurrection provoquée par l’annonce de la fermeture des Ateliers nationaux. Pendant trois jours, la guerre civile, la guerre de classes. Paris hérissé de barricades. Mgr Affre, l’archevêque de Paris, tué devant l’une d’elles. On vote les pleins pouvoirs au général Cavaignac. Hugo est des soixante commissaires chargés de rétablir l’ordre par la Constituante. Dans cette mission, il fait montre d’une bravoure remarquée, n’hésitant pas à risquer sa vie pour tenter la conciliation. Le 24, sa maison de la place Royale est incendiée. Madame Hugo et ses enfants ont pu se sauver à temps pour s’installer provisoirement rue d’Isly. Le 26, une fois les combats achevés, il écrit à Juliette :

J’ai usé mon mandat depuis trois jours pour concilier des cœurs et arrêter l’effusion de sang. J’ai un peu réussi. Je suis exténué de fatigue. […] Enfin cette affreuse guerre de frères à frères est finie ! Je suis quant à moi sain et sauf, mais que de désastres ! Jamais je n’oublierai ce que j’ai vu de terrible depuis quarante heures. Cette compassion de Victor Hugo pour les insurgés, qu’il a combattus, on la retrouvera dans Les Misérables : Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le démos. Ce sont des journées lugubres ; car il y a toujours une certaine quantité de droit même dans cette démence, il y a du suicide dans ce duel ; ces mots, qui veulent être des injures, gueux, canaille, ochlocratie, populace, constatent, hélas ! plutôt la faute de ceux qui règnent que la faute de ceux qui souffrent ; plutôt la faute des privilégiés que la faute des déshérités. Les journées de juin accélèrent la mue politique d’Hugo. À la suite de la guerre civile, le gouvernement Cavaignac interdit onze journaux, arrête des journalistes (comme Émile de Girardin, tenu au secret dix jours durant), et limite la liberté de la presse en rétablissant la caution. Plusieurs journaux disparaissent, tel Le Peuple constituant de Lamennais. Le 1er août, Hugo est à la tribune : Je demande à l’honorable général Cavaignac de vouloir bien nous dire s’il entend que les journaux interdits peuvent reparaître immédiatement sous l’empire des lois existantes, ou s’ils doivent, en attendant une législation nouvelle, rester dans

l’état où ils sont, ni vivants ni morts, non pas seulement entravés par l’état de siège, mais confisqués par la dictature. Cavaignac ne répond pas ; l’Assemblée passe à l’ordre du jour. La veille, le 31 juillet 1848, un nouveau journal a vu le jour, L’Événement. Hugo affirmera jusqu’à la disparition de celui-ci qu’il n’a rien à voir avec ce journal, mais ses deux fils, Charles et François-Victor, sont dans la direction du quotidien aux côtés de ses amis Auguste Vacquerie et Paul Meurice, et sa devise est une phrase d’Hugo : « Haine vigoureuse de l’anarchie ; tendre et profond amour du peuple. » Pour le député Hugo, ce journal est un appui d’autant plus important qu’il s’implique de plus en plus dans les débats de l’Assemblée, votant plus fréquemment avec la gauche qu’avec ses amis de la rue de Poitiers – le quartier général de la droite. À plusieurs reprises, il mêle sa voix à celles qui réclament la levée de l’état de siège et continue sa bataille pour la liberté de la presse : Je me méfie de l’état de siège. L’état de siège est le commencement des coups d’État. L’état de siège est le pont où passe la dictature. Pont tremblant qui peut crouler sous le poids du despotisme, mais qui entraîne tout en s’abîmant. Quand vient enfin en discussion le projet de Constitution, Hugo ne relâche pas sa vigilance active. Le 7 septembre, il demande avec la gauche une référence explicite à la Déclaration des droits de l’homme dans le préambule de la Constitution. Le 15, la discussion portant sur l’abolition de la peine de mort en matière politique, un amendement est proposé en faveur de l’abolition tout court, Hugo le défend à la tribune : « Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort. » En vain. Siégeant toujours à droite, Victor Hugo occupe une situation à part à l’Assemblée. Il se démarque des « républicains de la veille », par son hostilité à une assemblée unique, dont le principe est voté. Contre les

« républicains du lendemain », les ralliés de la vingt-cinquième heure, il reprend son combat pour la liberté de la presse et demande la fin de l’état de siège : J’ai voté l’autre jour, s’écrie-t-il le 11 octobre, contre la peine de mort ; je vote aujourd’hui pour la liberté. Pourquoi ? C’est que je ne veux pas revoir 93 ! c’est qu’en 93 il y avait l’échafaud, et il n’y avait pas la liberté. J’ai toujours été, sous tous les régimes, pour la liberté, contre la compression. Pourquoi ? C’est que la liberté réglée par la loi produit l’ordre, et que la compression produit l’explosion. Voilà pourquoi je ne veux pas de la compression et je veux de la liberté. L’état de siège sera levé le lendemain, le 12 octobre 1848. Le 4 novembre, on passe au vote de la Constitution ; Hugo refuse d’accorder sa voix au projet, voté par une majorité de droite. Dans le travail de commission, Alexis de Tocqueville a joué un rôle central. Il a su convaincre ses collègues de renoncer au droit au travail, proclamé en février : c’eût été à ses yeux décréter le socialisme, et le socialisme c’est le contraire de la propriété privée, le contraire de la liberté individuelle. Le préambule du texte constitutionnel se contente d’affirmer (article 8) que la République doit « par une assistance fraternelle assurer l’existence des citoyens nécessiteux ». En revanche, Tocqueville n’est pas suivi en préconisant le bicaméralisme. C’est une des raisons pour lesquelles, en bon libéral soucieux de l’équilibre des pouvoirs, il est partisan de l’élection du président de la République au suffrage universel, pour équilibrer la puissance de l’assemblée unique. L’appui apporté par Lamartine à cette thèse emporte finalement l’adhésion, contre les vœux de la gauche. Hugo juge sévèrement la majorité et le texte constitutionnel :

Ils veulent l’État sans chef, ni consul, ni président, une assemblée unique, sept cent cinquante têtes gouvernant, l’agitation perpétuelle, l’instabilité en permanence, les coups de majorité, c’est-à-dire les coups de vent, faisant tout, la loi, le pouvoir, l’administration, les finances ; et, à la merci de ces continuelles brusqueries d’une assemblée, ils mettent un pays de trente millions d’hommes avec son inextricable complication de droits, d’intérêts, d’idées, d’affaires, de spéculations industrielles, de transactions commerciales, et ils veulent que ce pays marche et prospère ! Ces gens-là n’ont vu de leur vie un colimaçon. Hugo justifie son vote négatif dans une lettre insérée dans Le Moniteur du 5 novembre : L’institution d’une assemblée unique me paraît si périlleuse pour la tranquillité et la prospérité du pays que je n’ai pas cru pouvoir voter une Constitution où ce germe de calamité est déposé. Je souhaite profondément que l’avenir me donne tort. L’élection présidentielle est prévue pour le 10 décembre. Hugo n’est manifestement pas hostile au candidat Louis Bonaparte. L’Événement, qu’il inspire, montre la couleur : « Le peuple croit en Louis Bonaparte. Louis Bonaparte croit au génie et au peuple, ces deux voix de Dieu, et nous ne choisissons pas un autre que leur élu. » Hugo parle du candidat avec bienveillance : il est « distingué, froid, doux, intelligent avec une certaine mesure de déférence et de dignité ». Il montre bien qui est son adversaire, quand, le 25 novembre, l’Assemblée vote un ordre du jour de félicitations au général Cavaignac, par 503 voix, contre 34 : il fait partie des 34. Après l’élection triomphale de Bonaparte (près de 5,5 millions de voix contre moins de 1,5 million à Cavaignac), Hugo accepte de bonne grâce

l’invitation au premier dîner donné à l’Élysée par le président de la République, qui essuie les plâtres et cherche son style. Pris à part par Louis Bonaparte après le repas, il se fait volontiers le conseiller du prince : l’empereur avait fait un grand gouvernement par la guerre, il devait, lui, « faire un grand gouvernement par la paix ». Louis-Napoléon s’enquiert des moyens, ce à quoi Hugo répond : Par toutes les grandeurs des arts, des lettres, des sciences, par les victoires de l’industrie et du progrès. Le travail populaire peut faire des miracles. Et puis, la France est une nation conquérante. Quand elle ne fait pas de conquête par l’épée, elle veut en faire par l’esprit. Sachez cela et allez. L’ignorer vous perdrait. Les élections législatives ont lieu le 13 mai 1849. Victor Hugo se présente toujours comme un allié de la droite ; il a participé au comité électoral des Burgraves de la rue de Poitiers, aux côtés de Montalembert, Falloux, Bugeaud, Molé, Berryer, Thiers. Selon lui, « l’isolement n’est pas possible en temps d’élections, pas plus que la solitude au milieu d’un champ de bataille ». Il n’est pas bien sûr de retrouver un siège, n’étant pas assez à gauche pour la gauche, pas de droite vraiment pour la droite. Il est néanmoins élu dixième à Paris, avec 117 069 voix. En 1848, Hugo n’a pas encore tout à fait changé de camp. Il a rallié la République, soit, mais pouvait-il faire autrement ? Son attitude au moment des terribles journées de Juin atteste son conservatisme. Toutefois, il s’est réjoui de l’abolition de la peine de mort pour raison politique (même s’il eût préféré l’abolition tout court) ; il a applaudi à l’abolition de l’esclavage ; il a protesté contre le prolongement de l’état de siège ; il a refusé de voter les félicitations au général Cavaignac ; il a défendu la liberté de la presse… Au fond, il reste un libéral, comme le montre son refus de voter la Constitution monocamériste. Il craint le

désordre. Il vote à la présidentielle pour Bonaparte. C’est au cours des deux années suivantes que Victor Hugo va se découvrir en républicain résolu. Revenant sur son comportement en cette année révolutionnaire, il écrira dans Actes et Paroles : « En 1848, son parti n’était pas pris sur la forme sociale définitive. Chose singulière, on pourrait presque dire qu’à cette époque la liberté lui masqua la république. »

8

Colère

En 1851, la grande question est celle de la révision constitutionnelle. Hugo va s’y montrer farouchement opposé. Le président de la République, élu en décembre 1848, n’est pas rééligible. Louis-Napoléon demande alors à l’assemblée législative une révision qui lui permettrait de se représenter à l’issue de son premier mandat de quatre ans. Il se heurte à une double résistance, celle d’une droite monarchiste et celle d’une gauche républicaine, qu’on appelle la Montagne. Hugo, qui, depuis 1850, a franchement changé de camp, pour s’être prononcé contre les lois réactionnaires de l’Assemblée et avoir fait siens les principes républicains contre la majorité monarchiste, intervient sans ménagement dans la discussion, le 17 juillet 1851. Il se bat sur deux fronts : contre la majorité conservatrice de l’Assemblée et contre les prétentions du prince-président de se maintenir au pouvoir. Ou, comme il dit, contre les deux monarchies – la monarchie à l’ancienne qui se déclare la monarchie de la légitimité et la monarchie d’empire. Après l’écroulement de Napoléon, après l’exil de Charles X, après la chute de Louis-Philippe, après la révolution française en un mot, c’est-à-dire après le renouvellement complet, absolu, prodigieux, des principes, des croyances, des opinions,

des situations, des influences et des faits, c’est la république qui est la terre ferme, et c’est la monarchie qui est l’aventure. Mais la plus grande aventure, ce serait le rétablissement de l’empire, qui est d’actualité, quoi qu’on dise, à travers la demande de révision constitutionnelle : Que signifie ce pétitionnement ridicule et mendié pour la prolongation du pouvoir ? Qu’est-ce que la prolongation, s’il vous plaît ? C’est le Consulat à vie. Où mène le consulat à vie ? À l’Empire. La lucidité d’Hugo est sans faille ; il sent venir la suite. Quoi ! parce que, il y a dix siècles de cela, Charlemagne, après quarante années de gloire, a laissé tomber sur la face du globe un sceptre et une épée tellement démesurés que personne ensuite n’a pu ni a osé y toucher – et pourtant il y eut dans l’intervalle des hommes qui se sont appelés PhilippeAuguste, François Ier, Henri IV, Louis XIV ! Quoi ! parce que, mille ans après, car il ne faut pas moins d’une gestation de mille années à l’humanité pour reproduire de pareils hommes, parce que, mille ans après, un autre génie est venu, qui a ramassé ce glaive et ce sceptre, et qui s’est dressé debout sur le continent, qui a fait l’histoire gigantesque dont l’éblouissement dure encore, qui a enchaîné la révolution en France et qui l’a déchaînée en Europe, qui a donné à son nom, pour synonymes éclatants, Rivoli, Iéna, Essling, Friedland, Montmirail ! Quoi ! parce que, après dix ans d’une gloire immense, d’une gloire presque fabuleuse à force de grandeur, il a, à son tour, laissé tomber d’épuisement ce sceptre et ce glaive qui avaient

accompli tant de choses colossales, vous venez, vous, vous voulez, vous, les ramasser après lui, comme il les a ramassés, lui, Napoléon, après Charlemagne, et prendre dans vos petites mains ce sceptre de titans, cette épée de géants ! Pour quoi faire ? Quoi ! après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! La droite gouvernementale se déchaîne contre l’orateur soutenu par la gauche. La séance est interrompue pendant plusieurs minutes. Le tumulte est inexprimable, rapporte le Journal officiel. Le président fait pleuvoir les avertissements. Hugo a peine à reprendre, son discours va durer plus de trois heures : Ce que nous demandons à M. le président responsable de la République, ce que nous attendons de lui, ce que nous avons droit d’attendre fermement de lui, ce n’est pas qu’il tienne le pouvoir en grand homme, c’est qu’il le quitte en honnête homme. Malgré les injures, les interpellations, le charivari qu’il provoque contre ses propos, Victor Hugo, pour une fois, est du camp victorieux. Non pas de la majorité, car la majorité des députés donnent leur accord à la révision, mais de la minorité de blocage : la révision exige en effet les trois quarts des voix de l’Assemblée ; elle obtient 446 voix, mais elle a contre elle 278 refus, c’est trop. Pour le prince-président, il ne reste plus qu’une solution : le coup d’État, à perpétrer avant la fin de son mandat.

Le coup d’État

Le matin du 2 décembre, anniversaire du sacre de Napoléon et de la victoire d’Austerlitz, Hugo apprend que, dans la nuit, l’armée, conduite par le ministre de la Guerre Saint-Arnaud, une « main de fer », a procédé à l’arrestation des principaux adversaires du prince-président : Thiers et les généraux Lamoricière, Cavaignac, Changarnier, Bedeau ; que le PalaisBourbon a été occupé ; que des affiches ont été apposées, par les soins du ministre Morny, demi-frère du président, annonçant la dissolution de l’Assemblée et – comble d’habileté ! – le rétablissement complet du suffrage universel… Hugo n’hésite pas, appelle à la résistance, se démène pendant trois jours de réunion en réunion, court les rues pour appeler au peuple, fait imprimer des affiches, se concerte avec les députés de gauche et de droite qui n’acceptent pas le fait accompli, dicte une proclamation : Louis-Napoléon est un traître. Il a violé la constitution. Il s’est mis hors la loi. Les représentants républicains rappellent au peuple et à l’armée l’article 68 et l’article 110 ainsi conçus : « L’assemblée constituante confie la défense de la présente constitution et des droits qu’elle consacre à la garde et au patriotisme de tous les Français. » Que le peuple fasse son devoir. Les représentants républicains marcheront à sa tête. Aux armes ! Vive la république ! La proclamation est imprimée mais vite saisie par la police. Hugo doit se rendre à l’évidence : le peuple de Paris ne se soulèvera pas ; il se réjouit plutôt de voir arrêter les Cavaignac et les Thiers ; il n’a pas oublié la répression de Juin 1848, les lois réactionnaires qui ont suivi, les atteintes au suffrage universel… Quand il est allé prendre le pouls de l’opinion chez son marchand de vin Auguste, dont il avait sauvé la vie au

cours des journées de Juin, il avait entendu de sa bouche qu’il ne faudrait pas, cette fois, compter sur la mobilisation populaire. Les députés restés encore libres, réunis à la mairie du Xe arrondissement, votent la déchéance de Louis-Napoléon Bonaparte. Peine perdue, ils sont arrêtés à leur tour. La gauche veut résister par la force. Le 3 décembre, des barricades barrent des rues de Paris ; le député Baudin se fait tuer sur l’une d’elles. Il restera la figure emblématique de la résistance républicaine au coup d’État ; peu d’ouvriers y ont participé. Le 4, une fusillade se produit sur les boulevards. Un massacre : une centaine de victimes, une violence de soudards qui souille d’emblée le régime bonapartiste qui s’installe. En province, la résistance se prolonge, notamment dans le Sud-Est. Hugo doit se cacher pour se dérober à l’arrestation qu’il évite de peu. Son écharpe tricolore sur la poitrine, il harangue les soldats, les rappelle à leur honneur, à la légalité, au droit. Comme au cours des journées de Juin, il fait montre d’un courage rare. Mais sa seule réussite sera d’échapper aux mains de ses poursuivants. Muni d’un passeport au nom de son ami Jacques-Firmin Lanvin, qui a remué ciel et terre pour le lui fournir, il arrive le 12 décembre à Bruxelles. Juliette Drouet part le rejoindre le lendemain, accompagné d’une malle où elle a pu entasser les manuscrits de l’écrivain. L’exil commence. En France, Bonaparte a fait ratifier son coup d’État par un plébiscite : 1 500 000 abstentions, 646 000 non, mais l’approbation de près de 7, 5 millions d’électeurs délègue à Bonaparte les pouvoirs nécessaires pour établir une nouvelle Constitution. Le 6 janvier 1852, les préfets reçoivent l’ordre de faire disparaître des monuments publics la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». La Constitution, proclamée le 14 janvier 1852, confie le gouvernement de la république pour dix ans à Louis-Napoléon Bonaparte, « président actuel de la République ». Dès ce 14 janvier, Hugo s’attelle au récit du coup d’État, qui s’appellera Histoire d’un crime. À Bruxelles, Hugo s’inquiète des nouvelles qu’il reçoit de Léonie d’Aunet. Elle veut le rejoindre en Belgique. On ne peut y songer ! Il alerte Adèle encore à Paris : il faut qu’elle persuade Léonie de ne pas bouger,

c’est trop dangereux. Madame Hugo acquiesce. Elle saura trouver les mots pour ramener la maîtresse de son mari à la raison. Le 3 février 1852, Charles, sorti de prison, rejoint son père. Son frère, François-Victor, est élargi à son tour le 16 avril suivant, mais lui ne veut pas quitter Paris, trop attaché qu’il est à sa bien-aimée, Anaïs, une demi-mondaine, phtisique et endettée jusqu’aux yeux. Son père a beau être compréhensif, il gronde : « Viens donc, viens tout de suite, je t’en prie, cher enfant, au besoin je te le commande. » François-Victor est sans travail, endetté lui-même ; il rejoindra finalement la famille Hugo à la fin de l’année 1852, à Jersey. À Bruxelles encore, Hugo reçoit l’accord de l’éditeur Hetzel pour faire un livre sur le 2-Décembre. Le gouvernement belge s’inquiète, redoute les réactions de Paris. Hugo est averti qu’il ne pourra prolonger son séjour en Belgique s’il fait publier le pamphlet qu’il rédige, et qui s’intitulera Napoléon le Petit. N’importe ! Personne n’imposera le silence à l’écrivain. Le 1er août, alors que son livre est sous presse à Londres, il s’embarque à Anvers pour l’Angleterre. Il est accompagné jusqu’à l’embarquement par de nombreux proscrits français et des libéraux belges. Il les remercie : Proscrits, si la république est morte, veillons le cadavre ! allumons nos âmes, et laissons-les se consumer comme des cierges autour du cercueil ; restons inclinés devant l’idée morte, et, après avoir été ses soldats pour la défendre, soyons ses prêtres pour l’ensevelir. Mais non, la république n’est pas morte ! Citoyens, je le déclare, elle n’a jamais été plus vivante. Elle est dans les catacombes, ce qui est beau. Ceux-là seuls la croient morte qui prennent les catacombes pour le tombeau. Victor Hugo ne s’attarde pas en Angleterre. Dès le 5 août, il est à Jersey, où l’accueille le groupe des proscrits français, qui l’attendaient sur le quai de Saint-Hélier. C’est ce jour-là même que Napoléon le Petit est

lancé par Pierre-Jules Hetzel à Bruxelles. En Belgique, le ministre de la Justice Faider fera voter une loi qui porte son nom, visant à protéger les souverains étrangers, quels qu’ils soient, contre les offenses de la presse et de l’édition. Pour continuer son œuvre, Hugo doit demeurer à Jersey, où, avec Adèle – mais Juliette a suivi, discrète –, il s’installe à Marine Terrace.

Contre l’usurpateur Napoléon le Petit suit les voix de la contrebande de la Belgique à la France. On peut lire dans la correspondance d’Alexandre Dumas, à la date du 17 novembre 1852 : « Nous faisons passer en France des Napoléon le Petit par milliers : un de nos amis vient d’en emporter deux douzaines dans le buste du président lui-même… » Un président goguenard, qui a dit à ses courtisans, en recevant l’ouvrage : « Voyez, Messieurs, voici Napoléon le Petit par Victor Hugo le Grand ! » L’a-t-il lu jusqu’au bout ? Dans les dernières pages, Hugo écrit : Les boulevards de Paris, les rues de Paris, les places publiques de Paris, les champs et les villes de vingt départements en France ont été jonchés au 2 décembre de citoyens tués et gisants ; on a vu devant les seuils des pères et des maris égorgés, des enfants sabrés, des femmes échevelées dans le sang et éventrées par la mitraille ; on a vu dans les maisons des suppliants massacrés, les uns fusillés en tas dans leur cave, les autres dépêchés à coups de baïonnette sous leurs lits, les autres renversés par une balle sur la dalle de leur foyer ; toutes sortes de mains sanglantes sont encore empreintes à l’heure qu’il est, ici sur un mur, là sur une porte, là dans une alcôve ; après la victoire de Louis Bonaparte, Paris a piétiné trois jours dans une boue rougeâtre […].

Ce qui est plus navrant que les crânes fendus par le sabre, que les poitrines défoncées par les boulets, plus désastreux que les maisons violées, que le meurtre emplissant les rues, que le sang versé à ruisseaux, c’est de penser que maintenant on se dit parmi tous les peuples de la terre : Vous savez bien, cette nation des nations, ce peuple du 14 juillet, ce peuple du 10 août, ce peuple de 1830, ce peuple de 1848, cette race de géants qui écrasait les bastilles, cette race d’hommes dont le visage éclairait, cette patrie du genre humain qui produisait les héros et les penseurs, ces autres héros, qui faisait toutes les révolutions et enfantait tous les enfantements, cette France dont le nom voulait dire liberté, cette espèce d’âme du monde qui rayonnait en Europe, cette lumière, eh bien ! quelqu’un a marché dessus, et l’a éteinte. Il n’y a plus de France. C’est fini. Regardez : ténèbres partout. Le monde est à tâtons. La prédiction de Victor Hugo se vérifie complètement : un an après le coup d’État, l’Empire est restauré. Le 7 novembre 1852, un sénatusconsulte instaurait le rétablissement de la dignité impériale, que le suffrage universel ratifiait, par un nouveau plébiscite, deux semaines plus tard. Le 2 décembre 1852, un décret impérial faisait de Louis-Napoléon Bonaparte « l’empereur des Français sous le nom de Napoléon III ». L’année suivante, en novembre 1853, toujours à Jersey, Victor Hugo fait publier Les Châtiments, qui, dans son esprit, sont le « pendant naturel et nécessaire de Napoléon-le-Petit ». Pour échapper à la loi Faider, Hugo et Hetzel ont décidé deux éditions séparées, toutes deux imprimées à Bruxelles, mais l’une, complète, est justifiée à Genève et New York. Elle fera l’objet d’un grand commerce de contrebande. L’autre, largement expurgée, déclarée de Bruxelles, n’est faite que pour donner le change. L’Histoire d’un crime, qui ne sera publiée qu’au retour d’Hugo en France, est le récit détaillé du coup d’État, un livre d’histoire écrit à chaud,

mais très informé, riche de portraits et de formules assassines. Hugo entend montrer et démontrer la médiocrité de l’usurpateur, celui qu’on n’attendait pas : Où était l’homme capable d’un tel rêve ? Pour une tragédie il faut un acteur, et ici, certes, l’acteur manquait. Violer le droit, supprimer l’assemblée, abolir la constitution, étrangler la république, terrasser la nation, salir le drapeau, déshonorer l’armée, prostituer le clergé et la magistrature, réussir, triompher, gouverner, administrer, exiler, bannir, déporter, ruiner, assassiner, régner, avec des complicités telles que la loi finit par ressembler au lit d’une fille publique, quoi ! toutes ces énormités seraient faites ! et par qui ? par un colosse ? non ! par un nain. Hugo n’en finira pas de retoucher son portrait : C’était un homme politique sérieux, de bonne compagnie, enfermé dans sa préméditation, point emporté, ne faisant rien au-delà de ce qui est indiqué, sans brusquerie, sans gros mots, discret, correct, savant, causant avec douceur d’un carnage nécessaire, massacreur parce qu’il le faut bien. Au manuscrit de l’Histoire d’un crime qui dormit pendant vingt ans, Hugo put, avant publication, ajouter un chapitre, celui de la chute finale : « À pire que Brumaire, il fallait pire que Waterloo. » Sedan, nouvelle expiation ! Mais la tache ancienne avait disparu « sous la gloire ». Le 2Décembre, lui, n’était pas effacé. Une fois de plus la comparaison entre l’oncle et le neveu s’impose à son esprit. Autant le premier était resté digne de la ferveur de ses soldats, autant la défaite du second face aux Prussiens est lamentable :

Il a mené lui-même, exprès et malgré lui, le voulant et sans le vouloir, misérable esprit en proie à l’abîme, il a mené son armée dans un lieu d’extermination ; il a fait ce choix effrayant du champ de bataille sans issue ; il n’avait plus conscience de rien, pas plus de sa faute d’aujourd’hui que de son crime d’autrefois… Le livre Premier de Napoléon le Petit s’intitule « L’homme ». Il s’agit d’un portrait biographique écrit au vitriol – qui commence par le récit du serment prononcé par Louis-Napoléon Bonaparte, après son élection : « En présence de Dieu et devant le peuple français représenté par l’Assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique une et indivisible et de remplir tous les devoirs que m’impose la Constitution. » Moins de trois ans plus tard, c’était le coup d’État. Et Victor Hugo de prendre la voix du prophète : « Non, tu ne meurs pas, liberté ! Un de ces jours, au moment où on s’y attendra le moins, à l’heure même où l’on t’aura le plus profondément oubliée, tu te lèveras ! » Passant à la biographie et au portrait proprement dits de LouisNapoléon Bonaparte, il écrit : Louis Bonaparte est un homme de moyenne taille, froid, pâle, lent, qui a l’air de n’être pas tout à fait réveillé. […] Il monte bien à cheval. Sa parole traîne avec un léger accent allemand. […] Il a la moustache épaisse et couvrant le sourire comme le duc d’Albe, et l’œil éteint de Charles IX. […] C’est un personnage vulgaire, puéril, théâtral et vain. Les personnes invitées chez lui, l’été, à Saint-Cloud, reçoivent, en même temps que l’invitation, l’ordre d’apporter une toilette du matin et une toilette du soir. Il aime la gloriole, le pompon, l’aigrette, la broderie, les paillettes et les jassequilles, les grands mots, les

grands titres, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir. En sa qualité de parent de la bataille d’Austerlitz, il s’habille en général.

« Citoyens ! Marchons ! » Si Victor Hugo a intitulé son livre Napoléon le Petit, c’est bien sûr en comparaison de son oncle, Napoléon le Grand, qu’il n’a cessé d’admirer : Ses partisans – il en a – le mettent volontiers en parallèle avec son oncle, le premier Bonaparte. Ils disent : « L’un a fait le 18 brumaire, l’autre a fait le 2 décembre ; ce sont deux ambitieux. » Le premier Bonaparte voulait réédifier l’empire d’Occident, faire l’Europe vassale, dominer le continent de sa puissance et l’éblouir de sa grandeur, prendre un fauteuil et donner aux rois des tabourets, faire dire à l’histoire : Nemrod, Cyrus, Alexandre, Hannibal, César, Charlemagne, Napoléon était un maître du monde. Il l’a été. C’est pour cela qu’il a fait le 18 brumaire. Celui-ci veut avoir des chevaux et des filles, être appelé monseigneur, et bien vivre. C’est pour cela qu’il a fait le 2 décembre. Une autre opposition, une autre antithèse : celle qui oppose le futur Napoléon III à la France. Ainsi vient la conclusion : Il ne sera jamais que l’étrangleur nocturne de la liberté ; il ne sera jamais que l’homme qui a soûlé les soldats, non avec de la gloire, c’est le premier Napoléon, mais avec du vin ; il ne sera jamais que le tyran pygmée d’un grand peuple.

Tout de même, Victor Hugo ne peut pas ne pas reconnaître la complicité qui existe entre la France et son nouveau maître – entre une certaine France à tout le moins – d’où cette amertume exprimée avec éloquence : Il y a quelque chose qui est plus poignant que cet enfant tué, plus lamentable que ce vieillard mitraillé, plus horrible que cette loque tachée de cervelle humaine, plus effrayant que ces pavés rougis de carnage, plus irréparable que ces hommes et ces femmes, que ces pères et ces mères égorgés et assassinés, c’est l’honneur d’un grand peuple qui s’évanouit. Mais Victor Hugo redevient pour finir prophète : Vous ne voyez donc pas que c’est tout cela qui est chimère ! Vous ne voyez donc pas que le Deux-Décembre n’est qu’une immense illusion, une pause, un temps d’arrêt, une sorte de manœuvre derrière laquelle Dieu, ce machiniste merveilleux, prépare et construit le dernier acte, l’acte suprême et triomphal de la Révolution française ? Après la charge, après la désolation, le pamphlet s’achève par l’espérance et l’annonce d’une République qui est dans le plan de Dieu. À Jersey, c’est en vers aussi que Victor Hugo crie vengeance, composant Les Châtiments en six ou sept mois. Indigné, frémissant, écrivant à bride abattue, en pleine maîtrise de son art, il jette ses strophes comme des coups de fouet à la face du forban. Tantôt lyrique, tantôt épique, grave, léger, ironique, satirique, mordant, cinglant, l’ouvrage d’Hugo, qui passera clandestinement la frontière, va devenir la Bible des républicains. Une invective de 7 000 vers, dont certains seront appris par

cœur par eux. Nous avons cité « L’Expiation », ce chef-d’œuvre. Le procédé de la comparaison entre les deux Bonaparte y est récurrent : Quand il tomba, lâchant le monde, L’immense mer Ouvrit à sa chute profonde Son gouffre amer ; Il y plongea, sinistre archange, Et s’engloutit. – Toi, tu te noieras dans la fange, Petit, petit. Le « Souvenir de la nuit du 4 » – c’est du 4 décembre 1851 qu’il s’agit – est le plus émouvant, consacré à la mort d’un enfant au cours de la répression qui a suivi le coup d’État : L’enfant avait reçu deux balles dans la tête. Le logis était propre, humble, paisible, honnête ; On voyait un rameau bénit sur un portrait. Une vieille grand’mère était là qui pleurait. Nous le déshabillons en silence. Sa bouche, Pâle, s’ouvrait ; la mort noyait son œil farouche ; Ses bras pendants semblaient demander des appuis. Il avait dans sa poche une toupie en buis. On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies. « Le Manteau impérial » mobilise les abeilles qui ornent la cape de l’empereur : Et percez-le toutes ensemble Faites honte au peuple qui tremble,

Aveuglez l’immonde trompeur. Acharnez-vous sur lui, farouches Et qu’il soit chassé par les mouches Puisque les hommes en ont peur ! Ce pouvoir usurpé, pris par la force, doit périr par la force. Pour Hugo, « le citoyen digne de ce nom n’a qu’une chose à faire : charger son fusil et attendre l’heure » : Citoyens ! marchons ! Peuple, aux armes, aux pavés ! À bas ce sabre abject qui n’est pas même un glaive ! Que le jour reparaisse et que le droit se lève ! – […] Oui, sachez-le, vous tous que l’air libre importune Et qui dans ce fumier plantez votre fortune, Nous ne laisserons pas le peuple s’assoupir ; Oui, nous appellerons, jusqu’au dernier soupir, Au secours de la France aux fers et presque éteinte, Comme nos grands aïeux, l’insurrection sainte ; Nous convierons Dieu lui-même à foudroyer ceci ; Et c’est notre pensée et nous sommes ainsi, Aimant mieux, dût le sort nous broyer sous sa roue, Voir couler notre sang que croupir votre boue. Ce sera peut-être une longue patience, mais non une attente vaine. Comme le dit le dernier vers du poème consacré à Jéricho : À la septième fois, les murailles tombèrent. Il aura cette patience, il attendra, lui l’exilé, le proscrit, inflexible :

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme, Sans chercher à savoir et sans considérer Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer. Si l’on n’est plus que mille, eh bien ! j’en suis ! Si même Ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla ; S’il en demeure dix, je serai le dixième ; Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! Cette résolution farouche, Hugo en donne une preuve parfaite quand, en 1859, Napoléon III décrète l’amnistie en faveur des proscrits. Il déclare : « Fidèle à l’engagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté. Quand la liberté rentrera, je rentrerai. »

9

Exil

Contrairement à nombre de compagnons d’infortune contraints de quitter la France, Hugo ne manque pas d’argent. Lui qui n’est pas un héritier a su, par le succès de ses livres, épargner un capital qui, bien placé, lui permet de passer ses années d’exil sans souci pécuniaire. D’autant que sa production ne cesse pas, Les Misérables lui rapporteront la somme considérable de 300 000 francs. Ses détracteurs l’ont traité d’« avare », et Juliette même a pu, dans un billet de 1857, l’appeler « mon cher petit Harpagon ». Mais Hugo, qui ne vit que de sa plume, doit assurer l’existence de toute sa famille, y compris celle de ses deux fils, et, en bourgeois prudent, il veille à ne pas épuiser inconsidérément son bas de laine. C’est dans les dernières années de sa vie qu’on le verra en proie à un goût excessif de l’argent. Dans l’exil, il dépense aussi généreusement pour ses œuvres de charité, ses dons incessants, et fait preuve d’une grande largesse à l’endroit des innombrables quémandeurs. Charles et Victor se plaignent de la modicité de leur pension qu’il leur alloue ; sa femme Adèle, qui aime les mondanités, lui reproche sa parcimonie. Quoi qu’il en soit, l’exil pour Victor Hugo n’a pas été une période de dénuement. À Jersey, où ils resteront jusqu’en 1855, les Hugo habitent à SaintHélier une maison en bord de mer, Marine Terrace, que Victor a louée à

un armateur de l’île. Isolée, elle n’est guère attrayante. Ainsi la présente Hugo dans le premier chapitre de William Shakespeare : La maison, qui avait une terrasse, était rectiligne, correcte, carrée, badigeonnée de frais, toute blanche. C’était du méthodisme bâti. Rien n’est glacial comme cette blancheur anglaise. Elle semble vous offrir l’hospitalité de la neige. On songe, le cœur serré, aux vieilles baraques paysannes de France, en bois, joyeuses et noires, avec des vignes. L’intérêt du gîte est la vue sur la mer. Mais on ne l’exerce que du second étage car la maison est bâtie en contrebas. Bien que le propriétaire et sa famille habitent la moitié de la demeure, Marine Terrace est assez vaste pour loger chacun à son aise, et dispose même d’un appartement pour les invités. Le paterfamilias, lui, occupe la pièce principale, qui donne plein sud sur la mer. Sous surveillance paternelle, les Hugo vivent dans une certaine aisance. Pour les servir, ils emploient deux domestiques nonchalantes et querelleuses, une cuisinière et une femme de chambre. Un chien égaré, qu’ils appellent Ponto, égaie la famille de ses va-et-vient. À quelques encablures, Juliette Drouet s’est installée dans un petit village de pêcheurs où elle loue un appartement donnant sur une plage, dont le spectacle aux beaux jours l’amuse. Incommodée par le voisinage immédiat, elle déménage en février 1853 dans un petit appartement lui aussi en bord de mer. Sur la recommandation de Victor, elle occupe une partie de ses longs loisirs à tenir son journal, à l’instar de l’épouse, Adèle.

Les tables tournantes

Un des passe-temps nouveaux dans le siècle est l’usage de la photographie, d’invention récente, dont Charles, le fils aîné d’Hugo, devient féru. Des clichés qu’il envoie à son éditeur Hetzel, celui-ci retient « un regard qu’on dirait fixé sur Bonaparte ce qui fait qu’il n’a point de douceur ». Cela n’empêche pas de faire mûrir l’idée de diffuser à grande échelle commerciale le portrait de l’écrivain. L’idée ne sera pas suivie d’effet, mais Charles Hugo aura multiplié pour nous les portraits de son père et de sa famille, ainsi que ceux des visiteurs. Les relations locales d’Hugo sont principalement celles qu’il entretient avec les autres proscrits français, le général Le Flô, le socialiste Pierre Leroux, Charles Ribeyrolles, l’ancien rédacteur en chef de La Réforme… Certains habitent Jersey, d’autres viennent de Londres, comme Victor Schœlcher. Des invités plus modestes, ouvriers et artisans, aiment passer les samedis soir à Marine Terrace, où on leur sert une collation, et où l’on chante en chœur des chants patriotiques. Certains refusent l’invitation, les gauchistes irréductibles, qui classent une fois pour toutes Victor Hugo dans le camp des riches. Le poète fait partie, cependant, de la Société fraternelle des proscrits (on en compte une centaine à Jersey et ils passent une bonne partie de leur temps à se quereller), qui organise des réunions hebdomadaires, publie des manifestes et tient une caisse de secours pour les plus démunis. À plusieurs reprises, Hugo prend part à des enterrements de proscrits qui lui donnent à chaque fois l’occasion de faire vibrer ses compagnons d’infortune. Parmi ses oraisons, il en est une à mettre en relief, prononcée le 2 juillet 1853 sur la tombe de Louise Anselme d’Ataïde, une crâne républicaine. Le poète chante l’égalité hommes-femmes, un discours qui place Hugo très en avance sur son temps : Le XVIIIe siècle a proclamé le droit de l’homme ; le XIXe proclamera le droit de la femme. […] Bien des esprits excellents hésitent encore à admettre dans l’homme et dans la

femme l’égalité de l’âme humaine, et, par conséquent l’assimilation, sinon l’identité complète des droits civiques. Parmi les invités qui débarquent du continent, l’arrivée de Delphine de Girardin en septembre 1853 marque un tournant dans la vie de Victor Hugo. Grande dame parisienne, Delphine Gay était l’épouse d’Émile de Girardin, l’homme de presse le plus célèbre du XIXe siècle, l’inventeur des journaux à grand tirage, fondateur de La Presse – l’un des trois grands quotidiens de la monarchie de Juillet avec Le Siècle et Le Constitutionnel. Sous la République, il avait été, comme Hugo, un défenseur des libertés contre Cavaignac, et il s’était montré l’adversaire résolu du coup d’État avant de quitter la France. À Jersey, avec Delphine de Girardin, on parle moins de politique que des tables « mouvantes », qui, importées des États-Unis, font fureur à Paris comme à Londres. Cette mode a séduit Hugo. Très superstitieux, déiste sans dogme, il était convaincu des limites de la science inapte à saisir les « phénomènes de l’ombre ». Hanté par la mort de Léopoldine, qu’il avait perdue dix ans plus tôt, il participa plus qu’en curieux aux séances de spiritisme auxquelles Madame de Girardin entreprenait de l’initier. On fit plusieurs essais qui se révélèrent infructueux, mais le 11 septembre 1853, la table autour de laquelle étaient réunis la famille Hugo, le général Le Flô, Trévenenc et Auguste Vacquerie (le beau-frère de Léopoldine) se mit à parler, Charles Hugo servant de médium. Les premières questions posées par Delphine de Girardin provoquent les réponses de Léopoldine. Hugo s’enquiert de savoir si elle est heureuse ; la réponse est positive. Le lendemain 12 septembre, Napoléon III, envoyé par son oncle, entrait en jeu. Cette fois, on ne se contentait plus de faire parler les morts. Hugo l’interroge : – Sais-tu quand tu mourras ? – Oui.

– Dans combien d’années ? – Deux ans. – Peux-tu dire comment ? – Par tous. – Sais-tu qui te remplacera ? – Oui. – Peux-tu le dire ? – Oui. – Quoi ? – La République universelle. Hugo réalisait l’exploit de faire parler un vivant. Il passa évidemment du neveu à l’oncle. Les réponses de Napoléon Ier ne furent pas pour lui déplaire : Au secours ! À l’assassin ! ma race me sacrifie ; elle pille ma vie ; elle assassine ma mort. Ô ma vieille garde ! ô mes drapeaux ! ô mes victoires ! ô mon fils ! Austerlitz, ô pureté du sang versé pour la patrie ! ô mon saule ! ô idée, viens à mon aide ! Mon titre usé salit ma gloire […]. Napoléon confirmait la disparition de Napoléon III dans les deux ans et l’avènement ensuite de la République européenne. Il y a des guéridons inspirés. Hugo fait même se manifester des entités abstraites : la Gloire, la Russie, la Prière, le Drame, la Tragédie, la Civilisation. Quant aux morts, ils ont de belles cartes de visite : Racine, Chateaubriand, Dante, Rousseau, Chénier… Juliette, délaissée, s’inquiète : « Je m’explique mal, mais je sens que ce passe-temps a quelque chose de dangereux pour la raison, s’il est sérieux, comme je n’en doute pas de ta part, et d’impie, pour peu qu’il s’y mêle la moindre supercherie. Quant à moi je ne veux pas me livrer à cette

curiosité téméraire. J’ai d’ailleurs assez d’autres tablatures ici-bas sans aller chercher parmi les spectres. » Mais Victor Hugo continue, loin d’avoir épuisé ses curiosités. La critique du phénomène par les scientifiques comme Faraday ou Chevreul le laisse de marbre ; il refuse l’explication trop rationnelle qu’ils donnent. Il croit au mystère, à l’immortalité de l’âme, il rejette la république athée ; il n’adhérera jamais au matérialisme. Comme l’écrivait sa fille Adèle dans son journal : « Le phénomène des Tables a pour but de ramener l’homme au spiritualisme, et de l’y ramener immédiatement. » Même si, à partir de 1855, Hugo se détache des expériences de Jersey, il ne les reniera pas. Jusqu’à la fin de sa vie, il sera en communication avec l’invisible, en proie à ses manifestations nocturnes, aux coups répétés dans les murs, aux fantômes.

Hauteville House La longue période de l’exil se révèle féconde. Hugo aligne les vers, met au point ses recueils. Mais le combat politique ne cesse jamais pour lui. En avril 1855, il publie sa Lettre à Louis Bonaparte, à l’occasion de la venue de Napoléon III à Londres. Les Français et les Anglais entendent fêter leur victoire commune contre la Russie dans la guerre de Crimée. À Douvres, l’empereur peut lire l’adresse de Victor Hugo affichée sur les murs : Qu’est-ce que vous venez faire ici ? à qui en voulez-vous ? qui venez-vous insulter ? L’Angleterre dans son peuple ou la France dans ses proscrits ? Et la philippique se termine par ces mots :

Quelquefois, la nuit, ne dormant pas, le sommeil de la patrie est l’insomnie du proscrit, je regarde à l’horizon la France noire, je regarde l’éternel firmament, visage de la justice éternelle, je fais des questions à l’ombre sur vous, je demande aux ténèbres de Dieu ce qu’elles pensent des vôtres, et je vous plains, Monsieur, en présence du silence formidable de l’infini. Napoléon III, sa police, sa diplomatie, entendent agir contre le trublion, le rancuneux, l’empêcheur de régner en majesté. C’est la police parisienne elle-même qui se charge d’arracher les affiches où on lit la lettre du proscrit à Bonaparte, sur les murs de Londres. Le gouvernement anglais lui-même attendait l’occasion. Une « Lettre à la reine », publiée à Londres sous la signature de Félix Pyat, reprochait à Victoria en termes injurieux son voyage à Paris et sa réception à l’Élysée. Charles Ribeyrolles l’avait reproduite dans son journal L’Homme. Des protestations s’élèvent. Pyat, Ribeyrolles et deux de ses collaborateurs sont expulsés de Jersey. Hugo n’a guère apprécié le pamphlet de Pyat, mais, solidaire, il prend publiquement la défense des bannis, rédige une pétition, que signe une trentaine d’exilés, et qui est affichée. Le samedi 27 octobre 1855, Hugo est averti qu’en raison d’une décision de la couronne, lui, son épouse et ses deux fils doivent, avec les autres pétitionnaires, quitter Jersey avant le 2 novembre suivant. Hugo s’exécute et gagne l’île de Guernesey, tandis que des meetings se tiennent en plusieurs villes de Grande-Bretagne contre la décision du gouvernement. Il remercie : L’Angleterre est une grande et généreuse nation où palpitent toutes les forces vives du progrès, elle comprend que la liberté c’est la lumière. Or c’est un essai de nuit qui vient d’être fait à Jersey ; c’est une invasion des ténèbres ; c’est une attaque à main armée du despotisme contre la vieille constitution libre de la Grande-Bretagne ; c’est un coup d’État

qui vient d’être insolemment lancé par l’empire en pleine Angleterre. L’acte d’expulsion a été accompli le 2 novembre ; c’est un anachronisme ; il aurait dû avoir lieu le 2 décembre… En mai 1856, Hugo, grâce aux ventes des Contemplations – dont une édition a paru en Belgique et une autre autorisée à paraître en France –, peut acquérir Hauteville House, une spacieuse maison du début du e XIX siècle, que le nouveau propriétaire va transformer à son goût. Juliette trouvera à se loger dans la même rue. Salle de billard pour ses fils, petit salon, fumoir, salle à manger, chambres, appartement d’invités, toutes ces pièces sont décorées en amateur d’art et en collectionneur. C’est au troisième étage que l’écrivain a installé sa thébaïde, d’où il voit la mer derrière une large baie vitrée. Après un temps d’hésitation, les habitants de Guernesey accueillent le Français avec sympathie. De son côté, Hugo tient bourse ouverte aux démunis. À partir de mai 1862, il invite une myriade d’enfants pauvres à déjeuner chaque semaine. Pourtant, la vie n’est pas vraiment drôle dans cette petite île anglonormande de 63 kilomètres carrés, où il vit avec sa famille, dans sa maison de Hauteville, à Saint-Pierre-Port. Lui, du moins, travaille, aligne les vers, écrit son roman. Juliette a suivi son grand homme, dans un état permanent d’admiration, peut-être heureuse de le voir échapper, lui qui ne la prend plus guère dans ses bras, aux innombrables tentations parisiennes. Adèle s’ennuie, François-Victor brûle de rentrer à Paris, Charles piaffe, Adèle II, après avoir refusé tous les partis qu’on lui a présentés, s’amourache de son officier de Pinson. La tension ordinaire qui règne dans la maison ne s’apaise que par la fuite. On s’échappe à Jersey, à Londres, dans l’île de Wight, en Belgique. Victor Hugo, qui parle en connaissance de cause de l’exil, a affirmé aussi sa grandeur :

En vous retirant de tout, on vous a tout donné ; tout est permis à qui tout est défendu ; vous n’êtes plus contraint d’être académique et parlementaire ; vous avez la redoutable aisance du vrai, sauvagement superbe. Vécu comme une catharsis, l’exil, dans son cas, transforme et libère. La mondanité qui contraint aux convenances, au bon ton, aux politesses inhibitrices, n’a plus cours ; la liberté de pensée n’est plus aliénée par l’ambition ou la vanité ; le recul permet de se concentrer, comme dirait le cardinal de Retz, sur la substance au mépris du frivole. À Louise Colet, il écrit en 1857 : Il me semble qu’on est bien heureux en France en ce moment. Bonheur de cloaque mais bonheur. À ce qu’on dit du moins. Je ne l’envie pas, ce bonheur, j’aime l’exil. Il est âpre, mais libre ; il est sombre, mais visité quelquefois par un rayon. Certes, les pièges abondent. Lucide, Hugo pourra ainsi écrire en 1875 : « Le proscrit est un homme chimérique. Soit ! c’est un voyant aveugle ; voyant du côté de l’absolu, aveugle du côté du relatif. Il fait de bonne philosophie et de mauvaise politique. » Mais l’auteur des Châtiments défend néanmoins la voix de « l’homme chimérique », connaissant trop bien cette pente du relativisme qui mène à l’abîme. Il est prêt, lui, l’ancien pair de France, l’académicien éloigné de la Coupole, le notable philippard, à écrire ses œuvres sans concession ; ce seront les plus grandes. Sont écrits au cours de cette période féconde Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, L’Homme qui rit, Les Contemplations, La Légende des siècles, William Shakespeare, Quatrevingt-treize, La Fin de Satan, Dieu… L’énumération est incomplète. Nombre de ses écrits de l’exil attendront

son retour pour être publiés comme l’Histoire d’un crime ; d’autres seront posthumes, comme Toute la lyre. Bref, une fécondité exceptionnelle. Nous parlerons plus loin des Misérables qui, plus que toute autre création, a établi la renommée mondiale de Victor Hugo. Disons un mot seulement de ces œuvres poétiques qui furent les plus accomplies, Les Contemplations et La Légende des siècles.

Le poète au sommet Le premier recueil est celui de la poésie lyrique, personnelle, subjective. « L’auteur, lit-on dans la préface de 1856 des Contemplations, a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur. » C’est la vie d’un homme, mais, nous dit-il, c’est « la vie des autres aussi ». On se souvient de son cri : « Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! » Hugo y chante les joies de la famille ; le long deuil inachevé : Mère, voilà douze ans que notre fille est morte Et depuis, moi le père et vous la femme forte, Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour Sans parfumer son nom de prière et d’amour. Nous avons pris la sombre et charmante habitude De voir son ombre vivre en notre solitude, De la sentir passer et de l’entendre errer, Et nous sommes restés à genoux à pleurer. […] (Dolorosae)

Il défend la révolution romantique (« Réponse à un acte d’accusation ») ; s’imprègne de la nature (« Ô forêts ! bois profonds ! solitudes ! asiles ») ; exalte l’amour ; se livre à des développements cosmiques et métaphysiques ; élève le poète au rang des mages et des prophètes ; médite sur la mort – une mort qu’il appelle parfois : J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs Je marche sans trouver de bras qui me secourent, Puisque je ris à peine aux enfants qui m’entourent, Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ; […] Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse, Répondre à l’envieux dont la bouche me nuit. Ô Seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit, Afin que je m’en aille et que je disparaisse ! (Veni, Vidi, Vixi) La critique en France se montre hostile. Veuillot et Barbey d’Aurevilly, dans le camp catholique, sont particulièrement venimeux. Sainte-Beuve se tait. Dans Le Figaro, un article signé Suzanne attaque violemment l’exilé. Sous le pseudonyme, Alexandre Dumas reconnaît l’une de ses comédiennes, Augustine Brohan. Il écrit incontinent au directeur du Théâtre-Français : « J’ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration que je désire que la personne qui l’attaque au fond de son exil ne joue plus dans mes pièces. » En cette même année 1857, Dumas rendra deux fois visite à Hugo à Guernesey. Les Contemplations ont d’autres défenseurs, George Sand dans La Presse, Jules Janin dans Les Débats… L’autre grande création poétique de l’exil est La Légende des siècles, une « épopée humaine », une Bible de l’humanité, retraçant les « siècles passés jusqu’à l’âge où nous sommes ». Il s’en explique dans sa préface :

Exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique ; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière. La pensée d’Hugo s’affirme ici résolument progressiste ; il entend faire revivre « l’épanouissement du genre humain de siècle en siècle, l’homme montant des ténèbres à l’idéal… » Dès les débuts de la Création, il célèbre « La Conscience » (« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »). Les siècles s’enchaînent, les héros se transmettent le flambeau, l’humanité grandit dans les orages de fer et de feu. Au rang des régressions et des déceptions, il épingle l’Église : Puisque j’expose ici la publique infortune, Puisque j’étale aux yeux nos hontes, c’en est une Que prêtre ait grandi plus haut que notre droit Et que l’Église ait pris l’allure qu’on lui voit. […] Le ciel est à qui peut acquitter le loyer ; On y sera logé bien ou mal, mieux ou guère, Selon qu’on sera riche ou pauvre sur la terre ; Arrière le haillon ! place au riche manteau. Au mur du paradis, Rome a mis son écriteau. Dans ce long cheminement vers la lumière, Hugo rappelle les heures sombres : l’Inquisition, l’échafaud, les ténèbres du passé. Il manifeste sa colère contre les rois. La liberté est célébrée ; l’amour, glorifié (« L’amour c’est la loi suprême »). Les créateurs figurent dans la galerie d’honneur : Virgile, Dante, Shakespeare, Voltaire, Diderot, Beaumarchais, André

Chénier… Dieu est honoré (« Il pense, il règle, il pèse, il juge »). Napoléon est exalté : Sire, vous reviendrez dans votre capitale, Sans tocsin, sans combat, sans lutte et sans fureur, Traîné par huit chevaux sous l’arche triomphale, En habit d’empereur. Le poète donne son père en exemple de mansuétude. Il parle de la Révolution comme d’un volcan dont la lave est terrible « et maintenant féconde ». Ce livre composé de visions, de légendes, d’histoire héroïsée, de pleins ciels et de ténèbres, cette fresque humaine se révèle à la mesure de l’écrivain qui n’a jamais été aussi puissant. Sans doute, La Légende des siècles est-elle déséquilibrée, avant tout fixée sur l’épopée occidentale, ignorant les grandes civilisations de la Perse, de l’Égypte, de la Chine et du Japon ; son histoire de l’humanité reste forcément subjective, mais quel souffle ! quel génie de la poésie épique ! quelle splendide souveraineté créatrice ! On ne voit aucun précédent dans la littérature française. Ce n’était que la « première série » de La Légende des siècles ; elle devait être complétée par La Fin de Satan et Dieu qui paraîtront plus tard. Publiée le 26 septembre 1859 à la fois par Michel Lévy et Hetzel, La Légende des siècles est d’emblée saluée par le fidèle Jules Janin dans Les Débats. Sainte-Beuve brille une nouvelle fois par son silence public ; il s’en explique, médiocre, dans sa correspondance : « J’ai été si lié autrefois avec Victor Hugo que je suis, en quelque sorte, condamné à être muet sur son compte, du moment que je n’ai plus à le louer. Mais vraiment quel abus de puissance ! Quel parti pris d’exagération et d’outrance sur tous les points ! […] Ces violences, ces grossièretés, éclatantes, s’étalant et se déchaînant dans le domaine de l’esprit, là où il ne devrait régner que des

souffles divins et cléments ou de beaux orages, m’affligent et me gâtent même mon passé […]. » Cependant, une nouveauté dans la critique, c’est le ton adopté par Barbey dans Le Pays : « Le poète expirant dans Les Contemplations ressuscite aujourd’hui dans La Légende des siècles. Aujourd’hui le lion, relevé et debout, remet tranquillement sa puissante griffe sur son globe. »

La tête politique En dehors de ses ouvrages, Victor Hugo agit par le discours, les articles, des interventions, une correspondance – dont nous trouvons le corpus dans la partie d’Actes et Publications intitulée « Pendant l’exil ». Ces textes sont d’abord et encore la condamnation de Napoléon III, l’usurpateur, le tyran : Est-ce que le proscrit hait le proscripteur ? Non. Il le combat ; c’est tout. À outrance ? Oui. Comme ennemi public, jamais comme ennemi personnel. La colère de l’honnête homme ne va pas au-delà du nécessaire. Le proscrit exècre le tyran et ignore la personne du proscripteur. S’il la connaît, il ne l’attaque que dans la proportion du devoir. Il s’en prend au plébiscite de 1870, sans garanties du scrutin, sans contrôle, sans liberté. Qu’est-ce qui sort de l’urne ? La volonté de M. Bonaparte. Pas autre chose. M. Bonaparte a les clés des boîtes dans sa main, les Oui et les Non dans sa main, le vote dans sa main. Après le travail des préfets et des maires terminé, ce

gouvernant de grands chemins s’enferme en tête-à-tête avec le scrutin, et le dépouille. Pour lui, ajouter ou retrancher des voix, altérer un procès-verbal, inventer un total, fabriquer un chiffre, qu’est-ce que c’est ? Un mensonge, c’est-à-dire peu de chose, c’est-à-dire rien. Hugo, champion du suffrage universel, nous rappelle que celui-ci n’exprime la volonté du peuple que s’il est exercé dans une parfaite liberté et selon des règles de contrôle. Le Second Empire, né d’un coup d’État, est un régime discrétionnaire, Victor Hugo n’aura de cesse jusqu’à la fin de l’exil de rappeler et son péché originel et sa nature dictatoriale. Autre thème : la défense des nationalités. Il encourage les proscrits polonais et célèbre « les peuples qui ressuscitent » : « Le passé appartient aux princes : il s’appelle Barbarie ; l’avenir appartient aux peuples : il s’appelle Humanité. » Il célèbre l’unité italienne : « Et répétez-vous sans cesse au fond de l’âme cette chose terrible : tant que l’Italie ne sera pas un peuple, l’Italien ne sera pas un homme. » Il écrit un poème en l’honneur de Garibaldi, en 1867, le vaincu des troupes impériales à Mentana. En représailles, les représentations d’Hernani au Théâtre-français et de Ruy Blas à l’Odéon sont interrompues. Il prend parti pour la Crète qui s’insurge contre son maître, l’Empire ottoman, pour les insurgés de Cuba contre l’Espagne : « Dans ce conflit entre l’Espagne et Cuba, l’insurgé c’est l’Espagne. » Victor Hugo ne considère pas la nation comme une fin en soi, mais la réalisation de l’État-nation s’impose comme une étape dans la construction de la République universelle. Une autre étape, intermédiaire, un autre thème – celui des États-Unis d’Europe, pour lesquels il s’était prononcé dès 1849. D’abord, l’Europe des peuples – après quoi, dans la liberté, l’Europe unifiée :

Le groupe européen n’étant plus qu’une nation, l’Allemagne serait à la France, la France serait à l’Italie, ce qu’est aujourd’hui la Normandie à la Picardie et la Picardie à la Lorraine. Plus de guerre ; par conséquent plus d’armée. […] Plus de frontières, plus de douanes, plus d’octroi ; le libreéchange ; flux et reflux gigantesque de numéraire et de denrées, industrie et commerce vingtuplés. […] Une monnaie continentale, à double base métallique et fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour moteur l’activité libre de 200 millions d’hommes, cette monnaie, une, remplacerait et résorberait toutes les absurdes variétés monétaires d’aujourd’hui. […] Liberté d’aller et venir, liberté de s’associer, liberté de posséder, liberté d’enseigner, liberté de parler, liberté d’écrire, liberté de penser, liberté d’aimer, liberté de croire, toutes les libertés feraient faisceau autour du citoyen gardé par elles et devenu inviolable. Une assemblée siégerait à Paris, « déclarée désormais la ville d’Europe » – une assemblée évidemment élue au suffrage universel par tous les peuples du continent. L’évolution politique en France flatte ses espérances : les élections législatives de 1869 ont vu la forte poussée du parti républicain. Hélas ! le plébiscite de 1870 semble remettre en question les avancées de la démocratie. De France, on demande à Victor Hugo son avis : Si l’auteur du coup d’État tient absolument à nous adresser une question à nous, peuple, nous ne lui reconnaissons que le droit de nous faire celle-ci : – Dois-je quitter les Tuileries pour la Conciergerie et me mettre à la disposition de la justice ?

– Oui. Les années de la proscription ont définitivement inscrit Victor Hugo au rang des pères de la République. Amnistié, devenu le plus grand écrivain vivant, il est resté intransigeant. Mieux qu’un simple rebelle, il a voulu confondre sa destinée avec l’espérance de la République restaurée. Position radicale qui construit sa grandeur. Le non inconditionnel qu’il oppose à « l’usurpateur », au régime du 2-Décembre, à l’étouffement des libertés, aux complicités bonapartistes avec le parti clérical, constitue un capital de légitimité qu’il fera fructifier dans la dernière partie de sa vie. C’est seulement une fois Napoléon III jeté à terre qu’il reviendra en France. Il deviendra alors la référence clé d’une République démocratique et héroïque. Il eût pu mourir avant la chute de l’aigle ; il y a souvent pensé, même s’il avait parié sur une issue plus rapide. La guerre francoprussienne eût pu ne pas avoir lieu. Hugo aurait pu s’éterniser dans son exil et y mourir. Pour une fois, on a affaire à un homme qui a été prophète en son pays, grâce à dix-neuf ans de patience résolue.

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Misère et fraternité

Victor Hugo a achevé d’écrire Les Misérables le 30 juin 1861. C’est un livre qu’il portait en lui bien avant la révolution de Février et le coup d’État, mais les événements qui l’ont conduit à l’exil ont renforcé la dimension politique que l’auteur a donnée à son ouvrage. Le succès sera immense, international et pérenne : Les Misérables sont l’une des œuvres de fiction les plus admirées et traduites sur tous les continents.

Le romantisme social Très tôt, Hugo a été sensible aux diverses formes de la domination de l’homme sur l’homme. Dans son roman Bug-Jargal, il décrivait la condition des esclaves à Saint-Domingue, l’insensibilité des maîtres, et faisait du chef de la révolte le héros éponyme de son récit. Dans Han d’Islande, il était, à vingt-et-un ans, un des premiers à décrire une révolte ouvrière, celle de mineurs norvégiens. Un des poèmes des Feuilles d’automne, datant de janvier 1830, « Pour les pauvres », est un appel aux riches :

Dans vos fêtes d’hiver, riches, heureux du monde, Quand le bal tournoyant de ses feux vous inonde, Quand partout à l’entour de vos pas vous voyez Briller et rayonner cristaux, miroirs, balustres, Candélabres ardents, cercle étoilé des lustres, Et la danse, et la joie au front des conviés ; Tandis qu’un timbre d’or sonnant dans vos demeures Vous change en joyeux chant la voix grave des heures, Oh ! songez-vous parfois que, de faim dévoré, Peut-être un indigent dans les carrefours sombres S’arrête, et voit danser vos lumineuses ombres Aux vitres du salon doré ? Rien de révolutionnaire dans ce poème, qui est un appel à la charité. Mais ces vers révèlent cette attention d’Hugo à l’inégalité, au côtoiement dans une même société des opulents et des misérables. En mars 1832, la condamnation à mort d’un détenu de la prison de Clairvaux, qui avait tué le directeur de l’établissement ainsi que le chef d’atelier provoque une réaction d’Hugo qui écrit une lettre publique, destinée aux élus, racontant l’histoire de Claude Gueux, un ouvrier qui avait été poussé au vol par la faim et, dans la prison, poussé à l’exaspération par le sadisme de la direction pénitentiaire. À la fin de son récit, Hugo proclamait : Le peuple a faim, le peuple a froid. La misère le pousse au crime ou au vice, selon le sexe. Ayez pitié du peuple, à qui le bagne prend ses fils, et le lupanar ses filles. Vous avez trop de forçats, vous avez trop de prostituées. Que prouvent ces deux ulcères ? Que le corps social a un vice dans le sang. Vous voilà réunis en consultation au chevet du malade ; occupez-vous de la maladie.

La même année paraissait les Paroles d’un croyant de Lamennais. Les lendemains des Trois Glorieuses ont vu, en effet, se développer ce qu’on appela le romantisme social, parallèlement à l’essor des idées socialistes des Fourier et des Saint-Simon. Pierre Leroux avait lancé le mot « socialisme » dans un article du Globe devenu saint-simonien. En 1834, Hugo, dans Littérature et philosophie mêlées, caractérisait les temps nouveaux par « la grande substitution des questions sociales aux questions politiques ». Hugo néanmoins reste alors un homme d’ordre, et quand il se fait élire, sous la IIe République, à l’Assemblée constituante, puis à l’Assemblée législative, il bénéficie, on l’a vu, du soutien de la droite, de la camarilla de la rue de Poitiers franchement conservatrice. On se souvient que, lors de l’insurrection des ouvriers des Ateliers nationaux, en juin 1848, il avait voté pour la fermeture des Ateliers et fut sans hésiter du côté de la répression. C’est pourtant dans ces années-là, dans l’effervescence politique de la IIe République à laquelle il prend une part active, que son attitude va progressivement changer, comme on peut le lire dans ses Choses vues. La « question sociale », selon l’expression de l’époque, est posée aux représentants du peuple. Dans la discussion sur la Constitution, une majorité s’est refusée à inscrire le « droit au travail », proclamé en février, dans le texte constitutionnel. Mais elle ne peut éviter d’aborder le problème des transformations sociales que la révolution industrielle en cours provoque. À l’Assemblée législative, un député catholique social, Melun, avait proposé de préparer et d’examiner des « lois relatives à la prévoyance et à l’assistance publique ». L’Assemblée est d’accord, mais Hugo, qui prend la parole pour le soutenir, va faire scandale. Il se déclare contre le socialisme, mais… Messieurs, expliquons-nous cependant. Est-ce à dire que, dans cet amas de notions confuses, d’aspirations obscures, d’illusions inouïes, d’instincts irréfléchis, de formules

incorrectes, qu’on désigne sous ce nom vague et d’ailleurs fort peu compris de socialisme, il n’y ait rien de vrai, absolument rien de vrai ? […] Eh bien ! Messieurs, disons-le, et disons-le précisément pour trouver le remède, il y a au fond du socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps et de tous les temps… La droite de l’Assemblée, qui chuchotait, s’échauffe ; elle explose d’indignation, quand l’orateur affirme : Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. Hugo est interrompu : « Erreur profonde. » La misère est de nature, on ne peut la faire disparaître, lui objecte-t-on. C’en est fait pour Victor Hugo, qui rompt avec la droite : « Être de cette majorité ? Préférer la consigne à la conscience ? Non ! » Personne n’a lu Marx, qui lance, en 1848, avec Engels, son Manifeste du parti communiste, mais, en France, les enquêtes se sont multipliées sur la condition ouvrière depuis le début des années 1840. L’économiste Adolphe Blanqui – le frère du révolutionnaire –, pendant l’été 1848, a publié, à la demande de l’Académie des sciences morales, une Enquête sur les classes ouvrières en 1848. Très attaqué par les patrons du textile, désavoué par nombre d’académiciens, Blanqui a fait appel aux députés, aux fins de lancer une enquête parlementaire à Lille. Hugo sera de la délégation parlementaire pour Lille en avril 1851. Il en rendra compte dans une pièce des Châtiments : Millions ! millions ! châteaux ! liste civile !

Un jour je descendis dans les caves de Lille ; Je vis ce morne enfer. Des fantômes sont là sous terre dans des chambres, Blêmes, courbés, ployés ; le rachis tord leurs membres, Dans son poignet de fer. Sous ces voûtes, on souffre, et l’air semble un toxique ; L’aveugle en tâtonnant donne à boire au phtisique ; L’eau coule à longs ruisseaux ; Presqu’enfant à vingt ans, déjà vieillard à trente, Le vivant chaque jour sent la mort pénétrante S’infiltrer dans ses os. Le peuple souffrant a trouvé son prophète.

Un roman universel En 1860, en exil à Guernesey, Hugo reprend Les Misérables, l’œuvre interrompue en février 1848. Il se croit alors très malade, souffre d’insomnie et de maux de gorge à répétition qui lui font craindre la mort. Il lui importe d’achever l’œuvre en cours avant la fin. Juliette s’applique à copier le manuscrit au fur et à mesure. Suivant le conseil de son médecin, le docteur Corbin, qui lui suggère de changer d’air, Hugo quitte provisoirement Guernesey au début du printemps 1861 pour Bruxelles. Belle occasion pour lui d’aller visiter le champ de bataille de Waterloo : « Je n’aurai qu’un mot à en dire dans mon livre, écrit-il, mais je veux que le mot soit juste. Je suis donc venu étudier cette aventure sur le terrain, et confronter la légende avec la réalité. » Il va mieux ; il s’est laissé pousser la barbe, on le complimente ; il explique qu’elle le protégera des maux de gorge ! À plusieurs reprises, en juin 1861, il arpente le fameux champ de bataille. Le 30, il triomphe : « J’ai fini Les Misérables. » Façon de parler,

car il faut tout relire, corriger, affiner, polir. Le marbre est encore brut. Hugo cherche maintenant un éditeur qui acceptera d’acheter les droits du livre pour 300 000 francs, tel est son prix. Énorme ! Humaniste, certes, mais dur en affaires ! Hetzel, mis au courant, déclare forfait. C’est son fils, Charles Hugo qui, finalement, négocie les droits avec Lacroix et Verbœckhoven. Ce sera donc 300 000 francs, droits de traduction compris, la durée de l’exploitation du titre par l’éditeur étant de douze ans. Le 2 décembre 1861, Lacroix est à Guernesey ; il en repart le 6 avec la première partie des Misérables intitulée « Fantine ». Un prospectus est prévu : « Après le Moyen Âge, le temps présent, telle est la double étude de Victor Hugo. Ce qu’il a fait pour le monde gothique dans Notre-Dame de Paris, il le fait pour le monde moderne dans Les Misérables. Ces deux livres seront dans son œuvre comme deux miroirs reflétant le genre humain. » Le 25 février 1862, Hugo envoie une courte préface à Lacroix : Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. Ce n’est pas du meilleur Hugo, et bien des lecteurs s’interrogeront notamment sur cette « atrophie de l’enfant par la nuit » : s’agit-il de l’obscurantisme catholique, du catéchisme, ou, ce n’est pas contradictoire,

de l’absence d’enseignement « gratuit et obligatoire » qu’il prône par ailleurs ? Le 30 mars 1862, la première partie, « Fantine », est imprimée. Les deux premiers volumes mis en vente s’arrachent, le succès est immédiat. Le 15 mai, les parties conjointes, titrées « Cosette » et « Marius », connaissent le même empressement de la part des lecteurs. Le 19 mai, Hugo expédie la fin du manuscrit ; le 30 juin, les cinquième et sixième parties sortent des presses à Bruxelles et à Paris. Ces dix volumes constitueront un des plus grands succès de librairie du XIXe siècle. Les Misérables sont à la fois un roman social, un roman d’amour (Marius et Cosette), un roman policier (Javert à la poursuite de Jean Valjean), un roman historique daté (de 1815 à 1833), un roman de la rédemption (celle d’un bagnard devenu quasiment un saint), un roman philosophique et politique (un manifeste pour la liberté et le progrès). Le livre est ancré dans son siècle, celui de la révolution industrielle qui introduit dans l’histoire une nouvelle classe sociale, le prolétariat. En Angleterre, où elle s’est produite en premier, on parle à la fin des années 1830 des Industrial Novels pour désigner les romans de Dickens, d’Elizabeth Gaskell, de Richard Horne. La dépravation d’une partie de la société, ses horreurs physiques et morales, ses bas-fonds avaient en France inspiré Les Mystères de Paris à Eugène Sue. Mais Les Misérables n’assimilent pas le peuple à la cour des Miracles. Roman d’un peuple, écrit pour le peuple (à Paris, les ouvriers se cotisaient pour réunir les 21 francs de l’ouvrage qu’ils lisaient tour à tour quand ils savaient lire), il décrit les réalités de la misère contemporaine tout en prophétisant le progrès de l’humanité. Historique, le roman d’Hugo relate aussi bien la bataille de Waterloo que l’émeute surgie des obsèques du général républicain Lamarque en 1832, ou la lutte sur les barricades. Tout le XIXe siècle gronde dans cet ouvrage, ses insurrections, ses répressions, ses prisons, le scandale du travail des enfants, l’égoïsme des possédants… Historique aussi dans les digressions qu’on a reprochées à l’auteur, qui nous entraîne dans l’histoire d’un quartier, dans celle des égouts ou aux origines de l’ordre de

l’Adoration perpétuelle. L’aspect encyclopédique révèle aussi les intentions didactiques d’Hugo. Quand Lacroix lui demande en février 1862 d’alléger les passages du « Petit Picpus » et de « Parenthèse », Hugo refuse. Roman de la rédemption, celle de l’ancien forçat Jean Valjean, figure christique et personnage central du récit, hautement symbolique, au-delà de la destinée d’un homme, de la montée du peuple vers la lumière. C’est aussi un roman engagé, sympathique aux insurgés, mais non révolutionnaire. Un personnage, Enjolras, incarne la pensée radicale de la violence insurrectionnelle. Face à lui, Combeferre, interprète de l’auteur, défend l’idée d’une marche lente vers le bien. Les moyens ? Hugo attribue au suffrage universel la meilleure façon d’en finir avec l’émeute – un suffrage universel librement exercé : « Ce que le suffrage universel a fait dans sa liberté et dans sa souveraineté ne peut être défait par la rue. » Surtout, il confie à l’école, qui, en son temps, n’est ni gratuite ni obligatoire, la mission de rendre possible le vivre ensemble démocratique. Les Misérables ne sont pas un roman socialiste, comme le dénonçaient leurs détracteurs réactionnaires. George Sand, elle, jugeait qu’il y avait dans ce livre trop de christianisme et pas assez d’espérance. À vrai dire, l’humanisme de Victor Hugo lui interdit de suivre jusqu’au bout d’idée de lutte des classes. D’un autre côté, fidèle à la religiosité de la révolution de février 1848, il juge nécessaire à l’harmonie sociale l’existence d’une religion, non le catholicisme, mais une religion sans dogme, sans hiérarchie, celle de la fraternité vécue sous le regard de Dieu. « Dieu, écrit Mona Ozouf dans Les Aveux du roman, est le metteur en scène de l’Histoire. […] La politique de Dieu tient le progrès “en pente douce”. » Le progrès matériel est utile mais insuffisant ; le progrès moral doit le compléter dans la marche progressive du mal au bien.

Le livre le plus dangereux de ce temps

Hugo dérange. La critique se fait mordante. Cuvillier-Fleury, ancien précepteur du duc d’Aumale, foudroie l’exilé dans le Journal des Débats du 29 avril : « Ce livre d’accusation contre la société s’intitulerait plus justement L’Épopée de la canaille, et la société n’est pas faite pour la canaille, mais contre elle… » Barbey d’Aurevilly sera, dans ses chroniques du Pays, le plus féroce. Il attaque d’abord les idées d’Hugo qui vient d’écrire « le livre le plus dangereux de ce temps ». En apitoyant les cœurs généreux, l’auteur sape toutes les bases de la société. « Le dessein du livre est de faire sauter toutes les institutions sociales, les unes après les autres […] avec des larmes et de la pitié. » Donner raison au criminel contre le gendarme, rendre sympathique le voleur contre le juge, défendre une « morale évangélico-niaise », cela démontre l’irresponsabilité du romancier. Il s’en prend aussi à la facture de l’écrivain ; à la fausseté de ses personnages, à la technique du roman : pourquoi ces interruptions continuelles du récit au profit des dissertations et du commentaire de l’auteur ? Deux pages réellement belles par-ci parlà, pas grand-chose au total : « Les Misérables ne sont pas un beau livre, et, de plus, c’est une mauvaise action. » Les journaux catholiques, bonapartistes et conservateurs éreintent Les Misérables : « Ces journaux, écrit Hugo, me portent en triomphe dans l’écume. » Flaubert, qui n’en dira rien publiquement, car il admire trop Victor Hugo, confie son indignation à une de ses correspondantes : « Ce livre est fait pour la crapule catholico-socialiste, pour toute la vermine philosophico-évangélique. » Il concède que ce roman contient quelques « beaux morceaux » mais ils sont rares. Il est écrit « intentionnellement incorrect et bas. C’est une façon de flatter le populaire ». On a écrit et réécrit, effectivement, que les personnages des Misérables n’étaient pas des personnes mais des figures mythiques, incarnations d’idées plus qu’individus vivants, complexes, évolutifs comme tout le monde : « Les personnages sont en bronze, lit-on dans le Journal des Goncourt, en albâtre, en tout, sauf en chair et en os. » Les Misérables ne sont pas un roman psychologique ; les acteurs représentent souvent une

idée abstraite de la société ; ils sont des entités. Ce jugement ne tient pas compte de certaines contradictions chez eux, tel l’intraitable Javert qui, soudain atteint par la compassion, épargne Jean Valjean. Mais la défense de l’auteur sur ce terrain restera de faible portée. Il faut en convenir, et c’est à l’avantage de Victor Hugo, qu’il a créé une mythologie propre à s’imposer au-delà des frontières et des océans ; au-delà du temps présent. Ce n’est pas par hasard si Les Misérables ont été traduits dans toutes les langues, ont suscité au XXe siècle de nombreuses adaptations cinématographiques et même la comédie musicale. Sont-ils crédibles, Jean Valjean, Mgr Myriel, Cosette, Gavroche, Javert… ? Ils sont mieux que crédibles ; ils sont immortels ; compréhensibles dans tous les pays du monde. Les Misérables, de ce point de vue, sont moins un roman qu’un opéra, dont les personnages ne comptent pas pour la juste peinture de leurs caractères, mais pour la symbolique portée par leurs actes et leurs paroles. Au demeurant, c’est sur le terrain politique qu’il a été le plus attaqué. Dans l’espoir d’être compris, Hugo s’explique dans une lettre à Lamartine, le 24 juin 1862 : Si le radical est l’idéal, oui, je suis radical. Oui, à tous les points de vue, je comprends, je veux, et j’appelle le mieux ; le mieux, quoique dénoncé par le proverbe, n’est pas ennemi du bien, car cela reviendrait à dire : le mieux est l’ami du mal. Oui, une société qui admet la misère, oui, une religion qui admet l’enfer, oui, une humanité qui admet la guerre, me semblent une société, une religion et une humanité inférieures, et c’est vers la société d’en haut, vers l’humanité d’en haut et vers la religion d’en haut que je tends : société sans roi, humanité sans frontières, religion sans livre. Oui, je combats le prêtre qui vend le mensonge et le juge qui rend l’injustice. Universaliser la propriété (ce qui est le contraire de l’abolir) en

supprimant le parasitisme, c’est-à-dire arriver à ce but : tout homme propriétaire et aucun homme maître, voilà pour moi la véritable économie sociale et politique. Le but est éloigné. Estce une raison pour n’y pas marcher ? J’abrège et je me résume. Oui, autant qu’il est permis à l’homme de vouloir, je veux détruire la fatalité humaine ; je condamne l’esclavage, je chasse la misère, j’enseigne l’ignorance, je traite la maladie, j’éclaire la nuit, je hais la haine. Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j’ai fait Les Misérables. Dans ma pensée, Les Misérables ne sont autre chose qu’un livre ayant la fraternité pour base et le progrès pour cime. Lamartine, revenu de ses déceptions de la IIe République, incline vers des positions conservatrices. Dans la critique qu’il consacre aux Misérables, dans son Cours familier de littérature, il écrira notamment : « La plus meurtrière et la plus terrible des passions à donner aux hommes, c’est la passion de l’impossible. » Les Misérables seraient-ils un roman utopique ? Romanesque, oui, en raison des coïncidences, des retrouvailles, des malentendus, dont le récit est profus. Mais, sympathique aux révolutionnaires (la barricade), il prône néanmoins la modération bien plus que ne le disent ses critiques. Éreintés, vilipendés, dénoncés, moqués, Les Misérables restent une somme unique dans la littérature française. « C’est un livre-monstre, écrit Mona Ozouf, un labyrinthe, une forêt, un océan, un continent. » Un livre qui ne souscrit pas aux exigences du roman impersonnel, tel que Flaubert s’en fera le défenseur. L’auteur est là, présent, prenant son lecteur par la main, prêchant ses idées, dans la langue la plus à même d’être comprise du grand nombre. Pareille intention est déplaisante aux yeux des puristes, des formalistes et des chantres de l’art pour l’art. Il reste que la puissance de la narration, la densité des personnages allégoriques, la force même

des idées et l’amour du peuple qui irradie tout le récit ont fait des Misérables un livre culte. Le succès de librairie a été tel que le gouvernement impérial s’est inquiété, d’autant qu’Hugo et son éditeur Lacroix envisageaient une édition populaire des Misérables qui, à moindre prix, devait élargir considérablement son public. En attendant cette édition bon marché qui fut réalisée en 1863 (mais pas selon les vœux de Victor Hugo car, en dix volumes, elle restait coûteuse), les traductions étrangères se multiplient. À son éditeur italien, il vante la dimension internationale de son inspiration : Quant à moi, j’ai écrit pour tous, avec un profond amour pour mon pays, mais sans me préoccuper de la France plus que d’un autre peuple. À mesure que j’avance dans la vie je me simplifie, et je deviens de plus en plus patriote de l’humanité. Ceci est d’ailleurs la tendance de notre temps et la loi de rayonnement de la révolution française ; les livres, pour répondre à l’élargissement croissant de la civilisation, doivent cesser d’être exclusivement français, italiens, allemands, espagnols, anglais, et devenir européens ; je dis plus, humains. Cette dimension internationale, Albert Lacroix avait voulu la célébrer par un grand banquet qu’il organisa à Bruxelles le 16 septembre. Chez lui, en présence de Victor Hugo, il recevait quatre-vingts convives, des hommes politiques belges, des amis de l’auteur et ses fils, des proscrits comme Louis Blanc, des journalistes de plusieurs pays représentant une trentaine de titres, ainsi que les photographes Ghémar et Nadar. Théodore de Banville présent put écrire : « On eût pu se croire dans un palais de fée ou dans la chambre d’or du roi Charlemagne ; on était chez des éditeurs qui ont gagné un million en quelques mois avec un livre ! Quel conte de Perrault a imaginé une semblable merveille ? » Toasts et discours se

succédèrent, et Hugo lui-même célébra la liberté de la presse, le droit de la femme (seuls des hommes étaient présents !), le droit de l’enfant à l’enseignement gratuit et obligatoire, et la liberté religieuse. Dans les rues des villes belges où Hugo était passé en compagnie de Juliette Drouet, il avait été reconnu, ovationné ; à Arlon, la société philharmonique lui a donné une sérénade, et les « Vive Victor Hugo ! » se répandaient. En janvier 1863, l’adaptation au théâtre de la première partie des Misérables, qui avait été interdite à Paris, est représentée à Bruxelles, dans une version de Charles Hugo et de Paul Meurice. La carrière extraordinaire des Misérables n’en était encore qu’à ses débuts.

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La peine de mort

Victor Hugo croit profondément aux vertus de la charité : Jean Valjean l’incarne. L’ancien bagnard régénéré ne cesse d’accomplir des actes généreux, sous divers traits – en particulier ceux de M. Madeleine, chef d’entreprise à Montreuil, aimé de ses ouvriers, considéré par ses concitoyens, précisément en raison de sa charité active. Cependant, ancien bagnard recherché par la police, il apprend qu’un autre a été arrêté, confondu comme étant Jean Valjean. Un drame de conscience pour M. Madeleine, alias Jean Valjean. Ne fait-il pas le bien à Montreuil ? Se faire découvrir, se faire arrêter, n’est-ce pas priver les malheureux de ses bienfaits ? Ne peut-on abandonner un individu à son injuste sort pour en sauver des centaines d’autres ? Non. « Faisons notre devoir, sauvons cet homme ! » La justice l’emporte sur la charité. On ne peut pas faire le bien avec des moyens corrompus. Mais dans ce roman de la rédemption, la justice est une auxiliaire de la sainteté : « Douloureuse destinée ! Il n’entrerait dans la sainteté aux yeux de Dieu que s’il rentrait dans l’infamie aux yeux des hommes ! » Se dévoiler infâme pour être un saint : nouvelle antithèse chère à Hugo, qui l’élève au sublime. L’héroïsme moral de Jean Valjean, qui se dénonce, fascine les spectateurs du procès Champmathieu, qui a été accusé à sa place :

Toute cette foule, comme par une sorte de révélation électrique, comprit tout de suite et d’un seul coup d’œil cette simple et magnifique histoire d’un homme qui se livrait pour qu’un autre ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les hésitations, les petites résistances possibles se perdirent dans ce vaste fait lumineux. Hugo appelle le règne de la justice, une justice humaine. Lecteur de Beccaria, le grand juriste des Lumières, il revendique que les peines infligées par cette justice soient proportionnées aux crimes des accusés. Or il est une peine inadmissible, c’est la peine de mort, et d’abord parce qu’elle est définitive, sans recours, sans amendement possible de la part du condamné, au mépris du repentir qui peut le faire devenir un autre homme. En 1829, il publie Le Dernier Jour d’un condamné. Comme son titre l’indique, c’est l’histoire d’un homme, prisonnier, jugé, condamné, qui attend la mort dans sa cellule. Qu’a-t-il fait ? Le lecteur n’en saura jamais rien. En recevant le manuscrit, l’éditeur Gosselin s’émeut. Comment intéresser le public avec un personnage impersonnel ? Hugo le rabroue avec hauteur : « La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire est la première de ce genre que je reçois. Jusqu’ici – et c’est à regret que je suis forcé de rappeler cela – les libraires, de ma main, avaient pris sans lire. » Gosselin s’exécute. Hugo a une bonne raison de ne pas personnaliser son condamné : à travers lui, c’est la peine de mort qui est en question ; ce sont tous les condamnés à mort, quoi qu’ils aient fait, qui sont représentés, dans cet état d’attente infernale du châtiment. Il s’en expliquera dans une préface à l’édition de 1832 : L’auteur aujourd’hui peut démasquer l’idée politique, l’idée sociale, qu’il avait voulu populariser sous cette innocence et candide forme littéraire. Il déclare donc, ou plutôt il avoue

hautement, que Le Dernier Jour d’un condamné n’est autre chose qu’un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra, pour l’abolition de la peine de mort. […] C’est la plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir […] c’est pour cela que Le Dernier Jour d’un condamné est ainsi fait, élaguer de toutes parts dans son sujet le contingent, l’accident, le particulier, le spécial, le relatif, le modifiable, l’épisode, l’anecdote, l’événement, le nom propre, et se borner (si c’est là se borner) à plaider la cause d’un condamné quelconque, exécuté un jour quelconque, pour un crime quelconque. D’où lui est venu ce besoin d’entamer cette campagne ? Une longue campagne, puisque, de son vivant, jusqu’à ses derniers jours, Victor Hugo n’aura de cesse, à chaque fois qu’il le pourra, de condamner la peine de mort. En 1862, il s’en explique dans une lettre à un citoyen de Genève, à un moment où Genève entreprend de réviser sa Constitution et s’interroge sur la peine capitale : À Paris, en 1818 ou 19, un jour d’été, vers midi, je passais sur la place du Palais de justice. Il y avait là une foule autour d’un poteau. Je m’approchai. À ce poteau était liée, carcan au cou, écriteau sur la tête, une créature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un réchaud plein de charbons ardents était à ses pieds devant elle, un fer à manche de bois, plongé dans la braise, y rougissait, la foule semblait contente. Cette femme était coupable de ce que la jurisprudence appelle vol domestique et la métaphore banale, danse de l’anse du panier. Tout à coup, comme midi sonnait, en arrière de la femme et sans être vu d’elle, un homme monta sur l’échafaud ; j’avais remarqué que la camisole de bure de cette femme avait

par-derrière une fente rattachée par des cordons ; l’homme dénoua rapidement les cordons, écarta la camisole, découvrit jusqu’à la ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le réchaud et l’appliqua, en appuyant profondément, sur l’épaule nue. Le fer et le poing du bourreau disparurent dans une fumée blanche. J’ai encore dans l’oreille, après plus de quarante ans, et j’aurai toujours dans l’âme l’épouvantable cri de la suppliciée. Pour moi, c’était une voleuse, ce fut une martyre. Je sortis de là déterminé – j’avais seize ans – à combattre à jamais les mauvaises actions de la loi. Plus tard, en 1823, il est témoin d’un autre spectacle, plus noir encore. Il s’agit de la montée à l’échafaud d’un parricide, Jean Martin. Adèle, dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, écrit : « Au Pont-au-Change, la foule était si épaisse qu’il devint difficile d’avancer. MM. Victor Hugo et Jules Lefèvre purent cependant gagner la place [de Grève]. Les maisons regorgeaient de monde. Les locataires avaient invité leurs amis à la fête ; on voyait des tables couvertes de fruits et de vins ; des fenêtres avaient été louées fort cher ; des jeunes femmes venaient s’accouder à l’appui des croisées, verre en main et riant aux éclats, ou minaudant avec des jeunes gens. Mais bientôt la coquetterie cessa pour un plaisir vif : la charrette arrivait. « Le patient, le dos tourné au cheval, au bourreau et aux aides, la tête couverte d’un chiffon noir rattaché au cou, ayant pour tout vêtement un pantalon de toile grise et une chemise blanche, grelottait sous une pluie croissante. L’aumônier des prisons, l’abbé Montès, lui parlait et lui faisait baiser un crucifix à travers son voile. « M. Victor Hugo voyait la guillotine de profil ; ce n’était pour lui qu’un poteau rouge. Un large emplacement gardé par la troupe isolait l’échafaud ; la charrette y entra. Jean Martin descendit, soutenu par les aides, puis, toujours supporté par eux, il gravit l’échelle. L’aumônier

monta près de lui, puis le greffier, qui lut le jugement à haute voix. Alors le bourreau leva le voile noir, fit apparaître un jeune visage effrayé et hagard, prit la main droite du condamné, l’attacha au poteau avec une chaîne, saisit une hachette, la leva en l’air ; mais M. Victor Hugo ne put pas en regarder davantage, il détourna la tête, et ne redevint maître de lui que lorsque le Ha ! de la foule lui dit que le malheureux cessait de souffrir. » Le livre de Victor Hugo, Le Dernier Jour d’un condamné, est éreinté par la critique pour d’apparentes raisons littéraires : qu’est-ce que ce condamné dont ne sait rien ? « Ce criminel n’a pas eu de passé, écrit Nodier dans le Journal des Débats ; il vient là, sans antécédent, sans souvenirs : on dirait qu’il n’a pas vécu avant d’être criminel. » Mais aussi, mais surtout, on ne pardonne pas à Hugo ce plaidoyer implicite qu’il écrit en faveur de l’abolition. Dans Le Curé de village, Balzac, défendant les thèses traditionalistes, parlera, tel Joseph de Maistre, du Dernier Jour d’un condamné comme d’une « sombre élégie, inutile plaidoyer contre la peine de mort, ce grand soutien des sociétés »… C’est bien le cœur du problème. Hugo, comme tous les abolitionnistes qui viendront après lui, nie absolument l’efficacité sociale de la peine de mort. Pourquoi la société, anonyme, abstraite, aveugle, se ferait-elle aussi criminelle que les criminels ? Doit-elle s’exonérer du « Tu ne tueras point ? ». La lutte pour l’abolition de la peine de mort lui paraît civilisatrice entre toutes. Les exécutions ne sont pas des exemples qui dissuadent, mais des contre-exemples qui encouragent la férocité humaine. « Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effet qu’on en attend. Loin d’édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. » L’exécution publique fascine plus qu’elle ne terrorise ; elle donne à admirer le courage de ceux qui bravent la mort en braves ; elle pérennise la loi du talion des hommes restés dans l’état de nature : œil pour œil, dent pour dent, tête pour tête ; elle déconsidère l’autorité qui n’a pas eu l’autorité d’empêcher le pire, le

crime, la barbarie première. Mais, dissimulée, en tapinois, hors des yeux de la foule, derrière les murs de la prison, l’exécution dit la honte d’un État, d’une justice d’État qui règle ses comptes en cachette. Pire que tout, elle est, dans tous les cas, l’aveu d’une désespérance, que l’homme abîmé dans le crime ne pourra jamais se racheter. De deux choses l’une : Ou l’homme que vous frappez est sans famille, sans parents, sans adhérents dans ce monde. Et dans ce cas, il n’a reçu ni éducation, ni instruction, ni soins pour son cœur ; et alors de quel droit tuez-vous ce misérable orphelin ? Vous le punissez de ce que son enfance a rampé sur le sol sans tige et sans tuteur ! Vous lui imputez à forfait l’isolement où vous l’avez laissé ! De son malheur vous faites son crime ! Personne ne lui a appris à savoir ce qu’il faisait. Cet homme ignore. Sa faute est à sa destinée, non à lui. Vous frappez un innocent. Ou cet homme a une famille ; et alors croyez-vous que le coup dont vous l’égorgez ne blesse que lui seul ? que son père, que sa mère, que ses enfants n’en saigneront pas ? Non. En le tuant, vous décapitez toute sa famille. Et ici encore vous frappez des innocents. Dans son récit, le condamné écrit : Oh ! si les jurés l’avaient vue, au moins, ma jolie petite Marie ! ils auraient compris qu’il ne faut pas tuer le père d’un enfant de trois ans. Et quand elle sera grande, si elle va jusque-là, que deviendra-t-elle ? Son père sera un des souvenirs du peuple de Paris. Elle rougira de moi et de mon nom ; elle sera méprisée, repoussée, vile à cause de moi, de moi qui l’aime de toutes les

tendresses de mon cœur. Ô ma petite Marie bien-aimée ! Est-il bien vrai que tu auras honte et horreur de moi ? Jusqu’au dernier moment, il souhaite sa grâce, nouvelle torture : Ô Ma grâce ! ma grâce ! on me fera peut-être grâce. Le roi ne m’en veut pas. Qu’on aille chercher mon avocat ! vite l’avocat ! Je veux bien des galères. Cinq ans de galères, et que tout soit dit, – ou vingt ans – ou à perpétuité avec le fer rouge. Mais grâce de la vie ! Un forçat, cela marche encore, cela va et vient, cela voit le soleil. Hugo, nous l’avons dit, continuera à se battre pour l’abolition. En 1848, la République la proclame en matière politique. C’est un premier pas, mais il faut aller plus loin : Dans le premier article de la Constitution que vous votez, vous venez de consacrer la première pensée du peuple : vous avez renversé le trône. Maintenant consacrez l’autre : renversez l’échafaud. Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort. Hugo n’est pas entendu. En juin 1851 se tient le procès du Rappel, le journal que dirigent les deux fils de Victor Hugo. Charles est accusé d’avoir manqué au respect de la loi par un article où il fustigeait la peine de mort. C’était à la suite d’une condamnation prononcée contre un braconnier de la Nièvre, qui avait été exécuté dans des conditions dramatiques, l’homme se défendant jusqu’au bout contre le bourreau. Hugo, alors député, se présente en avocat de ses

enfants et de leur journal en cour d’assises. Une nouvelle occasion pour lui de plaider contre la sentence suprême : Messieurs les jurés, il y a, dans ce qu’on pourrait appeler le vieux code européen, une loi que, depuis plus d’un siècle, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les vrais hommes d’État, veulent effacer du livre vénérable de la législation universelle ; une loi que Beccaria a déclarée impie et que Franklin a déclarée abominable, sans qu’on ait fait de procès à Beccaria ni à Franklin ; une loi qui, pesant particulièrement sur cette portion de peuple qu’accablent encore l’ignorance et la misère, est odieuse à la démocratie, mais qui n’est pas moins repoussée par les conservateurs intelligents […], cette loi devant laquelle la conscience humaine recule avec une anxiété chaque jour plus profonde, c’est la peine de mort. Hugo dit aux jurés que les vrais coupables ne sont pas ses fils, mais lui-même qui, depuis vingt-cinq ans, a défendu en toute occasion l’inviolabilité de la vie humaine. Il invoque Dieu, il montre l’effigie de Jésus-Christ qui préside au fond de la salle aux débats, cette autre victime de la peine de mort. « Je le jure devant ce gibet où, il y a deux mille ans, pour l’éternel enseignement des générations, la loi humaine a cloué la loi divine. » Il rappelle qu’on en a fini avec le fer rouge, le poing coupé, la torture et l’Inquisition ; il faut que le sanctuaire de la justice soit délivré de « cette figure sinistre qui suffit pour le remplir d’horreur et d’ombre : le bourreau ». Pathétique, il décrit la mise à mort du jeune homme de 29 ans traîné sur l’échafaud, qui se révolte, qui se débat, qui refuse de mourir. Les exécuteurs font des efforts sauvages. Il faut que force reste à la loi, c’est la maxime. « L’homme se cramponne à l’échafaud et demande grâce ; ses vêtements sont arrachés, ses épaules nues sont en sang ; il résiste toujours. » Il faudra un long temps pour le forcer, « hurlant, hagard, tout

ensanglanté », à mettre sa tête sous le couteau de la guillotine. Car Hugo prend toujours soin, dans ses plaidoyers, de narrer des faits, de présenter des personnages, de mettre en scène l’horreur au lieu de s’en tenir à des abstractions. Charles est condamné à la prison ; son frère François-Victor l’est à son tour pour avoir publié dans L’Événement un article favorable au droit d’asile pour les proscrits étrangers. Le journal est saisi. Exilé à Jersey, Hugo intervient encore dans une affaire de condamnation à mort. Le 18 octobre 1853, à Guernesey, un homme, John-Charles Tapner, était entré de nuit chez une femme, l’avait tuée pour la voler, puis avait mis le feu à la maison pour cacher son crime. Le 3 janvier suivant, il avait été condamné à mort. Une fois encore Hugo s’indigne contre la loi du talion. Il s’avise de lancer un appel aux habitants de Guernesey. Il reprend ses arguments en faveur de la grâce de Tapner et de l’abolition en général. « Peuple de pêcheurs, bons et vaillants hommes de la mer, ne laissez pas mourir cet homme. » L’assassin est peint en « un être frémissant qui va mourir ». Il stimule la fierté patriotique des îles anglo-normandes : qu’elles soient l’exemple à suivre ! La lettre publique d’Hugo, reprise par la presse, émeut les habitants de Guernesey. Des pétitions circulent, une adresse à la reine est rédigée. Rien n’y fait : Tapner est exécuté le 10 février. La Chronique de Jersey titre le lendemain : « Le supplice a été plus atroce que le crime. » Le bruit s’est répandu que l’ambassadeur de France, Walewski, a rencontré Lord Palmerston, secrétaire d’État à l’Intérieur : la France de Napoléon III serait-elle intervenue ? Victor Hugo écrit alors à Palmerston. Il repousse ironiquement l’idée que Bonaparte ait pu influer sur une décision de la justice britannique : « Vous n’avez obéi à aucune influence. » Cette fois encore, il décrit par le menu ce que fut cette exécution impitoyable, ratée, interminable, et achève son épître par une mise en garde :

Nous les anarchistes, nous les démagogues, nous les buveurs de sang, nous vous le déclarons, à vous les conservateurs et les sauveurs, la liberté humaine est auguste, l’intelligence humaine est sainte, la vie humaine est sacrée, l’âme humaine est divine. Quand nous prononçons ces mots : Progrès, Révolution, Liberté, Humanité, vous souriez, hommes malheureux, et vous nous montrez la nuit où nous sommes et où vous êtes. Vraiment, savez-vous ce que c’est que cette nuit ? Apprenez-le, avant peu les idées en sortiront énormes et rayonnantes. La démocratie c’était hier en France ; ce sera demain l’Europe. L’éclipse actuelle masque le mystérieux agrandissement de l’astre. Son combat ne connaît pas de frontières. En décembre 1859, Victor Hugo intervient dans une lettre « aux États-Unis d’Amérique ». L’esclavage y est maintenu encore dans le Sud. Un homme blanc, John Brown, militant pour l’affranchissement a été blessé dans un affrontement armé en Virginie, puis arrêté. Après un débat bâclé, il a été condamné à mort avec deux des siens. Il doit être pendu le 2 décembre 1859. Un sursis lui est accordé, l’exécution aura lieu le 16. Dans l’intervalle, Hugo veut réveiller le sentiment humain d’un pays libre. Hugo s’agenouille « avec larmes devant le grand drapeau étoilé du nouveau monde » : « Oui, que l’Amérique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus. » Mais la corde est passée au cou de John Brown. En 1862, la cour de Charleroi condamne à mort neuf accusés. Hugo l’apprend, à Hauteville House, par des journaux qui contiennent des vers signés de son nom et qui demandent la grâce. Il s’informe, puis s’adresse au roi des Belges : « Ces vers ne sont pas de moi », mais « quand il s’agit de sauver des têtes, je trouve bon qu’on use de mon nom, et même qu’on en abuse ». S’adressant à la nation belge, il formule l’espoir de voir la

Belgique, « prenant le rôle de grande puissance de civilisation », montrer l’exemple du respect de « l’inviolabilité de la vie humaine ». La lettre d’Hugo est reproduite dans plusieurs journaux belges et anglais. Une commutation de peine est obtenue : sept condamnés sur neuf sont sauvés. En cette même année 1862, la question de la peine de mort était discutée par la République de Genève. Les abolitionnistes songèrent à demander l’appui de Victor Hugo. Un membre de l’église réformée, du nom de Bost, fait appel au « grand homme » : « Nos discussions, écrivaitil, auraient besoin d’être éclairées par le génie ; et ce nous serait à tous un grand secours qu’un coup de main qui nous viendrait de ce rocher vers lequel se tournent tant de regards. » Hugo ne se fait pas prier, répond longuement, sans cacher à son correspondant qu’il faudra beaucoup de temps aux hommes pour renoncer à la loi du talion. Le comité constituant maintient la peine de mort, mais l’adoption définitive de la Constitution revient à la souveraineté populaire, à laquelle le projet est soumis. La lettre de Victor Hugo est publiée. Le projet de Constitution est rejeté. L’auteur des Misérables devient bientôt la référence pour tous les abolitionnistes d’Europe. On l’appelle de partout, on le sollicite, on reproduit ses discours. Le Courrier d’Europe écrit en 1865 : « Il y a vraiment quelque chose de touchant à voir les adversaires du bourreau se tourner vers le rocher de Guernesey, pour demander aide et assistance à celui dont la main puissante a déjà ébranlé l’échafaud et finira par le renverser. “Le beau scruteur du vrai” est le plus grand des spectacles. Victor Hugo se faisant l’avocat de Dieu pour revendiquer ses droits immuables – usurpés par la justice humaine – sur la vie de l’homme, c’est naturel : Qui parlera au nom de la divinité, si ce n’est le génie ! » Bonne nouvelle en 1867 : la peine de mort est abolie au Portugal. Un noble portugais, Pedro De Brito Aranha, rend hommage à Victor Hugo : « Maître ! […] Votre voix, qu’on écoute de l’Orient à l’Occident, et dont l’écho parvient jusqu’aux échos les plus reculés de l’univers ; votre [voix] est arrivée jusqu’ici, a été comprise ici : on vient de remporter un grand

triomphe, je vous l’annonce. Les deux Chambres du Parlement ont voté dernièrement l’abolition de la peine de mort. » En 1882, trois ans avant sa mort, Hugo prenait encore la défense d’une dizaine de condamnés en Russie, à la suite de l’assassinat d’Alexandre II. « Pourquoi ce gibet ? » demandait-il dans Le Rappel : « Je demande grâce pour le peuple à l’empereur ; sinon je demande à Dieu grâce pour l’empereur. » Il note dans son Carnet, le 20 mars, que la vie de cinq condamnés a été sauvée : « Je vais faire effort pour les autres. » Ainsi, de son vivant, Hugo, défendant la cause de l’abolition, n’aura remporté que quelques succès. Il ne réussira à convaincre ni les hommes politiques, ni l’opinion. En 1908, sous la IIIe République, un grand débat montre cependant les progrès de la cause : Clemenceau, Briand, Jaurès, l’abbé Lemire et quelques autres parlementaires, encore minoritaires, font entendre la voix des abolitionnistes. Le nom de Victor Hugo revient dans leurs discours. Mais ses mots résonnent encore en vain, mais non sans avenir, on le sait : « Plus d’échafaud ! mort à la mort ! »

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Paris-le-Peuple

Né par hasard à Besançon, Victor Hugo a été un Parisien invétéré aux lieux de résidence successifs. Enfant, il a d’abord habité avec sa mère et ses deux frères rue de Clichy, mais surtout aux Feuillantines, dans le quartier des Écoles, rue Saint-Jacques. Il s’agissait d’un ancien monastère que la Révolution avait vendu comme bien national et divisé en habitations. Sophie Hugo et ses enfants habitaient un rez-de-chaussée donnant sur un jardin égayé de fleurs et d’oiseaux. Un lieu poétique dont le souvenir est resté vivace dans la mémoire de l’écrivain, un paradis perdu. Marié, il loua un appartement rue de Vaugirard, non loin du jardin du Luxembourg. Et puis ce fut, avant l’exil, le grand et bel appartement de la place des Vosges, nommée à l’époque place Royale, acquis plus tard par la ville de Paris qui en fit, au début du XXe siècle, un musée dédié au grand homme. Revenu à Paris en 1870, il connut encore plusieurs adresses successives, dont les principales furent la rue de La Rochefoucauld, la villa Montmorency à Auteuil, la rue Pigalle, de nouveau la rue de Clichy, avant d’achever ses jours entre 1878 et 1885 au 130 avenue d’Eylau, en compagnie de Juliette Drouet, avant sa dernière solitude. De ce Paris tant aimé, Hugo a arpenté les rues, les boulevards et les places comme tant de personnages de ses romans. Le cimetière du PèreLachaise fut de ces lieux où il dirigea souvent ses pas derrière un cortège

funéraire à travers la capitale. Ainsi, en 1850, l’enterrement de Balzac l’emmena de l’église Saint-Philippe-du-Roule, où le service avait eu lieu, jusqu’au grand cimetière, par les boulevards : On descendit le cercueil dans la fosse, qui était voisine de Charles Nodier et de Casimir Delavigne. Le prêtre dit la dernière prière et je prononçai quelques paroles. Pendant que je parlais, le soleil baissait. Tout Paris m’apparaissait au loin dans la brume splendide du couchant. Une coïncidence voulut qu’Hugo enterre son fils Charles le 18 mars 1871, le jour même de l’insurrection de la Commune de Paris. Il venait de Bordeaux, où il avait été élu à l’Assemblée nationale, accompagnant le cercueil de son fils. De la gare d’Orléans, le cortège était parti vers midi pour le Père-Lachaise, entouré d’une foule recueillie, d’où partait quelquefois un cri : « Vive la République ! » Place de la Bastille, il se fait autour du corbillard une garde d’honneur spontanée de gardes nationaux qui passent le fusil baissé. Sur tout le parcours, jusqu’au cimetière, des bataillons de garde nationale rangés en bataille présentent les armes et saluent du drapeau. Les tambours battent aux champs. Les clairons sonnent. Avant que la bière ne fût inhumée, Hugo s’est mis à genoux et l’a baisée. Charles sera là avec son père, ma mère et mon frère. Puis, je m’en suis allé. On a jeté des fleurs sur le tombeau. La foule m’entourait. On me prenait les mains. Comme ce peuple m’aime, et comme je l’aime !

Dans la foule, un homme s’est avancé, une larme dans les yeux, lui tendant une large main : « Je suis Courbet. » Sur le chemin du retour, il rencontre partout des barricades. Soixante-douze jours plus tard, la Semaine sanglante s’achèvera au milieu des tombes de ce Père-Lachaise, devenu l’ultime champ de bataille. « Le Paris de Victor Hugo, écrit Aragon, n’est pas une collection de monuments, une série de cartes postales, mais l’être en mouvement, le monde en gésine, les quartiers bourgeonnants du siècle qui fut celui des révolutions, des émeutes, des chemins de fer, du préfet Haussmann, de la Commune de Paris. C’est le Paris en perpétuelle formation, celui qui, du monceau des ordures, fait le quartier Monceau, c’est cette banlieue qui est la mue de Paris, en perpétuelle métamorphose, qu’Hugo visite et voit avant nous, avant que tout cela ne devienne pierre et macadam, ne devienne Paris. » À Guernesey, en 1867, loin de sa ville, Hugo a voulu résumer ce qu’elle représentait, non seulement à ses propres yeux, mais aux yeux du monde. L’idéalisme du poète s’y donne libre cours selon sa philosophie du progrès. Pour lui, Paris est appelé à devenir la capitale de l’Europe, celle d’un « continent fraternel » : « Avant d’avoir son peuple, l’Europe a sa ville. De ce peuple qui n’existe pas encore, la capitale existe déjà. » Lancé dans une fresque historique, il retrace le passé de l’ancienne Lutèce, du Paris monarchique habité par la misère et par le crime : Quel précipice que ce passé ! Descente lugubre. Dante y hésiterait. La vraie catacombe de Paris, c’est cela. L’histoire n’a pas de sape plus noire. Aucun dédale n’égale en horreur cette cave des vieux faits où tant de préjugés vivaces, et à cette heure encore bien portants, ont leurs racines. Ce passé n’est plus cependant, mais son cadavre est ; qui creuse l’ancien Paris le rencontre. […] Toutes les superstitions sont là, tous les fanatismes, toutes les fables religieuses, toutes les fictions

légales, toutes les antiques choses dites sacrées, règles, codes, coutumes, dogmes, et l’on distingue à perte de vue dans ces ténèbres le ricanement sinistre de toutes ces têtes de mort. Tout a changé en 1789. Paris est devenu ce qu’il est resté : la ville de la Révolution, qui a décrété à jamais la « suprématie de Paris ». « Rome a plus de majesté, Trèves a plus d’ancienneté, Venise a plus de beauté, Naples a plus de grâce, Londres a plus de richesse. Qu’a donc Paris ? La révolution. » Une lente ascension depuis le Paris romain, une « sublime sortie des ténèbres ». Le retentissement de la Révolution a hissé Paris audessus de toutes les autres villes du monde. « Paris est sur toute la terre le lieu où l’on entend le mieux frissonner l’immense voilure invisible du progrès. Paris travaille pour la communauté terrestre. » Ce n’est plus la ville des grands, des seigneurs, des princes et des rois, c’est la ville du peuple. Paris a fait à la multitude la révélation d’elle-même. Cette multitude que Cicéron appelle plebs, que Bessarion appelle canaglia, que Walpole appelle mob, que de Maistre appelle populace, et qui n’est pas autre chose que la matière première de la nation, à Paris elle se sent Peuple. La prise de la Bastille est le symbole clé de la libération, de la liberté. « La grande geôle d’État parisienne symbolisait l’esclavage universel. » Trois villes ont été « d’incontestables appareils de l’esprit humain », Jérusalem, Athènes et Rome. « Aujourd’hui de Jérusalem il reste un gibet, le Calvaire ; d’Athènes une ruine, le Parthénon ; de Rome un fantôme, l’empire romain. » Le passé et la gloire de ces trois villes ont fusionné et vivent dans Paris. « Paris, lieu de la révélation révolutionnaire, est la Jérusalem humaine. »

Le discours de l’exilé est éloquent, emphatique, utopique, et fait sourire les sceptiques autant que les contre-révolutionnaires, les conservateurs et les réactionnaires. Mais Hugo n’en démord pas, Paris est devenu le « centre nerveux » de l’humanité. Il pense pour elle, il décrète pour elle, il travaille pour elle. Centre de convergence de tous les talents, de toutes les aspirations au progrès, de tous les rêves de régénération, il diffuse à travers les peuples le fourmillement des idées qui y naissent. La littérature y a sa part, Paris crée, imprime, exporte ses pensées imprimées. « C’est à Paris qu’est l’enclume des renommées. Paris est le point de départ des succès. Qui n’a pas dansé, chanté, prêché, parlé devant Paris n’a pas dansé, chanté, prêché et parlé. » Paris, c’est un gouvernement. Non pas celui des ministres et des gendarmes, celui des soldats et des ambassadeurs ; c’est un gouvernement qui agit par infiltration, qui « tombe goutte à goutte sur le genre humain et le creuse ». Sans doute la grande ville n’est pas indemne de mécomptes, d’inconséquences parfois coupables, de sommeils regrettables. C’est une ville « frivole, légère, chantante, dansante, fardée, fleurie, redoutable », mais c’est elle qui a accompli le « vaste assainissement » que le monde attendait. « Il y avait une peste, le passé. Cette fournaise [la révolution] a brûlé ce miasme. » Paris éclaire l’Europe : c’est ici que sont parties toutes les hautes impulsions de l’esprit du dix-neuvième siècle ; c’est ici que s’est tenu, magnifique spectacle contemporain, pendant trente-six ans de liberté, le concile des intelligences ; c’est ici qu’ont été posées, débattues et résolues dans le sens de la délivrance toutes les grandes questions de cette époque : droit de l’individu, base et point de départ du droit social, droit du travail, droit de la femme, droit de l’enfant, abolition de l’ignorance, abolition de la misère, abolition du glaive sous toutes ses formes, inviolabilité de la vie humaine.

Ici, Hugo parle au futur ; de la réalisation de ce vaste programme on est loin du compte. Mais la promesse sera tenue ; Paris tient école. Et Hugo d’achever par un hymne à la paix, à l’Europe, à l’humanité, avec laquelle Paris se confondra. L’enflure même de ce panégyrique donne la mesure de l’amour et de l’admiration que Victor Hugo voue à la « ville soleil ». Au-delà de l’outrance, retenons les deux mots fusionnels qui incarnent Paris : la Révolution et le Peuple. Les Misérables, le plus célèbre de ses romans, partout traduit, est un autre hommage au Paris populaire et révolutionnaire. Cette somme est écrite à la gloire de ce Paris convulsif, en pleine transformation, qu’Hugo a quitté voilà des années : « Il n’a pas besoin de dire qu’il aime Paris, écrit-il de lui-même ; Paris est la ville natale de son esprit. » Le lecteur est invité à suivre Jean Valjean et Cosette dans les dédales, les labyrinthes, les rues et les recoins que l’auteur appelle par leur nom : la rue Censier et la rue Copeau, la rue du Battoir-Saint-Victor et la rue du Puits-de-l’Ermite, la rue de l’Épée-de-Bois et celle de l’Arbalète. Au passage il se fait guide, expliquant le pourquoi des appellations parfois approximatives, telle cette rue des Postes (aujourd’hui rue Lhomond), autrefois habitée par des potiers et dont le vrai nom est « rue des Pots ». Il nous explique qu’à cette époque il existait encore un péage pour franchir le pont d’Austerlitz. Traqué par Javert et ses sbires, l’ancien forçat parcourt des itinéraires tortueux, s’enfonce dans l’obscurité de la nuit, sans perdre son chemin en dents de scie. Personne, cependant, n’incarne mieux la ville du peuple et de la révolution que Gavroche, archétype du gamin de Paris – celui que l’on croit voir sur le célèbre tableau de Delacroix peint trente ans auparavant, « La Liberté guidant le peuple ». Avant qu’il ait conçu le personnage, Hugo en avait tracé un portrait collectif dans Notre-Dame de Paris :

Ces petits sauvages va-nu-pieds qui ont de tout temps battu le pavé de Paris sous le nom éternel de « gamins » et qui, lorsque nous étions enfants aussi, nous ont jeté des pierres à tous le soir au sortir de classe, parce que nos pantalons n’étaient pas déchirés. Avec l’invention de Gavroche, Les Misérables en font un type inoubliable. C’est un enfant de la rue, qui rentre rarement chez ses parents peu enclins à l’élever et même à le nourrir. Il s’en moque. Diablotin impertinent, insolent, un peu carotteur, il est aussi, par la grâce de l’auteur, un poète à sa façon, « un gamin de lettres » qui rime et qui chante : Joie est mon caractère C’est la faute à Voltaire, Misère est mon trousseau C’est la faute à Rousseau. Le « mioche faubourien » nargue les sergents de ville. L’été, il se métamorphose en grenouille ; et le soir, à la nuit tombante, devant les ponts d’Austerlitz et d’Iéna, du haut des trains à charbon et des bateaux des blanchisseuses, il se précipite tête baissée dans la Seine et dans toutes les infractions possibles aux lois de la pudeur et de la police. Il griffonne sur les murs la poire qui caricature Louis-Philippe ; il aime le tumulte ; exècre « les curés ». Il est le peuple, le peuple enfant. Il a de mauvaises dents parce qu’il est mal nourri, mais de beaux yeux qui charment. Il est habité par deux désirs qu’il ne satisfait jamais : « renverser le gouvernement et faire recoudre son pantalon ». Où dort-il ?

Où il peut. Mais il a une étrange cachette, place de la Bastille : un énorme éléphant de plâtre, datant de l’Empire, une maquette, « monument rude, trapu, pesant, âpre, austère, presque difforme, mais à coup sûr majestueux et empreint d’une sorte de gravité magnifique et sauvage ». Il se plaît à y donner l’hospitalité à deux sauvageons, plus jeunes que lui, en protecteur de l’orphelin. Au sujet de cet éléphant gigantesque et éphémère, Aragon souligne comment Hugo a su peindre aussi le provisoire, dont la mémoire survit grâce à lui. Ce sera aussi le cas de la barricade, construction éphémère s’il en est, mais architecture de pavés gravée dans la mémoire nationale. Gavroche n’avait pas encore dix ans. « Il n’avait pas de gîte, pas de pain, pas de feu, pas d’amour ; mais il était joyeux parce qu’il était libre. » Tout naturellement, on le retrouve au cœur de l’insurrection de juin 1832, déclenchée à l’occasion des obsèques du général Lamarque, le député républicain, qui mobilisent tout ce que la ville compte d’opposants au régime monarchique, de rebelles, d’insoumis. Hugo décrit l’événement dans Les Misérables, avec la précision d’un historien enrichie par l’imagination du poète. C’est une sorte de quintessence de tous les soulèvements dont Paris a été le théâtre brûlant au XIXe siècle. Une étincelle, une rumeur, la présence menaçante des soldats, et voilà qu’on dévalise les marchands d’armes et que bientôt se dressent des barricades. Hugo décrit chaque étape du processus, en mêlant à ses sources ses souvenirs des journées de juin 1848. Gavroche est à son affaire. Le voici agenouillé, fusil en main, dans la grande barricade. Intrépide, téméraire face à la fusillade. « Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. » Alors que la barricade tremble sous le fracas des tirs ennemis, il chante et joue à cache-cache avec la mort. Jusqu’au moment où une balle, visant mieux sa cible, finit par l’abattre : Je suis tombé par terre,

C’est la faute à Voltaire Le nez dans le ruisseau C’est la faute à… Une seconde balle l’empêche d’achever. Gavroche est sans doute trop beau, trop intelligent, trop brave pour être vrai. Comme la plupart des personnages des Misérables, Gavroche est typifié. Hugo a voulu en faire un condensé, un paradigme de l’esprit faubourien – l’esprit du vrai Paris, gai, sémillant, frondeur et héroïque. « Le gamin exprime Paris, et Paris exprime le monde. » Quand la guerre franco-prussienne de 1870 est déclarée, Hugo n’attend pas la défaite de Napoléon III pour demander les passeports nécessaires à son retour en France : la défense de la patrie l’appelle ; son devoir le réclame à Paris. Toutefois, la lenteur des formalités jouant, c’est au lendemain de la défaite de Sedan, où Badinguet est fait prisonnier, alors que la rue parisienne proclame, le 4 septembre, la République, qu’il prend le train de Bruxelles à Paris, où il arrive dans la soirée le lendemain. Au long de son voyage, reconnu, il a été acclamé dans toutes les gares ; à Paris, une foule immense l’attend, devant laquelle il doit prendre la parole à plusieurs reprises, avant de se rendre chez son ami, Paul Meurice, qui va l’héberger provisoirement. Le 9 septembre, il lance un appel aux Allemands, en français et en allemand, où il s’évertue de convaincre l’ennemi d’épargner Paris. La lettre est publiée dans Le Rappel du 10 septembre : – Il y a trois ans, à l’époque de l’Exposition de 1867, du fond de l’exil, je vous souhaitais la bienvenue dans votre ville. – Quelle ville ? – Paris. – Car Paris ne nous appartient pas à nous seuls. Il est à vous autant qu’à nous. Berlin, Vienne, Dresde, Munich, Stuttgard,

sont vos capitales ; Paris est votre centre. C’est à Paris que l’on sent vivre l’Europe. Paris est la ville des villes. Paris est la ville des hommes. Il y a eu Athènes, et il y a eu Rome, et il y a Paris […]. – L’Allemagne déferait l’Europe en détruisant Paris. La perspective de « l’assassinat de Paris » ne trouble guère le chancelier Bismarck, et les Prussiens rient du poète. Alors, celui-ci, le 17 septembre, lance aux Français un appel au combat : Paris a des forteresses, des remparts, des fossés, des canons, des casemates, des barricades, des égouts qui sont des sapes ; il a de la poudre, du pétrole et de la nitro-glycérine ; il a trois cent mille citoyens armés ; la fournaise vermeille de la République s’enfle dans son cratère ; déjà sur ses pentes se répandent et s’allongent des coulées de lave, et il est plein, ce puissant Paris, de toutes les explosions de l’âme humaine. Tranquille et formidable, il attend l’invasion, et il sent monter son bouillonnement. Deux jours plus tard, l’armée allemande commence le siège. Le 30 septembre, c’est aux Parisiens qu’Hugo s’adresse : Paris se défendra, soyez tranquilles. Paris se défendra victorieusement. Tous au feu, citoyens ! […] Comme elle va être belle, notre cité ! Que l’Europe s’attende à un spectacle impossible ; qu’elle s’attende à voir grandir Paris ; qu’elle s’attende à voir flamboyer la ville extraordinaire.

Hugo n’a pas voulu quitter Paris avant le blocus, fût-ce pour la bonne cause : jeter l’esprit de la résistance à travers la France. Il veut partager le sort de la capitale et de ses habitants. Pendant tout le siège, qui dura plus de quatre mois, il s’active. Il n’a plus l’âge de prendre les armes ; il se contente d’acheter un képi ; mais il dispose de son prestige et de ses œuvres pour galvaniser le courage collectif. Il met la main à sa bourse pour secourir les pauvres et pour fabriquer des canons. L’édition française des Châtiments est prête en octobre ; plusieurs éditions se succèdent. Il en autorise des lectures publiques, dont les recettes sont réservées à la fabrication de canons. L’un d’eux s’appellera « Châtiment » et un autre, « Victor Hugo » : Je mentionne ici une fois pour toutes que j’autorise qui le veut à dire ou à représenter tout ce qu’on veut de moi, sur n’importe quelle scène, pour les canons, les blessés, les ambulances, les ateliers, les orphelinats, les victimes de la guerre, les pauvres, j’abandonne tous mes droits d’auteur sur ces lectures ou ces représentations. Au Théâtre-Français, à l’Opéra et devant les planches de nombreux théâtres, on lit, on récite, on joue du Victor Hugo. On ne lui demande même plus son autorisation, et il s’en réjouit. Il exprime en vers son amour de Paris, d’un Paris qui expie superbement les fastes impériales : Ô ville, tu feras agenouiller l’histoire. Saigner est ta beauté, mourir est ta victoire. Mais non, tu ne meurs pas. Ton sang coule, mais ceux Qui voyaient César rire en tes bras paresseux S’étonnent : tu franchis la flamme expiatoire, Dans l’admiration des peuples, dans la gloire,

Tu retrouves, Paris, bien plus que tu ne perds. Ceux qui t’assiègent, ville en deuil tu les conquiers. La prospérité basse et fausse est la mort lente ; Tu tombais folle et gaie, et tu grandis sanglante. Tu sors, toi qu’endormit l’empire empoisonneur, Du rapetissement de ce hideux bonheur. Tu t’éveilles déesse et chasses le satyre ; Et dans l’honneur, le beau, le vrai, les grandes mœurs, Tu renais d’un côté quand de l’autre tu meurs. Paris tient, et Hugo, comme tout le monde, mange du cheval et du rat ; comme tout le monde il a froid, il a faim. Les gardes nationaux des quartiers populaires exigent la sortie en masse, la « guerre à outrance », mais le gouvernement de la Défense nationale, dirigé par les Favre, Ferry, Trochu…, craignant la montée en puissance des rouges et la révolution, finit par capituler à la fin de janvier 1871, sans que les armées allemandes aient pu pénétrer dans la ville. L’armistice est signé le 28 janvier à Versailles. Des élections suivent le 8 février. Victor Hugo fait partie des représentants de Paris, étant élu en deuxième position. Mais l’Assemblée nationale, en majorité monarchiste, veut la paix à tout prix. Hugo s’indigne. Plein de rancune contre la capitale, la majorité de « ruraux » – ainsi que les républicains les appellent – décide, entre autres mesures conservatrices et réactionnaires, de décapitaliser la ville ardente. Des élus proposent de transférer ses fonctions à Fontainebleau ou à Versailles. Hugo proteste : Paris espérait votre reconnaissance, et il obtient votre suspicion ! Mais qu’est-ce donc qu’il vous a fait ? Ce qu’il vous a fait, je vais vous le dire :

Dans la défaillance universelle, il a levé la tête ; quand il a vu que la France n’avait plus de soldats, Paris s’est transfiguré en armée ; il a espéré, quand tout désespérait ; après Phalsbourg tombée, après Toul tombée, après Strasbourg tombée, Paris est resté debout. Un million de Vandales ne l’a pas étonné. Paris s’est dévoué pour tous ; il a été la ville superbe du sacrifice. […] Vous avez peur de Paris, de Paris qui est la fraternité, la liberté, l’autorité, la puissance, la vie ! Vous mettez en suspicion le progrès ! Vous mettez en surveillance la lumière ! Membre du onzième bureau de l’Assemblée, il demande à ses collègues de donner leur démission si l’on « allait ailleurs qu’à Paris ». Vaines paroles, Versailles est choisie. Pendant toute « l’année terrible », et on le verra encore pendant la guerre civile déclenchée entre Versailles et la Commune de Paris, Hugo ne ménagera pas ses efforts pour la paix, la réconciliation et pour la défense de la ville – bientôt incendiée et meurtrie par la Semaine sanglante. À sa mort, la ville qu’il avait canonisée de son vivant rendra au poète l’hommage le plus grandiose qu’on ait jamais vu. Hugo et Paris ne feront plus qu’un.

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Tourmente

Dans l’esprit de Victor Hugo, la paix, la paix universelle, est une valeur suprême et une préoccupation de tous les moments de sa vie. En août 1849, présidant le Congrès de la paix qui se tenait à Paris, il affirmait dans son discours d’ouverture : Désormais, le but de la politique grande, de la politique vraie, le voici : faire reconnaître toutes les nationalités, restaurer l’unité historique des peuples et rallier cette unité à la civilisation par la paix, élargir sans cesse le groupe civilisé, donner le bon exemple aux peuples encore barbares, substituer les arbitrages aux batailles ; enfin, et ceci résume tout, faire prononcer par la justice le dernier mot que l’ancien monde faisait prononcer par la force. Vingt ans plus tard, en septembre 1869, il ouvre un autre Congrès de la paix, à Lausanne cette fois : Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons absolument. Nous la voulons entre l’homme et

l’homme, entre le peuple et le peuple, entre la race et la race, entre le frère et le frère, entre Abel et Caïn. Cependant, le pacifisme de Victor Hugo avait une limite : la borne de la patrie en danger, la menace de l’invasion, la défense du territoire national. Il note dans ses Carnets, le 16 septembre 1870 : « Il y a aujourd’hui un an, j’ouvrais le Congrès de la Paix à Lausanne. Ce matin, j’écris l’“Appel aux Français” pour la guerre à outrance contre l’invasion. » Son attitude préfigurait celle des socialistes avant 1914, déclarant la guerre à la guerre, et qui, une fois celle-ci survenue, entrèrent dans l’union sacrée. À l’opposé de tant de pacifistes des années 1930 qui se jetèrent dans les bras du maréchal Pétain et acceptèrent la soumission à l’occupant nazi, au nom de la paix. Hugo est un pacifiste incomplet ; il ne veut pas la paix à tout prix. Car il n’est de paix sans liberté, et défendre la liberté est un devoir. Que toutes les communes se lèvent ! lance-t-il à ses compatriotes le 17 septembre 1870. Que toutes les campagnes prennent feu ! que toutes les forêts s’emplissent de voix tonnantes ! Tocsin ! tocsin ! que de chaque maison il sorte un soldat ; que le faubourg devienne régiment ; que la ville se fasse armée. Les Prussiens sont huit cent mille, vous êtes quarante millions d’hommes. Dressez-vous, et soufflez sur eux ! […] Roulez des rochers, entassez des pavés, changez les socs en haches, changez les sillons en fosses, combattez avec tout ce qui vous tombe sous la main, prenez les pierres de notre terre sacrée, lapidez les envahisseurs avec les ossements de notre mère la France. Ô citoyens, dans les cailloux du chemin, ce que vous leur jetez à la face, c’est la patrie.

Le siège de Paris durant, il s’est activé, on le sait, pour soutenir les combattants. Il a acheté un képi et une capote de soldat pour se rendre aux remparts. Il est resté cependant dans une stricte légalité : « Tant que la Prusse sera là, nous ne devons songer qu’à la France. Tout doit être ajourné. À cette heure pas d’autre ennemi que l’ennemi. » Les rouges, l’extrême gauche, les blanquistes, eux, après avoir soutenu dans un premier temps le gouvernement, s’insurgent contre celui-ci qu’ils accusent d’immobilisme. Ils voulaient la sortie en masse et le général Trochu la leur refusait. Le 31 octobre, conduits par Flourens, Blanqui, Delescluze, ils prennent d’assaut l’Hôtel de Ville pour destituer le gouvernement en place et le remplacer. Victor Hugo est sollicité pour s’associer à eux. Il blâme leur tentative, il refuse son soutien : « J’ai répondu que je blâmais cette tentative, et j’ai refusé d’aller à l’Hôtel de Ville. » L’insurrection échoue finalement. Peu à peu cependant, l’impéritie ou la volonté du gouvernement d’en finir au plus vite apparaît clairement. En décembre, Louis Blanc, délégué par d’autres républicains, vient trouver Hugo pour qu’il conduise une démarche auprès de Trochu : « le mettre en demeure ou de sauver Paris ou de quitter le pouvoir. J’ai refusé. Ce serait me poser en maître de la situation, et, en même temps, entraver un combat commencé qui peut-être réussira. » On presse Hugo au long des semaines qui viennent. Le 29 décembre, c’est Emmanuel Arago qui l’adjure d’entrer au gouvernement. Il persiste à refuser, ce n’est pas sa place. Le 17 janvier, Louis Blanc insiste, avec Edgar Quinet, pour qu’il fasse pression sur les ministres. Il leur répond : « Je vois plus de danger à renverser le gouvernement qu’à le maintenir. » Quand, le 22 janvier, une ultime manifestation tumultueuse et sanglante se déroule devant l’Hôtel de Ville, il donne un conseil aux gardes nationaux qui l’interrogent : « Ne marchez pas contre l’Hôtel de Ville ; marchez contre la Prusse. » Tout tendait à démontrer que les membres du gouvernement de la Défense nationale restés à Paris redoutaient plus une révolution qu’une défaite militaire. Mais quand, le 27 janvier, on le sollicite encore, il répond : « J’invite tout le monde au calme et à l’union. » Deux jours plus tard, l’armistice était

signé. Comme l’écrira Gustave Flourens, Paris était « livré ». Par la suite, Hugo approfondit sa réflexion sur la responsabilité du gouvernement et particulièrement sur celle de Trochu dans la chute de Paris – ce général, gouverneur de Paris, qui se vantait d’avoir « un plan », et dont le dessein véritable était d’en finir avec les rouges et d’aboutir à un armistice. Élu député le 8 février 1871, siégeant dans le groupe de la gauche radicale, Hugo appuie la demande de Louis Blanc en faveur d’une enquête sur l’action du gouvernement de la Défense nationale. Surtout, dans les lendemains de la Commune, il livrera en vers ce qu’il pense de Trochu. Le général, paraissant devant l’Assemblée nationale, avait minimisé le potentiel militaire de ceux qui exigeaient la guerre à outrance, en comparant leur force réelle au képi de Victor Hugo : « Il y avait, plaidet-il, une véritable exagération de la valeur, des facultés, de l’importance de la garde nationale […]. Mon Dieu, vous avez vu le képi de M. Victor Hugo qui symbolisait la situation. » La réplique ne tarde pas : Participe passé du verbe Tropchoir, homme De toutes les vertus sans nombre dont la somme Zéro, soldat brave, honnête, pieux, nul, Bon canon, mais ayant un peu trop de recul, Preux et chrétien, tenant cette double promesse, Capable de servir ton pays et la messe, […] Tes lauriers dans ta main se changent en orties. Quoi donc, c’est contre moi que tu fais des sorties ! Nous t’en trouvions avare en ce siège mauvais. Toi qui n’as point franchi la Marne et sa presqu’île, Tu m’attaques. Pourquoi ? je te laissais tranquille. D’où vient que ma coiffure en drap bleu te déplaît ? Qu’est-ce que mon képi fait à ton chapelet ? […]

Songe à Garibaldi qui vint de Caprera, Songe à Kléber au Caire, à Manin dans Venise, Et calme-toi. Paris formidable agonise Parce que tu manques, non de cœur, mais de foi. L’amère histoire dira un jour ceci de toi : La France, grâce à lui, ne battit que d’une aile. Dans ces grands jours, pendant l’angoisse solennelle, Ce fier pays, saignant, blessé, jamais déchu, Marcha par Gambetta, mais boita par Trochu. À l’Assemblée nationale, réunie à Bordeaux après la signature de l’armistice, Hugo fait partie de ceux qui, avec les représentants de l’Alsace et de la Lorraine, refusent de ratifier le traité de paix qui écrase et mutile la France. Dans la rue, il reçoit les ovations de la foule criant : « Vive la République ! » ; à l’Assemblée, il est en butte à l’hostilité de cette nouvelle chambre introuvable (« Nous y sommes dans la proportion de 50 contre 700 »). À Bordeaux, il a trouvé à se loger rue de la Course ; c’est rue Lafaurie-Monbadon que se réunissent avec lui les députés de la gauche : Louis Blanc, Schœlcher, le colonel Langlois, Brisson, Lockroy, Millière, Clemenceau, Martin Bernard, Joigneaux… Membre du onzième bureau, il déclare au cours de la séance consacrée au traité de paix, qu’il le refusera : « M. Hugo, lit-on dans le compte rendu, répond qu’il sort d’une ville héroïque qui a écarté de son vote ses défenseurs parce qu’ils ont capitulé. Il sent très bien que la France en ce moment est épuisée et en défaillance. Il comprend très bien qu’on veuille la sauver par la paix. Mais lui veut sauver la France de l’avenir qui demandera compte de son vote à la France d’aujourd’hui. Elle se plaindra d’avoir été abandonnée. L’orateur ne veut pas l’abandonner. » Le 1er mars, en séance plénière, Hugo développe ses arguments contre le traité infâme ; il ne votera pas contre le démembrement de la patrie. Mais si le pire doit s’accomplir, qu’on y prenne garde, la France se

redressera, elle forgera de nouveaux canons, elle formera des citoyens, elle ressaisira la Lorraine et l’Alsace. Le mot « revanche » n’est pas prononcé, mais l’idée implicite s’y trouve. Alors, la réconciliation francoallemande aura lieu, et Hugo d’exprimer son vœu d’une « fédération continentale », la formation des « États-Unis d’Europe ». Le traité est voté, au grand soulagement des conservateurs, dont le patriotisme n’est pas la première vertu. Les représentants d’Alsace et de Lorraine démissionnent, malgré le souhait de Victor Hugo qu’ils gardent indéfiniment leurs sièges à l’Assemblée. S’ensuit une déclaration des élus de la gauche radicale : « En présence de la démission que les représentants alsaciens et lorrains ont offerte, mais que l’Assemblée n’a accepté par aucun vote. Les représentants soussignés déclarent qu’à leurs yeux l’Alsace et la Lorraine ne cessent pas et ne cesseront jamais de faire partie de la France. » Hugo aurait voulu une démission collective des députés de la gauche, mais l’unanimité ne se fait pas. C’est à une démission individuelle qu’il se résout. Garibaldi, qui s’est battu aux côtés des Français contre les Prussiens, a été élu en troisième position par les Parisiens. La droite majoritaire veut l’invalider, il n’est pas français. Hugo prend alors la parole pour le défendre ; il déclenche un tumulte ; il donne alors sa démission. Ses collègues républicains l’incitent à la reprendre. Ce sera non. Là dessus, le 13 mars, toujours à Bordeaux, il apprend la mort brutale de son fils Charles, frappé d’« apoplexie foudroyante ». Il est accablé de douleur. Le 15, avec quelques amis, il suit la voiture-fourgon qui conduit le cercueil au dépositoire du cimetière, d’où il est retiré le 17 mars pour être transporté en train à Paris, où Hugo veut enterrer son fils dans le caveau de son père. François-Victor l’a rejoint ; il sera lui aussi du voyage. Le 18 mars, au retour du Père-Lachaise, et tandis que la ville s’enflamme et que les ministres fuient à Versailles, il reçoit une adresse du Club de Belleville, que préside Millière, qui tient à « faire parvenir au citoyen Victor Hugo le témoignage de ses vives sympathies et de sa douleur

profonde à l’occasion de la mort qui vient d’enlever, d’une façon si cruelle, un fils à son père et un vaillant champion de la démocratie ». Le 22 mars, Hugo part pour Bruxelles avec Alice, sa bru, et ses petits Georges et Jeanne : il s’agit pour lui de régler les affaires du défunt et d’assurer l’avenir de ses petits-enfants. Charles a laissé de lourdes dettes qu’il doit payer. On peut supposer, cependant, qu’une autre raison l’éloigne de Paris : adversaire de la « chambre introuvable », il n’en est pas pour autant partisan de la Commune de Paris en train de se constituer. À ses yeux, Thiers a eu tort de vouloir reprendre les canons des « fédérés » de la garde nationale. « Il a jeté l’étincelle sur la poudrière. » Au début d’avril, la guerre civile a commencé ; Hugo apprend la mort de Flourens, « très brave et un peu fou ». Il suit les événements, reçoit des émissaires de Paris, se désespère de la guerre civile : « Cette Commune est aussi idiote que l’Assemblée est féroce. Des deux côtés, folie. » À la mi-avril, il écrit les vers intitulés « Un cri », qu’il envoie à Paris : Combattants ! combattants ! qu’est-ce que vous voulez ? Vous êtes comme un feu qui dévore les blés, Et vous tuez l’honneur, la raison, l’espérance ! Quoi d’un côté la France et de l’autre la France ! Arrêtez ! c’est le deuil qui sort de vos succès. Chaque coup de canon de français à français Jette, – car l’attentat à sa source remonte, – Devant lui le trépas, derrière lui la honte. Verser, mêler, après septembre et février, Le sang du paysan, le sang de l’ouvrier, Sans plus s’en soucier que de l’eau des fontaines ! Les Latins contre Rome et les Grecs contre Athènes ! Qui donc a décrété ce sombre égorgement ? Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment ! Mais quel vent souffle donc ? Quoi ? Pas d’instants lucides !

Se retrouver héros pour être fratricides ! Horreur ! « Un cri » est publié par Le Rappel, mais la guerre civile s’aggrave. Hugo continue sa campagne par un nouveau poème : « Pas de représailles », reproduit par de nombreux journaux en France et en Europe. Au début de mai, il apprend le projet de la Commune, inspiré par Courbet, d’abattre la colonne Vendôme. La colonne ! Celle qu’il avait jadis célébrée et qui reste attachée au souvenir de son père Léopold, le vaillant soldat de Napoléon ! Il proteste à sa façon par de nouveaux vers, « Les deux trophées », qu’il expédie à Paris, et que Le Rappel publie le 7 mai. En vain, car après hésitation la Commune exécute le projet, la colonne est abattue le 16 mai. Cinq jours plus tard, l’armée des Versaillais pénètre dans Paris. À Bruxelles, le 25 mai, avant même la fin des combats dans la capitale française, le gouvernement belge est interpellé à la Chambre : la Belgique ouvrira-t-elle ses portes aux fuyards ? Le ministre des Affaires étrangères, Anethan, rassure ses collègues : « Ce ne sont pas des réfugiés politiques ; nous ne devons pas les considérer comme tels. Ce sont des hommes que le crime a souillés et que le châtiment doit atteindre. » Hugo s’indigne et fait paraître, le 27 mai, une lettre ouverte dans L’Indépendance belge : Monsieur, Je proteste contre la déclaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, ces vaincus sont des hommes politiques. Je n’étais pas avec eux […]. J’ai protesté contre leurs actes, loi des otages, représailles, violation des libertés, suppression des journaux, spoliations, confiscations, démolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple. Mais le droit d’asile est sacré : si l’on vient

chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai… La gloire de la Belgique c’est d’être un asile. Ne lui ôtons pas cette gloire. Le 27 mai, Hugo, qui venait de rentrer chez lui après minuit, entend sonner à sa porte. De sa fenêtre, il demande qui est là. On lui répond : « Dombrowski » – c’est le nom d’un officier de la Commune. Hugo le croyait mort. Est-il en fuite ? Vient-il lui demander asile ? Il descend ouvrir, mais une grosse pierre frappe le mur, et il aperçoit un attroupement devant chez lui. Une foule réactionnaire qui le prend pour un communard, qui vilipende l’étranger venu semer la guerre civile en Belgique. C’est donc un guet-apens ! De sa fenêtre, il crie aux agresseurs : « Vous êtes des misérables ! » La fenêtre est refermée. Un pavé brise les vitres. Au dehors, la meute scande des cris hostiles : « À mort Victor Hugo ! À mort Jean Valjean ! À mort Clancharlie [L’Homme qui rit] ! À la lanterne ! À la potence ! À mort le brigand ! Tuons Victor Hugo ! » L’assaut est donné, mais la bonne, Mariette, a verrouillé la porte, trop solide pour être brisée. Les pierres pleuvent sur la maison. Jeanne, qu’une pierre a effleurée dans ma chambre, me regardait avec ses grands yeux étonnés. Petit Georges disait : « Ce sont les Prussiens ! » Louise et Adeline poussaient des cris de terreur. Alice et Mariette, montées sur le châssis de la serre, appelaient éperdument au secours. Appel sans suite, la police est occupée ailleurs. Au bout de plusieurs heures, quand tout est fini et que les assiégeants, dans l’impossibilité de pénétrer dans la maison, ont fait demi-tour, la police arrive enfin. Cinquante ou soixante hommes armés de pierres et de bâtons ont assiégé pendant deux heures, la nuit, dans une

maison, un homme de soixante-neuf ans, quatre femmes et deux petits enfants. J’étais sans armes. Je n’avais pas même une canne. J’ai vu de près cette vilaine mort, l’assassinat. Le 30 mai, L’Indépendance belge publie une lettre de François-Victor Hugo relatant les troubles de la nuit du 27 au 28 en même temps que l’absence de tout secours. Ce jour même, un arrêt signé de Léopold II, roi des Belges, enjoint « au sieur Victor Hugo » de quitter immédiatement le royaume. À la Chambre, un député libéral interpelle le ministre de la Justice Cornesse, mais celui-ci, faisant allusion à la Commune, s’écrie qu’il y a plus dangereux que « ces incendiaires dont les crimes épouvantent l’Europe […]. Il est de plus grands coupables, ce sont ceux qui encouragent, qui tolèrent, qui ordonnent ces faits ; ce sont ces malfaiteurs intellectuels qui propagent dans les esprits des théories funestes et excitent à la lutte entre le capital et le travail. Ces théories malsaines ont heurté le sentiment public dans toute la Belgique ». Hugo n’est pas suspect d’avoir déclenché ce feu, cette guerre, ces désordres et ces massacres. Rien qui ressemble chez lui à un doctrinaire de la lutte des classes, comme le voudrait le ministre belge de la Justice. Dans l’esprit de 1848, il prône la conciliation des classes dans la nation et dans la République. Mais l’ancien proscrit reste aussi l’auteur des Misérables ; les manifestants de Bruxelles le savent bien, eux qui ont hurlé sous ses fenêtres ce cri inouï : « À mort Jean Valjean ! » Le lendemain, 28 mai, le jour où la Commune s’effondrait sous les derniers coups des soldats de Versailles, Hugo se rend à la Sûreté de Bruxelles, où il a affaire avec le préfet. Le soir, il abandonne sa maison et disperse sa petite famille ; lui emmène Jeanne à l’Hôtel de la Poste. Bien lui en a pris, car dans la soirée un nouveau charivari agressif s’enfle devant la maison. Le 29, il compose un poème : « Une nuit à Bruxelles » : Aux petits incidents il faut s’habituer.

Hier on est venu chez moi pour me tuer. Mon tort dans ce pays c’est de croire aux asiles. On ne sait quel ramas de pauvres imbéciles S’est rué tout à coup la nuit sur ma maison. Les arbres de la place en eurent le frisson, Mais pas un habitant ne bougea. L’escalade Fut longue, ardente, horrible, et Jeanne était malade. Je conviens que j’avais pour elle un peu d’effroi. Mes deux petits-enfants, quatre femmes et moi, C’était la garnison de cette forteresse. Rien ne vint secourir la maison en détresse. La police fut sourde ayant affaire ailleurs. Le 30 mai, un huissier apporte à Victor Hugo un ordre d’expulsion. Son fils François-Victor est venu le rejoindre ; ils décident de gagner le Luxembourg. « Là nous attendrons et verrons venir. » Nombre de Belges sont indignés par cette sommation, mais Hugo et les siens ne peuvent enfreindre l’ordre légal. Le 1er juin, ils quittent Bruxelles. De nouveau, il est salué avec enthousiasme dans les gares, à son arrivée. Il gagne la localité de Vianden. Toujours la foule, toujours les cris : « Vive la République ! » C’est à Vianden, où il descend avec sa petite troupe à l’hôtel Koch, qu’il apprend qu’à Paris, Veuillot, l’éditorialiste du journal catholique L’Univers, l’a traité de « vieille citrouille à moitié remplie de diamants ». Le 10 juin, il écrit les vers « Expulsé de Belgique », qui paraîtront dans L’Année terrible : C’est pourquoi, moi vaincu, moi proscrit imbécile, J’offre aux vaincus l’abri, j’offre aux proscrits l’asile, Je l’offre à tous. À tous ! Je suis étrange au point De voir tomber les gens sans leur montrer le poing ; Je suis de ce parti dangereux qui fait grâce ;

Et demain j’ouvrirai ma porte, car tout passe, À ceux qui sont vainqueurs, quand ils seront vaincus. C’est à Vianden qu’Hugo a trouvé le titre de ses poèmes des temps de fer : L’Année terrible. Et c’est là aussi qu’il compose nombre d’entre eux. Il recueille la veuve d’un communard fusillé, Maurice Garreau ; elle s’appelle Marie Mercier ; elle donne à Hugo des détails sur les fusillades et les mitraillades de Paris, où pendant la Semaine sanglante, du 21 au 28 mai, des milliers de combattants ont été passés par les armes sans aucune forme de procès. Il accueille aussi son grand ami Paul Meurice, qui a échappé aux tribunaux versaillais, et qui est accompagné de sa femme. On se promène, on excursionne, on boit de la bière et du lait ; Hugo lit à ses hôtes et à sa famille des pièces de L’Année terrible. Il s’émerveille des premiers pas de la petite Jeanne. Le bourgmestre est bienveillant et rencontre souvent l’exilé. Mais le curé de Vianden déclare en chaire : « Le diable avait sur la terre trois religions, les luthéristes, les calvinistes et les jansénistes. Maintenant il en a une quatrième, les hugotistes. » Pas de quoi s’émouvoir. À Liège, on tient un grand meeting contre l’expulsion de Victor Hugo ; les affiches de la réunion sont publiées par des journaux allemands et belges. Le 21 août, Hugo et les siens changent de résidence, et s’installent à l’Hôtel des Ardennes, à Diekirch. Au palais de justice, Hugo dépose sa protestation contre la justice belge, puis sa déposition. Le 26 août, de Diekirch, Hugo emmène les siens pour Luxembourg, dans l’intention de prendre les bains à Mondorf. Là, les bourgeois en cure lui manifestent leur hostilité, ne le saluent pas, clabaudent sur lui. Le 30, il a voulu voir Thionville, la cité où s’est illustré son père, en 1814 et en 1815. La ville a été dévastée par la guerre. Se rendant à la mairie, il tombe en plein conseil municipal. On le reconnaît, on lui parle du général Hugo. « Mon père a laissé une grande trace dans cette ville. On l’admire et on le vénère. » Pèlerinage émouvant dans cette ville désormais allemande.

« Dans la rue, on me saluait ; on me regardait, les larmes aux yeux, et je disais aux passants : – Soyez tranquilles, nous vous délivrerons. Ou la France cessera d’être la France, ou vous cesserez d’être prussiens. » Le 22 septembre, un télégramme de Paris apprend à Hugo qu’Henri Rochefort, le pamphlétaire, le communard, a été condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée. La nouvelle le décide à rentrer à Paris. Il y sera le 26 septembre. Son ami Paul Meurice lui a loué un appartement 66 rue de La Rochefoucauld. Dès le lendemain il demande une entrevue à Thiers, à Versailles, pour plaider la cause de Rochefort. L’attitude de Victor Hugo au regard de la Commune de 1871 n’a pas toujours été bien comprise. La gauche extrême lui a reproché son abstention ; la droite versaillaise en a fait un complice des communards. En fait, la position d’Hugo n’était nullement isolée. Dans la France de 1871, il n’y avait pas seulement deux camps, le gouvernement officiel de M. Thiers et la Commune autoproclamée. Il en était un troisième, celui des républicains qui ne se résignaient pas à la guerre civile, qui jugeaient avec une égale sévérité le soulèvement parisien, parce qu’il bravait la légalité, et l’aveuglement versaillais, parce qu’il ignorait l’humanité. « Il faut se tenir comme sur une lame de couteau, écrivait Hugo, entre les folies de l’Hôtel de Ville et les folies de Versailles. » Un Georges Clemenceau partageait cette position, ainsi que les maires d’un grand nombre de villes françaises acquises à la République. Leurs efforts pour arrêter la guerre fratricide se sont révélés vains ; ils n’en étaient pas pour autant dépourvus d’avenir – celle d’une République qui saura prendre le pas sur l’éphémère majorité monarchiste de 1871, amnistier les vaincus et fonder un régime républicain dans la durée. C’est ce mouvement que Victor Hugo va accompagner, de son retour à Paris jusqu’à sa mort.

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La République

En 1851, Hugo, dans la préface à ses Quinze discours, écrit : J’ai cru longtemps que la République n’était qu’une forme politique. La République est une idée, la République est un principe, la République est un droit. La République est l’incarnation même du progrès. À cinquante ans, il devient un fervent défenseur d’un régime remis en question par une Chambre des députés conservatrice et réactionnaire. En exil, pendant dix-huit ans, il ne cesse son combat contre Napoléon III, « l’usurpateur ». De retour en pleine guerre franco-prussienne, le poète devient l’incarnation de la République.

Républicains, je suis des vôtres ! La Chambre, élue en 1849, habitée par la peur sociale, a fait voter des lois qui indignent Victor Hugo. La loi Falloux a l’avantage de concilier les libéraux conservateurs à l’exemple de Thiers et les cléricaux, sur un projet

scolaire qui donne l’avantage à l’Église : l’enseignement de la religion paraissait le meilleur garant contre la révolution, pour l’ordre et la propriété. « Courons nous jeter dans les bras des évêques, disait Thiers, eux seuls peuvent nous sauver… » La seconde loi, celle du 31 mai 1850, restreint la portée du suffrage universel, en faisant obligation à tout électeur d’un domicile fixe depuis trois ans. Les ouvriers qui, à l’époque, étaient le plus souvent des nomades, changeant de domicile au gré de l’emploi, étaient les premiers visés. « Ils attaquent le peuple maintenant ! écrit Hugo. Ô pauvres furieux imprudents ! Si violents, si hargneux, et si petits ! […] Trois millions d’électeurs de moins, voilà ce qu’ils obtiendront de cette loi avec de bons machinistes. » Lois non seulement iniques, juge Hugo, mais dangereuses pour l’ordre établi de la droite : « Du combustible ! » Le 9 juillet 1850, il combat, sous les applaudissements de la gauche, la nouvelle loi sur la presse qui rétablissait le timbre, une mesure fiscale propre à affaiblir la presse d’opposition : Messieurs, je l’avoue, il m’est difficile de parler avec sangfroid de ce projet de loi. Je ne suis rien, moi, qu’un homme accoutumé, depuis qu’il existe, à tout devoir à cette sainte et laborieuse liberté de pensée, et, quand je lis cet inqualifiable projet de loi, il me semble que je vois frapper ma mère. Capitales, ces années 1850-1851, qui opèrent une rupture dans la conscience et le comportement politiques de Victor Hugo. Il a vu, il a compris, il a pris en horreur les députés de la droite conservatrice, défenseurs de l’injustice sociale, possédés par la peur de la « vile multitude » (expression de Thiers), prêts à tout pour assurer l’ordre et protéger les intérêts. On lit dans Choses vues une profession de foi datant du 18 juillet 1851, où Victor Hugo s’explique sur son évolution, une confession éclairante sur ce qu’est devenu l’ancien pair de France :

Je le répète, depuis vingt-cinq ans j’étais simplement un homme de liberté. J’étais libéral et démocrate. Rien de plus. La République n’était pour moi qu’une forme politique. Je ne lui reconnaissais pas ce caractère de vérité essentielle et absolue qui constitue tout principe. Dans l’histoire de nos grands et formidables jours révolutionnaires, la République, l’immense République tenant d’une main la hache et de l’autre l’épée, m’apparaissait plutôt comme la Force que comme la Vérité. J’avais dans les veines ce mélange de vieux sang vendéen qui ne m’empêchait pas de l’admirer, mais qui me poussait à la combattre. En 1848, quand je la vis se dresser brusquement sur l’écroulement de la monarchie, couvrant l’Europe de son rayonnement, mêler les grandes choses aux grandes idées, l’enthousiasme me vint au cœur, mais je gardai le silence pourtant. Tant de gens criaient autour de moi : Vive la République ! Et puis, je ne sentais pas la liberté à l’aise ; je m’attristais profondément devant ce qui pouvait sombrer alors des nécessités sociales, devant l’état de siège, devant la transportation, devant la dictature, et en moi, au fond de ma conscience, le libéral faisait des objections au républicain. […] Mais, depuis deux ans, quand j’ai vu la République prise en traître, saisie par ses ennemis, jetée à terre, liée, garrottée, bâillonnée, quand j’ai vu toutes les lois qu’on lui a mises aux pieds et aux mains, quand j’ai vu la politique qu’on lui a plongée dans le cœur, quand j’ai vu son sang couler à flots, alors, moi, qui aux jours de triomphe m’étais tenu à l’écart, je me suis approché d’elle au moment où tant d’autres s’en éloignaient, et quand j’ai vu que, meurtrie, saignante, terrassée, foulée aux pieds, couverte de plaies, elle vivait encore, je me suis mis à genoux devant elle et je lui ai dit : Tu es la vérité ! Maintenant je combats pour elle.

Mais on me dit : Prenez garde ! Vous allez partager son sort. Aujourd’hui les haines, les violences morales et matérielles, les injures, les outrages, les calomnies, les persécutions sont pour les républicains. Raison de plus. Républicains, ouvrez vos rangs. Je suis des vôtres.

L’idéal républicain De retour d’exil à Paris, Hugo, au moment des procès des communards, prend à tâche de sauver Rochefort du pire. Il demande à voir Thiers, qui le reçoit, à la préfecture de Versailles où il habite. Celui qui vient d’être nommé président de la République l’accueille aimablement ; il promet à son visiteur que Rochefort ne sera pas embarqué, qu’il purgera sa peine dans une forteresse en France. Hugo se récrie contre la forteresse, Thiers prend note. En fait, ce ne sont que de belles paroles, Rochefort suivra les autres condamnés en NouvelleCalédonie. Hugo ne se préoccupe pas seulement du sort de Rochefort. Il défend la cause de Louise Michel, du journaliste Maroteau, réussit à sauver la vie de trois femmes condamnées à la peine capitale. « Nouvelles insultes. Recrudescence de rage dans une foule de journaux. » Il apprend qu’à Guernesey, on a voulu brûler sa maison, « vu que c’est moi qui ai brûlé Paris et tué l’archevêque. Pendant que les curés catholiques disaient cela dans le Luxembourg, les curés protestants le disaient en Angleterre ». Il retourne chez Thiers, plaide pour l’amnistie. Il s’entretient avec le duc d’Aumale, candidat à l’Académie : Notre conversation a eu de l’intérêt. Il m’a demandé ce que je pensais du 18 mars. Je lui ai répondu que c’est l’Assemblée

qui l’a fait. J’ai ajouté : « Paris avait la fièvre héroïque, Paris avait une sortie rentrée. L’Assemblée a commis le crime de provoquer Paris, et elle a eu le reste de la colère de Paris contre la Prusse. C’est la faute des gens de Versailles. » Il dîne avec Gambetta, qui fut le seul, dans ce gouvernement de la Défense nationale, dont la volonté fut vraiment la défense nationale et qui, de Tours, avait consacré tous ses efforts à mobiliser la province pour délivrer Paris, en vain. Plusieurs comités le sollicitent pour se porter candidat à une élection partielle prévue pour le 7 janvier 1872. Il veut bien, mais il refuse de faire campagne, de se rendre à des réunions publiques, il est à la disposition du peuple de Paris, mais il n’est pas candidat. Et puis, il rejette toute espèce de « mandat impératif » – une exigence de certains groupes républicains, pour lesquels un député n’est qu’un représentant obligé du peuple auquel on a confié ses directives. Hugo défend le principe, lui, du « mandat contractuel » entre le mandant et le mandataire : l’autonomie de l’élu doit être entière, sauf à rendre des comptes. Ayant reçu l’accord des députations qui le sollicitent, il rédige une déclaration que les journaux reproduisent. Le 7 janvier, il obtient 93 000 voix mais il est battu par le président du Conseil général Vautrain, qui recueille 123 000 suffrages. Les conseils de guerre qui doivent statuer sur le sort des inculpés de la Commune siègent du 4 avril 1871 au 31 juillet 1872. Alors que les combats et les exécutions de la Semaine sanglante ont fait 20 000 morts au bas mot dans les rangs des insurgés, 10 137 communards sont condamnés à des peines diverses, tandis que 3 313 condamnés par contumace peuvent se cacher ou s’exiler pour échapper à leur peine. 23 exécutions capitales ont lieu, 72 condamnés à mort sont graciés. 3 417 sont condamnés à la déportation et 1 169 à la déportation dans une enceinte fortifiée.

La transportation est infligée au groupe des condamnés aux travaux forcés. C’est la Nouvelle-Calédonie qui reçoit depuis 1864 les forçats. C’est là aussi que sont envoyés les condamnés politiques à la déportation, si bien que la Nouvelle-Calédonie devient un complexe pénitentiaire. Parmi les condamnés, Hugo s’intéresse particulièrement à Louise Michel, qu’il connaît : elle lui a envoyé ses premiers vers. Il lui consacre un poème, « Viro major » (« Plus grande qu’un homme ») : Et ceux qui, comme moi, te savent incapable De tout ce qui n’est pas héroïsme et vertu… Ceux qui savent tes vers mystérieux et doux, Tes jours, tes nuits, tes soins, tes pleurs donnés à tous, Ton oubli de toi-même à secourir les autres, Ta parole semblable aux flammes des apôtres. Ceux qui savent le toit sans feu, sans air, sans pain, Le lit de sangle avec la table de sapin, Ta bonté, ta fierté de femme populaire, L’âpre attendrissement qui dort sous ta colère… Ceux-là, femme, devant ta majesté farouche, Méditaient… Une nouvelle cause s’impose bientôt aux yeux de Victor Hugo : l’amnistie. Il s’emploie à l’obtenir. Dès son élection au Sénat, en janvier 1876, il se consacre à faire voter l’amnistie en faveur des communards. Le 22 mai, devant des sénateurs silencieux, abasourdis par sa verve, lui résistant par leur silence, il renouvelle sa plaidoirie en faveur de Paris, décapitalisé après « un long siège stoïquement soutenu ». Pour l’amnistie pleine et entière qu’il réclame « pour effacer toutes les traces de la guerre civile », il n’obtient l’appui que de neuf collègues, dont Peyrat, Schœlcher et Scheurer-Kestner. Mais les francs-maçons de Toulouse lui expriment la reconnaissance des républicains : « Pour les francs-maçons

[…], pour la France intellectuelle et morale, vous êtes toujours le grand poète, le courageux citoyen, l’éloquent penseur, l’interprète le plus admiré des grandes lois divines et humaines, en même temps que le plus éclatant génie moderne de la patrie de Voltaire et de Molière. » Sans relâche, Hugo exige l’amnistie – « En politique, oublier c’est la grande loi » – jusqu’à ces premiers jours de juillet 1880 où son vœu est exaucé. Parallèlement, à la Chambre des députés, Georges Clemenceau mène le même combat, longtemps minoritaire. Entre-temps, en 1872, il publie L’Année terrible, dont quelques pièces ont paru, pendant la guerre civile, dans la presse de Paris ou de Versailles. Une fois encore, Barbey d’Aurevilly exécute Hugo : « Vous n’êtes donc, dans votre Année terrible, qu’un employé volontaire de la Prusse ; et s’il y a des gens qui, en vous lisant, ne le comprennent pas ou le nient, c’est que le cosmopolitisme leur a pourri dans le cœur le sentiment de la patrie, comme à vous ! Vous pouvez renoncer à la langue française, qui ne s’en plaindra pas ; car depuis longtemps vous l’avez éreintée. Écrivez votre prochain livre en allemand. » De son côté, Gustave Flaubert écrit à son amie Edma Roger des Genettes : « Oui, j’ai lu L’Année terrible. Il y a du très beau […] La densité manque. N’importe ! Quelle mâchoire, il vous a encore, ce vieux lion-là. – Il sait haïr, ce qui est une vertu, laquelle manque à mon amie George Sand. – Mais quel dommage qu’il n’ait pas un discernement plus fin de la vérité ! Vous ai-je dit que je l’avais vu cet hiver, plusieurs fois, et que j’ai même dîné chez lui. – Je l’ai trouvé un bonhomme simplement exquis. – Et pas du tout comme on se le figure, bien entendu. » Au cours de ses dix dernières années, l’entourage d’Hugo se dépeuple, la solitude s’accroît. En 1873, son deuxième fils, François-Victor, lui a été enlevé, deux ans après la mort de Charles ; cinq ans après celle de son épouse. Il enterre ses contemporains les uns après les autres : en mars 1875, Edgar Quinet ; en juin 1876, George Sand (« D’autres sont les grands hommes, elle est la grande femme ») ; en juillet 1881, Paul de Saint-Victor ; en décembre 1882, Louis Blanc, puis Léon Gambetta…

Hanté par la mort, qu’il ne craint pas, mais dont il sent désormais les prodromes, il s’imagine entendre les « invisibles », les « chers disparus », notant tous ces instants, ces nuits particulièrement, où ils frappent dans les murs, ombres sonores qui ne cessent de l’entretenir dans sa foi en l’immortalité. Seule sa fille Adèle lui reste, folle, internée à Saint-Mandé, autre façon d’être morte. La vieillesse d’Hugo est cependant égayée par la présence de ses petits-enfants, Georges, né en 1868, et Jeanne, venue au monde l’année suivante. Ce sont eux qui lui inspirent L’Art d’être grandpère, qui n’exprime pas seulement l’amour grand-paternel, mais un certain nombre de vues politiques, comme si le poète avait voulu composer un catéchisme politique pour ses deux petits-enfants. L’anticléricalisme, ancré dans l’esprit d’Hugo depuis la IIe République, quand il a observé la complicité de l’Église avec l’ordre établi, est un élément de son credo : Prêtres, vous complotez de nous sauver, à l’aide Des ténèbres, qui sont en effet le remède Contre l’astre et le jour ; Vous faites l’homme libre au moyen d’une chaîne ; Vous avez découvert cette vertu, la haine, Le crime étant l’amour. La foi dans le Progrès anime l’évolution : En avant, grande marche humaine ! Peuple, change de région. Ô larve, deviens phénomène ; Ô troupeau, deviens légion… La Fraternité, expression républicaine de son humanisme :

Je rêve l’équité, la vérité profonde, L’amour qui veut, l’espoir qui luit, la foi qui fonde, Et le peuple éclairé plutôt que châtié. Je rêve la douceur, la bonté, la pitié, Et le vaste pardon. De là ma solitude. Le patriotisme est une valeur fondamentale de l’esprit républicain : Ô France, ton malheur m’indigne et m’est sacré. Je l’ai dit, et jamais je ne me lasserai De le redire, et c’est le grand cri de mon âme, Quiconque fait du mal à ma mère est infâme… Mais l’internationalisme est chevillé au cœur républicain. Hugo se bat aussi pour l’indépendance des peuples asservis, comme la Serbie sous le joug des Turcs : « Quand finira le martyre de cette héroïque petite nation ? », demande-t-il en août 1876. Et d’ajouter : Ce qui se passe en Serbie [la répression des Serbes révoltés par les Ottomans] démontre la nécessité des États-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent les peuples unis. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes et les despotismes. Brisons les glaives valets des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. Plus de guerres, plus de massacres, plus de carnages ; libre-pensée, libre-échange ; fraternité. Est-ce donc si difficile, la paix ? La République d’Europe, la Fédération continentale, il n’y a pas d’autre réalité politique que celle-là. Il reprend son antienne pour le Congrès des démocrates célébrant l’anniversaire de la République, en septembre 1876. Les lois nécessaires

pour briser les carcans et les chaînes, les voici : « liberté de pensée, liberté de croyance, liberté de conscience ; liberté dans la vie, délivrance devant la mort ; l’homme libre, l’âme libre ». Encore en 1882, Hugo agit. Cette fois sur un terrain nouveau : contre l’antisémitisme. Depuis la semaine sainte de 1881, des pogroms organisés se répètent en Russie, soutenus par une propagande qui accuse les Juifs d’être responsables de tous les malheurs publics, à commencer par l’assassinat du tsar Alexandre. Hugo intervient dans Le Rappel : « Ce qui se passe en Russie fait horreur ; là un crime immense se commet, ou pour mieux dire une action se fait, car ces populations exterminantes n’ont même plus la conscience du crime… » En 1883, il écrit à l’empereur d’Autriche pour demander la grâce d’un révolutionnaire condamné. Même démarche la même année auprès de la reine d’Angleterre en faveur d’O’Donnell. Inlassable Victor Hugo !

Incarnation de l’esprit républicain La crise du 16 mai 1877 l’engage dans la lutte en faveur de la République, menacée par le « demi-coup d’État » de Mac Mahon. On se souvient que, le 8 février 1871, l’Assemblée nationale, élue pour traiter la paix avec Bismarck, était en majorité conservatrice. Cependant, après avoir signé la paix, cette majorité s’était révélée incapable de procéder à la restauration monarchique, tant les représentants des deux branches royales, les légitimistes et les orléanistes, furent incapables d’un accord entre eux. L’entêtement du comte de Chambord, le prétendant arqué sur la tradition, sa crispation sur le drapeau blanc, a été décisive. On en est alors arrivé à transformer le régime provisoire et instable de l’Assemblée de Versailles en régime régulier : en 1875, sont votées les lois constitutionnelles de la République. Un président est élu (par les Chambres) pour sept ans : Mac Mahon ; il y a deux chambres. Or aux

élections législatives de 1876, la Chambre devient en majorité républicaine. Qui va gouverner ? Le Président ou un ministre issu de la majorité ? Nous assistons à un premier cas de « cohabitation » avant la lettre. Mais, entre le président de droite et Jules Simon, le républicain centre gauche, il y a un conflit, qui éclate le 16 mai 1877. Le Président se débarrasse du républicain et nomme un de ses amis politiques, Albert de Broglie, à la tête du gouvernement. Seulement, celui-ci n’a pas la majorité. D’où l’idée de la dissolution : les électeurs trancheront entre le pouvoir du président et celui de la Chambre. Au Sénat conservateur, Hugo exhorte ses collègues, dans un long discours ponctué d’applaudissements et de mouvements de désapprobation, à refuser la dissolution de la Chambre voulue par le président de la République : Le Sénat, en votant la dissolution, compromet la tranquillité publique et prouve qu’il est dangereux. Le Sénat, en rejetant la dissolution, rassure la patrie et prouve qu’il est nécessaire. Sénateurs, prouvez que vous êtes nécessaires. Je me tourne vers les hommes qui en ce moment gouvernent, et je leur dis : « Si vous obtenez la dissolution, dans trois mois le suffrage universel vous renverra cette chambre… » La dissolution est prononcée par les sénateurs par 349 voix contre 130, mais Hugo a été entendu par l’opinion ; il reçoit des soutiens de toutes parts. Il participe aux réunions électorales, appuie la candidature du républicain Jules Grévy dans le IXe arrondissement de Paris : Citoyens, ayons foi dans la patrie. Ne désespérons jamais. La France est une prédestinée. Elle a charge des peuples, elle est la nation utile, elle ne peut ni décliner ni décroître, elle

couvre ses mutilations de son rayonnement. À l’heure qu’il est, sanglante, démembrée, rançonnée, livrée aux factions du passé, contestée, discutée, mise en question, elle sourit superbement, et le monde l’admire. Le 1er octobre, il publie l’Histoire d’un crime : « Ce livre est plus qu’actuel ; il est urgent. Je le publie. » Le gouvernement se demande s’il fera saisir ce livre qui raconte le coup d’État du 2-Décembre mais qui prend une soudaine actualité. En quelques heures, 22 000 exemplaires de l’ouvrage sont vendus ; dans les jours suivants, dix mille par jour sont enlevés. Le 14 octobre, Gambetta et les républicains sortent vainqueurs des urnes ; la Chambre des députés leur reste acquise. La république marche désormais sur ses deux jambes. L’année suivante, en 1878, le centenaire de la mort de Voltaire déclenche inévitablement de nouveaux affrontements entre républicains et royalistes, entre libres-penseurs et cléricaux. Hugo participe aux cérémonies, soucieux d’une conciliation entre Voltaire et l’Évangile. Dans un discours prononcé le 30 mai, il s’écrie : L’œuvre évangélique a pour complément l’œuvre philosophique ; l’esprit de mansuétude a commencé, l’esprit de tolérance a continué ; disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus a pleuré, Voltaire a souri ; c’est de cette larme divine et de ce sourire humain qu’est faite la douceur de la civilisation actuelle. À côté de Voltaire, il y a les autres philosophes : « Ces puissants écrivains ont disparu ; mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. » La péroraison soulève les acclamations :

Donnons la parole à ces grandes voix. Arrêtons l’effusion du sang humain. Assez ! Assez ! Despotes. Ah ! La barbarie persiste, eh bien, que la philosophie proteste. Le glaive s’acharne, que la civilisation s’indigne. Que le dix-huitième siècle vienne au secours du dix-neuvième ; les philosophes nos prédécesseurs sont les apôtres du vrai, invoquons ces illustres fantômes ; que, devant les monarchies rêvant les guerres, ils proclament le droit de l’homme à la vie, le droit de la conscience à la liberté, la souveraineté de la raison, la sainteté du travail, la bonté de la paix ; et, puisque la nuit sort des trônes, que la lumière sorte des tombeaux ! Jamais la foi dans le progrès n’a été affirmée avec pareille éloquence. Le propos d’Hugo provoque la riposte de Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, peu disposé à approuver l’éloge de Voltaire, qui écrit une lettre ouverte au poète. Réplique d’Hugo : de quel droit un évêque lui fait-il la leçon ? Quand on sait que l’Église n’a cessé de chanter aux oreilles de l’usurpateur, à l’homme du 2-Décembre, tant de Te Deum, de Magnificat, de Gloria tibi ! Sous cet homme s’étaient effondrés le droit, l’honneur, la patrie ; il avait sous ses pieds le serment, l’équité, la probité, la gloire du drapeau, la dignité des hommes, la liberté des citoyens ; la prospérité de cet homme déconcertait la conscience humaine. Cela a duré dix-neuf ans. Pendant ce temps-là, vous étiez dans un palais, j’étais en exil. Je vous plains, Monsieur. Hugo est devenu riche grâce à ses droits d’auteur, de plus en plus élevés. Il note régulièrement ses placements par l’intermédiaire de la banque Rothschild. Il consigne aussi le montant de ses générosités,

régulières ou exceptionnelles, à la Caisse de secours des familles des transportés, aux ouvriers lyonnais, aux détenus politiques, pour les étrennes des conducteurs d’omnibus, à de simples particuliers… Ses dernières œuvres remportent un immense succès : après L’Année terrible (1872), Quatrevingt-treize (1874), Histoire d’un crime (1877), La Légende des siècles (1877, 1883), les Quatre vents de l’esprit (1881), Torquemada (1882)… Ses pièces, jouées ou rejouées, obtiennent des triomphes : adaptation des Misérables au théâtre de la Porte-Saint-Martin (1878), reprise d’Hernani avec Sarah Bernhardt (la même année), de Ruy Blas, de l’adaptation de Notre- Dame de Paris (1879), reprise du Roi s’amuse (1882)… Ni cette extraordinaire productivité, ni sa richesse ne contrarient ses combats politiques. Rien ne paraît plus en mesure d’arrêter l’illustre vieillard, devenu voix de la conscience républicaine, héraut de la liberté, prophète de l’humanité, défenseur des opprimés, champion des États-Unis d’Europe. Il lui reste, certes, des adversaires, chez les catholiques, les monarchistes, et aussi chez les écrivains des nouvelles générations, qui ont juré d’enterrer à tout jamais le romantisme, la sentimentalité, l’effusion lyrique – comme l’écrit Zola dans Le Figaro du 2 novembre 1880, à la suite de la publication de L’Âne – une mise en garde contre le scientisme : « Mon frère l’homme, il faut se faire une raison, / Nous sommes vous et nous dans la même prison ; / La porte en est massive et la voûte en est dure ; / Tu regardes parfois au trou de la serrure, / Et tu nommes cela Science ; mais tu n’as / Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas. » Émile Zola, qui publie alors son Roman expérimental, s’en prend à Hugo : « Victor Hugo, l’homme du siècle ! ironise-t-il. Victor Hugo, le penseur, le philosophe, le savant du siècle ! Et cela au moment où il vient de publier L’Âne, cet incroyable galimatias, qui est comme une gageure tenue contre notre génie français ! […] Comment nous luttons, nous travaillons, nous avons conquis la méthode et nous avançons à pas-degéant dans toutes les connaissances ! Comment ! en cent années à peine, des sciences se sont créées et ont grandi, une évolution superbe a lancé

l’humanité à la conquête du vrai ! Et c’est justement l’heure que cet homme choisit pour lâcher son âne et lui faire insulter la science ! Mais cet homme n’est pas des nôtres ! » Bref, Hugo, pour Zola, appartient au Moyen Âge. N’importe ! Le poète ne relève pas ces attaques : n’est-il pas le chantre de l’instruction, le serviteur du progrès, le combattant de la paix, la conscience de l’humanité ? À son passage, les gens le saluent en criant : « Vive Victor Hugo ! » Jamais écrivain n’a été plus que lui honoré, reconnu comme un génie et un bienfaiteur. Il y a de quoi irriter les jeunes confrères. Flaubert note dans sa correspondance la jalousie de Zola pour la gloire acquise par Hugo. Le 25 février 1881, Jules Ferry, président du Conseil, rend visite à Victor Hugo, à la veille de son anniversaire, pour lui offrir au nom du gouvernement un vase de Sèvres peint par Fragonard. Une grande cérémonie est décidée pour le 27 à l’occasion de ses quatre-vingts ans. Pendant toute une journée, le peuple défile devant sa maison décorée, avenue d’Eylau, en acclamant son nom. Des couronnes sont accrochées au mur : « Au poète, au philosophe, au grand justicier de la cause des peuples. » Des délégations des villes et des départements se succèdent, au milieu des acclamations. Devant le conseil municipal de Paris, Hugo prononce des paroles interrompues par les vivats : « Je salue Paris. Je salue la ville immense… » Défilés, musiques, chorales, fleurs qui s’entassent, jusqu’à la nuit, malgré la neige, une foule de toutes conditions, où les chapeaux voisinent avec les casquettes, les élèves des lycées avec les soldats, passe devant la fenêtre de Victor Hugo. Des cadeaux lui sont offerts, médailles, livres, écrins, plumes d’or… Marée humaine, spectacle stupéfiant comme dit la presse, « date à jamais illustre dans notre histoire nationale ». Et Le Rappel d’ajouter : « Il semblait que ce fût l’aurore d’une époque nouvelle, du règne de l’intelligence, de la souveraineté de l’esprit. » Le 4 mars, Hugo étant de retour au Sénat (il a été réélu en janvier), l’assemblée se lève et le salue par des applaudissements prolongés. Il

remercie : « Jamais, jusqu’au dernier jour de ma vie, dit-il, je n’oublierai l’honneur qui vient de m’être fait. Je m’assieds profondément ému. » Aucun autre écrivain n’a pu prétendre personnaliser plus et mieux que lui l’esprit d’une République libérale, nécessairement anticléricale, démocratique, progressiste, soucieuse de fraternité avec les exclus, à la fois patriote et ouverte aux solidarités internationales. Son apothéose est contemporaine des grandes lois fondatrices de la IIIe République : la liberté de pensée, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté syndicale, le rétablissement du divorce, et de ces lois sur l’instruction publique auxquelles le nom de Jules Ferry est resté attaché, et dont, dès sa profession de foi républicaine, il s’était fait l’apôtre ardent. Au-dessus des péripéties politiciennes, Victor Hugo symbolisait à lui seul le génie républicain.

15

L’au-delà

Évoquer la religion de Victor Hugo impose qu’on distingue ses rapports avec l’Église catholique de ses rapports avec la foi. Pendant longtemps, le poète a respecté l’Église. Ses parents n’étaient pas catholiques ; lui-même n’avait pas été baptisé. On se souvient que, pour son mariage, il avait dû faire appel à un certificat de baptême improbable. Ses convictions politiques, cependant, lui dictent, au temps de l’alliance du trône et de l’autel, un conformisme qui l’amena à faire baptiser ses enfants. Devenu libéral, il juge de plus en plus le dogme catholique dépassé. Cependant, l’avènement de Pie IX en 1846 lui inspire un hommage public à ce nouveau pontife considéré alors comme un ami de la liberté. Pie IX paraissait, par ses discours, par ses gestes, au diapason des peuples épris d’émancipation et de souveraineté nationale. Le 13 janvier 1848, Hugo, à la Chambre des pairs, fait la louange d’un chef religieux qui, acclamé par les patriotes italiens, semblait rompre avec le passé absolutiste de l’Église romaine : Il y a, à l’heure où nous parlons, sur le trône de saint Pierre un homme, un pape, qui a subitement aboli toutes les haines, toutes les défiances, je dirais presque toutes les hérésies et tous les schismes […]. Et comment cela ? De la façon la plus calme,

la plus simple et la plus grande, en communiant publiquement, lui, pape, avec les idées des peuples, avec les idées d’émancipation et de fraternité. Pour Hugo, ce pape, loin d’être une entrave à l’unité italienne, devait faire de l’Italie une nation unifiée. Pour lui, Pie IX avait adopté la Révolution française, pour en faire, dit Hugo, une « révolution chrétienne ». Il n’allait pas tarder à déchanter. Dans les mois qui suivent, en effet, après que Mazzini et Garibaldi eurent proclamé la République romaine, Pie IX s’enfuit à Gaète. L’Autriche alors décide d’intervenir contre les patriotes italiens. À Paris, l’Assemblée constituante vote une intervention militaire pour empêcher les Autrichiens de s’emparer de Rome. Mais les élections de 1849 portent au pouvoir une Assemblée législative, en majorité conservatrice et papiste, qui amène le corps expéditionnaire commandé par le général Oudinot à changer d’objectif : rétablir sur son siège le pape, lequel annule les réformes libérales et restaure son pouvoir absolu, sous les baïonnettes françaises. Le président de la République Louis Bonaparte réagit : il écrit une lettre à son aide de camp, rendue publique le 7 septembre par Le Moniteur, dans laquelle il formule son désir d’obtenir du pape des institutions libérales en même temps que l’amnistie en faveur de la population des États romains. Le 19 octobre 1849, Victor Hugo, dessillé, intervient longuement à l’Assemblée législative pour condamner la politique romaine du gouvernement. Rappelant qu’il a voté les crédits du corps expéditionnaire français, sous la Constituante, pour empêcher l’Autriche de marcher sur Rome, il dénonce le dévoiement de cette intervention au profit du « pouvoir clérical » restauré : Dès ses premiers pas, l’autorité cléricale, acharnée aux réactions, animée du plus aveugle, du plus funeste et du plus ingrat esprit, blessa les cœurs généreux et les hommes sages, et

alarma tous les amis intelligents du pape et de la papauté. Parmi nous l’opinion s’émut. Chacun des actes de cette autorité fanatique, violente, hostile à nous-mêmes, froissa dans Rome l’armée et en France la nation. On se demanda si c’était pour cela que nous étions allés à Rome […].

Contre le cléricalisme Il rappelle alors la lettre du président de la République française qui demandait des réformes, l’amnistie, et qui « traçait au pape le programme sérieux d’un gouvernement de liberté », à laquelle Pie IX a répondu par un Motu proprio : « En fait de liberté politique, le Saint-Siège n’accorde rien : en fait de clémence, il accorde moins encore. » Alors, lance-t-il à ses collègues, il faut choisir. Ou la réforme libérale, ou la restauration d’un régime qui censure et réprime : « Il faut que l’esprit vivant de l’Évangile pénètre et brise la lettre morte de toutes ces institutions devenues barbares. Il faut que la papauté arbore ce double drapeau cher à l’Italie : Sécularisation et nationalité. » Le grand discours du député Hugo, cent fois interrompu par la droite, acquise à la pleine restauration des pouvoirs pontificaux, est chaleureusement applaudi par la gauche républicaine, mais la gauche est minoritaire. Louis Bonaparte fait bientôt volte-face, trop sensible à l’opinion catholique, et se contente de quelques mesures prises par Pie IX. C’est alors que Victor Hugo rompt avec l’Église officielle. Il avait composé quelques mois plus tôt, dans l’illusion qu’il entretenait sur les sentiments du souverain pontife, un poème intitulé « Le Pape ». Il ne le publiera que beaucoup plus tard, mais il en retournera le sens en introduisant ce mot du pape à son réveil : « … quel rêve affreux je viens de faire ! ».

La rupture de Hugo avec les catholiques français se creuse encore l’année suivante. La première occasion en est le vote de la loi Falloux. Revenons-y. Falloux, ministre de l’Instruction publique, présente un projet de loi scolaire on ne peut plus favorable au clergé catholique. Le souvenir des journées de Juin, la peur du socialisme et de la révolution ont pour effet de réconcilier les libéraux libres penseurs et le parti catholique dans la défense de l’ordre. À cet effet, le rôle de l’enseignement était capital. Thiers aussi bien que le catholique Montalembert flétrissaient les instituteurs qui favorisaient l’irréligion et le socialisme. Pour faire de bons Français obéissants, il fallait placer le système scolaire sous la tutelle des autorités religieuses. La loi du 15 mars 1850 obligeait chaque commune à entretenir une école publique, sans toutefois contraindre les enfants à la fréquenter. Prêtres et religieuses pouvaient y enseigner, même si, par ailleurs, il existait des écoles dites libres. Dans le secondaire, la loi autorisait tout Français âgé de vingt-cinq ans à ouvrir un établissement, à seule condition de détenir le baccalauréat ou le brevet, sans aucune exigence de diplôme pour ses collaborateurs, ce qui facilitait la présence des congréganistes. Hugo, à l’Assemblée, dénonce le projet avec virulence. Il tient d’abord à exposer son idéal : l’instruction gratuite et obligatoire, « un grandiose enseignement public, donné et réglé par l’État, partant de l’école de village et montant de degré en degré jusqu’au Collège de France, plus haut encore, jusqu’à l’Institut de France ». En même temps, il défend la liberté de l’enseignement pour les instituteurs privés, la liberté de l’enseignement pour les corporations religieuses, « la liberté de l’enseignement pleine, entière, absolue, soumise aux lois générales comme toutes autres libertés ». Nous n’y sommes pas encore, nos finances ne peuvent encore y pourvoir. La liberté, elle, est un principe sans obligation financière. Mais attention ! cette liberté de l’enseignement, il faut la placer sous la surveillance de l’État, c’est-à-dire de « l’État laïque, purement laïque, exclusivement laïque ». De sorte qu’on ne doit introduire dans le conseil supérieur de surveillance ou dans les conseils secondaires « ni

évêques, ni délégués d’évêque ». Car : « J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État, qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. » Qui veut le contraire ? Qui veut placer l’école sous la tutelle du clergé ? Ah ! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. Il s’est opposé à tout. Hugo n’entre pas dans les détails d’un projet de loi ; il sait qu’elle sera votée de toute façon. Sa volonté est de dénoncer d’abord et surtout la montée en puissance d’un catholicisme politique qui est l’ennemi des libertés et de la démocratie. L’idéal de celui-ci ? La sacristie souveraine, la liberté trahie, l’intelligence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse, la nuit faite dans les esprits par l’ombre des soutanes, et les génies matés par les bedeaux ! Menaçant, il lance finalement à la majorité : « Vous ne voulez pas du progrès ? Vous aurez les révolutions ! »

Cette année 1850 voit la majorité monarchiste de l’Assemblée voter en avalanche les lois propres à ruiner l’esprit démocratique de la révolution. Après la loi Falloux du 15 mars est votée en avril la loi sur la déportation. Nouvelle occasion pour Hugo de dénoncer le rétablissement d’une certaine forme de peine de mort, qui avait été abolie pour raison politique : « On combine le climat, l’exil et la prison : le climat donne sa malignité, l’exil son accablement, la prison son désespoir ; au lieu d’un bourreau, on en a trois. La peine de mort est remplacée. » Cette fois encore, il interpelle les catholiques de l’Assemblée : Mais levez-vous donc, catholiques, prêtres, évêques, hommes de la religion qui siégez dans cette assemblée et que je vois au milieu de nous ; levez-vous, c’est votre rôle ! Qu’est-ce que vous faites sur vos bancs ? Une nouvelle fois il s’inspire de l’Évangile : « Rappelez-leur que c’est une loi de mansuétude que le Christ est venu apporter au monde, et non une loi de cruauté. » Peine perdue. L’opinion catholique et ses mandataires, pour faire barrage aux « rouges », ont scellé l’alliance avec les membres du parti de l’Ordre. Dans les jours qui suivent, alors qu’on discute le projet de loi mutilant le suffrage universel, l’un des députés les plus acharnés contre Hugo est le catholique, naguère libéral, Montalembert, qui se gausse de son absence le jour où, lui, parle. Réplique d’Hugo, le 23 mai : Oui, je pourrai n’être pas présent ! Mais attaquez, par votre politique, vous et le parti clérical, attaquez les nationalités opprimées, la Hongrie suppliciée, l’Italie garrottée, Rome crucifiée ; attaquez le génie de la France par votre loi d’enseignement ; attaquez le progrès humain par votre loi de déportation ; attaquez le suffrage universel par votre loi de

mutilation ; attaquez la souveraineté du peuple, attaquez la démocratie, attaquez la liberté, et vous verrez, ces jours-là, si je suis absent ! La loi scélérate sera votée le 31 mai. C’est après cette date, comme Victor Hugo en avait montré la menace à la droite, que les « sociétés secrètes » se multiplient. Le mouvement réactionnaire ne s’arrête pas là. En juillet, nouveau projet de loi, sur la presse cette fois. Inspirée par le président Bonaparte, la majorité décide de rétablir le droit de timbre sur les feuilles périodiques ; cette disposition fiscale mettait en péril la presse la plus pauvre. Une fois encore, au nom de la liberté de pensée, Hugo prononce le 9 juillet 1850 l’un de ces grands discours où il dévoile l’hypocrisie de l’adversaire. Sous l’aspect d’une simple mesure fiscale, il s’agit, dit-il, de favoriser une certaine presse, la presse ultramontaine en premier lieu. Un incident provoque sa diatribe contre le « parti jésuite ». Faisant allusion à une phrase prononcée naguère par Montalembert sans citer son nom, Hugo est interpellé par le président de séance, prompt à défendre l’orateur de droite. Hugo a beau dire que ce n’est pas Montalembert qu’il attaque mais son parti, il s’ensuit un charivari à l’issue duquel Hugo prononce l’une de ses philippiques les plus acérées contre le cléricalisme : Et quant au parti jésuite, puisque je suis provoqué à m’expliquer sur son compte ; quant à ce parti qui, à l’insu même de la réaction, est aujourd’hui l’âme de la réaction ; à ce parti aux yeux duquel la pensée est une contravention, la lecture un délit, l’écriture un crime, l’imprimerie un attentat ! quant à ce parti qui ne comprend rien à ce siècle dont il n’est pas ; qui appelle aujourd’hui la fiscalité sur notre presse, la censure sur nos théâtres, l’anathème sur nos livres, la réprobation sur nos idées […] ; à ce parti d’absolutisme,

d’immobilité, d’imbécillité, de silence, de ténèbres, d’abrutissement monacal ; à ce parti qui rêve pour la France, non l’avenir de la France, mais le passé de l’Espagne […] ; qu’il le sache bien, et je m’étonne d’avoir pu moi-même croire un moment le contraire, oui, qu’il le sache bien, les temps où il pouvait être un danger public sont passés. La rupture entre Victor Hugo et les catholiques et le catholicisme est définitivement consommée au moment du coup d’État du 2 décembre 1851. Il avait sympathisé jadis avec les catholiques libéraux, dont Montalembert était la figure de proue. Or celui-ci, comme maint de ses amis, s’est effrayé du mouvement populaire, a eu peur de la révolution, s’est rétracté sur des positions conservatrices. Dès le 20 septembre 1848, il affirmait : Quel est le problème aujourd’hui ? C’est d’inspirer le respect de la propriété à ceux qui ne sont pas propriétaires. Or je ne connais qu’une recette pour inspirer ce respect, c’est de leur faire croire en Dieu, au Dieu du catéchisme, au Dieu qui a dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs. Aussi, de Veuillot à Montalembert, le parti catholique, le catholicisme politique, apporte son soutien à Louis Bonaparte. Une alliance se noue, qu’on pourrait appeler une nouvelle alliance du trône et de l’autel, entre l’usurpateur devenu bientôt l’empereur Napoléon III et l’Église, pour laquelle l’aide matérielle de l’État est copieusement accrue. Jusqu’en 1859, l’année où la question romaine va provoquer un refroidissement des relations entre l’Empire et l’Église, celle-ci va profiter au maximum des bienfaits du pouvoir. Hugo, dans son exil, devient l’un des écrivains anticléricaux les plus virulents. Il le restera jusqu’à la fin de sa vie.

Religions et religion Peu avant sa mort, Victor Hugo fit une double déclaration testamentaire : « Aucun prêtre n’assistera à mon enterrement » et : « Je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. » Ni Charles ni François-Victor, ses fils, morts après leur mère, ne furent enterrés religieusement. Hugo n’est jamais revenu sur sa rupture avec le catholicisme. En même temps, il n’a jamais cessé de prier et d’affirmer, en vers et en prose, sa foi en Dieu. À la fin de l’exil, il écrit un recueil de poèmes sous le titre : « Religions et religion ». Aux dogmatismes des premières, il oppose l’existence d’un Dieu inexplicable, insaisissable, inconnaissable, et pourtant évident : Il est ! Mais nul cri d’homme ou d’ange, nul effroi, Nul amour, nulle bouche, humble, tendre ou superbe, Ne peut balbutier distinctement ce verbe ! Il est ! il est ! il est ! il est éperdument ! Tout, les feux, les clartés, les cieux, l’immense aimant, Les jours, les nuits, tout est le chiffre ; il est la somme. Plénitude pour lui, c’est l’infini pour l’homme. Faire un dogme, et l’y mettre ! ô rêve ! inventer Dieu ! Il est ! Contentez-vous du monde, cet aveu ! Quoi ! des religions, c’est ce que tu veux faire, Toi, l’homme ! Ouvrir les yeux suffit ; je le préfère. Contente-toi de croire en Lui ; contente-toi De l’espérance, avec sa grande aile : la foi. […] Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté D’inventer de la peur et de l’iniquité, Tes catéchismes fous, tes korans, tes grammaires, Et ton outil sinistre à forger des chimères.

Vis, et fais ta journée ; aime et fais ton sommeil. Vois au-dessus de toi le firmament vermeil ; Regarde en toi ce ciel profond qu’on nomme l’âme ; Dans ce gouffre, au zénith, resplendit une flamme. Toute la vie et toute l’œuvre de Victor Hugo attestent qu’il croit en Dieu, à l’immortalité de l’âme et en la vie future. La notion de Dieu, il la tire d’abord de l’immensité du cosmos, de ce « firmament vermeil », des « choses de l’infini » : « Au-delà du visible l’invisible, au-delà de l’invisible l’inconnu. Partout, toujours, au zénith, au nadir, en avant, en arrière, audessus, au-dessous, en haut, en bas, le formidable infini noir. » Pareillement le spectacle de l’Océan l’émerveille : L’harmonie est une ligne majestueuse à perte de vue. Sa rectitude est un éblouissement. À certains moments, on devine, on sent que la loi va s’affirmer sous une nouvelle forme ; on voit venir Dieu. Saisissement suprême ! on surprend presque son procédé. Un peu plus il semble qu’on créerait soi-même. C’est comme cela qu’il fait. On a le vertige de mettre la main sur l’outil divin. Toute la création : « la mer immense » comme « le grand ciel étoilé » est une invite à rejoindre Dieu, vers lequel nous sommes tous « lancés ». L’Art d’être grand-père est largement occupé par la question religieuse. Il s’élève contre la dogmatique romaine, se moque de l’Immaculée Conception, ce dogme proclamé en 1854 et qui présuppose que tous les enfants portent en eux le péché originel, à laquelle la Vierge Marie est soustraite. Cette croyance le révolte : Lisez nos missels, lisez notre Bible, L’abbé Pluche, saint Paul, par Trublet annoté,

Veuillot, tout ce qui fait sur terre autorité. Une conception seule est immaculée ; Tous les berceaux sont noirs, hors la crèche étoilée ; Ce grand lit de l’abîme, hyménée, est taché. Où l’homme dit Amour ! le ciel répond Péché ! Tout est souillure, et qui le nie est un athée. Toute femme est la honte, une seule exceptée. Il n’a plus rien en commun avec une religion catholique qui fait porter sur les enfants le poids des péchés du monde. Il retient du catholicisme la charité, dont de grandes figures peuvent encore s’illuminer. Mais son Dieu n’est pas là. Péguy a pu écrire de la spiritualité d’Hugo qu’il était « vaguement panthéiste » et d’aucune façon chrétien : « c’est ce qu’il fut certainement le moins. Il ne le fut pas du tout ». Il faudrait nuancer cette assertion. Car si pour lui l’existence de Dieu est dans la nature, sa foi n’est pas toujours étrangère au christianisme et à l’enseignement du Christ. Il a pu avoir ce mot fracassant : « Je décloue le Christ du christianisme. » La figure de Mgr Myriel dans Les Misérables incarne sans doute le chrétien idéal, et ce personnage créé par l’auteur avait quelque peu indigné Michelet (« Comment ! Il a fait un évêque estimable et un couvent intéressant ! »). Dans « La Chouette », poème des Contemplations, il compare l’oiseau cloué sur une porte à Jésus crucifié : Race qui frappes et lapides, Je te plains ! hommes, je vous plains ! Hélas, je plains vos poings stupides, D’affreux clous et de marteaux pleins ! Vous persécutez pêle-mêle Le mal, le bien, la griffe et l’aile, Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux !

Vous clouez de vos mains mal sûres Les hiboux au seuil des masures, Et Christ sur la porte des cieux. Dans La Fin de Satan, « Jésus-Christ » et « Le Crucifix » retracent la Passion : Ainsi mourut Jésus ; et les peuples depuis, Atterrés, ont senti que l’Inconnu lui-même Leur était apparu dans cet Homme Suprême, Et que son évangile était pareil au ciel. Le Golgotha, funeste et pestilentiel, Leur semble la tumeur difforme de l’abîme ; Fauve, il se dresse au fond mystérieux du crime ; Et le plus blême éclair du gouffre est sur ce lieu Ou la religion, sinistre, tua Dieu. Hugo croit à l’invisible, au lien durable avec ses « chers morts » : « Ils m’entendent. Je les entends. » L’épisode des tables tournantes ne dure pas plus de trois ans, mais jusqu’à la fin de sa vie, Hugo entend frapper, la nuit, dans les murs de sa chambre ; il est superstitieux ; il croit aux intersignes. Dans la nuit du 1er au 2 novembre, de la Toussaint au jour des morts, écrit-il en 1882, au milieu de la nuit, j’ai entendu dans ma chambre, l’ombre était profonde, par deux fois, un bruit singulier. Comme il est certain que notre terre n’est pas le monde et comme il y a nécessairement des communications entre les créations, je me tais et je m’incline.

Il refuse le matérialisme : « Matérialistes, vous me faites horreur ! » C’est pourquoi il est suspecté par les libres penseurs du parti républicain qui, quand ils admirent ses combats, préfèrent mettre un voile pudique sur son hostilité au scientisme et ses convictions spiritualistes. Mais, pour lui, « ceux qui marchent sans lui [Dieu] s’en vont dans les ténèbres ». Deux grands poèmes posthumes, inachevés, témoignent à quel point Victor Hugo a été habité par la question religieuse, La Fin de Satan et Dieu, écrits pendant l’exil. Le premier ressortit à l’utopie : la fin du mal sur la terre, Satan pardonné par Dieu, l’ascension de l’humanité vers la lumière divine. Le second est une véritable épopée métaphysique et lyrique, où se pose, en vers éclatants, en inventions verbales inouïes, le mystère resté insoluble du Créateur : Hors de la terre il est l’innommé. Chaque sphère Le nomme en frissonnant du nom qu’elle préfère, Mais tous les noms sur Dieu sont des flots insensés. Ce Dieu omniprésent et introuvable, évident et indémontable, présent et inaccessible, Victor Hugo n’a cessé d’y adhérer, de le prier, de le célébrer. L’écrivain le plus anticlérical du XIXe siècle était sans doute l’un des plus religieux. Sa spiritualité ne s’inscrit dans aucune catégorie répertoriée, ne relève d’aucune orthodoxie, et s’affirme contre tous les cléricalismes. « Je crois en Dieu », disait le testament de ce chercheur de Dieu ; mais il aurait pu ajouter : cet Être suprême restera à jamais inconnaissable. Car ce Dieu, c’est une antithèse permanente. Ombre et lumière tout à la fois, il trouble l’ordre, « il met sur ses dents la science ».

16

Communion

Le monde de Victor Hugo est un monde surencombré : de livres, de poèmes, de femmes, d’enfants, d’amis, d’expériences politiques, de rêves, de causes gagnées et de causes perdues… un homme occupé. Est-il le plus grand écrivain français du XIXe siècle ? La question ici ne sera pas posée. Le certain est qu’il fut le plus influent, le plus rayonnant, le plus applaudi et sans doute le plus haï par tous les conservateurs de son temps. Son monde est d’abord celui de la famille. L’affection qu’il porte à sa femme Adèle ne se dément pas, malgré ses infidélités, non plus que l’amour qu’il témoigne à Juliette Drouet. Il a aimé aussi tendrement ses enfants, et ne s’est jamais consolé de la mort de sa fille Léopoldine. Il s’est réjoui de devenir grand-père, ébloui par Jeanne et Georges, les enfants de Charles. Adorant les siens, il fut aussi un homme d’amitié. Ses attaches se sont nouées d’abord sur le terrain littéraire. Devenu chef de file du romantisme, un quasi-chef de bande l’année d’Hernani, il a réuni sa génération d’écrivains dans son Cénacle ; ils se serraient les coudes, ils se soutenaient au théâtre, ils combattaient avec lui contre les doctrinaires d’un classicisme vermoulu mais institutionnellement puissant : il lui fallut quatre essais pour être élu à l’Académie.

Le troisième cercle dont il fut le centre aura été le monde politique. Nommé pair de France par Louis-Philippe, il devint un homme d’Assemblée, puisque, la République déclarée en 1848, il fut élu à la Constituante avant de l’être l’année suivante à la Législative. Ce fut alors une transformation : le pair de la monarchie de Juillet devenait le porteparole d’une gauche de plus en plus écrasée par la réaction. Sous l’effet du coup d’État du 2-Décembre, la métamorphose est achevée. Un nouveau monde se constitue pour lui, en 1852 dans l’exil. C’est la période de création la plus féconde ; il y écrit ses chefs-d’œuvre, Les Châtiments, Les Misérables, La Légende des siècles… L’homme politique ne se sépare plus de l’écrivain. Il intervient par ses écrits, par ses participations à des rencontres internationales, en faveur des causes qui lui sont chères : la paix, l’abolition de la peine de mort, la liberté de pensée et la liberté de la presse, la démocratie, la République… Mais Jersey-Guernesey, c’est aussi le monde des amours ancillaires, la pratique des tables tournantes qui révèle son obsession de l’invisible et du surnaturel. Tout chez lui est contradiction car il avait pour toujours intériorisé les antithèses du cosmos et de l’humanité. Le grotesque et le sublime, le beau et le laid, le bien et le mal, car Dieu, écrit-il dans un vers de L’Art d’être grand-père, « Dieu prête à la critique », qui n’a pas voulu faire naître un monde parfait : Et partout l’antithèse ! il faut qu’on s’y résigne S’il fait noir le corbeau, c’est qu’il fit blanc le cygne. Le monde poétique et romanesque d’Hugo rend compte de cet univers contrasté, divergent, absurde parfois. En même temps, l’homme de pensée qu’il est croit au progrès, à une marche lente des hommes vers la lumière ; il croit à la « fin de Satan », car « l’être le plus souillé retrouve l’innocence ». Ce fond d’optimisme le porte, sur le terrain politique, à

combattre pour la République. Quand il meurt en 1885, il en est devenu le héraut reconnu, admiré, glorifié. Nul écrivain, en France, n’a connu avant lui des obsèques aussi nationales. On saisit à cette occasion grandiose combien le monde de Victor Hugo a été aussi celui de la communion. Communion avec son public, certes, mais, au-delà de ses lecteurs, avec tout un peuple pour lequel il incarne quelque chose qui ressemble au Bien, au bien commun traduit politiquement par la République. Déjà, depuis son retour d’exil, il est devenu un monstre sacré ; on le salue dans les rues, dans les gares, on crie « Vive Victor Hugo ! » à son passage. Ni cinéma ni télévision n’existent, mais la photo et les cartes postales ont rendu familiers aux Français son visage et sa barbe de prophète. Ils sont là, le 1er juin 1885, des centaines de milliers à vouloir être témoins : la dépouille de Victor Hugo doit être déposée au Panthéon, redevenu temple public ; le cortège qui suit le corbillard des pauvres, comme Hugo l’a voulu, de l’arc de Triomphe à la montagne SainteGeneviève, suivi par une foule immense, baigne dans un océan de ferveur, des inconnus, des anonymes venus de partout. « Notre fleuve français, écrira Maurice Barrès, coula ainsi de midi à six heures, entre les berges immenses faites d’un peuple entassé depuis le trottoir, sur des tables, des échelles, des échafaudages, jusqu’au toit. » Certes, cette apothéose, ce « sacre », comme diront certains, n’était pas du goût de tout le monde. Le « parti clérical » n’avait jamais désarmé contre lui. Une nouvelle génération d’écrivains, exprimée par Émile Zola, ne pleurait pas : pour eux, avec Hugo, c’est la littérature d’hier qu’on enterrait, le romantisme, tout ce contre quoi les réalistes, les naturalistes s’élèvent. Mais Les Misérables écrasaient encore de leur notoriété les adeptes de la nouvelle école. Et puis, à l’heure de sa mort, Victor Hugo, ce n’était pas à l’histoire littéraire et à ses combats internes, qu’on pensait ! Rendant compte des obsèques, Le Rappel écrivait : « La manifestation est d’une telle grandeur que notre fierté chasse la mélancolie et que le deuil prend les proportions d’une apothéose. Il meurt à peine un homme par

siècle qui puisse réunir autour de son cercueil deux millions d’hommes résumant dans leur ensemble, par la pensée ou le travail, le génie d’une nation. » Le monde de Victor Hugo est inséparable de ses funérailles qui manifestaient à quel point s’était noué l’accord entre le poète et le peuple. Il y a ce monde de Victor Hugo, mais il y a aussi un monde selon Victor Hugo, un monde imaginaire, un monde idéal : celui de l’humanité en marche. Si Dieu n’a pas créé un monde parfait, le Progrès, orchestré par le travail des hommes, franchit les obstacles du mal, du laid, de la souffrance. Le Progrès, c’est un programme : donner aux enfants le droit à l’instruction ; aux femmes, la voie de l’émancipation ; aux pauvres, le droit au travail et au logement. Le suffrage universel sera le premier instrument politique du programme. En donnant le pouvoir au peuple, c’en sera fini des émeutes et des révolutions, du mépris des puissants et de la misère des humbles. Le peuple souverain abattra les rois, les princes, les empereurs. Leur disparition amènera la paix internationale et le désarmement. La France, une fois encore, portera le flambeau. La République brisera les frontières entre les peuples et entraînera les autres nations à constituer les États-Unis d’Europe, dans lesquels circuleront librement les hommes et une monnaie unique, et où seront appliqués les principes de la Révolution française. Les Églises connaîtront une extinction progressive, au profit d’une nouvelle religion débarrassée des dogmes. La fraternité et l’amour seront les ciments de cette république appelée à devenir universelle. Hugo n’est pas dupe. Il sait qu’on est loin du compte. Mais, inlassable, il montre la voie à suivre : « La civilisation tend invinciblement à l’unité d’idiome, à l’unité de mètre, à l’unité de monnaie, et à la fusion des nations dans l’Humanité, qui est l’unité suprême. » Cette convergence planétaire sera longue à accomplir, mais cet idéal d’unité, ce point de fuite, doit être un guide qui peut éclairer l’action publique, les décisions politiques, le comportement des individus.

« Ni despotisme, ni terrorisme. Nous voulons le progrès en pente douce. »

Orientation bibliographique

Œuvres de Victor Hugo Œuvres complètes, Robert Laffont, « Bouquins », 15 vol., 1985-1989. Œuvres poétiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 5 vol., 1964 et sq. Œuvres poétiques complètes, Jean-Jacques Pauvert, 1961. Théâtre complet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1964. Les Misérables, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, et « Folio classique », 2 vol., 1999. Choses vues, Gallimard, « Quarto », 2002 et « Folio classique », 1972. Correspondance Victor Hugo-Juliette Drouet, Fayard, 2001.

Biographies de Victor Hugo Alain Decaux, Victor Hugo, Perrin, 1984. Sophie Grossiord, Victor Hugo, Gallimard, « Découvertes », 1998. Henri Guillemin, Victor Hugo, Seuil, 1978.

Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, Fayard, 2 vol. parus, 2001, 2008. Hubert Juin, Victor Hugo, Flammarion, 3 vol., 1980-1986. André Maurois, Olympio ou la vie de Victor Hugo, Hachette, 1985. Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Plon, « Les Mémorables », 1985 (publié aussi sous le titre : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie).

Autres ouvrages Pierre Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, José Corti, 1985. Jules Barbey d’Aurevilly, Le XIXe siècle, Mercure de France, 2 vol., 1996. Louis Barthou, Les Amours d’un poète. Documents inédits sur Victor Hugo, L. Conard, 1919. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830, José Corti, 1985. Juliette Drouet, « Mon petit grand homme… » Mille et une lettres d’amour à Victor Hugo, éd. Paul Souchon, Gallimard, « L’Imaginaire », 2002. Henri Guillemin, Victor Hugo et la sexualité, Gallimard, 1954. L’Histoire, « Victor Hugo, portrait d’un génie », no spécial 261, janvier 2002. Jean-François Kahn, L’Extrordinaire Métamorphose, Fayard, 2001. Anne Martin-Fugier, Les Romantiques, Hachette Littératures, 1998. Mona Ozouf, Les Aveux du roman, Fayard, 2001. Henri Pena-Ruiz et Jean-Paul Scot, Un poète en politique, Flammarion, 2002.

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February 2021 0