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Goffman

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Simmel

Tarde

Durkheim

Crozier Elias

Tocqueville

Boltanski Bourdieu

Honneth

Becker Foucault

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LES PENSEURS DE LA SOCIÉTÉ Coordonné par Xavier Molénat

La Petite Bibliothèque de Sciences Humaines Une collection dirigée par Véronique Bedin

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Maquette couverture et intérieur : Isabelle Mouton.

Retrouvez nos ouvrages sur

www.scienceshumaines.com http://editions.scienceshumaines.com/

Diffusion : Seuil Distribution : Volumen En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français du droit de copie.

© Sciences Humaines Éditions, 2015 38, rue Rantheaume BP 256, 89004 Auxerre Cedex Tél. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26 ISBN = 9782361063023 978-2-36106-300-9

Avant-Propos

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C

omment fonctionne une société ? Comment expliquer les phénomènes de coopération ou d’inégalités ? D’où vient le changement ? Ce n’est pas un hasard si ces questions n’émergent qu’au xixe siècle. Pour l’Europe et les États-Unis, c’est une période de profonds bouleversements. Il aura fallu trois révolutions – politique (Révolution française), économique (Révolution industrielle) et intellectuelle (avènement de la science moderne) – pour mettre in à l’idée que la société reposerait sur un ordre divin, naturel ou spontané : ce sont bien les hommes, et eux seuls, qui font l’histoire. Mais comment s’y prennent-ils ? Tel est le fondement du questionnement sur la société. Quittant progressivement le domaine de la spéculation ou de la pensée utopique, les rélexions sur la nature propre des phénomènes sociaux ont pris peu à peu un tour scientiique. Qu’ils soient sociologues, philosophes ou économistes, les premiers penseurs de la société ont, face à un monde entièrement nouveau, scruté les transformations qu’engendrent l’avènement de la démocratie (Alexis de Tocqueville), le règne du capitalisme (Karl Marx) ou la rationalisation du monde (Max Weber). Au cours du xxe siècle, la professionnalisation des sciences sociales et la spécialisation des chercheurs conduisent à une démultiplication des regards. Aux théories fondées sur les rapports de domination (Pierre Bourdieu) ou la centralité des mouvements sociaux (Alain Touraine) répondent des travaux investiguant le quotidien des interactions (Erving Gofman, l’ethnométhodologie) ou la rationalité des individus (Raymond Boudon, Gary Becker, Michel Crozier). 5

Les penseurs de la société

Une démultiplication telle qu’au cours des dernières décennies, les penseurs de la société semblent avoir fait le deuil d’une théorie globale. La dissolution des groupes sociaux (JeanFrançois Lyotard et la pensée postmoderne), la globalisation (Saskia Sassen, Manuel Castells, Zygmunt Bauman) mettent à mal l’idée même de société. Pourtant, le vieux monde social n’a pas entièrement disparu… Un tour d’horizon pour mieux comprendre le présent.

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Xavier Molénat

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LE TEMPS DES FONDATEURS

– Adam Smith. L’intérêt et la morale (Michaël Biziou) – Charles Fourier. La mécanique des passions (Xavier de la Vega) – Alexis de Tocqueville. Heurs et malheurs de la démocratie (Éric Keslassy) – Herbert Spencer. Évolution et Société (Daniel Becquemont et Dominique Ottavi) – Karl Marx. Capital et Travail (Jean-François Dortier) – Émile Durkheim. L’invention du social (David Ledent) – Gabriel Tarde. Les lois de l’imitation (Solenn Carof) – Georg Simmel. L’ambivalence de la modernité (Xavier Molénat) – Max Weber. La rationalisation du monde (Jean-François Dortier) – Norbert Elias. La paciication des mœurs (René-Éric Dagorn) – John Maynard Keynes. L’État régulateur (Jean-François Dortier) – Karl Polanyi. Le père de la socioéconomie (Nicolas Journet)

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ADAM SMITH (1723-1790) L’intérêt et la morale

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A

irmer qu’Adam Smith compte au nombre des grands penseurs de la société peut paraître incongru, voire provocateur. Ce père fondateur du libéralisme économique ne serait-il pas enclin à concevoir la société sur le modèle simpliicateur du marché ? Nullement, pour la bonne raison que Smith est un philosophe des Lumières, époque où la science économique ne prétend pas encore être une discipline autonome, donc non coupée d’autres domaines du savoir – philosophie morale, théorie politique, science juridique, analyse psychologique. Le projet intellectuel de Smith se nourrit d’une vaste culture, et ne s’inspire pas moins des conceptions antiques de la cité (Platon, Aristote, les stoïciens ou les épicuriens), de la tradition du droit naturel du xviie siècle (Grotius, homas Hobbes ou John Locke) et de la philosophie politique des Lumières (Montesquieu, John Mandeville, David Hume ou Jean-Jacques Rousseau), que de la science économique de son temps (physiocratie, mercantilisme). C’est pourquoi son œuvre ne se limite pas aux doctrines économiques de sa fameuse Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Elle contient aussi, notamment, une philosophie morale publiée dans la héorie des sentiments moraux (1759), ainsi que des considérations juridiques rassemblées dans les Leçons sur la jurisprudence (1762-1764). Pris ensemble, ces trois livres développent toute une théorie de la société. Deux grandes idées la structurent. Premièrement, l’ordre social est une conséquence non intentionnelle des actions humaines. Autrement dit, les hommes qui participent à cet ordre agissent le plus souvent sans vouloir le produire et sans même savoir qu’ils le produisent. C’est ce qu’exprime 9

Les penseurs de la société

la célèbre métaphore smithienne airmant que tout se passe comme si une « main invisible » ordonnait les agents à leur insu. Deuxièmement, cet ordre non intentionnel peut ensuite être amélioré de façon intentionnelle, une fois que les hommes ont pris conscience de son fonctionnement spontané. Les agents peuvent alors faciliter leurs interactions en prenant des dispositions qui leur sont utiles. La tâche de la philosophie morale, de la science économique et de la théorie juridique est justement d’aider à l’invention de telles dispositions.

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L’ordre social spontané

L’ordre social spontané commence selon Smith par le phénomène psychologique de la sympathie. Parce qu’ils sympathisent les uns avec les autres, les hommes sont enclins à ne pas se nuire les uns aux autres, et même à se faire plaisir quand c’est possible. Un tel comportement ne vise qu’à se sentir bien avec autrui de façon ponctuelle, mais à force de se répéter à grande échelle, il init par produire de façon non intentionnelle un ordre social normé par une morale de la bienveillance. De même, au sein de cet ordre social, les hommes ont tendance à être impressionnés par les riches et les puissants, et par respecter leur autorité. Un tel comportement ne vise qu’à montrer sa déférence ponctuellement, mais à force de se répéter à grande échelle, il init par produire de façon non intentionnelle un rapport politique qui se transforme en gouvernement. De même encore, dans le cadre des échanges commerciaux, les hommes ont tendance à poursuivre leur intérêt en cherchant une ofre qui correspond à leur demande, et réciproquement en proposant à autrui une ofre qui rencontre sa demande. Un tel comportement ne vise qu’à satisfaire son intérêt ponctuellement, mais à force de se répéter à grande échelle il init par produire de façon non intentionnelle un circuit économique où la production s’accorde à la consommation et assure la croissance.

Un ordre social susceptible d’être amélioré

Or cet ordre social qui s’autoinstitue et s’autorégule successivement aux niveaux moral, politique et économique, peut 10

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Le temps des fondateurs

ensuite faire l’objet d’améliorations. Aidés par la connaissance du fonctionnement spontané de l’ordre, les hommes peuvent prendre des mesures pour rendre les rapports individuels plus bienveillants, le gouvernement plus juste, et le marché plus eicient. La morale, la politique et l’économie prennent intentionnellement soin du lien social, dont elles ont d’abord émergé non intentionnellement. Paradoxalement, Smith a été victime de son succès. L’extraordinaire renommée qu’a acquise ce chef-d’œuvre de la pensée économique qu’est l’Enquête sur la richesse des nations a pu éclipser le reste de sa rélexion. À partir de la seconde moitié du xixe siècle, l’autonomisation de la science économique a conduit à isoler les thèses économiques de Smith. La « main invisible » n’est plus vue comme la métaphore d’un ordre social spontané, mais comme une intuition du problème de la meilleure allocation des ressources dans le cadre d’un marché parfait. Des lecteurs de moins en moins rares commencent néanmoins à retrouver l’ampleur des vues de Smith. Plusieurs économistes contemporains vont chercher chez leur illustre prédécesseur une inspiration pour ouvrir à nouveau leurs raisonnements à la complexité des relations sociales. Les psychologues, les sociologues et les philosophes s’intéressent eux de plus en plus au concept de sympathie élaboré par Smith, ain de comprendre le rôle éminent que jouent le partage des émotions, l’empathie et la compassion dans la société. Michaël Biziou

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La « main invisible » Adam Smith évoque la célèbre main invisible une première fois dans la héorie des sentiments moraux (1759) : « Les seuls riches choisissent, dans la masse commune, ce qu’il y a de plus délicieux et de plus rare. (…) En dépit de leur avidité et de leur égoïsme (quoiqu’ils ne cherchent que leur intérêt, quoiqu’ils ne songent qu’à satisfaire leurs vains et insatiables désirs en employant des milliers de bras), ils partagent avec le dernier des manœuvres le produit des travaux qu’ils font faire. Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires qui aurait eu lieu si la Terre eût été donnée en égale portion à chacun de ses habitants ; ainsi sans en avoir l’intention, sans même le savoir, le riche sert l’intérêt social et la multiplication de l’espèce humaine. » Les riches sont riches parce qu’ils sont en mesure d’employer des salariés, c’est-à-dire qu’ils disposent de richesses au-delà du nécessaire, et leur contribution involontaire à l’intérêt général est déinie comme leur capacité à salarier. La seconde occurrence de la main invisible se trouve dans Enquête sur la richesse des nations (1776) : « En dirigeant (l’industrie nationale) de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, chaque individu ne pense qu’à son propre gain ; en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une in qui n’entre nullement dans ses intentions. (…) Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent de manière bien plus eicace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » Si la perspective est diférente de celle de la héorie des sentiments moraux, le riche étant ici le capitaliste, on retrouve l’idée d’un mécanisme anonyme qui dirige les intérêts particuliers vers l’intérêt général. Dorothée Picon

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CHARLES FOURIER (1772-1837) La mécanique des passions

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nventeur d’une microsociété utopique où l’amour et le travail sont régis par la seule diversité, Charles Fourier reste un penseur socialiste original. Visionnaire, il célèbre un état des mœurs qui n’adviendra qu’un siècle et demi plus tard.

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Un socialiste utopique ?

Ses contemporains le prenaient volontiers pour un fou. Plus circonspect, Karl Marx n’en voulut pas moins lui régler son compte. Il le classa parmi les « utopistes », ces penseurs fantasques qui annonçaient le socialisme, mais manquaient singulièrement de sérieux. C’est ainsi que l’on considéra Charles Fourier comme l’un de ces auteurs pittoresques, dont les lubies agrémentent le lourd ciel des idées. Fourier, lui, se voyait comme le Isaac Newton des passions humaines. Ce ils de négociant, né à Besançon en 1772, aurait voulu consacrer sa vie à ses idées sur la société. Devenu caissier par la force des choses, ce n’est que par intermittence qu’en autodidacte il donnera libre cours à sa plume. En 1808, paraît la héorie des quatre mouvements, le premier exposé de son « attraction passionnée », librement inspiré de la physique newtonienne. Il ne saurait y avoir, avance Fourier, d’ordre social harmonieux que celui capable d’agencer la pluralité des passions humaines. Amoureux des nombres, Fourier recense douze passions, depuis les « sensitives » (les cinq sens) et les « afectives » (amitié, amour, ambition et goût de la famille), jusqu’aux « distributives ». Hommes et femmes, observe-t-il, sont animés d’une passion « papillonne », qui les incite à préférer la variété en toutes circonstances. La « composite » n’est pas en reste, qui les incline au plaisir des sens, pendant que la « cabaliste » leur instille le goût 13

Les penseurs de la société

de la conspiration et de l’action en groupe. Tous ces penchants peuvent-ils coexister de manière harmonieuse ? Certes pas dans les sociétés existantes, estime Fourier. Car celles-ci cantonnent le désir sexuel dans la monogamie, enferment le travail dans la répétitivité, dressent l’ambition contre l’amour et l’amitié.

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Le phalanstère

Laissons libre cours à nos passions ! Fourier s’inscrit en faux contre la tradition libérale qui, de Montesquieu à Adam Smith, voit dans le marché le mécanisme idéal de conciliation des passions humaines. Encore faut-il pour cela que le goût du lucre puisse canaliser les autres penchants, les sublimer dans l’accumulation matérielle. Témoin, en ces débuts du capitalisme, de la paupérisation des masses, Fourier est très réservé quant aux capacités du marché. Il est contre l’idée de domestiquer les passions et souhaite instituer un environnement où, tout en donnant libre cours à leurs penchants créatifs, amoureux ou sexuels, les hommes et les femmes contribueront au bien-être collectif. Il décide donc de proposer une machinerie sociale toute neuve, entièrement pensée par ses soins. Dès sa héorie des quatre mouvements, Fourier en esquisse un modèle réduit. Il y revient dans le Traité de l’association domestique et agricole (1822), son premier livre à succès. Mais c’est dans Le Nouveau Monde industriel et sociétaire (1829) qu’il en fournit l’exposé le plus développé, et nomme ce système le « phalanstère ». Pour Fourier tout est, ici encore, afaire de nombres et de proportions. Les douze passions se combinent en 800 « caractères » différents. Le phalanstère réunira 1 600 personnes, soit deux pour chacun des caractères. S’y côtoieront des personnes de conditions diférentes, un huitième d’intellectuels et d’artistes, un septième d’artisans et de paysans. Installée à l’écart de la ville, cette microsociété vivra de sa production agricole et artisanale. Chacun y travaillera selon l’orientation de ses penchants. Les phalanstériens apprendront vingt métiers, en pratiquant au moins cinq par jour. Les amours y seront libres, les passions « papillonne », « composite » et « cabaliste » incitant hommes et femmes à recomposer à loisir la géométrie de leurs ébats. L’éros 14

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est le ciment du phalanstère, principe de fraternité et de réciprocité sociale. Heureux au travail comme en amour, les phalanstériens n’en seront que plus prospères. Coopérative de production et de consommation, le phalanstère n’est pas pour autant égalitaire. Le produit y est réparti en fonction des apports initiaux.

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Une étoile vacillante mais jamais éteinte

À la diférence de l’Utopie (1516) de homas More, construction imaginaire visant à la critique de la société existante, le phalanstère doit, pour Fourier, être mis en pratique le plus rapidement possible. En ce sens, estime le sociologue Pierre Mercklé, il s’agit moins d’une utopie que d’une expérimentation sociale et scientiique, un laboratoire destiné à mettre à l’épreuve la théorie fouriériste. L’architecture du phalanstère, ces lumineuses ruesgaleries qui invitent aux échanges, rappelle certes le motif de la cité idéale. Mais il s’agit tout autant d’une vitrine promotionnelle des idées fouriéristes. Peu avant sa mort, en 1837, Fourier donnait rendez-vous chaque jour à midi aux mécènes qui voudraient inancer son phalanstère. Nul ne vint jamais. Il fallut attendre ses disciples, Victor Considérant en tête, pour passer à l’acte. Il y eut des phalanstères en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine. Ils périclitèrent assez rapidement. L’étoile dansante du fouriérisme sembla mourir, mais elle ne s’éteignit jamais tout à fait. André Breton en célébra l’éclat dans son Ode à Charles Fourier (1945). Elle brilla de tous ses feux en mai 1968. Dans les écrits de Roland Barthes ou de Guy Debord, la philosophie du désir de Fourier vivait à nouveau. Xavier de la Vega

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Les penseurs de la société

Joseph Proudhon (1809-1865) et la propriété

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« La propriété, c’est le vol » : cette airmation qui ouvre Qu’est-ce que la propriété ? (1840) de Joseph Proudhon lui vaut un franc succès dans les milieux ouvriers. Certes, avance Proudhon, en organisant le travail collectivement, les capitalistes permettent aux ouvriers d’être bien plus productifs que s’ils travaillaient seuls. Mais qu’ils s’approprient ce surplus ne peut être justiié d’aucune façon. Le proit est un vol pur et simple. S’il faut mettre à bas la propriété, il convient cependant de défendre la « possession ». Plutôt que l’étatisation des moyens de production que défendront généralement les marxistes, Proudhon plaide pour la constitution de coopératives ouvrières, rassemblées au sein de fédérations libres. Le mutualisme, fondé sur le principe de la libre association, est pour lui la meilleure alternative au capitalisme.

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ALEXIS DE TOCQUEVILLE (1805-1859) Heurs et malheurs de la démocratie

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oût 1830. Même s’il vient de prêter serment de idélité au roi Louis-Philippe, Alexis de Tocqueville (18051859) est troublé par la situation politique qui fait suite à la révolution de Juillet. Oiciellement pour en étudier le système pénitentiaire, il décide alors de se rendre en Amérique avec son ami Gustave de Beaumont. En réalité, outre-Atlantique, il entend surtout comprendre le fonctionnement de la démocratie. Une publication lui permettra de se révéler au public français et d’acquérir une notoriété suisante pour entamer une carrière politique avec une meilleure chance de réussite. De la démocratie en Amérique sera cet ouvrage. Le premier tome est publié en 1835. Il y est principalement question de la Constitution, des institutions, des mœurs et de la géographie de l’Amérique. La première Démocratie rencontre un très vif succès. Tocqueville devient alors une personnalité recherchée dans les salons littéraires, les cercles académiques et les milieux politiques. Plus abstrait puisqu’il s’interroge notamment sur le destin de la démocratie en France, le second tome, qui paraît en 1840, n’a pas le même retentissement que le premier volume. Pourtant, ce sont bien d’abord les analyses contenues dans cette seconde Démocratie qui continuent de retenir notre attention, tant elles nous ofrent une grille de lecture particulièrement instructive des évolutions possibles de la démocratie moderne. Pour bien les appréhender, il est nécessaire de revenir sur la déinition de la démocratie que Tocqueville nous a laissée en héritage.

Une nouvelle forme de société

L’un des apports essentiels de Tocqueville est de nous livrer une autre vision de la démocratie : à la diférence de ses prédé17

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cesseurs, comme Montesquieu avec son Esprit des lois (1748), ou de ses contemporains, comme François Guizot, qui ne considéraient la démocratie que comme un régime politique (État de droit, élections libres, séparation et contrôle réciproque des pouvoirs), Tocqueville la présente comme un « état social ». La démocratie n’est pas seulement une forme de gouvernement qui s’oppose à la monarchie ou à l’absolutisme, c’est aussi une nouvelle forme de société puisant sa force dans la progression de l’égalité des conditions. L’égalité est bien sûr politique et juridique, mais elle est également socioéconomique et culturelle. Adepte de la méthode comparatiste, Tocqueville étudie les caractéristiques de la « société aristocratique » pour mieux mettre en valeur les propriétés de l’état social démocratique. La société aristocratique est à la fois stable, organisée et particulièrement fermée : « Non seulement il y a des familles héréditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires de maîtres ; mais les mêmes familles de valets se ixent, pendant plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres (ce sont comme des lignes parallèles qui ne se confondent point ni se séparent). » Les possibilités de mobilité sociale sont donc très réduites. À l’inverse, la « société démocratique » se caractérise par la luidité de sa structure sociale : « Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place. » Certes, il existe toujours un maître et un serviteur, mais leurs places deviennent interchangeables. Si la mobilité sociale ne relève évidemment pas d’un processus mécanique, il existe une possibilité, fort peu probable dans le passé, d’accéder à une position sociale supérieure. Avec Tocqueville, le changement social qui conduit à l’instauration de la démocratie s’incarne notamment dans ce que nous appelons « égalité des chances ». Cette perception théorique, particulièrement novatrice pour son temps, ne cesse de nous préoccuper aujourd’hui. L’importance prise tout au long du xxe siècle par l’école en atteste. Une démocratie vivante se doit d’assurer l’égalité des chances des citoyens. Mise en évidence

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Le temps des fondateurs

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par les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron1, la question non résolue du décalage entre la démocratisation quantitative (« démographisation » du système scolaire) et la démocratisation qualitative (persistance d’une forte inégalité des chances) s’inscrit directement dans une vision de la démocratie initiée par De la démocratie en Amérique. De même que l’homogénéité sociale de nos élites conduit inalement à nous interroger sur notre capacité à vouloir véritablement assurer le caractère démocratique de notre société : dans l’état social démocratique, « il n’existe plus de caste », écrit Tocqueville. Aussi, le débat lancinant autour de la diversiication du recrutement des grandes écoles traduit combien l’approche tocquevillienne de la démocratie est devenue la nôtre. En ce sens, l’égalité démocratique décrite par Tocqueville suppose que l’ascenseur social fonctionne à nouveau…

Une classe moyenne généralisée

L’égalisation des conditions que Tocqueville observe en Amérique, cette terre où les hommes ont eu la chance « d’être nés égaux plutôt que le devenir », et qui doit inéluctablement s’imposer en Europe, est un processus qui se traduit par une homogénéisation des niveaux de vie et une uniformisation des modes de vie. Dans une société démocratique, les classes sociales extrêmes tendent alors à s’efacer au proit d’une vaste classe moyenne : « Les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité de la nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques, sont en petit nombre et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d’une misère irrémédiable et héréditaire. Les riches de leur côté sont clairsemés et impuissants ; (…) de même qu’il n’y a plus de races de pauvres, il n’y a plus de races de riches (…). Entre ces deux extrémités de sociétés démocratiques, se trouve une multitude innombrable d’hommes presque pareils (…). » Tocqueville anticipe ici les travaux de certains sociologues contemporains comme, par exemple, Henri 1- P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, 1964, rééd. Minuit, 1994, et La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, 1970, rééd. Minuit, 1993.

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Les penseurs de la société

Mendras qui évoque la montée d’une « classe moyenne généralisée » dans nos sociétés modernes2. Signalons que Tocqueville n’a jamais prétendu que les inégalités socioéconomiques n’existent pas dans la société démocratique : moins conséquentes que dans la structure sociale précédente, la société aristocratique, il les présente à la fois comme plus acceptables et génératrices de frustration. Les inégalités sont d’autant mieux acceptées que la mobilité sociale, qui permet d’espérer accéder à un bien-être supérieur, existe réellement. Mais en même temps, pour Tocqueville, les inégalités résiduelles de l’état social démocratique sont très peu supportables. Frustré et jamais satisfait, l’« homo democraticus » se lance alors dans une course à l’égalité : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de ce niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours insatiable à mesure que l’égalité est grande. » La démocratie dévoile alors une mécanique auto entretenue : plus l’égalité progresse, plus la moindre inégalité est insoutenable, nécessitant de l’éradiquer, ce qui assure le progrès continu de l’égalité, etc. Mais cette passion pour l’égalité supplantera-t-elle l’amour pour la liberté3 ? Comment réussir à concilier égalité et liberté ? Telles sont les grandes questions qui sont au cœur de la pensée de Tocqueville, celles qu’il se posera tout au long de son existence. Ainsi, la dialectique égalité/liberté traverse son œuvre en général et De la démocratie en Amérique en particulier. Étudier la tension qui existe entre ces deux valeurs fondamentales revient à comprendre au plus près les dangers qui guettent la démocratie, des dangers qui ne nous sont pas étrangers. Puisque la démocratie est censée rendre le destin social de chacun plus ouvert, le citoyen est happé par ses petites ambitions 2- H. Mendras, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Gallimard, 1988 (rééd. 1994). 3- « Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. » (De la démocratie en Amérique).

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Le temps des fondateurs

matérialistes, sa volonté de réussite économique et de bien-être quotidien. Cela se traduit par un repli sur soi que Tocqueville nomme individualisme. « L’individualisme est un sentiment réléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même (…). L’individualisme est d’origine démocratique et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent. » On continue aujourd’hui de s’interroger sur la valeur de l’individualisme : positif, il traduit une plus grande autonomie des hommes ; mais cette émancipation ne se fait-elle pas au détriment du lien social ? La cohésion de la société n’est-elle pas alors compromise par le manque de solidarité de ses membres ? La crise du lien social qui nous afecte depuis longtemps maintenant ne trouve-t-elle pas là son origine ? Comme « la démocratie brise les chaînes et met chaque anneau à part », les hommes des temps démocratiques cherchent à défendre leur bien-être matériel. Isolés, ils ne perçoivent plus le lien entre leur intérêt personnel et l’intérêt général ce qui les amène à se désintéresser de la vie politique, envisagée comme une perte de temps préjudiciable à la conduite de leurs afaires privées. « Non seulement (les hommes qui habitent des pays démocratiques) n’ont pas naturellement le goût de s’occuper du public, mais souvent le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste presque plus d’énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie politique. » Le citoyen individualiste et matérialiste se détache de la chose publique pour mieux se replier sur sa sphère privée. Occupé à régler ses afaires, oublieux des vertus civiques, il tombe dans une mollesse intellectuelle qui le conduit à négliger le débat public.

La démocratie peut être malade d’elle-même

Les propos de Tocqueville ont la valeur d’une mise en garde : la démocratie n’est jamais déinitivement acquise. Il faut toujours veiller à ne pas la compromettre. Efet inattendu du prin21

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Les penseurs de la société

cipe d’égalité : la démocratie peut être malade d’elle-même ! Il faut en souligner les maux qui peuvent la compromettre « de l’intérieur » et ouvrir la voie à de nouvelles formes de despotismes. Il y a d’abord la « tyrannie de la majorité » : « Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire », car l’omnipotence de la majorité peut conduire à des abus comme la concentration des trois pouvoirs… et étoufer l’indépendance et la liberté des individus. Ainsi la démocratie peut se retourner contre elle-même, comme lorsque les citoyens sont prêts à conier toute la gestion des afaires du pays aux gouvernants et à se placer derrière un État centralisé, bureaucratique et protecteur : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceuxlà s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. » Ce passage a longtemps été utilisé par les néolibéraux qui le présentent comme une critique, avant l’heure, des interventions économiques et sociales de l’État providence : assistés, les citoyens perdent de vue l’importance de l’efort, du mérite et de la valeur travail4. En dépit de cette menace sur la liberté, Tocqueville défend l’égalité des conditions car il la croit favorable au plus grand nombre. Cependant, il recherche les conditions de l’existence d’une « démocratie libérale » qui parviendrait à concilier égalité et liberté. Il énonce de nombreuses solutions qui concourent à 4- Voir, par exemple, F. Hayek, La Route de la servitude, 1944, rééd. Puf, 2002.

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soutenir la liberté politique : encourager la pratique religieuse5, organiser la liberté de la presse et créer des corps intermédiaires (à travers notamment le développement des associations et celui des libertés locales, la décentralisation). D’une façon générale, il s’agit de dynamiser le débat public pour tenter de sortir de l’apathie intellectuelle et du conformisme qui peuvent gagner les sociétés modernes. Finalement, cela revient à produire un véritable ordre démocratique.

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Éric Keslassy

5- Voir A. Antoine, L’Impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la religion, Fayard, 2003.

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Du danger d’un État trop puissant L’enjeu de la relecture actuelle d’Alexis de Tocqueville est de comprendre qu’aucune démocratie n’est à l’abri d’un despotisme « doux et prévoyant ». Ce dernier surgit lorsque les individus abandonnent leur liberté au proit d’une plus grande égalité garantie par un État fort. Tocqueville en avait vu les prémices dans la société américaine de son époque, dans laquelle se répandaient le conformisme des opinions et la tyrannie de la majorité. Plutôt que de défendre leurs idées et leurs droits, les Américains se laissaient porter par leur passion du bien-être et laissaient à l’État le soin d’encadrer la vie sociale. Pour Tocqueville, cet abandon volontaire pointait une dérive vers le despotisme. Pour résoudre cette diiculté, il proposait de restaurer les corps institutionnels intermédiaires qui occupaient une place centrale sous l’Ancien Régime, comme les corporations ou les associations, ou de favoriser la liberté de presse et la pratique religieuse. En renforçant les liens sociaux, ces pouvoirs intermédiaires luttaient contre la toute-puissance de l’État. De nos jours, l’avertissement de Tocqueville est toujours d’actualité. Face à la montée de l’individualisme, de l’abstentionnisme, du matérialisme et de la peur d’autrui, les individus ont tendance à vouloir déléguer le maximum de pouvoir à l’État. Tocqueville nous rappelle les dangers de la désafection politique et sociale des citoyens. Seule la liberté, exercée volontairement par les individus, peut empêcher la démocratie de tomber malade de ses propres excès. Solenn Carof

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HERBERT SPENCER (1820-1903) Évolution et Société

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I

l est diicile de se représenter l’inluence prodigieuse de la philosophie d’Herbert Spencer, non seulement dans son propre pays, mais en Europe, aux États-Unis, et même jusqu’au Japon. Spencer ofrait une théorie générale de l’univers, du cosmos à la morale, l’éducation, la société, un corps de lois scientiiques uniiées, dont l’évolution constituait la règle. Cette philosophie était résolument optimiste et en harmonie avec le développement de la révolution industrielle, imaginant même, en ses débuts, une approche continue de l’homme vers la perfection.

Qu’est-ce que l’évolution ?

D’origine modeste, il fut fortement marqué par un individualisme radical, qui le poussa, dès ses débuts, à rejeter pratiquement toute intervention de l’État dans la vie sociale. Son premier ouvrage, Social Statics (non traduit en français) expose une morale utilitariste inspirée de Jeremy Bentham : les sentiments de sympathie sont utiles et compensent l’individualisme, il n’est donc pas nécessaire d’organiser la solidarité. Il écrivit dès ce moment plusieurs essais, dont un article sur l’évolution, terme qu’il utilisa pour la première fois, avant Charles Darwin, dans son sens moderne. Sa déinition la plus célèbre de l’évolution se formule ainsi, dans ses Premiers Principes, en 1861 : « L’évolution est une intégration de matière accompagnée d’une dissipation de mouvement pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéinie, incohérente, à une hétérogénéité déinie, cohérente et pendant laquelle le mouvement retenu subit une transformation parallèle. » Il y avançait aussi l’idée d’un « inconnaissable », mystère débordant toute connaissance, où la religion pouvait avoir son 25

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rôle, et d’un « connaissable », basé sur la « persistance de la force » (énergie) d’où l’idée d’un mouvement de progrès perpétuel dans l’ensemble des faits de l’univers. Le principe de la persistance de la force, étendu au-delà de son champ d’application physique, permettait de supposer que toute évolution parvenait à un état d’équilibre, qui consistait en une adaptation parfaite de l’homme à ses conditions d’existence. Mais cet équilibre demeurait instable et était suivi d’un état de dissolution. Puis vinrent les Principes de biologie, où la vie était considérée comme « la combinaison déinie de changements hétérogènes à la fois simultanés et successifs, en correspondance avec des coexistences et des successions externes ». Spencer croyait profondément au progrès du vivant par hérédité des caractères acquis, théorie de type lamarckien, qu’il appelait « adaptation directe », mais après 1859, avec la parution de L’Origine des Espèces de Darwin, il dut composer avec la théorie darwinienne de la sélection naturelle, qu’il intégra, comme « adaptation indirecte », d’ordre secondaire, dans sa théorie de l’évolution du vivant.

Moins d’État, plus de libéralisme

Dans ses Principes de sociologie (inachevé), il avança la forme la plus achevée de l’organicisme, tout en avançant prudemment que la société n’était pas un organisme, mais analogue à un organisme, ce que ses critiques oublient trop souvent de mentionner. L’évolution de la société, allant de l’homogène à l’hétérogène, par diférenciation et intégration successives, mènerait à la fois à plus de liberté individuelle et plus de coopération. Après une période de « société militaire », l’État assumerait de moins en moins de fonctions, au fur et à mesure que s’accroissent les échanges entre les individus et que l’on se rapproche du libéralisme économique. Il envisage ensuite, dans ses Principes d’éthique, les progrès de la moralité comme l’efet de l’adaptation et du cumul des caractères acquis. Mais il émettait déjà quelques doutes sur la réalisation proche de cet idéal. Autre œuvre majeure, l’Essai sur l’éducation, où, en accord avec la sociologie exposée dans ses Premiers Principes, il posa les 26

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bases d’une psychologie génétique orientée vers l’observation du développement biologique et moteur. L’inluence de Spencer fut immense durant les années 18501860. Le renforcement du rôle de l’État dans les années 1870 suscita chez lui une amertume, voire un certain pessimisme. La politique de l’impérialisme lui paraissait constituer une régression, et l’adaptation de l’homme à ses conditions d’existence devenait de plus en plus lointaine. Il rédigea au début des années 1880 L’Individu contre l’État, résolument hostile au tournant politique pris par la Grande-Bretagne. Ce pamphlet peut être lu comme une apologie du libéralisme économique individualiste, mais aussi comme le regret nostalgique du radicalisme antiétatique des années 1840. De plus, l’idée d’un système uniié de lois universelles de la nature et de la société n’était plus admise par de nombreux penseurs, l’hérédité des caractères acquis commençait à être mise en question. Spencer vécut ses dernières années dans un sentiment d’échec. « Qui lit encore Spencer ? », disait le sociologue Talcott Parsons dans les années 1930. De nos jours cependant, Spencer est l’objet d’un regain d’intérêt. Ses vues sur l’éducation, sa physiologie, son souci de relier entre eux phénomènes physiques, chimiques et biologiques, ainsi que de nombreux aperçus partiels, ainsi que certaines contradictions actuelles de la théorie darwinienne synthétique de l’évolution suggèrent la nécessité d’une réévaluation de son œuvre. Daniel Becquemont et Dominique Ottavi

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Sulfureuse sociobiologie Les débuts de la sociobiologie Peut-on analyser la vie sociale des êtres humains de la même manière que celle des animaux ? C’était en tout cas la conviction du zoologiste Edward O. Wilson qui, en 1975, annonce la création d’une nouvelle discipline : la sociobiologie, dont le programme est « l’étude systématique des bases biologiques du comportement social chez l’animal comme chez l’homme. » Pour E.O. Wilson, chez de nombreuses espèces, les conduites sociales sont « instinctives », c’est-à-dire guidées par les gènes. En conséquence, airmait Wilson dans le dernier chapitre de son livre, « chez l’homme, les conduites sociales ont des racines biologiques. La sociobiologie peut donc s’appliquer à l’homme. » Pour la sociolobiologie, tous ces comportements s’expliquent par l’hérédité des conduites et la sélection naturelle. Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo ([email protected]) - 29-05-2015

Controverses et nouvelles perspectives Ces théories vont déclencher une tempête et des polémiques furieuses, d’autant que E.O. Wilson récidive quelques années plus tard, en 1978, en publiant L’Humaine Nature, dans lequel il airme clairement que « les gènes commandent la culture ». Nombre d’anthropologues, de philosophes et même de biologistes ou théoriciens de l’évolution, comme Stephen J. Gould ou Richard C. Lewontin, montent au créneau pour dénoncer le « réductionnisme biologique » et le darwinisme social. Dans les années qui suivent, la sociobiologie va poursuivre son bonhomme de chemin dans les milieux scientiiques : chez les biologistes et les éthologues surtout, beaucoup plus rarement chez les anthropologues. De très nombreuses études sur les fondements biologiques du comportement animal vont voir le jour : sur les stratégies sexuelles, les comportements parentaux, les comportements territoriaux, la dominance, les formes d’organisation sociale, les diférences de comportement mâles/femelles, etc. Les modèles se diversiient et on tente de comprendre les modes de vie en société à partir de divers modèles de sélection : sélection naturelle, de groupe, de parentèle, sexuelle, etc. On cherche à comprendre les comportements des individus en termes de « stratégie de reproduction » ou de « itness » (adaptation au milieu). À partir des années 1990, la polémique s’atténue. La sociobiologie fait moins de bruit, mais n’en poursuit pas moins ses avancées. Dans les années qui suivront, des recherches sur les fondements biologiques du comportement animal et humain vont être menées sous le nom – plus politiquement correct – de « biologie évolutionniste » ou de « psychologie évolutionniste ».

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En même temps qu’elle se diversiie et étend ses domaines d’investigation, la nouvelle sociobiologie intégrera peu à peu des modèles de « coévolution gène-culture » qui rompent avec le strict déterminisme génétique des débuts.

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Jean-François Dortier Extrait du Dictionnaire des Sciences Humaines, éd. sciences Humaines, coll. « PBSH », 2008.

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KARL MARX (1818-1883) Capital et Travail

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n 1859, dans son « Avant-propos » de la Critique de l’économie politique, Karl Marx raconte comment il fut amené à abandonner l’idéologie de Georg Hegel pour adopter une conception matérialiste de l’histoire. Selon lui, ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, « c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience ». Marx a révolutionné la théorie sociale en proposant une vision critique du capitalisme et de l’histoire centrée sur des notions de crise et de lutte des classes.

La théorie des classes sociales

La société vue par Marx est semblable à une pyramide. À sa base, l’infrastructure économique est caractérisée par un mode de production composé de « forces productives » (hommes, machines, techniques) et de « rapports de production » (esclavage, métayage, artisanat, salariat). Ce mode de production est « la fondation réelle sur laquelle s’élève un édiice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale ». Au cours de l’histoire, plusieurs modes de production se sont ainsi succédé : antique, asiatique, féodal et bourgeois. Arrivées à un certain degré de développement, les forces productives entrent en conlit avec les rapports de production, ce qui débouche sur la lutte des classes. C’est alors que « commence une ère de révolution sociale ». Le changement dans les fondations économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans l’édiice « des formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conlit et le 30

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poussent au bout ». Marx oscille cependant, professant parfois un déterminisme sommaire et une mécanique implacable des lois de l’histoire, et ailleurs une vision plus ouverte et complexe de l’organisation sociale. Ce qui lui importe est de décrire la dynamique d’une société qui, selon lui, se joue autour d’un conlit central : la lutte des classes, entre bourgeoisie et prolétariat. La bourgeoisie, poussée par la concurrence et la soif de proit, est conduite à exploiter les prolétaires. Condamnée à la paupérisation, au chômage endémique, la classe des prolétaires n’a comme seules issues que la révolte sporadique ou la révolution. Pour que la lutte de classes aboutisse à un changement de société, il faut que la révolte se transforme en révolution. Utilisant un vocabulaire hérité de Hegel, Marx distingue la « classe en soi » de la « classe pour soi ». La classe en soi déinit un ensemble d’individus qui ont en commun les mêmes conditions de travail, le même statut, les mêmes problèmes, mais qui ne sont pas forcément organisés autour d’un projet commun. La classe pour soi est une classe qui, ayant pris conscience de ses intérêts communs, s’organise en un mouvement social à travers syndicats et partis, se forgeant ainsi une identité.

La théorie des idéologies

Même s’il décrit avec beaucoup de inesse plusieurs classes et fractions – aristocratie inancière, bourgeoisie industrielle, petite bourgeoisie, prolétariat, petite paysannerie, grands propriétaires fonciers… –, selon Marx, la dynamique du capitalisme, la concentration de la production, les crises périodiques tendent à radicaliser l’opposition entre deux d’entre elles : le prolétariat et la bourgeoisie. Marx situe l’idéologie comme l’ensemble des idées dominantes véhiculées par une société, un groupe social, dans le cadre des superstructures de la société. Elle est conditionnée par le cadre économique et est une sorte de relet de celui-ci. Ainsi, la bourgeoisie ascendante a valorisé les idéaux de liberté, des droits de l’homme, de l’égalité des droits dans le cadre de son combat contre l’ordre ancien. Elle tend à transposer en valeurs univer31

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selles ce qui n’est que l’expression de ses intérêts de classe. Il y a aussi chez Marx une théorie de l’idéologie comme aliénation. Le terme est emprunté au philosophe Ludwig Feuerbach, auteur de L’Essence du christianisme (1841), pour qui la religion est une projection dans le « ciel des idées » des espoirs et croyances des hommes, pris à croire à l’existence réelle des dieux qu’ils ont inventés. Marx reprend l’idée selon laquelle la religion est « l’opium du peuple ». Plus tard, il la transposera à l’analyse de la marchandise.

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Le rôle ambigu de l’État

Dans certains textes de Marx Comme le Manifeste du Parti communiste (1848) ou La Guerre civile en France (1871), l’État se trouve réduit à un rôle simple, direct et brutal : un instrument aux mains de la classe dominante (la bourgeoisie) destiné à dominer la classe des prolétaires. Il envoie la police et l’armée pour mater les insurrections populaires ; la justice et le droit sont au service des puissants et de la propriété privée. L’analyse est sans nuance. Il faut dire qu’il écrit cela en 1848, à une époque où une répression sévère s’abat sur le peuple insurgé. Dans d’autres textes, Marx ainera ses analyses. Pour assurer sa domination, la bourgeoisie conie à l’État la gestion de ses intérêts généraux, mais ce dernier bénéicie d’une certaine autonomie. Parfois, il s’élève même « au-dessus des classes » pour rétablir un ordre social menacé. Jean-François Dortier

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L’influence du marxisme Le marxisme a profondément inluencé les sciences sociales du xxe siècle. En économie, il a suscité une analyse de l’impérialisme (Rosa Luxemburg, Ernest Mandel), une théorie du développement (théorie de la dépendance) et de nouvelles formes de capitalisme (l’école de la régulation). En sociologie, la théorie marxiste des classes a engendré un débat toujours renaissant sur le thème : « Les classes sociales existent-elles encore ? » Par ailleurs, la sociologie de la connaissance et de la culture fut développée par Karl Mannheim, Georg Lukacs, Walter Benjamin, heodor Adorno ou Antonio Gramsci. En histoire, le marxisme a inluencé des historiens du capitalisme comme Eric Hobsbawm ou Immanuel Wallerstein. Bien qu’il ait connu un déclin notable depuis les années 1980, le marxisme connaît un regain d’intérêt depuis le début des années 2000. La philosophie reste l’un de ses principaux bastions avec des auteurs qui se réclament encore ouvertement du marxisme-léninisme comme Alain Badiou (marxiste platonicien) ou Slavoj Zizek (marxiste hégélo-lacanien). J.-F. D.

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ÉMILE DURKHEIM (1858-1917) L’invention du social

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ère fondateur de la sociologie en France », Émile Durkheim s’attache à montrer que les faits sociaux ont une logique propre, qui peut éclairer certaines des dimensions les plus intimes de notre existence. La sociologie d’Émile Durkheim prend son envol avec son étude sur la « division du travail social » qui est le fruit des rélexions qu’il a engagées sur la société moderne. Comme la plupart des classiques des sciences sociales, il veut caractériser la société de son temps tout en mettant en œuvre une approche scientiique des faits sociaux. La rélexion de Durkheim se construit autour de deux axes : la connaissance des fondements de la société moderne et la construction d’un savoir sociologique à prétention scientiique. Dans La Division du travail social, Durkheim se distingue d’emblée de plusieurs modèles d’analyse : le darwinisme social d’Herbert Spencer, la théorie de l’imitation de Gabriel Tarde, la philosophie utilitariste de Stuart Mill et la doctrine libérale d’Adam Smith. Pour Durkheim, tous ces modèles soufriraient d’un manque de scientiicité.

La sociologie, une science morale

Durkheim s’inspire de l’idéal positiviste exposé par Auguste Comte et déinit ainsi la sociologie comme une « science morale », c’est-à-dire une science des mœurs propres à diférentes sociétés. Or ces mœurs prennent forme en fonction du degré de rapprochement des individus, ainsi que de la densité et de l’intensité des relations sociales. De ce point de vue, la société moderne a engendré un basculement fondamental, qui est celui du passage d’une « solidarité mécanique » à une « solidarité organique ». La première, spéciique aux sociétés dites tradi34

Le temps des fondateurs

tionnelles, se caractérise par une forte conscience collective, qui laisse peu de place à l’expression de l’individualité. Les individus pensent et agissent par similitude, respectant l’harmonie d’un groupe fortement intégrateur. Dans les sociétés à solidarité organique, dites modernes, la diférenciation sociale s’accroît, ce qui conduit à une spécialisation plus grande des diférentes activités sociales. Cela concerne évidemment le domaine productif mais, au-delà, toutes les dimensions de la vie sociale (l’éducation, la famille, la religion, etc.). Dans ces sociétés, l’individualité tend à se renforcer et les marges de liberté augmentent.

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De l’influence du social sur le suicide

Selon Durkheim, les sociétés à solidarité organique accordent une place plus signiicative à l’autonomie individuelle. La dimension « individualiste » de la personnalité tend ainsi à se renforcer au détriment du collectif. Cela ne signiie pas que les institutions n’exercent plus aucune contrainte sur les individus mais que leur pouvoir s’afaiblit. Pour Durkheim, le risque de cette poussée d’individuation caractéristique des sociétés modernes est celui d’« anomie ». Il y a situation d’anomie lorsque les normes sociales s’imposent aux individus avec moins d’eicacité. Durkheim parle également de perte de repères. Concrètement, une situation anomique a des efets négatifs sur le corps social, conduisant notamment à une augmentation de phénomènes pathologiques dont le suicide peut être une manifestation. Dans Le Suicide, résultat d’une vaste enquête sur les variations des taux de suicide selon diférentes variables (l’âge, le sexe, la situation matrimoniale, la confession religieuse, etc.), Durkheim établit que ce phénomène, loin de résulter de strictes motivations individuelles, présente des causes sociales. Il en déduit une typologie selon le degré d’intégration des individus (suicides égoïste et altruiste) et le degré de régulation sociale (suicide anomique). Le suicide égoïste se produit lorsqu’il y a défaut d’intégration sociale. Il concerne les personnes en situation d’isolement. Par exemple, le célibataire se suicide davantage que le marié, intégré au sein d’un foyer protecteur. Durkheim s’intéresse ensuite au suicide altruiste, plus fréquent dans les 35

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Les penseurs de la société

sociétés traditionnelles que dans la société moderne. Cette forme de suicide se rencontre toutefois dans une institution qui exerce une forte action intégratrice, l’armée, une institution où les intérêts du groupe étoufent ceux de l’individu, comme c’est le cas également dans l’institution carcérale. Enin, Durkheim propose une longue analyse du suicide anomique qui résulte d’un défaut de régulation sociale lorsque la cohésion sociale est perturbée. Les crises économiques peuvent être une cause d’accroissement du taux de suicide. Il existe néanmoins d’autres situations d’anomie, comme l’« anomie conjugale ». Durkheim montre en efet que le taux de suicide est plus élevé parmi les personnes veuves ou divorcées que parmi les personnes mariées. L’enjeu du Suicide était de montrer que les logiques sociales permettent d’expliquer objectivement les variations des taux de suicide. L’œuvre de Durkheim a eu une inluence déterminante sur la sociologie. Si elle a fait l’objet de fortes réticences, en particulier contre son positivisme qui consiste à considérer la sociologie comme une science et les faits sociaux comme des choses, elle a fait école : Marcel Mauss et Maurice Halbwachs en furent ses premiers héritiers. L’animation de la revue L’Année sociologique aura joué un rôle prépondérant dans la consolidation et la diffusion de ses théories, avec la formation d’une « école française de sociologie » soucieuse de respecter les grandes lignes de son projet sociologique. David Ledent

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Deux disciples • Marcel Mauss (1872-1950) Neveu de Durkheim, il développe une vaste œuvre anthropologique qui culmine avec l’Essai sur le don (1923-1924). Caractérisé par la triple obligation de donner, recevoir et rendre, il n’est pas réductible à un intérêt marchand, et pourtant continue de prospérer dans nos sociétés à la « mentalité froide et calculatrice ». Sa morale est universelle et « éternelle ».

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• Maurice Halbwachs (1877-1945) Il prolonge les travaux de Durkheim (Les Causes du suicide, 1930), notamment en y introduisant les phénomènes de stratiication sociale (La Classe ouvrière et les Niveaux de vie, 1913 ; Esquisse d’une psychologie des classes sociales, 1938 ; Les Classes sociales, 1942). Il est célèbre pour avoir fondé le concept de « mémoire collective » (Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925) : à travers l’étude des musiciens ou des Évangiles, il montre que « c’est dans la société que l’homme acquiert ses souvenirs, qu’il se les rappelle, qu’il les reconnaît et les localise ». Xavier Molénat

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Les règles de la méthode sociologique Soucieux d’instituer la sociologie comme discipline scientiique, Durkheim – dans le sillage de son « maître par excellence » Auguste Comte – a proposé les bases d’une méthode objective dans ce domaine, bases qu’il résume ainsi à la in des Règles de la méthode sociologique : « En résumé, les caractères de cette méthode sont les suivants. D’abord, elle est indépendante de toute philosophie1 (…) » « En second lieu, notre méthode est objective. Elle est dominée tout entière par cette idée que les faits sociaux sont des choses et doivent être traités comme telles. » Durkheim propose de faire de cette méthode « la base de toute une discipline qui prît le savant au moment même où il aborde l’objet de ses recherches et qui l’accompagnât pas à pas dans toutes ses démarches ». « C’est à instituer cette discipline, poursuit-il, que nous nous sommes attaché. Nous avons montré comment le sociologue devait écarter les notions anticipées qu’il avait des faits pour se mettre en face des faits eux-mêmes ; comment il devait les atteindre par leurs caractères les plus objectifs ; comment il devait leur demander à eux-mêmes le moyen de les classer en sains et en morbides ; comment, enin, il devait s’inspirer du même principe dans les explications qu’il tentait comme dans la manière dont il prouvait ces explications. (…) Si les phénomènes sociologiques ne sont que des systèmes d’idées objectivées, les expliquer, c’est les repenser dans leur ordre logique et cette explication est à elle-même sa propre preuve ; tout au plus peut-il y avoir lieu de la conirmer par quelques exemples. Au contraire, il n’y a que des expériences méthodiques qui puissent arracher leur secret à des choses. » Et Durkheim de conclure : « Mais si nous considérons les faits sociaux comme des choses, c’est comme des choses sociales. C’est le troisième trait caractéristique de notre méthode d’être exclusivement sociologique. (…) Nous avons fait voir qu’un fait social ne peut être expliqué que par un autre fait social, et, en même temps, nous avons montré comment cette sorte d’explication est possible en signalant dans le milieu social interne le moteur principal de l’évolution collective. La sociologie n’est donc l’annexe d’aucune autre science ; elle est elle-même une science distincte et autonome, et le sentiment de ce qu’a de spécial la réalité sociale est même tellement nécessaire au sociologue que, seule, une culture spécialement sociologique peut le préparer à l’intelligence des faits sociaux. » (1894) Véronique Bedin 1- C’est nous qui soulignons.

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GABRIEL TARDE (1843-1904) Les lois de l’imitation

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À

l’époque où la sociologie naît, à la in du xixe siècle, deux grands penseurs se disputent la première place : Émile Durkheim et Gabriel Tarde. Le premier remporte la victoire, efaçant le second. Pourtant, les œuvres de ce dernier, novatrices et très appréciées de son vivant, lui valent son élection au Collège de France en 1900, à la chaire de philosophie moderne. Mais Tarde n’élabore aucune réelle doctrine universitaire. Aucune école ni aucun successeur ne prolongera son œuvre après sa mort. Face à l’emprise croissante de Durkheim dans les sciences sociales, il sera progressivement oublié, avant de revenir en grâce auprès de certains auteurs qui trouvent dans son œuvre matière à renouveler notre vision du monde social. Car pour Tarde, contrairement à Durkheim, la société ne se réduit pas à des systèmes d’organisation et à des ensembles complexes. Pour la comprendre, il faudrait au contraire partir de l’inime et des plus petits éléments existants qui constituent le monde : les monades. Ces dernières sont l’équivalent pour la société des cellules vivantes pour la biologie ou des atomes pour la physique. Les êtres humains sont reliés entre eux de la même manière que les cellules entre elles. Et c’est pour expliquer comment les idées et les phénomènes se propagent d’une conscience à l’autre que Tarde crée sa célèbre théorie de l’imitation dans Les Lois de l’imitation. Cette dernière expose un principe très simple. Des courants d’imitation « rayonnent » dans la société à la manière de forces magnétiques. Les êtres humains les absorbent en pensant qu’ils viennent d’eux-mêmes. En réalité, l’homme est une sorte de somnambule. Rien ne vient directement de lui-même puisqu’il est constamment relié aux autres. Le savant dépend ainsi des petites mains qui l’entourent ou le créateur de 39

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ses objets d’inspiration. Pour inventer, ils sont obligés d’imiter et de copier les autres.

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L’imitation, base des relations humaines

Pour Tarde, les relations humaines sont donc fondées sur l’imitation. Chacun essaye de ressembler à ses voisins pour rendre la vie sociale plus facile. Chaque individu reçoit ainsi des autres des idées ou des représentations qu’il s’approprie lorsqu’il les juge bonnes, les copiant et les transformant. Le génie est ainsi celui qui a su réagencer les diférents lux imitatifs de manière à en créer un nouveau. L’imitation est donc non seulement à la base des relations humaines puisqu’elle rend la vie en société plus cohérente, mais aussi à l’origine de l’histoire. Elle explique comment les civilisations se sont accaparées des techniques et des innovations de leurs voisines. Elle s’applique également à la compréhension du monde présent. Tarde le montre en l’utilisant dans L’Opinion et la Foule pour expliquer la naissance de l’opinion publique. En efet, étant donné que ce sont des convictions intérieures et spirituelles qui se propagent par imitation, l’éloignement spatial n’a aucune importance. L’imitation peut donc agir à distance en créant une cohésion mentale entre des individus séparés physiquement. C’est ce qui explique, selon Tarde, que la foule des lecteurs de journaux devienne un public, bien diférent de la foule informe et violente de Gustave Le Bon. Par conséquent, la presse joue pour Tarde un rôle fondamental. Elle peut faire naître une opinion publique et donc garantir le bon fonctionnement de la démocratie.

Tarde redécouvert

Le premier à tirer Tarde de l’oubli sera le philosophe Gilles Deleuze. Dans Diférence et Répétition (1969), il le considère comme un philosophe de premier plan, inventeur d’une « microsociologie » qui confère aux forces psychologiques du désir et des croyances la place qu’elles méritent. Il est aussi redécouvert en sociologie par Raymond Boudon, qui le rallie au camp de l’individualisme méthodologique. Plus récemment, 40

Le temps des fondateurs

Bruno Latour airme dans Changer de société (La Découverte, 2006) que son apport aux sciences sociales a été décisif. Tarde a su autonomiser les sciences humaines par rapport à la biologie, et montrer l’importance de la psychologie pour comprendre les comportements humains. Il serait à ce titre l’un des précurseurs des sciences humaines. Solenn Carof

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Gustave Le Bon : la foule et ses maîtres Auteur d’une œuvre qui s’intéresse autant à la médecine et à l’histoire qu’à l’équitation, Gustave Le Bon (1841-1931) est surtout passé à la postérité pour son ouvrage sur La Psychologie des foules (1895). Il y reprend le thème de l’élitisme, qu’il avait développé auparavant dans d’autres livres (La Civilisation des Arabes, 1884 ; Les Civilisations de l’Inde, 1887). Les sociétés humaines sont dirigées par une élite formée d’individus capables d’échapper aux préjugés collectifs. Si l’Angleterre et les États-Unis dominent le monde, c’est que leurs systèmes sociaux favorisent l’initiative individuelle, et donc les individus supérieurs. Le rôle de cette élite est de conduire la foule. Cette dernière est irrationnelle, impulsive, incohérente, imperméable à l’argumentation, plus proche de l’animalité, comme ces formes d’humanité inférieure que sont pour Le Bon le sauvage, l’enfant ou la femme. Et cet être collectif faible a besoin d’être dominé : « La foule est un troupeau qui ne saurait se passer de maître », écrit-il dans une formule célèbre. Le comportement de foule, qui peut s’observer dans les circonstances de la vie sociale les plus variées – Le Bon cite les assemblées parlementaires et même les jurys de cours d’assises – est donc une régression. Les foules, par « haine des supériorités », menacent la marche de la civilisation. Au-delà de ces considérations élitistes, ouvertement racistes et sexistes, les analyses de Le Bon ont ouvert la voie à la psychologie sociale, qui s’intéresse notamment aux mécanismes de l’inluence sociale. Benoit Marpeau

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GEORG SIMMEL (1858-1918) L’ambivalence de la modernité

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L’

amour, le secret, les cadres de tableaux, l’aventure, la mode… À s’en tenir à certains des (nombreux !) thèmes qu’il a abordés, Georg Simmel pourrait passer pour un penseur futile. On ne comprendrait pas alors comment il a pu devenir l’une des inluences majeures de la sociologie du xxe siècle. C’est que, derrière la légèreté des sujets traités, la pensée de Simmel propose une perspective originale et profonde sur la vie sociale et le tragique de la condition moderne.

Les formes de la vie sociale

Simmel n’est pas un sociologue de terrain. S’il trouve dans l’air du temps de son époque des contenus, il cherche d’abord à mettre en évidence ses contenants, ce qu’il appelle les « formes », qui structurent la vie sociale et sont l’objet propre de la sociologie. Par exemple, Simmel ne s’intéresse pas à la mode en tant que telle, encore moins à telle ou telle mode, mais perçoit derrière ce phénomène l’expression de deux formes, l’imitation (la mode consiste à s’habiller comme ses semblables…) et la distinction (…tout en se démarquant des autres groupes sociaux), qui sont des traits universels de la vie sociale. Cette dernière se constitue à l’endroit où des contenus « qui ne sont pas encore en eux-mêmes sociaux » (les intérêts, les désirs, les pulsions… des individus) rencontrent les formes (la domination, la division du travail, la « division en parti », l’État…) qui leur permettent de s’exprimer socialement, formes qui constituent l’objet propre de la sociologie. D’où des aperçus saisissants : ainsi Simmel rapproche-t-il le vol et le cadeau en tant qu’expressions de la forme « échange », ou encore voit-il dans le secret et la parure (vêtements, bijoux) 42

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Le temps des fondateurs

deux formes d’ornement, car celui qui les possède se distingue des autres. Ces formes que le sociologue abstrait de la réalité retrouvent une forme concrète dans la myriade des interactions dans lesquelles s’engagent les individus au quotidien. Pour Simmel en efet, « il y a société, au sens large du mot, partout où il y a action réciproque des individus ». Il parle d’association pour désigner tous ces moments où des individus se regroupent en ayant conscience de former une unité, c’est-à-dire d’agir les uns sur les autres. La réunion éphémère de promeneurs, l’intimité d’une famille, une guilde du Moyen Âge sont quelques-unes des innombrables façons de s’associer. Ni déterministe, ni individualiste, Simmel développe ainsi une vision relationnelle et dialectique de la vie sociale, à la fois foisonnante et structurée. Porteurs d’intérêts, de désirs, de pulsions, les individus ne cessent de se lier et de se délier dans des formes d’association qui se cristallisent et se perpétuent au-delà des relations qui leur ont donné naissance.

Une pensée dialectique

Mais au-delà, c’est toute la société qui est marquée du sceau de la dialectique et de l’ambivalence. Chaque individu, chaque forme d’association subit à la fois l’assaut de forces poussant à l’union et à la cohésion, et de forces poussant à la séparation et à la dispersion. Dans une célèbre digression, Simmel montre ainsi que l’étranger n’est pas (ou pas seulement) celui qui ne possède pas la nationalité du pays dans lequel il vit. Il est avant tout celui qui est à la fois dans et hors du groupe, qui y est présent mais n’en fait pas vraiment partie. Proche et distant, l’étranger se fait presque toujours commerçant, et joue souvent le rôle de conident. Profuse, inspirée, mais aussi bavarde et anarchique, l’œuvre « impressionniste » de Simmel connut une réception pour le moins ambivalente en France. Émile Durkheim, s’il soutint un temps son efort pour fonder la sociologie comme science autonome, prit ensuite de plus en plus de distance avec un philosophe si peu soucieux des « communes obligations de la preuve ». Ce 43

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Les penseurs de la société

n’est qu’à partir des années 1980 que l’œuvre du sociologue allemand sera traduite et redécouverte en France, notamment grâce aux eforts de Raymond Boudon et de ses aidés. Une réception diicile, donc, qui contraste avec l’inluence considérable qu’a pu exercer Simmel sur une bonne partie de la sociologie du xxe siècle. Ses rélexions sur la ville, les pauvres, l’étranger, en font un peu le grand-père de la fameuse école de Chicago. En Allemagne, on trouve des échos très directs de ses analyses chez Norbert Elias ou dans les œuvres de l’école de Francfort. On peut enin souligner que la sociologie des réseaux considère Simmel comme l’un de ses inspirateurs, sa vision relationnelle de la société se rapprochant « d’une des formules fondatrices de l’analyse des réseaux sociaux, selon laquelle les structures émergent des interactions, et exercent sur elles une contrainte formelle qui n’a rien cependant d’un déterminisme mécanique ». Intuitif plus que méthodique, « lâneur sociologique » (David Frisby), Simmel cache bien, derrière son apparent dilettantisme, une ambitieuse théorie de la modernité qui, aujourd’hui encore, n’a rien perdu de son pouvoir suggestif. Xavier Molénat

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Le temps des fondateurs

Petit vocabulaire simmelien Forme Par opposition au contenu de la vie sociale, « forme » désigne un mode d’action réciproque entre individus. Le conlit, l’imitation, l’opposition et l’intégration sont des formes sociales.

Socialisation Contrairement au sens courant, « socialisation » ne désigne pas l’apprentissage par les enfants des normes et règles de la vie collective, mais l’établissement de liens réciproques entre individus. On trouve parfois « sociation ».

Association Fait de former une unité sociale, et d’avoir conscience de former cette unité. Un repas, une promenade, une corporation sont diférentes formes d’association. Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo ([email protected]) - 29-05-2015

Interaction Chez Georg Simmel, le concept ne se limite pas aux rencontres en faceà-face entre deux individus. On peut également observer des interactions entre groupes (les riches et les pauvres) et entre institutions (l’État et la monnaie). Il rejoint aussi chez lui une certaine vision métaphysique de la société : « Nous devons partir de l’idée que tout se trouve dans un rapport quelconque avec tout, qu’entre chaque point du monde et chaque autre point, il existe des forces et des relations mutuelles. » X.M.

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MAX WEBER (1864-1920) La rationalisation du monde

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u’est-ce qui fait la singularité de la société moderne ? C’est au fond à cette même et seule question qu’a tenté de répondre Max Weber à travers de multiples études comparatives portant sur les formes du droit, les types religieux, ou encore les modes d’organisation économiques et politiques. À travers cette œuvre foisonnante, il développe une vision de la sociologie comme science de l’action sociale. La société est le produit de l’action des hommes, qui agissent en fonction de valeurs, de motifs, de calculs rationnels. Expliquer le social, c’est rendre compte de la façon dont les hommes orientent leurs actions. Or, pour Weber, le trait distinctif des sociétés modernes est celui de la « rationalisation de la vie sociale ». Dans Économie et Société, il propose une distinction devenue canonique entre trois grands types d’activité humaine : • l’action traditionnelle se rattache à la coutume : manger avec une fourchette ou saluer ses amis relève de l’activité traditionnelle ; • l’action afective est guidée par les passions : le collectionneur ou le joueur agissent ainsi ; • l’action rationnelle est une action instrumentale, tournée vers un but utilitaire ou des valeurs, et qui implique l’adéquation entre in et moyens. L’activité stratégique (stratégie militaire ou économique) appartient à cette catégorie. Le stratège est rationnel en ce qu’il ajuste au mieux l’eicacité de son action, qu’elle soit tournée vers un but matériel (la conquête d’un territoire) ou orientée par des valeurs (la gloire). L’action rationnelle est, selon Weber, caractéristique des sociétés modernes : l’entrepreneur capitaliste, le savant, le consommateur et le fonctionnaire 46

Le temps des fondateurs

agissent selon cette logique (même si elle est toujours mêlée d’éléments traditionnels et/ou afectifs).

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Les trois types de domination

Dans Économie et Société, Weber traite des diférents types de relations sociales, et notamment des formes de domination politique. Il distingue là encore trois formes de dominations idéal-typiques : • la domination traditionnelle fonde sa légitimité sur le caractère sacré de la tradition. Le pouvoir patriarcal au sein des groupes domestiques et celui des seigneurs dans la société féodale sont de ce type ; • la domination charismatique est celle d’une personnalité exceptionnelle, dotée d’une aura particulière. Le chef charismatique fondera son pouvoir sur sa force de conviction, la propagande, sa capacité à rassembler et mobiliser les foules. L’obéissance à de tels chefs tient à des facteurs émotionnels qu’ils parviennent à susciter, entretenir et maîtriser ; • la domination « légale-rationnelle » s’appuie sur le pouvoir du droit formel et impersonnel. Elle est liée à la fonction et non à la personne. Le pouvoir dans les organisations modernes se justiie par la compétence, la rationalité des choix et non par des vertus magiques. La domination rationnelle ou « légale-bureaucratique » passe par la soumission à un code universel et fonctionnel (ex. : code de la route). L’administration bureaucratique (qui ne concerne pas que la fonction publique, mais aussi l’entreprise voire certains ordres religieux) représente le « type pur » de la domination légale. Le pouvoir y est fondé sur la « compétence » et non l’origine sociale ; il s’inscrit dans le cadre d’une réglementation impersonnelle ; l’exécution des tâches est divisée en « fonctions » spécialisées aux contours méthodiquement déinis ; la carrière est régie par des critères objectifs d’ancienneté, de qualiication, etc., et non par des critères individuels.

Religion et économie

La rationalisation de la pensée s’exprime à travers l’essor 47

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Les penseurs de la société

des sciences et des techniques, le développement du droit, des techniques comptables, de la gestion. Ce « désenchantement du monde » ne fait pas disparaître les religions, mais les transforme de l’intérieur, ce qui ne va pas manquer de susciter l’intérêt du sociologue. Avec une époustoulante érudition, il va ainsi étudier les principales religions de l’humanité (judaïsme antique, bouddhisme, christianisme, islam), avec pour objectif de saisir au sein de chacune des grandes civilisations l’inluence de l’éthique religieuse sur le comportement économique. Une démarche qui culmine avec L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme (1905), où il met en évidence les ainités électives entre une partie de l’éthique et de la théologie protestantes (surtout le puritanisme calviniste) et la culture de l’investissement et du proit d’un entrepreneur capitaliste. Là encore, cet immense chantier comparatif n’avait d’autre but que de saisir, par contraste, les particularités de la civilisation occidentale. Jean-François Dortier

Le « désenchantement du monde » ? Un recul de la vision religieuse du monde comme doté de sens, au proit d’une approche strictement rationnelle, « froide », appuyée notamment sur la science : voilà ce qu’on entend généralement par l’expression « désenchantement du monde ». Une idée pourtant éloignée de la pensée de Max Weber, qui parlait d’ailleurs de « démagiication » ou de « désensorcellement » du monde (Entzauberung der Welt). Il désignait par là, en premier lieu, le recul, au sein même des religions, de la magie (c’est-à-dire la croyance en la possibilité de contrainte des esprits par des moyens techniques, une ofrande par exemple) comme moyen de salut, au proit de l’éthique (conduite de vie), ce qui constitue, selon lui, un processus de rationalisation interne de la religion. Pour le sociologue allemand (qui n’a jamais pensé en termes de sécularisation), la religion étant l’un des principaux « systèmes de réglementation de la vie », c’est sa rationalisation qui a engendré le processus occidental de rationalisation du monde. Religion et rationalisation du monde ne s’opposent pas pour Weber, puisque la première a été, selon lui, à l’origine de la seconde. X.M.

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NORBERT ELIAS (1897-1990) La pacification des mœurs

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«L

e passage à l’intégration de l’humanité au niveau planétaire en est certes encore à un tout premier stade. Mais les premières formes d’une nouvelle éthique universelle et surtout la progression de l’identiication entre les êtres sont déjà nettement sensibles. » En une phrase, extraite de l’un de ces derniers ouvrages – La Société des individus (1987) –, Norbert Elias résume les perspectives qui ont guidé ses recherches pendant plus d’un demi-siècle : penser ensemble l’évolution des structures psychiques, mentales et afectives des individus et celle des structures sociales et politiques des groupes qu’ils forment.

Pudeur, civilité, politesse…

Le point de départ d’Elias est pourtant très éloigné du « village planétaire ». Ses premiers travaux, dans les années 1930, portent sur la façon dont apparaissent dans la « société de cour » française (c’est-à-dire dans la société aristocratique et la cour du roi) au xvie siècle les notions de pudeur, de honte de nudité, de dissimulation des odeurs corporelles, d’autocontrôle de la violence…, toutes choses qui, selon lui, n’existaient pas ou très faiblement dans la société féodale précédente. Elias reconstitue le mécanisme de ces changements. L’apparition de l’État moderne conduit à sortir de la guerre privée de la société féodale, et entraîne la monopolisation de la violence par ce même État. Le refoulement de la violence (les individus n’ont plus le droit d’utiliser la violence, seul l’État possède ce droit) apparaît d’abord dans l’entourage direct du roi. Il descend ensuite dans les autres couches de la société. La pudeur, les règles de civilité, la politesse sont intériorisées par les individus : l’art de se tenir à table, les règles de courtoisie sont autant de signes 49

Les penseurs de la société

d’une inhibition des passions et d’une intériorisation des règles paciiques du jeu social. Ces nouvelles règles sociales ne sont plus alors des contraintes mais deviennent des autocontraintes. On est ainsi passé du monopole de la violence à la maîtrise de soi.

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Les refus de l’idée de guerre

La thèse d’Elias a été doublement attaquée depuis une trentaine d’années. Par l’historien allemand Hans-Peter Duerr1 d’abord, qui, dans les années 1990, réfute l’idée d’une société féodale archaïque, ne connaissant ni pudeur ni autocontrôle. Plus récemment, c’est un autre historien, Stéphane AudoinRouzeau, qui voit dans l’œuvre d’Elias une tentative presque désespérée du refus de penser la violence : « Reste ainsi absolument hors-champ toute allusion à la question du combat et de son extrême violence entre 1914 et 1918, dont on ne peut nier pourtant qu’elle ait constitué une rupture spectaculaire du processus de civilisation », airme-t-il dans un texte de 20112. Comment peut-on prétendre étudier les processus de sortie de la violence, alors que celle-ci est minimisée, refoulée voire niée ? La violence est pourtant centrale chez Elias. Mais elle est étudiée dans ce qu’il appelle son « interdépendance réciproque » avec la construction des espaces politiques et sociaux de la sortie de la violence. En même temps que l’acceptation de la violence de masse de la Grande Guerre – et liée à elle –, Elias repère un mouvement de plus longue durée de refus progressif de cette violence et de mise en place de stratégies individuelles et collectives (comme les compétitions sportives par exemple qui permettent de transposer et de changer la nature de la violence) permettant la stabilisation de ce refus et sa lente implantation dans la société. Des historiens de la Première Guerre mondiale, comme André Loez3, montrent comment les « refus de la guerre » malgré leur échec dans les temps courts du début du xxe siècle, peuvent 1- H. P. Duerr, Nudité et Pudeur. Le mythe du processus de civilisation, MSH, 1999. 2- S. Audoin-Rouzeau, « Norbert Elias et l’expérience oubliée de la Première Guerre mondiale », in Q. Deluermoz, Norbert Elias et le XXe siècle. Le processus de civilisation à l’épreuve, Perrin, 2012. 3- A. Loez, 14-18. Les refus de la guerre, Gallimard, coll. « Folio », 2010.

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Le temps des fondateurs

prendre des formes multiples et inalement eicaces dans la longue durée. En quelques années, on passe ainsi en France de la « Grande Guerre » à la « Der des Der ». Et ce malgré le contexte nationaliste de l’Europe des années 1930.

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Une époque profondément pacifique ?

Ce processus, particulièrement visible dans l’Union européenne (on pense au prix Nobel de la paix qui lui a été attribué en 2012), est-il en train de devenir mondial ? Elias airme que oui. « Il semble que l’on ne voit pas très clairement encore le fait, pourtant frappant, que le puissant mouvement d’intégration de l’humanité qui trouve son expression, entre autres, dans ces premières formes d’institutions centrales que sont par exemple les Nations unies ou la Banque mondiale représentent jusqu’à nouvel ordre la dernière étape d’un très long processus d’évolution sociale », airmait-il dans La Société des individus, en 1987. La baisse généralisée de la violence mondiale depuis les années 1990, attestée par les statistiques géopolitiques, fait clairement apparaître que, comme le soulignait récemment Steven Pinker (Harvard)4 et Joshua Goldstein (American University, Washington DC)5, « notre acceptation de la violence a totalement changé ». Les guerres en Syrie depuis 2011 et en Ukraine depuis 2014, l’émergence de Daech en Irak et en Syrie remettent-elles en cause la thèse de la baisse tendancielle de la violence ? La réponse est à la fois oui et non. Oui, car pour la première fois depuis 1945, les statistiques de la violence mondiale sont à la hausse (270 000 morts en Syrie et dans le nord de l’Irak en quatre ans, 5 000 morts en Ukraine en un an). Non, car la baisse tendancielle n’est pas remise en cause ailleurs : seuls quelques lieux du monde – particulièrement inquiétants et potentiellement déstabilisateurs – sont concernés. On voit inalement au travers de ces controverses, que notre époque est profondément éliasienne. René-Eric Dagorn 4- S. Pinker, he Better Angels of Our Nature. Why violence has declined, Viking, 2011. 5- J. Goldstein, « hink again : War », Foreign Policy, septembre-octobre 2010, et Winning the War on War. he decline of armed conlict in worldwide, Dutton, 2011.

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Les penseurs de la société

Une configuration de rapports sociaux

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« Les notions d’“individu” et de “société” sont souvent utilisées comme si l’on parlait de deux substances distinctes et stables (…). Mais en réalité, ces mots désignent des processus. Et des processus certes distincts, mais indissociables », airme Norbert Elias dans Qu’est-ce que la sociologie ? (1981). Tenter de comprendre l’un sans l’autre est, selon lui, comme d’essayer de comprendre les actions d’une équipe de football sans regarder ce que fait l’autre équipe au même moment. Pour Elias, la société n’est donc ni un simple agrégat d’individus ni une entité surplombante, mais une coniguration de rapports sociaux en perpétuelle évolution : « Comme au jeu d’échecs, toute action accomplie dans une relative indépendance représente un coup sur l’échiquier social, qui déclenche infailliblement un contrecoup d’un autre individu (sur l’échiquier social, il s’agit en réalité de beaucoup de contrecoups exécutés par beaucoup d’individus) limitant la liberté d’action du premier joueur » (La Société de cour, 1969). R.-E. D.

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JOHN MAYNARD KEYNES (1883-1946) L’État régulateur

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L

a héorie générale de John Maynard Keynes est un ouvrage fondateur à bien des égards, puisqu’il jette les bases de la macroéconomie et propose des solutions aux déséquilibres du marché à partir d’une action régulatrice destinée à relancer la croissance. Il débute par une critique de l’approche classique de l’économie. Ce terme désigne le courant de pensée qui, avec Adam Smith, David Ricardo (1772-1823), Jean-Baptiste Say (1767-1832), John Stuart Mills (1806-1873) et leurs continuateurs1, envisage l’économie de marché comme un système spontanément équilibré. Pour Keynes, l’adéquation spontanée admise par les classiques entre ofre et demande n’est qu’une relation hypothétique seulement valable en moyenne. Concrètement, un entrepreneur n’augmente sa production et n’embauche qu’en fonction de ses prévisions de ventes. Cette demande escomptée par les entrepreneurs, Keynes l’appelle « demande efective ». Or cette demande ne correspond pas au total des débouchés possibles. En efet, tous les revenus distribués ne sont pas automatiquement dépensés. Le consommateur peut préférer garder une partie de ses revenus en liquidités plutôt que de tout consommer. De la même façon, une entreprise qui touche des revenus supplémentaires ne va pas forcément les réinvestir ; elle préférera peut-être spéculer en Bourse. La transformation des revenus en dépenses de consommation ou en investissement dépend donc d’une « propension à consommer » et d’une « incitation à inves1- À l’époque de John M. Keynes, les principaux continuateurs de l’école classique sont Arthur C. Pigou (1877-1959), Alfred Marshall (1842-1924), Léon Walras (1834-1910). Aujourd’hui, on parle de néoclassiques à propos de ces auteurs de la seconde génération que Keynes qualiiait encore de « classiques ».

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Les penseurs de la société

tir » dont il faut analyser les causes. C’est ce décalage entre la demande efective et les débouchés possibles qui peut constituer, selon Keynes, la base d’un déséquilibre entre ofre et demande.

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L’équilibre de sous-emploi

Dans le raisonnement keynésien, rien n’oblige en efet la machine économique à tourner à plein régime. Si les consommateurs préfèrent conserver une partie de leurs revenus en épargne, si les investisseurs potentiels préfèrent garder leurs liquidités par « motif de précaution » ou « motif de spéculation », la demande globale va faiblir. Les entrepreneurs ne seront alors pas encouragés à produire plus et donc à embaucher… Il en résulte une situation que Keynes qualiie d’« équilibre de sous-emploi » où un chômage de masse peut survenir. Que faire pour pallier cette atonie du système économique ? Puisque les règles du marché sont insuisantes à assurer le pleinemploi, il faut stimuler artiiciellement la croissance économique. C’est ici que Keynes fait intervenir la notion d’« efet multiplicateur », qu’il emprunte à Richard F. Kahn, économiste de Cambridge. C’est un « coup de pouce » initial qui doit permettre à la machine de repartir. Selon Keynes, un investissement nouveau peut produire une réaction en chaîne positive. Et cela peut bien sûr venir de l’État : par des grands travaux, des commandes publiques, la distribution de revenus aux familles… Il existe toute une panoplie destinée à favoriser la relance. Keynes ne réduit pas la relance aux seules politiques de dépense de l’État. L’auteur imagine d’autres actions possibles destinées à encourager la demande : la taxation des droits de succession limite le poids des rentes improductives ; des taux d’intérêt faibles permettent aux entreprises d’investir et donc de créer des emplois… Dans cette perspective destinée à encourager la croissance, la monnaie tient également une place centrale. Pour Keynes, elle n’est pas un instrument « neutre », seul moyen de paiement et de circulation. Elle peut bloquer ou encourager la croissance selon qu’elle est abondante ou non. Créer de la monnaie, par l’intermédiaire du crédit par exemple, ofre aux entrepreneurs les fonds 54

Le temps des fondateurs

pour créer de nouvelles activités. La « rétention » de liquidité au contraire freinera l’activité.

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Le glas du keynésianisme ?

Le keynésianisme a inspiré la plupart des politiques économiques de l’après-guerre à la in des années 1970. Il a ensuite été mis au ban du fait de l’apparition d’efets pervers : déicit croissant de l’État, inlation galopante… De plus, l’ouverture des économies nationales, la mondialisation des échanges et de la inance rendaient inopérantes les techniques de relance nationale. En efet, si l’aide à la consommation conduit à l’augmentation des dépenses, dans une économie ouverte, cette consommation nouvelle favorise autant et parfois plus les produits étrangers que la production nationale. Est-ce pour autant la in du keynésianisme ? Non, répondent les néokeynésiens actuels2. Le keynésianisme a été réduit, à tort, à un certain nombre de recettes. On peut envisager de nouvelles mesures, les doser diféremment. Keynes a opéré une sorte de révolution conceptuelle en économie. La notion de « demande efective », centrale dans son livre, centre la dynamique économique sur les stratégies des acteurs, leurs anticipations, décisions et comportements. L’entrepreneur qui investit, le consommateur qui dépense, le rentier qui spécule…, sont des forces motrices de la dynamique de croissance. Partisan du marché et de la libre entreprise, Keynes souligne néanmoins la nécessité d’une intervention régulatrice. En ce sens, il est bien le théoricien des « économies mixtes ». Jean-François Dortier

2- Voir R. Arena, Keynes et les nouveaux keynésiens, Puf, 1993.

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Les penseurs de la société

Hayek : l’anti-Keynes En 1931, un jeune professeur fraîchement nommé à la London School of Economics s’attaque frontalement, dans une série de conférences, à la théorie de John M. Keynes. Pour Friedrich von Hayek, en efet, les crises économiques s’expliquent par l’absence d’épargne et les mauvais ajustements des politiques monétaires. Plus généralement, l’économiste autrichien est un critique implacable de l’économie planiiée (La Route de la servitude, 1943) : la ixation de règles économiques en fonction de « lois préétablies » conduit à ignorer les besoins réels de chacun. Les principes du marché concurrentiel, de la décentralisation et de l’expression des droits de l’individu peuvent permettre de gérer au mieux l’économie, car le libéralisme est le seul système capable de corriger ses propres défauts et de gérer la complexité des sociétés modernes. Hayek obtiendra le prix Nobel d’économie en 1974.

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J.-F. D.

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KARL POLANYI (1886-1964) Le père de la socioéconomie

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P

enseur au parcours très singulier, Karl Polanyi est l’un des fondateurs d’une discipline nouvelle, l’anthropologie économique, qui se consacre à l’étude des échanges dans les sociétés anciennes et ambitionne de théoriser, à l’échelle de l’humanité, ce qu’il en est des rapports entre société et économie. Pourtant, son œuvre la plus célèbre, La Grande Transformation, ne sort pas du cadre de l’histoire européenne moderne. En fait, il y développe ses intuitions théoriques les plus marquantes et s’inscrit dans la lignée des penseurs qui, comme Karl Marx et Max Weber, s’attachent à comprendre la particularité du capitalisme moderne et son impact sur les sociétés qui l’ont adopté.

Libéralisme radical versus vie sociale

Pour Polanyi, de 1830 à 1870, l’Angleterre en particulier, mais aussi bien d’autres pays, ont connu le règne du marché « autorégulateur », uniié et étendu à toutes choses. Cet essor du marché libre est, selon Polanyi, un phénomène unique dans l’histoire de l’humanité. Même si des marchés existaient depuis la nuit des temps, ils restaient sectoriels, fragmentés et subordonnés à d’autres impératifs sociaux : le droit des familles, les traditions, la religion, les frontières domaniales et nationales. Le libéralisme moderne a fait sauter les derniers verrous en transformant la terre, le travail et la monnaie en marchandises comme les autres. Or l’idéal même de la « société de marché » ne peut, selon Polanyi, mener qu’à une catastrophe. Il cite certains faits historiques : la montée de la misère ouvrière, le travail des enfants, la décomposition des structures villageoises et familiales, la famine en Irlande. Pour Polanyi, ce ne sont pas des accidents de par57

Les penseurs de la société

cours : le libéralisme radical est, écrit-il, une utopie incompatible avec la vie sociale. Dès les années 1870, la nécessité de restaurer le droit syndical, la régulation monétaire et le protectionnisme commercial s’est d’ailleurs imposée, en dépit des principes de l’économie classique. Selon Polanyi, ce n’était pas un changement dans les idées, mais une série de mesures pratiques, destinées à apaiser les tensions sociales et à protéger les nations du pouvoir dissolvant de l’argent. Il faudra attendre les grandes crises du xxe siècle pour que s’airment des idéologies ouvertement antilibérales (communisme soviétique, fascisme nationaliste) ou simplement correctrices des excès du marché, qui marquent donc la « grande transformation », c’est-à-dire la in de l’utopie ultralibérale. Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo ([email protected]) - 29-05-2015

Le marché libre : une doctrine intolérante

À l’opposé de ce que professent les économistes classiques et néoclassiques, Polanyi airme que le marché libre n’est en rien une tendance naturelle mais, comme l’écrit Louis Dumont en préface, une « doctrine intolérante qui interdit à l’État d’intervenir ». Face aux instabilités et aux tensions qui naissent de son pouvoir dissolvant, les sociétés, même modernes et démocratiques, ne peuvent que réagir négativement, et spontanément prennent des mesures contraires. Car – l’idée est omniprésente chez Polanyi – l’économie est faite pour obéir aux besoins des sociétés, et non l’inverse : selon lui, l’idéologie libérale a eu le tort de « désencastrer » l’économie des rapports sociaux, pour faire du principe de libre concurrence (empruntée au darwinisme social) une sorte de religion.

Un argumentaire contre l’orthodoxie néoclassique

Écrit à la veille du « New Deal » et de la montée en puissance des pays socialistes, La Grande Transformation prétendait donc sonner le glas du capitalisme libéral du xixe siècle. Sur le coup, la thèse était convaincante, et reçut un accueil favorable de la part de nombreux intellectuels socialistes et sociaux-démocrates. Le recul historique montre cependant que son diagnostic était erroné : il n’y a pas eu disparition du libéralisme. Mais sa critique 58

Le temps des fondateurs

du caractère légendaire de l’autorégulation et des efets déstabilisants du marché libre restent des arguments contre l’orthodoxie néoclassique. Les crises des années 2000, les réactions institutionnelles à ces crises, n’ont fait qu’apporter de l’eau au moulin de ses thèses, défendues et développées par les nombreux spécialistes qui aujourd’hui dénoncent les impasses d’une science économique sourde aux réalités sociales. Nicolas Journet

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Qu’est-ce que la socioéconomie ? Parfois appelée sociologie économique, il s’agit d’un courant de pensée assez disparate qui rassemble des sociologues et des économistes autour d’une même préoccupation : repenser l’économie de marché non comme un simple jeu de l’ofre et de la demande mais en y intégrant les règles et les normes sociales ainsi que les organisations qui structurent toute relation marchande. La théorie économique « orthodoxe » (ou « néoclassique »), dominante en science économique, propose un modèle abstrait du marché ayant des caractéristiques très précises. C’est le lieu de rencontre entre individus et/ou entreprises, dont les caractéristiques sont d’être des agents rationnels, bien informés, cherchant à maximiser leurs intérêts au cours de la transaction, et libres à tout moment de « changer de crémerie ». Or, ces conditions ne sont pas toujours présentes dans la réalité. Par exemple, le marché du travail ne correspond pas à ce modèle pur. Lorsqu’un employeur embauche un salarié, il ne sait pas quel va être le rendement exact du travail efectué ; il ne peut faire varier le salaire en fonction du rendement. Le marché du travail est encadré par un contrat, des relations de « coniance », des conventions collectives…, qui se substituent en partie à la négociation permanente. Contrats, coniance, conventions sociales, institutions, tels sont donc les mots-clés de cette nouvelle socioéconomie. Dans la première partie de son Histoire de la sociologie économique (1993), Richard Swedberg retrace tout d’abord la longue tradition dont peut se prévaloir la sociologie économique. Au début de ce siècle, Georg Simmel avec sa Philosophie de l’argent (1900), Max Weber, dans son fameux Économie et Société (1922), mais aussi horstein B. Veblen ou Werner Sombart avaient jeté les bases d’une sociologie des relations marchandes. Mais, dans les années 1930, un fossé s’est creusé entre les économistes et les sociologues, à la fois aux États-Unis et en Europe. De fait, de 1920 à 1960,

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Les penseurs de la société

seules quelques individualités comme Joseph A. Schumpeter, Karl Polanyi ou Albert O. Hirschman vont maintenir un pont entre les deux disciplines. Il faudra attendre le début des années 1970 pour voir le renouveau d’une sociologie économique. Celle-ci renaît comme une alternative à la théorie économique néoclassique, en intégrant divers apports.

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Nouveaux apports Dans les années 1970, le néomarxisme et les théories du développement se sont nettement démarqués de l’économie néoclassique en analysant les phénomènes de pouvoir nichés au cœur du système économique. De son côté, l’analyse des « réseaux » montre que le marché réel (comme le marché du travail ou celui de la inance) est en fait rarement ouvert et s’inscrit dans un tissu social très compartimenté. Mark Granovetter est un des représentants de ce type d’analyse. L’économie des coûts de transaction, ou « néo-institutionnalisme », se situe à mi-chemin entre économie classique et socioéconomie. L’idée centrale en est la suivante : la logique du marchandage n’est pas toujours la plus eiciente du fait des coûts de transaction (prix à payer pour s’informer, négocier, renégocier…) ; l’existence de contrats et d’une hiérarchie stable entre partenaires au sein d’une institution économique peut s’avérer plus judicieuse. Par exemple, une entreprise a parfois intérêt à intégrer certaines fonctions au sein de ses services plutôt que de jouer sans cesse la concurrence entre sous-traitants. L’école de la régulation ainsi que l’« économie des conventions » sont également parties prenantes de la démarche socioéconomique. Toutes deux cherchent à prendre en compte les imbrications entre les systèmes sociaux et la logique des marchés. D’une certaine façon, on peut considérer que la « constellation socioéconomique » pourrait regrouper aussi les auteurs keynésiens et postkeynésiens ou des économistes hétérodoxes, tels que John K. Galbraith ou François Perroux, qui se sont démarqués de l’optique néoclassique pour prendre en compte le rôle central des institutions et des organisations, et les comportements psychologiques des agents dans la conduite des afaires économiques. Le courant de pensée socioéconomique s’est doté depuis les années 1990 d’une assise institutionnelle avec ses associations professionnelles (Society for the Advancement of Socio-Economics), ses revues (SocioEconomicsReviews), ses congrès et manuels de référence (R. Swedberg, Histoire de la sociologie économique, 1993 ; M. Granovetter, Sociologie économique, 2008). Extrait du Dictionnaire des sciences sociales (J.-F. Dortier, dir.), éd. Sciences Humaines, 2013.

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LES ROUAGES DE LA SOCIÉTÉ

– Talcott Parsons. La société comme système (Jean-François Dortier) – Peter L. Berger et Thomas Luckmann. Les fondateurs du constructivisme (Xavier Molénat) – Ethnométhodologie. La société en pratiques (Xavier Molénat) – Erving Goffman. Le monde comme théâtre (Dominique Picard) – L’école de Francfort. Sortir de l’aliénation (Louisa Yousi) – Hannah Arendt. L’impasse de la modernité (Céline Bagault) – Psychologie sociale. Les logiques de l’inluence (Maxime Morsa) – Pierre Bourdieu. Les dessous de la domination (Xavier Molénat) – Raymond Boudon. Logiques de l’individu (Claude Vautier) – Alain Touraine. Des mouvements sociaux à l’acteur (Jean-Paul Lebel) – Michel Crozier. La vie des organisations (Philippe Cabin) – Gary Becker. L’individu calculateur (Julien Damon)

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TALCOTT PARSONS (1902-1979) La société comme système

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À

quelles conditions une société est-elle possible ? Quels sont les fondements de l’action sociale ? Comment conjuguer action individuelle et ordre social ? Ces questions fondatrices de la sociologie sont aussi celles qui animent l’œuvre de Talcott Parsons. À contre-courant de l’empirisme dominant la sociologie américaine de son époque, le jeune professeur de Harvard publie en 1937 he Structure of Social Action, une œuvre conceptuelle, synthétique, qui ne propose rien de moins que de forger une « théorie générale de la société ».

Les normes et les valeurs

Comment faire en sorte que les hommes qui, à l’état de nature, sont « des loups » entre eux, puissent accepter de vivre ensemble ? À cette question hobbesienne, la philosophie sociale avait apporté deux solutions. homas Hobbes propose celle du Léviathan : il faut un pouvoir fort, celui de l’État, qui s’érige audessus de la société et ixe les lois de la vie en commun. L’autre réponse est celle de John Locke (ou d’Adam Smith) : la société résulte du contrat, de l’échange, de la rencontre entre intérêts communs. Or, déclare Parsons, ni l’une ni l’autre de ces conditions ne sont suisantes pour assurer l’ordre social. Les comportements sociaux ne sont pas déterminés uniquement par l’intérêt égoïste ou la soumission aux lois. L’action sociale est déterminée aussi par des valeurs et des normes. C’est la réponse dévoilée par la tradition sociologique. Émile Durkheim, Max Weber, Vilfredo Pareto ont montré qu’il existait une autonomie du social au-delà du seul échange d’intérêts (domaine économique), de la morale (domaine de la religion), des lois (domaine du politique). La société existe aussi 63

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Les penseurs de la société

comme système de valeurs, de cultures, de normes. Les actions individuelles peuvent s’harmoniser entre elles parce que les « agents sociaux » agissent en intégrant les valeurs et les normes de la société. Voilà comment la sociologie permet de résoudre, à sa façon, la question de l’ordre social. À partir de cette conception de l’action sociale, et de cette vision « sursocialisée » de l’acteur, Parsons va déployer un modèle général qui vise à rendre compte du système social dans son ensemble. Dans he Social System (1951), puis dans d’autres ouvrages qui lui succèdent, il va défendre une vision « systémique » et « fonctionnaliste » de la société. Pour qu’une société stable puisse exister, il lui faut répondre à plusieurs fonctions : l’adaptation à l’environnement (adaptation) qui assure la survie de la société ; la poursuite d’objectifs (goal), car un système ne fonctionne que s’il est orienté vers un but ; l’intégration (integration) des membres au groupe ; enin le maintien des modèles et des normes (latent pattern). Parsons proposera d’utiliser le sigle AGIL comme procédé mnémotechnique pour penser les fonctions du système social (A pour adaptation, G pour goal, I pour integration et L pour latent pattern).

Des systèmes ouverts et évolutifs

À chacune de ces fonctions correspond un sous-système : le sous-système économique vise l’adaptation, le sous-système politique est chargé de la déinition des ins, le sous-système culturel (religion, école) est chargé de la déinition et du maintien des normes et des valeurs, enin le sous-système social est chargé, lui, de l’intégration sociale. Chaque sous-système doit assurer à son tour les quatre fonctions AGIL pour exister. Ainsi, dans Economy and Society (1956), Parsons montre que le soussystème économique ne doit pas se contenter d’assumer la fonction de production ; il doit aussi socialiser les travailleurs, déinir ses propres inalités, maintenir ses normes. À partir de ce modèle, Parsons cherche à expliquer les diférentes institutions de la société américaine : la famille, la police, la justice, l’enseignement, la religion, leurs fonctions et logiques internes, etc. Ces systèmes sont ouverts et évolutifs. Ils laissent les 64

Les rouages de la société

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individus libres de choisir (l’époux, le métier) dès lors qu’existent des mécanismes de régulation économiques ou sociaux : l’intégration des normes par les individus est l’un de ceux-là. Sur le plan théorique, son modèle emprunte à la « théorie des systèmes » et à la cybernétique, qui forment alors l’un des paradigmes dominants des sciences humaines aux États-Unis. Muni de ce modèle, Parsons tentera dans une seconde partie de son œuvre de forger une vision évolutionniste de la société. Pour lui, la société américaine correspond au degré le plus élevé dans l’échelle de l’évolution, du fait de sa complexité, de sa grande diférenciation interne et de son ouverture permettant la liberté des individus. Cet évolutionnisme laissait tout de même place à la diversité des trajectoires et à l’interdépendance des facteurs (économiques, politiques, culturels). Jean-François Dortier

Deux figures de la pensée fonctionnaliste • Robert K. Merton (1910-2003) Élève de Talcott Parsons, il développe un fonctionnalisme prudent (Éléments de théorie et de méthode sociologique, 1949). Pour lui, une institution peut avoir des fonctions latentes distinctes de ses motifs explicites. Par exemple, les cérémonies de la pluie chez les Indiens Hopi ont pour motif conscient de faire venir la pluie, mais aussi de maintenir la cohésion du groupe. Il faut donc, selon lui, être prudent dans l’usage de la notion de fonction : une pratique sociale peut être fonctionnelle d’un point de vue et dysfonctionnelle de l’autre (la prison punit les criminels et protège la société, mais peut devenir elle-même un îlot de criminalité).

• Niklas Luhmann (1927-1998) Défenseur d’une optique systémique d’une totale abstraction, le sociologue allemand décrit la société comme un ensemble de sous-systèmes à la fois autonomes et interdépendants. Les systèmes sociaux (droit, politique, économie…) se constituent comme des instances « autopoïétiques » : ils se génèrent eux-mêmes par un principe d’auto-organisation (La Coniance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Économica, 2006 ; Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, Presses de l’université Laval, 2010).

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P. L. BERGER ET T. LUCKMANN Les fondateurs du constructivisme

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e monde social dans lequel nous vivons est le produit de l’activité humaine. Pourtant, nous tendons à le percevoir d’une part comme un monde de choses, extérieur à nous, d’autre part comme évident, allant de soi. Comment cela est-il possible ? C’est à cette simple et redoutable question que tentent de répondre Peter L. Berger et homas Luckmann dans La Construction sociale de la réalité 1.

Une analyse de la vie quotidienne

Berger et Luckmann développent au long de ce livre une analyse centrée sur le monde de la vie quotidienne. Celui-ci est perçu par l’individu qui s’y meut comme certain (« je peux dificilement douter de sa réalité »), sensé (« je comprends ce qui s’y passe ») et intersubjectif (« je le partage avec d’autres »). La connaissance de ce monde se base sur des schémas de pensée (ou « typiications ») qui permettent de prévoir un certain type de comportement. Par exemple, la triple typiication « jeune étudiante américaine » me permet, si je rencontre une personne y correspondant, d’anticiper ses comportements et de savoir comment adapter les miens. Le langage est le principal moyen de partager et de transmettre ces typiications. Ces éléments permettent une description dialectique de la construction sociale de la réalité qui capitalise notamment les apports de Max Weber (les faits sociaux ont un sens subjectif ), Émile Durkheim (les faits sociaux sont des choses) et Karl Marx (l’homme produit le monde qui le produit). Elle se résume en une formule synthétique : « La société est une production humaine. La société est 1- Titre original : he Social Construction of Reality, paru en 1966 chez Doubleday & Company, l’ouvrage a été plusieurs fois réédité en France chez Armand Colin.

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Les rouages de la société

une réalité objective. L’homme est une production sociale. » L’activité humaine est marquée par la « routinisation » : elle tend à se perpétuer et à se spécialiser en un système de rôles (on ne réinvente pas tous les jours les rôles familiaux ou les manières de rendre la justice), processus que Berger et Luckmann nomment « institutionnalisation ». Si les individus qui ont créé une institution y voient encore la trace de leur activité, les générations suivantes la perçoivent comme inhérente à la nature des choses.

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Le rôle de la socialisation primaire

Ce monde social objectivé est doté de sens par le langage (nommer les choses, c’est déjà légitimer leur existence), les proverbes (du type « le temps, c’est de l’argent ») ou encore les « univers symboliques » (religion, science, mythologie), qui fournissent une explication générale du monde. C’est essentiellement au cours de l’enfance que cette légitimation est incorporée. La socialisation primaire est réussie quand l’enfant généralise les attentes de ses proches (« maman veut que je sois présentable pour sortir ») et les étend à l’ensemble de la société, que symbolise le « on » : on doit être présentable pour sortir. Cet enfant produira à son tour le monde qui produira les hommes, dans un processus sans in. Diicile d’accès de par son abstraction et son érudition, La Construction sociale de la réalité est un véritable tour de force théorique, qui tente d’expliquer et de faire tenir dans une dialectique commune les dimensions objective et subjective, individuelle et institutionnelle de la société. En cela, cet ouvrage reste une référence majeure pour la rélexion sociologique contemporaine. Xavier Molénat

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École de Chicago : le laboratoire urbain Le premier département de sociologie n’est pas né en Europe, mais aux États-Unis, à Chicago en 1892. Dans cette ville en ébullition (plus de 3 millions d’habitants dans les années 1930 !) va se constituer un courant de recherches résolument empiriques, partant à la découverte des efets de la « désorganisation sociale » engendrée par cette urbanisation brutale. Dans Le Paysan polonais en Europe et en Amérique (1918-1920), William homas et Florian Znaniecki décrivent, à travers des lettres et documents recueillis dans la communauté polonaise de Chicago, la trajectoire des migrants quittant leur monde natal pour la grande ville, les bouleversements que cela représente pour ces individus et les réaménagements auxquels ils procèdent. Ils tirent de cette enquête une typologie de l’individu contemporain, déini sous trois angles : le philistin, conservateur dans ses actions ; le bohème, ouvert au changement ; le créatif, le plus autonome dans son action et dans la maîtrise de ses projets de vie. Luttant contre une approche mécanique de la vie sociale, les auteurs soulignent également que les individus agissent non seulement en fonction de la réalité objective, mais également en fonction de la manière dont ils se la représentent. C’est le fameux théorème de homas, rendu célèbre par Robert K. Merton : « Si les hommes déinissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences. » Ces travaux, ainsi que ceux de chercheurs tels que Robert E. Park, Ernest Burgess ou encore Louis Wirth, auront une inluence profonde sur la sociologie américaine. C’est à Chicago que viendront se former aprèsguerre des sociologues aussi importants qu’Howard Becker ou Erving Gofman. X. M.

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ETHNOMÉTHODOLOGIE, LA SOCIÉTÉ EN PRATIQUES

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I

l est des délais de traduction qui ne trompent pas. Et le fait que les Recherches en ethnométhodologie1 ont attendu quarante ans pour être publié en français peut être vu comme un signe de la profonde ambivalence des sociologues français vis-àvis de ce courant. Une situation, à vrai dire, loin d’être francofrançaise. Publié pour la première fois en 1967 par le sociologue Harold Garinkel, l’ouvrage fonde en efet une perspective de recherches radicalement nouvelle dans la discipline, prenant à contre-pied les façons de faire les mieux établies. D’où un statut paradoxal de classique marginal, ouvrage très largement cité et discuté (tout manuel de sociologie qui se respecte lui consacre un chapitre), mais dont le courant de recherches qui s’en inspire est resté à la périphérie de la discipline. Qu’y a-t-il donc de si inouï dans les propos de H. Garinkel ?

Comment l’ordre est-il produit ?

Pour le comprendre, il faut brièvement rappeler le contexte d’apparition de l’œuvre. Né en 1917, H. Garinkel est au début des années 1950 inscrit en thèse sous la direction du sociologue Talcott Parsons. Figure marquante de ce que l’on a appelé le fonctionnalisme, ce dernier est marqué par le problème de l’ordre : pourquoi y a-t-il dans le monde social de l’ordre plutôt que le chaos ? La réponse qu’il apporte dès 1937 (dans he Structure of Social Action) à cette question est que les individus agissent en suivant « des modèles normatifs qui règlent les conduites et les appréciations réciproques ». Ces normes sont incorporées par les individus au cours de la socialisation et appliquées sans 1- H. Garinkel, Recherches en ethnométhodologie, 1967, trad. fr. M. Barthélémy, B. Dupret, J.-M. de Queiroz et L. Quéré, Puf, 2007.

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Les penseurs de la société

même avoir besoin d’y réléchir. Parallèlement, H. Garinkel se nourrit aussi de la pensée du sociologue Alfred Schütz (18991959). Inspiré par la phénoménologie d’Edmund Husserl, ce dernier tente de décrire l’expérience individuelle du monde social comme un monde intersubjectif allant de soi, un monde de routines. La production d’un monde quotidien ordonné, non problématique, routinier fascine également Garinkel. Mais les réponses de ses prédécesseurs ne le satisfont guère. En efet, dans les deux cas, tout se passe comme si les normes ou les routines agissaient de leur propre force, comme si les individus, dans leur action ordinaire, ne faisaient qu’appliquer mécaniquement des règles qui leur seraient extérieures. Et que, symétriquement, le sociologue n’avait rien à dire sur la manière dont concrètement les gens (inter) agissent ou se comprennent. Recherches en ethonométhodologie va illustrer le point de vue opposé. Pour le fondateur de l’ethnométhodologie, l’ordre social (un monde prévisible) ne s’impose pas aux individus, il est produit par eux. S’appuyant notamment sur l’interactionnisme symbolique et le courant pragmatique, il montre que loin d’être des idiots culturels agissant selon des alternatives préétablies, les individus ont des compétences pour interpréter la situation dans laquelle il se trouve et y agir convenablement. La science des ethnométhodes, c’est-à-dire des « procédures appuyées sur un stock de connaissances qu’utilisent les membres dans leur activité quotidienne », vise donc à rendre compte le plus inement possible « de la manière dont les individus font et disent ce qu’ils font et disent lorsqu’ils agissent en commun, dans le but de découvrir les “méthodes” qu’ils utilisent pour accomplir, au moment même où ils le font, l’activité pratique dans laquelle ils sont pris2 ».

La société comme accomplissement

C’est sans doute le point central : pour l’ethnométhodologie, « la société » est un accomplissement pratique. Reformulant un aphorisme d’Émile Durkheim, H. Garinkel airme que « la réalité objective des faits sociaux est bien le phénomène fonda-

2- A. Ogien, « À quoi sert l’ethnométhodologie ? », Critique, n° 735, 2008.

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Les rouages de la société

mental de la sociologie ; mais il faut appréhender cette réalité objective comme une réalisation pratique continue de chaque société, procédant uniquement et entièrement, toujours et partout, du travail des membres, une réalisation naturellement organisée et naturellement descriptible, produite localement et de manière endogène3 ». Dans les Recherches, il utilise largement, pour le démontrer, des expériences de déstabilisation des routines qui, par contraste, mettent en évidence la manière dont les membres construisent ordinairement leur action, en mettant en œuvre sans y penser des raisonnements sociologiques pratiques. Il demande ainsi à ses étudiants, dans leurs interactions avec leurs proches, de tout faire pour expliciter les « allant-desoi » de la conversation. Le cas d’Agnès, jeune homme qui a décidé de changer de sexe, lui permet d’étudier comment « l’être femme » est quotidiennement produit à travers une myriade de savoir-être et de savoir-faire (voir page 74). L’analyse des délibérations de jurés au cours d’un procès montre comme ces derniers développent une véritable « méthode d’enquête sociale » fondée sur un « sens commun » pour, sans être juristes, évaluer les faits (vrai, faux, vraisemblable ?), trancher entre les diverses versions présentées et inalement prendre et justiier une décision. À partir de ces diférents terrains, H. Garinkel met en évidence quelques propriétés des pratiques sociales : – L’indexicalité. Dans les échanges langagiers ordinaires, le sens de certaines expressions (« ici », « je », « vous », « cela »…) ne peut être déini hors des circonstances de leur usage : il est « indexé » à ce contexte. L’ethnométhodologie généralise le constat en soulignant que le sens de l’ensemble des énoncés et actions ne peut jamais être complètement déini. Ce lou relatif n’est cependant pas une tare, car les interlocuteurs « peuvent se comprendre de façon suisamment précise pour les buts qu’ils poursuivent sans avoir à préciser exagérément ce qu’ils disent4 » (par exemple en utilisant les clauses « etc. », « vous voyez ce que je veux dire », « bref »). 3- H. Garinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie », in M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré (dir.), L’Ethnométhodologie. Une sociologie radicale, La Découverte, 2001. 4- A. Ogien et L. Quéré, Le Vocabulaire de la sociologie de l’action, Ellipses, 2005.

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– La réflexivité. Annoncer par exemple « voici comment nous allons procéder pour » (prendre une décision, mener un projet…), c’est à la fois décrire un processus et le constituer. Au sens ethnométhodologique, la rélexivité désigne ainsi le fait « qu’en parlant nous construisons en même temps, au fur et à mesure de nos énoncés, le sens, l’ordre, la rationalité de ce que nous sommes en train de faire à ce moment-là ». – La descriptibilité (accountability). Le monde social est, pour chaque membre, intelligible et rapportable, cohérent et sensé. Et dans le cours de leur action, les membres produisent des « comptes-rendus » (accounts) à travers lesquels ils décrivent, interprètent la situation, contribuant par là même à la constituer. H. Garinkel reformule ainsi les canons de la méthode sociologique. S’armer d’un modèle théorique pour analyser tel ou tel terrain, c’est analyser une réalité abstraite au lieu de l’analyser en tant qu’activité en train de s’accomplir. C’est pourquoi il assigne au programme de l’ethnométhodologie un « caractère délibérément limité et désespérément empirique (…) : fournir une description rigoureuse et détaillée des structures de l’agir en commun5 », en renonçant à se demander d’entrée de jeu ce que ces pratiques « veulent dire ». Un programme qui va alimenter de nombreuses recherches sur la conversation ordinaire (l’analyse de conversation devenant quasiment une discipline en soi), l’éducation (étude de la construction de l’ordre dans la classe, de passage de tests et d’examens, de conseils d’orientation), la santé, la justice, les activités de catégorisation (élaborations de dossiers individuels, de statistiques…) ou encore la science. L’enquête de Bruno Latour et Steve Woolgar sur La Vie de laboratoire 6, devenu un classique de la sociologie des sciences, doit par exemple beaucoup à la perspective ethnométhodologique. Plus largement, c’est tout un vocabulaire qui s’est peu à peu fait une place dans le patrimoine de la sociologie (« idiot culturel », « sens commun », « connaissance ordinaire », « rélexivité »). 5- A. Ogien, « À quoi sert l’ethnométhodologie ? », op. cit. 6- B. Latour et S. Woolgar, La Vie de laboratoire. La production des faits scientiiques, 1979, rééd. La Découverte, 2006.

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Les rouages de la société

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La « secte » ethnométhodologique

Les réactions de la communauté des sociologues ont pourtant été extrêmement vives face au projet d’H. Garinkel. Ce n’est que récemment que ce dernier a été reconnu comme s’inscrivant pleinement dans le projet de la discipline. En 1975, dans un discours resté fameux7, le président de l’American Sociological Association, Lewis Coser, avait qualiié le courant ethnométhodologique de « secte » du fait de l’ésotérisme de son langage, de son autoréférentialité (les ethnométhodologues ne discutent qu’entre eux). Sur le fond, L. Coser reprochait à l’ethnométhodologie son aspect programmatique, son refus de la théorie, son ignorance des facteurs institutionnels en général et de la centralité du pouvoir dans les interactions en particulier ainsi que, derrière les interminables digressions méthodologiques et autoanalyses du chercheur, la trivialité des résultats obtenus. En France, dans un silence assez complet, on s’en est longtemps tenu à l’avis de Pierre Bourdieu, qui réduisait l’ethnométhodologie à un « compte-rendu des comptes-rendus8 », autrement dit à une démarche subjectiviste qui se contenterait de rapporter les « représentations du monde » formulées par les individus. À la lecture des Recherches, on s’aperçoit cependant que la plupart de ces reproches sont assez peu fondés. L’ethnométhodologie ne réhabilite pas plus le point de vue des acteurs qu’elle ne nie qu’il existe des institutions, de la domination, du pouvoir, de l’histoire… Simplement, sans nier à quiconque le droit de s’intéresser à ces dimensions de la vie sociale, elle les met de côté en tant que facteurs explicatifs, pour s’intéresser à la manière dont elles se traduisent en pratiques. L’ethnométhodologie revendique le droit de limiter l’analyse de la société à la manière dont elle s’accomplit en situation, sans préjuger de ce qui s’y joue. Dans quelle mesure ce pari est-il tenable ? Il serait temps que la discussion commence. Xavier Molénat 7- L. Coser, « Presidential address : Two methods in search of a substance », American Sociological Review, vol. XL, n° 6, décembre 1975. 8- P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987.

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Agnès transsexuelle : un cas classique Le chapitre V des Recherches en ethnométhodologie est consacré au désormais fameux « cas Agnès ». Née homme, Agnès subit une opération à 19 ans pour remplacer ses organes génitaux mâles par un vagin. Agnès dit s’être toujours sentie femme. Elle ne souhaite donc pas changer de sexe mais « acquérir » celui qui a toujours été le sien, et réaliser ce « statut prescrit de femme normale, naturelle ». Cherchant à masquer son secret, Agnès va devoir accomplir son « être femme » sans pouvoir s’appuyer, comme celles qui sont nées femmes, sur les routines incorporées qui font que l’on est femme sans y penser. Elle rend donc visible et problématique ce qui d’ordinaire va de soi. Il lui faut par exemple reconstruire sa biographie, pour pouvoir produire « une histoire supposée continue de femme ». Chaque situation de la vie quotidienne appelle sa vigilance. À la plage, elle se dote d’un « costume de bain à volants » qui masque les transformations de son corps, tout en s’assurant de la présence de cabines d’habillage. Lors de ses rencontres avec les garçons, elle établit des règles pour les « petits baisers » : « Rien au premier rendez-vous, peut-être au second. » Elle s’arrange de toute façon pour être le plus souvent possible en groupe, et ne boit jamais. Elle apprend enin « clandestinement » des autres, comme lorsque son petit ami s’énerve de la voir prendre un bain de soleil à la vue d’autres hommes, ou qu’elle discute avec ses colocataires des hommes qu’elles ont rencontrés. Dix ans après la publication des Recherches, les sociologues Candace West et Don H. Zimmerman théoriseront une approche ethnométhodologique du genre. Selon eux, l’accomplissement du genre ne saurait se réduire à des signes (une jupe, du rouge à lèvres). Comme le montre Agnès, c’est virtuellement n’importe quelle activité qui peut être interprétée en termes de genre. Ce dernier est omniprésent, et se réalise au cours de l’interaction. Une conceptualisation qui anticipe, à sa manière, l’approche « performative » du genre que développera la philosophe Judith Butler en 1990 dans Gender Trouble. Et qui soulève les mêmes questions, encore vives : que faire, dans ses approches « par le bas », du pouvoir, de la domination, bref de la dimension institutionnelle des rapports de genre ? Comment analyser dans ce cadre le jeu complexe des oppressions et des résistances ?

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ERVING GOFFMAN (1922-1982) Le monde comme théâtre

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a communication est le thème constant des travaux d’Erving Gofman. Celui-ci analyse les interactions sociales, les rites de politesse, les conversations, tout ce qui fait la trame des relations quotidiennes. L’interaction y est vue comme un système par lequel se fonde la culture. Ce système possède des normes, des mécanismes de régulation. C’est le cas, par exemple, de l’« obligation d’engagement », règle sociale qui stipule que toute personne entrant en conversation avec une autre doit manifester un engagement suisant dans cette activité : « En tant que foyer d’attention principal, la conversation a un caractère unique, car elle crée pour celui qui y prend part un monde et une réalité où d’autres participent également. »

Faire bonne figure

Les « rituels d’interaction » sont autant d’occasions d’airmer l’ordre moral et social. Dans une rencontre, chaque acteur cherche à donner une image valorisée de lui-même, la « face » ou « valeur sociale positive qu’une personne revendique efectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier ». L’un des enjeux essentiels de l’interaction est de faire bonne igure (ne pas perdre la face). Pour cela, il convient que tout le monde coopère dans une sorte d’« accord de surface » et selon un mode de conduite tacite (les « règles cérémonielles »). La Présentation de soi (1956) est le premier ouvrage de Gofman. Celui-ci y assimile le monde à la scène d’un théâtre où les individus sont des acteurs qui tiennent des rôles et les relations sociales des représentations soumises à des règles précises. L’une des questions essentielles qui se posent à l’acteur (dans la 75

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vie comme au théâtre) est de créer chez autrui une impression de réalité pour faire croire à l’image qu’il veut donner de lui-même. Pour cela, il doit adapter sa présentation (sa « façade personnelle ») à son rôle et dramatiser celui-ci, c’est-à-dire incorporer à son activité des signes qui donneront de l’éclat et du relief à certains de ses comportements (comme l’arbitre qui décide toujours très vite pour paraître infaillible). Filant la métaphore théâtrale, Gofman divise les lieux sociaux en plusieurs régions. Les « régions antérieures » (la scène) sont celles où se déroulent les représentations : les acteurs y sont confrontés au public et doivent y tenir leurs rôles sociaux (comme le professeur dans sa classe ou le boute-en-train dans une sortie). Les « régions postérieures » (les coulisses) sont fermées au public et l’acteur peut donc y relâcher son contrôle ou préparer sa future prestation (le professeur avoue son ignorance en révisant son cours, le boute-en-train laisse percer sa tristesse…). De la même façon qu’il classe les « régions », Gofman dresse un inventaire des rôles que l’on peut tenir : les rôles francs (comme ceux d’« acteur » ou de « public ») mais aussi d’autres plus subtils (qu’il appelle « contradictoires ») comme celui du « comparse » qui appartient à l’équipe des acteurs mais fait semblant de faire partie du public (la femme qui s’esclafe quand son mari raconte dans une soirée une histoire drôle qu’elle a déjà entendue vingt fois) ou la « non-personne » qui est présente pendant l’interaction mais considérée comme absente et vers laquelle la représentation n’est pas dirigée (le chaufeur de taxi dont la présence n’empêche pas la femme de se remaquiller ou un couple de se disputer).

Reclus et stigmatisés

Dans Asiles (1961), l’un de ses plus célèbres ouvrages, Gofman a voulu décrire les rouages de ce qu’il appelle les « institutions totales », celles où des individus coupés du monde « mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ». Il a vécu un an à l’hôpital Saint-Elizabeth de Washington, en se mêlant aux malades. Il traite de l’hôpital psychiatrique comme d’un établissement 76

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social spécialisé dans le « gardiennage » des hommes, sans aborder particulièrement la spéciicité de la maladie mentale. Il décrit méticuleusement la vie quotidienne des « reclus » (soignés et soignants), mais en cherchant à comprendre la cohérence des comportements à partir des contraintes organisationnelles. Il adopte pour cela le point de vue des internés, montrant ainsi que les comportements peuvent être soumis à plusieurs lectures : une lecture « extérieure », médicale et « psychologisante », qui interprète l’attitude des patients comme des symptômes d’inadaptation à la société et à la vie normale ; une lecture « intérieure », montrant que ces mêmes attitudes résultent d’une adaptation tout à fait rationnelle au contexte hospitalier et à ses contraintes. Dans le même esprit, il décrira la manière dont les handicaps psychiques ou physiques faussent les interactions entre « normaux » et « stigmatisés » (Stigmates, 1963). En France, il a fallu attendre la traduction d’Asiles en 1968 pour qu’il atteigne une certaine notoriété. Ceux qui le lurent alors reçurent une sorte de choc tant la force et l’originalité de l’ouvrage s’imposaient. L’intérêt pour l’œuvre de Gofman n’a fait que croître depuis. Dominique Picard

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L'Arrangement des sexes Dans un court texte de 1977 (L’Arrangement des sexes, 1977, rééd. La Dispute, 2002), Erving Gofman analyse à travers un corpus d’images publicitaires les rituels de la féminité et les « parades de genre ». Avec un humour souvent teinté d’ironie, il décrit les pratiques de cour et de galanterie, la protection de l’homme (fort) envers la femme (fragile) efarouchée par les araignées ou les vers. Les petites œillades pour se signaler que l’on se plaît sont pour lui autant de rituels qui témoignent d’un « arrangement » entre les sexes, non justiié par les diférences biologiques mais, en revanche, mis en place dès l’enfance. Dans ce commerce entre les sexes, Gofman n’omet pas de signaler l’inégalité des statuts de genre, qui traverse toute la société. « Il ne s’agit pas simplement du fait que votre supérieur homme ait une secrétaire femme, mais (…) de ce que son marginal de ils qui grimpe la hiérarchie de la presse alternative ou de la politique contestataire se trouvera, lui aussi, une assistante féminine. » « Le genre est l’opium du peuple », airme-t-il encore. Un Gofman féministe aux accents marxiens, voilà un détail qu’ont omis bien des manuels de sociologie ! D.P.

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L’ÉCOLE DE FRANCFORT Sortir de l’aliénation

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iciellement créé le 3 février 1923 à Francfort sous l’impulsion du penseur marxiste Felix Weil, l’Institut de recherche sociale, rebaptisé après la guerre « école de Francfort », avait pour objectif initial d’accueillir les recherches universitaires d’inspiration marxiste marginalisées par l’université allemande de l’époque. La « théorie critique » de cette école visait à dévoiler, derrière l’illusion d’une raison triomphante et universelle, une idéologie aliénante marquant la justiication d’un ordre social dominant.

La rationalisation du monde

Dans un contexte de montée du nazisme et de discrédit du communisme, c’est un véritable déi qui rassemble des penseurs tels que Max Horkheimer, heodor Adorno et Walter Benjamin. Horkheimer esquisse un premier « manifeste » dans héorie critique et théorie traditionnelle (1930). Il s’agit de redéployer philosophiquement le marxisme sous la forme de projets interdisciplinaires, intégrant ainsi des philosophes, des sociologues, des économistes, des historiens et des psychologues. La pensée se veut désenclavée, la simple métaphysique s’insérant directement dans les luttes sociales en y participant elle-même. Ne croyant plus au progrès nécessaire de la raison envisagé par les Lumières, la théorie critique postule qu’il faut participer activement à la rationalisation du monde. Réinterprétant la thèse marxiste de la vocation historique du prolétariat, la théorie critique cherche à comprendre pourquoi le prolétariat ne parvient pas à s’émanciper de l’ordre capitaliste par le biais d’une critique de l’idéologie ou de l’économie politique, mais en prenant en compte d’autres éléments sociaux et culturels. 79

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Les penseurs de la société

L’arrivée au pouvoir du parti nazi en 1933 contraint les membres de l’Institut à l’exil. Transféré à Genève, puis à New York, l’Institut revient inalement à Francfort en 1950. C’est le moment pour l’école de Francfort de se détacher de l’Institut pour devenir un véritable courant de pensée caractérisé par l’airmation d’un marxisme non inféodé à un parti. Il fait de la raison un élément critique d’émancipation mais aussi, dans un mouvement dialectique, un élément de domination au service du capitalisme. C’est tout l’objet du livre majeur d’Horkheimer et Adorno, La Dialectique des Lumières (1947), qui dénonce l’instrumentalisation de la raison par l’économie, réiiant l’homme en pur produit de consommation. Témoins de l’émergence de la consommation de masse aux États-Unis en 1940, les deux penseurs vont alors s’intéresser à « l’industrie culturelle », terme préféré par Adorno à « culture de masse » qui laisserait entendre que les masses sont productrices de cette culture. En fait, pour les deux auteurs, les médias de masse incitent les individus à n’être que des consommateurs passifs et déshumanisés, incapables de faire usage d’un esprit critique.

Un marxisme esthétique

C’est l’occasion pour les penseurs de l’école de Francfort d’élaborer un « marxisme esthétique », à l’instar de Benjamin, dans lequel la culture devient un espace de lutte sociale symbolique. Cependant, c’est en 1950, avec les Études sur la personnalité autoritaire dirigées par Adorno, que l’école de Francfort donne naissance à l’une de ses recherches les plus célèbres. Écrites pendant l’exil américain d’Adorno, ces études visent à comprendre ce qui a rendu possible l’adhésion de masse au fascisme. Mais la diiculté de l’étude réside en ceci qu’elle ne s’intéresse non pas aux individus qui se réclament ouvertement du nazisme mais à l’adhésion potentielle à des idées non démocratiques d’individus vivant au sein d’une démocratie reconnue. Véritable enquête sociologique reposant sur près de 2 000 entretiens, l’étude montre que les dispositions fascistes des individus sont plus liées à des phénomènes mentaux inconscients plutôt qu’à une appartenance globale de classe ou à des visées rationnelles. 80

Les rouages de la société

Incarnée par Jürgen Habermas, « la seconde génération de l’école de Francfort » vient insuler plus d’optimisme grâce à la considération d’une raison qui ne serait pas totalement instrumentalisée. Pour Habermas, en efet, le langage implique une rationalité qui cherche à établir avec autrui des pratiques communes, l’« agir communicationnel », garant de la démocratie. Et c’est dans cette même lignée qu’Axel Honneth poursuivra la troisième génération de Francfort en analysant les enjeux de la reconnaissance comme lien social fondamental.

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Louisa Yousi

La dialectique des Lumières Au xxe siècle, les sciences et techniques ont connu un progrès spectaculaire. Pourtant, ce siècle fut aussi jalonné de guerres, d’inégalités et d’oppression. Pour Max Horkheimer et heodor Adorno, ce paradoxe s’explique par le fait que le progrès s’est fait au prix « d’un déclin croissant de la conscience théorique ». L’ambition du progrès de la raison prôné par les Lumières n’est, en fait, pas parvenue à émanciper la classe ouvrière et à mettre à bas l’ordre capitaliste. Pour vouloir se libérer politiquement, l’individu doit sortir de son aliénation, ce qui est précisément rendu impossible par le retournement de la raison sur elle-même. En efet, la raison, mise au service du capitalisme et de la technique toute-puissante, s’autodétruit et va ainsi à l’encontre de ses propres inalités selon un processus que les auteurs nomment « la dialectique de la raison ». Il s’agirait alors de prendre conscience de l’ambivalence logée au cœur de la notion du progrès pour permettre de surmonter l’autodestruction, menant aux totalitarismes, et permettre le rétablissement de la fonction émancipatrice de la raison. Tel est le but de la théorie critique. L.Y.

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Deux représentants • Walter Benjamin (1892-1940) Le plus littéraire des penseurs de l’école de Francfort est philosophe, critique de littérature et d’art. Sa théorie de la « reproductibilité technique » a joué un rôle décisif dans l’élaboration d’une critique des industries culturelles. Il se suicide en 1940 à Port-Bou, en tentant de fuir les nazis. L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935, rééd. Allia, 2012.

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• Herbert Marcuse (1898-1979) Assistant de Martin Heidegger, il intègre l’Institut de Francfort tardivement. Il y exerce une dissidence en se soustrayant à une conception de l’individu condamné à l’uniformisation de la culture de masse. L’individu moderne, au contraire, aurait la possibilité de se libérer grâce à l’amour, l’art et le jeu. L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société avancée, 1964, rééd. Minuit, 1989.

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HANNAH ARENDT (1906-1975) L’impasse de la modernité

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H

annah Arendt est une penseuse de la crise. La crise au sens de la dissolution des valeurs à l’œuvre dans la société contemporaine. Mais aussi la crise comme révolution, éruption de l’événement dans le réel. C’est dans la « Brèche entre le passé et le futur », selon le titre de la préface de Crise de la culture (1961), que s’inscrit l’essentiel de son œuvre. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », écrivait le poète et résistant René Char. En citant cet aphorisme dans sa préface, Arendt désigne la tâche de l’intellectuel : penser « sans gardefou » les événements de son siècle. Siècle qui a vu advenir la société de consommation, la conquête de l’espace et la montée des totalitarismes. Bien que disciple de Martin Heidegger, de Karl Jaspers ou d’Edmund Husserl, Arendt se défend d’être une philosophe. Centrée sur l’homme individuel, la philosophie occidentale est trop éloignée de la pluralité du politique, pour Arendt. Au titre de philosophe, elle préférera celui de « professeur de théorie politique ». Cette opposition aux philosophes occidentaux, notamment Marx et Platon, et cette airmation de la prévalence de la politique sur toute autre forme d’activité sont au cœur de la pensée d’Arendt. Dans Condition de l’homme moderne (1958), elle opère la distinction fondamentale entre trois activités, trois degrés de la vita activa : le travail, l’œuvre et l’action. Soumis à la nécessité vitale, le travail n’a d’autre fonction que d’assurer la survie de l’espèce. Pure production des objets destinés à être consommés, le labeur est commun à tout le règne animal. Seules l’œuvre et l’action, qui participent à l’édiication d’un monde commun, sont des activités spéciiquement humaines. L’œuvre car elle crée 83

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des objets durables – des objets d’art, de culture, ou d’artisanat – qui ne se consomment pas. L’action politique car elle est l’art d’interrompre le cycle des générations, d’inventer des commencements, de faire l’histoire.

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Une société de travailleurs sans travail

La modernité, qui commence pour Arendt avec la découverte de l’Amérique, la Réforme et l’invention du télescope, a renversé l’échelle des activités humaines. En hissant le travail, à l’instar de Karl Marx, au rang d’une activité proprement humaine, l’âge moderne a fait de la croissance économique un credo et a précipité l’avènement de la société de consommation. Dès lors, la recherche de croissance n’a eu d’autre efet que d’accélérer le cycle de production et de destruction des biens périssables. Par ailleurs, l’automatisation due aux progrès techniques a peu à peu dégagé les individus de leur fardeau, sans proposer d’alternatives au travail. « Ce que nous avons devant nous, écrit Arendt, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire1. » Cette science à l’œuvre dans l’automatisation industrielle présente bien d’autres dangers pour Arendt. L’invention au xviie siècle du télescope comme le lancement du premier satellite artiiciel Spoutnik en 1957 participent tous deux du désir d’« échapper à l’emprisonnement terrestre », de se défaire des limitations de la condition humaine. Tandis que son premier mari, Günther Anders, ne cesse de pointer les dangers de l’industrie nucléaire, Arendt formule les pires craintes à l’égard du progrès scientiique. Il fait courir le risque, en défaisant les liens entre homme et nature, d’anéantir les conditions mêmes de la vie de manière imprévisible et irréversible. En faisant du travail la plus haute des activités humaines, la modernité a également semé la confusion, explique Arendt, entre espace public et espace privé. La sphère publique, d’ordinaire réservée aux questions politiques, s’est trouvée envahie par des problématiques sociales, au proit des intérêts privés d’une 1- H. Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958, rééd. Gallimard, 2012.

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catégorie sociale spéciique, essentiellement la bourgeoisie. Dès lors, le débat démocratique s’est trouvé réduit à des questions de gestion, comptables et bureaucratiques. Arendt donne l’exemple du logement qui peut être traité sous deux aspects diférents. Le premier, consistant à réléchir aux conditions dans lesquelles des individus qui aiment leur quartier sont prêts à s’installer ailleurs est une question politique. En revanche, se demander de quelle surface et de quelles commodités chaque être humain a besoin pour mener une vie décente est une question comptable, qui ne nécessite pas d’être débattue2. C’est l’omniprésence de ces questions sociales dans le débat public et le repli vers l’intime qui font peu à peu disparaître ce qu’Arendt appelle un « monde commun ». La modernité laisse alors « derrière elle une société d’hommes qui, privés d’un monde commun qui les relierait et les séparerait en même temps, vivent dans une séparation et un isolement sans espoir ou bien sont pressés ensemble en une masse3 ». Céline Bagault

2- H. Arendt, Édiier un monde. Interventions 1971-1975, Seuil, 2007. 3- H. Arendt, La Crise de la culture, 1961, rééd. Gallimard, 2012.

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La « banalité du mal »

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En 1961, Hannah Arendt couvre à Jérusalem, pour le New Yorker, le procès d’Adolf Eichmann, criminel nazi en charge de la logistique de la « solution inale ». En dépit de son immense responsabilité, Eichmann apparaît pour Arendt comme un personnage insigniiant, au discours incohérent et contradictoire, un « clown » dira-t-elle plus tard. « Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal ; non seulement il obéissait aux ordres, mais il obéissait aussi à la loi. » Arendt conclut alors à la « banalité du mal » (Eichmann à Jérusalem, 1963, rééd. Gallimard, 2012). Une expression qui ne signiie pas que ce mal se trouve en chacun de nous comme beaucoup l’ont commenté, mais qu’il n’a besoin que du respect de la hiérarchie pour s’exercer sous sa pire forme. L’ouvrage d’Arendt fut très controversé. Plusieurs auteurs, comme l’historien David Cesarini ou le juriste Claude Klein, réfutent aujourd’hui cette vision d’Eichmann comme simple fonctionnaire « dépourvu de pensée », mais voient en lui un bureaucrate profondément pénétré de l’idéologie nazie. C.B.

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PSYCHOLOGIE SOCIALE Les logiques de l’influence

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coups d’expériences fameuses et parfois spectaculaires, la psychologie sociale a mis en évidence combien autrui pouvait orienter nos décisions et nos comportements. Si la grande afaire de la psychologie freudienne aura été le meurtre du père – symbolique, qu’on se rassure – celle de la psychologie sociale aura peut-être été le meurtre du pair – plus symbolique du tout cette fois, et on peut commencer à prendre peur. L’expérience de Stanley Milgram, la plus célèbre de la discipline, ne dit en efet pas autre chose : chacun d’entre nous est capable de tuer froidement dès lors que le contexte l’y engage. Constat choc qui a façonné la psychologie sociale autant que la Shoah a façonné le xxe siècle. Parallélisme tout tracé puisque ce sont justement les crimes allemands de la Seconde Guerre mondiale qui ont inspiré à Milgram, psychologue américain, ladite expérience. De quoi s’agit-il exactement ? Horriié par la manière dont les Allemands ont suivi les ordres de leur(s) leader(s), Milgram décide d’étudier les mécanismes de soumission à l’autorité1. Il veut tester si l’homme est capable d’obéir à des ordres contraires à sa morale. Pour cela, il met en place entre 1960 et 1963 une expérience au cours de laquelle des individus doivent poser des questions de mémoire à un apprenant. S’il échoue, ils sont chargés de lui envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes à chaque fois. Pour favoriser la punition, l’expérimentateur – vêtu d’une blouse blanche de médecin qui marque son autorité intellectuelle – intervient parfois avec des injonctions de type : « L’expérience requiert que vous continuiez. » 1- S. Milgram, La Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, 1974.

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Les résultats sont efrayants : 62,5 % des individus envoient des décharges potentiellement mortelles, malgré les cris de douleur de l’apprenant. Un apprenant heureusement complice de l’expérience qui simulait sa soufrance puisque les décharges étaient fausses. Avant l’expérience, des psychiatres avaient pourtant prédit que seul 1 individu sur 1 000 serait susceptible d’envoyer une décharge électrique de 450 volts…

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La puissance de l’expérience

Au-delà de son caractère spectaculaire, l’expérience de Milgram marque un point de non-retour dans le champ de la pensée moderne et révèle un certain relativisme propre à la psychologie sociale : les Allemands n’étaient donc pas plus fous, cruels ou sanguinaires que nous le sommes et, à contexte égal, nos actes auraient été probablement les mêmes. Cela ne paraît rien de le dire, pourtant le constat va à l’encontre de notre propension naturelle à croire en notre libre arbitre. C’est aussi une méthode de recherche que met en lumière l’expérience de Milgram. La psychologie sociale est une science expérimentale. Loin de toute explication globalisante, les théories se construisent à l’épreuve de faits observables, mesurables et reproductibles. Milgram n’a par exemple jamais prétendu livrer l’explication de la Shoah avec son expérience, mais bien quelques indices des processus de prise de décision d’un individu plongé dans un contexte social d’autorité. L’ensemble est théorisé par une paire – on y revient : la psychologie et le social. Ou l’étude des processus mentaux d’un individu en interaction avec autrui et son environnement. Pas de la psychologie uniquement donc, qui se préoccupe plutôt des cas pathologiques, ni de la sociologie, qui se penche davantage sur la structure et le fonctionnement des groupes sociaux plutôt que sur l’individu en tant qu’acteur du groupe.

Frontières floues, origines incertaines

Les frontières de la psychologie sociale sont élastiques jusqu’à paraître loues pour beaucoup. Diicile en efet d’imposer sa 88

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Les rouages de la société

marque au milieu de disciplines déjà établies depuis des siècles comme la sociologie ou l’anthropologie. Le procès en inutilité ne se fera d’ailleurs pas longtemps attendre. En 1898, le sociologue Émile Durkheim a ces mots doux pour la discipline pourtant cousine de la sienne : « La psychologie sociale n’est guère qu’un mot qui désigne toutes sortes de généralités, variées et imprécises, sans objet déini2. » Jalousie ? Peut-être. Mais peutêtre aussi un malentendu qui naît dès l’origine de la psychologie sociale…, qui n’en a pas d’oicielle. Ce qui sème probablement volontiers le doute. Dans l’ouvrage Psychologie sociale3, deux origines distinctes sont évoquées. L’une européenne, sous l’impulsion notamment du sociologue français Gabriel Tarde, qui a publié en 1898 ses Études de psychologie sociale. L’autre américaine, avec les publications parallèles en 1908 de Social Psychology du sociologue Edward Alsworth Ross, igure majeure de la criminologie, et d’Introduction to Social Psychology du psychologue William McDougall, essentiellement reconnu pour cette publication. Bref, la psychologie sociale est orpheline d’un véritable père. Les premières expériences d’une psychologie dite sociale ont lieu à la même période. Le psychologue Norman Triplett, notamment, publie en 1989 une expérience considérée comme fondatrice sur la facilitation sociale. Il demande à des enfants d’enrouler le plus vite possible des moulinets de canne à pêche. Ces enfants travaillent parfois seuls, parfois à deux. Les performances ont été supérieures dans le second cas, montrant que la présence d’autrui a une inluence sur le comportement. Plus de cent ans après, la méthode expérimentale est toujours similaire, bien que complexiiée évidemment. La rengaine de la psychologie sociale reste également toujours la même : autrui a une inluence sur nos décisions et comportements. Il existe donc un individu social, pas forcément le même qu’isolé, qui s’interprète naturellement au travers d’une psychologie sociale. Un paradigme traversé par plusieurs grands thèmes comme la perception d’autrui, l’inluence sociale ou les relations intergroupes. 2- M. Reuchlin, Histoire de la psychologie, 20e éd., Puf, 2010. 3- J.-P. Leyens et V. Yzerbyt, Psychologie sociale, Mardaga, 1997.

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Paradigme qui traverse lui-même presque toutes les sphères de la société, de l’école à la justice, de la politique à la publicité, de la santé publique au sport, etc. Et dont la mission pour le xxie siècle est sans doute de parvenir à les transformer. Maxime Morsa

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Quelques grands noms de la psychologie sociale • Serge Moscovici a largement contribué à théoriser la discipline et à la faire vivre au sein des institutions académiques françaises. On lui doit notamment la création du Groupe d’études de psychologie sociale à la VIe section de l’École pratique des hautes études en 1965. Son livre La Psychanalyse, son image, son public (1961) est considéré comme fondateur en la matière. Il y décortique les discours sociaux sur la psychanalyse, réduite à l’existence de l’inconscient et au complexe d’Œdipe. Le concept de représentation sociale est ainsi mis en avant : soit un système de valeurs partagées socialement qui permet à l’individu d’interagir avec son environnement. • En France, il faut aussi compter sur Robert-Vincent Joule et JeanLéon Beauvois, psychologues et auteurs du Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens paru pour la première fois en 1987 (rééd. Presses universitaires de Grenoble, 2002 ; rééd. 2014). Outre son titre formidable, l’ouvrage a permis de populariser la psychologie sociale dans le pays et de dévoiler au grand public la manière dont les interactions sociales et le contexte inluencent quotidiennement nos attitudes et comportements. • L’Américain Leon Festinger a quant à lui fondé en 1957 le concept toujours d’actualité de « dissonance cognitive ». Il a intégré une secte qui prévoyait la in du monde quelques semaines plus tard pour étudier la manière dont les membres réagiraient face à la non-venue de l’apocalypse. De cette aventure naîtra le livre l’Échec d’une prophétie (L. Festinger, H. Riecken et S. Schachter, When Prophecy Fails, 1956, rééd. Martino Pub, 2009). Festinger montre que l’individu qui fait face à des contradictions dans son univers cognitif – connaissances, opinions, croyances, etc. – entre dans un état de tension inconfortable et agit pour réduire cette tension. Il n’a alors d’autre choix que d’ajuster ses croyances aux faits, ou de se radicaliser un peu plus comme cet adepte, le Dr Amstrong, qui entreprit une carrière de missionnaire persuadé que la foi du groupe avait empêché le drame. M.M.

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Les rouages de la société

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La prison de Stanford, l’expérience qui tourne mal Aussi célèbre pour ses résultats que pour les traumas qu’elle a engendrés, l’expérience de Stanford n’en init toujours pas de fasciner. En 1971, le psychologue Américain Philip Zimbardo recrute des étudiants qu’il paie 15 dollars par jour pour participer à une expérience (Voir J.-P. Leyens et V. Yzerbyt, op. cit.). Il leur est demandé de vivre dans une prison factice aménagée pour l’occasion au sein de l’université de Stanford, pour une durée de quinze jours maximum. L’étude est inancée par l’US Navy et l’US Marine Corps et vise à comprendre la raison des conlits dans leur système carcéral. L’hypothèse de Zimbardo et son équipe est que les gardiens de prison et les prisonniers adoptent spontanément des comportements qui correspondent à leur situation (autorité versus soumission). Après un tirage au sort, les uns sont arrêtés chez eux – pour faire « vrai » – et envoyés en prison en tant que prisonniers, tandis que les autres se voient attribuer le rôle de gardien. Il ne faudra pas longtemps pour que les choses dégénèrent : les prisonniers sont privés de sommeil et de douche, déguisés en femme, déshabillés, insultés, humiliés, etc. sans qu’il ait été donné l’ordre de le faire. Après moins d’une semaine, l’expérience est interrompue. Les participants se sont vraisemblablement trop pris au jeu. Séquestrés comme bourreaux en ont gardé des séquelles, égratignant au passage l’éthique de l’expérience. En 2004, la prison de Stanford est revenue au premier plan en raison de ses similitudes avec les événements d’Abu Ghraib – prison où des soldats américains ont torturé et humilié des prisonniers pendant la guerre d’Irak. Zimbardo lui-même a collaboré avec les avocats d’un des gardiens pour faire entendre sa thèse selon laquelle le problème se situait dans le contexte, qui favorisait un tel comportement, plutôt que chez les gardiens. L’accusé en question fut condamné à huit ans de prison. M.M.

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Ami/ennemi : comment se forment les groupes

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Au cours des années 1950-1960, le psychologue social américain Muzafer Sherif mène une série d’expériences auprès d’adolescents de 11 et 12 ans dans un camp de vacances (M. Sherif et C. W. Sherif, Social Psychology, Harper & Row, 1969). Il forme d’abord arbitrairement deux groupes, invités ensuite à participer à un jeu d’équipe – par exemple une chasse au trésor – installant un climat de compétition entre eux. L’ambiance dans le camp devient délétère, chaque membre de l’endogroupe – son propre groupe – percevant les membres de l’exogroupe – l’autre groupe – comme hostiles. Sherif propose alors de réaliser une tâche de coopération qui sert l’intérêt commun des deux groupes. Résultat : les attitudes de chacun sont plus positives envers l’autre, montrant les efets néfastes de la compétition sur les relations intergroupes. Des groupes qui prennent vite réalité pour ses membres comme le montre l’expérience. M.M.

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PIERRE BOURDIEU (1930-2002) Les dessous de la domination

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imé ou détesté, le sociologue Pierre Bourdieu a rarement laissé indiférent. Il faut dire qu’il y a matière à discussion avec la quarantaine d’ouvrages et sans doute les quelques centaines d’articles qu’il a publiés sur les sujets les plus divers. Disciple ou adversaire, on lui accorde généralement le mérite d’avoir tenté d’intégrer dans sa théorie les apports respectifs de Karl Marx (la société comme théâtre d’une lutte entre groupes sociaux aux intérêts antagonistes), Max Weber (les rapports de domination sont aussi des rapports de sens, et perçus comme légitimes) et Émile Durkheim (il y a un lien entre catégories mentales et catégories sociales, la sociologie se construit contre le sens commun). Pour Bourdieu, la société possède une dimension objective et une dimension subjective. Versant objectif, les individus occupent des positions inégales au sein de l’espace social : il y a des dominants et des dominés. Ces positions ne sont pas seulement déinies par le capital économique (revenus, patrimoine), mais aussi par d’autres ressources que Bourdieu qualiie également, par analogie, de capitaux. Il distingue notamment le capital culturel (saisi essentiellement à travers le niveau de diplôme) et le capital social (carnet d’adresses, réseaux de relations). Tout individu, par son activité, s’inscrit dans un microcosme, un qui réunit tous ceux qui partagent la même activité, ce que Bourdieu appelle un champ. Un écrivain, un scientiique, un homme politique évoluent ainsi dans des champs distincts, qui sont néanmoins tous structurés, eux aussi, selon des positions dominantes et des positions dominées. D’où des luttes permanentes pour maintenir ou renverser les hiérarchies établies, comme lorsqu’un jeune chercheur développe une critique des théories en place pour imposer sa propre théorie. 93

Les penseurs de la société

Versant subjectif, les individus sont dotés d’habitus, c’està-dire de manières de penser, d’agir et de sentir relativement stables, qui sont le produit de notre socialisation (famille, éducation) et guident de façon non consciente nos goûts nos choix dans tous les domaines de l’existence. L’habitus est devenu une seconde nature : nous avons tellement intégré ces dispositions que nous n’avons pas besoin de réléchir pour faire des choix ajustés à notre condition.

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Les mécanismes de la violence symbolique

La force de Bourdieu est non seulement d’avoir bâti une théorie extrêmement solide du monde social, mais surtout de l’avoir mise en œuvre à travers une pléthore d’enquêtes empiriques, s’intéressant aussi bien à des champs particuliers (Les Règles de l’art, 1992 ; Les Structures sociales de l’économie, 2000) qu’à des « cas » singuliers (L’Ontologie politique de Martin Heidegger, 1988). Mais il ne connaîtra jamais autant le succès que lorsqu’il mettra en évidence les mécanismes de la « violence symbolique ». Dans Les Héritiers (1964), par exemple, Bourdieu (avec Jean-Claude Passeron) met en évidence le fait que l’école favorise, par la culture et le rapport au savoir qu’elle privilégie, les enfants des classes supérieures. Pourtant, ces derniers ne contestent pas les verdicts qu’elle émet. C’est pour Bourdieu un exemple typique de violence symbolique : un rapport de force (entre groupes sociaux) est converti en rapport de sens (on est plus ou moins « doué » pour l’école) avec la complicité active des dominés qui le reconnaissent comme légitime (« c’est vrai que je suis pas très fort en français ») et, par là même, le méconnaissent comme arbitraire. Il procédera de même avec son ouvrage majeur, La Distinction (1979), où il met en évidence la correspondance entre la hiérarchie des pratiques culturelles, et plus largement des styles de vie (sport, alimentation, décoration…), et celle des groupes sociaux. Les membres de la classe dominante sont porteurs du « goût légitime » : ils ont réussi à faire de leur propre style de vie l’étalon auquel peuvent être rapportées les pratiques des autres groupes sociaux. Le style de vie des classes populaires, quant à 94

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lui, n’est qu’un repoussoir. Le « beau » et le « laid », le « vulgaire » et le « rain é » ne sont donc pas des catégories intemporelles mais des jugements sociaux, qui renvoient à des pratiques, des manières de faire ou d’être inégalement légitimes : le goût, pour Bourdieu, est toujours un dégoût du goût des autres. Il aura fallu du temps aux sociologues pour prendre la mesure d’une telle œuvre, et en pointer les limites : la domination s’exerce-t-elle toujours de manière aussi implacable ? Sommesnous faits d’un seul bloc, comme le suggère le concept d’habitus ? Toute activité humaine s’inscrit-elle nécessairement dans un champ ? De telles interrogations critiques soulignent néanmoins la vitalité de la pensée bourdieusienne, dont la lamme est entretenue par de nombreux élèves qui font véritablement école (Gisèle Sapiro, Franck Poupeau, Rémi Lenoir, Gérard Mauger…). Xavier Molénat

Bernard Lahire, héritier critique Il n’a jamais été son élève, pourtant Bernard Lahire est à la fois un grand admirateur de l’œuvre de Pierre Bourdieu, en particulier de sa volonté de penser ensemble « le mental et le social », et l’un de ses plus minutieux critiques. Dans L’Homme pluriel (1998) en particulier, il invite à complexiier la notion d’habitus : les individus sont généralement porteurs de dispositions diverses, parfois contradictoires, car ils ne sont jamais éduqués et socialisés de façon homogène. On est socialisé par sa famille, mais aussi par l’école, dans nos activités de loisir, par les médias… Dès lors, « le singulier est nécessairement pluriel », et la sociologie doit chercher à comprendre pourquoi telle disposition est activée dans tel contexte et pas dans un autre. S’ouvre ainsi le chantier d’une « sociologie psychologique, qui livre les conditions d’étude sociologique des plis les plus singuliers du social » (B. Lahire, Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013). X. M.

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RAYMOND BOUDON (1934-2013) Logiques de l’individu

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a sociologie française a été dominée jusque vers les années 1980 par des courants qualiiés de « holistes ». Pour ceuxci, les structures sociales pèsent sur les individus sociaux au point que ces derniers se trouvent largement impuissants à échapper à cette force et que l’histoire humaine s’en trouve en bonne partie déterminée. Décidé à renverser la domination de cette sociologie, dont le plus célèbre représentant est sans doute Pierre Bourdieu, Raymond Boudon suit un cheminement qui va le conduire à imposer le paradigme individualiste méthodologique en sociologie. Réinterprétant les grands fondateurs de la sociologie, particulièrement Émile Durkheim, Max Weber, Vilfredo Pareto, Georg Simmel, Alexis de Tocqueville, il fait l’hypothèse que l’on ne peut comprendre les phénomènes collectifs qu’en analysant les actions individuelles. Autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, ni des structures ni de l’histoire, dans la vie des sociétés : les phénomènes collectifs sont des efets résultant de l’agrégation de myriades de conduites individuelles « dont on peut considérer qu’elles sont libres de contraintes purement structurelles » (L’Inégalité des chances, 1973), conduites qui n’avaient pas en vue le résultat inal. À chaque début de vacances par exemple, la volonté d’éviter les bouchons du samedi matin conduit nombre d’individus à anticiper leur départ… Avec comme résultat de provoquer les bouchons le vendredi soir ! Selon le même mécanisme, la démocratisation de l’enseignement pousse chacun à vouloir toujours plus de diplômes, ce qui par agrégation provoque leur dévalorisation : un diplôme que tout le monde obtient ne vaut plus rien. 96

Les rouages de la société

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Une théorie générale de la rationalité

Boudon, au début, qualiiait de pervers ces « efets de composition », mais le terme « pervers » leur donnait une connotation négative qui ne se justiie pas forcément : ainsi du cas (repris par Pareto à Adam Smith) des deux épiciers se faisant concurrence pour attirer les clients et générant, à leur détriment (baisse des prix : efet pervers pour les épiciers), le plaisir de ces derniers (efet positif pour les clients et, selon la théorie économique standard, pour toute la collectivité). Boudon propose ensuite une « théorie générale de la rationalité » (TGR) : toute action humaine a lieu parce qu’elle a « de bonnes raisons » de se produire, autrement dit parce qu’elle est rationnelle, et ce parce que les hommes sont eux-mêmes naturellement rationnels. Mais pour Boudon, la rationalité n’est pas seulement la rationalité instrumentale, développée par les économistes néoclassiques, qui réduit toute action à un calcul d’intérêt. D’une part, pour lui, la rationalité, du fait de l’imperfection de l’information, est limitée. D’autre part, elle peut être liée aux valeurs adoptées par les individus (rationalité axiologique) : en ce sens, le héros sacriiant sa vie pour une juste cause est rationnel. Boudon plaidera pour l’idée que les valeurs des individus sont universelles et non culturellement générées et diférenciées, combattant ainsi le relativisme dans les sciences sociales.

Un individu hors société ?

Selon la même logique et dans la même opposition aux « sociologismes » teintés selon lui d’idéologie (notamment marxiste), Boudon a naturellement inscrit son œuvre récente (depuis le début des années 2000) dans une rélexion sur la nécessité du libéralisme politique et économique : puisque les acteurs humains sont rationnels, intentionnels et qu’ils peuvent faire des choix, ils sont en mesure de vivre la liberté que leur proposent le libéralisme politique, le libéralisme économique et la démocratie parlementaire.

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Les penseurs de la société

Au cours de sa longue carrière, Boudon a formé de nombreux sociologues, et en a inluencé beaucoup d’autres1. De nombreuses critiques ont cependant été adressées à ses théories. Certains estiment que la TGR ne saurait épuiser la complexité du social comme de la psychologie humaine. Les « bonnes raisons » de Boudon éliminent à bon compte, pensent-ils, les décisions et actes non rationnels et non intentionnels que chaque individu réalise à chaque instant. Ainsi, la sociologue canadienne Mélanie Girard montre-t-elle dans sa thèse que, lors des débats au sein d’assemblées délibératives, les interventions des participants sont souvent provoquées par d’autres interventions, sans que l’intention du locuteur intervienne, ou alors seulement de façon détournée de cette intention initiale. Ainsi, selon une autre critique récurrente, l’acteur rationnel boudonien n’est-il pas vraiment en société : il est stratégique, poursuit une in et ne s’en laisse pas détourner par l’interaction avec les autres acteurs. Plusieurs courants soulignent donc l’importance de placer, au centre de l’analyse, non pas tant les individus que les relations qui les unissent. Le premier est sans doute l’analyse de réseaux, de Michel Forsé et Alain Degenne, très répandue aujourd’hui et adoptée par de nombreux chercheurs. Cette « analyse structurale », comme l’appellent aussi ses promoteurs, montre la lente évolution de la sociologie vers une attention plus soutenue aux relations entre les acteurs qu’aux acteurs eux-mêmes. Le second courant est la sociologie relationnelle. Bien qu’initié dès les années 1980 par Pierpaolo Donati (Introduzione alla sociologia relazionale, Franco Angeli, Milano, 1986) et Mustafa Emirbayer (« Manifesto for a relational sociology », American Journal of Sociology, 103, 1997), ou encore Simon Lalamme (La Société intégrée. De la circulation des biens, des idées et des personnes, Peter Lang, 1992) il est encore relativement conidentiel. On peut cependant penser qu’il est potentiellement le plus intéressant en ce qu’il renouvelle profondément la théorie et la méthode socio1- Gérald Bronner, membre de l’Institut Universitaire de France depuis 2008, Pierre Demeulenaere, actuel directeur adjoint du GEMASS, mais encore, par exemple, Nathalie Bulle, Gianluca Manzo, Michel Dubois, ou encore Alban Bouvier, qui fut son assistant à La Sorbonne…

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Les rouages de la société

logique. Sa mise en œuvre permet, en efet, de ne pas retomber dans une sorte de holisme ou d’individualisme méthodologiques, puisqu’elle ne s’attache pas aux substances (système, acteur…) mais à l’ensemble des relations qui donnent leur sens et leurs efets aux substances ou aux « formes » (Simmel). Claude Vautier

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Jon Elster : normes et rationalité « Le composant élémentaire de la vie sociale est l’action individuelle. » En proclamant cela, Jon Elster, professeur au collège de France et à Columbia University, se place diicilement sur les rangs des penseurs du collectif. Pourtant, il poursuit depuis 1978 une rélexion qui vise à éclairer la manière dont nous agissons réellement en société. Sa particularité est de ne pas accorder aux normes et contraintes sociales plus que le rôle d’un cadre large dans lequel les individus font des choix. Tout le problème est que ces normes et contraintes, bien que présumées fonctionnelles, ne satisfont pas forcément à l’intérêt immédiat de l’individu. Dans une société dominée par l’honneur familial, la vengeance est un devoir. C’est un risque immense pour celui qui s’y engage, mais c’est aussi un moyen pour lui de gagner l’estime des siens et de dissuader des ofenseurs potentiels. En outre, l’homme n’est pas un très bon calculateur. Tout cela permet aux normes de jouer un rôle prépondérant dans les choix individuels, parce qu’elles sont, explique Elster, « émotionnellement ixées dans l’esprit ». Nicolas Journet

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ALAIN TOURAINE Des mouvements sociaux à l’acteur

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a pensée d’Alain Touraine se déploie sur une soixantaine d’années, et ne saurait se réduire ni à ses premiers travaux ni aux déinitions des concepts auxquels son nom est associé. Pensée complexe, elle tient sa cohérence du il conducteur qui la guide en permanence : le sujet comme porteur de l’action sociale, déinie comme capacité de transformation du social. Nos sociétés ont en efet la particularité de se produire ellesmêmes. En réalité, la notion même de société apparaît à partir du moment où elle n’est plus le fruit d’un ordre extrasocial mais devient son propre fondement. Touraine appelle « historicité » cette capacité des sociétés à se produire elles-mêmes. Dans les sociétés sans historicité, qui se reproduisent plus qu’elles se produisent, l’ordre social repose sur ce que Touraine appelle les garants métasociaux : la religion tout d’abord, mais aussi la monarchie, puis plus tard la raison, le progrès… Les sociétés industrielles, au contraire, sont le produit de leur propre action. L’actionnalisme de Touraine est donc d’abord une sociologie du travail, entendu non pas au sens courant d’activité professionnelle, mais au sens d’activité humaine créatrice de changement et également comme principe d’orientation des conduites humaines. Si Touraine a principalement (du moins dans ses premiers travaux) construit ses recherches sur le travail ouvrier, c’est parce que ce dernier est la forme la plus immédiatement perceptible de l’action sociale, et non parce que la classe ouvrière serait le principal ou l’unique moteur de l’histoire.

Le contrôle de l’historicité

Cette sociologie s’oppose tout d’abord à ce que Touraine qualiie de sociologies classiques, essentiellement le fonctionna100

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Les rouages de la société

lisme, considéré comme une sociologie de l’ordre, et donc du pouvoir, ne laissant aucune place au mouvement, au changement et donc à la liberté. Mais l’actionnalisme s’oppose aussi à celles qu’il qualiie d’antisociologie, soit parce qu’elles nient la réalité des relations sociales en mettant l’accent sur l’acteur agissant exclusivement en fonction de ses propres intérêts ; soit parce qu’elles excluent l’acteur en ne concevant la société que comme un système de contraintes et de répression ; soit enin parce qu’elles ne considèrent les acteurs qu’au sens théâtral du terme, en insistant sur les rôles sociaux plutôt que sur les relations sociales. Ces sociologies ont en commun de ne laisser aucune place à l’action sociale, et donc à toute possibilité de transformation de la société par elle-même. Pour Touraine, le sujet de l’action ne peut être ni la société (ce qui aboutirait à donner à la société une personnalité), ni l’individu (ce qui ruinerait toute tentative d’analyse sociologique), ni un acteur collectif concret, comme un parti politique ou un syndicat (ce qui conduirait à nier la liberté et l’autonomie des individus). De fait, les acteurs principaux de l’action sociale ne peuvent être que les mouvements sociaux, à ne pas confondre avec le sens usuel du terme qui appelle « mouvement social » toute forme de contestation : grève, manifestation, etc. Le mouvement social est ici déini comme le conlit autour du contrôle de l’historicité. Par exemple, le mouvement social caractéristique de la société industrielle est le mouvement ouvrier. C’est lui qui porte en efet la capacité de transformation sociale. Plus récemment, Touraine considère que le mouvement social caractéristique du xxie siècle sera le mouvement des femmes. Les travaux de Touraine dans les années 1980 ont précisément été centrés sur la recherche du mouvement social caractéristique des sociétés post-industrielles. Entouré des sociologues avec lesquels il a créé le Cadis, Touraine étudiera successivement le mouvement antinucléaire, le mouvement régionaliste, la Pologne de Solidarnosc, le mouvement des femmes… La conclusion de ces travaux (mais non leur pertinence) est mitigée. En efet, les années 1980 voient ces nouveaux mouvements sociaux s’afaiblir, ce qui conduit Touraine à réorienter ses tra101

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Les penseurs de la société

vaux sur le sujet personnel. Ce sujet personnel ne doit pas être confondu avec l’individu. Sa déinition reste indissociable de l’historicité et des relations sociales dans lesquelles il s’inscrit. Le sujet est ce par quoi l’individu crée sa propre situation sociale. Il le fait non dans une sorte d’introspection détachée de toute relation sociale, mais dans et par le conlit qu’il mène contre les forces et les pouvoirs qui tendent à le contrôler. Les nouveaux mouvements sociaux prennent d’ailleurs la forme de la défense du sujet, et l’action collective bascule des thèmes économiques vers les thèmes personnels et moraux, tels la défense de la dignité humaine, le respect des droits de l’homme, la revendication des choix de vie personnels… Durant toutes ces années, et malgré les évolutions, Touraine aura inalement centré sa rélexion sur une question centrale : comment l’être humain peut-il se saisir de lui-même et se construire à la fois comme individu singulier et comme acteur social. Jean-Paul Lebel

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Trois héritiers • Michel Wieviorka Il a montré la fécondité de la notion de « sujet », développée par Alain Touraine, à travers des enquêtes sur le terrorisme (Sociétés et Terrorisme, Fayard, 1998), le racisme (L’Espace du racisme, Seuil, 1991), le multiculturalisme (Une société fragmentée ?, La Découverte, 1996) ou la violence (La Violence, Balland, 2004). Il a dirigé le Cadis entre 1993 et 2009.

• François Dubet Dans Sociologie de l’expérience (Seuil, 1993), il montre que le déclin des instances collectives (État-nation, classes sociales) fait que l’on ne peut plus appréhender l’action des individus en termes de rôles ou de normes. La distance rélexive des individus au système les contraint à construire une identité qui ne leur est plus assignée.

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• Danilo Martuccelli Dans La Consistance du social (Presses universitaires de Rennes, 2005), cet ambitieux théoricien tente de dépasser les oppositions entre les conceptions « solides » (la société comme système organisé et contraignant de conduites) et « liquides » (dissolution généralisée des liens sociaux) de la vie en société, pour mettre en évidence le caractère « élastique » du monde social. Xavier Molénat

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MICHEL CROZIER (1922-2013) La vie des organisations

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ichel Crozier est le père de l’ « analyse stratégique », expression qui désigne à la fois une approche sociologique spéciique et une méthode d’analyse des organisations. Son œuvre peut se décliner en plusieurs étapes.

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Les zones d’incertitude

Ses premières enquêtes de terrain cherchent à rendre compte du fonctionnement (et des dysfonctionnements) des systèmes bureaucratiques. Dans Le Phénomène bureaucratique (1964), il met au jour les rouages organisationnels cachés de deux organisations publiques, l’Agence parisienne des chèques postaux et la Seita. Les relations de pouvoir apparaissent comme le principal élément structurant de l’organisation. Mais, loin de reproduire l’organigramme, elles reposent sur des données implicites, notamment la maîtrise des « zones d’incertitude ». C’est ainsi qu’à la Seita, le conlit récurrent entre les ouvriers de production et les ouvriers d’entretien s’enracine dans la maîtrise de la zone d’incertitude que constituent les pannes de machine. Crozier montre également comment la centralisation et la multiplication des règles aboutissent à la constitution de « cercles vicieux bureaucratiques » qui rigidiient l’organisation. Dans L’Acteur et le Système (1977), Crozier donne une assise théorique à ces premières analyses. Cet ouvrage, coécrit avec Erhard Friedberg, est le livre fondateur de l’analyse stratégique. Il est aujourd’hui un classique de la littérature sociologique. La thèse peut se résumer en quelques propositions. L’acteur n’est pas totalement contraint, il a une certaine marge de liberté. Son comportement est le résultat d’une stratégie rationnelle. Mais cette rationalité n’est pas pure, elle est limitée : les gens ne 104

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prennent pas les décisions optimales, mais celles qu’ils jugent satisfaisantes compte tenu de leur information, de la situation et de leurs exigences (les auteurs reprennent à leur compte la théorie de l’économiste américain Herbert A. Simon).

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L’analyse stratégique comme méthode d’intervention

Pour Crozier, c’est sur la base de ces postulats qu’il faut analyser le fonctionnement des organisations. L’analyse stratégique étudie donc les relations de pouvoir et les efets des stratégies des acteurs dans l’organisation. Elle cherche à mettre au jour les logiques sous-jacentes des systèmes contingents nés de cette interdépendance. Elle est devenue une méthode de diagnostic organisationnel et d’accompagnement du changement de plus en plus usitée, par des sociologues mais aussi par des professionnels du management. Crozier a également cherché à transposer ses interprétations à l’analyse de la société française, dans une perspective réformatrice : toute une série d’ouvrages s’inscrit dans ce projet. Il y a selon lui un modèle bureaucratique à la française (centralisateur, rigide, cloisonné) qui imprègne l’ensemble des organisations et empêche tout changement social. La crise de mai 1968 est interprétée comme un signe révélateur de ce blocage (La Société bloquée, 1971). Dans ses essais suivants, Crozier va préciser sa cible : ce n’est pas tant la société française qui est bloquée que l’État français qui, par son conservatisme, son « bureaucratisme » et son omnipotence, freine l’innovation et les adaptations dynamiques (État moderne, État modeste, 1986). Enin, dans La Crise de l’intelligence (1995), il dénonce le rôle de la technocratie et des élites, qui gêneraient les transformations que la société civile est encline à accepter. Philippe Cabin

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Les penseurs de la société

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Autonomie/déterminisme : une fausse opposition « Quand je me suis battu pour mettre la notion d’acteur au centre de l’analyse des phénomènes sociaux, c’était dans le contexte dominant du déterminisme. L’idée que les gens sont des “agents”, jouets de forces obscures, et non des sujets qui agissent par eux-mêmes était une idée très répandue. Comme sociologue empirique, je voyais certes des contraintes, mais aussi des gens qui utilisaient leur marge de liberté, faisaient des choix, élaboraient des stratégies. La notion d’acteur est essentielle, mais le problème n’est pas d’opposer l’acteur au déterminisme. Prenons l’exemple du choix d’orientation d’un individu vers une carrière littéraire ou scientiique. Il évolue certes dans un univers de contraintes du fait de son milieu d’origine, de ses ressources, etc., mais il dispose également de marges d’autonomie évidentes si l’on observe la diversité des trajectoires, les phénomènes de mobilité sociale qui existent. Cette marge d’autonomie augmente d’ailleurs dans nos sociétés. » « Le pouvoir conisqué. Jeux des acteurs et dynamique du changement », Entretien avec Michel Crozier, Sciences Humaines, hors-série, n° 9, mai-juin 1995.

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GARY BECKER (1930-2014) L’individu calculateur

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ary Becker, au carrefour de la sociologie et de la science économique, s’est intéressé à des sujets aussi divers que les discriminations, le capital humain, l’allocation du temps, la criminalité, la justice, la famille. Son point d’entrée : la rationalité des individus. Il s’agit d’éclairer les comportements humains à la lumière des incitations qui peuvent freiner ou favoriser une décision. De cette perspective d’analyse des problèmes sociaux avec les outils de la science économique, il ressort que l’on s’engage dans un acte délictueux, dans une carrière criminelle, dans une union (ou une séparation) en pesant, plus ou moins inement, les avantages et coûts de telles décisions. Cette théorie du choix rationnel, qui inluencera notamment un Raymond Boudon, s’appuie sur la mise en évidence des préférences individuelles. Celles-ci portent sur des investissements de long terme (par exemple dans le système éducatif ), des habitudes (fumer, boire, conduire ou non avec sa ceinture de sécurité) ou des agissements quotidiens (préférer lire un livre ou regarder la télévision). Là où sociologues, psychologues et anthropologues voient, généralement, de la morale, des normes et pressions sociales, des forces culturelles, l’approche beckérienne revient à tout ramener à des préférences individuelles. L’individu, vu par Becker, n’est pas totalement ni tout le temps rationnel. Il est, néanmoins, toujours en quête de bonheur et prêt à arbitrer entre des choix diférents pour obtenir des satisfactions. Ainsi, la criminalité n’est pas le fait de personnalités déviantes, mais d’acteurs rationnels qui arbitrent entre leurs obligations, opportunités et aspirations, en fonction des risques. Le criminel met ainsi en balance l’espérance de gain d’un acte illégal et le risque de sanction. Becker raconte que cette idée 107

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lui est venue lorsqu’en retard pour une soutenance de mémoire, il eut à choisir entre, d’un côté, perdre du temps pour trouver et payer une place de parking et, de l’autre côté, se garer là où c’est interdit et risquer une amende. Becker it rationnellement le choix « criminel » (sans, d’ailleurs, recevoir de contravention). Constatant que la criminalité a augmenté à mesure que les peines déclinaient, Becker plaide pour l’alourdissement des sanctions, mais, surtout, pour la certitude de la punition. Le fond de l’afaire est toujours un calcul de probabilités.

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Une analyse économique révolutionnaire

Plus globalement, la théorie de Becker repose sur le « capital humain » dont tout individu est détenteur. Ce capital se compose, par exemple, des expériences professionnelles, de l’état de santé. Il consiste en capacités innées et en capacités acquises au prix d’investissements (dépenses matérielles pour se former, temps consacré au maintien ou à l’amélioration de ses capacités). Cette notion, devenue phare, permet de saisir de façon nouvelle la vie en entreprise ou en famille. Le mariage se comprend d’ailleurs comme un contrat permettant d’optimiser le capital humain des membres du foyer. La femme s’engage à faire des enfants puis à s’en occuper en échange de protection et d’assurance. Becker n’a pas une vision traditionaliste de la famille (même s’il insiste sur le fait qu’il s’agit de l’institution la plus fondamentale). Il considère que les femmes sont victimes de discriminations, avec lesquelles elles composent. Le foyer est une unité de production de services domestiques (ménage, cuisine, relations sexuelles…), et tout ce qui le concerne (vie quotidienne, mais aussi décisions radicales comme le divorce) peut être décrit par les mécanismes économiques d’optimisation individuelle. L’éducation, au sein de la famille comme, plus largement, à l’échelle d’un pays, devient un investissement dans le capital humain, tout comme l’achat d’une machine est un investissement dans le capital physique d’une entreprise. Cette nouvelle façon de voir la formation a révolutionné tout un pan de l’analyse économique. 108

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Les rouages de la société

Becker a été pionnier avec cette application systématique de la démarche économique aux sujets sociaux, et a mis du temps avant de convaincre du bien-fondé de sa démarche. Consacré par l’obtention du prix Nobel d’économie en 1992, pour « avoir étendu le domaine de l’analyse microéconomique à un grand nombre de comportements et d’interactions humains, y compris le comportement non marchand », c’est certainement lui qui a permis à l’économie – qu’on le déplore ou qu’on le célèbre – d’investir d’autres thèmes que ce qui relevait seulement des questions de marché et de croissance. La science économique est d’ailleurs depuis critiquée pour son impérialisme, tandis que ses outils et son vocabulaire sont employés dans tous les autres domaines des sciences sociales. Si beaucoup critiquent cette vision de l’homme mû par son seul intérêt, Becker soutient que les individus ne sont pas uniquement motivés par l’égoïsme. Les comportements sont commandés par un riche ensemble de valeurs et de préférences. Que le modèle des choix rationnels, à la Becker, permet d’approcher. Mais ce modèle est loin d’être unique et parfait. Julien Damon

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Les penseurs de la société

Économie et altruisme L’altruisme a été étudié dans le cadre de la théorie des jeux, qui sert aujourd’hui de référence pour de nombreuses recherches en micro-économie et en sciences politiques. Le cadre de rélexion est le suivant : à quelles conditions un individu supposé rationnel a-t-il intérêt à coopérer avec autrui ? L’économiste Gary Becker a proposé, en 1976, le théorème du rotten kid (enfant gâté). Dans les cas d’interdépendance entre les revenus de chacun (comme c’est le cas dans une famille), G. Becker montre qu’un « enfant gâté » (qui reçoit des revenus de ses parents) n’a pas intérêt à capter un supplément de revenu à son proit. Cela conduirait à terme à réduire le revenu global de la famille et donc ses revenus propres. Cet altruisme, qualiié « d’altruisme stratégique », vise à montrer par le calcul rationnel qu’on a parfois intérêt à ne pas être trop intéressé…

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Extrait de « Les approches de l’altruisme », Sciences Humaines n° 103, Mars 2000.

LA SOCIÉTÉ ÉCLATÉE

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– Michel Foucault. Une microphysique du pouvoir

(Clément Lefranc) – Edgar Morin. La complexité du social (Jean-François Dortier) – Les penseurs de la postmodernité (Louisa Yousi) – Bruno Latour. L’acteur-réseau (Xavier Molénat) – Axel Honneth. La société de reconnaissance (Catherine Halpern) – Luc Boltanski. La force de la critique (Xavier Molénat)

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MICHEL FOUCAULT (1926-1984) Une microphysique du pouvoir

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M

ichel Foucault propose une lecture du pouvoir en termes de rapports de force multiples, d’ampleur microsociologique et structurant les activités des hommes en société. Autrement dit, le pouvoir n’est pas décelable en un lieu précis (Assemblée nationale, conseils d’administration, grandes irmes…), mais se déinit au contraire par son ubiquité. C’est une sorte de lux qui traverse et connecte l’ensemble des éléments du corps social. Sa thèse s’oppose plus explicitement aux analyses qui associent pouvoir et formes extérieures de domination. Face aux juristes, il soutient que le pouvoir ne peut être associé à un ensemble de dispositifs légaux qui ont pour but de soumettre les citoyens aux normes édictées par l’État. Face aux psychanalystes, il ne décrit pas seulement le pouvoir sous l’angle des igures symboliques du père, de la loi, etc. Face aux marxistes, il diférencie pouvoir et système général de domination, exercé par des institutions répressives, les fameux « appareils idéologiques d’État » (comme l’école ou la justice) décrits par Louis Althusser. Foucault se distingue enin des théoriciens de l’élite (Vilfredo Pareto, Charles W. Mills) pour qui le pouvoir est une denrée rare, dont la possession permet d’opposer élite et masse.

Les quatre caractéristiques du pouvoir

Son approche du pouvoir, conçu comme une sorte de courant électrique incapable de se focaliser dans des institutions, fait rebondir l’analyse sur un tout autre terrain. En efet, pour Foucault, le pouvoir agit directement sur le corps. Au cœur même de l’usine, de la famille, de la caserne, il s’exprime sous forme de règlements, disciplines, injonctions qui font du corps 113

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Les penseurs de la société

une matière à travailler. Il s’agit par exemple, avec le capitalisme naissant, de couler l’énergie sauvage dont disposent les hommes dans un moule disciplinaire, de la dompter ain de la transformer en force de travail. Dans La Volonté de savoir (1976), Foucault précise sa pensée en attribuant quatre caractéristiques au pouvoir : • Le pouvoir est immanent : il n’est pas uniié par le haut, mais s’exerce dans des « foyers locaux » (rapports entre pénitent et confesseur, employé et employeur, enfant et éducateur…). • Le pouvoir varie en permanence : il y a d’incessantes modiications dans les rapports de force (entre enfant et éducateur, employé et employeur…), dont ne saurait rendre compte l’analyse traditionnelle des institutions. • Le pouvoir s’inscrit dans un double conditionnement : en dépit de son caractère microphysique, il obéit également à une logique globale qui permet de caractériser une société à une époque donnée. • Le pouvoir est indissociable du savoir : tout point d’exercice du pouvoir dans une société moderne est également un lieu de formation du savoir (sur le vivant, la folie, le sexe mais aussi la petite enfance ou l’art de produire…). De façon symétrique, tout savoir établi permet et assure l’exercice d’un pouvoir. Par exemple, l’extraction administrative du savoir (démographie, criminologie…) est une manière de connaître la population pour mieux la gouverner et la contrôler.

Naissance de la société disciplinaire

Foucault montrera ainsi, dans Surveiller et Punir (1975), comment dans toute l’Europe au début du xixe siècle, le supplice disparaît et laisse la place à un calcul savant des peines : « Ce n’est plus le corps supplicié, mais le corps assujetti à travers lequel on vise le contrôle des âmes. » Naît un véritable pouvoir disciplinaire pliant tout à la fois les âmes et les corps, que ce soit à la prison mais aussi à l’école, à la caserne, à l’hôpital ou à l’atelier. Les emplois du temps régissent le corps dans chacun de ses mouvements. Les règlements prescrivent les gestes de chaque activité : position de l’écolier pour écrire, gestuelle des 114

La société éclatée

militaires, mouvements du corps pour respecter le rythme des machines dans les ateliers… Procédure d’objectivation et d’assujettissement, l’examen permet une ixation « scientiique » des diférences individuelles. L’élève, le malade, le fou y sont soumis et c’est pourquoi Foucault airme que la société disciplinaire a donné naissance aux sciences sociales – psychologie, psychiatrie, criminologie… – et institué « le règne universel du normatif » avec ses agents que sont le professeur, l’éducateur, le médecin et le policier qui repèrent et isolent les déviants. En portant un tel diagnostic sur notre modernité et en reformulant la question du pouvoir, Foucault ébranle les certitudes établies depuis la philosophie des Lumières et montre clairement la nécessité de gratter le sous-sol de notre société disciplinaire. Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo ([email protected]) - 29-05-2015

Clément Lefranc

Concepts clés Biopolitique Ce terme rend compte de la mutation qui a lieu, selon Michel Foucault, au tournant de la in du xviiie siècle et du début du xixe siècle : le pouvoir ne vise plus alors seulement à gouverner des individus mais des populations à travers la gestion de la santé, de l’hygiène, de la sexualité, de la natalité. La gestion de la « vie » est devenue un objet politique comme l’attestent les mesures dites de santé publique.

Souci de soi Apparu tardivement chez Foucault, ce concept désigne les techniques que met en œuvre un individu pour se construire et se transformer. S’appuyant sur les philosophes antiques, il montre cependant que, loin de l’introspection et de l’idéologie du « changement personnel », ce souci de soi est profondément politique : il s’agit, à travers la igure d’un maître d’existence, d’accorder sa vie aux principes que l’on s’est donnés. Loin de tout égoïsme, Foucault le décrit comme un mode de pouvoir : se gouverner soi-même, c’est se mettre en mesure de gouverner les autres.

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EDGAR MORIN La complexité du social

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«I

l serait excessivement candide, particulièrement pour un sociologue, d’imaginer la sociologie comme une science pure, séparée des intérêts et des pressions sociales, d’imaginer une sociologie en quelque sorte dégagée des réalités sociologiques. (…) La sociologie est tout imprégnée d’idéologie. Au sociologue d’en avoir conscience (…). Il porte en lui des présuppositions inconscientes qu’il est de son devoir de reconnaître et d’extirper. » Ces lignes ont été écrites en 1952 par un jeune sociologue de 31 ans entré un an plus tôt au CNRS, en rupture de ban du Parti communiste : Edgar Morin. L’année précédente, il avait publié L’Homme et la Mort, un essai de « socioanthropologie » sur la mort qui relétait l’un des thèmes obsessionnels du jeune auteur, depuis le décès de sa mère survenu lorsqu’il n’avait encore que dix ans. Ce lien entre son travail et les tourments de sa vie, Morin l’assumera pleinement tout au long de son œuvre où se mêlent recherche et engagement, événements personnels et bouleversements de l’histoire. Dans L’Homme et la Mort, puis dans Le Cinéma ou l’Homme imaginaire (1956) se trouvent déjà présents quelques thèmes clés que l’on retrouvera plus tard. S’y entremêlent des niveaux d’analyses anthropologiques, sociologiques, historiques, psychologiques et les forces contraires qui travaillent toute société. Le Paradigme perdu (1973) soutient que la nature multidimensionnelle – « bio-anthropo-sociologique » – de l’humain exige l’articulation des savoirs disciplinaires. Chaque discipline des sciences humaines n’aborde l’homme que sous l’une de ses dimensions. Ce faisant, elle le découpe, le mutile et s’interdit donc de le comprendre vraiment. 116

La société éclatée

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Une sociologie au présent

L’œuvre de Morin se découpe en plusieurs périodes et vies parallèles : celle de l’intellectuel engagé, du sociologue, du philosophe, de l’écrivain à la fois amoureux de la vie, émerveillé et tourmenté, désireux de tout comprendre dans une sorte de pensée globale et complexe et conscient des limites de cette vaste entreprise. Dans les années 1960, il publie coup sur coup L’Esprit du temps (1962), La Métamorphose de Plozevet (1967), Mai 1968 : la brèche (1968), La Rumeur d’Orléans (1969). Parallèlement, il rédige de nombreux articles sur des sujets « mineurs » : la publicité, la chanson, la jeunesse, l’astrologie. Toutes ces études ont un thème commun : l’irruption de la « modernité » dans la société française. Ces changements, le sociologue entend les saisir « à chaud », au moment où ils se déroulent. Tel est l’objet de ce que Morin dénomme la « sociologie au présent ». Sa pensée invite à une méthodologie multidimensionnelle. Contre l’observation à partir d’une méthode unique (questionnaire fermé, sondage, étude de comportements), la bonne compréhension d’un phénomène suppose de croiser plusieurs sortes de données : quantitatives et qualitatives, analytiques et globales. La proximité et l’immersion du chercheur sont nécessaires ; c’est ce qu’il nomme la méthode « in vivo » (pratiquée pour La Rumeur d’Orléans, La Métamorphose de Plozevet).

La nature de la société

Les analyses de sociologie du présent et l’élaboration conjointe d’une théorie de la complexité conduisent Morin à forger une vision de la société qui va à l’encontre des analyses en termes de structures, de fonctions ou de système intégrés, qui avaient dominé la sociologie d’après-guerre. Morin conçoit le monde social comme une entité où travaillent en permanence des forces contraires qui s’assemblent et s’opposent, où ordre et désordre se mêlent, où les actions individuelles et les événements sont à la fois produits et producteurs de la dynamique sociale, où les phénomènes d’émergence, d’auto-organisation et de bifurcations viennent parfois briser les régularités de l’ordre social. 117

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Les penseurs de la société

La conscience de la complexité sociale débouche aussi sur une conception de la démarche des sciences humaines. D’abord, l’irréductible imbrication des phénomènes humains suppose de relier entre eux les diférents niveaux d’analyse. La démarche réductionniste, dominante dans les sciences sociales et consistant à séparer les phénomènes pour les étudier dans le détail, ne peut être qu’une étape de la recherche. Les sciences de l’homme se sont enfermées dans des modèles réducteurs qui enferment l’humain dans une seule de ses dimensions. Pour autant, la démarche complexe ne doit pas se réduire à une grille abstraite que l’on peut projeter sur le réel pour l’enfermer dans ses rets. La véritable connaissance suppose un allerretour permanent entre synthèse et analyse, savoirs spécialisés et approche globale, objet concret et théorie. Tant il est vrai, comme l’airmait Pascal, qu’il est « impossible de connaître le tout si je ne connais pas singulièrement les parties, mais je tiens pour impossible de connaître les parties si je ne connais pas le tout de ces parties ». Enin, cette démarche de la complexité suppose d’inclure l’observateur dans son observation. Le sociologue n’est jamais en position de surplomb par rapport à l’objet étudié. C’est ce qu’avait déjà compris le jeune Morin dès 1952. Jean-François Dortier

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La société éclatée

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La Métamorphose de Plozevet. Commune en France (1967) En 1965, Edgar Morin pilote une enquête globale sur les transformations d’une petite commune française : Plozevet, un bourg de l’extrême Finistère, en plein pays bigouden. Plozevet est une commune agricole. L’identité bigoudène y est assez airmée. Politiquement, c’est une commune « rouge » (laïque et de gauche), à la diférence de ses voisines. Mais en ce début des années 1960, la France rurale connaît une phase de progrès rapide, stimulée par l’arrivée des tracteurs et des engrais, promue par une minorité active de jeunes agriculteurs qui encouragent à la modernisation. Parallèlement se produit une autre mutation majeure : la « révolution domestique ». Arrivent dans les foyers les réfrigérateurs, la télévision, les 2 CV, la salle de bain, le moulin à café électrique, etc. Ici, ce sont les femmes, « agents secrets de la modernité », qui poussent leurs maris à équiper les maisons du « confort moderne ». La jeunesse est un autre groupe innovateur. Les jeunes ne veulent plus vivre comme leurs aînés. Dans les cafés du centre-ville, les « blousons noirs » se regroupent, écoutent la musique au juke-box, jouent au baby-foot. La Métamorphose de Plozevet (rééd. coll. « Pluriel », 2013) est un bel exemple d’analyse multidimensionnelle où les facteurs économiques, sociaux, idéologiques sont saisis dans leur imbrication pour expliquer la dynamique d’une microsociété en plein bouleversement. Un petit monde qui relète des tendances globales de la société française tout en gardant un caractère singulier et local. J.-F. D.

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PENSEURS DE LA POSTMODERNITÉ

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N

otion forgée en opposition aux grandes idéologies de la modernité, la postmodernité ouvre la voie à une nouvelle ère. Celle de l’éclatement des savoirs et de la société redessinée par le règne de l’individu. À l’image de l’époque qu’elle prétend qualiier, la postmodernité est une notion confuse recouvrant diverses réalités. C’est pourquoi il convient d’emblée de distinguer le postmodernisme de la postmodernité. Le postmodernisme correspond, en efet, à un ensemble de mouvements philosophiques et culturels marquant une rupture avec le modernisme esthétique et intellectuel des Lumières. En revanche, la postmodernité désigne les bouleversements structurels des modes de vie et d’organisation sociale propres au xxe siècle. Ainsi, alors que le postmodernisme appelle à délimiter activement une rupture vis-à-vis de la modernité visant à s’émanciper des grandes idéologies, la postmodernité se propose comme une théorie sociale délivrant un diagnostic historique. Celui de la disparition des grands récits de la modernité qui donnaient un sens homogène à l’histoire.

Vérité, juste, beau : des discours diférents

héorisée et popularisée par le philosophe Jean-François Lyotard, la postmodernité est le résultat de l’écroulement des régimes communistes qui prétendaient émanciper l’homme en lui promettant un avenir meilleur. C’est en 1979 que Lyotard publie La Condition postmoderne, où il développe sa théorie critique des idéaux progressistes et rationalistes. Selon lui, il ne faut plus rien attendre des pensées totalisantes qui ont jalonné le siècle, tels que le marxisme, la psychanalyse, le structuralisme et la phénoménologie. Sonnant le glas des « métarécits » de la 120

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La société éclatée

modernité, il voit dans l’émergence de la postmodernité une véritable crise du discours. Les discours scientiiques et politiques n’ont, en vérité, pas la même inalité. Au contraire, la science, la politique et l’art ont des objectifs diférents allant jusqu’à se contredire parfois. La vérité scientiique ne suit pas automatiquement le juste visé par la politique ou le beau artistique. Le progrès alors prôné par les Lumières n’a dès lors plus aucune réalité, puisqu’il ne prend pas acte du caractère fragmenté de la société qui porte en elle des codes sociaux et moraux fondamentalement incompatibles. C’est l’une des principales particularités de l’ère postmoderne. Aucun savoir ne peut plus être solidement ancré dans un fondement indiscutable ; dit plus radicalement, cet efort de fondation ne semble même plus avoir de sens tant on ne dispose plus de critères pour en juger la validité. Pour Lyotard, ce renoncement en une fondation inébranlable n’est autre que le renoncement de la foi aveugle dans le progrès scientiique et technologique. Remuée par deux guerres mondiales, par la Shoah et par le développement de la menace nucléaire, la raison, dernière idole de la pensée moderne, n’est plus confondue avec la notion de progrès. La vision postmoderne refuse l’idée selon laquelle la raison uniierait le savoir humain dans un même sens et souligne la coexistence de savoirs hétérogènes, éclatés. Dès lors, la réalité sociale témoigne d’un nouvel ordre sociopolitique qui conteste l’hégémonie du modèle des luttes de classes, porteur d’un projet universel. Le monde fragmenté et individualisé du discours postmoderne rend caduque une explication de la totalité sociale qui puiserait dans une théorie des classes comme sujets intéressés collectivement. Il s’agit ici de l’efondrement du matérialisme historique, c’est-àdire du marxisme lui-même. En efet, ce dernier prétendait établir scientiiquement une conception où le prolétariat, classe et sujet de l’histoire, était dans sa lutte contre la bourgeoisie investi du projet universel d’émancipation.

Le règne de l’individu

L’ébranlement postmoderne des savoirs a conduit néces121

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Les penseurs de la société

sairement au relativisme et à la méiance vis-à-vis de l’autorité désormais perçue comme douteuse, puisque ne pouvant plus se légitimer sur des critères iables. Il s’agit alors de ne se déterminer que par soi-même, c’est-à-dire en tant qu’individu. Dans L’Ère du vide (1983), Gilles Lipovetsky constate que la in des illusions révolutionnaires a laissé place à une véritable quête personnelle de l’ego devenu nouvelle obsession de l’homme postmoderne. La libération personnelle et sexuelle s’accompagne en réalité d’un sentiment de plus en plus frappant de vide dont se nourrit le narcissisme ambiant. « Le procès de personnalisation impulsé par l’accélération des techniques, par le management, par la consommation de masse, par les médias, par les développements de l’idéologie individualiste, par le psychologisme, porte à son point culminant le règne de l’individu. » Comblant le vide idéologique par des plaisirs matériels, l’individu postmoderne ne porte plus aucun intérêt aux institutions collectives au proit d’une régulation hédoniste de son rapport aux autres, abusant de la séduction et de l’humour généralisé. Ce néoindividualisme, Lipovetsky l’appellera « seconde révolution individualiste ». Par ailleurs, la postmodernité sanctionne également un nouveau rapport au temps. En quête constante du bien-être, l’individu ne s’embarrasse plus d’un passé à transmettre ou d’un futur à promettre. À l’inverse, il voue un véritable culte au présent. Attaché à analyser les relations qu’entretiennent les sociétés avec la temporalité, le sociologue Michel Mafesoli voit une corrélation entre l’hédonisme postmoderne et une forme de présentéisme. L’ordre postmoderne est ainsi donné : il faut vivre ici et maintenant ! Le progrès n’ayant plus de fondement dans le passé et n’ayant plus rien à apporter dans l’avenir, c’est désormais au présent qu’il faut se ier. Mais alors que la théorie individualiste de Lipovetsky revêt une forme pessimiste, Mafesoli, dans son ouvrage Le Temps des tribus (1988) voit dans la fragmentation sociale non pas l’émergence d’un individualisme radical qui conine chaque individu dans son propre narcissisme mais l’émergence de liens contractuels hétérogènes. Ces réseaux virtuels, se manifestant dans le partage des goûts et des intérêts communs, agiraient comme de petites tribus en expansion. 122

La société éclatée

Ainsi, au-delà de l’individualisme, Mafesoli pose comme un progrès l’accomplissement de la liberté individuelle et l’hétérogénéité qu’elle implique. Louisa Yousi

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La Société de consommation Nous ne vivons plus dans une société constituée d’hommes mais dans une société faite d’objets. Telle est la thèse principale du célèbre ouvrage du philosophe Jean Baudrillard, La Société de consommation (1970). Se caractérisant par un cycle de vie particulièrement court, les objets doivent se renouveler à un rythme efréné ain de répondre à l’idéal hédoniste de la société postmoderne : « À proprement parler, les hommes de l’opulence ne sont plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d’autres hommes que par des objets. Leur commerce quotidien n’est plus tellement celui de leurs semblables que, statistiquement selon une courbe croissante, la réception et la manipulation de biens et de messages, depuis l’organisation domestique très complexe et ses dizaines d’esclaves techniques jusqu’au “mobilier urbain” et toute la machinerie matérielle des communications et des activités professionnelles, jusqu’au spectacle permanent de la célébration de l’objet dans la publicité et les centaines de messages journaliers venus des mass media, du fourmillement mineur des gadgets vaguement obsessionnels jusqu’aux psychodrames symboliques qu’alimentent les objets nocturnes qui viennent nous hanter jusque dans nos rêves. » Décrivant le monde des marchandises comme un « système de signes », indépendant de la réalité, Baudrillard voit dans la consommation de masse un mode nouveau de communication. En efet, dans la société de consommation, les objets ne sont désormais plus des valeurs d’usage qui leur confèrent une réelle utilité mais des signes et des symboles au service du consommateur qui apprend à se déinir et à se diférencier en fonction de son habilité à les manipuler. Ancrés dans un imaginaire façonné par la publicité, les objets ne présentent un intérêt que dans les associations d’idées qu’ils suggèrent. Ainsi un paquet de cigarettes ne doit son pouvoir d’attraction que dans l’image sensualisée et glamourisée que les publicitaires, accordés avec les autres médias de masse tels que le cinéma, ont conféré à ce produit pour le rendre désirable. En renvoyant à une communauté ou à une appartenance à un groupe social, les signes relétés par les biens rendent le cycle de la consommation inini. Car l’achat ne provient plus d’un manque objectif, mais d’un besoin de reconnaissance sociale qui est inépuisable. L.Y.

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Sommes-nous entrés dans une seconde modernité ? Et si, au lieu d’avoir rompu avec les idéaux modernes, nous vivions dans la première véritable modernité ? C’est en tout cas le diagnostic que formulait dès 1986 le sociologue allemand Ulrich Beck. Dans La Société du risque, il airmait qu’un changement majeur s’était produit au sein des sociétés modernes : alors qu’auparavant, le risque provenait essentiellement de la nature (catastrophes naturelles, épidémies…) et faisait donc peser de l’extérieur une menace sur la société, aujourd’hui, c’est la société elle-même qui crée du risque. Maladie de la vache folle, plantes transgéniques, manipulation du vivant : tous ces « risques » sont produits par l’activité humaine, et il ne s’agit plus tant de les écarter que de les gérer, en sachant que l’on ne pourra en maîtriser tous les aspects, dans un contexte où les avancées de la science accroissent notre incertitude. Beck tire de ces observations une conclusion lapidaire : d’une société fondée sur la répartition des richesses, nous serions passés à une société fondée sur la répartition des risques. Mais cette analyse dépasse largement les seuls risques industriels. En fait, selon lui, ce sont tous les compartiments de la vie qui sont désormais gérés selon le paradigme du risque. Le sociologue insiste fortement sur le fait qu’il ne parle pas, bien au contraire, d’une montée de l’individualisme. Pour lui, « l’individualisation signiie en premier lieu la décomposition, en second lieu l’abandon des modes de vie de la société industrielle (classe, strate, rôle sexué, famille) pour ceux sur la base desquels les individus construisent, articulent et mettent en scène leur propre trajectoire personnelle » (« Le conlit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités », Lien social et politique, n° 39, 1998).

Détraditionnalisation et réflexivité Autrement dit, les formes traditionnelles d’appartenance, qui enserraient l’individu, déclinent, ce qui ouvre grand le champ de la décision. Tout, désormais, est soumis au choix et à la décision de l’individu, dans un contexte où il est de plus en plus en diicile de prévoir son avenir : les carrières professionnelles ne sont plus linéaires, les couples ne sont plus éternels, et même le partage des tâches ne va plus de soi. L’individualisation est « une contrainte, il est vrai paradoxale, à la réalisation de soi ». Quand Beck mais aussi son collègue anglais Anthony Giddens parlent de la seconde modernité comme de la véritable modernité, c’est donc au sens où celle-ci serait la première forme de société fondamentalement « détraditionalisée ». En efet, la modernité, qui avait été initialement conçue contre la tradition (par la valorisation de la raison, de l’individu…), avait elle-même repris ou créé des éléments de traditions. Par exemple, la

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La société éclatée

croyance, typiquement moderne, dans le progrès ou en la science, revêtait une dimension religieuse, donc traditionnelle. Beck va plus loin, en traitant comme tradition la structure sociale dominante de la modernité : les classes sociales, la famille comme élément de base de la société, la répartition des rôles sexuels… Aujourd’hui, ces éléments déclinent, notamment sous l’inluence des mouvements féministes et de l’entrée des femmes sur le marché du travail, mais sans être remplacés par de nouveaux modèles. Nous sommes donc dans une société posttraditionnelle non pas au sens où il n’y aurait plus de transmission intergénérationnelle de modèles normatifs, mais au sens où ces éléments ont perdu leur force d’évidence, d’allant-de-soi. À ce constat, Giddens joint celui d’une « rélexivité » accrue, entendue comme « l’examen et la révision constants des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère » (Les Conséquences de la modernité, L’Harmattan, 1994). L’augmentation des lux médiatiques et de la connaissance scientiique des phénomènes sociaux fait que l’information sur telle ou telle pratique contribue à modiier cette pratique. Ainsi, les acteurs des marchés boursiers guident leur action par la connaissance des tendances de ce même marché, de même que les sondages préélectoraux peuvent inluencer le choix des électeurs. Plus généralement, à l’échelle individuelle, c’est l’ensemble des pratiques, du choix de vêtements aux pratiques sexuelles (Les Transformations de l’intimité, Hachette, 2006), qui sont, selon Giddens, ainsi « réléchies ». Xavier Molénat

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BRUNO LATOUR L’acteur-réseau

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ela avait commencé comme une provocation. Dans La Vie de laboratoire (1979), Bruno Latour et Steve Woolgar partent étudier le fonctionnement d’un laboratoire de neuroendocrinologie comme s’il s’agissait d’une tribu aux mœurs inconnues. Ils insistent sur la place qu’y occupent les « inscriptions littéraires », c’est-à-dire les « traces, tâches, points, histogrammes, nombres enregistrés, spectres, pics… » que produisent les équipements tels que les spectromètres, qui participent à la transformation de la réalité matérielle en données puis en faits. L’activité du laboratoire semble en efet moins orientée vers la recherche de la vérité que vers la production d’articles scientiiques, où il s’agit de mobiliser les bonnes « inscriptions » pour convaincre les pairs. Mais étudier le travail des scientiiques ou des ingénieurs suppose également de les suivre hors de leur laboratoire, car cette élaboration d’énoncés n’est pas séparable d’un travail de mobilisation et d’enrôlement d’individus (autres chercheurs, responsables politiques), d’êtres naturels, d’objets techniques (microscopes, sismographes) ou de groupes, qui aboutit à la formation d’un réseau qui va donner sa force à l’énoncé. Dans cette approche, qualiiée de « sociologie de la traduction » ou de « sociologie de l’acteur-réseau » (SAR), la science et la technique sont vues comme un travail où le travail d’argumentation est inséparable d’un travail de mobilisation d’alliés au sein de « réseaux sociotechniques ». L’énoncé prend de la force au fur et à mesure qu’il est « traduit », c’est-à-dire lié aux énoncés d’autres acteurs. Des actants disparates, aussi bien humains que non humains, s’unissent, font converger leurs volontés, et semblent ainsi agir comme un seul homme : ils forment à ce moment-là un acteur-réseau. 126

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Une sociologie des associations

À sa parution, l’étude avait fait scandale, semblant réduire la science à un jeu de manipulation. Pourtant, plus de trente ans après, la SAR se porte bien, et ne se cantonne plus, loin s’en faut, aux sciences studies. Dans Changer de société, refaire de la sociologie (2005), Latour explique que « la société » n’existe pas en tant que telle, contrairement à ce que pouvait penser par exemple Émile Durkheim. Ce que l’on peut observer, ce sont des individus en permanence en train de créer des liens, des connexions. À la sociologie du social, le sociologue, fortement inspiré par Gabriel Tarde, préfère donc une sociologie des associations : c’est quand les réseaux et les associations formées par les individus se stabilisent qu’émerge quelque chose comme « le social ». La société n’est qu’un éternel assemblage/désassemblage de liens. Une approche qui permet notamment de dépasser certaines oppositions stérilisantes, telle l’opposition entre « micro » (analyses focalisées sur les interactions quotidiennes) et « macro » (traiter du social par les institutions, les groupes sociaux structurés…). L’approche en termes d’acteur-réseau permet, selon Michel Callon et Latour, de voir que s’il y a bien des microacteurs et des macroacteurs, cette diférence de taille n’est pas donnée : elle est obtenue « par des rapports de force et la construction de réseaux ». Ainsi, « dès qu’un acteur dit “nous”, voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit. » Le même constat peut valoir pour la distinction dominant/dominé, qui n’est pas une qualité intrinsèque des acteurs mais le résultat d’un travail de mobilisation d’alliés. Marginale à ses débuts, la SAR a d’abord eu une forte inluence dans le monde anglo-saxon avant d’entrer peu à peu dans le mainstream sociologique français. Il est vrai que, depuis une quinzaine d’années, la place croissante, dans l’espace public, des controverses scientiiques (sida, vache folle, changement climatique…), où science, politique et mobilisations citoyennes sont inextricablement mêlées, a donné quelque crédit à cette perspective, qui a été étendue à d’autres objets : pratiques cultu127

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relles (Antoine Hennion), marchés inanciers et comportements économiques (Fabian Muniesa, Michel Callon), droit (Latour, La Fabrique du droit, 2002)… Cette volonté de suivre les acteurs au plus près de leur action, de décrire comment se construisent les collectifs, de réintroduire les non-humains (objets, animaux, entités diverses) dans la vie sociale, sans expliquer cette dernière par les propriétés sociologiques traditionnelles (âge, sexe, CSP…), a également eu une grande inluence sur la sociologie « pragmatique » développée autour de Luc Boltanski. Beaucoup restent sceptiques, jugeant que l’évident bonheur d’écriture de Latour et son incontestable talent à manier les métaphores et les analogies cachent, au fond, des descriptions assez traditionnelles du monde social. Il n’empêche : la SAR est un véritable acteurréseau qui ne cesse de grandir… Xavier Molénat

Mots-Clés Actant Ce terme, emprunté à la sémiotique, désigne l’ensemble des éléments, humains comme non humains, qui composent un réseau sociotechnique. Par exemple, un automobiliste utilisant son véhicule s’inscrit dans un réseau où les actants sont aussi bien les garagistes, les compagnies de pétrole que le bitume de la route ou les feux tricolores.

Symétrie généralisée (principe de) En sociologie des sciences, le principe de symétrie posé par David Bloor enjoignait d’expliquer de la même manière les succès et les échecs scientiiques. Michel Callon et Bruno Latour élargissent ce principe en imposant de traiter dans les mêmes termes la nature et la société, c’està-dire de décrire avec le même langage l’action des humains et des nonhumains (entités naturelles, objets, dispositifs…).

Traduction Repris au philosophe Michel Serres, ce concept désigne l’ensemble des opérations (négociations, persuasion, violences…) grâce auxquelles « un acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force ».

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AXEL HONNETH La société de reconnaissance

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econnaissance, le mot est partout. En général pour en marquer le manque. Pour évoquer le malaise de salariés jugeant que leur contribution dans l’entreprise n’est pas perçue à sa juste valeur. Pour dénoncer les discriminations subies par certaines minorités, qu’elles soient sexuelles, culturelles ou religieuses. Pour comprendre le malaise de nombreux jeunes de banlieue qui rejettent le mépris dont ils sont l’objet. Pour exiger que l’État face une place oicielle à des pages sombres de son histoire, tels l’esclavage ou la colonisation. La reconnaissance est un mot magique qui semble capable de saisir dans ses larges rets tous les malheurs du monde ou presque. Est-elle un fourre-tout bien commode ou un concept opératoire ?

De Hegel à Honneth

On doit au philosophe allemand Axel Honneth d’avoir repris la question de la reconnaissance avec rigueur pour en faire le pivot d’une nouvelle théorie de la société. Le concept n’est pas neuf. Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit mettait en scène la lutte engagée par deux individus pour faire reconnaître l’un à l’autre leur liberté. Ce conlit prenait la forme d’un afrontement marquant le besoin qu’a chacun du regard de l’autre pour reconnaître sa propre valeur. C’est donc sur une lecture de Hegel que A. Honneth, le dernier héritier de l’école de Francfort, va asseoir sa théorie critique de la société, et non sur Karl Marx comme l’avaient fait ses prédécesseurs. La lutte pour la reconnaissance produit une tension qui pousse la société à approfondir toujours plus ses principes de justice. Elle joue un rôle moteur dans l’histoire qui conduit par exemple dans la sphère politique à étendre le droit de vote d’une petite élite à tous les hommes, puis aux 129

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Les penseurs de la société

femmes, qui sait peut-être demain aux étrangers vivant sur le territoire… Pour A. Honneth, la société n’est pas un agrégat d’individus égoïstes mus par le calcul rationnel de leurs intérêts. Les hommes ont des attentes morales. Les mobilisations et les luttes sociales apparaissent alors sous un jour très diférent : elles ne visent pas seulement à obtenir des avantages matériels, elles sont des « luttes pour la reconnaissance ». Cette conception de la société, A. Honneth l’assoit sur une certaine compréhension de l’homme, celle d’un être qui pour être épanoui, pour avoir une relation harmonieuse à lui-même, a besoin des autres. De leur amour, de leur considération, de leur respect, tant dans leur regard que dans leurs jugements et leurs comportements. A. Honneth distingue trois principes de reconnaissance dans nos sociétés modernes qui déterminent les attentes légitimes de chacun. L’amour, dans la sphère de l’intimité, qu’il soit familial, amoureux ou amical, est indispensable pour parvenir à la coniance en soi. Il s’appuie notamment sur les travaux du psychanalyste Donald Winnicott, qui montraient l’importance de l’attachement à la mère dans la construction de la personnalité de l’enfant. Dans la sphère des relations politiques et juridiques, le principe de l’égalité prévaut : chacun doit avoir les mêmes droits que les autres pour avoir le sentiment qu’on le respecte. Enin dans la sphère collective, l’individu doit pouvoir se sentir utile à la collectivité, il doit avoir le sentiment que l’on prend en considération sa contribution, que ce soit par son travail ou par ses valeurs. On le voit, le programme d’A. Honneth est ambitieux. Les multiculturalistes, tel Charles Taylor, insistaient sur l’importance de la reconnaissance des identités collectives. Pour A. Honneth, tous nos rapports à autrui sont traversés par des attentes de reconnaissance. À ceux qui pensent que notre époque est celle de la in des grands récits, il propose une théorie sociale englobante portée par une vision de l’histoire et du progrès. La reconnaissance serait-elle devenue le nouveau grand paradigme des sciences humaines ? 130

La société éclatée

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Les sciences sociales et la reconnaissance

Les sciences sociales aujourd’hui font un grand usage du terme de « reconnaissance », qu’il s’agisse de penser le travail, la place des minorités, les discriminations, les violences faites aux femmes, les banlieues… L’atteste la multiplication des parutions sur la question, par exemple La Reconnaissance à l’épreuve. Explorations socioanthropologiques, sous la direction de Jean-Paul Payet et Alain Battegay1 ou La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total 2, dirigé par Alain Caillé, au titre évocateur. Le philosophe serait-il victime de son succès ? Tous ne partagent pas cet engouement. Notamment dans le champ du travail, François Dubet3 insiste sur le fait que les individus mobilisent en réalité, pour parler de reconnaissance, plusieurs critères de justice diférents et souvent contradictoires : égalité, mérite, autonomie. Ils font exploser l’évidence et l’unité de la reconnaissance. Je peux estimer que mon mérite n’est pas reconnu parce que ma progression salariale est liée à l’ancienneté, tandis que mon collègue peut soutenir que précisément ce système est juste car il reconnaît l’égalité des salariés par exemple. Pour F. Dubet, on ne peut donc pas faire de la reconnaissance le socle d’une théorie de la justice ou de l’action politique. D’autres soulignent l’usage peu probant fait dans les sciences sociales du concept de reconnaissance : les analyses, si elles sont sensibles au « vécu des acteurs », tendent à pécher par manque d’une vision plus large des rapports sociaux. La faute à Honneth ou à des usages un peu light qui ferait peu de cas d’un appareillage conceptuel rigoureux ? Les acteurs euxmêmes parlent aisément le langage de la reconnaissance sans forcément avoir une vision très claire de ce qu’il recouvre. La reconnaissance telle qu’elle a été conceptualisée par A. Honneth est sans nul doute un bel outil théorique. Reste maintenant à la mettre en musique de manière convaincante. Catherine Halpern 1- J.-P. Payet et A. Battegay (dir.), La Reconnaissance à l’épreuve. Explorations socioanthropologiques, Septentrion, 2008. 2- A. Caillé, La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, La Découverte, 2007. 3- F. Dubet, « Injustice et reconnaissance », Esprit, no 7, juillet 2008.

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Les penseurs de la société

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Les trois principes de reconnaissance, selon Axel Honneth L’image que chacun a de soi, de ses capacités et de ses qualités dépend du regard d’autrui. Axel Honneth distingue trois principes de reconnaissance dans nos sociétés modernes, qui correspondent à trois sphères sociales diférentes. • Le principe de l’amour dans la sphère de l’intimité. L’amour (ou la sollicitude) désigne ici tous les rapports afectifs forts qui nourrissent les rapports amicaux, amoureux, familiaux. C’est grâce à l’expérience de l’amour que chacun peut accéder à la coniance en soi. A. Honneth s’appuie notamment sur les théories psychologiques de l’attachement, qui montrent l’importance du rapport à la mère dans la construction de l’identité personnelle et de l’autonomie. • Le principe de la solidarité dans la sphère de la collectivité. Pour pouvoir accéder au sentiment d’estime de soi, chacun, notamment dans le travail, doit pouvoir se sentir considéré comme utile à la collectivité, en lui apportant sa contribution. • Le principe de l’égalité dans la sphère des relations juridiques. Chacun doit pouvoir sentir avoir les mêmes droits que les autres individus pour développer ainsi le sentiment de respect de soi. Pour A. Honneth, ce sont ces trois principes de reconnaissance qui déterminent les attentes légitimes de chacun.

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LUC BOLTANSKI La force de la critique

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acharnerait-il à brouiller les pistes ? En tout cas, Luc Boltanski, l’une des igures majeures de la sociologie française, aime bien changer de cap. En plus de quarante ans de carrière, il aura développé à travers de nombreux travaux empiriques des visions diamétralement opposées de la société et de l’action des individus. De fait, son parcours résume en partie les évolutions de la sociologie française des vingt dernières années. Après avoir été longtemps l’assistant de Pierre Bourdieu, Boltanski va, au milieu des années 1980, se distancier nettement de la sociologie de la domination promue par le « patron », comme il l’appelle. Dans L’Amour et la Justice comme compétences (1990), dont le premier chapitre s’intitule « Ce dont les gens sont capables », Boltanski airme que l’on ne peut envisager le monde comme fait uniquement de rapports de force qui s’exerceraient à l’insu des acteurs. Ce qui le frappe au contraire, c’est la critique quasi permanente dont le monde social fait l’objet, ainsi que les capacités des individus à se référer à des principes de justice pour fonder, dans tous les domaines, des compromis acceptables.

Une typologie des principes de justice

Il propose donc de passer d’une sociologie critique, qui revendique le monopole de la lucidité sur le monde social, à une « sociologie de la critique » qui prend pour objet les capacités critiques que les individus mettent en œuvre de façon quasi perpétuelle dans le cours de la vie sociale. Dans De la justiication (1991, avec Laurent hévenot), il proposera une typologie des principes de justice auxquels les personnes peuvent se référer lorsqu’ils portent une critique ou qu’ils se justiient dans des 133

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Les penseurs de la société

situations publiques de dispute. Les deux auteurs distinguent ainsi six registres, dont par exemple la justiication civique (fondée sur un idéal d’égalité) ou industrielle (centrée sur des critères d’eicacité et de compétence). Chacun des registres permet d’ordonner les personnes (qui sont plus ou moins « grandes » selon le principe considéré) et de légitimer les accords qu’elles passent. Au-delà de leur objet, relativement circonscrit, ces travaux de Boltanski ont connu un important écho car ils s’inscrivent dans une rélexion plus large sur les manières de penser non plus l’unité mais la plasticité des personnes et la multiplicité des logiques d’action. Appuyés sur des auteurs et courants alors relativement marginaux dans les sciences sociales françaises (ethnométhodologie, Erving Gofman, Bruno Latour…), ils constituent ainsi une alternative aux « sociologies bulldozers », comme les appelle le sociologue Philippe Corcuf, qui expliquent toute situation par le même petit jeu de concept (« intérêt », « stratégie » et « pouvoir » chez Michel Crozier et Erhard Friedberg, « champ », « habitus », « capital » chez Bourdieu par exemple). La question n’est plus de savoir si l’individu « est » stratège, rélexif ou routinier, mais dans quelle situation il l’est, sachant qu’il peut être tout cela successivement, et bien d’autres choses encore. De même, l’intérêt porté par Boltanski et ses collègues aux afaires, scandales et autres controverses vise et contribue à donner une vision moins fataliste et mécanique de la vie sociale. Car dans ces moments critiques, l’occasion est donnée aux acteurs sociaux « de remettre en question certains rapports de force et certaines croyances jusqu’alors institués, de redistribuer entre eux “grandeurs” et positions de pouvoir, et d’inventer de nouveaux dispositifs organisationnels et techniques appelés à contraindre diféremment leurs futures relations ». Bref, tout n’est pas joué d’avance dans le monde social, et ce sont les moments de recomposition qui sont au cœur de ce que l’on qualiie désormais de « sociologie des épreuves ». Reste que, rétif à tout esprit de système, Boltanski n’a cessé de changer de cap. Sa monumentale fresque sur Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999, avec Ève Chiapello), est ainsi une réponse 134

La société éclatée

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en acte à certaines des critiques qui lui avaient été adressées (oubli de la dimension historique des faits sociaux, focalisation sur les microsituations au détriment d’une analyse globale). Il a également cherché un moyen de (ré)concilier sociologie critique et sociologie de la critique (De la critique, 2009). Il s’est également plu à se saisir des sujets les plus déroutants, qu’il s’agisse de l’avortement (La Condition fœtale, 2004) ou bien, récemment, l’émergence d’un « esprit de l’enquête » au xixe siècle (Énigmes et Complots, 2012). Derrière ces apparents papillonnages, on distingue néanmoins toujours le même il rouge : décrire les opérations par lesquelles les individus dénoncent les injustices, critiquent le monde tel qu’il est, justiient leurs actions ou défendent l’ordre des choses, et les manières dont, à travers ces opérations, la société s’en trouve transformée. Qui sait désormais où ce chemin l’emmènera ? Xavier Molénat

Le Nouvel Esprit du capitalisme Mais comment le capitalisme fait-il pour survivre aux crises ? En retournant en sa faveur les aspirations que la société lui oppose. C’est l’hypothèse défendue dans ce volumineux essai de près de 850 pages, dont le titre manifeste la iliation avec l’œuvre du sociologue Max Weber. À partir d’un examen comparatif d’ouvrages de management des années 1960 et 1990, Luc Boltanski et Ève Chiapello montrent comment le capitalisme a intégré les valeurs d’autonomie, de créativité et d’initiative au nom duquel il avait été critiqué – en particulier au moment de Mai 68. Parallèlement à cette réappropriation de la critique « artiste », la critique « sociale » du capitalisme comme source de misère et d’inégalités perdait de sa force, via le déclin du Parti communiste, des syndicats et les transformations du monde du travail (délocalisations, restructurations, substitution travail/machine). D’où, selon les auteurs, un certain désarroi des mouvements critiques à l’heure même où le capitalisme n’avait jamais été aussi dominant. X. M.

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FAUT-IL EN FINIR AVEC LA SOCIÉTÉ ?

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U

n État omniprésent ; des institutions (école, famille, entreprise…) puissantes qui encadrent et norment l’individu ; une pyramide sociale avec à sa base la classe ouvrière, à son sommet la bourgeoisie et en son centre la classe moyenne… Les trente glorieuses nous avaient légué l’image d’une société stable, intégrée, orientée vers le progrès. À partir des années 1990, cette image a volé en éclats, tant les trois piliers qui la composaient (État, institutions, groupes sociaux) semblent s’être efrités.

« Exclusion » et « fracture sociale »

À vrai dire, sa remise en cause avait débuté dès la in des années 1980. En 1988 par exemple, Henri Mendras décrit la société française non plus comme une pyramide mais comme une « toupie » avec en son centre une vaste classe moyenne (« constellation centrale ») ne laissant subsister en dessous d’elle qu’une petite poche de pauvreté et au-dessus d’elle une strate d’individus (patrons, grands médecins, avocats…) appartenant à l’élite (La Seconde Révolution française, 1965-1984, 1988). Cette image rend compte des puissantes transformations qu’a connues la société française : forte diminution des inégalités sociales, disparition des paysans, montée en puissance des employés, explosion des « cadres »… Au-delà de ces changements structurels, Mendras pointe une « désacralisation des institutions » qu’il s’agisse de l’Église (déclin de la pratique religieuse), des syndicats ou du Parti communiste. De même, la famille se voit transformée par l’émergence d’aspirations individualistes qui se traduisent notamment par l’accès accru des femmes à l’emploi. L’image va encore se complexiier au début des années 1990. La crise économique, qui atteint un pic en 1993, divise désor137

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Les penseurs de la société

mais la société entre « inclus » et « exclus », et souligne les limites de l’action de l’État. La campagne présidentielle de 1995 consacre le thème de la « fracture sociale ». Perplexes, les sociologues changent de focale. Certains s’attachent moins à décrire la société que la manière dont elle est « vécue ». Pierre Bourdieu et son équipe laissent s’exprimer toute La Misère du monde (1993) à travers des entretiens-portraits révélant une « misère de position », autrement dit une contradiction entre les aspirations individuelles et les possibles oferts. François Dubet, lui, diagnostique un décalage grandissant entre des logiques sociales éclatées et s’intéresse à la manière dont les individus doivent construire leur unité (Sociologie de l’expérience, 1994). Il rejoint à sa manière le constat posé dès 1986 par le sociologue allemand Ulrich Beck dans La Société du risque (traduit en 2001) : nous serions rentrés dans une société « post-traditionnelle » au sens où les éléments « traditionnels » de la société (classes sociales, famille intégrée, rôles sexués, croyance dans le progrès…), sans avoir disparu, ont perdu de leur évidence, de leur allant de soi, sans être remplacés par de nouveaux modèles. La pertinence des catégories sociologiques usuelles est questionnée, et l’on voit les statisticiens délaisser l’analyse en termes de classes sociales ou catégories socioprofessionnelles (CSP), pour leur préférer des variables plus ines, telles que le diplôme ou le revenu. On voit également se développer des analyses en termes de réseaux, qui s’intéressent moins à la position sociale des individus qu’à leur « capital social », c’est-à-dire au nombre de relations qu’ils peuvent cumuler et mobiliser. Bref, tout accrédite l’idée que la société aurait perdu de sa consistance, sans que l’on parvienne à saisir exactement la teneur du nouveau monde qui émerge…

La société dissoute par la mondialisation ?

Cette tendance va se radicaliser avec la mondialisation. L’internationalisation de l’économie, la circulation sans frontière de lux médiatiques et culturels, la montée des revendications « identitaires » (la France se découvre des « communautés » gay, musulmane, juive…) portent un coup à un concept de société toujours pensé en association avec la nation. Pour certains, le 138

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Faut-il en finir avec la société ?

coup est fatal. Le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman parle ainsi de « modernité liquide » (Liquid Modernity, 2000) pour décrire un monde où les dernières institutions qui stabilisaient la vie sociale ont été mises à bas, dévoilant un paysage marqué par l’instabilité, le changement permanent, l’impossibilité de se projeter et la fragilité des liens, qu’ils soient sociaux ou afectifs. Un peu plus tard, Alain Touraine (Un nouveau paradigme, 2005) décrète la mort du « paradigme social », c’està-dire du langage et des catégories qui ont servi à décrire les sociétés nées de la révolution industrielle : prolétariat, bourgeoisie, État providence… S’éteint ainsi, selon lui, l’idée de société comme collectivité autoproduite. Ne reste plus, d’un côté, que des « forces impersonnelles » (guerre, marché, violence) et, de l’autre, des « sujets » qui ne doivent plus compter que sur eux-mêmes pour échapper à l’emprise de ces forces. Ce qui alimente la revendication de droits culturels (choisir sa langue, ses croyances, sa sexualité…). Sur un ton moins prophétique, plusieurs chercheurs plaident pour que la sociologie se défasse du cadre national auquel elle se restreint trop volontiers. On retrouve ici Beck, qui plaide pour un véritable « cosmopolitisme méthodologique » prenant acte du fait que les individus, dans leur vie quotidienne (emploi, climat, culture…), sont placés dans des interdépendances globales (Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, 2006). Le sociologue britannique John Urry invite également ses pairs à aller « au-delà de la société ». Dans un monde de lux (personnes, images, argent…) circulant à l’échelle du globe, il faut moins s’intéresser aux « systèmes normatifs et aux diverses contraintes qui s’exercent sur les individus qu’à la “mobilité” », ce par quoi il désigne « l’ensemble des techniques et des comportements qui permettent l’accès à des ressources sociales désirées » (Sociologie des mobilités, 2005). Finie donc, la société d’antan ? L’idée est séduisante, tant on a du mal à « lire » l’organisation des nations occidentales. Mais elle est aussi profondément insatisfaisante, car il semble diicile de rayer d’un trait de plume le rôle majeur que continuent à jouer les États nationaux et leurs institutions, ou de nier l’existence de groupes sociaux diférenciés dans leur niveau et leur style de vie. 139

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Les penseurs de la société

Stéphane Beaud et Michel Pialoux frappèrent ainsi les esprits en opérant un Retour sur la condition ouvrière (1999), sortant de l’oubli une catégorie qui représentait toujours un quart de la population active, même si les deux sociologues mettaient en évidence son progressif délitement. À l’autre bout de l’échelle sociale, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot décrivent la bourgeoisie comme une classe au sens marxiste, consciente d’elle-même et mobilisée pour défendre ses intérêts (Sociologie de la bourgeoisie, 2000). En 2004, un ouvrage collectif proclamait d’ailleurs le retour des classes sociales, soulignant qu’elle gardait un pouvoir explicatif fort en matière de consommation, de vote ou d’investissement scolaire. Les études comparatives montrent par ailleurs que si les sociétés occidentales sont confrontées à des déis communs, les traditions nationales restent fortes dans la manière d’organiser les rouages sociaux, qu’il s’agisse du système éducatif, du marché de l’emploi, de l’État providence…

Des catégories zombies ?

Dans quelle société vivons-nous ?, se demandaient en 1996 François Dubet et le sociologue Danilo Martuccelli. Quinze ans plus tard, la sociologie n’a pas de réponse univoque à proposer. D’un côté, une sociologie mainstream conserve ses outils traditionnels d’analyse. Au risque de faire perdurer ce que Beck appelle des « catégories zombies », des catégories mortes vivantes, correspondant à un état passé du monde, mais qui continuent à guider nos façons de voir son présent. De l’autre, les métaphores (« réseau », « lux ») leurissent mais, impliquant une rupture radicale avec nos habitudes de pensée, peinent à dépasser le stade des idées suggestives mais improductives. Peu de chercheurs s’aventurent, comme le fait Martuccelli, à tenter une voie médiane et à s’interroger sur La Consistance du social (2005), en évitant les hypothèses intenables de la rigidité (les individus reproduisent mécaniquement la société) et de la « liquidité » (les individus livrés à eux-mêmes, sans support pour agir). Sans doute seront-ils de plus en plus nombreux dans les années à venir. Xavier Molénat 140

Faut-il en finir avec la société ?

Deux penseurs de la société globale • Manuel Castells

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Alors qu’émerge Internet, le sociologue catalan décrit dans La Société en réseaux (1996) comment la société des trente glorieuses vole en éclat sous la conjonction de la révolution informatique, de la crise du capitalisme et des nouveaux mouvements sociaux. Au cœur de cette mutation, les réseaux de communication, qui dissolvent les sociétés nationales. C’en est ini de la logique des lieux : le monde s’organise désormais selon des lux de biens, d’informations, de capitaux qui ignorent les frontières. D’où une crise des institutions qui ne sont plus en mesure d’imposer des modèles normatifs à des individus qui se réfèrent avant tout à leur propre expérience. Les inégalités sont reconigurées, opposant une « main-d’œuvre générique », peu apte à naviguer au gré de ces lux, à une « main-d’œuvre programmable » qui possède les ressources pour s’adapter au changement.

• Saskia Sassen Saskia Sassen analyse la dissociation et la recomposition de trois composantes qui auparavant se superposaient au sein de l’État-nation : le territoire, l’autorité et les droits (Critique de l’État, 2006). Elle met ainsi en évidence un « réagencement du national », certaines institutions d’un pays mettant en œuvre des politiques décidées à un échelon supérieur (un ministère de l’Économie luttant contre l’inlation, par exemple). À l’inverse, on peut tenter d’utiliser des dispositifs nationaux pour mener une action internationale (par exemple porter plainte à Washington contre des sociétés américaines et européennes pour non-respect du droit des travailleurs). Les villes globales, concentrant des organismes, des entreprises, des événements internationaux et parfaitement intégrées aux réseaux mondiaux, illustrent également cette déconnexion entre l’échelle géographique et l’échelle du pouvoir (La Globalisation. Une sociologie, 2006). X.M.

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PETIT DICTIONNAIRE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE

Arendt, Hannah (1906-1975)

Berger, Peter L. (né en 1929)

Née à Hanovre dans une famille juive libérale, Hannah Arendt étudie d’abord la théologie. Amie de Hans Jonas, elle suit les cours de philosophie de Karl Jaspers, d’Edmund Husserl et de Martin Heidegger. Elle fuit l’Allemagne nazie en 1933 et s’installe en France puis aux États-Unis en 1941. Elle obtient la nationalité américaine en 1951, date à laquelle est publié son premier grand ouvrage, Les Origines du totalitarisme. • Les Origines du totalitarisme, 1951, rééd. Seuil, coll. « Points », 20052010. • Condition de l’homme moderne, 1958, rééd. Pocket, 2007. • La Crise de la culture, 1961, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2003. • Eichmann à Jérusalem, 1963, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2006.

Sociologue et théologien, se déinissant lui-même comme appartenant à la tradition libérale protestante. Il a réalisé de nombreux travaux en sociologie de la religion, notamment dans son lien avec la modernité (he Sacred Canopy, 1967 ; A Rumor of Angels, 1970). Il dirige depuis 1985 l’Institute for the Study of Economic Culture (devenu en 2000 l’Institute on Culture, Religion and World Afairs) de l’université de Boston, qui se concentre sur l’analyse des liens entre changement socioéconomique (mondialisation notamment) et culture. • La Religion dans la conscience moderne, Centurion, 1971. • Les Mystiicateurs du progrès, Puf, 1978. • Invitation à la sociologie, La Découverte, 2006. • Le Réenchantement du monde, Bayard, 2001 (dir.).

Becker, Gary (1930-2014) Ce libéral militant enseigne à l’université de Chicago, dans les départements d’économie et de sociologie. Il a commencé ses travaux par une thèse sur l’économie des discriminations raciales, étendant progressivement son mode de raisonnement à l’exploration et à l’explication de l’ensemble des aspects de la vie sociale, parfois les plus intimes. • Human Capital. A theoretical and empirical analysis 1964, 3e éd., Chicago University Press, 1993. • A Treatise on the Family Harvard University Press, 1981. • Accounting for Tastes Harvard University Press, 1996.

Boltanski, Luc (né en 1940) Longtemps assistant de Pierre Bourdieu, il fonde en 1985 le Groupe de sociologie politique et morale (EHESS), qui deviendra un vivier de renouvellement de la sociologie française. Œuvres principales • L’Amour et la Justice comme compétences, 1990, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2011. • De la justiication. Les économies de la grandeur, avec Laurent hévenot, Gallimard, 1991. • Le Nouvel Esprit du capitalisme, avec Ève Chiapello, 1999, rééd. Gallimard, 2011.

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Annexes

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Boudon, Raymond (1934-2013) Agrégé de philosophie, il est notamment marqué par sa rencontre avec Paul Lazarsfeld, qui l’oriente vers une conception rigoureuse (et quantitative) de la sociologie. Entré au CNRS en 1962, il fonde le Groupe d’études des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemas) en 1971. Il y défend la notion d’individualisme méthodologique selon lequel les faits sociaux doivent être analysés comme la résultante d’actions individuelles. Il est également membre de l’Institut de France depuis 1991. • L’Inégalité des chances, 1973, rééd. Hachette, 2011. • Efets pervers et ordre social, 1977, rééd. Puf, 2009. • L’Idéologie ou l’Origine des idées reçues, 1986, rééd. Seuil, coll. « Points », 2011. • Essais sur la théorie générale de la rationalité, Puf, 2007.

Bourdieu, Pierre (1930-2002) Ce ils de petit fonctionnaire du Béarn connaîtra un parcours scolaire exemplaire (lycée Louis-le-Grand, agrégation de philosophie). Nommé au Collège de France en 1981, il a notamment fondé la revue Actes de la recherche en sciences sociales. Son œuvre, de réputation mondiale, s’attache à élucider les processus de domination (concepts d’habitus, de capital social, de distinction, de champ). • Les Héritiers. Les étudiants et la culture, 1964, avec Jean-Claude Passeron, rééd. Minuit, 1994. • La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979, rééd. Minuit, 1996. • Le Sens pratique Minuit, 1980. • La Misère du monde Seuil, 1993. • Méditations pascaliennes, 1997, rééd. Seuil, coll. « Points », 2003.

Crozier, Michel (1922-2013) Né en 1922, il est passé par HEC et est licencié en droit. En 1961, il fonde le

Centre de sociologie des organisations (CSO) qu’il dirige jusqu’en 1993 (et qui existe toujours). • Le Phénomène bureaucratique, Seuil, 1964. • La Société bloquée, 1967, rééd. Seuil, coll. « Points », 1997. • L’Acteur et le Système, 1977, avec Ehrard Friedberg, rééd. Seuil, coll. « Points », 2007. • On ne change pas la société par décret, Fayard, 1979.

Durkheim, Émile (1858-1917) Né à Épinal, agrégé de philosophie, il est considéré comme le « père de la sociologie en France », celui qui a permis à la sociologie d’y acquérir son autonomie universitaire. Entouré de nombreux collaborateurs qui forment une véritable « école durkheimienne », il fonde en 1898 la revue L’Année sociologique. • De la division du travail social 1893, rééd. Puf, 2007. • Les Règles de la méthode sociologique, 1895, rééd. Flammarion, coll. « Champ », 2010. • Le Suicide 1897, rééd. Puf, 2007.

Elias, Norbert (1897-1990) Né à Breslau (Allemagne), étudiant en médecine et en philosophie, il fuit le nazisme en 1933. Il n’obtiendra son premier poste d’enseignant en sociologie qu’en 1954, à l’université de Leicester. Il est déjà à la retraite quand, dans les années 1970, son œuvre commence à connaître le succès. Pour Elias, l’histoire occidentale est marquée par une révolution des normes qu’il nomme un processus de civilisation. Ce mouvement séculaire correspond au passage du Moyen Âge, où la violence des conduites est la norme, à la société moderne, où les conduites deviennent plus civilisées, plus policées. • La Civilisation des mœurs, 1939, t. I du Processus de civilisation, rééd. Pocket, 2006.

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Petit dictionnaire bio-bibliographique • La Dynamique de l’Occident, 1939, t. II du Processus de civilisation, rééd. Pocket, 2003. • La Société des individus, 1987, trad. fr. Fayard, 1991.

• héorie des quatre mouvements, 1808, rééd. Les Presses du réel, 1998. • Traité de l’association domestique et agricole, 1822, rééd. Anthropos, 1971. • Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, 1829, rééd. Les Presses du réel, 2001. • Le Nouveau Monde amoureux, 1967, posth., rééd. Stock, 1999.

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Foucault, Michel (1926-1984) Michel Foucault fut une personnalité hors du commun, dont l’œuvre n’a pratiquement pas connu de « purgatoire » depuis sa mort trop précoce. Agrégé, puis docteur en philosophie en 1961, peu attiré d’ailleurs par l’enseignement, il sera de 1970 à sa mort professeur au Collège de France. Rien pourtant, dans sa vie, n’évoque la paisible carrière d’un « mandarin », et ses plus importantes recherches sont aussi des engagements personnels contre tous les enfermements, qu’il s’agisse du corps, de la parole ou de la vie intime, mais tout aussi bien du discours ou du savoir. Michel Foucault, en particulier, n’a jamais conçu la philosophie sans l’histoire, considérant comme Friedrich Nietzsche que « le manque de sens historique est le péché originel de tous les philosophes », et ceci lui vaut encore aujourd’hui de nombreuses critiques, d’un bord ou de l’autre de ces deux disciplines. • Histoire de la folie à l’âge classique, 1961, rééd. Gallimard, 2007. • Les Mots et les Choses, 1966, rééd. Gallimard, 2008. • Surveiller et punir, 1975, rééd. Gallimard, 2003. • Histoire de la sexualité, 1976-1984, 3 vol., rééd. Gallimard, 2008.

Fourier, Charles (1772-1837) Né à Besançon, dans une famille de marchands de draps, il exerce longtemps une activité salariée en parallèle à son travail d’écriture. Inventeur d’une microsociété utopique où l’amour et le travail sont régis par la seule diversité. Il fonde en 1832 la revue Le  Phalanstère.

Gofman, Erving (1922-1982) Américain né au Canada, sociologue et linguiste, il est, avec Howard Becker, l’un des principaux représentants de la deuxième école de Chicago. Ses recherches ont poté sur les interactions entre individus, qu’il analyse à partir des relations de face à face. • La Mise en scène de la vie quotidienne 2 vol., 1959, rééd. Minuit, 1996-2000. • Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, 1961, rééd. Minuit, 2003. • Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963, rééd. Minuit, 1996.

Honneth, Axel (né en 1949) Figure de la philosophie sociale, Axel Honneth dirige l’Institut für Sozialforschung de l’université Goethe à Francfort où il a succédé à Jürgen Habermas. Héritier d’une pensée sociale et historique, il s’est consacré à la critique des maux du capitalisme contemporain. • La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000. • La Société du mépris, La Découverte, 2006. • La Réiication. Petit traité de théorie critique, Gallimard, 2007. • Les Pathologies de la liberté, La Découverte, 2008.

Keynes, John M. (1883-1946) L’économiste J.M. Keynes s’est vite distingué comme un étudiant brillant, qui

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Annexes accédera tôt au rang de professeur dans la prestigieuse université de Cambridge. Il publie plusieurs ouvrages remarqués sur la théorie monétaire. Mais Keynes ne se contente pas d’être un pur théoricien. Il aborde le sujet en réformateur et en homme d’action. Conseiller du gouvernement britannique, il participe aux grandes négociations de son époque. En 1919, il est présent à la Conférence de Paris sur la paix. Il prend alors position contre les réparations trop fortes imposées à l’Allemagne et a exposé ses thèses dans Les Conséquences économiques de la paix (1919). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il dirigera la délégation britannique lors des accords de Bretton Woods où il préconise la création d’un Fonds monétaire International. Sa héorie générale vise à trouver des réponses au problème de la crise économique de l’entre-deux-guerres, c’est-àdire le chômage de masse. Esprit éclectique et ouvert, Keynes était aussi un amoureux de la vie, de la poésie et des arts. • héorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie 1936, rééd. Payot, 1998.

Latour, Bruno (né en 1947) Philosophe, anthropologue, Bruno Latour est l’un des représentants les plus actifs de la sociologie des sciences en France. Membre du Centre de sociologie de l’innovation de l’école des Mines de 1982 à 2006, il est désormais professeur à l’IEP-Paris, dont il a été le directeur scientiique de 2007 à 2012. • La Vie de laboratoire. La production des faits scientiiques, 1979, rééd. La Découverte, 2006. • Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, 1991, rééd. La Découverte, 2006. • Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, 2005.

Luckmann, homas (né en 1927) Professeur de sociologie, très proche d’Alfred Schütz, dont il reprend la chaire à la New School for Social Research de New York en 1959. Il s’occupera de la publication posthume de textes manuscrits de ce dernier (Structures of the Life-World, t. I et II, 1973 et 1984). Son œuvre porte essentiellement sur la religion (he Invisible Religion, 1967) et sur l’approfondissement de la sociologie phénoménologique (Phenomenology and Sociology, 1978 ; Life-World and Social Realities, 1983). Il est aujourd’hui professeur émérite à l’université de Constance, en Allemagne. Ses œuvres n’ont pas été traduites en français.

Marx, Karl (1818-1883) Né à Trèves (Rhénanie), il poursuit des études de droit et de philosophie. Après avoir été directeur de journal, il est expulsé de Paris et de Cologne et s’installe à Londres, où il survit grâce à l’aide de son camarade Friedrich Engels. Il crée la Ire Internationale des travailleurs en 1864. Après sa mort, Engels inira de publier les tomes II et III de son maître livre, Le Capital. Ni sociologue, ni philosophe, ni économiste mais un peu tout cela à la fois, il a laissé une marque profonde sur la sociologie, notamment à travers sa vision conlictuelle et dynamique de l’ordre social et sa théorie des classes. • L’Idéologie allemande Avec Friedrich Engels, 1845-1846, rééd. La Dispute, 2012. • Manifeste du Parti communiste Avec Friedrich Engels, 1848, rééd. Flammarion, coll. « GF », 1998. • Le Capital, 1867, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2008.

Morin, Edgar (né en 1921) Sociologe, philosophe, essayiste. Très actif dans la résistance, communiste fort

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Petit dictionnaire bio-bibliographique peu stalinien et donc vivement exclu du parti, mais entré au CNRS dès 1950, Edgar Morin inaugure sa carrière d’observateur des mouvements souterrains de la société française avec l’enquête sur Plozevet, qui sera suivie par celle, très remarquée, sur la rumeur d’Orléans en 1969. Invité dans le monde entier, et de plus en plus écouté, il entreprend enin une très vaste série d’ouvrages qu’on peut considérer comme un traité pratique d’épistémologie contemporaine, et qu’il regroupera sous le terme global de Méthode. • Commune en France. La métamorphose de Plozevet, Fayard, 1967. • La Rumeur d’Orléans, Seuil, 1969. • Le Paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1973. La Méthode (Seuil) • T. I : La Nature de la nature, 1977. • T. II : La Vie de la vie, 1980. • T. III : La Connaissance de la connaissance, 1986 • T. IV : Les Idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, 1991. • T. V : L’Identité humaine, 2001. • T. VI : Éthique, 2004. • Introduction à la pensée complexe, Seuil, 1990. • Une politique de civilisation, avec Sami Naïr, Arléa, 1997. • Le Monde moderne et la question juive, Seuil, 2006.

Parsons, Talcott (1902-1979) Formé en Europe (Londres, Heidelberg) avant de revenir enseigner aux États-Unis, Talcott Parsons fut l’un des premiers professeurs du département de sociologie de la prestigieuse université de Harvard, fondé en 1931. Contre l’empirisme dominant d’alors, il a fondé une théorie très conceptuelle du système social. • he Structure of Social Action, 1937, rééd. Free Press, 1968. • Societies. Evolutionary and comparative perspectives, Prentice-Hall, 1966.

Polanyi, Karl (1886-1964) Père de la socioéconomie, Karl Polanyi est un juif hongrois né à Budapest en 1886. Très tôt, il prend ses distances avec le libéralisme économique et le marxisme, dont il récuse le déterminisme. En 1933, il s’exile en GrandeBretagne, puis rejoint les États-Unis après 1946, où il meurt en 1964. Dans son ouvrage La Grande Transformation, il décrit « l’ascension et la décadence de l’économie de marché » des années 1830 aux années 1930. Œuvres principales. • La Grande Transformation 1944, rééd. Gallimard, 2009. • La Subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société, 1977 (posth.), rééd. Flammarion, 2011.

Simmel, Georg (1858-1918) Sociologue allemand, contemporain de Max Weber, théoricien de l’interaction et des « formes sociales ». Pour G. Simmel, la vie sociale est le produit d’un mouvement contradictoire entre la « vie » et les « formes ». La vie est pulsion, création, désir, émotions, afection, innovations. Les formes, ce sont les conventions, les institutions, les règles et normes qui encadrent la vie sociale. • Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, 1908, réed. Puf, 1999. • Sociologie et Épistémologie, 1911, réed. Puf, 1981. • La Philosophie de l’argent, 1900, réed. Puf, 2007.

Smith, Adam (1723-1790) Écossais, Adam Smith poursuit des études brillantes à Glasgow et Oxford. Il devient à 27 ans professeur de philosophie à l’université de Glasgow, où il enseigne la logique puis la philosophie morale. Il efectuera un long voyage en Europe (1774-1776), au cours duquel il rencontrera de nombreux penseurs. • héorie des sentiments moraux,1759,

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Annexes rééd. Puf, 2003. Premier des deux grands ouvrages d’Adam Smith, la héorie des sentiments moraux a pour objet les principes de la morale. Le principe de sympathie est au cœur de la héorie, car il permet l’existence du lien social. • Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, rééd. Puf, 1995. L’ouvrage se présente comme une enquête sur les moyens d’enrichir la nation. Sur la base d’une théorie des prix, des revenus et de l’accroissement des richesses (livres I à III), Adam Smith expose au livre IV une critique des auteurs mercantilistes et dans le livre V sa conception des devoirs de l’État. Le système de la liberté naturelle n’est favorable à l’ensemble de la société qu’à condition que l’État y participe et y exerce un contrôle important. Le libéralisme de Smith est donc bien éloigné de la caricature habituelle…

Spencer, Herbert (1820-1903) Né à Derby, dans le centre de l’Angleterre, il manifesta dès son plus jeune âge une foi inébranlable dans le progrès de la science, fruit lui-même d’un progrès général de l’ensemble d’un univers soumis à des lois universelles. Ingénieur des chemins de fer (1837-1848), puis journaliste, il ne it pas de carrière académique. héoricien de l’évolutionnisme, il a cherché à transposer les lois de l’évolution biologique à l’histoire et aux sociétés humaines. Son œuvre connut un succès aussi vif qu’éphémère, puisqu’à sa mort elle était déjà négligée. • Principes de psychologie, 1855, rééd. L’Harmattan, 2007. • Principes de sociologie, 1876-1896, rééd. Hachette/BnF, 2012. • L’Individu contre l’État 1884, disponible sur www.gallica.bnf.fr

(substitut du procureur, juge d’instruction, directeur de la statistique judiciaire au ministère de la Justice) avant d’être nommé en 1900 au Collège de France, à la chaire de philosophie moderne. • Les Lois de l’imitation, 1890, rééd. Kimé, 1993. • La Philosophie pénale, 1890, rééd. Cujas, 1972. • L’Opinion et la Foule, 1901, rééd. Le Sandre, 2006. • Psychologie économique, Félix Alcan, 1902.

Tocqueville, Alexis de (1805-1859) Issu d’une vieille famille de la noblesse normande, Tocqueville est une personnalité politique doublée d’un écrivain hors pair, connu surtout pour son ouvrage foisonnant publié au retour de son séjour en Amérique, De la démocratie en Amérique, et sa remarquable analyse historique, L’Ancien Régime et la Révolution. • Mémoire sur le paupérisme, 1835. • De la démocratie en Amérique, 1835-1840, 2 tomes. • L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.

Touraine, Alain (né en 1925) Agrégé d’histoire, il est, avec Michel Crozier notamment, l’un des fondateurs de la revue Sociologie du travail. Il a également créé en 1981 le Centre d’analyse et d’intervention sociologique (Cadis), à l’EHESS. • Sociologie de l’action, 1965, rééd. LGF, 2000. • La Société post-industrielle, Denoël, 1969. • Le Retour de l’acteur, Fayard, 1984. • Critique de la modernité, Fayard, 1992.

Tarde, Gabriel (1843-1904)

Weber, Max (1864-1920)

Gabriel Tarde it une carrière judiciaire

Né à Erfurt (huringe), il se forma au

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Petit dictionnaire bio-bibliographique fondements culturels et sociaux du monde moderne qu’il envisage sous l’angle de la « rationalisation » de la vie sociale. Sa démarche part de l’étude de l’action sociale et son outil privilégié d’analyse est l’idéal-type. • L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme 1904, rééd. Gallimard, 2004. • Le Savant et le Politique, 1919, rééd. 10/18, 2006. • Économie et Société, 1921 (posth.), rééd. Pocket, 2007.

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droit avant d’enseigner l’histoire du droit puis l’économie politique. Ce n’est qu’en 1919 qu’il deviendra professeur de sociologie à l’université de Munich. Ce sociologue allemand fait partie de cette génération de penseurs qui, comme Émile Durkheim en France, va donner corps à la discipline sociologique, proposer des outils d’analyse, et une représentation de la société moderne. Le thème dominant de son œuvre (Économie et Société, 1922 ; L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1920) concerne les

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ONT CONTRIBUÉ À CET OUVRAGE

Céline Bagault

nombreux ouvrages, il a récemment publié le Dictionnaire des sciences sociales, éd. Sciences Humaines, 2013.

Journaliste.

Daniel Becquemont

Catherine Halpern

Professeur à l’université Lille-III, il a codirigé avec Dominique Ottavi Penser Spencer, Presses universitaires de Vincennes, 2011.

Journaliste.

Nicolas Journet Journaliste.

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Michaël Biziou

Éric Keslassy

Maître de conférences en philosophie à l’université de Nice, il a publié Adam Smith et l’origine du libéralisme (Puf, 2003) et dirigé Adam Smith philosophe. De la morale à l’économie ou philosophie du libéralisme (avec Magali Bessone, Pur, 2009).

Sociologue, enseignant à l’IEP-Paris. Il a notamment publié Lire Tocqueville. De la démocratie en Amérique. Pour une sociologie de la démocratie (Ellipses, 2012).

Jean-Paul Lebel Agrégé de sciences sociales, il a publié Alain Touraine. Vie, œuvres, concepts, Ellipses, 2007, et Lire Alain Touraine, sociologie de l’action. Pour une sociologie des mouvements sociaux, Ellipses, 2012.

Philippe Cabin Journaliste.

Solenn Carof Journaliste.

René-Éric Dagorn

David Ledent

Géographe et historien, il enseigne à Sciences-Po Paris et collabore régulièrement au magazine Sciences Humaines.

Assistant d’enseignement et de recherche au Mary Immaculate College, université de Limerick (Irlande), il a notamment publié Émile Durkheim. Vie, œuvres, concepts, Ellipses, 2011.

Julien Damon Journaliste.

Jean-François Dortier

Clément Lefranc

Fondateur et directeur du magazine Sciences Humaines. Auteur de

Journaliste.

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Annexes

Benoit Marpeau Directeur de l'UFR d'Histoire de l'université de Caen. Auteur de Gustave Le Bon. Parcours d'un intellectuel, CNRS Éditions, 2000.

Xavier Molénat Journaliste.

Dorothée Picon Journaliste.

Claude Vautier

Professeure à l’université Paris-X, elle a codirigé avec Daniel Becquemont Penser Spencer, Presses universitaires de Vincennes, 2011.

Docteur en sociologie ; chercheur au Lereps (université Toulouse-I) et rédacteur en chef de la revue Nouvelles perspectives en sciences sociales, il est notamment l’auteur de Raymond Boudon. Vie, œuvres, concepts (Ellipses, 2002), repris dans l'ouvrage collectif Les Grands Sociologues (A. Bruno, dir., Ellipses, 2012).

Dominique Picard

Louisa Yousfi

Psychososiologue, professeur des universités à l’université Paris-13. Elle

Journaliste.

Maxime Morsa Journaliste.

Dominique Ottavi

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est l’auteur de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (5e éd.), Puf, « Quesais-je ? », 2014.

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

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LE TEMPS DES FONDATEURS Adam Smith. L’intérêt et la morale (Michaël Biziou) Charles Fourier. La mécanique des passions (Xavier de la Vega) Alexis de Tocqueville. Heurs et malheurs de la démocratie (Éric Keslassy) Herbert Spencer. Évolution et Société (Daniel Becquemont et Dominique Ottavi) Karl Marx. Capital et Travail (Jean-François Dortier) Émile Durkheim. L’invention du social (David Ledent) Gabriel Tarde. Les lois de l’imitation (Solenn Carof) Georg Simmel. L’ambivalence de la modernité (Xavier Molénat) Max Weber. La rationalisation du monde (Jean-François Dortier) Norbert Elias. La paciication des mœurs (René-Éric Dagorn) John Maynard Keynes. L’État régulateur (Jean-François Dortier) Karl Polanyi. Le père de la socioéconomie (Nicolas Journet) 153

9 13 17 25 30 34 39 42 46 49 53 57

Annexes

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LES ROUAGES DE LA SOCIÉTÉ Talcott Parsons. La société comme système (Jean-François Dortier) 63 Peter L. Berger et Thomas Luckmann. Les fondateurs du constructivisme (Xavier Molénat) 66 Ethnométhodologie. La société en pratiques (Xavier Molénat) 69 Erving Goffman. Le monde comme théâtre (Dominique Picard) 75 L’école de Francfort. Sortir de l’aliénation (Louisa Yousi) 79 Hannah Arendt. L’impasse de la modernité (Céline Bagault) 83 Psychologie sociale. Les logiques de l’inluence (Maxime Morsa) 87 Pierre Bourdieu. Les dessous de la domination (Xavier Molénat) 93 Raymond Boudon. Logiques de l’individu (Claude Vautier) 96 Alain Touraine. Des mouvements sociaux à l’acteur (Jean-Paul Lebel) 100 Michel Crozier. La vie des organisations (Philippe Cabin) 104 Gary Becker. L’individu calculateur (Julien Damon) 107

LA SOCIÉTÉ ÉCLATÉE Michel Foucault. Une microphysique du pouvoir (Clément Lefranc) Edgar Morin. La complexité du social (Jean-François Dortier) Les penseurs de la postmodernité (Louisa Yousi) 154

113 116 120

Table des matières

Bruno Latour. L’acteur-réseau (Xavier Molénat) Axel Honneth. La société de reconnaissance (Catherine Halpern) Luc Boltanski. La force de la critique (Xavier Molénat)

126 129 133

CONCLUSION

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Faut-il en inir avec la société ? (Xavier Molénat)

Petit dictionnaire bio-bibliographique Liste des contributeurs Table des matières

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143 151 153

Cet ouvrage a été conçu à partir d’articles tirés du magazine Sciences Humaines, revus et actualisés pour la présente édition. Les encadrés non signés sont de la rédaction. 155

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