Paul Aclinou

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Paul ACLINOU répondant aux questions de Monsieur Innocent SOSSAVI, journaliste. Cotonou – Toulouse, avril 2019. ******************************** Paul Aclinou serait un Béninois de la diaspora plus connu en France qu’au Bénin, son pays natal. Cela est-il avéré ? I – Qui êtes-vous en vérité ? Qui suis-je ? Redoutable question, car je suis de la génération de ceux qui croient qu’il n’y a aucune élégance à parler de soi. Je vais, donc dire, non pas qui je suis[1], mais parler des laits dont j’ai été nourri. Le point de départ est donc ce Dahomey devenu depuis le Bénin, sans pour autant qu’ait changé ce qui en faisait, et qui continue d’en faire, l’essentiel. Je veux dire par là, que le regard qui est porté sur l’homme n’a pas changé pour autant. Or ce regard, cette permanence, est issu d’un mode d’existence qui a tenu contre vents et marées, qui a résisté à tant et tant de siècles… Vous l’avez compris, je parle du mode d’existence, et non de religion car, cette dernière n’est que la porte d’entrée ; le fait religieux n’est que la face visible, celle qu’on acquiert par héritage. Alors que la substance du mode d’existence dans le vodoun ne peut être qu’une conquête... à faire ! C’est donc là, le premier et le plus important lait dont j’ai été nourri. J’ai la faiblesse de croire que ce lait -les valeurs humaines du mode d’existence vodoun- est d’une qualité telle, qu’il autorise à porter le regard ailleurs sans hésiter, sans se renier, avec fierté… car sans craintes. Ensuite, je dois ajouter qu’à ma naissance, la France allait jusque chez moi- et je ne l’y ai pas invitée !- Force était donc de porter aussi le regard sur ce qu’elle pouvait apporter quant à la dimension de l’homme, la seule chose qui compte en réalité ! Car la directive, la seule que le premier lait autorise, le mode d’existence vodoun, est que : c’est la parole[2] qu’il faut suivre et non la personne qui la délivre. De ce second lait, riche également, le regard fut prolongé vers d’autres horizons…j’allais dire goulument… sans jamais renier ou seulement mettre en cause le premier lait. Ce ne sont là que des outils en réalité. Restent les objectifs, ou plus exactement l’objectif. Ce fut une fin d’après-midi de novembre 1948 ou 49, je ne sais plus ! Au soir donc du premier jour d’école – oui, de fait, j’ai commencé l’école assez tard, à sept ans passés !

En rentrant ce premier soir d’école, je passe devant notre voisin, Monsieur Chablis ; il était assis sur une chaise, devant sa maison, comme tous les soirs, quand le soleil daigne se mettre à l’abri, comme tous les jours, pour entendre avancer le temps. En le saluant, il me dit : « Petit Paul (Paulouvi !), tu as commencé l’école ? Alors travaille bien, et écoute tes maîtres ! Écoute-les bien ! Tu seras licencié èssciences ! » « Licencié ès-sciences ! », c’était dit dans une langue qui n’était pas la mienne, pas encore. Certes, je connaissais déjà l’alphabet français, et je savais compter jusqu’à 20 car des frères ainés déterminés, s’étaient acharnés à m’apprendre[3] tout ça en attendant la rentrée des classes. C’était déjà la transmission, une constante de notre culture. Mais de là à savoir ce que signifie être licencié-ès-sciences, j’étais loin d’en avoir la plus petite idée. Mais l’objectif était enregistré et ne sera jamais oublié. Aller le plus loin possible, contre vents et marées. Ce fut fait, à ma manière, sans regarder derrière, sans complaisance ni vanité. Mais surtout, sans oublier le précepte absolu : « Quand tu ne sais plus où tu vas, n’oublie pas d’où tu viens. » Il n’y a qu’une façon d’assurer cela, ne jamais rompre le lien, ne jamais perdre le goût du premier lait dont on a été nourri, celui du mode d’existence vodoun. Et le reste me direz-vous ? Les autres laits ? Ce fut comme des phares qui jalonnent le parcours, mais j’étais prévenu. Le premier lait assurait, péremptoire : « là où tu tombes, là n’est pas ton lit !». Alors je suis allé de phare en phare, en jetant un regard ici, un coup d’œil là, et derrière telle ou telle porte ; j’ai admiré ! J’ai salué, et toujours, je me suis souvenu du propos du vieux : « Dieu t’a donné une tête, et il ne t’a pas interdit de l’utiliser. Alors, ne laisse personne te l’interdire ! » Ce n’est pas tout, car un jour où je lui demandais de m’expliquer cette histoire de paradis et surtout d’enfer – je parlais du christianisme que je commençais à découvrir, j’avais neuf ou dix ans – mon Vieux me regarda un instant après que je lui fis ma demande ; puis il dit : « Écoute-moi, tu crois que tu peux faire une bêtise suffisamment grosse pour que je te jette au feu ? » Je fis « non » de la tête sans cesser de le regarder. Ce fut un sevrage, un sevrage psychologique, psychique, moral et spirituel même ! un sevrage sans lequel un individu ne peut jamais être lui-même. Être soi, sans oublier que nous n’avons qu’un bien : l’Homme. C’est pourquoi le premier lait enseignait aussi qu’«il faut aimer les hommes, sans oublier que c’est l’Homme ».

Un lait donc : le mode d’existence du vodoun, et des phares admirés, dont on peut s’éclairer sans jamais oublier de poursuivre sa route. On en arrive à percevoir que tout ce que l’Homme a fait nous appartient. Tout ce que l’Homme a fait m’appartient ; tout, en bien comme en mal, où et quand ce fut fait ; j’en suis pleinement propriétaire, mais sans jamais oublier de saluer celui ou ceux qui l’ont fait ; sans oublier de me sentir responsable aussi quand les hommes ont oublié ce qu’est l’Homme. C’est en cela qu’il est incongru selon moi, qu’un homme puisse être considéré comme étranger où que ce soit sur cette terre ! C’est en cela que je ne me vois pas comme relevant d’une quelconque diaspora. Je suis ici, j’ai l’obligation de respecter les lois d’ici. Je suis là, j’ai de même l’obligation de respecter celles qui ont cours là. Ainsi, si tout ce que l’Homme a fait m’appartient, j’ai le devoir d’inviter l’homme à connaître ce que mon mode d’existence propose. Nous en arrivons à votre second point. II – Vous êtes l’auteur d’une importante bibliographie évocatrice du vodoun. L’incursion du chimiste dans le vodoun ne tiendrait-elle pas d’un paradoxe ? Incursion du chimiste, dites-vous ? C’est celui qu’il y a derrière le chimiste qui lance une invitation ; une invitation à découvrir un mode d’existence, celui du vodoun. Mode d’existence dont il est question tout au long des écrits auxquels vous faites allusion ; c’est lui qui voudrait inviter à découvrir, à comprendre et à partager. Mais c’est une invitation sans mode d’emploi, car il faut que ce soit une conquête. Si paradoxe il y a, ce n’est peut-être qu’une apparence, car le vodoun, mode d’existence, est d’abord de l’ordre du conceptuel, il est de l’ordre de la pédagogie. Voilà pourquoi je voudrais insister sur le fait que le noyau de mon propos porte sur le mode d’existence, et non sur le fait religieux. Paradoxe en apparence car ce qui aurait pu relever de la chimie, quelle qu’en soit la spécialisation, n’entre pas directement, dans le vodoun, dans le mode d’existence. Ce qui aurait pu relever de la chimie est l’usage que le vodoun, fait religieux, fait des plantes essentiellement. Le travail de Pierre Fatumbi Verger[4] est remarquable sur ce plan. En tant que chimiste, mon travail sur les plantes portait sur la recherche de substances biologiquement actives dans les végétaux. Il s’agissait donc d’accéder aux principes actifs après une étape d’ethno pharmacognosie, suivie de l’identification botanique des plantes – travail du botaniste, que je ne suis pas. Ce fut donc une recherche

collective conduite pour l’essentiel en Afrique, et plus précisément en Algérie pendant huit ans. Du point de vue structurel, le rapport avec le vodoun, fait religieux, est ténu. La question devient alors : Dans ce rapport au vodoun, qu’y a-t-il derrière le chimiste Paul Aclinou ? Et je répondrai : une méthodologie, qui s’applique ici, dans les sciences exactes, et là, dans le vodoun, mode d’existence. Et en cela, il n’y a plus aucun paradoxe ! III – La chimie et le vodoun s’accommoderaient-ils l’une de l’autre, et vice versa ? Vos publications laissent pourtant croire à une telle accommodation. Qu’en pensez-vous ? Il n’y a certes pas de paradoxe comme nous venons de le voir, mais ce n’est pas la chimie comme discipline d’étude qu’il nous faut considérer, dès lors que nous nous en tenons au mode d’existence et non au fait religieux. Par contre, la méthodologie avec laquelle je propose d’examiner le mode d’existence est en tous points identique à celle qui prévaut dans les sciences exactes. En d’autres termes, il ne faut pas se départir de l’idée que seuls les faits font les sciences. Le propre même de l’esprit scientifique véritable est que : ce sont les faits qui font la science, pas les opinions ni les ressentis ; les faits, c’est-à-dire tout ce qui peut se passer, une fois établi, de l’homme et de ses opinions, comme tuteurs.

Prenons un exemple, celui de la divinité Hêbiesso[5] dans le vodoun, fait religieux ; il n’y a rien à dire de son mythe fondateur dès lors que nous sommes dans l’ordre des croyances. Par contre, si je considère le vodoun, mode d’existence, c’est-à-dire si je me mets dans l’ordre de la pédagogie, je dois m’astreindre à ne considérer que les faits. Là, le mythe fondateur du dieu Hêbiesso pose problème. En effet, voilà un homme, en l’occurrence un roi, selon le mythe, qui a fait d’énormes bêtises, jusqu’à mettre le feu au palais et au pays, provoquant nombre de décès, et voilà que cet homme-roi devient dieu à la suite de son suicide par désespoir ! Si je considère les faits, et seulement eux -c’est cela la démarche scientifique- je me dis que le bon sens élémentaire ne peut accepter que quelqu’un qui a fait d’énormes dégâts puisse devenir un dieu pour cette raison. Le bon sens élémentaire interdit d’accepter cela. Reste l’ordre des croyances.

Mais je peux considérer aussi que ceux qui ont imaginé ce mythe étaient des imbéciles, et là, je peux vous assurer qu’il n’en est rien. Mes ancêtres, nos ancêtres n’étaient pas des imbéciles, eux qui nous ont armés afin de résister et de survivre aux coups de boutoirs que nous avons reçus ces cinq ou six derniers siècles, et même avant ! La démarche scientifique impose de reprendre les faits que présente le mythe de Hêbiesso en faisant résolument abstraction des ressentis, des opinions a priori et des croyances, pour tenter d’accéder à l’enseignement du mythe. Et là, nous sommes dans le vodoun mode d’existence. Y accéder – ce que j’appelle le conquérir – ne peut se faire que par une démarche dont les seuls paradigmes sont les faits, c’est-à-dire une démarche scientifique de type sciences exactes. Des faits, c’est-à-dire qu’une fois établis, ils n’ont pas besoin de l’homme comme tuteur. Et c’est là que nous retrouvons l’homme qui est derrière le chimiste, ou plus précisément la méthodologie dont le chimiste est le symbole. De fait, le vodoun, mode d’existence, s’accommode parfaitement de la méthodologie que suivent les sciences exactes. Dans l’exemple ci-dessus, celui du dieu Hêbiesso : * Soit je considère l’incongruité –devenir dieu pour avoir commis une énorme bévue- comme relevant des croyances, c’est le cas dans le vodoun – religion, dans le vodoun, fait religieux ; dans ce cas, il n’y a rien à redire, c’est le privilège de la foi ! * Soit je considère que l’incongruité est le fait de personnes insensées ; dans ce cas, j’ai le choix entre deux attitudes, à savoir : Hausser les épaules et passer mon chemin. Ou bien, me dire que le fait religieux n’a pas à rendre compte à la raison ; je reste donc dans le domaine de la foi, qui peut accepter l’incongruité. * Soit enfin, en rejetant les deux attitudes ci-dessus, je considère que les concepteurs du mythe, loin d’être des idiots, sont des personnes sensées, qui ont imaginé et construit le récit avec l’incongruité qui doit servir de point d’alerte. Il en est ainsi car, le bon sens élémentaire –qui ne prend en compte que les faits- ne peut pas manquer de buter sur cette incongruité dans le récit. Dès lors, il faut écarter le fait religieux. C’est à ce point que nous retrouvons le mode d’existence. Nous devons reprendre l’analyse alors en considérant seulement les faits, point par point, sans jamais faire appel aux ressentis. Seule la raison doit conduire l’analyse[6].

C’est là, la démarche qui permet de conquérir les fondamentaux du mode d’existence vodoun, sans jamais rejeter cependant le vodoun, fait religieux. Tout au plus, pourrait-on souhaiter quelques désherbages[7] en son sein. A travers cet exemple, j’ai voulu montrer qu’une même méthodologie convient à la démarche scientifique, celle qui ne prend en compte que les faits, comme elle convient aussi dans la conquête du vodoun, mode d’existence. Vous avez donc raison de parler d’accommodation. IV – Est-ce plutôt la science que vous valorisez à travers vos réflexions ? Je vais être extrêmement clair ; il ne s’agit aucunement pour moi de valoriser la science. Je parle de méthodologie, et la méthodologie est un outil. Je mets à profit cet outil pour, non pas valoriser, mais appeler à prendre possession en accédant aux profondeurs de notre héritage, accéder au plus profond de l’héritage de nos ancêtres. En effet, quand on y accède, on ne peut qu’admirer l’extraordinaire précision qu’ils ont mis à déployer les éléments de la leçon. On apprécie l’élégance qui caractérise la démarche[8]. Et surtout, ils n’ont parlé que de l’homme, seulement de lui, l’homme tout court ; sans en faire un élément de race, de couleur ou de je ne sais quoi encore…Ils ont parlé de l’homme, sans peuple, sans race et sans terre… Il suffit de prêter attention au fait religieux, jamais il n’y est question[9] d’hommes Noirs, Blancs ou de religion… Par-dessus tout, ils l’ont fait en tenant compte de la nature de l’homme, c’est-à-dire, une nature ritualiste et pétrie de croyances. Une nature qui fait que chez lui, tout passe par le rituel, avec dieu -le fait religieux- mais aussi sans dieu, la philosophie… Le plus extraordinaire selon moi, c’est que nos ancêtres ont pris, avec élégance, des dispositions pour que les valeurs qu’ils nous léguaient soient à l’abri ; à l’abri du temps et des vicissitudes de la vie ; ces valeurs sont à l’abri même des coups de boutoir des hommes et des évènements, comme elles le sont du temps, c’est-à-dire de l’histoire. C’est cela, la fonction du triptyque avec ses deux branches, autonomes, indépendantes l’une de l’autre ; triptyque qui est le thème de votre question suivante. V – À l’évidence, vos travaux valorisent un certain triptyque en lien avec le vodoun. Qu’en est-il précisément ? Le triptyque est la clé de voûte de la construction que les concepteurs -nos ancêtresont élaborée pour conduire leur pédagogie en direction de l’Homme ; je dis bien en direction de l’Homme ; nous sommes en effet dans l’ordre de l’universalisme.

De fait, les valeurs, les concepts et les autres éléments de cette pédagogie s’adressent à tout homme ; c’est donc une contribution, notre contribution au fait humain ; notre contribution à la notion de l’Homme. Ceci n’est pas toujours évident, et nous pouvons en chercher les raisons. Ainsi, dans son ouvrage[10], Les arts de l’Afrique Noire, Jean Laude écrit : …L’Europe n’a pas trouvé en Afrique une forme de pensée ou une religion qui stimule la curiosité intellectuelle ou artistique … Force est de constater à présent que ceci n’est vrai qu’en partie, car les concepts et les valeurs qui sont proposés dans le vodoun, mode d’existence, existaient ; ils n’avaient rien à envier à ceux qu’on trouvait ailleurs ; et parfois, certaines de ces données qui se trouvent dans le magistère de la raison du mode d’existence, sont d’un niveau conceptuel inégalé ! C’est le cas par exemple du concept de Mawu (qui n’est pas un nom sacré, mais seulement un nom appellatif, qu’il faut déployer[11]). C’est le cas aussi du concept de personne dans Amêdjlo (en langue nina, gen…) ou Mêdjlo (en langue fon, goun …) ; concept sur lequel je reviendrai par ailleurs. Ainsi, le propos de Jean Laude doit être complété en précisant que l’Europe n’a pas trouvé en Afrique les valeurs qui étaient à l’abri dans le triptyque. Elle ne les a toujours pas trouvées, car comme je l’ai dit, il faut en faire la conquête ; et cette conquête-là, ne faisait pas partie des intentionnalités des européens. Si l’Europe ne les a pas trouvées, ce n’est donc pas une question de moyens, mais de méthodologie, qui ne doit pas partir de ressentis ou d’opinions a priori. Si je me trouve à présent en mesure de proposer d’y accéder, d’en faire la conquête, c’est uniquement parce que j’ai la chance de disposer de la méthodologie de l’esprit scientifique -je parle de sciences exactes- avant que mon intérêt ne se porte sur le vodoun mode d’existence, comme je l’ai expliqué[12]. Sans aller jusqu’à faire la conquête de ces valeurs, certains européens avaient pressenti leur existence ; c’est le cas[13] de Bernard Maupoil, qui le laisse transparaitre dans son ouvrage sur le Fa ; c’est aussi le cas de Georges Balandier[14] qui écrit : « Je suis aussi un homme de carrefour. Si j’étais lié à un panthéon africain, je choisirais comme divinité, comme figure à imiter ou à l’intérieur de laquelle m’installer, Lêgba. C’est le dieu des carrefours, de la communication, des seuils, des passages. Il est présenté comme nécessaire aux autres dieux qui ont, par fonction, un pouvoir supérieur au sien quant à la création et l’ordre du monde. Mais sans lui, ils sont

impuissants. Favoriser les relations, faire circuler du sens, n’est-ce pas le plus beau rôle ? » C’est le beau rôle de Lêgba en effet ! exhaustif Certes, le propos se place dans l’ordre du religieux, mais n’empêche ! Une petite erreur cependant : le pouvoir de Lêgba n’est en rien inférieur à ceux des autres divinités… mais il faut comprendre ! Le triptyque donc ! Deux branches composent le triptyque : Le magistère de la foi ; c’est-à-dire, le fait religieux, le vodoun comme religion. Le magistère de la raison ; c’est-à-dire la pédagogie qui fonde le mode d’existence. Ces deux branches s’articulent autour d’un même point, un point cardinal ; celui à partir duquel la réflexion peut être orientée soit vers le magistère de la foi, vers la religion donc, soit vers le magistère de la raison. C’est ce point que je désigne par symbole. Le symbole peut être une attitude, un objet ou encore une situation. Le symbole peut également être un évènement, ou simplement une déclaration ou bien un précepte. Ainsi, le triptyque c’est : Le magistère de la foi. (Les croyances, le vodoun comme religion). Le symbole. (Un point cardinal commun). Le magistère de la raison. (C’est-à-dire la pédagogie et son enseignement). Les trois branches ainsi définies encadrent l’homme. La première branche, le magistère de la foi, déploie donc le fait religieux ; c’est le vodoun comme religion, qui est son propos. Dans cette branche, les concepteurs ont mis en œuvre la nature ritualiste de l’homme. Le point culminant de ce déploiement est le monde des fétiches[15], leur fabrication et leurs usages. La mise en œuvre de la nature ritualiste de l’homme dont je parle, trouve un prolongement dans ce que j’appelle la mimésis sociétale. Le moteur qui fait fonctionner les constituants de cette branche est la croyance. Je redis que mon propos ne concerne pas directement cette branche ; il ne concerne pas le fait religieux, le vodoun comme religion.

Nous pouvons définir la mimésis sociétale comme une structure de pensée qui calque, chez l’individu comme chez le groupe social, les constructions mentales sur la structure, l’organisation et le fonctionnement de la société, ou sur seulement certains aspects de ces éléments. En particulier, il peut s’agir des prérequis et des ressentis qui sont à la base de son fonctionnement. Cette structure de pensée, la mimésis sociétale, suit les évolutions de la société et celles de son parcours, selon les objets mentaux que sont les croyances, les mythes, les espoirs et les craintes, les tensions… toutes choses que les hommes utilisent comme tuteurs de leur existence et de leurs actions, et qui forment le socle des modes d’existence dont ils relèvent. Cela est d’autant plus fortement prenant que l’individu n’est pas sevré. (Extrait de : Aclinou, P. Comprendre le vodoun en huit jours ; jour deux ; à venir…) La mimésis sociétale est la sève des sociétés, elle est le sang de l’histoire ; sève et sang, qui irriguent et font croître les sociétés et leurs mondes. Elle est donc la colonne vertébrale qui fonde l’homme en mouvement.

Face à ce magistère, nous avons le magistère de la raison. Ici, il faut bannir toute croyance de l’ordre du religieux ; le déploiement requiert le bon sens, la raison ; il doit s’arrêter systématiquement devant toute anomalie dans le récit des mythes, comme il doit s’arrêter tout aussi systématiquement devant toute incongruité et devant toute contradiction, car ce sont elles qui forment le point pivot, le point cardinal que j’appelle symbole. Voici deux exemples. Le premier exemple nous est donné par le mythe fondateur du dieu Hêbiesso[16] que nous avons examiné ci-dessus, le symbole ici est l’incongruité que nous avons relevée. Le second exemple que je vous propose est celui du mythe du dieu Osanyi[17], dieu de la médecine. Dans cet exemple, le symbole est l’aspect du dieu, ses handicaps et les raisons de ceux-ci. Parfois, le symbole peut être absent de la structure du mythe ; dans ces cas-là, l’appel à la mimésis sociétale permet aux concepteurs de positionner les deux branches. Ainsi : Le couple Mawu-Lissa. Fondé sur la mimésis sociétale, il figure le fait religieux. En face, il y a :

Mawu. Concept d’Être Suprême unique dont le déploiement l’insère dans la pédagogie. Le premier, le couple Mawu-Lissa, fait l’objet d’un culte dans le vodoun ; alors que le second, Mawu n’est l’objet d’aucun culte ; caractéristique soulignée, en le déplorant, par tous les auteurs ; là aussi, il faut comprendre ! De même, deux mythes qui nous disent comment Lêgba est devenu première divinité, maitre de la création, par décision du Tout-Puissant, Mawu. Le voyage[18] des dieux. C’est le magistère de la raison qui déploie la pédagogie. La variante au chien[19]. C’est le magistère de la foi, à travers la mimésis sociétale. En résumé, le triptyque est l’outil de choix, car il a permis aux concepteurs de : – Respecter la nature ritualiste de l’homme, avec le fait religieux qui sert de porte d’entrée à toute pédagogie. – D’y enchâsser un enseignement universel, qui s’adresse à l’homme, à tout homme. – De protéger cet enseignement, jusqu’à ce que l’homme soit en mesure d’y accéder. L’extraordinaire, c’est que chaque branche fonctionne indépendamment de l’autre, sans interférences, sans conflits ; chacune assumant pleinement son rôle. On peut saluer le génie de ceux qui ont conçu et mis en œuvre ce système. VI – Le vodoun serait-il alors un art, une religion, une science, une philosophie ? Qu’est-il alors ? Que serait-il donc ? Le vodoun serait-il un art ? C’est sans doute par ce biais, l’art, que le regard du monde s’attarda sur le monde du vodoun, et cela, dès l’ère des « cabinets de curiosités ». C’est cet aspect qui est le plus prisé encore aujourd’hui. C’est heureux ; mais l’essentiel est ailleurs. De fait, dès la rencontre avec l’Occident, l’aspect art a toujours été présent. En effet, les collectionneurs avaient commencé par récupérer des objets, essentiellement des fétiches et des masques que nous jetions, parce que la croyance voulait qu’ils n’étaient plus opérationnels ; ces objets n’étaient plus « efficaces » dans les fonctions religieuses qui leur étaient assignées ; alors, ils étaient mis au rebut !

Ce fut le bonheur des collectionneurs, avec sans doute, un sentiment de mépris pour ces fabrications des « sauvages »[20]. Il convient donc d’être conscient que ceux qui les récupéraient ne le faisaient pas pour les fonctions religieuses de ces fétiches et de ces masques. Ce n’est donc qu’au second degré que nous pouvons parler du vodoun, fait religieux, comme d’un art. Remarquons qu’aujourd’hui, plus rien n’est jeté, puisqu’il y a un marché, une mode ! Mieux, beaucoup de fétiches sont fabriqués pour ce marché dont la demande ne cesse de croître,[21]sans qu’il y ait un rapport effectif avec la religion ; c’est donc une instrumentalisation du fait religieux dans un monde réifié. Ainsi, comme tout système ritualiste, le vodoun, fait religieux, génère des objets de cultes dont on peut admirer la facture ; objets avec lesquels l’homme peut se trouver en harmonie intellectuelle, sentimentale ou spirituelle, sans qu’une connotation religieuse soit requise ; de l’art donc ! Ne sommes-nous pas dans une civilisation du visuel ? Nous, c’est-à-dire la planète entière ! Voilà donc pour l’art. Toutefois, une discussion exhaustive sur le sujet devrait porter sur l’art dans le monde Noir africain et les différentes étapes du regard de l’homme occidental sur cet art. Quant à la religion et la philosophie… Commençons par noter que toute religion génère un mode d’existence ; toutes, sans exception ! Or, il n’y a pas de mode d’existence sans philosophie. C’est précisément cela qui permet au mode d’existence de se séparer du fait religieux d’origine dans sa pratique, si la question se pose. L’exemple le plus spectaculaire de nos jours, selon moi, est celui de la religion chrétienne. Elle a généré un mode d’existence qui est celui des européens et apparentés. Or, depuis quelques décennies, plus de 70 % des européens me dit-on, ont cessé d’être chrétiens, religieusement parlant. Seulement voilà, ils demeurent dans le mode d’existence chrétien et le défendent, tout en étant athées, si le cœur leur en dit ! De fait, mettons d’un coté les valeurs dites chrétiennes, et en face, celles des tenants du « tous, hors du christianisme ! » valeurs qui sont, en gros, celles de la laïcité, entendue comme mode d’existence ; eh bien, je ne pense pas qu’on verrait une grande différence ! C’est une manière de génie (involontaire ?) du christianisme qui a réussi à faire inscrire ces valeurs dans un ensemble qui, même en lui échappant, demeure son plus vigoureux défenseur ! Mieux, il y a même une version laïque du légendaire « hors

de l’Église, point de salut[22] » ; cette version se dit : « Le droit des Nations ! » entendu comme supérieur, et opposable à ceux de la personne humaine et de l’individu ! Ainsi, le vodoun est une religion qui comme telle, a généré un mode d’existence ; celui-ci comporte donc une philosophie. Toutefois, pour accéder pleinement à cette dernière, il faut déployer le mode d’existence, qui par construction, s’insère dans le triptyque ; c’est par lui, le triptyque, qu’il faut passer me semble-t-il, pour accéder à cette philosophie. Or, ici, on ne peut pas en hériter, mais il faut le conquérir… je le répète. VII – Quel regard porte l’occident sur le vodoun, selon vous ? Le vodoun et l’Occident ? Ici, il ne peut être question, bien entendu, que du vodoun, fait religieux. Le regard de l’Occident est assez complexe, mais relève globalement de la vision du christianisme sur tout ce qui n’est pas chrétien. Cependant, on note une certaine évolution dans la perception que certains européens -ils sont encore une minorité- avaient du vodoun, comme religion. Le premier correctif porte sur l’origine du vodoun[23] que bien des occidentaux situaient à Haïti ; c’est encore le cas aujourd’hui pour la grande masse, en France notamment. Cela se comprend, car Haïti a été une possession française, une colonie. L’indépendance de l’île en 1804 fut le fruit d’une révolte initiée, selon certains, par ce qu’il est convenu d’appeler « La cérémonie du bois caïman » en août 1791, un rassemblement nocturne pendant lequel auraient eu lieu des rituels vodoun qui donnaient le départ de la révolte. Toussaint Louverture qui est donné pour l’artisan de l’indépendance[24] de Haïti, était descendant d’un esclave originaire d’Allada ville du Benin actuel. On comprend que ces évènements, même lointains puissent laisser des traces dans les mentalités. Ensuite, la vision du christianisme fera le reste pour imprimer une perception négative du vodoun. Toutefois, les choses évoluent ; pour l’instant, seule une minorité s’ouvre au contenu du vodoun, et d’abord, sous l’angle artistique, -avec les fétiches et les masques notamment- et cela, par la démarche de quelques artistes d’abord, qui n’avaient pas hésité à nourrir leur inspiration de ces objets qu’ils découvraient. Ensuite, pour quelques personnes, l’intérêt vient du fait que Mawu, perçu comme concept d’Être Suprême unique, donne au vodoun le statut de religion monothéiste ; mais je le redis,

cela ne concerne qu’une très petite minorité, celle-là même qui se risque à chercher à pénétrer « l’ésotérisme » du vodoun, fait religieux. En résumé, globalement, le vodoun reste encore un « territoire » à découvrir ; cela avance depuis quelques décennies avec l’instauration de la « journée du vodoun » le 10 janvier au Bénin. La curiosité et le tourisme font le reste à côté de l’art. Il demeure majoritairement cependant, le sentiment que c’est une religion « animiste« . C’est donc d’abord, une question d’information ; je parle du vodoun comme religion ; quant au vodoun mode d’existence, avec ses valeurs universelles, nous sommes encore loin de les voir reconnues… à commencer par nous-mêmes ! VIII – Votre conférence sur le vodoun à l’Université Populaire du Grand Toulouse (UPGT), aura marqué les esprits. Pourrait-on en savoir plus amplement ? Cette conférence aura donc édifié plus d’un, à votre avis ! Les conférences à l’Université Populaire du Grand Toulouse (UPGT) -il y en eut huit, une par mois d’octobre à mai- se placent dans le prolongement de votre question précédente. En effet, à la parution de mon ouvrage, le vodoun, leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités, une lectrice me demanda d’apporter quelques éclairages supplémentaires afin de permettre à tous ceux qui le souhaitaient, de pénétrer davantage le contenu du vodoun, mode d’existence ; qui est le véritable propos de l’ouvrage. Les responsables de l’UPGT -je les en remercie- ont bien voulu inclure cette série de conférences dans leur programmation. Contrairement à d’autres conférences que j’ai eu à donner, au musée africain de Lyon, (conférence où fut présenté pour la première fois le triptyque) ou bien au musée des arts sacrés de Saint Nicolas de Véroce ; conférence que j’ai consacrée aux fétiches, à la suite d’une exposition de fétiches dans un musée d’art sacré chrétien ! (Je salue l’audace de la conservatrice du musée, qui a osé présenter des fétiches vodoun aux côtés des reliquaires[25] chrétiens !) … la programmation de l’UPGT a l’avantage de proposer, si le conférencier le désire, une série sur un thème donné ; j’ai donc pu décliner le sujet « le vodoun : un autre regard » en huit entretiens[26]. Ainsi, il me fut possible d’insister sur les fondamentaux, tout en déployant les enseignements qui sont incrustés dans les mythes du vodoun. Quant au public, j’ai été en face d’un auditoire dont nous venons de voir les caractéristiques. Il m’a été cependant heureux d’y déceler de la curiosité, et de l’étonnement parfois : en particulier quand il fut question de l’art divinatoire selon

Fa et l’inscription de ce dernier par l’UNESCO au patrimoine immatériel de l’humanité. L’étonnement a disparu quand on a fait le parallèle avec d’autres valeurs immatérielles reconnues et inscrites, comme l’ »art de la table français« . Chacun a pu comprendre dès lors que ce ne sont donc pas les pierres et les paysages qui sont les seuls trésors de l’homme. Il n’y avait pas que curiosité et étonnement lors de ces séances, il y avait ceux qui venaient pour les fétiches et pour … les transes ! Pour l’essentiel, c’est le questionnement qui doit être suscité ; essentiel, car c’est aussi une porte d’entrée dans le vodoun mode d’existence. IX – Quelle est la place du Fa dans vos travaux ? La place de Fa dans mes réflexions ? Sans hésiter : centrale ! Cela est d’autant plus vrai que Fa occupe une place centrale également dans le vodoun, que ce soit le fait religieux ou bien que ce soit le mode d’existence, qui a toute mon attention. Cette place est centrale, car aucun acte cultuel ne peut se passer de Fa. Il n’est pas question seulement de la divination, mais de chaque instant où le rituel est mis en œuvre, quel que soit l’objet des préoccupations. Le dieu Fa est en quelque sorte le trait de liaison entre les différents actes cultuels ; c’est aussi le cas, quand on ne considère que la pédagogie et la conceptualisation qui sont en œuvre dans le mode d’existence. C’est la raison pour laquelle, je considère Fa, en association avec Lêgba, comme les hérauts de la pédagogie dans le vodoun, comme je l’ai écrit. X – Le Fa pourrait-il vraiment se prévaloir d’être une science ? Dans la mesure où réfléchir est une science ou devrait l’être, Fa, dont la fonction est l’aide à la décision selon moi, peut être regardé comme une science, eu égard à sa structure et à toute la conceptualisation qu’il pilote. Toutefois, la science de Fa est à distinguer d’une science exacte, dès lors que c’est l’homme qui assume le déploiement. Fa, une science, c’est aussi l’avis de plusieurs auteurs, dont Maupoil qui cite le père Aupiais comme ayant la même conviction. XI – Pourrait-on selon vous dissocier le Fa du vodoun sans s’y méprendre ? Fa est inséparable du vodoun, comme celui-ci ne peut assumer son rôle sans le dieu Fa.

Certes des actes cultuels spécifiques peuvent avoir lieu sans faire appel à Fa dans leur déroulement, comme par exemple les rituels qui sont propres à telle ou telle divinité, Hêbiesso, Osanyi, Adjê… mais là, nous sommes dans l’ordre des rituels spécifiques, et non dans la globalité du vodoun, ni dans ses fondamentaux. Nous ne devons pas nous méprendre sur le fait que la plupart des auteurs traitent de Fa comme d’une entité à part ; Fa n’est pas une religion dans la religion vodoun. C’est aussi ce qui transparait dans la citation d’Alfred Métraux que je donne en ouverture de la conclusion ci-dessous. Pour comprendre ce que je dis, on peut par exemple se référer à ce qui se passe dans le christianisme avec la célébration de tel saint ou sainte ; car même gigantesques, comme les célébrations de Marie à Lourdes, ou de saint Jacques à Compostelle, ces manifestations sont parties intégrantes du christianisme, et elles relèvent d’un dogme unique. Il en est de même de Fa par rapport au vodoun, fait religieux comme du vodoun, mode d’existence. XII – Quel sens prêtez-vous au Légba et au Tolégba ? Lêgba et Tolêgba ne sont pas deux entités séparées, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Il ne s’agit pas de deux divinités, mais d’une seule : Lêgba. Mais Lêgba prodigue son enseignement selon deux modes ; je suis encore dans le vodoun, mode d’existence ; deux modes qui sont complémentaires, mais qui sont nettement distincts quand on pénètre les profondeurs du système. Le premier mode se base sur des images, essentiellement des sculptures. Il s’y associe un lieu, à savoir les « croisements[27] » ; il s’y associe également un détail vestimentaire, l’habit de raphia, qui peut n’être qu’une simple bande de raphia tressé. Le second mode passe par les « actions » du dieu ; c’est Lêgba en action avec sa scénographie. Ces deux modes se fondent tous les deux sur des mythes, dans le récit et la scénographie desquels Lêgba joue le rôle principal. Pour les sculptures, le mode qui passe par les images, nous avons quatre mythes qui sont à l’origine de l’ensemble des représentations picturales du dieu Lêgba ; ce sont : – Le sexe de la femme[28]. Ce mythe est à l’origine des sculptures de Lêgba avec le sexe visible en érection. – L’enfant menteur[29]. Ce mythe explique la symbolique des croisements, c’est-à-dire la réflexion.

– L’enfant glouton[30]. Ce mythe explique la présence de Lêgba dans les demeures ; souvent, c’est une figuration très stylisée, voire symbolique. – L’habit de raphia. Ce mythe traite de la compassion, notamment envers les divinités ! En clair, chacun de ces types de représentation devrait renvoyer l’observateur au mythe correspondant et à son enseignement. En somme, l’effigie célèbre Lêgba comme dieu du vodoun, fait religieux, mais quand on se reporte au mythe qui en est à l’origine, c’est l’autre axe du triptyque, la pédagogie, qui est mis en exergue avec son enseignement, c’est-à-dire le mode d’existence. Or dans la quasi-totalité des cas, les choses ne se passent pas ainsi pour les personnes ! Ça ne se passe pas ainsi parce que la conquête de l’autre branche du triptyque, la pédagogie, n’est pas faite, en tout cas, elle n’est pas un vécu conscient. On se contente de regarder l’effigie comme un objet de culte ; on la considère seulement comme un objet religieux. Par exemple, on ne devrait pas trouver une sculpture de Lêgba avec le sexe en érection dans une demeure, dans l’espace privée donc ; cette représentation devrait être présente uniquement dans l’espace public ; ce n’est pas ce que nous pouvons observer dans toute l’aire du vodoun. Reste le problème des localisations qui est le cœur de votre question. Un Tolêgba est une sculpture de Lêgba qui est positionnée dans une localité, et qui donc est à la disposition de toutes les personnes de cette localité. To : ville, village… comme vous le savez. Un Tolêgba peut donc appeler, -il est fait pour cela- à se remémorer, et à suivre éventuellement, l’un ou l’autre enseignement dispensé par les quatre mythes ; en particulier, si la sculpture comporte le sexe du dieu et un détail vestimentaire en raphia… De même, un Assilêgba ou Assimêlêgba est une sculpture du dieu qui se trouve dans un marché ou bien à proximité de celui-ci, et qui appelle là-aussi, à mettre en œuvre les enseignements du dieu Lêgba, dieu de l’intelligence, dieu de la réflexion. Ainsi, Tolêgba, Assilêgba, Agbonoulêgba… ne sont que des représentations de l’unique dieu Lêgba qui est positionné à différents endroits, To, Assi, Agbonou… Évidemment, nous avons aussi des Lêgba de collectivités et des Lêgba personnels ; par exemple, ceux des bokonon ou ceux des individus, qui, à l’occasion de l’établissement de leur Fa de la forêt, se font faire aussi un Lêgba personnel. En clair, il n’y a qu’un Lêgba, avec différentes fonctions et enseignements, dont l’effigie peut se trouver en différents lieux dont on intègre la dénomination -To, Assi,

Agbonou…- en préfixe au nom Lêgba. Nous n’avons donc pas deux entités, Lêgba et l’une quelconque de ses dénominations de sculpture. Cela nous amène à la question suivante. XIII – Ces deux entités serviraient-ils le Fa ou est-ce le Fa qui les servirait ? Compte tenu de ce que nous venons de voir, la question devient : Fa est-il au service de Lêgba, ou à l’inverse, Lêgba est-il au service de Fa ? Là aussi, il nous faut être extrêmement clair : la réponse est non dans les deux cas. Fa n’est pas au service de Lêgba, et ce dernier n’est pas au service de Fa, au sens où nous entendons être au service de. Cela est d’autant plus vrai que le vodoun, comme religion, demande explicitement deux choses à propos de Fa et Lêgba. Tout bokonon, et cela ne souffre d’aucune exception, dit : – Il ne faut pas séparer Fa et Lêgba. – Il faut nourrir Lêgba avant de nourrir Fa.

Ces deux prescriptions, qui sont absolues je le répète, sont professées dans le fait religieux sans explication. La raison est que l’explication ne se trouve pas au niveau du fait religieux, elle se situe au niveau conceptuel que seul autorise le magistère de la raison, c’est-à-dire, le vodoun, mode d’existence. Quand on accède à ce niveau, on se rend compte que Fa et Lêgba sont deux facettes d’un seul et même principe ; d’où il ressort qu’il ne faut pas les séparer pour la compréhension de l’ensemble. Il ne faut pas les séparer dans le fait religieux, ce que demande le bokonon. Comme je l’ai dit la religion est une porte d’entrée pour l’accès au conceptuel. Quant au fait de nourrir Lêgba avant de nourrir Fa, c’est encore dans l’approche conceptuelle du vodoun que se trouve l’explication ; c’est là, qu’on peut accéder à la compréhension de la prescription. En voici quelques éléments. Ces deux prescriptions se déploient complètement à partir des quatre premiers signes (dou) de Fa. Ce sont : Gbê-Médji. Yéku-Médji Woli-Médji

Di-Médji. Je propose une première approche de la question dans l’ouvrage[31] : Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités. Cette première approche donne des éléments (seulement cela !) de compréhension du principe unique dont Fa et Lêgba sont les facettes, selon moi. En conclusion, Fa ne sert pas Lêgba ; Lêgba ne sert pas Fa. Ils sont intriqués ; le fait religieux vodoun l’exprime à sa manière sans l’expliquer, car ce n’est pas son rôle d’expliquer ! XIV – Le vodoun est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. En quoi cette patrimonialisation est bénéfique pour le Bénin, l’Afrique et l’humanité ? L’art divinatoire selon Fa (Ifa) est effectivement inscrit au patrimoine immatériel de l’humanitépar l’UNESCO[32]. C’est un élément central, un pilier du vodoun, religion, qui est ainsi reconnu ; c’est plus encore un pilier conceptuel du mode d’existence vodoun, -si on n’oublie pas Lêgba- que cette inscription appelle à découvrir. La structure technique de l’art divinatoire que porte le dieu Fa justifie son inscription par l’UNESCO. Selon moi cependant, c’est tout ce que Fa, comme divinité, contient de conceptualisation du monde et de la vie, qui fait sa vraie richesse ; c’est pour cela, qu’ils sont, Lêgba et lui, les hérauts de la pédagogie, comme je le dis. En conséquence, cette inscription est une occasion d’inviter à mieux connaître le vodoun, et plus précisément, le vodoun mode d’existence, qui est véritablement le domaine de Fa avec Lêgba. Cette inscription est donc une excellente chose pour les femmes et les hommes qui relèvent de cette culture ; la culture vodoun dans sa globalité. Mais, c’est aussi notre contribution à une idée, une idée universelle, celle de l’Homme qui doit être. Et là, le Bénin, comme l’Afrique, comme le Monde sont concernés, parce que c’est l’Homme qui est concerné. XV – Le vodoun serait-il porteur de valeurs de développement et d’espoir pour l’Afrique? Espoir et développement sont les faits de l’homme. Espoir et développement ne peuvent être pléniers que s’il y a harmonie ; cela dépend donc de nous, nous, hommes. Si donc nous, hommes, luttons pour l’harmonie, l’espoir fera partie de notre attente. Si la religion est une porte d’entrée pour la pédagogie, nous pouvons par elle, être

initiés aux valeurs qui feront de nous des combattants de l’harmonie. Mais, cela ne peut être pérenne, que si nous prenons tout l’homme en compte. L’aire du vodoun va du Ghana à l’Ouest jusqu’au pays yoruba à l’Est, sans frontières, sans limites, pour les mouvements des hommes, depuis toujours… sans dogmes… pour l’expression de la pensée. C’est, me semble-t-il, l’état d’esprit qui nous permettrait d’instaurer l’harmonie, et donc le développement. Concluez cet entretien. Je commencerai par rapporter ce que disait Alfred Métraux[33] à propos du vodoun : La religion dahoméenne est pleine de subtilités. La géomancie du Fa, ou la divination par les noix de palmier, si complexe et d’un symbolisme si raffiné, n’a pu être élaborée que par un clergé instruit et disposant d’amples loisirs pour des spéculations théologiques. Il s’agit bien sûr du vodoun, fait religieux, la religion vodoun ; mais cela préfigure la qualité de ce qui reste à conquérir, et celle des spéculations qui ont présidé à leur élaboration ; bien évidemment ce sont les mêmes personnes. C’est à ce niveau que se situe mon propos ; ce que j’appelle un autre regard sur le vodoun. Le monde donne une leçon de choses, nous devons y souscrire et nous y impliquer. Nous donnons, nous, une leçon de vie, nous devons inviter le monde à la découvrir pour cheminer avec nous. C’est là mon propos, n’étant candidat à rien d’autre que de lancer cette invitation. Annexe. Paul Aclinou est né au Bénin, (alors le Dahomey) ; après le baccalauréat, il passe quelques années à Dakar, au Sénégal avant de rejoindre la France où il prépare et soutient une thèse de doctorat d’État en Sciences Physiques. Ses activités professionnelles d’enseignant-chercheur (Reims, Algérie puis Reims à nouveau) – synthèse totale en chimie organique ; études et synthèses de substances chimiques biologiquement actives d’origine végétale- sont conduites en parallèle avec une réflexion sur l’Homme et sa société ; réflexion qui a pour point de départ la culture et la pensée des peuples du golfe du Bénin : le vodoun ; culture qu’il invite à découvrir en profondeur. Cette réflexion sur l’homme se porte aussi en direction du christianisme. Paul Aclinou est également titulaire d’un diplôme universitaire d’études théologiques et d’une licence de théologie (baccalauréat canonique). Pour quelques travaux scientifiques (extraits) : voir

https://www.researchgate.net/scientific-contributions/2006608018_Paul_Aclinou Et http://independent.academia.edu/PaulAclinou Un très vieux site donne encore les premiers éléments de mon approche du vodoun ; il est en anglais. http://www.geocities.ws/Athens/Delphi/2291/ Références pour quelques lectures : (choix non limitatif) Aclinou Paul ; Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités ; Harmattan, Les Impliqués éditeur Paris 2016. (Noté LCLV dans le texte). Aclinou Paul ; Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007. (Noté Une pédagogie… dans le texte) Maupoil, Bernard ; La géomancie à l’ancienne côte des esclaves ; éditeur : Institut d’Ethnologie ; Travaux et mémoires (1943) ; 4éme réédition 1988. Fatumbi, Verger, Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose, Paris 1997. Thompson, Robert Farris ; L’éclair primordial, éditions caribéennes, Paris 1985. Quenum Maximilien ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve et Larose, seconde édition, Paris 1999. Métraux, Alfred, Le vaudou haïtien, Gallimard, Paris 1958. ************ Paul G. Aclinou. Toulouse, le 15 Monsieur Innocent Sossavi, journaliste.

avril

2019. Propos

recueillis

par

[1] Je propose en annexe un petit résumé biographique. [2] La parole, c’est-à-dire la Vérité… encore faut-il se donner les moyens de la connaitre. [3] Je me souviendrai toujours de Cyprien courant dans la maison vers notre père en criant : « Papa, papa, Paul sait compter jusqu’à 20 ! » [4] Fatumbi Verger Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose ; Paris 1997 [5] Hêbiesso, dieu de la foudre, le tonnerre.

[6] Voir l’analyse à : Aclinou, P. Une pédagogie oubliée : le vodoun ; p. 192 – 196. [7] C’est ce que je propose à maintes reprises dans mes livres ; il ne s’agit aucunement de rejeter le fait religieux, bien au contraire, car c’est la porte d’entrée au mode d’existence. [8] Voir à cet effet, l’opinion d’Alfred Métraux dans l’extrait donné en avantdernière page. [9] Sauf dans les cas de « pollutions » qui sont dues à la mimésis sociétale. [10] Laude, Jean ; Les arts de l’Afrique Noire ; Société Nouvelle des Éditions du Chêne, 1988 ; p. 10. [11] Aclinou, P. ; LCLV p. 285 – 289. [12] Aclinou, P. idem, p. 11. [13] La liste, sans être exhaustive, reste limitée. [14] Balandier, Georges, anthropologue. Interview, Télérama en 2003. Nouvelle publication en 2016 à http://www.telerama.fr/livre/l-anthropologue-georges-balandier-specialiste-de-lafrique-est-mort,148357.php [15] Il serait intéressant de se pencher sur les fondamentaux qui président à la construction et à l’usage des fétiches ; de même qu’il serait très instructif de voir ce qu’il en est ailleurs, notamment dans le christianisme, même si l’appellation est différente. [16] Aclinou, P. ; Une pédagogie … p. 192. [17] Aclinou, P. ; Une pédagogie…. P.177. [18] Aclinou, P. ; idem ; p. 105. [19] Quenum, B. ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve et Larose, seconde édition, Paris 1999. ; p. 88 [20] L’idée de départ de ces collections était peut-être, en garnissant les « cabinets de curiosités » avec ces objets, de détenir les preuves « de l’état de sauvage » des êtres qui les avaient fabriqués. [21] Ce qui amena certains à parler « d’art des aéroports » au colloque qui était associé au Premier Festival Mondial des Arts Nègres, en 1966 à Dakar ; une manifestation qui se voulait en continuité avec la Négritude.

[22] Je n’ignore pas que cette formulation dogmatique est bannie depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et même un peu avant ; le point culminant de cette évolution fut sans doute l’affaire Feeney à la fin des années quarante. Toutefois, il suffit de lire les constitutions dogmatiques issues du concile Vatican II pour s’apercevoir, que si la formulation est proscrite, l’idée de fond demeure…inchangée, pourrait-on dire ! On trouvera un déploiement du dogme par Aclinou, P. à : http://adacpaul.blogspot.com/2016/06/histoire-et-actualite-dune-expression.html [23] En Haïti, on écrit vaudou, ce fut le cas encore en France ; cependant, progressivement, l’écriture vodou, et surtout vodoun commence à s’imposer. [24] Il était incarcéré en France quand fut proclamée l’indépendance. [25] Autant dire des fétiches aussi ! [26] Les thèmes de cette série seront déployés dans un ouvrage prochain. [27] D’où le titre de dieu des croisements qui est fréquemment donné à Lêgba. [28] Aclinou, P. LCLV ; p.88. [29] Aclinou, P. Une pédagogie… p. 116. [30] Idem ; p. 122. [31] Aclinou, P. ; LCLV ; p. 192 – 203. [32] https://ich.unesco.org/fr/RL/le-systeme-de-divination-ifa-00146 [33] Métraux Alfred ; Le vaudou haïtien ; Gallimard, 1958 ; p. 23.

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LES CONQUERANTS par adacpaul le 21/03/2018 | Poster un commentaire

Paul G. Aclinou

I – LES HEURES INCERTAINES Si vous allez à Grand Popo au Bénin, et plus précisément à Hêvê, vous y trouverez deux Lêgba (1) [1]; ce sont deux Tô Lêgba qui se font face de part et d’autre de la rivière Sazué qui se jette dans le fleuve Mono à Grand Popo. Ces divinités sont chargées d’assurer la protection de la localité depuis maintenant plus de deux siècles (To = ville, pays…). Leur érection, sans être exceptionnelle dans la région est peu banale, car, réalisée à partir de deux généraux de l’armée d’Abomey qui furent capturés lors de la dernière guerre que dût livrer les habitants de Hêvê. Ce sont les évènements qui furent à l’origine de l’érection de ces effigies que je voudrais vous raconter. Cela se passait il y a trois siècles environs à l’époque où le Portugal parcourait le monde en vainqueur ensemençant l’Europe laborieuse de l’or arraché de – ci, de – là. A Grand Popo sur le golfe du Bénin, il n’y avait pas d’or ; il y avait des hommes, farouches émigrants, récalcitrants d’un royaume mère qui ne pouvait offrir un héritage princier à chacun ; alors, ils étaient partis de Tado (2) par vagues successives, s’arrêtant par groupes, créant tout au long du parcours un chapelet de localités, dont la plus importante, et l’une des toutes premières fondées aussi devint la capitale. Parvenus à la mer, ils décidèrent de se donner du temps avant éventuellement d’entreprendre la traversée vers ils ne savaient quel horizon. (Cependant, nombreux furent ces hommes qui effectueront l’odyssée à leur corps défendant quelques décennies plus tard ; mais, là, c’est une autre histoire …) La poursuite des lendemains les ayant conduits à la mer et dans la région environnant le lac Ahémé, c’était tout naturellement que ces hommes étaient devenus pêcheurs et producteurs chevronnés de sel, matière première que les

voisins appelèrent depuis le sable des Popo ; c’était une manière de reconnaître leur savoir – faire. Aujourd’hui encore, en vous dirigeant vers l’embouchure du Mono, à quelques deux ou trois kilomètres de celle-ci, La bouche du roi, nom qui lui fut donné par les Portugais, vous pouvez visiter l’île au sel, là où on fabrique le sel encore aujourd’hui selon une méthode vieille de quelques siècles, et qui fait appel l’évaporation de l’eau par chauffage, et non par les rayons solaires comme c’est le cas ailleurs dans le monde. À cela s’ajoutaient les relations privilégiées qu’ils entretenaient avec l’homme blanc cantonné encore, mais par pour longtemps, à la région côtière ; ce fut une manière de préparation à l’invasion coloniale Un tel royaume ne pouvait qu’attirer la convoitise des voisins, et l’un de ceux – ci, de loin le plus redoutable, le royaume d’Abomey, décida de conquérir le pays de ces hommes, les Hula ou Popo … à leur tour, après avoir anéanti le royaume mère des Fons, Allada, et quelques chefferies du voisinage. Les guerres étaient fréquentes dans la région, et cela depuis le XIIeme ou XIIIeme siècle ; quoi de plus naturel dans cet espace libre de forêts vierges denses et difficilement pénétrables, une particularité qui conduira les géographes du monde à désigner cette partie de l’Afrique : » La trouée du Dahomey « . Nous avons là, une terre qui fut de tout temps une voie de circulation depuis le Sahel, et de plus loin encore jusqu’à la mer. Les hommes de Grand – Popo étaient conscients des dangers qui les menaçaient ; ils se savaient objet de convoitise de voisins tels que les Aïzo d’Allada, les Anlo du Ghana ou encore les Yoruba ; mais surtout, de ce voisin puissant, agressif et expansionniste qu’était le royaume des Fons d’Abomey ; ils étaient constamment sur leur garde. La solidarité entre villages jouait, étant fondés par des hommes d’une même ethnie ou apparentée, et qui souvent, devaient affronter les mêmes ennemis. On postait des guetteurs qui signalaient l’approche des troupes étrangères et on échangeait des informations sur les mouvements suspects des groupes étrangers. On nouait des alliances pour s’assurer des moyens de défense plus conséquents en cas de besoin, mais on assistait également à des trahisons ; quoi de plus normal dès lors qu’il s’agissait de sociétés humaines ! Par ailleurs, une spécificité des hommes de la région, y compris de ceux d’Abomey, faisait que certains villages n’étaient pas dignes de confiance, c’était le cas de ceux qui étaient fondés par des hommes d’ethnies que l’on considérait comme ennemies. En effet, outre ses espions redoutables d’efficacité, le royaume Abomey envoyait parfois quelques uns de ses hommes de confiance fonder des

villages comme autant de relais militaires dans les zones que les Fons envisageaient de conquérir. Bien souvent cependant, ces lieux furent absorbés par les autochtones obligeant les fondateurs à s’assimiler pour conserver le pouvoir. La conquête de la capitale – Agbannakin – des Popo, encore appelés Hula, passait par celle du village de Hêvê, -un quartier de Grand-Popo- véritable verrou qui en interdisait l’accès. Les évènements se déroulèrent au XVIII eme siècle selon la plupart des historiens ; voici les faits. Chaque année à une date précise, le village procédait à des cérémonies en hommage aux divinités tutélaires de la localité ; cette année – là, les dieux prédirent l’imminence de graves dangers pour le royaume Popo, et plus particulièrement pour Hêvê. On était habitué aux guerres certes, mais l’annonce d’un prochain affrontement jeta le trouble dans les esprits et raviva les inquiétudes. Devra – t – on abandonner le lieu où on était installé depuis si longtemps et si bien pour aller fonder ailleurs un autre village comme dans une perpétuelle aventure de création et d’abandon ? La réponse unanime fut non ; mais, si les sages étaient d’accord pour affronter le danger, la conduite à tenir en cas de guerre les divisait. Le débat fut intense et profond parmi les hommes qui entouraient et secondaient le chef de Hêvê ; en fait, toute la population adulte, hommes et femmes prirent part aux délibérations. Deux stratégies possibles s’opposaient. Il y avait ceux qui préconisaient d’attendre l’ennemi dans le village même ou dans ses abords immédiats, et ceux qui pensaient qu’il était dans l’intérêt de Hêvê et de ses habitants d’aller affronter les troupes d’Abomey le plus loin possible. Ce fut en effet le royaume d’Abomey que les divinités désignèrent comme source du danger ; chacun pensait devoir les affronter et la suite prouva que l’intuition était bonne. Un autre élément rendait cruciale la décision à prendre, car, aux préoccupations de survie des uns et des autres s’ajoutait le fait que Hêvê était une protection de la capitale, résidence du roi ; les hommes avaient conscience de la responsabilité qui leur incombait ; de leur décision et de l’issue des combats dépendaient la survie d’autres localités et celle d’autres hommes. Par ailleurs, la guerre n’étant que prévue et non déclarée, on ne pouvait pas songer à rassembler les forces de toutes les localités ; une attitude qui n’était pas non plus dans les habitudes ; chacun des villages assurait sa défense avec le concours des voisins seulement si c’était nécessaire, si une défaite devait entrainer de graves conséquences pour les autres cités ; chaque localité était autonome de fait.

Le raisonnement de ceux parmi les sages qui préconisaient l’affrontement à l’extérieur de la cité se fondait sur l’espace géographique de l’aire Hula, un ensemble de villages, qui, bien que souvent en conflits, se savaient liés par une même origine ethnique, mais surtout, qui ne pouvaient résister aux appétits de leur voisins les plus puissants qu’en se pliant à une solidarité de fait entre eux. Ces arguments et quelques autres considérations internes permettaient d’étayer leur analyse. » Il est impératif pour nous, disaient – t- ils, d’affronter les Fons, ceux d’Abomey, loin d’ici ; nous avons dans la région plusieurs endroits où de grands espaces nous permettraient de surprendre l’ennemi ; par exemple, dans la région de Sè3, il nous serait aisé d’attendre les troupes Fons ; nous pourrions, en cas de difficulté, compter sur l’intervention rapide de nos frères des localités voisines comme vous le savez. Et puis, n’oublions pas que s’il nous fallait céder momentanément du terrain devant les troupes adverses, nous disposerions, loin de Hêvê, d’une liberté de mouvement, et en dernier ressort, le repli sur notre village et sa défense face à l’ennemi constitueraient des éléments de sursaut et de bravoure pour nos hommes qui auraient alors entre leurs mains la vie ou la mort de leurs frères, de leurs mères, de leurs femmes et de leurs enfants. Ce serait pathétique ; car, nous pouvons être certains dès à présent que ce sera, une fois encore, une guerre sans merci ! Voilà pourquoi se donner une marge de manœuvre stratégique nous impose de mener le combat le plus loin possible de chez nous … » » Si combat il y a ! » entendit–on une voix lancer dans l’assemblée. Il eut un silence. Lentement, les chefs religieux, eux qui avaient annoncé l’imminence d’une guerre au nom des divinités tutélaires de la nation se tournèrent vers celui qui venait d’exprimer publiquement un doute ; ils ne cherchèrent nullement à dissimuler leur colère face à l’insolent, mais, avant qu’ils n’eussent le temps de laisser éclater leur courroux, le chef du village intervint et fit dévier le propos en fournissant un gage aux religieux ; il dit calmement : » Ici, nous avons toujours cru en nos divinités ; nous avons toujours obéit à nos dieux, exécutant leurs commandements avec déférence ; Il nous appartient de dénouer chaque nœud que l’existence met sur notre route, nous y avons toujours réussi parce que notre action s’est constamment située dans le respect des dieux. Aujourd’hui encore, il nous faut trouver une voie pour continuer notre parcours. Nous venons d’entendre l’exposé d’une possible attitude ; il me semble qu’il y en d’autres. »

Le chef n’ignorait pas que ces propos étaient en accord avec les sentiments des habitants ; car, ce qui impressionnait et rendait l’inquiétude si vive, c’était la précision de la prédiction faite par deux divinités servies par des hommes différents, et qui annonçaient le même danger ; la croyance de la population en ses dieux en était renforcée ; en conséquence, les hommes prenaient très au sérieux les dires des religieux. Le chef garda le silence un instant, chacun se demandait qu’elle allait être la suite du débat ; plusieurs personnes s’attendaient à ce qu’il annonça une décision qui s’imposerait alors à tous. Au lieu de cela, il tourna la tête sur sa droite et fit un geste du menton en direction d’une personnalité de l’assemblée qui, avec d’autres, envisageait un moyen de défense différent. Celui qui venait d’être ainsi invité à prendre la parole ne dit rien d’abord ; il tourna la tête en direction des religieux, puis il regarda longuement le rang des femmes ; les plus âgées du village étaient autorisées à participer aux réunions où les grandes décisions se prenaient ; elles étaient membres de droit de ces assemblées. Cette fois – là, toutes celles qui étaient mariées y assistaient ; au premier rang il y avait les plus âgées assises une main, paume ouverte, reposait sur l’autre ; derrières elles venaient les plus jeunes, debout, silencieuses et attentives comme les premières à ce qui venait d’être dit et étaient prêtes à écouter ce qui allait encore se dire. Silencieuses et angoissées, car, elles n’ignoraient pas que le plus gros fardeau leur reviendrait en cas de défaite. L’homme regarda enfin le chef avec respect et déférence puis il dit : » E ÑON ! » (C’est bien !) Des lampes, faites d’une mèche de toile plongeant dans un récipient en terre cuite contenant de l’huile de coco qui était devenue impropre à la consommation humaine parce que rance, éclairaient faiblement les visages ; c’était une nuit noire, une nuit sans lune. Dehors, les enfants jouaient bruyamment ; leurs clameurs parvenaient à l’assemblée comme pour rappeler à chacun que c’était leur destin à eux qu’il fallait peser et soupeser. Par moments, les tumultes des joueurs s’estompaient, ils laissaient alors la place aux clapotis des vaguelettes du Mono contre les coques des pirogues abandonnées pour la nuit. Quand les bruits du fleuve s’atténuaient à leur tour, l’assistance pouvait percevoir distinctement les ressacs de la mer qui habillaient le silence de la nuit. Ces hommes et ses femmes étaient – ils attentifs cette nuit – là aux charmes sereins de ses chants nocturnes, ou bien les percevaient – ils comme les murmures d’un lieu qu’ils allaient devoir peut – être abandonner bientôt ? L’homme entama son discours au moment même où les cris des enfants gagnaient à nouveau en intensité comme pour sonner la fin des méditations silencieuses.

Ils étaient tous là, présents, les hommes du village, même ceux qui d’ordinaire, partaient relever la nuit tombée, les pièges à crabes qu’ils posaient à la fin de la journée pour capturer ces crustacés terrestres des zones humides ; espèces qui n’entament leurs activités que dans l’obscurité profonde. Depuis toujours, les Hula en raffolent, et les femmes savent les transformer en délices, véritable tentation pour les enfants qui en échange acceptaient de se discipliner, pour un temps…. » C’est bien ! poursuivit l’homme ; la stratégie qu’on vient de nous exposer est bonne ; c’est bien parler, mais, je crois que nous avons oublié le village lui–même, ce lieu par sa nature doit contribuer à nos efforts… » Quelqu’un demanda dans l’assistance : » Que veux–tu dire ? » C’était du chef que lui vint la réponse ; il dit : » Ici, nous avons le fleuve, son affluent, le Sazué et les marais ; nous savons y circuler avec aisance et rapidité ; nous savons faire corps et nous fondre dans cette nature là, ce n’est pas le cas de nos ennemis. » Il se tut ensuite, laissant le soin à l’orateur de poursuivre. « C’est exact, reprit l’homme ; ici, nous sommes chez nous, sur notre territoire, alors qu’ailleurs nous seront des étrangers cherchant à chaque instant le lieu le plus propice pour porter nos coups ; pendant l’action chaque bosquet, chaque arbre sera un problème ou une source d’incertitude ; il ne nous sera pas facile de bâtir une stratégie dans le temps, ou alors ce sera aussi incertain que dans le cas de nos ennemis ; dans ces conditions c’est la valeur militaire seule qui fera le vainqueur. N’oublions pas que les soldats d’Abomey sont de redoutables guerriers, plus aguerris, parce que constamment entrainés, et plus nombreux que nous ; ce sont des soldats et seulement cela, nous les connaissons bien pour les avoir déjà affrontés. Il ne me semble pas souhaitable de leur offrir le champ de bataille propice à leurs exploits que serait un terrain découvert, un terrain vague. Je pense également aux Amazones, ces femmes–soldats pour qui la guerre est un sacerdoce, et qui vont jusqu’à se faire couper un sein pour mieux tirer à l’arc. Si l’armée d’Abomey veut passer, qu’elle vienne jusqu’à nous ; qu’elle vienne ici, à Hêvê, et cela ne se fera que de nuit dans l’espoir de nous surprendre dans notre sommeil, après la fatigue d’une journée de labeur. J’ignore d’autre part si la bravoure de nos ennemis laisserait le temps à beaucoup d’entre nous, si la question se posait, pour nous replier sur notre village si

l’affrontement avait lieu ailleurs loin d’ici ; penser assurer la protection des nôtres dans ces conditions me semble très dangereux… » « Ils sont braves en effet, renchérit le chef du village. Ils sont braves et nous le sommes tout autant comme nous l’avons montré lors des guerres passées ; mais cette fois, c’est l’intelligence avec laquelle l’action sera conduite qui sera déterminante, et sur ce plan, nous ne craignons personne ! » Un silence suivit ces mots du chef du village, comme pour laisser le temps à ses compatriotes de prendre la mesure du danger ; chacun attendait et le regardait. Au bout d’un moment, il se tourna vers les religieux, ceux–ci à leur tour regardèrent celui qui s’exprimait avant que le chef ne prit la parole comme pour l’inviter à poursuivre sa plaidoirie pour un combat sur le lieu même de leur résidence, ou bien pour s’assurer qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire. « C’est cela, reprit l’orateur, notre intelligence c’est savoir utiliser les ressources du terrain que nous connaissons le mieux, c’est – à – dire : ici…. » « Pourquoi ne pas nous séparer en deux groupes, lança une autre personne de l’assemblée, l’un de ces groupes se porterait au-devant de l’ennemi et l’autre resterait ici… » « C’est diviser nos forces ! rétorqua promptement le chef ; et ce sera d’autant plus regrettable que nous ne serons informés de l’approche de l’ennemi que quelques heures tout au plus avant que le contact n’ait lieu. Grâce à nos dieux, nous pouvons exclure, nous, la surprise de leur attaque. » En répondant ainsi à l’intervenant, le chef excluait la séparation des forces en deux groupes, sage décision s’il en fut, car face à un ennemi redoutable qu’on savait décidé et prêt à tout pour atteindre son objectif, diviser ses forces c’était courir à une défaite certaine. L’assemblée écouta encore quelques orateurs préconiser diverses variantes de deux solutions qui se dégageaient des discussions soit pour en préciser les avantages, soit pour en souligner les inconvénients. Il fallait choisir entre attendre de pieds fermes les Fons d’Abomey ou bien se porter au devant d’eux et livrer bataille loin de Hêvê. Cette dernière solution avait la préférence des plus jeunes parmi la population ; jeunes et vigoureux certes, mais ils étaient aussi trop fougueux et trop hargneux aux yeux des plus anciens qui préféraient la solution inverse. Pour ces hommes murs, la sérénité et la réflexion avant l’action avaient autant de poids sinon davantage que la frénésie valeureuse du soldat aguerri.

Le chef écouta patiemment les uns et les autres, interrompant les orateurs par moment, soit pour faire préciser certains points des idées avancées, soit pour rectifier le propos et le ramener dans le strict respect de la valeur attestée de l’ennemi. Il était important pour lui de signifier à ses compatriotes que ce n’était pas l’Homme qu’on allait devoir combattre mais ses instincts et ses ambitions déplacées. Il appela chacun à se souvenir que la terre qui est la leur en ce jour – là ne le fut pas toujours, même s’ils l’avaient trouvée vide de tout occupant. « Il en va ainsi de l’homme, conclut – il. Il nous est enseigné que le lieu d’une chute n’est pas l’emplacement du lit ; mais aujourd’hui, nous avons gagné le droit d’être à Hêvê, à Grand Popo, et nous y resterons. Nous y resterons car, les Pénates de nos ancêtres sont ici désormais ; nous y resterons car, nos frères comptent sur nous comme sur un verrou qui doit tenir coute que coute face à l’ennemi. » Ayant parlé, il regarda les religieux ; le plus anciens parmi eux dit simplement : « E Ñon ! » (C’est bien !) Le chef se redressa alors et se tint debout ; il dominait l’assemblée ; il dit : « Nous tiendrons ici ; nous ne serons pas seuls dans le combat, nos ancêtres seront avec nous ! » Comprenant le message, les femmes se levèrent aussitôt toutes ensembles comme mues par un même ressort ; elles seules avaient en effet le pouvoir et le droit de s’adresser aux ancêtres. Elles prirent la direction de la chambre où sont rassemblés les pénates (Assin) de toutes les familles. En chemin, elles ôtèrent le haut de leur vêtement et se ceignirent d’un pagne qui les enveloppait jusqu’au milieu de la poitrine laissant le haut des seins découvert. Les hommes les suivirent ajustant leur pagne autour des reins mais ils restèrent devant la porte tandis que les femmes pénétraient dans la pièce. Là, elles s’agenouillèrent le buste penché en avant. Puis, lentement, en un crescendo indicible monta la supplique aux ancêtres, mi – chant, mi – invocation rythmée par un battement spécifique des mains. Aucun descendant de ceux qui vécurent ces évènements ni aucun homme ou femme originaire de Hêvê ne peut entendre aujourd’hui encore cet appel à la musicalité unique sans se sentir traversé par une force qui ôte toute crainte et toute angoisse et qui restitue une âme sereine et apaisée. Quand se fut fini, chacun retourna chez soi finir une nuit très largement entamée ; au lever du jour, hommes et femmes retrouveront qui son champ, qui sa pirogue et son filet de pêche pour assurer le quotidien. A Hêvê en effet, il n’y avait pas une armée permanente, les habitants assuraient la défense de la localité quand il le

fallait ; sa survie incombait à chacun, le chef prenait la direction des opérations ou bien il en chargeait celui qu’il jugeait le plus apte à le faire ; il en était ainsi dans tous les villages qu’occupait l’ethnie. Par contre, Abomey disposait d’une armée de métier ; celle – ci, composée d’hommes et de femmes, s’entrainait régulièrement, ne serait qu’à travers les très nombreuses campagnes militaires qu’engageaient les rois. En dehors de ces périodes, les soldats et les amazones étaient libres d’occuper leur temps à leur convenance ; c’était souvent la débauche qui les occupait ; les amazones en particulier n’étaient astreintes à aucun interdit sexuel ; elles furent, nous dit l’histoire, aussi célèbres par leur bravoure sur les champs de bataille que par leurs dépravations sexuelles en temps de paix ; aucun homme ne pouvait se refuser à elles. A Hêvê ce soir là, trois personnes restèrent avec le chef pour commencer les préparatifs de guerres, car il en eut. On dépêcha un homme qui prit sa pirogue et partit la nuit même annoncer au roi les évènements prédits par les divinités et la décision que venait de prendre les habitants du village d’assurer leur défense en restant sur place. Le même conseil restreint décidait l’envoi dès le lever du jour d’émissaires à destination des villages frères pour les informer et pour demander à ceux qui avoisinaient le trajet probable des troupes d’Abomey de poster des gardes afin de prévenir Hêvê dès l’approche des Fons ; c’était là, une habitude qui constituait le premier acte de solidarité entre localités. Un troisième groupe, essentiellement des commerçants, qui, de part leur profession, allaient traditionnellement de village en village, partaient aussi en mission dès le lendemain également ; ils devaient séjourner plus longtemps que d’habitude dans les localités qu’ils visitaient quitte à s’en éloigner un jour ou deux pour y revenir ensuite. Leur mission était de rechercher les espions que le roi d’Abomey n’aurait pas manqué d’envoyer dans ces mêmes villages s’il prévoyait une opération militaire dans la région. Les marchands et marchandes de Hêvê, les femmes en étaient, devaient leur fournir de faux renseignements et tenter de déceler l’imminence d’une attaque. Ils devaient être attentifs par ailleurs à l’approche éventuelle des soldats ennemis au même titre que les vigiles des villages amis. Ce fut tout. Chacun reprenait ses occupations habituelles dans les jours qui suivirent ; il ne restait plus qu’à attendre pour jouer l’acte suivant. Cependant, les religieux (les féticheurs) accomplirent sans discontinuer ce qui était de leur ressort ; on attendait.

Quelques semaines plus tard par un bel après – midi, un émissaire de Sè (3) vint annoncer à Hêvê et à quelques autres localités voisines que les Fons se dirigeaient vers leurs villages ; avant que la nuit ne tombe, le village assistait au retour de tous ses fils envoyés en mission ; on eut alors la certitude de l’imminence de l’affrontement.

II – LA STRATÉGIE VICTORIEUSE Si vous étiez à Grand Popo au Bénin, et plus précisément à Hêvê ce jour – là, vous vous seriez dit : » ce sera bientôt la nuit ! » Le ciel était chargé de nuages comme chaque fin de journée pendant les premières semaines de la saison des pluies. Les pêcheurs avaient cessé très tôt leurs activités, et ceux qui d’ordinaire s’attardaient dans les champs avaient regagné eux aussi le village. Le Mono, rendu déjà tumultueux par les premières pluies continuait son cours dans l’attente dirait – on, des évènements à venir. Pourtant, aucun préparatif significatif ni attroupement ne laissait présager l’imminence d’un affrontement. Les chefs des principales familles s’entretenaient avec le chef du village dans un local d’où rien ne filtrait ; aucun propos véhément ne s’en échappait ; tout avait été dit ; le débat avait déjà eu lieu. Restait à se mettre en ordre de bataille sans troupe véritable et sans armes visibles, mais la détermination était sans faille ; elle était empreinte de sérénité et de certitude. Un signe ne trompait pas cependant, on ne voyait aucun enfant occupé aux jeux dans les ruelles d’argile et de sable qui s’insinuaient à travers les maisons et les cases bâties sans véritable plan d’ordonnancement, ni même dans les cours intérieures des habitations, là où d’ordinaire les enfants grouillaient d’activités bruyantes jusque tard dans la nuit ; ce jour – là, c’était le seul indice véritable que de grands évènements allaient se produire. Dès le coucher du soleil quelques solides gaillards sortirent de chez eux et tirèrent complètement hors d’eau une vingtaine de pirogues et s’assurèrent qu’elles étaient parfaitement sèches à l’intérieure. Dans les maisons, femmes et enfants se tairaient ; on pouvait imaginer les premières pétries d’angoisse tandis que les seconds se demandaient pourquoi les obligeait – on à se mettre au lit si tôt. Quelques marmots remarquèrent que leurs mères avaient préparé deux ou trois ballots dans un coin de la case et voulurent en connaitre les contenus ; curiosité légitime, mais la réponse, tintée d’agacement fut invariablement la même : « tais – toi et dors ! »

L’obscurité s’installa rapidement sur le village comme d’habitude. Imperturbable, le fleuve délivrait son chant. Quelques oiseaux nocturnes, des hiboux, zébraient l’air par moments et créaient une ambiance insolite, à moins que ce ne furent des chauves – souris, mammifères nocturnes qui eux aussi semblaient ignorer le drame que les humains s’apprêtaient à vivre. La nouvelle de l’approche des assaillants fut portée rapidement à la connaissance de toutes les localités de l’aire Hula. Ceux des villages qui se trouvaient à l’arrière des envahisseurs au fur et à mesure de leur progression n’étaient pas plus soulagés, parce que épargnés, que ceux qui, comme Hêvê, n’avaient pas encore établi de contact avec l’armée d’Abomey. Tous étaient en alertes, prêts à porter secours éventuellement à leurs frères. Les carquois et les flèches empoisonnées étaient sortis sans parler des machettes qui n’étaient jamais remisées. Il devenait certain, mais, on s’en doutait déjà, au fur et à mesure que la soirée approchait que les soldats d’Abomey n’avaient que le village de Hêvê en vue ; aucune autre localité ne subit leur attaque depuis leur entrée dans la région. Mieux, les troupes évitaient soigneusement tout contact avec les zones habitées ; comme ceux de Hêvê l’avait prévu, la surprise faisait partie de la stratégie de l’assaillant qui savait par ailleurs que donner l’assaut à l’un quelconque des localités Hula détruirait l’effet de surprise sur Hêvê, et provoquerait l’intervention immédiate de tous les autres ; alors que, une fois le Sazué et le Mono franchis, il leur serait aisé de contenir l’intervention des secours situés en amont ; car, ceux – là auraient les cours d’eau à franchir à leur tour ; il n’était pas aisé de le faire tout en combattant. L’ennemi n’aurait besoin dans ce cas – là que de quelques hommes pour défendre les prises tandis que le gros des troupes poursuivrait sa marche sur la capitale Agbannakin. Seulement voilà : il leur fallait d’abord franchir les fleuves et conquérir Hêvê ! Les anciens du village, régulièrement tenus au courant de la progression de l’ennemi, admiraient la stratégie des assaillants qui justifiaient une fois encore leur réputation d’armée redoutable ; ils souriaient cependant en songeant que la valeur de cette tactique reposait essentiellement sur l’effet de surprise escomptée. On vit sortir trois ou quatre groupes de jeunes, armés, fébriles et déterminés ; ils allèrent se poster, bien dissimulés, dans les bois à la sortie du village à quelques mètres des rives du Sazué ; dès lors qu’on savait d’où arrivait l’assaillant, il fut aisé de se positionner pour l’attendre. L’obscurité aidant, ces vigiles étaient assurés d’être hors de la vue de l’ennemi. Les anciens, le chef en tête, se regroupèrent sur le bord du Mono ; ils étaient sans armes ; les religieux se tenaient avec eux. Derrière, à l’écart, quelques solides gaillards armés attendaient, on aurait dit qu’ils étaient là pour assurer la protection de leurs aînés.

Habituellement pour traverser le Sazué ou le Mono, le voyageur recourait aux services d’un passeur ; c’était plus souvent le Sazué, moins large et moins tumultueux, que l’on franchissait pour accéder à Hêvê. Une famille détenait de père en fils le monopole de cette traversée ; c’était sa profession ; le clan avait l’obligation formelle de se tenir jour et nuit à la disposition de l’usager quel qu’il soit, un devoir qui était aussi son honneur ; ces hommes s’interdisaient toute discrimination dans ce service, que le voyageur soit de Hêvê ou non, qu’il soit Hula ou non. C’était là, un des actes que depuis Tado, toutes les ethnies du golfe du Bénin considéraient, que ce soit à Abomey, Porto-Novo ou ailleurs dans l’aire qu’occupaient les migrants successifs depuis des siècles, comme un devoir qui surpassait les querelles familiales, tribales et ethniques. C’est une de ces obligations qui s’imposaient autant aux rois qu’aux individus. Une sorte de service minimum qui était assuré à tout être vivant quel qu’il soit. La question se posait pour savoir quelle devrait être l’attitude des passeurs si l’armée d’Abomey demandait qu’on la fasse traverser. Le chef du clan répondit sans hésiter : — Je dois faire mon devoir… — Si ta vie et celle des tiens n’étaient pas en danger… — Je sais… — Et ce serait le cas, si les troupes du roi d’Abomey devaient nous attaquer comme nous le pensons… — Que dois – je faire ? que doit faire ma famille ? d’un côté le devoir sacré et de l’autre la survie… — Ton devoir, bien sûr ! tu l’as dit ; le choix est simple en fait, même s’il y va de la survie de notre localité et de tout le peuple Hula… — J’en suis conscient … Cette première discussion fut brève en réalité avec la famille des passeurs ; elle fut conclue sur une note insolite eu égard aux évènements ; » faut-il leur faire payer le prix du passage avant ou après la traversée ? » demanda encore la famille embarrassée au chef du village de Hêvê ! Deux ou trois autres rencontres devaient suivre ce premier entretien ; elles se déroulèrent en présence des anciens, mais il fut impossible de savoir ce qui fut dit. Un calme étrange régnait à Hêvê pendant les heures qui précédèrent la tombée de la nuit ; on savait tout le pays Hula en effervescence. Dans les villages comme dans la

capitale, les hommes se tenaient prêts pour aller au combat si Hêvê ne parvenait pas à enrayer l’avance de l’ennemi ; pourtant, aucune force structurée ne vint aux côtés de ceux de Hêvê pour les renforcer ; à quoi bon en effet, les habitants, premiers concernés, ne semblaient pas envisager sérieusement de se battre ; tout au plus avait-on autorisé quelques jeunes gens bouillants d’impatience à se positionner dans les bois du côté d’où viendrait l’armée adverse ; et elle arriva ! La nuit était bien avancée quand enfin, les troupes du roi d’Abomey atteignirent les abords du village ; c’était voulu de la part de ses stratèges, l’intention était de surprendre les Popo dans leur sommeil. L’armée adverse s’arrêta à quelques centaines de mètres de la rivière Sazué ; environ à un Km, dit – on, dernier obstacle, mais, oh, combien délicat à franchir ! Un groupe de soldats d’élite se détacha du reste de la troupe avec à leur tête, Kpossou1 et Gaou1, le chef des armées d’Abomey et son second. Le groupe, conduit par les deux généraux, se rendit au bord de la rivière. Un des soldats héla les passeurs qui, on le savait, attendaient nuit et jour sur l’autre rive pour répondre à l’appel d’un éventuel voyageur. Pendant ce temps Hêvê attendait, inquiet ; y savait-on que l’ennemi était aux portes du village ? sans doute oui, mais personne ne s’activait, ni dans le village ni dans les bois où les quelques hommes en arme se dissimulaient. Au bord du Sazué, il ne fut pas difficile de déceler l’accent étranger de l’appelant. Cette nuit – là, le chef de famille et son fils aîné veillaient sur la rive ; ils mirent leur pirogue à l’eau et traversèrent pour répondre à l’appel. Les deux hommes manifestèrent leur surprise devant le nombre élevé de personnes à faire passer ; le père dit à celui qui lui semblait commander le groupe : — Vous êtes nombreux ! Je n’ai que mon fils avec moi à cette heure-ci et une seule pirogue… — Ça ne fait rien ! Lui répondit le soldat, ça ira comme … Mais le vieux ne semblait pas disposer à assurer le transfert ; il dit : — Et puis, vous êtes les soldats d’un grand roi, le roi d’Abomey ; mon chef de village dort déjà, et tout le monde est couché ; je ne peux pas les réveiller pour qu’on vous reçoive dignement comme cela se doit ; vraiment, je suis ennuyé ! — Non, ne vous en faites pas répliqua son interlocuteur, nous avons pris du retard, voilà pourquoi nous arrivons à cette heure-ci. Notre intention est d’attendre de l’autre coté à l’entrée de Hêvê que le jour se lève, nous transmettrons alors le

message de notre roi à votre chef respecté avant de continuer notre voyage pour aller chez votre roi. Surtout, ne réveillez personne ! Mon roi me ferait décapiter s’il apprenait que j’ai troublé le sommeil de votre chef et de la population ; faites-nous passer seulement, je vous promets un bon salaire, vraiment, un très grand salaire ! Le passeur marqua quelques secondes d’hésitation ; il prit ensuite un air résigné pour dire : — Bon ! Je vais aller chez moi chercher mes aides pour vous faire traverser… — Non ! N’en faites rien ; ne réveillez personne… Le fils resté silencieux jusque-là intervenait alors et semblait soutenir le point de vue du soldat. — Écoutes, papa, dit-il, ils ne sont pas si nombreux que cela, en dix ou douze voyages, ce sera fait ; ce n’est peut-être pas nécessaire de … — Il a raison, il a raison ! renchérit le général ; quelques voyages silencieux, et mes hommes et moi pourrons nous reposer de l’autre coté en attendant le lever du jour. Le père hésitait, il semblait en proie à un trouble profond ; il regarda longuement le soldat, celui-ci soutenait son regard tout en souriant ; le passeur regarda ensuite son fils, puis brusquement, il dit : — Bon ! On va faire ainsi, mais… — Allons – y comme ça, je vous assure que ce sera bien ainsi, dit précipitamment le chef de l’armée craignant que le vieux ne change d’avis. Il fut décidé que le père et le fils feront traverser les hommes d’abord, ensuite les deux généraux, qui seront ainsi les derniers à faire le voyage. La pirogue embarqua le premier chargement de soldats avec armes et bagages ; Le père et son fils s’activèrent sur les perches et firent prendre le large à l’embarcation ; dans l’obscurité, il avait suffi de quelques minutes pour que la rive ne soit plus visible. Les piroguiers continuèrent encore quelques mètres puis s’engagèrent sur le lit du Mono en direction de Hêvê ; parvenus au milieu du fleuve, père et fils firent chavirer en experts la pirogue sans avoir échangé un seul mot ; les flots firent le reste. Les deux hommes remirent prestement l’embarcation à l’endroit et continuèrent jusqu’au village là où les anciens et tous les habitants attendaient en silence. Ils firent un rapide compte rendu aux anciens et précisèrent que tout se déroulait conformément au plan.

Les deux hommes changèrent de vêtements à l’identique après s’être consciencieusement essuyés ; pendant ce temps, deux autres hommes amenèrent une autre pirogue et s’assurèrent qu’elle n’était pas humide à l’intérieur. Le père et son fils reprirent les perches et conduisirent la pirogue jusqu’aux assaillants. Nouveau chargement de soldats ; nouveau chavirement au milieu du fleuve suivit du compte rendu aux anciens. Ce fut ensuite la séance d’habillage et le retour vers les guerriers avec une pirogue sèche. Ce fut ainsi que, groupe après groupe, les hommes d’élites du roi d’Abomey furent livrés au fleuve Mono, sans bruit, sans cris et avec sérénité. Restaient Kpossou et Gaou, les deux chefs de l’armée. Ils embarquèrent à leur tour dans la pirogue pour la dernière traversée ; père et fils les prirent en charge et les conduisirent sur le Mono, mais, ils ne les noyèrent pas ; l’embarcation aborda à Hêvê. En quittant la pirogue, les deux généraux se précipitèrent vers un groupe d’hommes qu’ils prenaient pour leurs soldats qui les attendraient dans l’obscurité. La méprise ne dura que quelques secondes ; très vite, ils s’aperçurent du traquenard quand ils purent voir de près ceux qui attendaient sur la rive, mais c’était trop tard ; impossible de fuir ! par où ? Certainement pas par le fleuve ; et pour aller où ? Ils tombèrent à genoux et se mirent à supplier… On reste ébahi aujourd’hui encore par cette histoire ; on se demande, sauf à Hêvê où la sérénité est toujours de rigueur, comment une armée réputée, redoutable parce que bien structurée, bien entraînée et bien commandée d’ordinaire, avait pu se laisser abattre si sereinement. Ici, la bravoure n’avait pas eu à s’exprimer ni la réputation de soldats bien organisés qu’avait l’armée du roi d’Abomey. On s’étonne que les assaillants comptaient à ce point sur la collaboration de ceux qu’ils allaient abattre pour précisément y parvenir qu’ils négligèrent de prendre des dispositions pour franchir un obstacle essentiel, obstacle qu’ils connaissaient, qu’était la traversée des cours d’eau. Que les deux chefs de l’armée aient conduit personnellement cette campagne ne surprend pas, le pays Hula avait la réputation d’être intraitable ; les Fons s’attendaient à de très rudes combats d’où l’importance extrême qu’ils attachaient à l’effet de surprise afin de limiter les risques. Là se pose une question, celle de savoir comment cette armée espérait passer à proximité de tant de villages ennemis du pays Hula sans que les populations ne fassent savoir sa présence à ses frères. Certes, ceux de Hêvê avaient joué le jeu ; ils appréciaient les espions d’Abomey à leur juste valeur ; se sachant probablement espionnés, ils s’étaient appliqués à rester calmes et indifférents en apparence, vacant paisiblement aux exigences du

quotidien, une sérénité qui avait sans doute renforcé ceux d’Abomey dans la certitude de les surprendre. Enfin, et c’est aussi une interrogation majeure, on ne comprend pas que Kpossou et Gaou qui conduisaient le détachement de soldats d’élite aient laissé transporter ceux – ci d’abord se réservant, tous les deux, pour le dernier voyage en pirogue. Le fleuve Mono rendit quelques corps dans les jours qui suivirent, l’océan en fit autant ; on les enterra avec respect ; ne venaient – t – ils pas de Tado eux-aussi, le berceau commun, comme ceux de Hêvê ! Une délégation du village se rendit aussitôt dans la capitale pour annoncer que tout danger était écarté ; elle revint avec les félicitations et les bras chargés de présents. L’histoire ne dit pas ce qu’était devenu le gros de l’armée d’Abomey qui attendait de l’autre côté, sur la rive opposée du Sazué ; sans doute que les hommes, privés de leurs chefs et des meilleurs d’entre eux s’étaient dispersés dans un sauve – qui – peut discret, ne songeant qu’à leur survie. Il n’eut pas de chasse à l’homme par ceux de Hêvê ; à quoi bon ! La peur et l’incertitude sur le sort de ceux qui avaient franchi le fleuve suffisaient ; et puis, ne venaient-ils pas de Tado, eux aussi ! Cette nuit – là sur les bords du Mono, on se saisit de Kpossou et de Gaou suppliants ; ils furent ligotés et conduits à la maison de Adadji2 pour attendre la suite.

Notes 1 – Kpossou et Gaou (on peut écrire aussi GAO) ne sont pas des noms de personnes ; ce sont des dénominations de fonctions des armées des rois d’Abomey, celle du chef d’état-major et celle de son second. C’était à ces deux personnages que revenait l’organisation de l’infrastructure militaire depuis la gestion des troupes et l’armement jusqu’au recrutement et à l’entraînement des espions qui constituaient un rouage essentiel dans la politique de conquêtes des rois. C’étaient ces deux personnalités qui conduisaient, séparément ou ensemble, les campagnes militaires quand le roi ne menait pas, lui – même, les troupes au combat. 2 – ADADJI eut trois enfants, deux filles, AHOUASSI et GBEDESSI, ainsi qu’un garçon, ACLIN-NOU ou ACLINNOU (qui est devenu Aclinou avec l’administration coloniale). C’est le prénom de ce dernier qui est passé à la descendance[2] sans que

nous en sachions la raison. Si le nom Aclinou est celui qui est connu aujourd’hui, comme le tronc d’où sortirent les bourgeons, notre devise est par contre celle de Adadji, la racine : » Aucune corde ne peut enserrer l’univers » ; des hommes de liberté donc. Liberté pour nous-même certes, et farouchement, mais aussi pour les autres ; c’est en ce sens qu’il nous est interdit – et cela ne souffre d’aucune exception – de piétiner qui que ce soit ou quelque créature que ce soit, pas même un lézard ! Si vous allez à Hêvê, vous y trouverez Aclinou Blainville Slonhouto, mon oncle, le dernier fils vivant de Aclinou, né en 1913[3]. Un respectable vieillard encore alerte, mince, un peu trop peut – être, le regard perçant, serein, qui par moments se fixe sur le sol, longuement, on sait alors que le vieil homme se remémore les heures passées ; la tête se redresse ensuite et Blainville vous regarde comme s’il vous adressait une interrogation silencieuse, » avez – vous compris ? semble – t – il dire « . A Hêvê, mon cousin Aclinou Maurice, mon frère, qui veille aux cotés de l’oncle Blainville au respect des traditions familiales vous montrera peut – être, – je ne vous le garantis pas absolument – la salle où nous avons installé la galerie des portraits des disparus de la famille, vous y trouverez la photo de Aclinou notamment, mais pas celle de Adadji dont nous ne possédons aucun portrait, et pour cause ! Il sera nécessaire d’obtenir aussi l’autorisation de la branche de la famille qui est installée à Cotonou à qui revient le devoir d’entretenir cette galerie.

III – L’ÂMES, LES AMES, LES DIEUX. Cette section a fait l’objet d’une première publication à : http://hommes-et-faits.com/carnet/benin_15.html#top Dans la maison Adadji, Kpossou et Gaou, toujours ligotés, furent conviés à s’alimenter ; ils refusèrent le repas, mais acceptèrent de boire de l’eau. Cette attitude traduisait sans doute leur état émotionnel ; accepter l’eau qu’on propose correspond plus certainement au contexte culturel des populations originaires du Tado. On prétend en effet, et cela jusqu’à nos jours encore, que l’empoisonnement est pratique courante pour se débarrasser d’un rival ou bien d’un ennemi ; cela engendre un comportement de méfiance tel que le manifeste les deux prisonniers. Les actes de la vie étaient et sont encore étroitement fonction de ce sentiment dès lors que l‘on se trouve en dehors de sa famille proche. Pour comprendre que ces

deux officiers aient si aisément accepté de boire l’eau qu’on leur proposait alors qu’ils refusaient de s’alimenter, il est nécessaire, je crois, de considérer les valeurs culturelles des peuples dont nous parlons. Ce rappel nous permettra de mieux comprendre la suite des évènements.

LES US ET COUTUMES Au centre de la pensée de ceux qui venaient de Tado, c’est-à-dire des peuples issus des migrations successives depuis le XII siècle, il y a l’homme, tout l’homme ; aussi, on ne peut s’étonner que cette culture ait su élaborer des balises suffisamment précises pour que même loin du berceau, géographiquement ou temporellement, ceux qui en furent nourris ne cessent jamais de les considérer comme des piliers dont il ne faut s’écarter à aucun prix. Au nombre de ces piliers, il y a la définition d’un corpus minimum de règles dont le propos est le respect absolu de la vie, non que le caractère sacré de celle-ci porte à tout accepter, mais parce qu’il faut offrir à l’individu un minimum de conditions que nul ne peut lui discuter. Ceci avait et a encore de nos jours pour fonction d’assurer l’harmonie au sein de chaque groupe social et entre ces groupes. Nous avons vu un exemple de ce minimum dans le fait que le droit de se déplacer ne peut être ni contingenté ni entravé quelle que soit la raison, émotionnelle ou sociale… Un deuxième exemple de balise se rattache à l’eau, à sa possession et à son usage. Nous croyons que l’eau fait partie des minima indispensables à la vie de tout homme. Il était donc interdit, depuis des temps immémoriaux d’en vendre, tout simplement ! …Nul n’avait le droit de vendre l’eau qui restait ainsi à la disposition de tous. Toutefois, l’ouverture sur le monde fait qu’aujourd’hui, cette prescription ne peut plus être respectée. On considère que l’eau est un minimum que chaque être doit pouvoir consommer en toute confiance, quelle que soit la qualité de la personne et quelles que soient les circonstances ; il s’ensuit que l’eau, comme bien de consommation, ne doit pas être empoisonnée, jamais ! C’est un crime de le faire, y compris pour se débarrasser de son pire ennemi. Et jusqu’à ce jour, cet interdit est resté un absolu ! Voilà pourquoi, que ce soit au Togo ou au Bénin, les parents enseignent à leurs enfants que, même chez leur pire ennemi, ils peuvent boire l’eau qu’on leur offre, sans crainte et en toute sérénité. Si on empoisonne l’eau, que va boire le pauvre ? répète-t-on pour souligner que l’infortune ne peut exclure qui que ce soit de l’existence. Car les hommes de cette culture restent inébranlables dans la conviction qu’empoisonner l’eau est le pire crime que l’homme puisse commettre contre l’homme.

Aujourd’hui encore, quelle que soit votre ignominie, vous pouvez boire sans crainte l’eau fraîche qu’on vous offrira sur cette côte de l’Afrique, et d’abord en signe de bienvenue. L’homme est au centre de cette culture, avons-nous dit, pourtant, il est tué, assassiné, malmené, volé…comme partout ailleurs. Mais alors, de quel homme parlons-nous ? De celui qu’on espère voir prendre possession enfin de la terre ; son avènement ne fait aucun doute dans l’esprit des hommes et des femmes qui se réclament de cette culture, d’où la sérénité indéfectible qui les habite ; une sérénité et une conviction qui reposent sur ce que leur culture prétend qu’est l’homme. Les peuples qui viennent de Tado croient que le moteur de l’action de l’homme qu’ils attendent est son âme. Si nul ne sait ce que recouvre réellement ce concept quand il s’agit d’être précis – comme du reste, ailleurs dans le monde- les anciens s’accordaient pour penser, et c’est ce qu’ils enseignent, que l’homme, tout homme possède quatre Âmes. La première, la plus importante, apparait au moment de la naissance (ou avant la naissance, au moment de la gestation selon certains). La deuxième serait également inhérente à tout Etre et traduirait sa puissance. Ce serait comme un don inné qui peut, en partie, évoluer en fonction des mérites ou des faiblesses de l’individu, un pouvoir qui serait donc fonction de son action. La troisième Âme relèverait de l’individu et (ou) de la société au sein de laquelle l’être évolue ; au premier rang de celle-ci, il y a sa famille, ou mieux, son clan. Nous pouvons dire que c’est cette âme qui est le réceptacle de ce que l’homme reçoit de la société ; elle est donc en partie le fruit de la pédagogie, le résultat de l’éducation à laquelle l’individu est soumis, et comme tel, l’homme, par cette Âme est aussi le fruit de la société. C’est l’Âme de la formation et celle-ci n’est vraiment efficace que si la seconde est bien préparée. La quatrième Âme est l’ombre que chacun d’entre nous porte et projette visiblement à l’extérieur, pour peu que le temps le permette. Les deux premières sont, en un certain sens, ce qui fait l’Homme spirituel, c’est-àdire l’axe Nord-Sud, selon le vodoun[4] alors que les deux dernières seraient en relation avec le monde matériel, c’est-à-dire l’axe Est-Ouest, une matérialité qui atteint son point culminant au niveau de la quatrième Âme. Cette dernière est la seule, selon la croyance, qui accompagne l’homme jusque dans la tombe. Je crois savoir que dans le judaïsme, on dénombre trois âmes pour l’homme ; la troisième correspond à la quatrième des peuples du Bénin, c’est-à-dire, l’ombre !

Certains prétendent dans le judaïsme que, quand un homme ne voit plus son ombre le long d’un mur, c’est que sa mort est imminente ; en somme, l’homme cesserait d’être ombre avant de disparaitre ; je veux bien ; mais, si vous voulez mon avis, attendez de jouir d’une journée radieuse et bien ensoleillée pour vérifier et vous désespérer éventuellement ! Quatre âmes donc pour les gens du Golfe du Bénin, ceux qui viennent de Tado. Revenons sur les deux premières, l’aspect spirituel de l’individu. On considère que la première est incorruptible, elle ne peut être objet de péché, ni induire l’homme en erreur, c’est l’Ame que nul ne peut souiller. C’est cette pensée d’impossibilité d’une souillure indélébile qui est à la base du concept de la justice immanente, en cela que l’homme ne peut mourir avec cette Ame en état de péché. Si tu fais le bien, tu en bénéficies ici, si tu fais le mal, tu le paieras ici, tel est le leitmotiv de toute éducation. Ici s’entend de ton vivant. Cette première Ame est celle qui s’en va la première, dès le décès de l’individu. Son rôle serait de constamment orienter l’homme, sa pensée et son action vers le droit chemin. Une Ame qui retournerait immanquablement à l’Ame Universelle. On comprend donc que, par essence, elle ne puisse être souillée ; car, dans le cas contraire, depuis le temps où les hommes s’acharnent à mal se conduire, l’Ame Universelle serait devenue une vraie pourriture depuis bien longtemps ! La deuxième Ame serait la somme d’un don auquel s’ajoutent les acquis faits par l’individu. Nous sommes encore dans le domaine spirituel ; il s’agit de l’Ame qui recèle la puissance spirituelle de l’homme ; chaque individu a une puissance en évolution permanente en fonction de la conduite de l’homme. Et comme toute puissance, elle est impérissable ; mais, contrairement à la première Ame, celle-ci ne rejoint pas l’Ame Universelle automatiquement à la mort de l’être ; elle erre, dit-on, sans davantage de précisions. Elle erre jusqu’à se débarrasser de toute souillure. Ensuite… en tant que puissance, cette Âme peut être captée, selon un rite précis, pour en faire l’usage de son choix, bon ou mauvais, pour la mettre donc à son service. Or cette captation ne peut se faire que du vivant de son titulaire, au moment où l’Ame est bien localisée, géographiquement, pourrait-on dire ! Ensuite, on ne peut en faire usage que si elle est insérée dans un support. En général, on choisit de la transmuter en Lêgba, dieu de la réflexion, dieu de l’axe matériel. Voilà donc les bases sur lesquelles il faut s’appuyer pour comprendre le sort qui fut réservé à Kpossou et Gaou, les deux généraux de l ‘armée d’Abomey. Nos deux prisonniers refusèrent donc de s’alimenter, et personne n’osa les contraindre ; ils acceptèrent l’eau qu’on leur proposait. Autour d’eux, il y avait peu

de mouvement ; trois gars, solides, joviaux et heureux d’être vivants, étaient commis à leur garde. Cette surveillance se résumait à faire acte de présence, les deux généraux n’ayant été à aucun moment libérés des cordes qui maintenaient leurs mains attachées dans le dos et entravaient leurs pieds. Du reste, les prisonniers étaient calmes, sereins ; ils se doutaient certainement du sort qui leur était réservé, mais la calme et la sérénité dont ils faisaient preuve impressionnaient l’entourage. Par moment, certains dans la population qui pouvaient les approcher, surtout les femmes, se demandaient si les deux hommes ne leur réservaient pas quelque surprise. Une impavidité qui était rehaussée par le souci des anciens de veiller à ce qu’ils jouissent, tout prisonniers qu’ils étaient, du respect dû à leur rang. En fait, bien plus que leur fonction et donc leur rang, c’est la qualité humaine que les croyances leur supposaient qui justifiait les égards qui étaient manifestés à Kpossou et Gaou. On considérait en effet qu’ils n’avaient pu atteindre leur niveau de responsabilité que parce qu’ils étaient nantis d’une puissance, spirituelle et ésotérique, s’entend. C’est pourquoi, le respect de cette puissance, dès lors qu’elle relevait du spirituel, s’imposait quelles que soient les circonstances. C’est précisément cette puissance supposée qui allait sceller leur destin et qui justifiait le sort que les anciens de Hêvê réservaient aux deux hommes. L’Histoire ne dit pas quand et par qui fut prise la décision d’ériger les deux hommes en divinité et plus précisément en divinité Lêgba. Ce fut probablement à l’instigation des féticheurs après consultation du dieu Fa. Dans la mythologie AdjaYorouba, Fa et Lêgba sont des dieux du quotidien, des dieux sans lesquels rien ne peut se concevoir ni se faire. Lêgba est le premier dieu, le plus important ; il régit le quotidien et balise l’action de l’homme. Dieu des nœuds, dieu des croisements, c’est lui qui préside aux actes de la vie, faisant le temps et le contre-temps. Mais c’est à Fa que revient le soin d’éclairer les parcours. Deux divinités inséparables. L’une, Lêgba régit le monde matériel et ses avatars ; c’est l’axe Est-Ouest dont les couleurs sont le bleu et le blanc, tandis que l’autre, Fa, régit le monde de l’intériorisation, c’est l’axe Nord-Sud, de couleurs rouge et noir, c’est l’axe de l’intuition, celui de l’introspection ; Fa régit le monde spirituel. On comprend que ces deux divinités soient inséparables ; on comprend également que ce soit Lêgba qui ait la primauté, non pas parce qu’il serait plus puissant que Fa, mais parce que le monde matériel qu’il régit est immédiatement accessible. C’est donc un point initial d’où l’homme peut s’élancer vers le spirituel s’il en est capable. Le monde matériel est le point de départ d’où la réflexion partira pour se porter vers le monde de l’intuition ; celui-ci ne peut se concevoir sans le support qu’est le premier.

A Hêvê, on décida donc de transformer Kpossou et Gaou en dieux Lêgba, c’est-àdire, qu’on se proposa d’ériger à partir de leurs corps une représentation de la divinité ; mais bien entendu, le corps ne devait être que le support matériel ; en réalité, c’était l’âme – la seconde des quatre- que les acteurs de Hêvê s’efforceraient de mettre au service de la communauté. La conviction se traduisait ainsi dans les faits. En effet, on considérait que ces hommes n’avaient pu accéder à la place qu’ils occupaient dans la société que grâce à leur âme, celle qui relève de la puissance intrinsèque de l’individu, à laquelle s’était adjointe leur action spirituelle, car ils étaient parvenus à accroitre leur don naturel avec effort pour parvenir à un mieux spirituel. Le raisonnement est analogique, mais l’opération, comme tout acte de la vie, est conduite sous la direction constante de Fa. Kpossou était le général en chef ; pourtant, il devait être divinisé en second, car, en consultant Fa, les hommes de Hêvê se seraient aperçus que Gaou –le général en second- était en réalité plus puissant que son chef ; sur le plan spirituel, le seul qui compte, Gaou est supérieur à Kpossou. On décida donc d’inverser la hiérarchie. On se saisit de Gaou, trois solides gaillards étant commis à cet effet. On commença à enfourner de l’argile dans la bouche du prisonnier qui opposait une violente résistance. Le jour commençait à poindre mais le soleil ne se montrait pas encore. Le prisonnier rendu muet fut conduit à l’emplacement où les bokonons avaient décidé, en consultant Fa, d’ériger les effigies. Empêcher le prisonnier de prononcer la moindre parole relève des croyances locales, selon lesquelles toute parole est puissance, tout propos est pouvoir. On considère en effet que les propos de l’homme sur le point de quitter ce monde sont chargés d’un pouvoir qui traduit la puissance de sa seconde Ame. On reste convaincu qu’une malédiction prononcée dans ces conditions ne peut manquer d’efficacité. A Hêvê, on pensait que les prisonniers ne manqueraient pas de jeter l’anathème sur la localité et sa population au moment précis où ils passeraient de vie à trépas s’ils avaient la possibilité de le faire. On prit donc les précautions nécessaires. On creusa une fosse à l’emplacement choisi au bord du fleuve, à l’endroit même où les généraux avaient tenté de traverser la rivière ; une fosse suffisamment grande pour recevoir le corps d’un homme agenouillé. On déshabilla Gaou qui, on le comprend, se débattait de toutes ses forces ; il n’ignorait plus le sort qu’on lui réservait ; le renfort de plusieurs autres gaillards fut nécessaire pour, à la fois, s’assurer d’une certaine immobilité de l’homme et pour le soulever de terre ; on toucha le fond de la fosse avec les fesses du général nu, les yeux exorbités de terreur. On le souleva ensuite en l’air. L’opération fut réitérée trois fois avant de

l’assoir définitivement dans la fosse dont le fond est tapissé de feuilles et d’herbes appropriées. Les officiants commencèrent aussitôt à le recouvrir de terre, d’une terre glaise argileuse… Le mode opératoire qui fut appliqué avait suscité de nombreuses discussions dans les heures qui avaient précédé la cérémonie. Transformer un homme en Lêgba avait pour but de mettre, selon les croyances en vigueur, son âme au service de la localité. Certains parmi les anciens de Hêvê et parmi les féticheurs, avaient suggéré de vider les prisonniers de leur sang juste avant de les recouvrir de terre ; il s’en était suivi un débat d’où il était ressorti qu’on ne devait pas le faire, car le sang est le symbole de la vie et celle-ci garantit l’efficacité de l’âme qu’on cherche à capter. Le fait de faire toucher le sol trois fois par le postérieur du prisonnier répondait à un autre impératif de l’ordre des croyances. En effet, l’opération d’érection équivalait symboliquement à priver la Mort d’un élément qui lui revenait, puisque l’homme transformé en Lêgba n’était pas considéré comme mort ; il s’ensuivait un déséquilibre qu’il fallait éliminer pour éviter, croyait-on que la Mort ne se mette en courroux contre le groupe social. On devait donc procéder comme si on avait livré le corps à la mort en effectuant le geste symbolique d’ensevelissement. Notons que ce symbolisme se retrouve dans d’autres systèmes de pensée ; cette terre est une, n’est-ce pas ? Dans le judaïsme, en particulier, quand on trouvait le cadavre d’un homme assassiné sur le chemin, il était prescrit aux habitants de la localité la plus proche de se saisir d’un bouc sur lequel ils proclamaient leur innocence du crime avant de l’envoyer à la mort. Ici aussi, on pensait que le crime commis sur cet homme privait la Mort de quelque chose qui devait lui revenir de droit. Il fallait une réparation symbolique afin d’éviter un déséquilibre dont les conséquences rejailliraient sur la population. Tout ceci est de l’ordre de la mythologie, mais on peut se poser la question de savoir quelle est la fonction pédagogique de ces rites. Gaou disparut progressivement au fur et à mesure que l’on comblait le trou qui avait reçu son corps. On poursuivit l’accumulation d’argile. A la masse ainsi obtenue, on imprima une forme vaguement humaine ; on y inséra des coquillages pour figurer les yeux et la bouche. Toute la séance se déroula sous la conduite des féticheurs qui consultèrent à chaque instant le dieu Fa, véritable ordonnateur du rite. Ce fut ensuite le tour de Kpossou. On lui fit traverser le fleuve accompagné des maîtres d’œuvre. L’érection de son effigie se fit exactement de la même façon que pour Gaou, mais sur la berge opposée du Sazué, côté Hêvê. Les deux Tô-Lêgba se faisaient face.

Ainsi, vous pourrez voir, si vous allez à Hève, ces Tô Legba de nos généraux, portiers vigilants de la demeure qu’ils étaient venus conquérir. CONCLUSION. Il y eut bien d’autres guerres dans la région entre le royaume d’Abomey et différentes chefferies du pays hula, en particulier, il y eut en 1893 de rudes combats à Cômé qui furent l’occasion d’affreux massacres. Mais Hêvê qui n’est qu’à une vingtaine de kilomètres, ne fut pas inquiété, ni à ce moment-là, ni à aucun autre depuis l’érection des deux Lêgba. Les généraux veillaient devaient penser ceux de Hêvê. De fait, ces épisodes furent les derniers combats que le village dut livrer. Notes : 1 – Lêgba est le premier dieu de la mythologie de la région du golfe du Benin. C’est une divinité dont l’effigie se trouve aussi bien dans les habitations que sur les chemins ; en particulier, dans les croisements, c’est le dieu des croisements, dieu de la réflexion. Quand on le destine à la protection d’une localité, il prend le nom de Tô Lêgba, c’est – à – dire : Lêgba de la ville ou du village. 2 – Tado est aujourd’hui une localité qui se situe dans l’actuel Togo, une localité banale qui ne paie pas de mine, pourtant, c’est de là que sont venus tous les peuples qui aujourd’hui habitent le sud du Benin, du Togo et une partie du Ghana. Tado est en fait au centre d’un plateau qui abritait une nombreuse population depuis cinq ou six siècles, on peut penser que périodiquement, le poids démographique, eu égard aux ressources disponibles entraîna cette succession de migrations aussi bien vers l’Est que vers l’Ouest, c’est – à – dire : dans la trouée du Dahomey.Cette communauté des racines explique l’uniformité des valeurs culturelles qui prévaut toujours dans le golfe du Bénin 3 – Sè est une localité qui se trouve à environ 20 Km au Nord – Est de Hêvê d’où venait le messager qui annonça l’arrivée des troupes d’Abomey. [1] Lêgba est une divinité du panthéon vodoun ; voir Paul Aclinou ; Une pédagogie oubliée, le vodou ; Harmattan éditeur ; Paris 2007. [2] Jusqu’à la période coloniale, le prénom d’un garçon devenait le nom de famille de ses enfants. [3] Ce récit est composé en 2000 ; Blainville est décédé en 2003. [4] Voir Paul Aclinou ; Le vodoun : Leçons de choses, leçons de vie ; Harmattan éditeur ; Paris 2016 ; pages 192-203.

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RETOUR SUR UN INTERVIEW par adacpaul le 08/12/2017 | Poster un commentaire

Interview P_Afrique_2004 http://planeteafrique.com/Amis/Index.asp?affiche=News_display.asp&ArticleID=8 84 1 – Bonjour Monsieur Aclinou. Vos écrits gravitent autour du Golfe du Bénin. A vous lire, on revit le Dahomey et ses Empires, les Empires Yoruba, les Royaumes Haoussa de la Reine Daoura… avec toute leur grandeur et leur puissance mystique… Bonjour Monsieur Diop ; je vous remercie de me donner la parole sur votre site. Graviter autour du Dahomey ? Sans aucun doute, puisque le Bénin est le point de départ et c’est là aussi où tout finira, pour moi… Et puis, vous vous rappelez certainement cette leçon de notre enfance : » Quand tu ne sais plus où tu vas, n’oublie pas d’où tu viens. « Mais, ce n’est pas seulement cela, c’est aussi un alibi, un alibi, une référence qui sert de pivot dans ma tentative de comprendre l’Homme, l’Homme universel. Graviter dites-vous ! Oui, graviter autour de ce couloir – la trouée du Dahomey – par lequel l’homme n’a jamais cessé de circuler depuis des temps immémoriaux ! Allez voir TADO, cet ensemble de quelques cases, insignifiantes aujourd’hui, qui est situé dans l’actuel Togo sur le plateau d’Atakpamé, vous serez ébahi d’apprendre que de là, ce sont élancés avec fougue, des groupes d’hommes, par vagues successives, déterminés et solidaires, depuis 1000 ans vers le monde. Parfois, comme dans le cas des Yorubas, il y eut des va – et – vient de et vers Tado pour en repartir une fois encore… La plupart sont allés d’étape en étape, de querelle en querelle et de guerres en guerres, parsemant le trajet de villes et de royaumes : Allada, Abomey, Abéokouta, Oyo, Ife, Kétou, Porto Novo, Agbanankin, Grand – Popo, Kovê, pour ne citer que quelques noms. Vous avez évoqué d’autres royaumes, autant dire que l’Afrique est riche d’Histoire ; nous pouvons ajouter à ces noms que vous citez, les empires du Ghana, ou encore celui du Bénin (je parle du Bénin historique) dont les sculptures rayonnent de sérénité et sont l’objet d’étonnement et d’admiration des connaisseurs du monde entier. C’est aussi le Manden, plus connu sous le nom de l’Empire du Mali. A Soundiata Keita son fondateur, nous devons l’une, sinon la première, Déclaration vraiment

Universelle des Droits de l’Homme, puisque datée de 1236 ; la charte du Manden (qui peut être consultée sur cet autre de mes sites : http://www.cimaisevirtuelle.com/afriquecrit/afeour.htm)[1]. » Toute vie est une vie » qui en est la première parole me paraît plus universelle car, tout, absolument tout le reste peut en découler, ce qui ne me semble pas être le cas de notre » Tous les Hommes naissent libres… « Voilà – accessoirement – un point sur lequel une réflexion générale peut porter, réflexion à partir de laquelle on pourrait, pourquoi pas, proposer une modification de l’actuelle déclaration dans le cadre de la communauté des Nations ; votre site peut bien sûr jouer un très important rôle dans cette réflexion. Pour revenir sur le Golfe du Bénin – je dirais plutôt, chez les peuples qui venaient de Tado – on peut se demander quels étaient leurs bagages ; la réponse est : quelques concepts, quelques mots… car, en fait, le Vodou, c’est cela ! Nous y reviendrons. 2 – Par déformation, le Vodou, dans l’opinion populaire, est une pratique animiste originaire des Antilles et des Caraïbes. Comment interviendrez-vous pour redéfinir et resituer le Vodou dans le monde contemporain ? Vous avez raison ! Le monde – en dehors du Dahomey – a découvert le Vodou à travers les descendants des Noirs transplantés d’Afrique qui vivaient et vivent encore dans les Caraïbes, en Amérique du Sud, notamment à Haïti, au Brésil, au Mexique, mais aussi en Amérique du Nord… Il est donc légitime que l’on en situe, dans un premier temps, l’origine dans ces lieux ; mais, cette erreur n’a été possible que parce que du Vodou on n’ a retenu que les aspects extérieurs ; on en a retenu les manifestations les plus spectaculaires et celles qui intriguent ou inquiètent, et qui sont propagées notamment par un tourisme de spectacle ; ou encore les propriétés que lui prêtent des âmes en peine à la recherche de remèdes miracles ou de je ne sais quelles expériences ésotériques… Aujourd’hui encore, il y a une méconnaissance totale, y compris dans le golfe du Bénin, de sa signification profonde et donc, ignorance de l’essentiel. C’est dire que la redéfinition et la restitution dont vous parlez concernent les origines géographiques certes, mais aussi le sens fondamental. Sur le premier point, l’origine géographique, l’erreur n’a duré qu’un temps, car très vite, on a fait la relation entre ceux qui se réclamaient du Vodou et le fait que c’était les victimes de la traite des esclaves ; par contre, plus intéressant est, selon moi, le fait de trouver pourquoi c’est cette croyance qui a perduré pour arriver jusqu’à nous, absorbant toutes celles qui étaient arrivées en même temps aux Amériques ; la

question essentielle est de savoir pourquoi ce sont les éléments culturels de ceux dont les racines plongeaient à Tado qui ont persisté et conduisent à cette tradition américaine du Vodou. En effet, La traite des Noirs portait sur toute l’Afrique Noire ; les déportations avaient lieu d’un peu partout ; chaque ethnie, chaque composante de cette tragédie arrivait avec ses croyances et son échelle de valeurs, il ne pouvait pas en être autrement. La réponse, à mon avis, est la nature, en partie tout au moins, du contenu spirituel et didactique du Vodou. Si seul le Vodou est resté en masquant, voire en absorbant les cultures des autres groupes ethniques, c’est qu’il était et qu’il est toujours porteur de valeurs à portée universelle ; valeurs sur lesquelles l’homme a pu s’appuyer pour survivre dans la tragédie ; autrement, on ne voit pas comment expliquer la survivance de ces croyances dans un environnement qui était particulièrement hostile tant physiquement que psychologiquement , je ne citerai que le » Code Noir » qui fut un point fort de cette agressivité. Ce qui est frappant également, c’est la pureté des concepts qui, malgré tout, soutiennent le Vodou hors du golfe du Bénin quand on compare les fondements de part et d’autre de l’Atlantique ; on observe certes, une très grande influence des rencontres avec les autres idées, quelle soient africaines ou bien qu’elles relèvent de la puissance dominante dans sa composante religieuse, notamment, le christianisme ; mais rien ne s’était perdu et rien n’était venu s’ajouter au concept de Eshu ou Lêgba et de Fa ou Ifa , les deux principales divinités dont les hiérarchies respectives et les fonctions pédagogiques sont rigoureusement respectées, même si elles ne sont ni approfondies ni appliquées, exactement comme ce fut le cas sur le continent d’origine[2]. Il serait trop long de développer ici ce qui fait cette force, remarquons simplement que Vodou signifie » ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne connaît pas encore ! » ; c’est tout ! Vous voyez, nous sommes loin de ce que l’on pense généralement qu’est le Vodou ; nous sommes loin de l’image qu’on en donne y compris au Bénin. En clair, cette culture présuppose que connaître reste possible, connaître le monde est une nécessité ; à tel point qu’un dieu est dévolu tout entier à cette affirmation ; c’est le rôle du dieu Hêbiêsso (Shango), le dieu de la foudre, qui est d’affirmer cette absolue nécessité. Si on ne pénètre pas la signification profonde du terme, on peut massacrer autant de poulets, de coqs ou de je ne sais – quoi encore, on reste dans l’idolâtrie. Ceci est à rapprocher de l’enseignement des pères et des mères informés qui répètent à leurs enfants : » ce à quoi il faut prêter attention quand tu es chez le guérisseur, ce n’est

ni aux poulets sacrifiés ni aux incantations déclamées, mais aux herbes et plantes qu’il met en œuvre. » On ne saurait – être plus clair ! Mais, ce n’est qu’une partie de l’enseignement. Cette culture enseigne également que la vie comporte des points – pivots qui surpassent nos individualités ; par exemple, que l’eau ne doit pas être vendue ; que le pire crime que l’on puisse commettre c’est d’empoisonner l’eau ; car, « que boirait le pauvre ? » demande – t – on. Le respect de la vie est poussé à un point tel qu’avant de tuer la bête domestique pour l’alimentation – nécessité vitale – il faut lui donner à boire y compris symboliquement en trempant son bec ( pour la volaille ) dans l’eau pour signifier que l’acte est une nécessité de survie. Aujourd’hui, je dirais que les sociétés protectrices des animaux qui existent à travers le monde nous rejoignent en quelque sorte dans ce que nous croyons qu’est la vie…Ce qui nous renvoie à Soundiata Keita : « Toute vie est une vie… » ! Vous voyez donc qu’il ne s’agit pas fondamentalement d’ésotérisme, en tout cas pas seulement de cela… Connaître ! me diriez – vous, mais avec quels outils doit – on pénétrer le sens profond de cet enseignement, et je vous répondrais : avec les concepts que propose le Vodou dans son état fondamental qui, de ce fait est une PEDAGOGIE ; et comme dans toute pédagogie, le questionnement est le moteur essentiel. C’est donc à partir du questionnement que nous pouvons accéder à l’essence véritable du Vodou, ce qui doit nous amener à distinguer les dieux – concepts (ceux que j’analyse sur le site » la pensée et son objet « ) qui justement sont questionnement en eux – même, des autres divinités. Comme vous pouvez le voir, le sens que je peux donner à votre expression : redéfinir et restituer, c’est amener l’Homme – pas seulement l’homme Noir – à retrouver dans le récit fondateur de chacun des dieux – pédagogie, les points de contradiction qui justement sont là pour nous conduire au questionnement. C’est le but que je recherche.[3] 3 – Comment percevez-vous la quête de l’identité mystique et spirituelle de l’homme Noir actuel, plus spécifiquement celle des descendants de Glélé ou Gbéhanzin ? Je ne suis pas certain qu’il y ait en ce moment une quête d’identité mystique ou spirituelle qui soit spécifique à l’homme Noir en général et aux héritiers de Glélé ou de Gbêhanzin en particulier ; il me semble que nous sommes plutôt dans le cadre de la demande générale de spiritualité qui émerge de notre planète depuis quelques années, voire quelques décennies, et qui semble concerner toutes les sociétés à

travers tous les continents et toutes les classes sociales ; vous vous rappelez les propos de cet intellectuel, penseur et homme politique Français qui disait que le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas. Nous y sommes en quelque sorte, et l’homme Noir n’échappe pas à la tendance générale me semble t – il. Je dirai au contraire que nous, Africains, nous les Noirs, nous possédons une solidité psychologique non négligeable qui fait que nous ne nous posons pas trop de problèmes existentiels ; les coups de buttoirs au quotidien suffisent à occuper tout notre temps ! Je me demande si l’homme Noir ne cherche pas plutôt et plus simplement sa place dans un concert des nations où on lui renvoie constamment le poids des temps passés, le poids d’une souffrance, d’une misère dont sans doute il est en partie responsable. S’il n’y avait pas en lui la solidité psychologique dont je parlais tout à l’heure, les conséquences seraient dramatiques ; je n’en veux pour preuve que la quasi absence de suicide dans nos sociétés contrairement à ce qu’on peut constater ailleurs. Dans le même ordre d’idée, il n’est pas fait appel non plus aux structures dites de soutien psychologique à chaque épreuve que le destin met sur la route de l’individu ; il est vrai que nos organisations sociales assurent par leur nature communautaire une prise en charge sans faille qui laisse toute sa place à l’émotivité, elle peut ainsi s’extérioriser librement ; une prise en charge qui n’est nullement intempestive en cela que nul n’est vraiment isolé et abandonné à lui – même. Espérons que cette solidarité puisse durer encore longtemps. Encore une fois, le quotidien extrêmement dur qui est le nôtre ne nous laisse pas le temps moral pour nous épancher sur notre état d’âme en tant qu’individu, sauf bien sûr dans les cas où un désordre pathologique s’est installé. Si nous nous mettons au niveau des héritiers des différents royaumes qui se partageaient le sud du Dahomey avant la colonisation, le problème, ou mieux la vision, n’est guère différente, je pense, de celle de l’homme Noir en général ; ces héritiers ne peuvent constituer, à mon avis, un ensemble suffisamment typé pour que leurs préoccupations diffèrent notablement de celle de l’homme Noir partout ailleurs, ou encore s’écartent des modèles problématiques qu’on peut recenser en Afrique. N’est – ce pas plutôt une revendication de reconnaissance qui prévaut dans son esprit ? Une reconnaissance au sein de la famille humaine ; et si tel est le cas comme je le pense, cette recherche dépasse largement le cadre historique pour s’inscrire au niveau même des concepts qui ont façonné l’évolution de l’esprit de l’homme depuis les temps ancestraux, notamment dans l’élaboration des archétypes.

Je vais préciser ma pensée en faisant remarquer que l’homme a instauré depuis des temps immémoriaux les catégories du Bien et du Mal dans lesquelles il range des faits, des actes ou bien des évènements ou encore plus simplement des ressentis, et cela se fait dans toutes les cultures depuis toujours. Par analogie, toutes les cultures distribuent ces catégories en se référant soit : 1°/ à la constitution de l’homme physique, 2°/ soit à la constitution de la société, 3°/ soit encore à la constitution des groupe de sociétés… etc. Par exemple dans la catégorie n° 1, on peut citer la gauche et la droite de l’individu ; dans la mesure où chaque Etre humain possède une gauche et une droite, si vous mettez la catégorie du Bien à droite et celle du mal à gauche (ou l’inverse) vous n’offenserez personne parce que ce sont des propriétés qui sont portées par tous ; tout au plus créerez – vous des points d’option, c’est le cas par exemple en politique où les uns se réclament de la Droite et les autre de la Gauche sans pour autant déboucher sur un affrontement qui met en cause la nature humaine de l’autre. Vous ne pouvez pas utiliser l’une ou l’autre option (Droite ou Gauche) comme un levier pour vous différencier de l’autre à votre avantage en termes de qualité, d’intelligence, de droit …. Si maintenant vous attribuez une catégorie considérée comme relevant du Bien (ou à l’inverse relevant du Mal) à une partie seulement de la société, vous créez une discrimination dont les conséquences peuvent être dramatiques, car vous mettez en cause la nature même de l’individu qui sera ainsi assimilé soit à la catégorie du Bien soit à celle du Mal, (c’est là, l’une des causes du racisme) ; vous faites donc une répartition qualitative de la société sur des critères unilatéraux ; des critères imposés qui ne vont pas de soi, et qui interfèrent sur l’action, car l’homme agit en fonction de son subconscient pour l’essentiel, alors que le raisonnement se conduit à partir du conscient et relève de choix. La situation qui est faite aux femmes DANS TOUTES LES SOCIETES HUMAINES est de cet ordre quel que soit le continent. Si on veut établir une société harmonieuse, il faut faire remonter au niveau du conscient cette anomalie pour ensuite commencer le travail de réflexion qui s’impose. Voici un exemple ; Vous savez, il y a quelques années encore tous les cyclones qui dévastent régulièrement notre planète portaient systématiquement des noms féminins ; il y a eu une réaction légitime et vigoureuse des femmes, aujourd’hui, les cyclones portent alternativement des noms féminins et masculins ; une année, ils sont désignés de noms féminins et l’année suivante, de noms masculins. Ainsi, on ne suggère plus que les femmes sont calamiteuses comme les cyclones ! C’est un début.

Le problème est sorti du domaine subconscient ou bien subit une équilibration à ce niveau. Je ne pense pas que cela suffise à régler le sort que nos sociétés réservent aux femmes, mais, nous avons inversé l’action d’un archétype, et cela me paraît important parce que porteur d’avenir dans les relations entre hommes et femmes ; reste bien sûr le travail de réflexion. De même, il y a en France par exemple des départements qui estiment que leur dénomination (Basses Alpes, Basse Normandie…) porte atteinte à leur image ; en effet le terme « Bas » relève dans le subconscient collectif de la catégorie du « Mal », alors que « Haut » relèverait de celle du « Bien ». Ces départements ont demandé et obtenu, après des années d’insistance, de changer de nom en faisant disparaître le terme « Bas » – et donc la notion négative qui s’y attache – de leur nouvelle dénomination. (J’ignore toutefois si l’expression » France d’en bas » qui a cours dans les discours politiques en France à l’heure actuelle entre dans ce schéma !) On peut appliquer le même processus aux couleurs ; en effet, on attache dans le subconscient collectif de l’humanité généralement une valeur négative à la couleur noire, or, une partie non négligeable de l’espèce est de cette couleur de peau, il en résulte qu’au niveau du subconscient l’association est établie et va jouer un rôle négatif, c’est là l’une des bases subconscientes du racisme envers les Noirs. En effet, en quoi un jour qui voit s’abattre de grands malheurs, quelle qu’en soit la nature, sur une société, un système, un individu ou un groupe d’individus, une organisation ou un pays…etc. peut-il être un jour « noir » ? Dites qu’un tel jour est dramatique, tragique, douloureux …etc. et vous transmettrez la douleur, la souffrance qu’un tel jour aurait apportées sans pour autant générer dans l’esprit de l’interlocuteur l’association d’idée négative à l’encontre d’une partie du genre humain. Autrement, l’association négative est un coup de couteau que vous portez à cette partie de l’humanité. C’est là un comportement tellement banal que nous n’y prêtons plus attention au quotidien mais qui s’insinue dans le subconscient avec les conséquences qu’on peut imaginer. Il ne fait pas de doute dans mon esprit que l’éradication de ce type de langage doit faire partie des actions de lutte contre le racisme. Là aussi, j’imagine volontiers votre site s’associer à cet effort et même en prendre l’initiative. 4 – On oublie facilement les fondements du Bénin actuel. Des villes comme Kovê, Porto-Novo, Ouidah… perpétuent encore des rites et croyances animistes ancestrales. Mais leur signification profonde échappe au jeune d’aujourd’hui. Pensez-vous utile de raviver et maintenir la mémoire ?

Les rites qui sont liés aux croyances ancestrales sont vivaces pratiquement dans toutes les localités grandes ou petites, et bien entendu dans celles que vous citez, tout comme nous les trouvons dans d’autres pays, en Afrique bien sûr mais aussi en Amérique. Mais à vrai dire, peut – on parler de renouveau ? Je l’ignore, mais il me semble que ceci a toujours existé ; l’avance du christianisme ou de l’islam n’a en rien porté ombrage véritablement à l’assise de ces pratiques, permanence dans les têtes qui explique, nous l’avons vu, que le Vodou soit demeuré vivace pendant et après la traite des Noirs. Il convient cependant de distinguer le rituel des fondements, car ce qui est regrettable, c’est que le rituel perdure sans pour autant conduire à un approfondissement des fondements, j’y reviens ! En effet le rituel n’est important que s’il accompagne l’évolution induite par la pédagogie qui selon moi est la seule raison d’être, non seulement du Vodou mais de bien d’autres concepts religieux. A la jeunesse d’aujourd’hui, je demanderais de tendre vers une conceptualisation du rite, en particulier dans sa composante sacrificielle ; il ne s’agit pas de sauvegarder des poules et autres coqs… mais de retrouver l’enseignement qui est inséré dans le Vodou. Ma réponse à votre question est donc oui, il est utile selon moi de lancer notre jeunesse, celle qui réfléchit, sur la recherche, l’étude et l’analyse des fondements non pas d’un point de vue mystique ou ésotérique, mais purement logique et rationnel, sinon, je le répète, on peut sacrifier tous les poulets ou moutons de l’univers et ce sera en pure perte. Je vous donne un exemple si vous le voulez bien. Parmi les figures de Fa – Fa est considéré comme le dieu de la divination, mais j’ai montré qu’il n’en était rien, que sa fonction n’est en aucun cas de prédire l’avenir – Parmi les figures de Fa donc, il y en a une – Sa Mêdji – qui dit que le titulaire de cette figure « rapprochera la terre de la mer, mais restera seul s’il ne fait pas de sacrifice « . Explication : Il faut comprendre que terre et mer représentent deux points de vue, mais deux points de vue différents ; les rapprocher signifie donc établir une conciliation entre eux. En d’autres termes, le titulaire de Sa Mêdji serait doué pour concilier des adversaires – les fameuses palabres africaines ! – mais le dieu ajoute que si ce conciliateur – né ne fait pas de sacrifice, il restera solitaire, isolé – redoutable perspective en Afrique comme vous le savez. Mais alors, dites – moi, quel sacrifice conseillerez – vous à une telle personne ? Vous voyez, une telle personne peut sacrifier autant de bêtes qu’elle voudra, si elle ne comprend pas le vrai sens de l’enseignement ce sera en pur perte, vous en convenez je pense. Cela nous ramène à deux choses essentielles, d’une part la nécessité d’un travail de réflexion, et d’autre une conceptualisation aussi bien du contenu que du rite.

Prenons par exemple la notion de sacrifice, la plus remarquable conceptualisation que j’en connaisse est celle du christianisme dans laquelle tous les sacrifices que pratiquait le judaïsme, sa racine, sont ramenés à un seul qui est symbolisé de surcroît ! Même dans ce cas, ce n’est encore qu’une étape selon moi ; mais c’est là, une autre histoire… Ensuite, et toujours pour répondre à votre question, nous devons encourager la jeunesse à analyser, critiquer, reformuler, et pourquoi pas, actualiser notre héritage culturel ; en un mot le défendre après en avoir acquis la maîtrise des fondements et fait une mise à jour rationnelle si nécessaire ; car, si nous sommes les premiers à les fouler au pied, il n’y a aucune raison pour que le reste du monde n’en fasse pas autant ; Il faut accepter aussi que cette jeunesse puisse en écarter les aspects folkloriques qui font les délices de bien de touristes amusés ou qui seraient à la recherche de je ne sais quelles ouvertures sur des mondes inconnus. La signification profonde que vous évoquez est celle qui devient évidente quand on écarte le rituel, je dirais même quand on oublie le dieu en tant qu’objet de croyance pour ne chercher qu’à mettre en lumière l’enseignement dont il est porteur, le service qu’il est censé assurer auprès de l’homme ; c’est – à – dire, écarter les dieux pour retrouver les mots que l’Homme adresse à l’Homme.

5 – Monsieur Aclinou, vous posez des problèmes contemporains fondamentaux : quel est le prix à payer pour libérer les mal-nourris du tiers monde de leur mal. Vous dévoilez la piste, en la combattant, des voies déguisées de l’expérimentation transgénique… Ce que je veux, c’est attirer l’attention sur le fait que la malnutrition ne doit pas servir d’alibi à nous – mêmes ou bien à d’autres. On connaît parfaitement les causes de la malnutrition là où elle existe, car, ce n’est pas le cas partout en Afrique. Avant donc de proposer des solutions nouvelles, voire extrêmes, pourquoi ne pas réfléchir, pourquoi ne pas prendre le temps de rechercher les vraies causes ; pourquoi ne pas considérer que nos problèmes résultent d’abord de notre action… Je voudrais préciser que ce qui est dénoncé ce n’est en aucun cas les manipulations génétiques, pas du tout ! Et pour cause, je suis par ma formation en mesure de porter un regard qui n’est en rien émotionnel ou politique sur la question. Nous ne sommes pas seuls certes, mais l’aide du reste du monde ne peut en aucun cas être considérée comme une panacée ; d’autant que cette action est rarement neutre, elle peut être dangereuse parfois sans pour autant sauvegarder nos économies

; dans tous les cas elle est désastreuse psychologiquement sauf, quand nous faisons face aux soubresauts de la nature, et là heureusement, c’est l’homme qui se porte à la rescousse de l’autre et c’est heureux. MAIS, ET C’EST LA, UNE CONVICTION PERSONNELLE : L’HOMME EST UN MARCHAND, ET LE SEUL ARTICLE DE SON FOND DE COMMERCE EST L’HOMME ; L’OUBLIER SERAIT UNE GRAVE ERREUR. Voici un exemple : Il y a quelques années, au plus fort de la crise de la vache folle, la Communauté Européenne a interdit l’exportation de la viande bovine d’origine anglaise vers les autres Etats de l’union ; une chaîne de télévision française rapporta qu’un ministre Anglais demandait à la CEE de les autoriser à vendre la viande d’origine anglaise (suspectée donc) en dehors de la communauté ; où pensez – vous qu’une telle viande serait écoulée ? Sûrement pas en Louisiane ou dans le Nevada ni à Tokyo… Ce n’est qu’un exemple, et dans ce cas précis, je veux bien à la limite qu’un ministre fasse une telle demande, considérant peut – être que son rôle est de chasser les mouches autour des étals des marchands, et oubliant par là-même que cette terre est une et qu’il faut nous entendre tous autant que nous sommes pour y vivre en paix ; va donc, pour le ministre ! Mais que le peuple anglais dans son ensemble ne soit pas descendu dans la rue pour hurler son indignation, voilà qui est autrement plus décevant et montre la nécessité de la vigilance qui est en fait l’objet de l’écrit auquel vous faites allusion. Dans bien des cas, quand on y regarde de près, le jeu n’en vaut pas la chandelle, et tout responsable politique qui n’en tiendrait pas compte voue simplement ses concitoyens à l’esclavage, je dirais à un esclavage plus prononcé ; car en fait, c’est de cela qu’il s’agit et le problème est d’importance. Un célèbre homme politique Africain[4], écrivain et poète de surcroît, aujourd’hui disparu hélas, avait déclaré qu’ « Au banquet de l’universel, la rythmique sera Nègre… », je suis d’accord à une condition : que ce soit le Nègre qui choisisse librement de jouer le troubadour… Dans l’immédiat, le problème de la malnutrition ne me paraît pas devoir trouver une solution si nous ne le situons pas dans le cadre général de la conduite des sociétés, c’est – à – dire de l’action politique ; mais, c’est là un autre débat. En résumé, le problème n’est pas la modification génétique, ceci me parait inévitable et cette recherche peut effectivement déboucher sur une solution à bien de problèmes, mais que cela ne serve pas d’alibi !

Et voici le plus surprenant : le premier dieu du Vodou – Lêgba ou Eshu – désigné comme dieu en chef par Le Tout – Puissant à la demande des dieux eux – même selon la légende, Lêgba donc est toujours représenté le sexe à l’air dans toutes ses effigies publiques, ceci est en conformité avec les données d’une légende sur le dieu où il est intervenu pour faire CORRIGER l’anatomie féminine, en particulier l’emplacement du sexe féminin, dont il trouvait la première localisation par Le Tout – Puissant totalement inadaptée et bafouait la dignité de la femme ! Quand on saisit tout le sens de cette légende (qui sera analysée dans » Les commentaires » à venir)[5], on ne peut pas s’opposer aux manipulations qui nous préoccupent.

6 – De manière plus globale, vos ‘alertes’ sont toutes fidèles aux contradictions basiques que vos écrits sur le mysticisme font surgir : la part et valeur réelles du vivant (l’Homme par exemple) dans un processus de pensée rituel, infernal, quasi inéluctable. N’est-ce pas ? Le processus de pensée qui est rituel en cela que chacun semble considérer que bien de choses vont de soi et doivent constituer un repère de ce fait me paraît discutable, non pas pour le plaisir du questionnement, mais parce que je crois qu’on ne peut aller vers les autres avec un pré – requis spirituel, intellectuel ou culturel, car alors l’affrontement est inévitable ! Vous conviendrez que cela ne peut – être un but en soi. Je crois me situer en dehors du mysticisme, non pas pour le nier ou le rejeter, mais parce que je considère que cela ne peut être qu’une expérience personnelle que je ne possède pas ; et puis, je suis mal à l’aise face à la pensée que tel ou tel aspect du vécu humain puisse échapper au champ de la réflexion ; c’est en cela que j’aime la définition du Vodou : « ce qu’on ne connaît pas encore… » Les alertes sortent donc de tout cadre mystique et se veulent essentiellement une invitation à la réflexion. Nous avons évoqué la malnutrition, nous pouvons considérer par exemple le problème de la dette du Tiers Monde ; nous n’allons pas reprendre ici l’analyse que j’en propose, mais une réflexion est indispensable à mon avis car, c’est de notre sauvegarde psychologique qu’il s’agit, c’est aussi un combat, le psychologique est aussi une arme, et si celle – ci nous fait défaut, parce que nous n’avons pas suffisamment d’exigence envers nous-même, alors, je crains que les problèmes de l’homme Noir ne soient pas près de trouver une solution… Le problème n’est pas de survivre, car des six ou sept milliards d’Êtres que nous sommes sur la planète, il s’en trouvera toujours quelques-uns pour nous offrir une miette par – ci, une miette par- là, mais est – ce vraiment cela que nous voulons

léguer à nos descendants ? Encore une fois, si nous considérerons qu’un engagement pris peut ne pas être tenu coûte que coûte, même si nous sommes fondés à demander des aménagements, il y va de notre crédibilité. La chose est d’importance car, elle commande notre respectabilité, et surtout nous laissons une image déplorable, gravement préjudiciable, non pas matériellement forcément, mais sûrement psychologiquement pour ceux qui viendront après nous ; j’y vois donc aussi une responsabilité vis-à-vis d’eux d’autant que c’est nous détruire et les détruire PSYCHOLOGIQUEMENT. Je comprends que le monde politique qui se trouve face à des problèmes immédiats à résoudre puisse se tourner vers la recherche de raccourcis sans une véritable réflexion préalable, mais la trop grande facilité est une erreur selon moi. Sur ce point précis, nous avons une autre particularité en Afrique, qui est que l’homme politique africain est aussi l’intellectuel le plus souvent ; l’analyse, la réflexion sont alors conduites dans l’action sans ce miroir, oh combien efficace, que constituerait une classe d’intellectuels NON ENGAGES DANS L’ACTION POLITIQUE, et dont les analyses et réflexions, parce que non contingentées par le résultat politique, seraient l’un des gardes – fous du politique ; c’est à mon avis le prélude à une véritable démocratie, celle dans laquelle le peuple est la seule référence. J’ai cependant bon espoir que les choses changent rapidement sur ce point, grâce notamment à des sites comme le vôtre qui s’ouvrent aux débats et invitent à la réflexion en dehors de l’action politique immédiate. 7 – Hommes et Terre – Hommes et Dieux est particulièrement expressif de votre pensée : le Vivant est exploré et s’explore en relation à deux fondements : le sol et l’éther. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre ? Voici la genèse de la forme d’expression : Il y a au Bénin, un village dont le nom est Kouti ; ce nom est particulier et n’a pas toujours été celui que portait la localité semble – t – il ; il signifie : La Mort a vaincu , ou mieux, la Mort est rétablie dans sa fonction » ; ce nom s’oppose à cet autre patronyme : Kou-Ti-Mi, que l’on peut traduire par : « la mort ne peut pas m’atteindre », que portait une femme du village. Vous vous doutez qu’il y eut un débat, une controverse à une époque reculée, entre les anciens du village pour aboutir à ce changement d’identité après une action contre la femme sans âge qui « refusait » de mourir. J’ai voulu raconter cette histoire, (peut – être une légende, mais le village de Kouti existe réellement, on peut s’y rendre) ; très vite je me suis aperçu que je ne pouvais le faire vraiment sans imaginer ce que fut le débat ; je ne pouvais pas le faire sans proposer ce que pouvait être la controverse entre les habitants ; ainsi est né le projet Hommes et Terre – Hommes et Dieux, ou L’Horloger de Kouti* ; car en effet, le seul

support de la pensée pour ouvrir une controverse est la culture dont le cultuel n’est qu’un élément. Vous avez tout à fait raison de parler d’exploration, c’en est une en effet, car sans la connaissance au plus profond des fondements culturels d’un peuple, nous ne pouvons pas, selon moi, établir un dialogue véritable avec lui et donc bâtir un univers d’harmonie en commun ; il ne resterait alors que la confrontation… Explorer la culture qui est la mienne et la faire partager à d’autres, mais aussi et surtout rechercher les points de convergence, qu’ils soient de nature culturelle et, plus rarement, de nature cultuelle. On dit les Africains polythéistes par exemple, or, quand vous pénétrez les fondements du Vodou[6], vous vous apercevez qu’il n’en est rien, en tout cas pour les peuples qui ont Tado pour racine. C’est un peu comme si on disait les chrétiens polythéistes à cause des nombreux Saints qui sont vénérés dans le christianisme ! Ainsi, dire DIEU ne signifie pas grand-chose, tout dépend de ce que vous y mettez, et là tout reste possible, alors que dire MAHU (ou Mawu), comme dans le Vodou, signifie exactement » ce que nul ne peut atteindre », c’est un CONCEPT qui est clair, qui est précis, et dont le peu de théogonie que recèle le Vodou précisera le rôle ; Je dis le peu de théogonie, et en cela l’Afrique n’est pas un cas isolé. En effet, on trouve en fait peu de théogonie dans les sociétés humaines autant que je sache, par contre les genèses sont courantes ; le judaïsme nous offre à la fois une genèse « La Genèse » et une théogonie élaborée (Ezéchiel surtout, et peut être Isaïe). La Grèce antique ne propose même pas vraiment une genèse, par contre elle nous offre une pédagogie extraordinaire dont l’homme est le pivot allant jusqu’à séparer un domaine du divin (couvert par la foi) et un domaine du profane (réservé à l’homme) qui sera le point de départ de ce que nous appelons aujourd’hui Sciences. Ce que je veux montrer, c’est que le Vodou recèle lui aussi une véritable pédagogie, il a manqué les maîtres d’école attentifs, décidés et tenaces pour en assurer l’application au niveau de l’individu ; c’est en cela que l’excès de rituel me semble dommageable en masquant l’essentiel. Paul Aclinou, Reims, mars 2004. (Répondant aux questions de S. Diop – Planète Afrique) Republié en 2011 sur la revue [1] Ce site n’existe plus (2016) mais la chartre peut être consulté sur : https://adacpaul.wordpress.com/2017/07/07/lafrique-par-ecrit-la-charte-du-manden/ [2] La pollution vient surtout du christianisme. [3] Version anglaise du premier site traitant du problème (Archives sauvegardées) :

http://www.geocities.ws/Athens/Delphi/2291/geocit/index.htm. Lire également : Paul Aclinou, Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie ; Les Impliqués éditeur Paris 2016 Paul Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007. [4] Il s’agit du président du Sénégal Léopold Sédar Senghor [5] L’analyse est proposée dans « Le vodoun, leçons de choses, leçons de vie » L’Harmattan éditeur, 2016, page 88-103. [6] Idem référence 4. Et P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou, L’Harmattan éditeur, 2007 Publié dans: aclinou, afrique, auteur, culture, Ethnologie, religion, spiritualité, vodoun | Tagué:afrique, croyances, culture, paul Aclinou, religion, spiritualité, vodoun

L’AFRIQUE PAR ECRIT : LA CHARTE DU MANDEN par adacpaul le 07/07/2017 | 1 commentaire

LA CHARTE DU MANDEN CHARTE DU MANDEN Par SOUNDIATA KEITA Voici la genèse de « Parole du Manden » : Quand Soundiata Keita eut vaincu ses ennemis et fonda l’empire du Mali (qui couvrait l’actuel Mali, la Guinée, une partie du Sénégal et de la Cote d’Ivoire). Le souverain convoqua les dignitaires de toutes les régions de l’empire et leur demanda de réfléchir sur les problèmes de la vie de la communauté et de rédiger un texte qui en fixe les règles. Le souci était d’éviter les guerres et d’assurer une vie harmonieuse dans la société pour chaque être quelque soit sa place ou son rang. (Publié initialement sur le site cimaisevirtuelle.com) Au nom du Manden, À l’adresse des douze parties du monde.

Première parole.

Toute vie est une vie

La vie du cadet comme la vie de l’ainé La vie du grand comme la vie du petit Toute vie égale une vie

Seconde parole.

Le tort demande réparation Si tu portes tort à une vie : réparation Si tu portes tort à ton voisin s’ans raison, Si tu portes tort à ton prochain sans raison, Si tu tourmentes ton semblable, Réparation !

Troisième parole.

Pratique l’entraide. Humains, entraidez-vous les uns les autres Enfants, vénérez ceux qui vous ont enfantés Parents, éduquez ceux dont vous êtes les pères, ceux dont vous êtes les mères. Tous, soutenez les vôtres.

Quatrième parole.

Veille sur la patrie Que chacun veille sur la maison de ses pères La patrie, c’est quoi ? Nous, les hommes qui la peuplons Car privée des hommes qui la peuplent,

une terre plonge dans la nostalgie.

Cinquième parole.

Ruine la servitude et la faim Il y a deux grands malheurs en ce monde La faim n’est pas bonne La servitude non plus n’est pas bonne. Tant que nos bras seront forts, La faim ne tuera plus dans le Manden, Et si la disette arrive, La guerre n’assiégera plus les cités du Manden. Elle n’en réduira plus les hommes en esclavage. Aucun humain ne mettra plus la mort dans la bouche d’un humain, Aucun humain ne mettra plus en vente un humain, Aucun fils d’esclave ne sera humilié, ni battu, ni tué.

Sixième parole.

Que cessent les tourments de la guerre L’âme de l’esclavage est la guerre Elle s’est éteinte d’un mur à l’autre du Manden. Le pillage s’est éteint. La captivité s’est éteinte. Ah, le tourment ! Il tourmente l’opprimé. Il tourmente le captif. La honte aussi tourmente le captif.

Septième parole.

Chacun est libre de dire, de faire et de voir. L’humain est de chair et d’os, de moelle et de nerfs. Il mange et il boit. Mais ce dont vit son âme est trois. Quels trois ? Voir celui qu’elle a plaisir à voir Dire ce qu’elle aime à dire Faire ce qu’elle aime à faire Qu’un seul de ces trois manque, Elle souffre, elle dépérit. Au nom du Manden

et à l’adresse des douze parties du monde, Tout humain est libre de lui-même, Quand il respecte la patrie. À tous, serment du Manden Initialement publié par Paul Aclinou sur cimaisevirtuelle.com Publié dans: aclinou, afrique, culture, Ethnologie, pholosophie, spiritualité

LE VODOUN, UN AUTRE REGARD : UN TRIPTYQUE AUTOUR DE L’HOMME par adacpaul le 05/07/2017 | Poster un commentaire

TEXTE DE LA CONFERENCE DONNEE AU MUSEE AFRICAIN DE LYON (JUIN 2014)

INTRODUCTION

Un triptyque car des trois volets que comporte le vodoun selon moi, à savoir : L’art Le rituel La pédagogie Sont autour de l’homme et à son service . Le premier, l’aspect artistique, est le volet qui se retrouve dans les musées le plus souvent. Il constitue un lien avec le monde extérieur au vodou, le monde occidental notamment. C’est à partir de ce lien que le concept d’art (pour l’art) est entré dans cette culture car, la fonction première de la statuaire par exemple n’est pas d’ordre artistique. Il servait et sert encore de support symbolique au second volet. Le second volet, le rituel, est celui qui est le plus connu et qui fait l’heur et malheur de la pratique comme de la culture vodou au niveau des ressentis à l’extérieur de la zone d’influence. C’est à ce volet que se réduit le plus souvent le vodou pour la quasitotalité des personnes, y compris dans son aire d’existence ; ceci s’explique par le fait que c’est lui, le rituel, qui structure le « nourrir son corps » et le « nourrir son esprit » de la majorité de ceux qui relèvent de cette culture, et cela depuis plusieurs siècles. Mais ce rituel n’est que la face visible – comme le premier volet – du vodoun, une face visible qui occulte totalement le troisième volet, pour moi fondamental, en cela que c’est sur lui que repose l’ensemble, c’est ce volet qui expose les fins qu’espéraient les fondateurs –anonymes- du système. Ce troisième volet, que j’appelle la pédagogie cachée, est en fait extrêmement présent à condition de s’y arrêter, et surtout de s’y arrêter pour le déployer. C’est ce déploiement que je propose d’initier. Je tente de montrer qu’une autre approche de la culture vodoun est possible, une approche qui ne rejette aucunement les deux premiers volets mais révèle l’existence du troisième et en montre l’importance, du moins je l’espère. C’est là, l’objet d’une conférence donnée à l’occasion de l’exposition « le Vodou, du visible à l’invisible » du 20 mars au 31 juillet 2014. Cet article est le texte de cette intervention qui veut proposer un autre regard sur le vodoun dont l’aire d’influence en Afrique est donnée par la carte suivante.

La carte de la zone d’origine (http://creativecommons.org/licenses/by/2.5) via Wikimedia Commons)

La tentation est de vouloir présenter pour commencer, ce qu’est le vodoun, en fait personne je pense, n’en ignore rien tant les interactions avec les pays où il est pratiqué sont nombreuses que ce soit en Afrique ou bien que ce soit dans les Caraïbes, à Haïti ou bien en Amérique du Nord comme du Sud. Ce vodoun là est celui du rituel, il est celui de la religiosité. C’est ce vodoun là qui est visible, éclatant, intempestif peut – être. Le vodoun dont je voudrais vous entretenir est plus profond. Il est à la fois visible et invisible, en tout cas transparent. Visible parce qu’il se superpose au premier, celui que tout le monde connait, il en utilise certains éléments. Il est transparent, voire invisible, parce qu’il véhicule un autre message, un message qui relève d’un autre magistère ; un message auquel on ne peut avoir accès qu’en se plaçant délibérément dans une optique pédagogique. Ces deux vodoun se retrouvent en un unique point de convergence, un point qui n’est autre que l’homme, car, c’est à lui que l’un et l’autre s’adressent, à condition toutefois qu’il fasse l’effort d’aller à la recherche du second ; car, si le premier s’impose à lui comme fait sociétal et cultuel qui détermine le rituel, le second, lui, nécessite une démarche volontaire de sa part.

Le triptyque fondamental L’homme est donc le point central des deux vodoun. Mais, entre lui et les deux couches, il y a des symboles qui leur sont communs ; c’est précisément au niveau de ces symboles que, dans la première couche, quand ils sont matériels ou conceptuels, affleurent les éléments qui nous permettent de déceler la présence de la couche invisible ou transparente, et donc d’y avoir accès. L’homme donc, mais à quel niveau devons-nous situer la motivation que le fait œuvrer ? A quel niveau devons-nous situer la justification des deux couches ? A celui des sens ou bien à celui de la raison ? La question se pose car, les couches précédentes sont totalement distinctes l’une de l’autre, c’est-à-dire qu’à partir d’un même symbole quel qu’il soit, parole, geste ou image artistique… on peut aboutir soit au magistère de la foi, soit au magistère de la raison. Le plus remarquable, c’est que nous sommes à l’aise dans chacun de ces magistères dès lors que nous avons opté – volontairement ou inconsciemment portés par le bain culturel – d’orienter le symbole vers l’un ou l’autre paradigme. Voici un exemple, celui du dieu des guérisons, le dieu de la médecine que nous allons traiter en détail plu loin : Osanyi. Le magistère de la foi conduit l’homme à s’adresser

à lui pour obtenir guérison et bonne santé par les plantes, les couleurs et par les sons que le dieu sait mettre en œuvre. On le fait sans se poser de question sur le comment. Si nous examinons même sommairement la représentation sculpturale du dieu, qui est le symbole ici, nous verrons que cet examen nous conduit à écarter le paradigme de la foi, ou au moins à le mettre en doute. Le même symbole, nous oriente alors, à partir de notre examen, sur la pédagogie dès que nous prenons en compte les raisons qui expliquent que la sculpture soit ainsi configurée ; dès lors, la leçon relève entièrement du domaine de la raison. Les conclusions n’ont plus rien à voir avec la santé physique ou mentale de l’homme. Il sera encore question de santé certes, mais de celle du groupe, le groupe social et le vivre ensemble en son sein ; on a ainsi un changement complet de perspective ! On voit sur cet exemple que la déconnection entre les deux magistères, qui se partagent le même symbole, est totale ; ils ne sont ni en concurrence ni en opposition ; c’est cette déconnection qui explique que le rituel même envahissant, même intempestif n’a pas le moindre effet sur le contenu caché que je préfère dire translucide, celui du magistère de la raison. Les deux magistères cohabitent et fonctionnent indépendamment l’un de l’autre sauf à partager le même symbole ; ils fonctionnent, chacun, sans altérer la logique interne de la rationalité de l’autre. C’est en cela que réside l’extraordinaire souplesse conceptuelle de ceux qui sont à l’origine du système que nous appelons vodoun.

Le triptyque Dans la pratique, seul le magistère de la foi s’exprime, c’est la ritualité, mais une ritualité qui a ceci de particulier qu’elle omet une règle primordiale du magistère de la foi, je veux dire la foi en la divinité à laquelle on s’adresse. En effet, quand on s’adresse au bokonon, qui est aussi le guérisseur, pour avoir une réponse que ce soit pour son avenir ou que ce soit pour des difficultés présentes de toutes natures, le bokonon se fiche de savoir si vous croyez en Fa en Lêgba ou en tout autre divinité qu’il invoque… en clair, il semble que le résultat, succès ou échec, n’est aucunement conditionné par la foi ; c’est exactement comme quand nous nous rendons chez un médecin ! C’est comme faire appel à un spécialiste dont c’est la fonction de traiter votre demande. Cela revient à dire qu’inconsciemment, on considère que les dieux sont à disposition, ils ont leur exigence certes, mais ils sont là pour l’homme !

Nous sommes quand même dans le magistère de la foi, mais une foi qui est globale et qui pose que s’adresser aux dieux est une règle de la vie, et donc qui ne se discute pas ni par les dieux ni par les hommes ; c’est donc une foi qui est d’abord culturelle avant de donner lieu au cultuel ; c’est le vodoun standard.

IDEE DE BASE Il y a une idée de base dans le vodoun quel que soit l’angle sous lequel on le considère, une idée, que nous pouvons dire absolue, elle semble dire l’indétermination fondamentale de l’existence. C’est-à-dire que les concepteurs du système posent que rien ne peut être considéré comme prédéterminé ou imposé à l’existence de l’homme. Dès lors, il doit se construire son « bien-vivre« , il doit combattre pour ce « bien-vivre » car il possède la vie, une vie qui est contingente de par sa naissance. Mais, le bien-vivre ne peut être que de son fait et de celui de sa société ; d’où, il faut former l’un et l’autre, c’est le propos de la pédagogie. Le combat qui résulte de l’obligation de bâtir son bien-vivre est une négociation, une négociation permanente ; c’est une nécessaire négociation avec les dieux, mais aussi avec les hommes. Les outils de cette négociation sont les dieux eux-mêmes et des règles qui s’imposent à tous, dieux compris. Voilà pourquoi ces auteurs anonymes nous présentent des dieux qui se constituent en faisant désigner le premier d’entre eux par Dieu, l’Être Suprême ; c’est le fameux voyage des dieux[1]. Ces auteurs précisent également les manières dont l’homme peut entrer dans cette négociation en délimitant deux cadres que les deux couches utilisent : * Un cadre spécifique qui est celui des fonctions de chaque divinité. * Un cadre plus généraliste qui ne concerne que deux divinités, les dieux Lêgba et Fa, et dans lequel chaque détail doit être examiné et resitué dans le déroulement de l’action. C’est ce duo du cadre généraliste qui pilote l’ensemble de la pédagogie tout en présentant des spécificités qui les rattache au premier cadre. C’est dans ce cadre généraliste que se place l’essentiel de l’action pédagogique, c’està-dire le magistère de la raison ; c’est ce cadre qui déploie ce qui dans le vodoun est translucide comme je le disais plus haut. Je vous propose d’osciller d’une couche à l’autre, mais en donnant la préférence au magistère de la raison selon le plan suivant : Les dieux, un choix arbitraire, et leur constitution. La structure de Fa.

Le duo Fa – Lêgba : les axes. Quelques déploiements de la pédagogie. Osanyi, dieu de la médecine. Le bouc du roi. Le cotonnier. Lêgba et le sexe féminin. Les deux amis. Une devise. Conclusion.

LES DIEUX Les divinités des deux cadres doivent répondre aux critères suivants : Absence de gestes surnaturels ou surhumains. Absence d’agressivité gratuite, aussi bien entre eux qu’envers les Êtres humains. Absence de férocité entre eux ou envers les hommes. Absence d’intervention de fées. Absence de miracles ou d’actes irrationnels. Une situation géographique indéterminée ; ces divinités s’adressent donc à l’homme au sens générique, comme une sorte d’Universaux dont le champ sémantique est la terre physique sur laquelle il se déploie ; je ne dis pas sur laquelle il vit. * Groupe ethnique indéterminé. * Ces dieux ne mettent jamais en cause une ethnie, un peuple ou une race. * Ces dieux ne jettent jamais d’anathème sur une ethnie, un peuple, une société, une race ou sur un pays. En somme, ce sont des dieux qui n’ont ni peuple ni terre ! J’en ai retenu huit ; c’est un choix arbitraire qui repose sur les critères que je viens d’énumérer.

LES HUIT DIEUX

L’APPARIEMENT DE SIX DES HUIT DIEUX (sans Fa et Lêgba) Il est possible de les apparier en effet en tenant compte de leur fonction, déclarée ou déduite de l’analyse de leur légende fondatrice ; ainsi :

CORRELATION DE L’AXE FA-LÊGBA AVEC LES DIEUX. La mise en œuvre des fonctionnalités ainsi appariées se fait selon un axe que forment les dieux Fa et Lêgba.

STRUCTURE DE FA. Fa avec Lêgba sont les deux divinités sur lesquelles repose toute la pédagogie mais également l’essentiel du rituel. Ce sont les seules que nous voyons à l’œuvre quelle que soit la situation, seules ou en association avec d’autres. Pour Lêgba, cette omniprésence se justifie selon le rituel, parce qu’il est le dieu en chef, mais aussi parce que c’est par lui que passent tous les sacrifices selon ce même rituel. Quant à Fa, sa présence incontournable dans tout acte rituel se justifie par sa fonction de dieu de l’art divinatoire. Quand ensuite, on bascule dans le magistère de la pédagogie, l’action des deux divinités apparait intriquée, le rituel le laisse entendre déjà en signalant que les deux « vivent » ensemble, ou bien qu’il ne faut pas les séparer… L’explication se découvre quand on pénètre la structure qui gouverne la pédagogie, structure dans laquelle le dieu Fa se présente comme un concept qui établit des relations avec tout ce qui peut faire la vie ; mais Fa n’est en fait, qu’une facette, Lêgba étant l’autre, c’est ce duo qui pilote l’action pédagogique dans le vodoun. Cela se fait par les signes de Fa. Ces figures forment l’ossature de l’art divinatoire du dieu, mais ils constituent également toute la programmation de la pédagogie. Ils sont élaborés à partir de deux graphèmes verticaux qui sont associé par quatre, les tétragrammes ainsi obtenus sont regroupés par deux pour donner le signe.

LES SIGNES DE FA.

ELABORATION DES TETRAGRAMMES : « L’ALPHABET »

Les tétragrammes sont rangés selon un ordre de priorité sur une base qui ne parait pas évidente ; ils portent des noms, mais ne présentent aucun caractère ou propriétés, comme s’il s’agissait d’un alphabet. Regroupés par deux, ils vont donner les véritables signes de Fa, les « dou ».

« L’ALPHABET » : ORDRE DE PRIORITE

LES OCTAGRAMMES : PROPRIETES Les octagrammes sont de deux types. Ceux qui sont formés de deux tétragrammes identiques sont les figures-mères, il y en a seize ; les autres associent deux tétragrammes différents, ce sont les figures secondaires qui sont au nombre de deuxcent-quarante. Au niveau de l’interprétation, les deux types jouent cependant le même rôle ; l’art divinatoire ne les distingue pas. Gbê médji (M)

Yéku médji (F)

Woli médji (M)

Di médji (F)





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Loso médji (M)

Wèlè médji (F)

Abla médji (M)

Akla médji (F)

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Guda médji (M)

Sa médji (F)

Ka médji (M)

Turukpê médji (F)





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Tula médji (M)

Lètè médji (F)

Cè médji (M)

Fu médji (F)













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LES FIGURES-MERES (DANS L’ORDRE DE PRIORITE)

LES 4 PREMIERS SIGNES Ils sont considérés comme les racines du monde d’un point de vue conceptuel. Ces signes forment un écrin dans lequel s’insèrent tous les autres, figures-mères et figures secondaires. Il n’y a aucune symetrie entre eux ; ce sont des « diastéréoisomères ». Ce n’est pas le cas des 12 autres signes-mères. Il sont symétriques 2 à 2 comme dans la figure ci-dessous. Ils sont donc « énantiomères » par groupe de 2.

LES 12 SIGNES-MERES SYMETRIQUES 2 A 2

LE DUO FA-LÊGBA Les auteurs du vodoun posent que les quatre premiers signes de Fa sont les piliers du monde.

LES 4 PILIERS DU MONDE. Ils vont les considérer comme délimitant également un système d’axes : le premier et le second signes déterminent un axe Est-Ouest, à savoir : Gbê-Médji et YekuMédji ; cet axe est dit axe de Lêgba.

De même le troisième et le quatrième signes déterminent un axe Nord-Sud, à savoir Woli Médji et Di Médji, c’est l’axe Fa.

On songe immédiatement aux quatre points cardinaux, il en est rien, il s’agit de tout autre chose, à savoir que l’axe Lêgba détermine tout ce qui est objectif alors que l’axe Fa détermine tout ce qui est conceptuel. Ce sont les deux seules divinités à qui sont attribués un axe et les fonctions qui en découlent. Quant aux points cardinaux, ils sont bien entendu, pris en compte, mais ils portent d’autres noms qui n’ont rien à voir avec les signes de Fa ni avec les dieux Fa et Lêgba, cela, pour montrer qu’il ne s’agit pas d’indiquer par les axes, une dimension typologique. Ainsi, comme le montre le schéma suivant, les points cardinaux portent un nom différant.

DESIGNATION DES POINTS CARDINAUX DANS L’AIRE DU VODOUN. L’intrication des dieux Fa et de Lêgba vient du fait que tout acte humain résulte de l’interaction entre ce qui est objectif et ce qui est conceptuel, c’est – à-dire entre

ce qui relève de l’axe Est-Ouest et ce qui relève de l’axe Nord-Sud. En d’autres termes, vivre c’est faire interagir l’objectif et le conceptuel. C’est le sens de ce qui est toujours enseigner à travers l’expression : « Fa et Lêgba vivent ensemble » qui est un impératif dans le vodoun. C’est à ce niveau également que nous comprenons le fait que Lêgba soit dit première divinité, le dieu en chef.

PRIMAUTE La primauté accordée par le Tout Puissant à Lêgba n’est pas exclusive, en effet, dans plusieurs autres légendes, Mawu accorde cette même primauté à Fa, d’où une dyarchie qui pourtant ne bloque pas le fonctionnement du système, la raison vient du fait que chacun d’eux préside un domaine d’action exclusif, le monde réel, directement perceptible pour Lêgba, et le monde conceptuel, celui auquel on ne peut accéder qu’après une construction mentale qui est le domaine de Fa. C’est l’exemple du jour, du mois et de l’année qui vont de soi dans toutes les cultures du monde, car une simple observation suffit à les saisir, axe Lêgba ; alors que la semaine relève d’une conceptualisation partout, axe de Fa. De même, si nous considérons les points cardinaux, les points Est et Ouest vont de soi, axe Lêgba, alors qu’il a fallu aux hommes, une conceptualisation pour construire les points Nord et Sud. REMARQUE : Il faut noter l’absence dans le vodoun d’un culte pour Dieu (Mahou ou Mawou…), entendu comme Être Suprême ; cela s’explique très bien quand on prend en compte l’idée de base que j’évoquais plus haut. Le vodoun pose en quelque sorte que le Tout Puissant ne peut entrer dans la négociation qui est nécessaire entre les hommes et les divinités, ce qui revient à clairement manifester que les divinités n’ont rien à voir avec la transcendance –d’où, la possibilité de négocier avec elles- ; alors que le Tout Puissant est la transcendance, et c’est ce qui est traduit par la manière de Le nommer : Mawu, qui n’est qu’une phrase-concept, dont le déploiement fait apparaître les raisons de cette absence de culte. En d’autre termes, la présence des « divinités » ne doit pas induire en erreur, le vodoun est au plus haut point un monothéisme, qui plus est, un monothéisme dualiste ; nous n’entrerons pas dans le détail ici.

EXEMPLES DE DEPLOIEMENTS. Je vous propose dans la suite de nous intéresser surtout à ce magistère, celui de la raison, la seconde couche, c’est-à-dire le magistère qui fonde la pédagogie. Je vous

propose de le faire à partir de trois types de réalités symboliques autour desquelles s’articulent les deux aspects, les deux couches dont je viens de parler. La première réalité est objective, la seconde est virtuelle,mais s’appuie sur une réalité objective ; la troisièmes enfin est entièrement construite, il s’agit d’une expérience de pensée qui présuppose une réalité fictive. * – Le symbole de premier type relève du domaine de l’art, il peut être une réalité objective, par exemple une sculpture. Nous allons en voir deux ; c’est-à-partir de l’examen de la sculpture ou de l’image associée à la légende que nous aurons accès à la leçon, c’est-à-dire à la pédagogique.

LES EXEMPLES : Le dieu de la médecine, Osanyi. L’image de Lêgba, dieu des croisements, dieu de l’intelligence ; il s’agit de la figuration du dieu dans le domaine public, à l’entrée ou à l’intérieur des villages. * – Le symbole est l’image virtuelle ou non, d’une réalité habituelle qui va servir d’appui à la leçon ; je vous propose deux légendes qui vont utiliser une telle réalité pour prodiguer la leçon. La légende du bouc du roi. La légende du cotonnier * – Le symbole prend appui sur une réalité qui est liée à un comportement ; plus précisément, le symbole sera basé sur la notion de sacrifice. Je vous propose un exemple de ce type. La légende des deux amis. Une devise de Sa Médji. PREMIER EXEMPLE : OSANYI, DIEU DE LA GUERISON.

RESUME

TABLEAU RESUME DE LA LEGENDE DE OSANYI. L’image du dieu serait quelque chose comme cette photographie[2] d’une sculpture, mais elle traduit incomplètement la description que le récit donne de l’aspect d’Osanyi. La légende fondatrice de cette divinité est en deux parties. La première précise que le dieu est capable de guérir tout ce que l’homme peut connaître comme maladies et toutes les souffrances qu’elles entraînent, que ce soit les maux du corps ou bien que ce soit ceux de l’esprit. Ce dieu est né avec le corps entièrement recouvert de perles, des perles de toutes les couleurs ; les couleurs sont, avec les plantes, les herbes et les sons, les éléments que la divinité met en œuvre pour accomplir sa tâche, guérir. L’efficacité de ce dieu est telle que les bokononsguérisseurs n’avaient plus rien à faire, tous les malades étant définitivement guéris par Osanyi. Affolés, et inquiets pour eux – même et pour leurs familles, les guérisseurs allèrent trouver Lêgba, chef des dieux pour se plaindre. Ils lui dirent : « Tu vois, Osanyi guérit tout et tout le monde, car il connaît toutes les plantes avec leurs vertus et celles de toutes les couleurs, il connaît tous les sons et sait comment les mettre en œuvre pour le bien des malades, alors nous, hommes-guérisseurs, nous n’avons plus de travail, nous n’avons plus rien à faire. Nous ne pouvons plus vivre, nos familles ne peuvent plus vivre. Que vont devenir nos femmes et nos enfants ? Qu’allons-nous devenir ? Quelle vie pouvons –nous avoir sans malades à soigner ? » Lêgba, le dieu en chef reconnut le bien-fondé de la plainte des hommes, car ils ont le droit de vivre. C’est ici qu’apparaît la seconde partie de la légende. Car, à la suite de la plainte des hommes, alors qu’Osanyi dormait chez lui, Lêgba fit écrouler la maison sur lui. Dans l’accident, le dieu des guérisons perdit un bras et une jambe ; il perdit également un œil et l’usage d’une oreille. Par ailleurs, n’ayant pas tenu parole à la suite d’un engagement qu’il avait pris en une autre occasion, Osanyi perdit aussi l’usage de la parole ; on dit que depuis, ce sont les oiseaux qui parlent pour lui. L’imagerie nous donne à voir sur un plan artistique, un manchot, unijambiste, borgne, à moitié sourd et qui ne peut que couiner en guise de parole. Les prêtres de ce dieu sont d’excellents ventriloques quand ils apparaissent en public. Voilà donc l’image sculpturale que nous devons déployer selon les deux approches. * L’approche rituelle : le magistère de la foi. Cette approche pose que le dieu ainsi diminué physiquement ne peut plus se passer de l’homme, le guérisseur, pour accomplir sa tâche. C’est lui, le bokonon qui peut aller chercher plantes, herbes et autres ingrédients qui sont nécessaires. L’approche rituelle explique la remarquable connaissance qu’ont les guérisseurs des plantes et

des maux qu’elles permettent de soigner. Cette connaissance leur est imposée par les nécessités de leur profession. La pharmacopée dans le vodoun trouve son origine dans l’approche rituelle de cette divinité. C’est cette pharmacopée que nous perdons au fur et à mesure de la disparition des guérisseurs âgés, car elle n’est pas écrite fondamentalement et ne repose que sur la mémoire et sur une transmission très aléatoire et qui commence à mal fonctionner. * L’approche pédagogique : le magistère de la raison. Reprenons l’imagerie, nous sommes en présence d’un dieu très fortement handicapé, à la limite du concevable, à qui pourtant on confie le soin de prendre en charge le corps et l’esprit des hommes, on lui confie le soin de guérir. On ne peut pas ne pas s’étonner de l’inadéquation entre l’aspect du dieu et sa mission, c’est ce constat qui est le point de départ de l’autre facette ; s’étonner est la clé qui permet de porter la réflexion sur l’autre pan de la légende. Bien sûr, on peut considérer que confier cette mission à un dieu si handicapé peut s’interpréter comme une manière de souligner sa très grande compétence malgré un si lourd handicap ; mais, une telle approche ne prendrait pas en compte les causes du handicap ni le problème que les hommes soulèvent. Ces prises en compte nous amènent à nous reporter à nouveau au symbole pour noter que le handicap du dieu résulte de la nécessité pour le guérisseur de pouvoir vivre pleinement et librement, et donc de pouvoir travailler, car là se situe la condition de son existence. En clair, la légende nous signifie qu’exister est un droit ; pouvoir subvenir à ses besoins de vie qui sont de nourrir son corps et de nourrir son esprit est un droit, un droit fondamental et inaliénable de l’homme. L’organisation de la société, y compris en prenant en compte les « dieux » ne peut déroger à cette exigence. En effet, le dieu de la médecine aurait pu s’adjoindre l’homme guérisseur, Lêgba aurait pu imposer au dieu Osanyi, après la plainte des guérisseurs, de prendre l’homme guérisseur comme collaborateur, mais ce serait le vassaliser ; ce serait l’assujettir, car alors, le vivre de l’homme serait tributaire de la bonne volonté et de l’humeur du moment du dieu. Non, l’homme doit pouvoir être par lui-même sans aucun asservissement. C’est là, me semble-t-il la leçon de cette légende, une leçon selon le magistère de la raison qui va beaucoup plus loin que celle qu’elle prodigue selon le magistère de la foi, même si l’étude de la nature pour constituer une pharmacopée est d’une importance vitale. Les deux magistères se rejoignent selon moi, pour refuser l’asservissement de l’homme. La légende du dieu Osanyi affirme le droit de l’homme à exister par lui-même et à son niveau.

En langage moderne actuel, la légende de cette divinité affirme ce qu’aujourd’hui nous appelons le principe de subsidiarité. C’est un principe qui pose que dans un système, politique ou autre, chaque niveau du système doit pouvoir jouer pleinement son rôle et donc que chaque niveau doit disposer des moyens qui lui permettent de le faire. En conclusion de l’examen de la légende de cette divinité, à partir de l’état du dieu et des raisons qui l’expliquent, nous pouvons comprendre la maîtrise des guérisseurs qui sont portés à étudier la nature en relation avec leur office, c’est un couplage entre la divinité et le guérisseur qui conduit à un duo opérationnel, d’où la nécessité d’interrelations. Nous accédons par un autre volet, à partir de la même image, à une règle de vie en communauté ; une règle du vivre ensemble qui impose la liberté et l’autonomie de chacun en refusant toute vassalisation et tout asservissement fut – ce à un dieu ; c’est donc le principe de subsidiarité qui est porté à un très haut degré d’exigence. DEUXIEMME EXEMPLE : LE BOUC DU ROI. RESUME.

TABLEAU RESUME DE LA LEGENDE DU BOUS DU ROI.

Dans la légende du bouc du roi, le symbole est une image virtuelle d’une réalité objective, un bouc ; mais un bouc particulier qui possède de multiples oreilles et des yeux sur tout le corps ; c’est en ce sens que je parle d’une image virtuelle. On dit qu’un jour, le roi d’un pays réunit son peuple et lui apprend que désormais, rien de ce que chacun, homme, femme et enfant dit, fait ou pense, ne peut lui échapper. Pour cela, le roi possède un bouc qu’il présente au peuple réuni. « Voici mon bouc, dit le roi ; il saura tout sur vous et me dira tout, que vous soyez seul ou que vous soyez en groupe ; il saura tout et me dira tout sur vous, de jour comme de nuit. Rien ne peut lui échapper, il m’apprendra vos actes, vos paroles et vos pensées, car, mon bouc possède des oreilles sur tout le corps, il a des yeux devant derrière et sur les côtés de tout son corps ; rien ne peut lui échapper. Le dieu Lêgba se met dans une grande colère en apprenant cela ; il se précipite chez Fa et lui dit : « Tu as entendu ? Tu as compris ? On ne peut laisser faire ça ! Il n’est pas normal que dans un pays, une personne, fût-ce le roi, sache tout de ce que chacun fait, dit ou pense ; il n’est pas normal qu’une personne sache tout des autres ! On ne peut pas accepter cela ! On ne peut pas laisser faire ça ! Moi, Lêgba, je refuse cela et je ferai tout pour qu’il n’en soit jamais ainsi ! » « Alors, je vais fouiller Fa pour toi et tu feras un sacrifice ! » lui dit le dieu Fa. Le dieu de la divination demande à Lêgba de fournir 4 morceaux de tissu de différentes couleurs ; Lêgba doit façonner 4 figurines en argile qu’il doit enterrer aux quatre points cardinaux après avoir coiffé chacune d’un chapeau ayant l’une des quatre couleurs. Lêgba revient voir Fa le jour de marché quand ce fut fait, ce dernier lui remet un chapeau ayant 4 côtés confectionné avec les tissus que le dieu avait fournis. Lêgba se rend ainsi coiffé au marché. En approchant, il voit le bouc du roi qui déambule dans les allées, la bête s’intéresse à tout, elle regarde par ci et par là sans jamais s’arrêter et sans se presser. De loin, Lêgba aperçoit la première épouse du roi quitter le marché, il la rattrape et d’un coup de machette lui tranche la tête. Le bouc voit un homme portant un chapeau de couleur verte commettre le crime, l’animal se précipite au palais et annonce au roi l’assassinat de son épouse par un individu avec un couvre-chef vert. Le roi envoie des hommes armés sous la conduite de son ministre, arrêter l’auteur du méfait. La troupe se saisit de Lêgba, mais les personnes ayant vu l’assassin portant un couvre-chef rouge, noir ou blanc protestent et prennent sa défense ; ceux qui ont vu un chapeau vert maintiennent leur accusation ; ils s’insurgent. Il y a d’âpres discussions dans une confusion totale. Profitant du désordre, Lêgba abat le ministre, puis change prestement la position de son chapeau sur la tête. Dans la bagarre qui éclate à la suite de ce second meurtre, on oublie vite la présence de Lêgba, chacun s’attachant à défendre ce qu’il croit avoir vu. Le dieu

profite de la confusion qui règne sur le marché pour s’éclipser. Il va trouver le roi et lui révèle qu’il est Lêgba, dieu des croisements ; il prie le souverain de réunir le peuple le lendemain. A cette réunion, le dieu avoue être l’auteur des meurtres de la veille. « C’est moi, ditil au roi, qui ai tué ta femme et ton ministre ; ton bouc n’a pas pu me désigner précisément, il en est de même des personnes présentes. Voici le chapeau que je portais ; cela a suffi car, chacun n’en voyait que la couleur de son point de vue. Il n’est pas acceptable que qui que ce soit, fût-ce le roi, sache tout des autres dans un pays. Ce n’est pas acceptable car cela inhibe et finit par scléroser la pensée. Chacun doit savoir qu’il n’y a de pensée véritable que libre, c’est cette liberté qui fait la vie, celle de l’individu comme celle des sociétés. Seul un peuple libre est digne d’un roi ; seul un homme qui respecte et défend cette liberté est digne d’être roi. » Le roi du pays dit alors à Lêgba en reconnaissant le bien-fondé de sa pensée : « Tu as raison Lêgba, mon bouc n’est pas infaillible, il est même dangereux ; tu as gagné le droit de le manger ! » La légende conclut que c’est de cette histoire que vient le fait qu’un bouc est le sacrifice de choix à faire à Lêgba. Voilà pourquoi les bokonons prescrivent le sacrifice d’un bouc à Lêgba dans des situations très graves ou désespérées. On voit par cette conclusion, qu’à partir du symbole qu’est le bouc, le rituel déploie la légende pour en faire un outil de salut dans les instants graves et décisifs. Le symbole dans le magistère de la foi se présente ainsi comme une réalité sacrificielle qui est sensée sortir rituellement l’adepte d’un moment périlleux. Mais si je reprends la légende et que je me concentre sur ses éléments constitutifs, le premier enseignement qui saute aux yeux, est la nécessité quand on aborde un questionnement, de prendre en compte tous les points de vue possibles et pas seulement le nôtre propre. C’est l’appel aux quatre points cardinaux. Le magistère de la foi, le rituel ne met pas vraiment en exergue ce premier enseignement que nous pouvons tirer de la légende. Quand on considère la seconde couche, le magistère de la raison, il apparait que l’appel aux points cardinaux n’est pas le seul enseignement de la légende. Il comporte un second enseignement, mais pour le mettre en évidence, il faut reprendre l’examen du symbole, le bouc. Il est particulier, car on nous dit que l’animal possède des yeux et des oreilles partout sur le corps, si nous excluons un bouc magique – le vodoun, comme pédagogie, ne fait pratiquement jamais appel au surnaturel- la question est alors : que signifie un tel bouc ? Il s’agit évidemment d’une construction humaine, ce bouc est le symbole de la créativité de l’homme. De là, la leçon apparait plus

nettement dans le magistère de la raison. En effet, la pédagogie ici porte sur le rapport qui doit exister entre les fruits de notre créativité et l’usage que nous sommes tentés d’en faire. La pédagogie ici, est de nous signifier que les œuvres de l’homme ne doivent pas avoir le pas sur l’homme ; elles doivent être sacrifiées au profit de l’intégrité de tout ce qui fait l’homme, son intégrité morale et spirituelle, qui sont garants de sa liberté d’être pensant. C’est le sens véritable de la conclusion du roi dans cette légende : « Tu as gagné le droit de manger le bouc » à l’adresse de Lêgba, qui ici prend farouchement et résolument la défense de cette liberté. Le dieu prend résolument la défense de l’homme corps et esprit, contre l’homme lui-même ou contre les systèmes qu’il est amené à générer. Le magistère de la raison, la pédagogie ici est une mise en garde contre ce que nous sommes susceptibles de vouloir faire de nos découvertes et de nos invention qui pourraient se retourner contre nous, mais cette fois en tant qu’homme sociétal. Il convient d’insister sur le fait que la légende ne condamne pas notre créativité, elle ne met pas en cause ni ne condamne nos avancées technologiques ou autres, elle met simplement en garde contre leur usage, elle condamne cet usage quand celui –ci a pour but de contraindre l’homme. C’est le sens du fait que Lêgba ne s’en est pas pris au bouc, ça n’aurait servi à rien de tuer celui-ci, car le bouc reflète quelque chose qui est inhérent à la nature humaine ; on ne peut pas empêcher l’homme de créer, de chercher, cela relève de sa nature d’être pensant. Il reste alors la pédagogie par l’entremise de laquelle on peut amener l’homme à se rendre maître de l’usage qu’il doit faire de ses œuvres, sous peine de scléroser sa faculté de penser. C’est cela la véritable leçon de la légende du bouc du roi. Le vodoun n’est pas le seul produit de la réflexion des hommes à prodiguer une telle mise en garde. D’autres hommes sous d’autres cieux ont décelé les mêmes risques et prodigué la même mise en garde ; je vous en propose deux sous la forme de rappel. * Le premier exemple est le mythe de Prométhée, mythe des Grecs anciens que déploie Platon dans Protagoras. On oublie trop souvent que ce mythe est un triptyque : Epiméthée – Prométhée – Hermès, et c’est l’ensemble du triptyque qu’il faut prendre en compte pour mettre en exergue la mise en garde. En effet, si le vol du feu et de la technicité est commis par Prométhée pour le bénéfice des hommes, c’est d’abord pour pallier l’imprévoyance d’Epiméthée ; mais cet apport génère à son tour un danger, puisque selon le mythe, les hommes dotés de la technicité se sont mis à s’entretuer ; Zeus eut peur que l’humanité ne finisse par disparaître si les hommes continuaient à se combattre et à se tuer. Le roi des dieux envoya Hermès inculquer aux hommes la notion de bien et le sentiment de la honte ! C’est le

troisième volet du triptyque. Certes, les héritiers de la pensée grecque célèbrent volontiers l’apport de Prométhée, mais ils mettent moins l’accent sur la mission d’Hermès qui précisément est de tenter de contrer par la pédagogie les méfaits du mauvais usage des fruits de l’accès à la technologie. Il s’agit là aussi d’amener l’humanité à ne pas placer sa création au-dessus de l’être humain ; il ne s’agit donc pas de la condamnation des œuvres créées, mais de l’usage qu’on peut être tenté d’en faire. A mon avis, la mission d’Hermès est plus importante, bien que moins spectaculaire, que l’action de Prométhée. * Le second exemple de mise en garde est donné par le récit biblique du veau d’or construit par les hébreux alors que Moïse était en conférence avec le ToutPuissant au sommet de la montagne et qu’il tardait à revenir. Toutefois, il faut se placer entièrement dans le magistère de la raison en écartant l’intention théologique supposée qui présida à la décision de forger ce veau. Dans le magistère de la raison, la fabrication du veau d’or apparait comme une mise en garde qui est de ne pas faire de notre créativité, de nos œuvres aussi belles ou aussi utiles soient – elles, une divinité qui aurait le pas sur l’esprit de l’homme comme potentialité. Je peux arrêter ici l’examen de la légende sur le bouc du roi et sur la mise en garde qui en est l’enseignement. TROISIEME EXEMPLE : LE COTONNIER.

RESUME DE LA LEGENDE DU COTONNIER. Ici, le symbole qui sert de point de rencontre entre les deux facettes, leur charnière est encore une réalité objective mais qui ne donne pas lieu à une figuration sculpturale ni à une virtualisation ; il s’agit d’un arbre, le cotonnier. C’est une légende du signe Sa Médji, le n° 10. On dit que quand Mawu, Dieu, créa le monde, le premier arbre qu’il planta fut le cotonnier. Il en confia la garde aux oiseaux. Au bout de quelques années, la plante grandit et porta fruits ; les oiseaux en découvrirent les graines et ils les trouvèrent bonnes à manger ; aussi, ce sont –ils jetés sur l’arbre et le dépouillèrent de toutes les graines. Voyant cela, Dieu convoqua les Fa, les dû – mères, et leur dit : « J’ai planté un arbre dans la création, le cotonnier ; j’en ai confié la garde aux oiseaux. La première année où l’arbre porta fruits, les oiseaux ont tout manger. Les fruits de la

seconde année vont arriver à maturité bientôt, l’arbre ne doit pas disparaître ; le cotonnier ne doit pas mourir. Alors, à celui d’entre vous qui réussira à le préserver, je lui donnerai le pouvoir sur la terre, je le ferai maître de la création ! » Dès que Dieu eut fini de parler, les Fa trouvèrent que c’était là une mission impossible ; les graines étant bonnes à manger, on ne voyait pas comment empêcher les oiseaux de se servir. Tous les Fa, sauf un : Sa Médji, s’en allèrent en maugréant : Impossible ! C’était là une mission impossible ! Tous s’en allèrent donc sauf Sa Médji, le plus petit des Fa. Il s’approcha et dit à Dieu : « Tu es mon père, ce que tu me demandes, je dois le faire ; je vais protéger le cotonnier. » En quittant le Tout Puissant, Sa Médji est affolé, il se demande pourquoi il a laissé sa bouche prendre cet engagement qu’il ne sait comment honorer. Il se rend chez Fa pour le consulter. Fa fouille Fa pour lui et lui dit que oui, il pourra s’acquitter de son engagement, mais il faut qu’il fasse un sacrifice et qu’il fasse appel à son amie l’araignée. Sa Médji n’est pas totalement rassuré pour autant ; les graines du cotonnier sont mûres, il faut qu’il fasse vite. Il convie son amie l’araignée à déjeuner et lui dit son désarroi de ne pas pouvoir tenir sa promesse à Dieu, il la supplie de l’aider. L’araignée demande à voir l’arbre, il l’y conduit ; au moment de se séparer, l’araignée lui dit de revenir voir l’arbre le lendemain. En quittant Sa Médji, l’araignée convoqua ses frères et ses sœurs, et ensemble, ils recouvrirent entièrement le cotonnier de toile d’araignées. Quand le lendemain Sa Médji se présenta au pied du cotonnier, il trouva nombre d’oiseaux pris au piège et qui se débattaient pour se libérer ; d’autres attendaient de pouvoir s’approcher du cotonnier pour, espéraient-ils, se servir en graines. Sa Médji ramassa les premiers qu’il enferma dans un sac, il chassa les autres et les fit fuir. Il alla trouver Dieu et lui montra le sac rempli d’oiseaux pris au piège et dit avoir éloigné les autres. C’est ainsi que Sa Médji devint roi sur la terre. La conclusion de cette légende semble porter sur l’importance de Fa dans le panthéon, il est roi. Il s’agit en fait d’une redite, car le dieu Fa avait déjà le pouvoir sur la création, pouvoir acquis lors d’une autre compétition au cours de laquelle, il fallait transporter les « enfants de Dieu » sur la terre. La légende du cotonnier apparaît comme la confirmation du résultat de ce « concours ». Je ne veux pas discuter de cet aspect en ce moment, car il est complexe en cela que Dieu avait déjà donné le pouvoir à Lêgba, qui est considéré unanimement comme premier dieu, le dieu en chef ! Or donner ce même pouvoir à Fa – relaté dans trois légendes au moinspose un problème de dyarchie dont la compréhension passe par la structuration de l’ensemble de la pédagogie dans le vodoun ; nous en avons perçu quelques éléments

à travers les axes. La question est : Dieu peut – il donner le même pouvoir à deux entités différentes ? Si oui, dans quelles conditions ? Si non, que pouvons-nous comprendre par cette dyarchie ? La réponse dépasse le cadre de la légende du cotonnier. Si nous laissons de côté ce problème de dyarchie, la leçon que donne la légende sur le plan rituel est la nécessité de sacrifice et l’appel à l’aide qui peut être indispensable pour résoudre certains problèmes ; sacrifice et solidarité donc. C’est sur l’autre magistère, le magistère de la raison que la légende se révèle d’une grande richesse ; ici aussi, elle aborde un problème qui interroge directement l’homme ; un problème qui est aussi une mise en garde pour l’espèce humaine. Le premier aspect de cette légende dans sa face translucide est fourni par le comportement des Fa, les quinze dû mères qui trouvèrent la mission impossible, cela signe leur liberté ; cela signe notre liberté à nous les hommes, car ici, les Fa sont nos porte-parole. Les quinze Fa expriment ce qui peut être l’attitude de l’homme face à un problème qui le dépasse ; cela signifie simplement qu’ »à l’impossible nul n’est tenu » ! C’est le premier enseignement de la légende en dehors de toute considération religieuse. Le second enseignement dans l’ordre de la pédagogie, le magistère de la raison, est le fait que Dieu fasse appel aux Fa, cela revient à dire que Dieu reconnait pleinement l’altérité de l’oiseau-créature et sa liberté. C’est le respect de notre liberté que signe cette partie de la légende car, l’oiseau ici est une partie du créé comme nous les hommes ; c’est à nous que s’adresse l’enseignement ; ce qui se comprend très bien en corrélation avec la première leçon, à savoir qu’à l’impossible … Reconnaissance de la liberté de l’homme donc, comme créature et comme acteur. Précisément, c’est en tant qu’acteur que la troisième leçon, toujours dans l’ordre du magistère de la raison, nous est dispensée. En effet, le point cardinal de toute la légende est : « le cotonnier ne doit pas disparaître » ; ici, le cotonnier représente tout le créé, ce qui veut dire que tout le créé est confié à la garde des créatures, ici les oiseaux. Mais la leçon nous est adressée à nous en tant que créatures, donc l’enseignement est que Dieu nous confie la garde de la création dans laquelle nous, les hommes, sommes libres. La leçon est donc la mise en garde pour que nos actions d’hommes libres ne fassent pas disparaître la création. Nous sommes loin de tout rituel, et nous ne pouvons accéder véritablement à l’enseignement et le faire nôtre que si nous nous écartons du rituel. Est – ce pour autant une proscription d’intervenir sur le crée ? La réponse semble être non pour le vodoun ; il semble qu’intervenir sur le créé est aussi une mission de

l’homme ; c’est ce que semble montrer une autre légende, la légende de l’emplacement du sexe féminin. QUATRIEME EXEMPLE : L’EMPLACEMENT DU SEXE FEMININ.

RESUME DE LA LEGENDE SUR L’EMPLACEMENT DU SEXE. C’est aussi une légende du signe Sa Médji. La légende est précédée d’une devise qui dit : « Mawu a trouvé la place de chaque chose du corps ; celle de la chose des femmes, il ne l’a trouvée qu’en dernier». Quand dieu créa la femme dit la légende, il ne sut d’abord pas où placer le sexe de la femme, il fit plusieurs tentatives qui ne lui donnaient pas satisfaction ; le plus souvent cela gênait d’autres organes qui fonctionnaient alors mal, par exemple le nez ou bien l’oreille. Finalement, Il installa le sexe sous l’aisselle en attendant de trouver mieux. Ainsi placé, le sexe était exposé à la vue de tout le monde chaque fois que les femmes levaient les bras, et elles les levaient à longueur de journée, car, dit – on, vivre est toujours une gestuelle ; vivre se fait avec le corps, cela se fait avec un corps en mouvement. Par ailleurs, s’exprimer ne se conçoit qu’accompagné d’une gestuelle également ; voilà pourquoi, chaque mouvement de bras de la femme dévoilait son sexe au public. Devant le spectacle qu’offrait ainsi la gent féminine montrant son sexe fixé sous l’aisselle, le dieu Lêgba s’indigna ; il alla trouver Fa et lui dit : « Écoute, Duduwa a un problème ! » Il fit part avec véhémence au dieu de son indignation de voir le comportement des femmes ! Il ajouta : « Le sexe, ce n’est pas une chose à exposer comme ça ! Ce spectacle est inadmissible ! Il est inacceptable de voir les femmes se comporter ainsi ! » Fa approuva la diatribe de son compère par des hochements de tête. Après un instant de silence, il prescrivit à Lêgba de faire un sacrifice, un sacrifice à faire à Na ; Na est la déesse de la créativité, c’est par elle que passe tout ce qui doit prendre forme et vivre. En arrivant chez Na, Fa et Lêgba lui offrirent les deux bananes et lui exposèrent le problème ; « Oui, dit – elle, le Tout puissant s’est complètement trompé sur l’endroit où placer le sexe de la femme ! Si on avait demandé mon avis, j’aurais dit que l’aisselle n’est pas l’endroit idéal ; j’aurais indiqué que c’est entre les jambes qu’il faut placer la chose. » Puis, regardant Fa et Lêgba droit dans les yeux elle ajouta : « Vous savez, contrairement à ce qu’on croit, il y a assez de place à cet endroit pour y installer les sexes, tous les sexes ! » C’est ce qui fut fait. Ensuite, après que tout soit rentré en ordre, Lêgba déclara : « Puisque c’est moi, Lêgba, qui fut à l’origine de la solution, j’ai le droit de garder mon sexe

en érection au vu et au su de tout le monde ! Ainsi, les hommes se souviendront que c’est grâce à moi que la chose des femmes trouva sa place ! » C’est ainsi qu’on justifie la présence des sculptures de Lêgba avec le sexe en érection dans les lieux publics en rase campagne ou bien dans les villages ; des sculptures telles que celle-ci :

LÊGBA FIGURE SELON LA LEGENDE SUR LE SEXE. En prenant connaissance de la légende et de sa conclusion, c’est-à-dire faire mémoire, on reste éberlué, car la décision finale de Lêgba est exactement le contraire de ce qu’il combattait, à savoir une forme d’exhibitionnisme, qui de plus est involontaire puisque le seul responsable est Dieu selon la légende, et non la femme. Dans notre réflexion, ici aussi, l’art, la sculpture de Lêgba avec le sexe en l’air, est le point cardinal à partir duquel on peut déployer l’enseignement selon le volet religieux, le magistère de la foi ; ou selon le volet pédagogique, le magistère de la raison. Dans le premier, le magistère de la foi, la sculpture est présentée comme un mémorial ; or, faire mémoire ne peut être que l’actualisation d’un évènement du passé, ça ne peut être que l’actualisation d’une situation passée, dont le souvenir doit être ravivé périodiquement, quelles qu’en soient les raisons. Ici, il n’y a rien de cette sorte réellement dans la légende, ni évènement ni situation par exemple. En effet, le récit est une expérience de pensée, c’est-à-dire une situation ou une proposition de départ totalement virtuelle à partir de laquelle on peut extraire une conclusion qui sera l’enseignement qu’on a en vue. Ici, la proposition initiale est d’imaginer un autre emplacement du sexe, et de là, démarrer la construction virtuelle. Le magistère de la foi en fait un mémorial qui est, en fait, de rendre hommage au dieu Lêgba, c’est ainsi que tous les bokonon justifient cette sculpture sans qu’on sache vraiment pourquoi, à part de considérer comme réel le point initial de la légende, ce à quoi personne ne croit vraiment ! Dans le second volet, le magistère de la raison, l’expérience de pensée trouve davantage d’écho dans une visée pédagogique, la sculpture est le clin d’œil, pour ainsi dire, des concepteurs du système pour orienter dans cette direction. En effet, la contradiction fragrante entre la démarche de Lêgba et sa décision finale nous

oblige à reprendre la légende et à en démonter le mécanisme qui peut se résumer en trois points : * Le constat initial de Lêgba qui est l’expérience de pensée imaginée. * La concertation entre Fa et Lêgba. * L’appel à la déesse Na qui donne la solution qui est le retour au réel. Si on remarque qu’à aucun moment, il n’est question de Mawu dans cette légende pour trouver la solution définitive, on en conclut qu’il ne s’agit pas d’une création nouvelle ; dès lors, il apparaît que l’expérience porte sur ce que je peux appeler un ajustement. Il s’agit d’ajuster une situation virtuelle, imaginée ici, pour arriver à une situation objective ; à plus forte raison, je peux passer, nous pouvons passer d’une situation objective réelle à une autre situation objective réelle, si cette dernière est plus favorable ou plus utile, que ce soit à l’homme, ou bien que ce soit à sa société. Ce serait là, l’enseignement de cette légende, elle nous dit que nous pouvons « agir » sur l’homme pour ajuster ou moduler tel ou tel aspect de son être ; ce que nous faisons déjà d’ailleurs, et de manière de plus en plus sophistiquée ! Mais, il nous faut trouver la place de chaque élément de la légende dans l’enseignement si nous avons vu juste. A l’issue de l’opération, on aurait pu trouver compréhensible que Lêgba réclame une « récompense » pour son action, c’est-à-dire des faveurs sexuelles par exemple eu égard à sa décision finale. Cela veut dire que malgré son sexe en érection, la sexualité n’est pas le fond du problème ; dès lors, le rôle de la femme ne doit pas être de cet ordre non plus, il apparaît alors que ce rôle est de représenter l’humanité, son rôle est de nous représenter, nous les êtres humains, pas seulement les femmes. La contradiction est fortement signifiée par le fait que montrer son sexe est un choix délibéré du dieu alors que pour la femme, elle n’a le choix, elle est faite ainsi. Le second élément est le rôle de Fa. En tant que dieu de l’art divinatoire, il n’a aucune place dans l’histoire si celle-ci est de faire mémoire et de célébrer Lêgba. Si c’était son aide qui était sollicitée, cela pourrait se comprendre également au titre de dieu de l’art divinatoire ; or ici, la légende montre le duo Fa Lêgba se rendre chez la déesse Na, dès lors, on songe à une véritable concertation entre Fa et Lêgba, c’est-à-dire une réflexion qui associe l’axe Est-Ouest et de l’axe Nord-Sud. Tout dieux qu’ils sont Fa et Lêgba ne pouvaient rien faire, ils n’avaient pas la compétence nécessaire, ils ne savaient même pas quelle pourrait être la solution, d’où, le recours à la déesse. Si leur concertation les conduit à juger l’ajustement (de

la place du sexe) nécessaire, cela ne veut pas dire que l’opération pouvait se faire dans n’importe quelles conditions. En conclusion, l’extraordinaire contradiction de l’attitude finale du dieu par rapport à son indignation initiale nous oriente sur la nature de l’enseignement ; le déroulement de l’ensemble de la légende balise le parcours à suivre. Oui, l’homme peut agir sur l’homme pour en pallier les « insuffisances » ou pour en « améliorer » les performances ; mais, cela doit se faire selon un protocole bien pensé qui fasse appel à des compétences reconnues. C’est là, le véritable enseignement de cette légende avant tout autre considération, notamment de mémorial. EXEMPLES SUR LE SACRIFICE. Je voudrais vous proposer pour conclure une légende et une devise dont l’enseignement dans l’ordre du magistère de la raison repose sur le sens du sacrifice. Les sacrifices sont incontournables dans le vodoun ; tous les préceptes y font appel et les bokonon comme les adeptes considèrent que toute action passe par un sacrifice. Ailleurs, dans d’autres systèmes religieux, le sacrifice est associé aux rites d’eau depuis la nuit des temps. Les rites d’eau purifient le corps et préparent au sacrifice qui, lui, sanctifie et plus généralement efface les fautes, notamment le sacrifice sanglant. Dans le vodoun, le rite d’eau est peu visible, l’eau intervient certes, mais comme complément pour telle ou telle préparation, que ce soit pour les remèdes à base de plantes ou bien que ce soit pour préparer les mélanges dont on se sert pour manifester la vénération aux divinités ; le rôle de l’eau s’arrête là en général. Le sacrifice par contre recouvre de multiples significations parmi lesquelles la fonction de sanctification est pratiquement inexistante. Le sacrifice est l’outil de négociation par excellence avec les divinités ; c’est la contrepartie du contrat avec le dieu ; il est effectué en attendant que le dieu fasse sa part du marché, et parfois, cela peut aller jusqu’à conditionner la réalisation du sacrifice au succès de la demande ! C’est le cas par exemple quand il s’agit de « punir » un adversaire ou un ennemi. Nous sommes là pleinement dans le magistère de la foi ; mais le sacrifice apparait également dans le magistère de la raison ; et là, la leçon s’adresse à l’homme tout court. C’est le sens de la fonction du dieu Lêgba, qui parce que préposé au service des dieux et des hommes, est celui par qui passent tous les sacrifices. Mais alors que signifie le sacrifice dans ce cas-là ? Nous allons répondre à partir de la légende des deux amis et d’une devise du signe Sa Médji. I – LEGENDE DES DEUX AMIS.

RESUME DE LA LEGENDE DES 2 AMIS. On dit qu’il y avait dans un pays, deux jeunes gens qui étaient des amis, une amitié dans laquelle ils avaient englobée toute leur vie et celle de leur famille, femmes et enfants avec bonheur ; une amitié si fusionnelle que les deux jeunes gens ne voyaient pas comment ils pourraient vivre l’un sans l’autre car, ils avaient organisé toute leur vie autour de ce sentiment. Ils décidèrent de consulter le bokonon pour savoir si leur amitié allait durer toujours, si elle allait durer aussi longtemps que leurs vies. Le bokonon fouilla Fa et trouva le signe Sa Di. Sa-Di Il leur dit que oui, leur sentiment pourrait durer aussi longtemps qu’ils le souhaitaient, à condition de faire un sacrifice. Nos amis repartirent rassurés et heureux, mais ils négligèrent de faire leur sacrifice. Au bout de quelques mois, ne voyant rien venir, Lêgba par qui passent tous les sacrifices alla trouver Fa qui lui confirma que les deux amis n’avaient pas fait leur sacrifice ; le dieu de l’art divinatoire ajouta : « il faudrait peut – être le leur rappeler ; ce serait généreux de ta part ! » Lêgba en convint. En effet, en se rendant dans leurs champs un matin pour les travailler, les deux amis croisèrent un homme qui les bouscula négligemment alors qu’ils devisaient tranquillement en marchant sur un chemin désert ; l’homme s’excusa, puis, avant de continuer sa route, il demanda aux deux paysans : – Avez-vous fait la cérémonie pour votre amitié ? Intrigués, les deux amis lui demandèrent : – Quelle cérémonie ? Qui es-tu ? Et comment es–tu au courant pour nous, au courant de notre amitié ? -Votre sacrifice ! leur répondit – il. – Ah oui ! dirent – ils en chœur tout en reprenant leur marche. Rien ne se passa. Un jour, alors que les deux amis travaillaient leur champ respectif, ils virent passer un homme qui portait un curieux chapeau. Le couvre-chef, pointu en son sommet, recouvrait la tête jusqu’aux oreilles dont seule la forme se devinait ; l’homme passa entre les deux champs et disparut. L’un des amis interpela l’autre et lui dit :

« Tu as vu le chapeau de l’homme qui vient de traverser nos champs ? Il est vraiment curieux ! Je me demande où il est allé le prendre ! La couleur rouge, quel manque de goût pour une couleur de chapeau ! » « Ah oui, vraiment bizarre ce chapeau en effet ! Mais, il est bleu ; tu n’as pas bien noté sa couleur, je crois ! » « Ah… si ! Je l’ai bien vu ; il est d’un rouge éclatant… presque choquant, car trop criard… » « Mais non ! Je t’assure qu’il est bleu… pas rouge… mais enfin ! » Vous comprenez que Lêgba s’était coiffé d’un chapeau fait dans deux tissus de couleurs différentes, rouge d’un côté et bleu de l’autre ; chaque observateur n’en voyant qu’une. Nos deux amis crièrent leur désaccord sur la couleur du chapeau, puis, ils s’injurièrent ; ils finirent enfin par en venir aux mains. Alors, adieu harmonie, adieu convivialité et adieu amitié éternelle… Ils se séparèrent et devinrent rapidement les pires ennemis du village. Voilà la légende des deux amis. La couche du rituel dans le vodoun utilise cette légende, quand la question se pose, pour montrer l’importance des sacrifices ; mais cela, c’est dans l’optique d’un vodoun contractuel, un vodoun dans lequel tout se négocie avec les dieux ; cela a son importance et cela valide le rituel. Mais quand je considère la légende dans le magistère de la raison, une question vient à l’esprit, on se demande quel sacrifice nos deux amis auraient dû faire pour que leur amitié dure indéfiniment, quel sacrifice ? C’est au consultant de dénouer le dû, la figure de Fa qui est en cause ; quel sacrifice nos amis peuvent envisager de faire, ou quel sacrifice le bokonon peut leur indiquer ? Il est certain qu’on peut égorger autant de poulets qu’on veut, la question demeure, car c’est entre eux que se pose le problème, le sacrifice est à leur niveau, ils en sont les destinataires, car la part des dieux est assumée par le fait d’aller les consulter. C’est une interaction entre eux, c’est à leur niveau que les difficultés peuvent surgir, c’est donc à leur niveau que doit se situer le sacrifice à faire. S’offrir des cadeaux ? Cela peut aider, mais c’est dérisoire. Il reste alors leur personne, c’est à ce niveau que se situe la solution. Nous pouvons penser qu’ils se doivent de se faire confiance, c’est utile, c’est nécessaire même, mais cela aussi reste insuffisant car, la confiance a besoin d’être étayée, elle a besoin de justificatifs que la raison peut vérifier pour se conforter, or, les justificatifs sont relationnels et dépendent autant d’eux-mêmes que du milieu dans lequel ils vivent ainsi que des relations qui sont établies avec les constituants objectifs de ce milieu ; ces relations

ne dépendent donc pas seulement d’eux ; voilà pourquoi la confiance, elle non plus, n’est pas suffisante pour assurer la pérennité de leur amitié. La seconde raison qui fait que la confiance est insuffisante vient du fait qu’en chacun de nous, il y a une part à laquelle personne ne peut accéder, une part que nous-même ne connaissons que de façon fugace, incomplète, une part à laquelle nous n’avons accès que de façon totalement imprévisible. Dès lors nous ne pouvons garantir à qui que ce soit les interventions de cette partie en nous, nous ne pouvons les garantir déjà à nous-même. Nous sommes pour l’autre une connaissance incomplète, et l’autre est autant pour nous une connaissance incomplète, et cela, de façon définitive ! Il y a en nous une part à laquelle l’autre n’aura jamais totalement accès ; la seule chose qui valide une connaissance incomplète ou imparfaite est la foi. Ainsi, le sacrifice que les deux amis doivent faire pour la pérennité de leur amitié est d’avoir foi l’un dans l’autre, c’est-à-dire accepter chez l’autre cette part de son être qu’il ne peut nous communiquer, car toute foi est abandon, toute foi est liberté ; abandon et liberté qui sont les deux piliers de l’amitié. C’est là l’un des deux véritables enseignements de cette légende. Le second est d’ordre méthodologique. En effet, on dit que Lêgba est le dieu par lequel passent tous les sacrifices, il est l’intermédiaire entre les dieux et les hommes, il est le messager des uns et des autres. Le rituel en fait un « livreur » ! Le rituel en fait un livreur qui prélève au passage sa part. Or, on oublie trop facilement dans le rituel que Lêgba, dieu des croisements est aussi dieu de l’intelligence et de la réflexion, le croisement. Dans le magistère de la raison, dire que Lêgba est celui par qui passent les sacrifices signifie que nous devons « entrer » dans le sacrifice par la réflexion. Tout sacrifice doit être abordé avec la réflexion avant tout autre considération. C’est uniquement en entrant par la réflexion dans le principe du sacrifice que nos deux amis auraient pu comprendre que seule la foi de l’un pour l’autre pouvait sauver leur amitié. Il en est de même de l’amour entre deux personnes. II – UNE DEVISE. Voici un dernier exemple qui montre que saisir la nature du sacrifice passe par la réflexion. Il s’agit d’une devise qui dit que « celui qui trouve Sa Médji comme Fa de la forêt rapprochera la mer de la terre, mais s’il ne fait pas de sacrifice, il restera seul. » Il faut saisir pour commencer le sens de « rapprocher la mer de la terre » pour entrer dans la devise. Ici, cela veut dire simplement rapprocher des points de vue très différents voire opposés. Une personne qui possède cette qualité est donc un conciliateur, un conciliateur né. C’est là qu’on ne comprend plus, car un conciliateur est une personne qui apaise les tensions entre deux ou plusieurs individus ou

communautés, une qualité qui est recherchée, une qualité qui est utile au plus haut point dans la société. Voilà qu’on nous dit qu’une telle personne restera isolée, si elle ne fait pas de sacrifice. Comme dans la légende précédence, la question est, quel sacrifice une telle personne doit faire pour éviter la solitude ? La réponse ici aussi vient de la réflexion sur la devise. Il faut se dire qu’un conciliateur n’est pas un justicier, non, mais il est la conscience de la justice. En effet, être la conscience de la justice est ce qui conduit à être médiateur, dès lors qu’on n’intervient pas avec un parti pris. Mais, c’est aussi ce qui peut mettre le médiateur en posture délicate, non pas vis-à-vis du corps du délit, mais face à la conscience des protagonistes, car il conduit chaque protagoniste à se retrouver face à sa conscience et face à la conscience de la situation qui est en cause, et qui se situe dans l’ordre du relationnel. C’est par là qu’il nous faut passer pour comprendre la nécessité d’un « sacrifice » qui doit être tout entier dans la réflexion de celui qui est médiateur, et seulement lui. En d’autres termes, c’est dans son attitude pendant, et surtout, après la médiation, après qu’il ait rapproché la mer de la terre, que se situe le sacrifice qu’il se doit de faire pour ne pas encourir la colère, le mépris ou la haine des protagonistes ; c’est donc un sacrifice qui relève d’abord de l’axe Nord-Sud.

CONCLUSION. Nous arrivons au terme de ce survol, car, c’en est un. Il s’agit d’une leçon de vie, mais on ne peut s’en rendre compte qu’en s’écartant un tant soit du rituel, non pas pour le délaisser, mais pour aller par un autre versant au fond des valeurs que cette culture véhicule. J’espère vous avoir montré que les deux versants s’organisent autour d’un seul point d’ancrage, un symbole, qui tantôt est terre à terre, parce que chevauchant les insignifiances quotidiennes, tantôt sublime à travers une conceptualisation élégante et extrême. Quel que soit le versant et quel que soit le symbole, nous aboutissons immuablement sur une seule réalité, l’homme, la seule chose que nous possédons véritablement ! Eloignons-nous encore un peu des deux versants cette fois, et là, il semblerait que l’homme soit en attente, il attend d’advenir pour enfin tenir sa place ; mais pour cela, il faut le bâtir, lui et sa société ; j’ai le sentiment que c’est là l’objectif véritable des bâtisseurs du système que nous appelons vodoun ; d’abord l’homme ensuite le reste… tout le reste deviendra possible.

Paul Aclinou, Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie ; Les Impliqués éditeur Paris 2016 P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007. Bernard Maupoil, La géomancie à l’ancienne cote des esclaves ; Editeur : Institut d’Ethnologie éditeur ; Édition : Travaux et mémoires (1943) ; 4éme réédition 1988. Pierre Fatumbi Verger, Ewé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose ; Paris 1997. Robert Farris Thompson, L’éclair primordial : présence africaine dans la philosophie et l’art afro-américains, traduction : Odile Demange ; Editions Caribéennes, 1985. Robert Cornevin, La république populaire du Bénin, des origines dahoméennes à nos jours. Editeur : Maisonneuve et Larose ; Académie des sciences d’Outre-mer, 1989 Jean Laude ; Les arts de l’Afrique Noire ; Edition du chêne, 1988.

NOTES. [1] P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; page 105. Harmattan, Edit. Paris 2007. [2] Photo Yuji Ono ; sculpture vaudou ; Collection Anne et Jacques Kerchache. Expos vaudou fondation Cartier.

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HISTOIRE ET ACTUALITE D’UNE EXPRESSION « HORS DE L’EGLISE, POINT DE SALUT » par adacpaul le 22/06/2016 | Poster un commentaire

Des origines jusqu’à Vatican II : (Lumen Gentium, Nostra Aetate, Ad Gentes) Extra Ecclesiam nulla salus « Que personne donc ne s’illusionne, que personne ne se trompe lui-même : hors de cette demeure, c’est-à-dire hors de l’Église, personne

n’est sauvé (extra hanc domum, id est extra Ecclesiam, nemo salvatur) ; celui qui en sort est lui-même responsable de sa mort » Saint Cyprien de Carthage I – INTRODUCTION. Depuis le 3ème siècle, c’est-à-dire très tôt dans les premiers temps du christianisme, une expression fait débat et suscite jusqu’à nos jours une réflexion pour en souligner la portée, mais aussi pour en préciser les limites, car la portée comme les limites ont nourri depuis 17 siècles controverses et méditations, et cela, pratiquement de façon continue, jusqu’à prendre place, à l’occasion du concile Vatican II, au centre des réflexions sur la théologie des religions comme au centre du mouvement œcuménique. L’expression est : Hors de l’Eglise, point de salut. Elle est de Saint Cyprien de Carthage, un Père de l’Eglise du troisième siècle, mort en l’an 258. Je me propose dans cette réflexion, de brosser les approches successives de cette expression qui, plus qu’un adage, recèle un programme, un programme d’action qui met en œuvre deux pôles, à savoir l’Eglise et la sotériologie selon le dogme chrétien. II – SAINT CYPRIEN ET L’EXPRESSION. L’expression et ses différentes formulations. Si l’adage parait monolithique et peut s’adapter selon certains comme un seul bloc à une situation donnée, son examen à travers les écrits de Saint Cyprien, évêque de Carthage, montre que le Père de l’Eglise a utilisé cette expression d’abord pour répondre à une situation précise de son temps ; c’est donc une expression qui est d’abord conjoncturelle avant de prendre au fil des ans et des siècles, mais aussi au fil du développement du christianisme, une dimension dogmatique, voire polémique. Plus remarquable est le fait que cette dimension dogmatique se coule dans les méandres de l’évolution du déploiement du dogme chrétien quant à sa relation avec l’économie du salut de l’homme et cela, en fonction des époques successives que traverse le christianisme. L’expression est présente dans plusieurs écrits de Saint Cyprien, notamment dans De l’Unité de l’Eglise. On lit dans ce texte[1] : « Quiconque se sépare de l’Église véritable, pour se joindre à une secte adultère, renonce aux promesses de l’Église. » Saint Cyprien ajoute dans le même chapitre du texte : « Les promesses du Christ ne sont pas pour celui qui abandonne son Église. Cet homme est un étranger, un profane, un ennemi. Non, on ne peut avoir Dieu pour père si on n’a pas l’Église pour mère. » Il écrit encore : « Hors de l’Église, le naufrage est certain« . C’est une autre formulation de l’expression. Il affirme donc l’obligation de s’en tenir à l’unité dans

l’Eglise, une unité qui repose sur Saint Pierre ; car, « La primauté est donnée à Pierre, afin qu’il n’y ait qu’une seule Église du Christ et une seule chaire. » Le contexte. On ne peut accéder au sens de l’expression tel que l’envisageait Saint Cyprien à partir de ses écrits, d’où sont issus les extraits ci-dessus, qu’en replaçant le propos dans le contexte qui l’a vu naître. Remarquons d’abord que Saint Cyprien n’était pas le seul Père de l’Eglise à prodiguer cet avertissement ; ce fut également le cas d’Origène qui proclame : « Que personne donc ne s’illusionne, que personne ne se trompe luimême : hors de cette demeure, c’est-à-dire hors de l’Église, personne n’est sauvé (extra hanc domum, id est extra Ecclesiam, nemo salvatur) ; celui qui en sort est luimême responsable de sa mort[2] » ; cela vient du fait que ces Pères de l’Eglise faisaient face à un problème d’ordre général, un problème qui concernait une large partie de la communauté des croyants du troisième siècle. De fait, nous sommes au milieu du troisième siècle ; en accédant au pouvoir, l’empereur Dèce (249-251)[3] prit un décret dont le texte exact est perdu semble-til, mais dont il apparaît que l’objectif était de retrouver une cohésion des habitants de l’empire autour de l’empereur ; ce dernier étant très attaché à la religion traditionnelle et aux sacrifices qui l’accompagnaient. La cohésion souhaitée passait par le sacrifice aux dieux de l’empire et par la consommation de la viande qui en provenait. Le décret prévoyait une seule sanction, la mort, pour tous ceux qui refusaient d’obtempérer. Cela signifiait pour les chrétiens d’abandonner leur foi pour suivre l’idolâtrie, ce qui pour beaucoup était impensable. C’est donc de cette exigence que vient la persécution. Toutefois, la peine de mort ne fut pas systématiquement appliquée ; ainsi, Origène fut torturé puis libéré ; Saint Cyprien se mit à l’abri…Certains chrétiens avaient cédé et renièrent leur foi par crainte pour leur vie, ce sont les « lapsi« . Il s’agit donc de l’apostasie de chrétiens dans l’épreuve, face à la persécution. Le sens Dans ce contexte, l’expression peut être considérée comme une mise en garde ; une mise en garde à l’occasion d’un problème qui se posait au sein de la communauté des chrétiens. C’était une mise en garde adressée à ceux qui seraient tentés par le renoncement à leur foi et quitteraient la communauté des croyants par peur des persécutions. Par ailleurs, à la fin de cette vague de persécutions, le problème posé par les lapsi qui souhaitaient revenir dans le giron de l’Eglise et les réponses de celle-ci avaient entraîné l’émergence d’une hérésie. La mise en garde s’adressait donc également à

ceux qui seraient tenté par l’hérésie quelles qu’en soient les raisons. Nous pouvons considérer qu’à l’origine de l’expression, il y avait une dimension conjoncturelle. Saint Cyprien comme Origène vont déployer les raisons qui fondent cette prédication, car de fait, au départ, on peut penser que c’est d’un enseignement qu’il s’agit plutôt que d’un anathème. Ces raisons sont de deux types ; elles sont d’ordre théologique d’une part, et d’autre part, elles portent sur l’ecclésiologie, c’est-à-dire sur une organisation en cours de l’Eglise qui doit s’assurer des bases solides voulues par le Christ. Il est important de noter que le propos s’adresse à ceux qui se séparent de l’Eglise quelles qu’en soient les raisons : hérétiques, sectaires, schismatiques… Saint Cyprien fait une intrication de Dieu et de l’Eglise du Christ dans une structuration Père-Mère. C’est là, une structure qui doit garder son unité théologique selon lui, on ne peut donc pas tourner le dos à l’une – l’Eglise – et prétendre adorer l’autre – Dieu – Il s’agit d’une unité qui est mise en œuvre à travers les sacrements que seule l’Eglise peut dispenser, d’où l’expression. Ainsi, le schismatique, l’hérétique ou celui qui quitte l’Eglise, en s’éloignant de cette unité cesse de recevoir les promesses de l’Eglise. Par ailleurs, l’Eglise, c’est le troupeau sous la conduite de Pierre, d’où quitter l’Eglise, c’est aussi ne plus être en communion avec le trône de Saint Pierre. Ainsi, ce sont les argumentations théologiques et ecclésiales qui fondent l’expression de Saint Cyprien, qui s’appuie également sur la charge de Saint Pierre. La nécessité de l’Eglise pour le salut des hommes sera constamment affirmée, mais les justifications théologiques et ecclésiales vont se déployer tout au long des siècles en fonction d’éléments divers qui relèveront de l’un ou de l’autre des arguments fondamentaux de Saint Cyprien, c’est-à-dire de la théologie ou de l’ecclésiologie. III – SAINT AUGUSTIN A la suite d’Origène et de Saint Cyprien dans leur approche de la question de l’appartenance à L’Eglise du Christ au troisième siècle, nous abordons au cinquième siècle une autre étape du déploiement de l’adage. En effet, si pour Saint Cyprien il s’agissait de se priver soi-même d’un bienfait – le salut – auquel on a droit par son baptême, baptême qui incorpore à l’Eglise du Christ, avec Saint Augustin, et parce que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés[4], – ce qui est la finalité de la mission qui est confiée par le Christ aux Apôtres en Mc 16, 15 et en Mt 28, 19 – avec Saint Augustin donc, nous changeons de perspective. La question de l’appartenance à l’Eglise ne concerne plus seulement les apostats, les hérétiques et les schismatiques… Saint Augustin y ajoute « ceux qui refusent d’y entrer« . Ce fut là, au cinquième siècle, une nouvelle étape dans la compréhension de l’adage ; nous sommes alors dans un monde devenu pleinement chrétien, à défaut de l’être

totalement encore. Il s’agissait d’affirmer dans ce monde la place et le rôle de l’Eglise comme un instrument universel de salut divin, une Eglise à distinguer d’un monde temporel dont le pouvoir ne doit pas empiéter sur la mission qui lui fut confiée par le Christ sous la direction de son vicaire, le pape. Il s’agit dès lors d’une médiation obligatoire de l’Eglise, « Forcez-les à y entrer » ! Avec Saint Augustin et plus tard, avec son disciple Fulgence de Rupse, nous sommes loin des cas de ceux qui quittent l’Eglise en connaissance de cause, eux qui étaient vilipendés par Saint Cyprien. Ainsi, Saint Augustin écrit : « Un homme ne peut se sauver si ce n’est dans l’Église catholique. En dehors de l’Église catholique, il peut tout avoir, sauf le salut. Il peut avoir l’honneur (être évêque), il peut avoir les sacrements, il peut chanter l’Alleluia, il peut répondre Amen, il peut tenir l’Évangile, il peut avoir et prêcher la foi au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, mais jamais il ne peut trouver le salut si ce n’est dans l’Église catholique. […] Il peut même répandre son sang, mais pas recevoir la couronne.[5]« Ou bien encore : « Seule l’Eglise Catholique est le Corps du Christ… en dehors de ce corps, l’EspritSaint ne vivifie personne… c’est pourquoi ils n’ont pas l’Esprit-Saint, ceux qui sont en dehors de l’Eglise.[6] » Il s’agit donc de tout homme n’ayant pas encore rejoint l’Eglise quelle qu’en soit la raison. Ici apparait un autre fondement à l’adage, il s’agit du concept élaboré par Saint Paul d’une Eglise qui est « Le Corps Mystique du Christ » ; un « Corps » qui est alors le véritable instrument du salut. Son disciple, Fulgence de Rupse alla plus loin au VI ème siècle en incluant les juifs dans les damnés s’ils restent hors de l’Eglise : « Ceci, tenez le ferme et n’en doutez jamais : non seulement tous les païens, mais aussi tous les Juifs et tous les hérétiques et schismatiques qui terminent leur vie présente en se trouvant en dehors de l’Eglise catholique, sont en route pour le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. » (La Règle de foi). Nous avons là, l’affirmation d’une dimension d’exclusivité de l’Eglise comme instrument de salut, même si le pape Etienne de l’époque de Saint Cyprien, que suivra plus tard Saint Augustin, privilégie la médiation christique à travers le baptême par rapport à la médiation ecclésiale, car le baptême est le baptême du Christ même conféré par un schismatique. L’adage ainsi précisé signe l’enseignement des Pères de l’Eglise : St Irénée, St Jérôme, St Ambroise et bien sûr St Augustin. L’adage vu sous cet angle sera constamment réaffirmé comme dogme de l’Eglise à travers les siècles. Le pape Saint Grégoire, Grégoire Le Grand, précise : « Le dogme le plus ferme de notre religion c’est que hors de l’Eglise, personne ne peut être sauvé« .

Cette position sera réaffirmée à maintes reprises. Pour donner quelques exemples, citons : Le Pape Innocent III au concile de Latran IV, 1215 Le Pape Boniface VIII, bulle « Unam Sanctam », 1302 Le Pape Clément V au concile de Vienne 1311-1312 Le Pape Eugène IV au concile de Florence, 1439 et 1441 Le concile de Latran V réaffirmera le dogme avec le Pape Léon X, 1516. IV – LE MOYEN-AGE Constance donc ! Mais parallèlement à l’affirmation du dogme, la réflexion n’a jamais cessé non plus pour affiner le propos et prendre en compte les situations particulières toujours possibles. Ainsi, Saint Thomas d’Aquin introduit le concept d’appartenance, il distingue alors les membres en actes de l’Eglise et les membres en puissance de cette même Eglise ; car, « il est possible qu’un homme soit élevé dans la forêt, ou même parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaître de la foi explicitement.[7]« Réponse de St Thomas : » il revient à la divine providence de procurer à tout homme les choses nécessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empêchement du côté de cet homme. Car si quelqu’un, élevé de la sorte, suivait la conduite de la raison naturelle dans l’appétit du bien et la fuite du mal, il faut tenir pour très certain que Dieu ou bien lui révélerait par une inspiration intérieure les choses qui sont nécessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque prédicateur de la foi…« En effet, « Si quelqu’un, né parmi les nations barbares, fait ce qu’il peut, Dieu Luimême lui montrera ce qui est nécessaire pour son salut, soit par l’inspiration, soit en lui envoyant un prédicateur. » Pour répondre à la question : « est-il nécessaire de croire explicitement ?« . A cette distinction de membres en actes et de membres en puissance qui se fondent à la fois sur le baptême et sur la raison naturelle, viennent s’ajouter différentes assertions du baptême[8], à savoir : baptême d’eau, baptême de sang et baptême de feu ; ce qui revient à tenir compte des différentes situations de l’homme face à l’accès à l’évangélisation, car le baptême est l’unique moyen d’agrégation au corps du Christ, c’est-à-dire à son Eglise sous la conduite de son pasteur, le Pape. On peut donc considérer que déployer le baptême sous ces différentes formes revient à moduler le dogme qui veut que hors de l’Eglise, il n’y ait pas de salut ; c’est une modulation qui porte essentiellement sur les façons ou les moyens d’y appartenir et

en aucun cas sur le fondement du dogme lui-même. La corrélation peut s’établir entre baptêmes et le concept d’appartenance développé par Saint Thomas d’Aquin. Dès lors, l’exclusivisme de la formule qui prévaut depuis le V ème avec Saint Augustin et ses disciples est modulée en partie, si nous nous référons à la distinction des appartenances avancées par Saint Thomas, c’est-à-dire le membre en acte et le membre en puissance. Même si cela ne modifie en rien le sens fondamental du dogme, l’adage se comprend dès lors selon deux lignes, l’une inclusive et l’autre exclusive ; lignes qui ne s’excluent nullement. Nous avons là, un second déplacement de perspective par rapport à la conception absolutiste qui seule prévalait depuis Saint Augustin ; conception qui fut le premier déplacement de sens par rapport à la prédication de Saint Cyprien et de Origène. V – L’EPOQUE MODERNE Au moyen-âge, nous sommes passé d’une logique d’avertissement – que nous pouvons attribuer à la compassion de fait de Saint Cyprien vis-à-vis des chrétiens de son temps, ses frères, qui étaient soumis aux épreuves de l’époque – à une logique exclusiviste d’absolutisme avec Saint Augustin et Fulgence de Ruspe, et enfin à une double logique exclusiviste et inclusiviste. Cependant, la réalité est moins tranchée à partir du moyen-âge, car en fonction des contextes et suivant le cours des événements, l’une ou l’autre ligne peut devenir prépondérante. Ainsi, le concile de Florence, valide le 4 février 1442, (Bulle Cantate Domino) la seule ligne exclusiviste : » [La très sainte Eglise romaine] croit fermement, professe et prêche qu’aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Eglise catholique, non seulement païens, mais encore juifs ou hérétiques et schismatiques, ne peuvent devenir participants de la vie éternelle, mais iront « dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges » (Mt 25,41), à moins qu’avant la fin de leur vie ils ne lui aient été agrégés » ; tandis qu’à partir des grands voyages et de la découverte de l’Amérique, le Magistère fut amené à privilégier une ligne inclusive, et cela pour prendre davantage en compte 1Tm 2,4 et la nouvelle vision du monde. En 1547 au début de l’époque moderne, le concile de Trente affirme une ligne d’ouverture et de prudence en mettant en exergue la possibilité que l’Evangile puisse ne pas être connu, ce qui rappelle certains aspects de l’enseignement de Thomas d’Aquin ; nous sommes alors à l’heure de la doctrine de la foi implicite. Cependant, la nécessité du baptême et des sacrements, et donc de l’Eglise, est réaffirmée ; la nouveauté est qu’il y a la réserve que l’Evangile soit proclamé avant cette nécessité. On ne peut exclure totalement l’influence grandissante de l’humanisme érasmien dans cette réserve.

Le début du XVIIIème siècle verra une radicalisation à travers le mouvement janséniste, même si la question de fond était celle de la place du libre arbitre dans l’économie de la sotériologie ; à l’extrême, le salut est directement lié uniquement à la grâce divine. L’adage devient selon cette ligne : « En dehors de l’Eglise, pas de grâce » ! Une ligne dure donc, une ligne extrême, qui fut plus rigoriste que l’absolutisme du Vème siècle, car elle dénie toute miséricorde divine ; une ligne qui sera globalement condamnée en 1713 par le pape Clément XI avec la bulle « unigenitus » du 8 septembre 1713. On constate ainsi que le Magistère, gardien du dogme, tente d’éviter, mais à tâtons et avec prudence, toute orientation extrême de la compréhension de l’adage, et cela de la fin du moyen-âge à l’époque moderne. Le contexte est celui d’une spiritualité orientée vers l’individu ; une spiritualité intérieure qui a émergé bien avant la fin du moyen-âge. La prise en compte de la personne humaine, avec sa liberté qui se traduit par la reconnaissance de son libre-arbitre, va être le facteur qui va encadrer dès lors la réflexion sans pour autant perdre de vue le rôle de l’Eglise ; car c’est à travers elle que se produit l’incorporation au Christ ; c’est par elle qu’il y a plénitude de moyens par les sacrements, c’est là, une affirmation constante du Magistère. Ainsi, si le Pape Pie VIII réaffirme en 1830 que « la formule de Saint Cyprien est une formule de foi« . Cette réaffirmation parait nécessaire, car l’humanisme qui était installé définitivement depuis la Renaissance dans le monde chrétien, et même un peu avant, avait conduit à un retour au-devant de l’actualité christique du débat qui opposa Saint Augustin et Pelage. Il s’agissait alors des rapports entre la grâce divine et le libre-arbitre de l’homme quant à leur place respective dans l’économie du salut. Depuis ce retour, les prises de position tant des différentes facettes de la Reforme Protestante que de diverses structures de chrétiens catholiques pouvaient sembler remettre en question la place et le rôle de l’Eglise dans cette même économie du salut. VI – L’EPOQUE CONTEMPORAINE. L’affirmation du Pape Pie VIII est précédée de celle du Pape Léon XII (Ubi primum) et sera suivie des enseignements de tous les Papes jusqu’à Pie XII qui sera le premier pape à condamner de façon explicite la compréhension littérale de la formule de Saint Cyprien. Dans quels contextes ces évolutions interviennent-elles, peut-on se demander, même s’il faut être conscient qu’il y a une continuité dans la réflexion depuis les origines ? L’époque contemporaine va voir s’amplifier l’émergence de la personne. Commencée au moyen-âge dans son aspect de spiritualité intérieure, la notion de

personne va acquérir d’autres facettes tout au long des siècles ; ainsi 1789 et la révolution française imposent une autre vision de la société dans laquelle la personne humaine acquiert une dimension laïque plus affirmée qu’elle ne le fut jamais. Avant cela, la réforme protestante avait obligé quelques siècles plus tôt à porter un autre regard sur le christianisme et sur l’homme chrétien. Après 1789, l’éducation n’est plus du ressort exclusif de l’Eglise avant même la séparation de l’Eglise et de l’Etat en France ; des structures laïques d’éducation et de formation concurrencent l’Eglise, car, pour beaucoup, le salut change de perspective et devient uniquement sociétal. Que le Pape Pie IX souligne le cas de « ceux qui souffrent d’une ignorance invincible », c’est le signe de la prise en compte par l’Eglise de l’évolution de la société des hommes à l’époque contemporaine, avec ses facettes spirituelles, culturelles et économiques. C’est une prise en compte qui concerne également la nouvelle dimension du monde dont on a pris conscience progressivement à partir de la découverte de l’Amérique à la fin du XVème siècle jusqu’aux grandes aventures coloniales des XIXème et XXème siècles. L’Eglise ne pouvait plus ignorer à la longue, la spécificité d’une partie importante de l’humanité, d’où cette notion d’ignorance invincible de « quanto conficiamur » (10 août 1863) du Pape Pie IX. Nous devons cependant garder présent à l’esprit que toutes ces évolutions ne changent pas ce qui est fondamental dans l’expression de Saint Cyprien, à savoir l’économie du salut et les conditions de celui-ci selon la mission du christianisme et donc de l’Eglise. Un salut qui reste eschatologique dans un monde où la recherche du bien-être immédiat et sociétal fait office de salut à son tour. Ce qui doit évoluer et qui évolue effectivement, c’est la compréhension et le déploiement de l’expression de Saint Cyprien concomitant à la nouvelle conscience que nous avons de la notion d’humanité, entendue comme l’ensemble des hommes et des femmes de notre planète. La nécessité d’un nouveau déploiement est le cadre dans lequel nous pouvons placer la condamnation de la compréhension littérale seule par l’encyclique Mystici Corporis Christi[9], à travers notamment la condamnation des conversions forcées. Il s’agit d’une affirmation indirecte dès lors qu’on retient que tous les hommes sont ordonnés au Christ et à son Eglise. L’un des points forts de la nouvelle compréhension non littérale qu’il convient d’avoir de la formule de Saint Cyprien est l’affaire Feeney en 1949, même si l’excommunication de Feeney en 1953 se fonde aussi sur les données de l’encyclique Quanto conficiamur moereo de Pie IX. Par ailleurs, il faut souligner que la condamnation prend en compte également le refus d’obéissance de Feeney à son évêque, celui de Boston ; il y a ainsi un problème de communion avec l’évêque, c’està-dire, un problème d’ecclésiologie qui se superpose au débat théologique, car, le

fond reste cependant la compréhension et le déploiement de l’expression si on s’en tient à la réponse du Saint Office à l’archevêque de Boston. Vatican II. Avec le concile Vatican II, (1962-1965) c’est plus généralement à travers le rôle salvifique de l’Eglise comme Corps du Christ que sera envisagé le déploiement de l’expression. Le concile qui confirme donc l’abandon d’une compréhension littérale, suivant Pie XII en cela. Le concile qui prend en compte aussi le concept d’ignorance invincible, suivant en cela Pie IX. Par ailleurs, les Pères conciliaires de Vatican II ne pouvaient pas éviter de conduire la réflexion en se plaçant dans le nouveau contexte du monde ; un monde qui est ouvert à présent ; un monde qui est totalement connu aussi bien à travers ses cultures multiples et variées, qu’à travers les différents choix de spiritualités qu’ont fait des hommes qui ne sont pas des chrétiens ; un monde enfin qui a connu des soubresauts d’une violence inouïe et inacceptable avec les deux dernières guerres mondiales. Il faut donc prendre tout cela en compte – et ce fut fait – pour préciser le rôle de l’Eglise du Christ dans l’économie de salut dans ce mondelà ; c’est-à-dire : – Les religions autres que chrétiennes. – Les chrétiens non catholiques dans leurs multiples et différentes organisations. Ainsi, la théologie des religions (le monde) et l’œcuménisme (la chrétienté) constituent des points forts qui ont bénéficié pour la première fois dans un concile d’un très haut niveau de sollicitude de la part des Pères conciliaires de Vatican II. Il en fut de même de la liberté de conscience qui avait atteint au XXème siècle un point de non-retour. Nous pouvons affirmer d’emblée qu’il n’y a pas eu pour autant rupture au concile avec les fondamentaux de l’adage de Saint Cyprien. En effet, le christianisme, et plus particulièrement l’Eglise catholique n’a toujours vu que comme des erreurs les autres religions, au fur et à mesure de leurs découvertes ; il fallait en conséquence sauver ceux qui en étaient des « victimes ». C’est là, une mission salvifique qui répond au fait que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ; une mission qui était une application de l’adage hors de l’Eglise, point de salut. Ce fut le cas, par exemple, pour la conversion des Saxons au IXème siècle ; ce fut aussi le cas des Indiens d’Amérique au XVIème siècle. On peut comprendre que certains aspects du Code Noir auquel furent soumis les esclaves Noirs dans les caraïbes notamment, du XVIIème jusqu’au début du XIX relèvent de la même démarche. Pour accomplir cette charge -sauver les victimes des erreurs des religions non-chrétiennes-, les

missionnaires de l’Eglise étaient à l’ouvrage avec courage et détermination pour l’évangélisation de ceux-là qui souffraient de ces erreurs. C’est encore eux, les missionnaires, qui vont faire comprendre et faire admettre que ces « religions » peuvent constituer ou comporter des pierres d’attente pour l’évangélisation parce qu’ils y trouvaient des éléments de vérités. Il y a donc, une évolution de la pensée du Magistère vers une ouverture aux religions du monde ; cela déboucha sur la tenue de la rencontre du parlement des religions en 1893 à Chicago, bien avant Vatican II. Nostra Aetate.

(A notre époque.)

Si la nouvelle dimension qui est reconnue à l’homme et à ses sociétés constitue le contexte dans lequel se développe cette prise de conscience, elle n’est pas le seul facteur à prendre en compte, il y a aussi les horreurs des deux dernières guerres mondiales, et plus particulièrement le massacre des juifs lors de la seconde, cela amena bien des chrétiens à vouloir que le déploiement de l’Evangile ne soit plus à même de conduire à l’ostracisme, au mépris et à la haine de l’autre quel qu’il soit, et cela, fut-ce au nom du Christ et de Dieu. N’est-ce pas l’un des objectifs de la conférence de Seelisberg[10] en Suisse en 1947, où juifs, catholiques et protestants s’attachèrent à étudier les causes de l’antisémitisme ? Il fut bien sûr question d’antisémitisme, mais on ne pouvait pas ignorer dix siècles de déploiement de l’adage hors de l’Eglise, point de salut avec la dimension qu’en donnèrent les premiers, Saint Augustin et Saint Fulgence, puis par toutes les autorités qui avaient suivi, et cela, avec une remarquable continuité. Ce sont là, quelques-unes des considérations qui ont préludé à la tenue du concile de Vatican II. A ce concile, il ne s’agissait plus véritablement de préciser comment on devrait comprendre l’expression de Saint Cyprien, mais de poser le problème du salut de l’homme dans sa globalité. Parlant des non-chrétiens, le cardinal Béa précise, en présentant la déclaration Nostra Aetate[11]: « C’est la première fois dans l’histoire de l’Eglise qu’un concile expose si solennellement des principes » ; c’était dit au nom des Pères conciliaires, eux qui fixèrent comme une tâche aux catholiques à travers l’Eglise : » […]de promouvoir l’unité et la charité entre les hommes, et aussi entre les peuples » ; car, précisent-ils : « tous les peuples forment, en effet, une seule communauté ; ils ont une seule origine… et aussi une seule fin. » Et aussi parce que « les témoignages de bonté et les desseins de salut [de Dieu] s’étendent à tous. » Le concile dessine dans Nostra Aetate, le cadre dans lequel les Pères conciliaires vont passer en revue les différentes religions. On admettait ainsi l’existence d’une

sensibilité religieuse dans tous les peuples, et d’affirmer : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions.« Autant dire que nous sommes loin, en apparence, de l’expression hors de l’Eglise, point de salut, quelle que soit la compréhension qu’on adopte, d’autant que les Pères conciliaires affirment que l’Eglise « considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes ». Mais, ceci est dit tout en réaffirmant sa mission, celle d’annoncer « sans cesse le Christ« . L’Eglise le fait tout en exhortant « ses fils pour que, avec prudence et charité, par le dialogue et par la collaboration avec les adeptes d’autres religions, et tout en témoignant de la foi et de la vie chrétiennes, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en eux. » On le voit, Nostra Aetate ouvre largement le regard du chrétien sur les autres religions, mais la déclaration ne distribue pas la mission salvifique de l’Eglise sur ces religions. N’empêche ! Pour la première fois depuis son origine et depuis Saint Cyprien, l’Eglise catholique célèbre en conclusion de Nostra Aetate, une « fraternité universelle excluant toute discrimination« , une fraternité qui va trouver une forme, particulière certes, mais une forme de prolongement dans les rencontres d’Assise à partir de 1986, initiée par le pape Jean Paul II. Pour Nostra Aetate, les vénérables Pères conciliaires concluent donc : « L’Église réprouve donc, en tant que contraire à 1’esprit du Christ, toute discrimination ou vexation dont sont victimes des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur condition ou de leur religion. En conséquence, le saint Concile, suivant les traces des saints Apôtres Pierre et Paul, prie ardemment les fidèles du Christ d’avoir au milieu des nations une belle conduite, si c’est possible, et de vivre en paix, pour autant qu’il dépend d’eux, avec tous les hommes, de manière à être vraiment les fils du Père qui est dans les cieux ». Le Magistère est amené en 1991 à éditer un document pour préciser ce qu’il convient d’entendre par « dialogue », dans le cadre de la mission de l’Eglise, c’est-à-dire l’annonce de l’Evangile : « Dialogue et annonce : réflexion et orientations concernant le dialogue interreligieux et l’annonce de l’Evangile« [12] Lumen Gentium.[13] (LG : Lumière des Nations.)

Ouvrir le regard sur les autres religions est une avancée notable avec Vatican II ; mais pour autant, l’Eglise catholique ne s’éloigne pas le moins du monde de sa mission, et celle-ci se place toujours dans l’esprit de hors de l’Eglise pas de salut. La lettre de la formule de Saint Cyprien a changé, mais l’esprit de l’adage demeure ; toutefois, son déploiement est affiné par le concile. On s’en rend compte à la lecture de la constitution dogmatique Lumen Gentium. Là où Nostra Aetate positionne le cadre et les raisons de la nouvelle compréhension de l’expression, il revient à Lumen Gentium de réaffirmer les fondamentaux de la mission salvifique de l’Eglise. Les Pères conciliaires y affirment l’unicité de l’Eglise catholique comme « l’unique Eglise du Christ« . Donc, l’Eglise du Christ ne peut exister ailleurs comme certains théologiens voudraient le laisser entendre, car (LG 8) : « …l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et divin […] C’est là l’unique Église du Christ, dont nous professons dans le symbole l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité [12], cette Église que notre Sauveur, après sa résurrection, remit à Pierre pour qu’il en soit le pasteur (Jn 21, 17), qu’il lui confia, à lui et aux autres Apôtres, pour la répandre et la diriger (cf. Mt 28, 18, etc.) et dont il a fait pour toujours la « colonne et le fondement de la vérité » (1 Tm 3, 15). Cette Église comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Église catholique qu’elle subsiste« . C’est là, une affirmation sans ambiguïté que viendra souligner à son tour la déclaration Dominus Iesus[14]. Il s’agit de bien faire comprendre « l’unicité et… l’universalité salvifique du mystère de Jésus-Christ et de l’Eglise« . La nécessité pour le Magistère de produire ce document peut se mesurer par les réactions hostiles que provoqua sa sortie, surtout après l’enthousiasme que suscita un an plus tôt la Déclaration d’Augsbourg (1999) entre catholiques et luthériens. Peut-être n’avaiton pas prêté assez attention à LG 13 par exemple, où il est écrit : « À faire partie du Peuple de Dieu, tous les hommes sont appelés. … Ainsi, l’unique Peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d’un Royaume dont le caractère n’est pas de nature terrestre mais céleste … l’Église, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capacités, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève … En vertu de cette catholicité, chacune des parties apporte aux autres et à toute l’Église le bénéfice de ses propres dons, en sorte que le tout et

chacune des parties s’accroissent par un échange mutuel universel et par un effort commun vers une plénitude dans l’unité. » En d’autres termes, il s’agit de prendre en compte les hommes, tous les hommes, mais quant aux religions autres que catholique, il s’agit d’y chercher seulement les éléments de vérité qui pourraient se trouver en leurs seins. Nous retrouvons ainsi dans LG 14 les fondamentaux de l’Eglise catholique, romaine et apostolique, à savoir : « C’est vers les fidèles catholiques que le saint Concile tourne en premier lieu sa pensée. Appuyé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition, il enseigne que cette Église en marche sur la terre est nécessaire au salut. Seul, en effet, le Christ est médiateur et voie de salut : or, il nous devient présent en son Corps qui est l’Église ; et en nous enseignant expressément la nécessité de la foi et du baptême (cf. Mc 16, 16 ; Jn 3, 5), c’est la nécessité de l’Église elle-même, dans laquelle les hommes entrent par la porte du baptême, qu’il nous a confirmée en même temps. C’est pourquoi ceux qui refuseraient soit d’entrer dans l’Église catholique, soit d’y persévérer, alors qu’ils la sauraient fondée de Dieu par Jésus Christ comme nécessaire, ceux-là ne pourraient pas être sauvés … L’incorporation à l’Église, cependant, n’assurerait pas le salut pour celui qui, faute de persévérer dans la charité, reste bien « de corps » au sein de l’Église, mais pas « de cœur ». » Le concile signifie par Nostra Aetate la prise en compte de la nouvelle compréhension de la mission de l’Eglise en fonction de la nouvelle dimension du monde des hommes. Par la constitution dogmatique Lumen gentium, les Pères conciliaires précisent le sens qu’il faut donner à cette nouvelle prise de conscience et signifient en même temps les limites que doit avoir la nouvelle compréhension de la formule de Saint Cyprien. Il leur faut préciser ensuite comment doit se comprendre la mission de l’Eglise ; ils l’ont fait en soulignant les bases dogmatiques et en proposant la démarche qui doit être celle des chrétiens dans le respect de l’esprit de la formule de Saint Cyprien, et cela, tout en tenant compte de la nouvelle conscience qu’on avait du monde et de hommes. Là, ce sera le propos du décret Ad Gentes. Ad Gentes.[15]

(Aux Nations).

Le concile consacre le décret Ad Gentes à la réflexion sur la mission de l’Eglise ; dès le préambule, le concile précise en se basant sur Lumen Gentium : « Envoyée par Dieu aux peuples pour être le Sacrement universel du salut, l’Église [LG]… obéissant au commandement de son Fondateur, est tendue de tout son effort vers la prédication de l’Évangile à tous les hommes. Les apôtres eux-mêmes, en effet, sur lesquels l’Église a été fondée, ont suivi les traces du Christ, prêché la parole de

vérité et engendré des églises. Le devoir de leurs successeurs est de perpétuer cette œuvre.« L’Eglise est sacrement universel de salut, parce que : C’est le dessein du Père. C’est la mission du fils. C’est la mission du Saint-Esprit. L’Eglise est envoyée par le Christ ; elle est donc en charge de toutes ses missions.

Nous avons là les fondamentaux de la mission de l’Eglise ; cette activité missionnaire se justifie car : « La raison de cette activité missionnaire découle de la volonté de Dieu, qui « veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car il n’y a qu’un seul Dieu, et un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus Christ, qui s’est livré en rançon pour tous » (1 Tm 2, 4-5 ; « et il n’existe de salut en aucun autre » (Ac 4, 12). Il faut donc que tous se convertissent au Christ, connu par la prédication de l’Église, et qu’ils soient eux aussi incorporés par le baptême à l’Église, qui est son Corps. Car le Christ luimême, « en enseignant en termes formels la nécessité de la foi et du baptême (cf. Mc 16, 16 ; Jn 3, 5), a du même coup confirmé la nécessité de l’Église dans laquelle les hommes entrent par le baptême comme par une porte. C’est pourquoi les hommes ne peuvent être sauvés qui, n’ignorant pas que l’Église a été fondée comme nécessaire par Dieu par l’intermédiaire de Jésus Christ, n’auront cependant pas voulu y entrer ou y persévérer ». Bien que Dieu puisse par des voies connues de lui amener à la foi sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu (He 11, 6) des hommes qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile, la nécessité incombe cependant à l’Église (cf. 1 Co 9, 16) – et en même temps elle en a le droit sacré – d’évangéliser, et par conséquent son activité missionnaire garde, aujourd’hui comme toujours, toute sa force et sa nécessité. » Outre de confirmer, si besoin était, la ligne directrice de l’action évangélisatrice de l’Eglise, cet extrait du décret Ad Gentes résume de façon saisissante, toutes les réflexions qui ont eu lieu depuis plusieurs siècles sur la formule de Saint Cyprien, hors de l’Eglise, point de salut. VII – CONCLUSION.

Hors de l’Eglise, point de salut, c’est sans doute l’une des expressions du christianisme qui a connu un développement et une réaction polémiste pratiquement depuis ses débuts en l’an 250 environ jusqu’à nos jours. ; en suivant l’histoire des déploiements et des usages qui sont faits de cet adage le long des siècles, on mesure l’extraordinaire constante de son contenu dogmatique ; on est frappé par le soucis constant de prendre l’homme et sa société en compte dans ce que l’un et l’autre peuvent avoir de variabilité, d’inconstance, voire de souffrance. On peut mesurer l’extraordinaire stabilité de son contenu dogmatique ; une stabilité qui a tenu contre tous les bourrasques. C’est une expression qui a résisté à tous les assauts qui voulaient en altérer le sens ou simplement l’infléchir. Une raison explique cette remarquable stabilité, c’est le soin avec lequel L’Eglise s’est imposée de respecter de façon absolue 1Tm 2, 4… Ce respect est la marque de la conscience que l’Eglise a de sa mission sans cesse réaffirmée. Cependant, cette conscience et la détermination qu’elle entraîne n’ont pas empêché l’Eglise de se confronter à ses propres éléments déstabilisants, mais également au monde en constante évolution. Ces confrontations se poursuivent et se poursuivront sans doute encore en contraignant l’Eglise à sans cesse rechercher une réponse au monde sans perdre de vue sa mission. Paul Aclinou [1] Chapitre 4, Obligation de s’en tenir à l’Unité [2] Origène, Homeliae in librum Jesu nave, III, 5, P.G., t. XII, col. 841–842 ; cité par C. Gouyaud (http://www.revue-kephas.org/03/2/Gouyaud25-35.html) [3] Persécution de Dèce (250) et celle de Valérien (257-258) ; Saint Cyprien trouvera la mort à l’occasion de cette seconde persécution. [4] 1Tm 2,4 [5] Sermon au peuple de Césarée, n°6, dans PL 43/695 [6] Sermon 268, n. 2 [7] St Thomas d’Aquin, De veritate, Question 14, article 11, ad 1 [8] Voir Notes sur le baptême. [9] Promulguée par le pape Pie XII le 29 juin 1943 [10] http://www.dialogue-jca.org/10_points_Seelisberg.htm [11] Déclaration dogmatique promulguée le 28 octobre 1965.

[12]http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/interelg/documents/rc_ pc_interelg_doc_19051991_dialogue-and-proclamatio_en.html [13] Constitution dogmatique promulguée le 21 novembre 1964. [14] Publiée le 5 septembre 2000. [15] Décret sur l’activité missionnaire de l’Eglise promulgué le 7 décembre 1965. © Paul Aclinou juin 2016 Publié dans: aclinou, christianisme, culture, ecclesiologie, religion, spiritualité

SUR LE DETACHEMENT… De Maître ECKHART par adacpaul le 17/04/2016 | Poster un commentaire

Abstract : Ou comment le mystique peut se fondre dans la divinité selon Eckhart. Lire la Suite → Publié dans: culture

MAXIME LE CONFESSEUR… par adacpaul le 15/04/2016 | Poster un commentaire

Héraut de la christologie dans le parcours des Pères de l’Eglise Introduction La théologie chrétienne dans toutes ses émanations sans exception, tourne autour de la christologie ; c’est – à – dire, la réflexion, ou mieux : les réflexions sur Jésus – Christ, sa personne et son enseignement, c’est – à – dire : ses paroles et ses actes. Elle porte également sur les réflexions qui se sont développées dès l’origine sur la foi du chrétien, une foi qui repose sur la nature de la personne de Jésus Christ et sur celle de son enseignement dans le cadre des données du judaïsme de son temps, données qui furent très rapidement affirmées comme un pré-requis. Il s’agit essentiellement des débats qui ont eu lieu, et qui ont cours encore, sur la nature du Christ, à savoir son identité, voire sa fonction, et sur son œuvre ; ce sont là, les trois aspects que l’on prend généralement en compte dans la sotériologie selon le christianisme. En d’autre terme, la christologie doit être vue comme l’essence du christianisme en cela que c’est par elle que l’enseignement de Jésus se positionne par rapport au judaïsme ; c’est encore par la christologie que nous pouvons expliciter le déploiement de l’enseignement de l’homme Jésus dans son temps et tout au long des siècles ; c’est enfin par elle encore que le christianisme peut

espérer entrer en dialogue, s’il le souhaite vraiment, avec d’autres croyances qui se sont fixé le salut de l’homme comme but. Les bases de la christologie se sont mises en place très vite après la crucifixion, dès l’époque de Saint Paul et l’ère apostolique au milieu du premier siècle ; cette mise en place se fit à partir de la fulgurance du triptyque crucifixion, tombeau sans dépouille et apparitions ; c’est en effet ce triptyque qui initia très tôt – sans doute dès le premier dimanche pascale – tout le questionnement christologique. La formulation dogmatique ainsi initiée à travers ce questionnement va se poursuivre jusqu’au septième siècle, pour la définition et la mise en place des fondements du dogme, et jusqu’à notre époque, pour sa continuelle exploration dans une ouverture au monde qui est vu différemment désormais, dans la forme tout au moins, de ce qui avait cours dans les vingt premiers siècles d’existence du dogme christologique. Saint Maxime Le Confesseur, considéré comme l’un des derniers Pères de l’Eglise, se situe à la fin de la première période de réflexion après l’ère apostolique. Il prit part aux débats et assista aux soubresauts qui vinrent clore la définition du socle de la foi et de sa pratique ecclésiologique. La réflexion christologique débuta par l’oscillation entre deux approches, deux schémas de pensée qui sont : Une christologie fondée sur l’articulation LOGOS – SARX Une christologie fondée sur l’articulation LOGOS – ANTHROPOS Dans ce bref aperçu, je propose d’examiner l’apport de Saint Maxime Le Confesseur aux débats christologiques selon les étapes suivantes : L’homme L’époque : Le contexte politique Le contexte religieux Schéma christologique Dans la controverse Sa pensée Logos – tropos Une vision de l’homme L’homme divinisé

Le Christ unificateur Conclusion L’homme (avant le combat théologique) Maxime Le Confesseur est né en 580 à Constantinople, (certains prétendent cependant qu’il serait né en Palestine). Il est issu d’une famille aisée et cultivée ; on peut en déduire qu’il a reçu une éducation complète et soignée. On peut penser également que sa famille est très proche des hautes sphères de l’administration impériale, proche en tout cas de l’empereur Héraclius dont il devient le premier secrétaire à trente ans, fonction qui le situe au cœur de l’Etat ; il en est sans doute l’une des élites. A trente quatre ans, en 614, il quitte la vie laïque pour entrer dans les ordres au monastère de Chrysopolis en Bithynie, (aujourd’hui Üsküdar, un district d’Istanbul en Turquie situé sur la rive orientale du Bosphore). Il prit cette nouvelle orientation de sa vie sans doute parce qu’à l’époque, être moine est la meilleure situation pour étudier, réfléchir et méditer ; pour Maxime, c’est aussi répondre à l’appel du besoin d’approfondir sa foi. Quelques années plus tard, il change de monastère ; puis, devant la dégradation de la situation politique face à l’avancée des armées Perses, il s’exile en Crète d’abord, puis en Afrique près de Carthage ; là, il se joint à un groupe de moines orientaux, c’est à cette occasion qu’il rencontra Sophrone, celui – ci va compléter et affiner sa formation de théologien. Maxime approfondit sa foi, sa pensée théologique s’affirme auprès de ce maître, c’est l’époque de ses premiers écrits, lettres et traités qui sont consacrés à la défense de la foi chrétienne, ce sont là des signes de sa maturité en tant que théologien. C’est également le moment où il fait son entrée dans le combat théologique aux cotés de Sophrone ; nous y reviendrons. L’époque A – Le contexte politico – social A la naissance de Maxime, l’empire romain n’existait plus comme tel, c’est – à – dire une entité politique homogène dont la puissance est superbe, voire arrogante ; ni comme celui, déjà sur le déclin à l’avènement du christianisme naissant, ni comme l’empire tel que Constantin le dirigea. Le bicéphalisme, imaginé un temps comme la solution à l’extrême difficulté de gouverner un ensemble aussi vaste et aussi disparate socialement et culturellement, n’avait plus cours ; ce système avait fait place à deux entités, l’une pontificale, centrée à Rome, et l’autre, l’empire Byzantin ou empire d’Orient à gouvernance laïque pour l’essentiel en principe, et qui est dirigée depuis Constantinople ; ces entités étaient bien distinctes, mais elles conservent encore de

solides liens d’où toute compétition n’étaient pas exclues ; l’universalité du christianisme était au nombre de ces liens. A Rome, depuis Léon Le Grand – et peut être avant lui – c’est le pape et son clergé qui président à la destinée de ce qui fut l’empire romain d’Occident ; l’influence de la Rome pontificale s’étendait à l’Ouest européen surtout, mais aussi sur l’Afrique du Nord ; il y eut certes des menaces, celles des Visigoths, Ostrogoths et Vandales… mais dans cette partie de la chrétienté, il y avait, du temps de Maxime, une relative harmonie entre la gestion politique et la gouvernance religieuse. En Orient, l’empire romain d’Orient perdure, c’est l’empire byzantin, gouverné par l’empereur. Ici, l’imbrication des affaires civiles et religieuses est telle qu’on parle de césaro-papisme, suivant en cela l’exemple que donna Constantin jadis après sa conversion au christianisme. Si la Rome impériale puis pontificale dut affronter les menaces Vandales, Wisigoths, Ostrogoths… notamment au Vème siècle, l’empire byzantin dut affronter au temps de Maxime, les armées perses, puis, les troupes musulmanes qui se lançaient à l’assaut du monde. C’est dans ces affrontements que se place la raison des exils de Maxime Le Confesseur ; c’est également ces incertitudes qui justifient les efforts des autorités (civiles et religieuses) de l’empire byzantin pour réveiller un sentiment national en faveur de l’Etat impérial. En effet, l’empire se trouve face au même type de problèmes qui amena l’empereur Constantin quelques siècles plus tôt à voir dans le christianisme un possible ciment d’unité nationale ; cette fois, les querelles christologiques en cours avaient fragilisé notamment les régions de l’empire qui étaient aux prises avec les envahisseurs ; désunions qui entraînaient ou risquait d’entraîner des défections à l’avantage des envahisseurs. B – Le contexte théologique Quand Saint Maxime Le Confesseur entre en scène, le débat théologique avait déjà largement posé les bases de la christologie, et donc de la foi chrétienne, en cela que les conclusions qui furent validées par les quatre premiers conciles – Nicée (325), Constantinople I (381), Ephèse (431) et Chalcédoine (451) – étaient largement reçues. Certes la réception des conclusions de ces conciles n’a pas clos pour autant le débat théologique, ni alors, ni du temps de Maxime, ni maintenant à notre époque… en effet, des résurgences des positions condamnées par les conciles, ou la non réception totale ou partielle de leurs conclusions relancent le débat, doublé le plus souvent par une compétition entre sièges épiscopaux, hormis celui de Rome, considéré par tous comme le siège apostolique majeur incontestable. Ainsi, si la primauté de Rome n’est pas contestée, il existe une réelle compétition entre Antioche, Alexandrie et Constantinople. Les deux premiers sont de véritables

creusets de la pensée et de la réflexion théologique depuis les origines ; Antioche et Alexandrie sont des écoles de pensée reconnues ; ces deux centres cherchent à assurer leur contrôle sur le troisième – Constantinople – qui est le siège du pouvoir politique. C’est dans ce contexte que nous devons placer les débats christologiques entre Cyrille (Alexandrie) et Nestorius (un antiochien patriarche à Constantinople). Il est peut – être souhaitable de rappeler ici les principales positions christologiques qui se sont manifestées depuis la période post – apostolique. Les deux schémas que nous donnons plus haut peuvent se voir associer les deux centres de réflexions qui sont Alexandrie, pour le schéma Logos-Sarx, et Antioche pour le courant LogosAnthropos ; deux centres de réflexion qui ont pris la suite de Jérusalem assez tôt, y compris pendant les temps apostoliques, pour conduire la réflexion théologique bien avant Rome et bien avant Constantinople. Pour être complet, il faut dire qu’il y a encore un niveau au dessus de ces schémas, c’est celui où il a fallu répondre à la question préliminaire sur la nature divine ou humaine de Jésus. Ce niveau ou cette interrogation découle directement de la fulgurance dont il est question plus haut, il se place donc immédiatement après les apparitions du crucifié. C’est aussi la première différentiation dans l’approche des premiers « chrétiens » quant à la nature du Jésus ; car, chacune des trois propositions entraine une réponse et un développement « théologiques » différents : ébionite, docétisme, adoptianisme (pour les relations Père – Fils)… De cette interrogation, découlent sept siècles de débats… et de fureur ! La proclamation de Jésus à la fois Dieu et Homme s’imposa à la majorité de ses adeptes dès le temps apostolique à la suite de Saint Paul notamment, comme une vérité de foi ; mais, le questionnement se poursuivit avec le souci d’une recherche toujours plus affinée – et plus affirmée – de la vérité de la foi, d’où les deux approches qui sont signalée plus haut. Ainsi : * Jésus – Christ est le sauveur ; c’est lui qui donne accès à Dieu, parce qu’il estconsubstantiel à Dieu (Nicée, an 325, positionne le dogme face à l’arianisme). * Si Apollinaire, évêque de Laodicée s’inscrit bien dans la proclamation de foi de Nicée, cela ne l’empêche pas de considérer que l’incarnation de Jésus se fait dans une nature humaine incomplète, sans le Noos, car, le Christ le possède déjà dans le Logos. Ce qui revient à dire, selon Apollinaire, que l’incarnation ne porte pas sur la raison humaine, mais uniquement sur le soma et la psyché. C’est l’expression du schéma Logos-Sarx. Le concile de Constantinople I (381) condamne cette vision et réaffirme que Jésus est pleinement Dieu etpleinement homme, car,

accepter la théologie de Apollinaire, c’est proclamer que Jésus n’est pas un homme complet, comme chacun de nous. * S’il en est ainsi, la question se pose alors de savoir comment se fait l’union des natures – l’union des deux hypostases dans l’unique personne du Christ. Question qui amena le patriarche de Constantinople, Nestorius, un antiochien de formation (de l’école d’Eustathe d’Antioche, Diodore de Tarse et de Théodore de Mopsueste) à considérer dans le Christ, une nature divine impassible et une nature humaine qui est sujette à la souffrance et à l’émotivité, d’où deux natures unies. La réponse de Nestorius est de dire qu’il y a conjonction entre les deux natures dans une seule personne ; le risque est alors de penser à l’existence de deux personnes malgré tout. Le verbe a pris une chair, avec une union psychologique des deux natures qui sont distinctes ; dans ce cas, Marie n’est pas théotokos, mais christotokos, ou mieux : Anthropotokos ! C’est le refus du principe de la communication des idiomes. Cette vision de Nestorius sur la place de Marie (mère uniquement de l’homme Jésus) dans l’économie du salut allait contre la ferveur religieuse des masses à son égard, ce que ne pouvait accepter la majorité des prélats. En outre, la position théologique de Nestorius est vigoureusement combattue par Cyrille (Alexandrie) pour qui, les deux natures (humaine et divine) coexistent sans qu’il y ait égalité entre elles : « unique nature incarnée (mia phusis) du Verbe de Dieu sans mélange et sans confusion« . La nature est divine ; mais, dire « incarné », c’est affirmer que le Verbe Divin a fait sienne l’Humanité du Christ. Le verbe s’est fait chair ; Marie est donc bien théotokos. Pour Cyrille, il en sort que les deux natures coexistent sans égalité dans l’unique personne du Christ. A y regarder de près, ce « sans égalité » est aussi un refus du principe de la communication des idiomes ! Qui se comprend bien dans le schéma Logos – sarx (Signalons que le débat sur la communication, ou non, des idiomes n’est pas clos si nous prenons en compte la théologie des protestantismes). Le concile d’Ephèse (431) – en fait, quatre conciliabules : deux alexandrins et deux antiochiens – rondement et adroitement mené par Cyrille et ses acolytes aboutit à la condamnation de Nestorius, mais, tout un pan du christianisme refuse cette condamnation et reste fidèle à la christologie de Nestorius ; ces églises se séparent de Rome et le resteront malgré « l’acte d’union de 433 ». (Les églises nestoriennes – assez disparates, malgré tout, théologiquement – resteront séparées des autres

chrétiens, notamment de l’église catholique, jusqu’à récemment où il eut enfin un accord, et donc réconciliation avec certaines d’entres elles.) * Poussant plus loin la doctrine de Cyrille, Eutychès, un anti-nestorien ami de Cyrille, aboutit de fait à une seule nature dans le Christ : la nature divine ; c’est la doctrine mono phusis. En effet, pour Eutychès, la nature divine a absorbé la nature humaine au moment de l’incarnation. Le concile de Chalcédoine (451) condamne Eutychès et le monophysisme ; les Pères réaffirment les déclarations des conciles de Nicée et de Constantinople I, à savoir la définition de Chalcedoine qui dit : « Nous reconnaissons, disent les Pères du Concile, un seul et même Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité et le même parfait en humanité, vrai Dieu et vrai homme, composé d’une âme rationnelle et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, mais consubstantiel à nous selon l’humanité, « en tout semblable à nous, hormis le péché ». ; né du Père avant tous les siècles selon la divinité, mais aussi de la Vierge Marie, mère de Dieu, selon l’humanité dans les derniers jours à cause de nous et pour notre salut ; un seul et même Christ et Seigneur en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division ni séparabilité, sans que jamais la différence des natures puisse être effacée à cause de leur union, chaque nature gardant ses propriétés ; et en une seule personne ou subsistance, non point partagé ou divisé en deux personnes, mais un seul et même Fils, monogène, Verbe de Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ : ainsi qu’autrefois les prophètes ont parlé de lui, que lui-même Jésus-Christ nous l’a enseigné et que le symbole des Pères nous l’a transmis dans la Tradition.« Ceci ne suffit cependant pas à clore les controverses, à tel point que le concile de Constantinople II (553) devra affirmer à nouveau le dogme : « Si quelqu’un n’admet pas qu’il y a deux nativités du Verbe de Dieu, l’une du Père avant les siècles, intemporelle et incorporelle, et l’autre de ce même Verbe dans les derniers jours, lorsqu’il est descendu des cieux, s’est incarné dans le sein de la glorieuse mère de Dieu, Marie toujours vierge, et est né d’elle, qu’il soit anathème… Si quelqu’un dit qu’autre est le Verbe de Dieu qui a fait des miracles, autre que le Christ qui a souffert, ou que le Verbe de Dieu a été avec le Christ né de la femme ou en lui comme dans un autre, et non pas un seul et même Seigneur Jésus-Christ, Verbe de Dieu incarné et fait homme, et que c’est le même qui a fait des miracles et qui a souffert volontairement dans sa chair, qu’il soit anathème.,. Parce qu’il n’y a qu’un seul Christ, Dieu et homme, le même à la fois consubstantiel au Père et consubstantiel à nous selon l’humanité, l’Église de Dieu

rejette et condamne également et ceux qui divisent par partie et ceux qui confondent le mystère de la divine dispensation du Christ… Si donc quelqu’un ne reconnaît pas en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a été crucifié dans la chair, le vrai Dieu et Seigneur de gloire et l’un de la Sainte Trinité, qu’il soit anathème… « Le point central du dogme reste donc : deux natures sans confusion ni changement ni division, chacune ayant ses propriétés, et les deux se rencontrant dans une seule personne. Voilà brossé à grands traits, le point sur les débats christologiques quant aux fondements doctrinaux, au moment où Maxime Le Confesseur entrait en scène. Maxime Le Confesseur dans la controverse. Aussi bien le nestorianisme que la doctrine monophysite n’a pas disparu à la suite de leur condamnation conciliaire ; ce qui se traduit par des points de résistance importants en Egypte, en Syrie… toute région où la haine du courant majoritaire peut entraîner le ralliement politique des exclus aux nouvelles puissances politiques que sont les Perses d’abord, puis les conquérants islamistes ensuite. Si le césaro-papisme veut utiliser le sentiment religieux comme ciment pour regrouper le peuple autour du pouvoir dans les luttes à venir, il lui faut rallier les tenants aussi bien du nestorianisme que ceux qui, après Chalcédoine, refusèrent d’abandonner les idées de Cyrille (ce sont les non chalcédoniens : Arméniens, Ethiopiens et Coptes). Ce sera fait avec le pacte d’union dont le but est de tenter de réunir les églises monophysistes ; et surtout, par la proclamation par le patriarche de Constantinople Serge soutenu par l’empereur, du monoénergisme ; ce qui veut dire que le Christ assume le divin et l’humain en lui par une seule activité. (L’artifice permet de mettre entre parenthèses les personnes du Christ et la façon dont elles interviennent). Hélas, l’unanimité ne se fait pas. La résistance sera d’abord le fait d’un moine, Sophrone, installé à Alexandrie, puis dans un monastère palestinien, avant de fuir devant l’avancée des troupes perses en Egypte. Là, se fit la rencontre avec Maxime ; les deux hommes se retrouvent ensuite à Rome. Devant l’extension de l’opposition menée par Sophrone au concept d’une seule énergie, – Sophrone dénonçant l’ambiguïté du texte – Sergio édite le Psephos où il n’est plus question d’énergie (il est interdit d’en parler), mais d’une seule volonté dans le Christ, il s’agit là du monothélisme. La confirmation au plan dogmatique sera l’Ektèse, un édit qui confesse explicitement le monothélisme. C’est à l’occasion de l’édition de l’Ektèse que Maxime passe au devant de la scène pour poursuivre le combat de son maître Sophrone. Il prend part, bien que simple

moine, au synode de Latran (649) qui condamne le monoénergisme et le monothélisme. L’obstination de l’homme dans la défense des fondements théologiques de la foi conduit à son arrestation à plusieurs reprises, notamment en 653 (avec le pape Martin) ; puis une autre fois en 655. Déporté en Thrace, Maxime le confesseur reste inflexible ; il sera jugé à nouveau en 662 à Constantinople ; devant sa fermeté dogmatique, on lui coupe la main droite et la langue avant de le déporter dans le Caucase ; il meurt en chemin le 13 août 662. Le concile de Constantinople III (681) confirmera les positions qu’il défendait ; celles qui se fondent sur les deux volontés dans le Christ. La vie de Maxime Le Confesseur ne se limite pas à ses combats ; mieux, on peut dire que les batailles qu’il mena se fondent sur ses certitudes théologiques, produits d’une pensée dense et profonde, une pensée qui est avide de précision. Sa pensée. L’engagement de Maxime le Confesseur au service de la christologie dans sa formulation de la Grande Eglise – un Christ, deux natures (divine et humaine), deux volontés (divine et humaine) – repose sur une pensée théologique qui vise un but précis avant tout ; il s’agit de comprendre la nécessité de l’œuvre de salut de l’homme que le Christ est censé venir mettre en oeuvre. Une économie de la sotériologie qui est nécessaire, car, selon la vision de Maxime, l’être humain se trouve trop livré à son animalité du fait la chute consécutive au péché d’Adam. Il s’en suit que la seule volonté humaine, qui est engluée dans les pulsions, ne peut lui permettre de restaurer sa nature selon le plan de Dieu. C’est là le point de vue du judéo christianisme dans sa totalité, mais avec Maxime Le Confesseur, l’objectif est précisé avec une rare minutie qui s’accompagne d’une ébauche de la structure humaine tant au niveau de l’homme déchu qu’à celui de l’homme considéré dans le plan divin. En effet, la chute par le péché d’Adam est expliquée, comme si la foi ne suffit pas pour amener le croyant à adhérer à l’œuvre de salut. La démarche intellectuelle double donc l’approche par la foi en tentant une analyse de l’agencement de l’homme en sa nature afin que celui – ci adhère par sa raison à la nécessité de son propre salut qui apparait alors comme une restauration. Cette restauration qui est le salut véritable que la grâce divine permet ne peut se faire que par le Christ, parce qu’il est le verbe incarné, mais par un Christ qui doit librement assumer son humanité pour réaliser cette œuvre salvatrice. L’incarnation est donc un acte central dans la pensée théologique de Maxime le Confesseur. La christologie doit donc souligner l’autonomie et la liberté du Christ, homme et

Dieu, qui sont nécessaires pour accomplir l’œuvre de salut. C’est ainsi que la pensée de Maxime voit pour le Christ, et cela conformément au dogme : * Une volonté divine ; une, avec celle du Père et une, avec celle du Saint Esprit. * Une volonté humaine qui lui est propre. Qu’il ait eu selon la nature une volonté humaine, tout comme il avait selon l’essence une volonté divine, le Verbe Incarné le montre clairement lui-même par son refus de la mort, refus humain, exprimé par lui, selon l’Economie, à cause de nous. Dans ce refus, il disait : « Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! ». Il disait cela afin de montrer la faiblesse de sa propre chair, et que ce n’était pas par une apparence trompeuse que cette chair était connue de ceux qui la voyaient (il aurait alors trompé leurs sens), mais qu’il était proprement homme, en vérité, ainsi qu’en témoignait sa volonté naturelle de laquelle venait le refus, conformément à l’Economie. (Opuscule 7) Il revient à Maxime Le Confesseur de préciser la structuration de ces deux éléments (volonté divine et volonté humaine, chacune étant autonome par rapport à l’autre) ; ce qu’il va faire en proposant son propre schéma analytique. Ainsi par exemple, jusqu’à Maxime, la Patristique – et donc l’Eglise – considère que les deux parties du passage de l’Evangile de Mathieu (Mt. 26, 39) : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. » Se rattachent : * Pour la première, à la volonté humaine du Christ (Père, s’il est possible,…) * Et pour la seconde (Toutefois, non pas ce que je veux,…) à la volonté divine dans le Christ. Maxime Le Confesseur attribue au contraire, les deux parties à la seule volonté humaine dans le Christ. * Le premier passage traduit ce que veut (ou ne veut pas) la nature dans le Christ (en sa nature humaine) ; c’est, dit Maxime, un vouloir de nature : la nature ne veut pas la mort… * Le second passage est le signe de la totale liberté du Christ (toujours en sa nature humaine) ; il est attribué à sa volonté de libre choix en tant qu’homme. Il pose donc que la volonté humaine dans le Christ peut se manifester sous deux facettes, un vouloir de nature et un vouloir de choix, facettes qui ne s’excluent pas

et qu’il voit en parfait accord avec la volonté divine en lui. (Voir le texte cité cidessus). On peut noter que par son approche, Maxime Le Confesseur souligne la nécessité des deux volontés, humaine et divine, dans le Christ ; car cette séparation des deux volontés permet de mettre en exergue la structure à deux composantes de la volonté humaine. C’est là, une position qui justifie les conclusions dogmatiques des quatre conciles – les deux natures et les deux volontés – ; c’est aussi une justification de son combat et de sa vie. Il faut à présent pénétrer la manière dont Maxime Le Confesseur fonde son approche en analysant les considérations théologiques qu’il utilise. Schéma Logos – Tropos La réflexion de Maxime Le Confesseur est centrée sur la mise en relation du logos et du tropos. Depuis les Pères cappadociens, il est entendu en effet que dans la Trinité, il y a communionentre les trois personnes si on considère les Logos, puisque contenus dans le Logos de Dieu. Mais, il y a différence entre elles selon la manière dont chacune des trois assume pleinement sa nature. Le tropos ou manière est ce qui distingue chacune des personnes de la Trinité. Ainsi : * Pour la Sainte Trinité : nous avons un seul Dieu selon le logos de nature (divine) ; mais il y a trois personnes selon le tropos. (Le Père, le Fils et le Saint – Esprit diffèrent par leur tropos respectif, d’où, il y a trois personnes distinctes, sans confusion, bien qu’ayant un seul logos, le logos de nature). C’est ainsi qu’à la suite des Pères cappadociens, le christianisme rend le dogme trinitaire accessible aux consciences. Maxime Le Confesseur va adopter une approche similaire pour expliciter l’approche salvatrice appliquée à l’homme ; soit : * Pour l’homme : selon Maxime Le Confesseur, nous avons union par le logos de nature, (entendu comme ce qui nous oriente vers Dieu) ; en conséquence, tous les hommes partagent ce logos de nature. Mais, chaque homme est distinct d’un autre homme par son tropos. (Choix individuel et liberté de suivre ou non la voie de Dieu). Le tropos est donc la faculté qui sous-tend notre libre – arbitre ; c’est une propriété strictement individuelle qui relève de la seule responsabilité de l’homme. Il en résulte que : Selon Maxime Le Confesseur, dire que le Christ est pleinement humain, c’est dire qu’il possède le même logos de nature que nous, les hommes (indépendamment de son logos de nature divin) ; c’est par le tropos que nous différons de lui

(indépendamment ici aussi de sa nature divine, bien sur !). Ce qui revient à dire que chez l’homme, le logos de nature n’est pas atteint par le péché originel ! Saint Maxime poursuit en envisageant pour l’homme, trois types de tropos de nature ; il les fonde sur le comportement de l’être humain relativement à son libre arbitre ; ce sont : * Le Tropos de nature qui est « contraire à la nature » ; il résulte de l’état de péché. C’est celui de l’homme consécutivement au péché originel. C’est celui dans lequel se trouve l’homme ; c’est la marque de la chute primordiale. * Le Tropos de nature qui est « conforme à la nature » ; Maxime le confesseur l’appelle le tropos de vertu. C’est l’objectif que l’homme doit poursuivre ; c’est le tropos vers lequel l’homme doit tendre par sa vie ; c’est la voie du salut entendue comme la part de l’homme dans l’économie de la sotériologie. * Le tropos qui est « au dessus de la nature » ; c’est celui du verbe incarné, celui du Christ en sa nature humaine. C’est le tropos que le Christ a acquis par la conception virginale, autre donnée dogmatique. Ce tropos manifeste la différence entre le Christ en tant qu’homme et nous. C’est donc un tropos qui est structurellement hors de notre portée. Opuscule théologique et polémique 1 « Le vouloir de libre choix, ou gnômique, est ou bien tout à fait selon la nature, ayant alors en tout le tropos de l’usage, se pliant au logos de la nature, ou bien est exercé par le sujet « contre nature », et le tropos de l’usage de cequi dépend de lui est devenu corrupteur du logos de la nature . . . Ou le logos de la nature est posé comme fondement par le bon usage, ou bien le tropos contre nature est contreposé par le mauvais usage, annonçant, l’un, un choix selon la nature, l’autre, un choix contre nature. » Une vision de l’homme. On comprend dès lors que Maxime Le Confesseur conçoive l’homme comme inachevé, homme à qui il appartient de se réaliser depuis l’origine ; c’est – à – dire qu’il lui faut passer de l’être ayant un tropos de péché à un être de vertu qui possède un tropos conforme à la nature. Cette vision de l’homme se distribue en trois niveaux : * Le logos de nature fait l’Être. * Le tropos conduit à l’ »être – bien » ou à l’ »être – mal« .

* Le terme est atteint par la mise en œuvre de la vertu ; ce terme est l’ »être – toujours« . Ainsi, contrairement à Origène qui voyait l’âme initialement au repos auprès de Dieu avant de se mettre en mouvement, Maxime ne place l’homme en Dieu qu’à l’issue de son achèvement – l’être toujours- ; c’est un achèvement qui est dynamique, car, il fait appel à la participation de l’homme lui – même à travers son tropos, son libre choix, qui doit le conduire à « l’être toujours ». Par rapport à Origène, il y a donc un renversement complet ! L’homme, en puissance par la causalité créatrice (son logos de nature), passe à l’acte selon le libre arbitre (son tropos) dans un mouvement dont l’achèvement est en Dieu. L’homme est donc appelé à la divinisation pour Maxime Le Confesseur. L’homme divinisé. La divinisation, c’est – à – dire : l’ »Être-toujours-bien » ne peut émerger sans la grâce divine, car, c’est un projet divin pour l’homme ; un projet que l’homme créé doit mettre en œuvre (ou non) parce que ce projet divin fait partie de son logos de nature ; mais, une mise en œuvre qui intervient sous la conduite de son tropos – son libre arbitre – ce qui entraîne que « l’Être-toujours bien » est un homme en accord avec son logos de nature. En raccourci, on peut dire que pour Maxime, c’est le renoncement à cet accord qui fonde le péché d’Adam ; ce dernier ayant donné la prééminence à ses sens, en privilégiant sa dimension corporelle au détriment de la spirituelle, et cela, par son tropos de libre-arbitre ; Adam a préféré la philautrie, en particulier dans sa connotation de jouissance vicieuse. C’est là, ce que Maxime Le Confesseur entend par l’homme divisé ! Le dessein de Dieu pour l’homme n’ayant pas changé malgré la faute, une restauration est possible. Il s’agit d’une libération – guérison. L’homme peut être ramené à son état d’origine, mais, seul le Christ peut réaliser cela, si l’homme le veut, parce que le Christ possède la double nature divine et humaine, et parce qu’il possède dans son humanité un tropos au « dessus de la nature« . La rénovation de l’homme laisse le logos de nature inchangé et porte essentiellement sur le tropos ; ce qui veut dire que la sotériologie se place uniquement sur le plan de l’agirhumain selon Maxime Le Confesseur. Ce point est important dans la théologie de Maxime Le Confesseur ; on en déduit en effet que : si la rénovation devait concerner aussi le logos de nature, cela reviendrait à dire que l’acte de création est défectueuse – et a conduit à un

homme « défectueux » – et non pas que la création le soit devenue à la suite du péché originel. En conséquence, il apparait que : * Le divin dans l’homme (le logos de nature) n’est pas concerné par la chute, même si on comprend qu’il soit dénaturé par le tropos de péché. * Tout homme peut être sauvé dès lors qu’il le souhaite et œuvre en ce sens. Ces deux points s’opposent à toute théologie, ou philosophie, selon laquelle, l’homme est « mauvais » par nature, comme ils s’opposent à toute théologie selon laquelle la grâce divine n’est pas donnée à tous, c’est – à – dire que certains hommes seraient irrémédiablement perdus… comme par essence ! Par l’incarnation, le verbe assume l’homme avant la chute ; cela est essentiel pour que tout l’homme soit rénové. Il apparaît que cette nécessité justifie que le Christ ait deux volontésabsolument distinctes. On comprend dès lors l’âpreté avec laquelle Maxime Le Confesseur combattit le monothélisme jusqu’à en souffrir le martyre et en mourir. Le Christ unificateur Maxime le Confesseur nous explique que le logos de nature traduit le projet divin chez l’homme, projet que son tropos ou libre arbitre n’a pas réalisé, mais s’y est opposé au contraire ; c’est la chute. La question est alors, selon Maxime Le Confesseur, qu’elle est l’œuvre que l’homme aurait dû réaliser pour éviter la chute ? En d’autre terme, quel est le sens que le croyant doit donner au péché originel. Que ce soit dans le judaïsme – ancien ou rabbinique- ou que ce soit dans le christianisme, le péché originel n’est souvent présenté que comme l’orgueil de l’homme face à son Dieu. Une explication qui n’est qu’une réponse de foi à une question essentielle pour le croyant ; une explication qui est très largement insuffisante, d’autant qu’elle appelle d’autres interrogations. Maxime Le Confesseur se doit d’apporter sa contribution à cet aspect aussi du fait religieux. Sa pensée considère l’homme dans le projet divin comme un élément médiateur, médiateur entre le divin et la création dans ses différentes facettes. Dans ce projet divin, l’homme est libre par son tropos, mais il n’est pas sa propre fin, il ne peut être une fin en soi qu’en choisissant de l’être par son tropos ; ce faisant, il renonce à la médiation qu’il aurait dû assumer ; la chute, c’est donc ce choix, ce renoncement. Cependant, cette attitude n’altère en rien ni sa nature (son logos de nature) ni le projet divin ; on peut alors dire que ce projet de médiation par l’homme reste en attente (et sera assuré par le Christ en sa nature humaine). Une médiation qui

reste possible, parce que, par son logos de nature, l’homme reste en liaison avec le divin, cette liaison qui aurait dû servir de « passerelle » au reste de la création pour s’unifier à son créateur, s’il n’y avait pas eu brisure. La mission salvatrice du Christ est de ramener l’homme dans son rôle de médiation, mais aussi servir lui – même de passerelle – Nul ne vient au Père que par moi (Jn, 14,6)- Jésus propose donc de réintroduire l’homme dans le projet, à condition que celui – ci réoriente son tropos avec l’aide de la grâce divine ; l’homme est ainsi invité à participer au corps mystique du Christ. C’est par le baptême que se fait l’intégration à ce corps ; mais ce corps c’est aussi tous ceux qui sont appelés à la rédemption, c’est – à – dire l’ensemble de l’humanité, d’où l’injonction du Christ : aime ton prochain comme toi – même. Si le lévitique (Lv 19,18) prodigue aussi la même injonction, la synagogue le limite aux siens, c’est – à – dire au peuple de Moïse ; par contre Jésus Christ l’ouvre à l’ensemble des hommes (Marc 12.31), car là se situe le corps mystique du Christ. Le corollaire est que chaque Être est ce corps, d’où tout baptisé qui ne voit pas dans son prochain, quel qu’il soit, le corps mystique du Christ trahi son baptême…et donc, il trahi le Christ et sa mission de rédemption. (Le développement de ce point conduit à envisager une christologie ouverte vers d’autres structures spirituelles dans la mesure où nous avons pour chaque être le même tropos de nature). L’incarnation conduit au Christ chez qui il y a l’homme réconcilié selon Maxime Le Confesseur ; le Christ, cet homme réconcilié, est aussi le Christ unificateur, c’est – à dire le Christ dans ce rôle de passerelle. * Christ unificateur, médiateur par sa naissance, entre homme et femme (biologiques) en un logos de la nature commun. * Christ unificateur du Paradis et du monde habité par sa résurrection. Le Paradis, entendu comme la terre utilisée de bonne façon. * Christ unificateur du ciel et de la terre par son ascension. La terre entendue comme la création. * Christ unificateur du sensible et de l’intelligible par sa remontée au Père. * Christ unificateur, médiateur entre Dieu et sa création. Médiation qui impose l’incarnation : le Verbe s’est fait chair. (Chair entendue comme anthropos selon les Ecritures et selon Saint Paul). Pour Maxime Le Confesseur, le salut, dans cette vision, passe par trois lois : la loi de la nature, la loi de l’Ecriture, et la loi de la grâce.

* Par la première loi, le Logos divin fait exister les Êtres. * La seconde loi traduit l’intervention de la providence dans la conduite des Êtres, une loi de pédagogie. * La troisième loi est l’appel à participer à la nature divine. (le Corps Mystique du Christ). En d’autre terme, la contemplation de la nature révèle Dieu. L’Ecriture traduit la relation de Dieu avec l’homme. L’incarnation du Christ et son œuvre de salut traduisent la loi de grâce. Le Verbe est créateur, législateur et rédempteur. Si la déification est l’aboutissement du plan de Dieu, elle ne peut se faire que par, et dans l’incarnation ; d’où la déification est christologique. Maxime le confesseur précise aussi que l’homme devient Dieu en tout point sauf l’identité d’essence ; c’est – à – dire que l’homme ne devient pas Dieu par essence, même si la déification n’a pas de fin, puisque Dieu est éternel. Conclusion. Ces lignes sont un survol de la vie et de la pensée de saint Maxime Le Confesseur. Un survol qui permet de comprendre la vision qu’il avait de sa foi, vision qui fonde le sens de sa vie et de son combat. Outre Sophrone qui affina sa formation de théologien, Maxime est marqué par l’approche qu’avaient les Pères cappadocien de la christologie ; c’est sur la base de leur réflexion qu’il formula sa vision du tropos. Même s’il a pris le contre-pied d’Origène sur quelques points, notamment sur la question du séjour des âmes, il n’est pas moins vrai qu’il a subi son influence à travers les écrits d’Evagre. Signalons aussi sa connaissance de la pensée de Denys l’Aréopagite. La pensée de Maxime influença les réflexions des mystiques chrétiens notamment au moyen âge. Œuvres (Sélection) La Mystagogie Dispute avec Pyrrhus Opuscules Les Questions à Thalassius Les Ambigua Les Centuries

Centuries sur la Théologie et l’Economie Bibliographie. (Une sélection) Saint Maxime le Confesseur de Jean-Claude Larche ; Cerf, 2003 La Divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur de Jean-Claude Larche ; Cerf, 1996 Union and Distinction in the Thought of St Maximus the Confessor de Melchisedec Toronen ; Oxford University press 2007 Agir de Dieu et liberté de l’homme : Recherches sur l’anthropologie théologique de saint Maxime le Confesseur de Philipp-Gabriel Renczes ; Cerf 2003 Le Christ et la Trinité selon Maxime le Confesseur de Pierre Piret ; Editions Beauchesne ; 2000 Publié dans: culture

FOI ET RAISON par adacpaul le 15/04/2016 | Poster un commentaire

Foi et Raison en régime chrétien Deux magistères en direction d’un sujet unique : l’homme ; une manière d’état des lieux sous cette double vision. « Fides et ratio binae quasi pennae videntur quibus veritatis ad contemplationem hominis attollitur animus.» « La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité.» Cette citation d’ouverture de l’encyclique Fides & Ration du pape Jean Paul II (1998) pose d’emblée la problématique ; à savoir que la foi et la raison procèdent de deux plans différents. Plans différents et non opposés en cela que l’objectif de vérité est commun aux deux. Pour l’homme, la soif de connaître, c’est de cela qu’il s’agit ; c’est – à – dire la contemplation de la vérité, semble pouvoir se satisfaire selon deux voies :* Le savoir par la raison. * Le savoir par la foi. Il me semble possible de tenter de dresser une manière d’état des lieux à la lumière des éléments que l’encyclique nous propose, notamment dans son chapitre II par ses rappels aux écrits bibliques ; mais également à travers la démarche des hommes de science.

LES DEUX VISIONS Le désir de connaitre, la soif de savoir, qui anime les hommes aussi loin que l’histoire et l’archéologie nous permettent de remonter peut être considéré comme l’une des caractéristiques essentielles de la nature humaine, et cela depuis les origines certainement. On peut penser que c’est là que se situe l’un des mécanismes les plus puissants qui sont à la source de sa formidable évolution et de son développement. Nous pouvons sans doute postuler que le ressort qui fait fonctionner ce mécanisme de développement est en partie l’antagonisme qui met face à face la conscience de son être et ce que cela implique – la foi – et son désir irrépressible de connaître par la raison ce qu’il y a derrière le mur qui lui barre l’horizon. Ce désir de connaître peut avoir pour objet l’homme lui-même ou bien le monde dans lequel il évolue, ou le plus souvent, les deux. C’est – à – dire que dans un cas comme dans l’autre, la réflexion de l’individu débouche – et cela sans doute très tôt dans le cours de son évolution – sur les questions ontologiques habituelles : qui suis – je ? D’où est – ce que je viens ? Et où vais – je ? … mais également sur d’autres interrogations qui portent l’homme à se pencher sur le monde dans lequel il se trouve ; un monde aussi bien physique, géologique, que sociétal ; c’est – à – dire : que puis – je penser et que puis – je dire sur ce monde qui m’environne ? Comment est – il fait ? Et bien sûr : qui l’a bâti ? Pourquoi et comment je m’y trouve ? Satisfaire ce désir, c’est répondre ou tenter de répondre à ces questionnements ; cela peut se faire par la raison de l’homme – une autre caractéristique de l’espèce – ou avec la révélation divine dont il a la chance de bénéficier. Si la voie qui se veut passer par la raison repose d’abord sur un discours sur les objets et le tâtonnement encadré ou pas, celle qui emprunte sa motivation à la révélation repose elle aussi sur le discours ; mais c’est un discours qui se structure par la foi et ses dogmes ainsi que par l’obéissance qu’elle implique. Deux visions donc qui cohabitent aussi bien dans le même individu que dans le même espace géographique et temporel ; c’est pourquoi, il serait malaisé et vain, me semble – t – il de chercher à les séparer. Pour autant, on ne peut inférer que ces deux visions sont en parfaite harmonie ; s’il en était ainsi, la problématique qui nous occupe n’existerait pas. En somme, la voie selon la foi s’appuie sur l’esprit de l’homme adossé aux dogmes, alors que la voie selon la raison s’appuie elle aussi sur l’esprit de l’homme, mais celui – ci fait appel dans ce second cas à l’expérience humaine. UN DOUBLE LIEN Ces deux voies fondamentales sont distinctes certes, mais elles sont fortement liées. Nous y trouvons un lien profond qui vient de la communauté de leur objet : les

questions ontologiques. Nous leur trouvons également un lien qui vient de l’identité de leur support, c’est – à – dire : l’agir et le vivre de l’homme ; nous pouvons parler alors d’un double lien. C’est précisément ce lien double que soulignent magistralement les écrits de sagesse de la révélation divine ; l’encyclique Foi et Raison nous rappelle par exemple : « La Sagesse sait et comprend tout » (Sg 9, 11). Nous trouvons également ce lien en dehors de la révélation, notamment chez les philosophes et les penseurs depuis la plus haute antiquité et cela sous tous les cieux. Dans un cas comme dans l’autre, ce lien se manifeste avec une profondeur et une intensité très variables, mais souligne chaque fois le désir de connaître qui anime l’être humain, notre point de départ. Ainsi par exemple dans les écrits de sagesse, nous pouvons lire : « Heureux l’homme qui médite sur la sagesse et qui raisonne avec intelligence, qui réfléchit dans son cœur sur les voies de la sagesse et qui s’applique à ses secrets. Il la poursuit comme le chasseur, il est aux aguets sur sa piste; il se penche à ses fenêtres et écoute à ses portes; il se poste tout près de sa demeure et fixe un pieu dans ses murailles; il dresse sa tente à proximité et s’établit dans une retraite de bonheur; il place ses enfants sous sa protection et sous ses rameaux il trouve un abri ; sous son ombre il est protégé de la chaleur et il s’établit dans sa gloire » (Si 14, 20-27). Il me semble que c’est ce double lien qu’enseigne l’auteur biblique dans cet extrait en plaçant son propos uniquement sur le plan humain dès lors que par ailleurs, on sait que « Notre cœur ourdit notre voie ; Yhwh assure notre pas » (Pr 16, 9). On ne peut mieux signifier le lien entre Raison et Foi. C’est encore ce double lien que nous repérons déjà chez les penseurs pré – socratiques, notamment : « Toutes les lois humaines se nourrissent d’une seule loi, la loi divine, car elle commande autant qu’elle veut » (fragment d’Héraclite) ; Raison et Foi donc. J’aurais pu citer Platon ou Aristote qui, eux aussi avaient manifesté la nécessité de la voie du savoir par la foi – même si nous ne sommes pas dans le cadre de la révélation divine – et de celle qui passe par la raison de l’homme. Plus près de nous, écoutons Erwin Schrödinger, prix Nobel de chimie : « Il s’avère en effet beaucoup plus difficile de rendre compréhensible, de présenter rationnellement, ne serait-ce que le domaine spécialisé le plus restreint de n’importe quelle branche des sciences, si on en retire toute métaphysique. » (« Ma conception du monde, le Veda d’un Physicien ». Erwin Schrödinger. Paris, Le Mail, 1982). Deux voies donc pour assouvir la soif de connaître qui anime l’homme ; deux voies qui sont liées comme nous venons de le voir et qui de ce fait doivent être en harmonie aussi bien dans l’être individuellement que dans la société dans laquelle il évolue.

Nécessité d’harmonie donc ! Une nécessité d’harmonie qui est soulignée aussi bien par les hérauts de la révélation divine – foi – que par nombre de penseurs et hommes de science qui font profession de foi de rationalité – raison – sans nécessairement rejeter la foi en Dieu. On peut penser à Descartes par exemple, et à bien d’autres avant et après lui. LE RAPPORT ENTRE LES DEUX VOIES Nécessité d’harmonie avons – nous dit ; mais alors quel peut être le rapport entre les deux, à savoir : * Dieu ne peut être atteint par la raison, ce qui voudrait dire une séparabilité absolue entre la foi et la raison pour, par exemple, l’idéalisme philosophique. Dans le même ordre d’idées, pour Pascal, par exemple, la foi est une obéissance à un Dieu révélé ; la foi ne peut être un principe de connaissance mais une norme. Donc la foi doit guider l’intelligence ; la raison est subordonnée à la foi. * La raison seule suffit pour les positivistes ; c’est-à-dire que la religion n’aurait servi qu’à préparer les esprits à l’ère de la science. De ce point de vue, tout réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel pour Schopenhauer. La résultante est une crise, en fait, une série de crises. Crise de la Foi, quand, fort de ses succès théoriques et expérimentaux, la raison, à travers la science et ses œuvres pensa répondre à toutes les interrogations de l’être en ignorant purement et simplement celles qui semblent ne pas entrer – ou pas encore – dans son champ d’application qui est défini unilatéralement. Certes, la raison prend en défaut les explications traditionnelles de la révélation, mais elle les jauge à l’aune de ses propres références ; la crise qui en résulte est traumatisante au point de conduire le religieux à s’adonner à une intense étude critique des textes fondateurs de la foi chrétienne. Une exégèse qui fut si systématique que les pères conciliaires de Vatican I seront amenés à rappeler que la révélation divine est d’esprit et de caractère surnaturel. Crise de la foi donc. Il apparaîtra très vite que la science ne peut répondre à toutes les aspirations de l’homme ; elle ne peut apporter de réponses satisfaisantes à toutes les questions que nous évoquions plus haut. Pire, le conflit de 1914 montra non seulement les limites de l’homme social dans son appréhension de l’autre, ce conflit révéla aussi au grand

jour le fait que les œuvres de sciences peuvent s’avérer redoutables dans l’usage que les sociétés peuvent en faire. Si ce premier coup de semonce monstrueux amena à s’interroger sur les fruits des œuvres de la seule raison et des passions, il ne réhabilita pas pour autant la foi dans sa dimension dogmatique ni dans son approche des sociétés humaines. Ce sera le rôle du second coup de semonce dévastateur que fut la guerre de 1939 – 1945 de révéler définitivement les limites de la science, œuvre de la seule raison. Une des conséquences importantes de la crise entre Foi et Raison fut de fonder une nouvelle approche des rapports entre la foi et la modernité, entre l’église et la modernité ; n’est – ce – pas le sens de l’encyclique Divino Afflante Spiritu du pape Pie XII en 1943 ? Plus tard, avec Vatican II notamment, on parlera de l’Eglise, peuple de Dieu, en dialogue avec le monde et donc avec sa modernité ; ce fut une réorientation importante. Même là des écueils surgiront, en particulier, la théologie de la libération qui n’est qu’un aspect de la crise entre la foi et la modernité du monde vue dans sa dimension sociale voire sociologique ; ce fut une autre manifestation de la difficulté à trouver le point d’équilibre entre la raison et la foi. Bien sûr, dans ce cas il ne s’agit plus seulement de sciences, au sens de sciences exactes. Dès lors, nous pouvons parler de désillusions ; une désillusion qui traduit l’inadéquation entre l’espoir, les convictions et les moyens qui sont à la portée de l’homme et la manière de les mettre en œuvre. DESILLUSION De ces crises, celles de la foi comme celles de la raison positiviste, la science à la recherche de réponses, l’homme n’en sort – il pas rempli de désillusions ? La réponse aujourd’hui est certainement oui pour la foi, ce qui se traduit par la désaffection des foules pour les voies traditionnelles de religiosité et la recherche, parfois effrénée, de nouvelles spiritualités. Elle est oui également pour les fruits de la seule raison qui entraîne une défiance, voire un refus, des promesses des sciences considérées sans discernement. Pourtant, curieusement, la demande de spiritualité n’a jamais été aussi forte ni les espoirs mis dans la science pour trouver des solutions aux maux de l’homme aussi élevés. Le problème n’est pas me semble – t – il une opposition, mais plutôt l’inconfort dans lequel notre esprit se trouve quand il s’agit de faire cohabiter l’œuvre de foi et l’œuvre de raison en nous sans que chacune – de la foi et de la raison – ne dispose de son « espace », de son aire d’entendement clairement défini et clairement délimité. La désillusion résulte alors d’une erreur de vision dans la mesure où nous demandons à la raison de régler des problèmes qui ne sont pas génériquement de son ressort ; dans la mesure également où nous sortons la révélation divine de son rôle,

celui de sa dimension transcendantale pour vouloir la pénétrer absolument par la raison sous prétexte que nous avons accédé au temps profond (géologique) et sous prétexte que nous avons désormais la conscience d’une évolution des espèces y compris de l’homme (Darwin). Désillusion ! Pour autant, nous n’avons cessé de célébrer aussi bien la foi que la raison. N’est-ce pas parce que nous avons mal entendu le discours de la révélation ? A force de vouloir l’écouter comme un cri du monde, n’avons-nous pas obscurci le message ? En reprenant les écrits de sagesse, les dits de la révélation, l’homme de foi peut y trouver que : * La vérité de l’homme est fondamentalement déclinée en de multiples facettes qui sont intimement liées. * Foi et Raison ne peuvent s’exclure. * Foi et Raison ne peuvent se hiérarchiser. * La Raison apparaît comme un chemin de montagne escarpé que nous devons gravir inévitablement, et dont le garde-fou indispensable est la Foi. Pour l’homme, l’un ne peut aller sans l’autre. UNITE Tel est, me semble – t – il le maître mot ! Unité entre la foi et la raison en cela que c’est de l’homme total qu’il s’agit ; c’est – à – dire l’homme avec ce dont il est capable en acte, en pensée et en objet de pensée. Le parcours conceptuel pour se convaincre de cette totalité est long; ce qui suppose qu’on dissocie la foi d’avec les croyances, qu’elles soient profanes ou relèvent de la religiosité. On peut trouver les prémisses de cette nécessaire unité dès les dits de la révélation. Ainsi, comme le rappelle l’encyclique, « il existe une profonde et indissoluble unité entre la connaissance de la raison et celle de la foi. » Et de préciser encore : « La raison et la foi ne peuvent donc être séparées sans que l’homme perde la possibilité de se connaître lui- même, de connaître le monde et Dieu de façon adéquate. » Je veux dire que foi et raison doivent se joindre pour un parcours unitaire au cours duquel chacune doit garder ses marques spécifiques. Je veux dire que foi et raison doivent construire solidairement une communauté dans laquelle l’homme peut se déployer. Enfin, si la soif de connaissance comme je l’ai dit se satisfait selon deux voies, leur résultante aboutit, et ne peut aboutir qu’à l’homme, en cela que c’est

l’homme qui est le point cardinal, l’homme dans toute sa plénitude, l’homme débarrassé de toute ignorance ou orgueil, l’homme en harmonie avec son univers dans toutes ses composantes et avec son créateur. Autrement dit, c’est le « connaistoi, toi-même » des philosophes depuis l’antiquité, dès lors qu’on n’oublie pas que ce « toi-même » n’est pas isolé. L’homme étant donc le point de convergence de ces voies, foi et raison ne peuvent être dissociées. Elles sont résolument indissociables, mais cette unité d’action doit respecter absolument le domaine d’entendement de l’une et de l’autre ; le non respect de cette condition entraîne, je l’ai dit, la désillusion que nous pouvons considérer alors comme la rupture de l’unité nécessaire ; rupture qui rend alors impossible un complet « connais-toi, toi-même ». L’unité, c’est – à –dire la création solidairement de la communauté entre la foi et la raison suppose ainsi que la foi s’insère dans le domaine de la raison ; ce que les dits de la révélation n’ont jamais cessé d’affirmer ; c’est le cas par exemple des livres bibliques tels que : Sagesse, les Psaumes, le livre des proverbes, le Siracide… Cette unité suppose également que la raison doit à son tour s’insérer dans le domaine de la foi. De plus en plus de scientifiques affirment cette double insertion ; ainsi par exemple, Karl Popper, Ilya Prigogine et bien d’autres encore… ne conçoivent plus leur domaine comme exempt de spiritualité. Nous avons par exemple l’aveu de la seconde nécessité dans la citation que je donnais plus haut d’Erwin Schrödinger. Certes, bien de spéculations scientifiques vont, en apparence, bien au-delà du problème qui nous préoccupe, en particulier, le problème de l’observateur, comme celui du déterminisme universel ; ce n’est selon moi rien d’autre que l’émergence et la prise en compte d’une autre dimension à la quête des hommes. Mon choix des hommes de sciences mentionnés ci- dessus est volontairement limité au domaine que nous considérons comme celui des sciences exactes, domaine dans lequel pouvoir faire des mesures est la règle ; ne dit-on pas que « il n’y a de science que de mesure » il n’y a pas si longtemps encore ! Aujourd’hui, nous savons que mesurer n’est plus la panacée ! Ainsi, comme le dit Prigogine … »raison » n’est plus associée à « certitude », ni « probabilité » à « l’ignorance ». C’est dans ce cadre que la créativité de la nature et donc en particulier celle de l’homme trouve la place qui lui revient. « L’unité suppose aussi que la foi s’insère dans le champ de la raison ai-je dit ; il suffit de se tourner vers les écrits bibliques pour s’en convaincre. Ainsi, comme nous le rappelle l’encyclique du pape Jean Paul Il (chap. Il, 17) : « Il ne peut donc exister aucune compétitivité entre la raison et la foi : l’une s’intègre à l’autre, et chacune a son propre champ d’action. C’est encore le livre des

Proverbes qui oriente dans cette direction quand il s’exclame :« C’est la gloire de Dieu de celer une chose, c’est la gloire des rois de la scruter » (25, 2). Dans leurs mondes respectifs, Dieu et l’homme sont placés dans une relation unique. En Dieu réside l’origine de toutes choses, en Lui se trouve la plénitude du mystère, et cela constitue sa gloire ; à l’homme revient le devoir de rechercher la vérité par sa raison, et en cela consiste sa noblesse. Un autre élément est ajouté à cette mosaïque par le Psalmiste quand il prie en disant : «Pour moi, que tes pensées sont difficiles, ô Dieu, que la somme en est imposante ! Je les compte, il en est plus que sable ; ai-je fini, je suis encore avec toi» (139 [138J, 17-18). Le désir de connaître est si grand et comporte un tel dynamisme que le cœur de l’homme, même dans l’expérience de ses limites infranchissables, soupire vers l’infinie richesse qui est au-delà, parce qu’il al’intuition qu’en elle se trouve la réponse satisfaisante à toutes les questions non encore résolues. « Et encore ceci du même texte (20) : « … la raison est valorisée, mais non surestimée. Tout ce qu’elle atteint, en effet, peut être vrai, mais elle n’acquiert une pleine signification que si son contenu est placé dans une perspective plus vaste, celle de la foi : «Le Seigneur dirige les pas de l’homme : comment l’homme comprendrait-il son chemin ?» (Pr 20, 24). Pour l’Ancien Testament la foi libère donc la raison en ce qu’elle lui permet d’atteindre d’une manière cohérente son objet de connaissance et de le situer dans l’ordre suprême où tout prend son sens. En un mot, l’homme atteint la vérité par la raison, parce que, éclairé par la foi, il découvre le sens profond de toute chose, en particulier de sa propre existence. L’auteur sacré met donc très justement le commencement de la vraie connaissance dans la crainte de Dieu: « La crainte du Seigneur est le principe du savoir» (Pr 1, 7; cf. Si 1, 14). » Nous pouvons évoquer le livre de Job également, même si dans ce cas, la question qui est examinée – le problème du mal dans le monde – n’entre qu’indirectement dans la problématique foi et raison. Nous pouvons nous y référer parce que quand Le Tout Puissant daigna enfin répondre aux lamentations de Job, c’est la nature, son œuvre, qu’II lui donna en exemple ; c’est par les prodiges de la nature qu’II lui signifia que la foi appelle une réponse d’obéissance et seulement celle – là ; or ce sont ces prodiges que la raison considère comme son domaine. En d’autres termes, « la grandeur et la beauté des créatures font par analogie contempler leur auteur’ (Sg 13, 5 ; cité par l’encyclique). Est- ce à dire que la nature et ses œuvres sont aussi révélation ? La réponse est oui, mais elle est également non selon moi.

La réponse est oui, car, c’est en quelque sorte « l’agent » dont nous disposons pour y fixer nos interrogations. La nature est le premier niveau d’interrogation qui est accessible à tout homme ; c’est le premier niveau sur lequel la raison prend pied. La réponse est oui, car, c’est la contemplation du réel qui ouvre la voie au questionnement ; et sans questionnement, on ne peut parler de foi. La réponse est non aussi, parce qu’il faut éviter de faire de la nature un absolu ; il faut éviter d’en faire un objet d’adoration, car dans ce cas, l’homme sombrerait dans l’idolâtrie. N’est-ce -pas là l’erreur d’optique des sciences du XVllème, XVlllème et XIXème siècle ? Cette science qui pensait, et sans doute pense encore pour certains scientifiques, pouvoir ouvrir toutes les portes auxquelles l’esprit de l’homme frappe. La réponse est non aussi parce qu’il nous faut placer le réel observable dans le champ du temps profond, le temps cosmologique ; c’est dans ce temps en effet que se déploie la toute puissance divine. C’est l’honneur de la raison de rendre l’homme capable de pénétrer aussi bien ce temps que de concevoir son déploiement. C’est l’honneur de la raison de rendre l’homme capable d’accéder aux œuvres du créateur et pour finir de connaître Dieu. « Acquiers la sagesse, acquiers l’intelligence » (Pr 4,5) nous enseigne t – on ! Ce qui veut dire que la foi et la raison se rencontrent dans l’homme, car c’est Dieu qui a fait l’une et l’autre pour le croyant ; l’harmonie dans l’homme est au prix de cette rencontre. « La crainte du Seigneur est le principe du savoir » (Pr 1,7) car, « La Sagesse sait et comprend tout » (Sg 9, 11). Ce qui signifie que la réflexion doit aussi porter sur la révélation. Ce qui signifie également que l’une ne doit pas être surévaluée par rapport à l’autre, car alors, nous poserions le problème en termes de compétition. Nous le poserions en termes de concurrence, et pour finir en termes d’exclusivité. Le risque dans ces conditions serait l’émergence d’une réaction de suspicion ; une suspicion qui déboucherait inévitablement sur l’intolérance, mère de tous les intégrismes. N’est – ce pas là la leçon des cinq ou six derniers millénaires de l’humanité ? N’est- ce pas là l’erreur, sinon l’errance de ceux qui croient et tentent d’imposer aujourd’hui encore l’idée que la raison à travers la science oblige à une révision totale du principe des dogmes et des dits de la foi, et donc de la révélation ? N’est-ce pas là aussi que se situe l’erreur, sinon l’errance de ceux qui pensent aujourd’hui encore que les dits de la révélation sont à prendre au premier degré, déniant de fait toute intelligibilité à la raison et donc à ses fruits ? Le créationnisme aujourd’hui n’est-il pas l’une des manifestations de cet état d’esprit ? Pas plus que la raison ne peut exclure le divin ni la révélation, la foi ne peut se substituer à l’œuvre de raison. Les deux voies sont nécessaires comme le rappelle le

pape Jean Paul II dans l’ouverture à l’encyclique que j’ai citée au début de cette réflexion. Unité nécessaire donc entre foi et raison pour construire l’harmonie dans l’homme. CONCLUSION Unité, c’est – à – dire convergence de la foi et de la raison dans l’homme ; une convergence qui ouvre la voie du salut. Unité : oui ! Unicité : non ! En effet l’unité ne doit pas aboutir à l’unicité ! Je veux dire qu’on ne doit pas considérer la foi et la raison comme deux facettes, deux manifestations d’un concept unique ; cela reviendrait en effet à considérer que la foi seule par exemple répond ou peut répondre à toutes les questions que se pose l’homme y compris son regard ouvert sur le monde physique ; ce serait nier que l’homme est créé à l’image de son créateur ; cela équivaudrait à lui dénier de fait toute liberté, et plus particulièrement celle du questionnement. L’unité ne doit pas aboutir à l’unicité, car, cela reviendrait à dire aussi que la raison, à travers les œuvres de la science par exemple, suffit à l’homme pour réussir « connais-toi, toi-même ». Le résultat dans ce cas reviendrait à voir l’homme comme un simple « objet » ; cela reviendrait à considérer l’homme comme un produit fortuit des lois de la nature ; ce ne serait qu’un fruit gratuit d’un hasard sans âme. Ce serait là une redoutable matérialité dont les conséquences furent effroyables dans le passé pour la société des hommes et qui risquent de l’être encore. Refuser l’unicité c’est aussi considérer que le vrai ne peut s’entendre comme un paradigme absolu, car la vérité doit aussi prendre l’homme dans sa marche et encadrer cette progression. C’est dire : – Qu’une éventuelle vérité de la raison ou de la foi doit aussi être utile pour cette marche avant d’être vérité ou non. – Qu’une éventuelle erreur de la raison ou de la foi peut être utile et nécessaire à un moment donné de cette marche davantage que ne l’aurait été la vérité correspondante à ce même moment. Il nous faut comprendre que c’est dans la persévérance et dans la confiance que l’homme de foi place sa marche vers la vérité, c’est -à – dire vers le salut. Ceci, parce que par la Révélation aussi bien que par l’histoire, nous possédons une identification précise de la raison et de la foi comme savoir profane et comme vérité de foi. Publié initialement en 2009.

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SAINT PAUL: LES RAISONS D’UNE PERSECUTION par adacpaul le 15/04/2016 | Poster un commentaire

Introduction. Tous les récits de la conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas mettent en exergue deux questions. La première est celle que pose Jésus, accusateur, par exemple en Ac 9, 4 : — Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? La seconde est celle de Paul qui peut paraitre comme prémices de la réponse à la première question. Paul répond en effet par une autre question : — Qui es-tu Seigneur ? La suite des récits semble traduire un accord implicite des deux protagonistes – avec la mise en garde du Christ en Ac 26,14, « C’est en vain que tu résistes, comme l’animal qui rue contre le bâton de son maître » -pour entrer directement dans le vif du sujet : l’ordre de Jésus, et ce que Paul considère comme son « saisissement« . Tout se passe comme si les possibles réponses à la question de Jésus sont entendues et ne nécessitent pas d’être déployées ni par Jésus, creusant l’interrogation, ni par Paul dans un effort de justification par exemple. Pouvons-nous tenter de dégager ce qui pourrait être les raisons qu’avait Saint Paul de persécuter violemment les adeptes de Jésus ? La réponse est oui ; il faut en chercher les éléments à travers l’action et l’enseignement de Paul depuis son saisissement par le Christ. Il faut en chercher les raisons dans les convictions de Paul en tant que juif pratiquant et déterminé. Pour se faire, commençons par examiner les récits du comportement de Saul avant le chemin de Damas.

Les assertions. Elles ont deux origines dans le Nouveau Testament, les Actes des Apôtres et les Epitres de Saint Paul ; chacune ayant une vision propre. Dans les Actes des Apôtres, la vision de Saint Luc est de proposer un déploiement à visée historique et ecclésiale des premiers temps du christianisme ; et selon lui, Saint Paul est un acteur majeur de ces temps de commencement du christianisme.

Dans les Epitres, la visée est théologique et également ecclésiale, car la fougue de St Paul en « promoteur » du Christ sauveur n’a pas pour objet une relation d’évènement, mais une profession et une proclamation de ses nouvelles convictions. En considérant ces deux types d’assertions, nous pouvons dégager les éléments qui nous permettrons d’analyser les possibles réponses à la question de Jésus à Saint Paul, « …pourquoi me persécutes-tu ? » Dans les Actes des Apôtres. Dans les Actes, nous avons plusieurs assertions de la violence de Paul envers les adeptes de Jésus, d’une part comme relation de l’auteur des Actes. Ainsi, si en Ac 8,1, il n’est présenté que comme témoin de la lapidation d’Etienne, le verset précise qu’il approuvait le meurtre, et donc avait déjà la persécution en lui comme l’indiquent les versets 3 « Saul, de son côté, ravageait l’Église; pénétrant dans les maisons, il en arrachait hommes et femmes, et les faisait jeter en prison. » En Ac 9,1, nous avons une nouvelle étape, selon les Actes, dans la persécution en demandant au Grand Prêtre des lettres de mission, car son « cœur n’exhalait que menaces et mort contre les disciples du Seigneur. » La volonté de détruire, d’extirper « les adeptes de la voie » est telle que le juif zélé qu’il était encore s’engageait – déjà – sur les routes, en particulier, celles qui mènent aux synagogues de Damas. Saint Luc nous présente d’autre part la persécution des adeptes de Jésus par Paul à qui il laisse la parole. En effet, en Actes 22, 4, puis en Ac 22,19-20, c’est Paul qui s’exprime, il reconnait avoir « persécuté jusqu’à la mort » ceux qui deviendront ses compagnons après sa conversion. Autant dire que Paul reconnait l’extrême détermination –jusqu’à la mort- qui fut la sienne. C’est encore lui qui parle en Ac 26, 9-11, pour dire ce qui peut apparaître comme un résumé de sa vie de persécuteur, pour reconnaitre d’avoir approuvé les condamnations à mort de ceux qu’il jetait en prison ; en d’autres termes, Paul se reconnait comme meneur de la persécution, même si ce sont les autorités religieuses qui délivraient les ordres de mission. Ainsi, les Actes de Apôtres balisent le parcours de Saul de Tarse en soulignant ou en faisant souligner l’ardeur, la fureur ou encore le zèle qui animait l’homme. Dans les Epitres. Dans ses écrits, les Epitres, Saint Paul revient à maintes reprises sur sa vie passée de persécuteur. En 1Co 15, 9 pour se situer ; il écrit : « Car je suis le plus petit des apôtres, moi qui ne suis pas digne d’être appelé apôtre parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu. Mais ce que je suis, je le dois à la grâce de Dieu et sa grâce à

mon égard n’a pas été vaine » (1Cor 15,9). C’est en ces termes que Saint Paul s’adresse aux corinthiens, reconnaissant par-là un point crucial de sa vie, celle du juif zélé qu’il fut d’abord. Il s’agit sans doute aussi de célébrer l’honneur insigne que lui fait le Seigneur en le gratifiant d’une apparition. Il poursuit en 1Cor 15,10, « par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis et la grâce n’a pas été inefficace…« En d’autres termes, il resitue sa vie de persécuteur dans la volonté divine ! On peut dire qu’il intègre cette partie de son existence dans sa vision théologique. N’est-ce pas l’une des lectures possibles pour 1Cor 7,20-23 ? Saint Paul écrit en effet : « 7.20 Que chacun demeure dans l’état où il était lorsqu’il a été appelé. 7.21 As-tu été appelé étant esclave, ne t’en inquiète pas; mais si tu peux devenir libre, profites-en plutôt. 7.22 Car l’esclave qui a été appelé dans le Seigneur est un affranchi du Seigneur; de même, l’homme libre qui a été appelé est un esclave de Christ. 7.23 Vous avez été rachetés à un grand prix; ne devenez pas esclaves des hommes. » Saint Paul est donc un « affranchi du Seigneur« . Comme dans les Actes des Apôtres, nous avons à plusieurs reprises sous la plume de Saint Paul le récit de son comportement avant sa conversion, 4 en tout. En Ga 1,13-14, c’est à une véritable « carte de visite » à laquelle nous avons droit, même si celle-ci était devenue obsolète du fait du « saisissement » de Saul par le Seigneur : « Vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme, avec quelle frénésie, je persécutais l’Église de Dieu, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. » Et en Ga 1,23, Paul rappelle la réputation qui était la sienne dans les milieux de ceux qui suivaient Jésus. « Celui qui nous persécutait autrefois prêche maintenant la foi qu’il s’efforçait de détruire. » C’est sans doute dans l’Epitre aux philippiens que Saint Paul détaille et argumente la carte de visite du persécuteur qu’il était. Il précise en effet -Ph 3,5-6- : « Circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, hébreu, fils d’hébreu, pour la loi pharisien, pour le zèle persécuteur de l’Eglise, pour la justice qu’on trouve dans la loi, devenu irréprochable ».

Pourquoi ? Ainsi, il nous livre in extenso trois directions d’expression de sa pensée en Ph 3, 46, trois directions qui faisaient sa fierté avant sa rencontre avec Jésus. Trois directions qu’il ne regrette pas semble-t-il après sa conversion. Les assises de cette pensée sont :

Hébreu, fils d’hébreu : donc circoncis le huitième jour. Pratique de la Loi : pharisien convaincu. Justice de la Loi : irréprochable dans son action. Zèle de la Loi : fanatique et persécuteur.

C’est donc l’affirmation, de sa judaïté, et cela, à travers : La Loi qui doit être respectée avec zèle. Le zèle pour pratiquer la justice. La justice pour obéir à la volonté divine connue à travers les pères et les prophètes.

Hébreu, fils d’hébreu. C’est la communauté, elle qui est le corps de l’alliance ; alliance de Dieu avec un peuple qui doit demeurer séparé pour respecter l’exigence de sainteté. Or l’enseignement de Jésus et la proclamation des Apôtres après Pâques et la Pentecôte rend obsolète cette exigence de séparation et cette forme de sainteté. Ainsi, en Matthieu 15, les exigences de pureté alimentaire sont balayées. Ainsi en Mtt 15,2, les juifs demandent à Jésus : « Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? Car ils ne se lavent pas les mains, quand ils prennent leurs repas. » Jésus répond et prolonge l’enseignement : » 15,11 Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme; mais ce qui sort de la bouche, c’est ce qui souille l’homme… 15,17 Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche va dans le ventre, puis est jeté dans les lieux secrets ? 15,18 Mais ce qui sort de la bouche vient du cœur, et c’est ce qui souille l’homme. 15,19 Car c’est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages, les calomnies. 15,20. Voilà les choses qui souillent l’homme; mais manger sans s’être lavé les mains, cela ne souille point l’homme. » Dès lors, le juif Saul peut se sentir attaqué dans les fondamentaux de sa foi. Saul peut pressentir un danger imminent dès lors que la communauté risque de ne plus être séparée, et donc, de ne plus pouvoir respecter l’exigence de pureté, prélude à sa sainteté ; il peut le sentir comme une conséquence à l’enseignement de Jésus. Pharisien.

En tant que pharisien, Saul peut légitimement croire la Torah en danger, si on attaque la haie qui est bâtie autour d’elle pour la préserver afin qu’elle joue son rôle sanctifiant pour la communauté, elle-même séparée pour demeurer sainte. Se dire hébreu, fils d’hébreu, c’est se situer entièrement dans la référence aux pères, et là, Saul semble affirmer qu’il y était et qu’il y est encore après sa conversion. Tout doit tourner autour de la Torah ; et le premier niveau d’observance de la Torah est précisément constitué par les observances rituelles. Ces exigences ne sont cependant pas les seuls éléments auxquels Saul s’opposait si violemment aux adeptes de Jésus. Il y avait certainement un autre point que ne pouvait accepter le pharisien qu’il était. C’est un point d’ordre théologique qui concerne le Temple de Jérusalem. Le Temple. La centralité du Temple fait aussi la centralité de Jérusalem pour le peuple juif, qu’il réside en terre sainte ou bien qu’il soit installé dans la diaspora, et cela, pour l’ensemble des sensibilités doctrinales juives à l’exceptions des esséniens. Cette centralité résulte de la réforme d’Ézéchias, mais surtout du fait que le Temple symbolise le lieu où le peuple entre en interaction avec Dieu. Par ailleurs, nous ne devons pas oublier que le temple est considéré comme la table de sacrifice du judaïsme, et comme telle, elle fait partie intégrante de l’offrande à Yahvé ; une table sans laquelle aucun sacrifice n’est valide. Or, dire que le temple est « fait de main d’homme, » c’est laisser entendre qu’il est le symbole d’une idolâtrie, qu’il est une idolâtrie. L’idolâtrie est la pire chose pour le judaïsme ; c’est ce qu’il y a de pire pour la loi de Moïse, c’est-à-dire pour la loi de Dieu. Que l’on se rappelle Moïse justement confronté à l’idolâtrie du veau d’or ; ce fut à cette occasion qu’il eut ce geste de briser les premières Tables de la Loi, celles qui furent écrites de la main de Dieu. Ce fut un sacrilège inouï ! Et Moïse l’a fait, ce geste ; et Dieu accepta que ce soit fait ! On voit donc que qualifier, même indirectement le Temple d’idolâtre, car fait de main d’homme est gravissime pour un juif ; et ça l’est plus encore pour le pharisien de surcroit qu’était Saul. De fait, Marc parle avec raison de faux témoignages à ce propos : « Mc 14, 58 Nous l’avons entendu dire: Je détruirai ce temple fait de main d’homme, et en trois jours j’en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme. » En effet, il y a une contradiction fragrante entre le fait de chasser les marchands du temple et de s’effaroucher devant le spectacle qui transforme le Temple de Jérusalem, « …la maison de mon Père » en un lieu de mercantilisme débridé et le fait de considérer que le propos de Jésus concernait le temple, lieu de culte. L’Evangile de Jean -(Jn 2, 14-21)- propose un développement

complet de l’évènement : « 2 14 Il trouva dans le temple les vendeurs de bœufs, de brebis et de pigeons, et les changeurs assis. 2 15 Ayant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, ainsi que les brebis et les bœufs; il dispersa la monnaie des changeurs, et renversa les tables ; 2,16 et il dit aux vendeurs de pigeons : Otez cela d’ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic. 2,17 Ses disciples se souvinrent qu’il est écrit : Le zèle de ta maison me dévore. 2,18 Les Juifs, prenant la parole, lui dirent : Quel miracle nous montres-tu, pour agir de la sorte? 2,19 Jésus leur répondit : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. 2,20 Les Juifs dirent : Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce temple, et toi, en trois jours tu le relèveras ! 2,21Mais il parlait du temple de son corps. » La méprise était totale ; ou alors, c’est la mauvaise foi qui prévalut dans les témoignages selon Marc qui est fragrante. Or, Saul était présent au moment de la lapidation d’Etienne ; on nous dit qu’il approuvait ce meurtre en Ac 8,1 ; et l’une des raisons de cette lapidation est le fait de dire du temple que c’est une maison faite de main d’homme, (Ac 7, 48) radicalisant, sinon comprenant de travers les propos de Jésus. Saul persécuteur des chrétiens qu’il croyait considérer le temple comme une idolâtrie ; et Paul pour qui, après sa conversion, le corps sera proclamé comme « le temple de l’Esprit » : « 1Cor 6, 19 Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? 1 Co 3, 16 Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?2 Co 6, 16 Quel rapport y a-t-il entre le temple de Dieu et les idoles? Car nous sommes le temple du Dieu vivant, comme Dieu l’a dit : J’habiterai et je marcherai au milieu d’eux ; je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. » Mais, avant d’en arriver là, Saul le juif pharisien, ne pouvait accepter que le temple soit assimilé de fait à une idolâtrie. La Loi. La Loi pour le judaïsme est le lieu de la justice, la justice de Dieu. Saint Paul se considère sans reproche de ce point de vue avant et après sa conversion. Est-ce la raison pour laquelle il n’eut pas de réponse explicite à la question de Jésus « … pourquoi me persécutes-tu ? « ? Ou bien alors, l’argumentaire de Ga 1, 14 « … je progressais dans le judaïsme, dépassant ceux de mon âge et de ma race pour mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. » doit faire office de prélude à toute réponse ? La loi donc ! Mais on se demande alors quel regard les chrétiens des origines portaient sur la loi pour que ce soit là, une des raisons de persécution ; une des raisons de la fureur de Saul contre eux. En effet, Jésus

n’apparaissait pas comme mettant fondamentalement la loi en cause. Il dit être venu pour l’accomplir (Mt 5, 17-20) ; même si les préceptes de la Torah sont relativisés par endroits dans son enseignement, par exemple la guérison du paralytique à la piscine de Bethesda, (Jn 5) un jour de shabbat ; relativisés pour annoncer un Dieu d’amour. C’est ailleurs, dès lors, qu’il nous faut chercher d’éventuelles raisons, au niveau de la loi, pour justifier l’extrême violence de la persécution de Saul. Si Jésus n’attaque pas la loi dans son enseignement, mais au contraire veut la réaliser, c’est sans doute dans le redéploiement qu’il en propose que doit se situer l’origine de la fureur du juif Saul, pharisien de surcroit. Ce redéploiement, nous le trouvons en maints endroits de l’enseignement, mais c’est surtout dans le sermon sur la montagne, Matthieu 5,6 et 7 qu’il atteint sa plénitude : les béatitudes ; ou encore dans le sermon dans la plaine où Luc en propose une autre relation : Lc 6, 20-49. Ce n’est pas tant dans le contenu du sermon, ce qui est convenu d’appeler les Béatitudes, que dans la forme, dans l’expression de Jésus quand il délivre cet enseignement, par ailleurs capital, que le juif, pharisien zélé, peut trouver matière à se rebiffer, voire à laisser éclater sa fureur. La solennité de l’enseignement tient autant à son contenu qu’à l’assurance avec laquelle il fut délivré : « On vous a dit …. Moi, je vous dis… » Tout le problème est sans doute là ; il est dans ce Moi majestueux et péremptoire. En effet, le « On vous a dit » porte sur la loi de Moïse, la loi du Sinaï, c’est-à-dire sur la loi de Yhwh, la loi de Dieu. Moïse n’était que l’intercepteur ; il œuvrait à la demande expresse de Dieu ; dès lors, sa proclamation est une proclamation divine telle qu’elle ressort aussi bien de l’Exode, du Lévitique que du Deutéronome. Le contenu de l’enseignement de Jésus ne peut être en cause, car, on peut y voir un redéploiement des Dix Commandements à la lumière du Dieu d’amour qu’il proclame par ailleurs. Par contre, l’expression de cette proclamation, l’expression de cet enseignement sous la forme « Moi, je vous dis… » est inouïe ; inouïe en cela que d’emblée, Jésus peut apparaître comme étant au-delà de Moïse ; c’est en quelque sorte l’affirmation du Fils christologique avant l’heure, avant son élaboration théologique. Nous avions trouvé inouï, parce que sacrilège, le geste de Moïse brisant les premières Tables de la Loi ; ici, c’est l’expression de Jésus, son assurance et son autorité que le juif pieux peut trouver sacrilèges. On peut donc concevoir que ceux qui se réclament de Jésus puissent faire l’objet de persécution, car, c’est l’édifice même de la Révélation sinaïtique et l’Alliance qui en résulte qui sont mises en cause, et qui risquent de s’effondrer aux yeux de tenants rigoureux du judaïsme. C’est proprement inouï comme perspective ! De fait, cela ne peut échapper à l’intelligence vive et constamment en alerte de Saul pour tout ce qui concerne son peuple, sa foi et son Dieu. Dès lors, éradiquer ceux qui se réclament

de cette voie, une voie qui veut reformuler de fond en comble la Torah, peut être pour Saul, l’expression de son zèle pour la loi ; la persécution devient pour lui un devoir sacré. Le tombeau vide. Dans le judaïsme, les pharisiens croyaient à la résurrection des morts, contrairement aux sadducéens par exemple ; si on peut imaginer selon la grande majorité des auteurs que Saul, sans nécessairement connaitre Jésus kata sarka de son vivant, devait en avoir entendu parler à cause des démêlés et des débats qu’il eut avec les pharisiens avant sa mort ; s’il en était ainsi, Saul ne pouvait ignorer l’esprit messianique de l’enseignement et de la démarche publique de Jésus, même s’il ne s’était jamais proclamé messie. On peut, dans cette éventualité, comprendre que Saul ce soit rassuré à la mort-crucifixion de Jésus, dès lors qu’un messie mort, et de surcroit par crucifixion, est inimaginable pour un juif. Cette mort apparait comme la preuve que le crucifié n’était pas le messie. Voilà qu’à partir de la pentecôte, les Apôtres annoncent la résurrection de Jésus en proclamant d’une part que son tombeau est vide, et surtout, d’autre part, qu’ils ont vu le ressuscité. Les témoignages multiples des apparitions de Jésus renversent complètement l’idée selon laquelle un messie ne pouvait mourir, qu’un messie ne pouvait être crucifié. Pour un pharisien comme Saul, bien qu’il croie à la résurrection des morts, ces témoignages ne pouvaient être que de la supercherie, car, la Li et les Prophètes parlent de la venue du Messie, mais en aucun cas de résurrection ; d’où toute supercherie en ce sens justifie une fois encore l’extermination de ses auteurs et de ceux qui y accordent foi. C’est là qu’apparait l’importance du chemin de Damas et l’insistance avec laquelle Paul affirmera qu’il a vu Jésus. La problématique est la même que dans le cas de Saint Thomas ; pour l’un, Saint Thomas, c’est la vue des plaies qui consolide sa foi ; pour l’autre, Saint Paul, c’est l’apparition de Jésus qui l’instruit qu’il faisait fausse route par ses persécutions et qui lui assigne sa mission ; c’est cette apparition –une expérience mystique- qui change toute sa perspective du judaïsme sans pour autant le conduire à tourner complètement le dos à l’enseignement de ses pères, mais plutôt à le comprendre à la lumière de l’enseignement de Jésus venu pour accomplir la loi ; un Jésus et un enseignement sur lesquels il ouvrit la vue à Damas. La fureur du persécuteur se transforme alors en fureur du porteur de l’évangile ! Nous sommes toujours dans l’optique du zèle.

Théologie du zèle.

La persécution des premiers chrétiens par Saint Paul relève également du concept de zèle très présent dans le judaïsme. En fait, tous les éléments que nous venons de passer en revue pour tenter de cerner les raisons de la virulence de Saint Paul, encore Saul, contre les adeptes de Jésus ont pour cadre ce zèle. Tout cela relève du zèle pour la loi. Le zèle dans le judaïsme est un diptyque en cela qu’il présente deux facettes qui doivent constamment se répondre. L’une de cette facette est le zèle de Dieu pour son peuple ; on peut dire qu’ayant élu ce peuple, Il a des devoirs envers lui ; le zèle de Dieu donc. La seconde facette est le zèle du peuple hébreu pour son Dieu en réponse à l’alliance. Dans un cas comme dans l’autre, pour l’une des facettes comme pour l’autre, il s’agit d’une relation d’exclusivité ; une relation sans partage dans laquelle aucun élément extérieur ne doit s’insérer. Et Moïse prévient : Dt 4, 1 « …gardant avec fidélité les commandements de Yhwh votre Dieu que moi-même je vous prescris ; vous n’ajouterez rien ni ne retrancherez rien à cette parole. » Saul se conformait donc à la consigne, Dt 4, 23 « Gardez-vous donc bien de peur d’oublier l’alliance scellée avec vous par Yhwh votre Dieu… » car, en Dt 4, 24, le prophète ajoute « …cat Yhwh ton Dieu est Lui, un feu dévorant et un dieu jaloux. » Nous trouvons là, les fondements de l’action des zélotes ; Saul en était-il ? Peutêtre, mais peu importe ; sa persécution est d’abord sa manière de répondre au zèle de Dieu ; c’est sa manière de préserver l’alliance comme n’importe quel juif ; garder l’alliance. L’histoire des hébreux regorge d’actes de violences extrêmes dont la justification est le zèle pour Dieu : Phinéas, Nb 25, 6-13 ; Symeon et Levi son frère, comme le rappelle Judith, la fille de Syméon en Jdt 9, 2-4 ; ou encore les frères Maccabées ; la colère de Mattathias, 1Mc 2, 19-22, est très explicite à ce sujet. La théologie du zèle s’articule autour d’une violence dirigée contre le juif d’abord, car, il s’agit de maintenir la cohésion et l’intégrité du groupe face à Dieu, et donc d’en éliminer tout élément qui menace cette cohésion. Elle se fonde sur l’exigence de sainteté et de respect absolu de la loi ; d’où l’éradication de tout ce qui peut être cause de souillures. Ce sont là, des exigences pour lesquelles le juif pieux et zélé est fermement persuadé qu’il peut aller jusqu’à verser le sang sans la moindre hésitation ; on comprend que Saul ne broncha pas à la vue de la lapidation de Saint Etienne ; il approuvait !

Conclusion. La persécution des adeptes de Jésus par Saul s’insère parfaitement dans le schéma du tableau qui vient d’être brossé. Que ce soit dans les Actes des Apôtres ou que ce soit dans les Epitres, l’action dévastatrice de Saul avant le chemin de Damas est

soulignée sans pour autant qu’apparaisse le moindre remord. Saint Paul la reconnait, on peut la motiver ; mais, s’il considère qu’il était dans l’erreur, il ne se justifie pas pour autant ; « Je suis ce que je suis… »dira-t-il dans 1Co 15,9. Est-ce pour cela, entre autre, qu’il préconise dans 1Co 7,20 « Que chacun demeure dans l’état où il était quand il a été appelé… » ? En d’autres termes, ce n’est pas son zèle qu’il met en cause, mais son aveuglement tant qu’il n’ouvrit pas les yeux à Damas, dès lors qu’il considère qu’il « a été mis à part depuis le sein de sa mère » pour ce qui sera sa mission après le chemin de Damas. Ainsi, précise-t-il dans sa lettre aux Galates : « Mais, lorsque Celui qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce, a jugé bon de révéler en moi son Fils afin que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, loin de recourir à aucun conseil humain ou de monter à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant moi, je suis parti pour l’Arabie » (Ga 1,15-16) Bibliographie. Les citations des Epitres et des Actes proviennent de « Nouveau Testament Interlinéaire Grec/Français. » Marchadour A. L’évènement Saint Paul ; éditions Bayard, 2009. Baslez M-F., Saint Paul, artisan d’un monde chrétien ; éditions Fayard, 2008. Brune F., Saint Paul, le témoignage mystique ; éditions Oxus, 2003. Marguerat D., Paul de Tarse ; éditions Gallimard, 2000. Badiou A., Saint Paul, le fondateur de l’universalisme ; PUF, 1997. Cantinat J. (c.m.), Les épitres de Saint Paul expliquées ; éditions Gabalda, 1960. Publié dans: christianisme, culture, religion, spiritualité | Tagué:aclinou, catholique, christianisme, culture, religion, Saint Paul, spiritualité

LES ENJEUX DE LA BIOETHIQUE : HIERARCHIE DES PRINCIPES A TRAVERS LES TERMES CHOISIS. Une réflexion à partir de : « Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques » par adacpaul le 07/04/2015 | Poster un commentaire

1 – Introduction La bioéthique est un défi de notre temps, car elle se situe à un carrefour où nous trouvons : La montée de la conscience individuelle de la notion de personne et de l’altérité.

Les questionnements sur la remise en cause ou non des concepts ontologiques antérieurs La science vue comme un outil. La science vue comme un questionnement philosophique. La cristallisation de nos peurs et de nos espoirs. La corrélation entre recherche médicale et pharmaceutique, religion et justice. ……… Ce qui veut dire que la bioéthique traite des conditions du vivre de l’individu et du vivre ensemble à la lumière des acquis mais aussi des interrogations de notre temps. On se rend compte peu à peu que toutes les valeurs qui fondent l’être humain se trouvent, ou se trouveront directement ou indirectement reconsidérées dans l’optique bioéthique. Ce qui veut dire que les principes, parfois multimillénaires sur lesquels ces valeurs s’adossaient subissent une profonde remise en question et se trouvent soumises à une nouvelle nécessité de définition, avec des présupposés qui sont nouveaux, soit par le contexte –politique, religieux, spirituel, sociétal- ; soit par une volonté de contestation, voire polémique, qui cherche à se substituer à un débat serein. De fait, depuis une cinquantaine d’années, voire davantage, la question de base est : qu’est – ce que l’homme ? Après des millénaires pendant lesquels la réponse à une telle question semblait aller de soi et faisait l’objet d’un consensus universel, même si celui-ci n’évite pas le poids et l’emprise des arrière-pensées qui peuvent être parfois caricaturales. Répondre à la question aurait pu être simple, si l’unanimité était faite sur les propriétés à prendre en considération comme paradigmes ; à la diversité des propriétés pour une référence, s’ajoute une diversité de signifiant qui résulte d’un renversement de perspective selon que la réponse est faite à priori ou si elle est faite à posteriori, c’est – à – dire, dans ce dernier cas, en fonction de l’objectif qui est poursuivi qu’il soit clairement exprimé ou subtilement masqué. C’est là qu’entrent en scène différentes prises de positions qui traduisent des préoccupations divergentes, qu’elles soient religieuses, politiques, sociologiques, idéologiques ou sociétales… chacune de ces préoccupations est portée par un ou plusieurs groupes de personnes, plus ou moins organisés, qui dès lors, vont tenter de faire prévaloir leur point de vue par un militantisme parfois agressif, souvent faussement inoffensif. 2 – Les raisons d’un lexique Au nombre des armes qui sont utilisées, figure en première place la manipulation des esprits à travers le langage notamment, le verbe comme arme et comme outil ! Ainsi, comme le dit Mgr Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, à propos de la conférence internationale du Caire sur la population et le développement du 5 au13 septembre 1994, organisée par les Nations Unies :

« …on utilisait, au cours de la Conférence, un langage curieux, presque codé, dans lequel certaines expressions apparemment anodines, mais en fait ambiguës ou à double sens, revenaient régulièrement et pouvaient donner le change sur les véritables intentions des organisateurs de la Conférence ». Il apparait dès lors que la défense des valeurs passe d’une part par la connaissance des thèmes et des intentions de ceux qui les portent quels qu’ils soient, mais également par une vigilance à propos des termes qui seront utilisés, pour notamment en déceler les glissements de sens volontaires et insidieux. Ces deux objectifs, définitions explicites des thèmes de la bioéthique et inventaire du vocabulaire explicitant les glissements possibles de sens ont conduit le Conseil pontifical pour la famille à lancer le projet du « Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques » ; Ceci pour la vision chrétienne des problèmes en débat. Cet ouvrage de plus de 1000 pages, riche et varié, -preuve de l’étendue et de l’importance des domaines de la bioéthique- se veut un approfondissement de la réflexion sur les aspects moraux de la vie dans ses nouveaux développements. C’est aussi une mise en garde pour prévenir les manipulations de toutes sortes sans pour autant s’interdire de porter la réflexion sur les problèmes actuels dans des domaines aussi divers que la théologie, le droit, la philosophie, la science, la psychologie, la médecine, la justice… etc. c’est – à dire, les questions que l’homme et ses sociétés sont amenés à affronter quels que soient les prérequis doctrinaux. Au rang des nouvelles questions, nous avons celles de savoir ce qu’est une personne ; ce qu’est un être humain ; peut – on considérer que ces deux concepts sont identiques ? Nous avons également la question de savoir quand commence la vie… la réponse du christianisme est connue, mais celles, nouvelles que certains proposent, mettent en avant d’autres paradigmes, sur un fond de subjectivisme, qui abandonnent les normes qui jusque-là paraissent aller de soi. Ce sont là, des questions qui doivent pouvoir être discutées de façon ouverte. L’ouvrage se distribue en trois grandes sections : La première partie -« Définition de la bioéthique » de M. Lalonde – est une introduction qui propose un examen de fond sur la bioéthique en soulignant les contextes de son émergence et en précisant les différentes étapes de son développement. La seconde partie est centrée sur la famille avec les nouveaux regards qui se portent sur elle ainsi que les contextes dans lesquels ces nouvelles visions placent la problématique. Quelques articles de cette partie : « Famille et philosophie » de H. Ramsay ; « Famille et personnalisme » de F. Moreno valencia ; « Famille et privatisation » du

cardinal Alfonso Lopez Trujillo ; « famille, nature et personne » de J.-M. Meyer … La vie humaine est le thème central de la troisième partie ; il s’agit de porter l’attention sur les problèmes de début de vie et de fin de vie. Le problème ici vient surtout de la vision utilitariste de la vie qui cherche à s’imposer, et à imposer une éthique des intérêts. La question centrale ici est qu’est-ce que l’homme ? Ce qui veut dire que la réponse consensuelle des millénaires écoulés cesse de valoir pour tout le monde. Quelques articles de cette partie : « Dignité de l’embryon humain » de A. Serra ; « Statut juridique de l’embryon humain » de R.-C. Barra ; « Génome et famille » de Roberto Colombo ; « Morale ou éthique » de J. L. Bruguès … Il est bien entendu impossible dans le cadre d’un survol de faire une recension complète des 90 articles de l’ouvrage, je propose de m’arrêter brièvement sur trois articles qui sont : « Ingénierie verbale » d’Ignacio Barreire (p. 647) « Fécondité et continence » de Rita Joseph (p. 525) « Contraception préimplantatoire et contraception d’urgence » de John Wilks (p.167) 3 – Ingénierie verbale Ce que nous appelons ingénierie verbale aujourd’hui a toujours fait partie du processus de communication entre les humains à quelque époque que ce soit et dans quelque contrée que ce soit. Le cadre qu’impose l’éthique et la morale, voire la justice, au processus de communication, peut expliquer en partie le rôle que cet art de communiquer joue dans le sujet qui nous intéresse, même si on peut admettre que l’usage actuel est plus systématique, mais il ne l’est pas seulement pour la bioéthique ; il est notoire que tromper en faisant porter aux mots, un signifiant qui, objectivement renverse la perception qu’on peut en avoir, est depuis longtemps pratique courante sans que ceci soit dénoncé avec vigueur, surtout quand cela ne semble pas concerner des pans vitaux de la vie de la société ; il n’est donc pas étonnant que l’artifice puisse paraître comme anodin à tous ceux qui sont appelés à débattre dès lors que la plupart sont endormis par l’habitude de voir les mots falsifiés sous prétexte de modernité ou de mode, ou encore sous le prétexte de respecter je ne sais quel état psychologique des personnes ou quel dogme. L’article va passer en revue quelques processus de manipulation pour attirer l’attention, notre attention. Ainsi, il peut s’agir de jouer sur la perception que le protagoniste doit avoir d’un terme ou bien d’une expression : Ainsi dire « travailleurs du sexe » au lieu de « prostitué(e) » change la perception négative de l’activité et ainsi tente de l’ »anoblir ». L’approche peut être d’introduire un flou ou une indétermination dans l’expression pour en voiler le sens explicite ; par exemple : avec l’expression « amour intergénérationnel » pour dire

« pédophilie » ; de même pour « pornographie » on peut trouver « matériel sexuellement explicite » ou encore « matériel adulte » ; bien sûr, c’est une falsification, c’est comme un codage dont il faut avoir la clé. La manipulation peut aussi consister à éviter des termes et expressions qui risquent de laisser une marque importante sur la conscience ; ainsi, au lieu de « avortement », on parlera « d’interruption volontaire de grossesse », car le terme avortement est encore perçu, consciemment ou non, comme une destruction au sens de tuer, or détruire et tuer chargent la conscience d’un poids qui peut s’avérer insupportable ; dès lors, la manipulation consistera à éviter le terme le plus souvent possible. Ainsi une « clinique abortive » devient « un centre de santé reproductive ». La manipulation peut être plus agressive, voire offensive en tentant de culpabiliser le protagoniste. Il en est ainsi du terme « homophobie », une personne qui n’aime pas l’homosexualité est dite homophobe ; or phobie, traduit une maladie ; autrement dit, un ou une homophobe est un malade ; ne pas aimer l’homosexualité est le signe d’une maladie ! Pourtant, personne ne traitera un individu qui n’aime pas les assassins, ou les intégristes, ou les terroristes… de malade ! Le fait est que l’expression homophobe est rendu culpabilisante, tout en passant dans l’expression courante sans attirer l’attention. Mais, selon moi, cet exemple montre une démarche qui vient de plus loin, et qui consiste à particulariser des situations ou des actes qui n’en sont pas ; un exemple est l’expression « lutter contre le racisme et l’antisémitisme », pourquoi mettre à part « l’antisémitisme » ? N’est – ce pas un racisme au même titre que tous les racismes, quelles qu’en soient les formes et les victimes… Que doit – on comprendre à partir de cette formulation ? Ou alors, il faudrait tous les particulariser dans l’expression ; en clair, c’est là aussi une forme de manipulation sans aucun doute. Il y a d’autres exemples qui peu à peu ont rendu la tâche facile pour ceux qui s’adonnent à la démarche que décrit l’article d’Ignacio Barreire. Peut – être faudrait – il avoir le courage de refuser les insinuations qui n’ont comme objet que de perpétuer des pratiques qui sont inadmissibles socialement ; on ne peut pas nourrir le serpent et prétendre le combattre dans le même temps ! 4 – Fécondité et continence Cet article se penche plus particulièrement sur les approches actuelles des questions de fécondité et de comportements sexuels, en particulier sur la vision polémiste que ces questions peuvent susciter. Il s’agit en effet de savoir ce qu’on peut entendre par fécondité, la nécessité ou non de son contrôle et les raisons qui fondent cette nécessité, mais également des comportements sexuels qui découlent des réponses auxquelles on aboutit. Tout ceci en opposition avec les comportements antérieurs qui considèrent comme indissociables, la sexualité et la fonction reproductrice, c’est-àdire une approche sociétale génitrice.

En premier lieu, on peut dire que le problème du contrôle de la fécondité est envisagé comme solution à un problème potentiel : la menace pour les ressources ; c’est dire que sans contrôle des naissances, et donc de la fécondité, l’accroissement des populations peut aboutir à une catastrophe dès lors que les ressources disponibles seraient insuffisantes pour nourrir tout le monde. En second lieu, une fécondité incontrôlée est vue comme handicapante pour la femme, ce handicap se distribue en trois niveaux pour les féministes : Humiliant pour la femme. Obstacle à l’émancipation de la femme. La tient éloignée du marché du travail. D’où menace pour les ressources de la planète là encore. La nécessité de l’autonomie de la femme qui en résulte demande une contraception. Pour l’OMS, aucun contraceptif n’étant sans danger ; dès lors, il faut envisager, selon les féministes, toutes les méthodes modernes de contraception y compris l’avortement. Sur le plan conceptuel, l’autonomie de la femme entraine : de dissocier les partenaires en partenaires sexuels et en partenaires géniteurs qui peuvent être différents. Ce qui signifie que l’activité sexuelle de la femme est distincte de l’activité reproductrice. La stérilité psychologique résulte de cette distinction dans l’esprit de la femme. La solution est apportée par les méthodes modernes de contraception, à savoir l’industrie pharmaceutique et les progrès de la médecine à travers l’avortement et la contraception d’urgence. Il est clair que dissocier l’activité sexuelle de la fonction génitrice ouvre la voie à des conceptions dans lesquelles toutes les possibilités techniques que la science est capable –ou sera capable – de mettre à notre disposition ne sont que des outils pour répondre à des préférences individuellement distinguées. On peut prévoir une évolution contrainte de la société dans cette direction si l’ »ingénierie verbale » atteint son but. 5 – Contraception préimplantatoire et contraception d’urgence Cet article se base sur trois mots clés : conception, contraception grossesse. Il aborde une question : Quand commence la vie ? La réponse est : Soit objective (dans le sens où c’est l’enchaînement biologique qui l’impose) Soit idéologique (dans le sens où c’est la finalité envisagée en 4 qui détermine la réponse) Dans le premier cas, la conception résulte de la fusion des gamètes ou cellules sexuelles de l’homme et de la femme pour donner une nouvelle cellule à 46 chromosomes, (2 x 23) c’est – à – dire une cellule diploïde. Cette cellule zygote,

totipotente est le point de départ de la vie, c’est la fécondation qui est le début de la vie ; c’est le début de la période embryonnaire qui va durer 60 jours. Il s’ensuit que détruire la cellule zygote, c’est déjà de l’avortement et non de la contraception. Le zygote évolue et devient un blastocyste multicellulaire, un stade du développement embryonnaire qui conduit à la nidation après 6 jours ; c’est l’implantation. Dans le second cas, le début de la vie se situe à l’implantation. Conséquence, tout ce qui se passe avant cette étape peut être soumis à n’importe quelle opération sans susciter de problème moral, éthique ou sociétal. Ainsi, la destruction de l’embryon – on parlera de pré-embryon – avant l’implantation n’est plus de l’avortement mais de la contraception. De même, la fécondation in vitro se justifie, et surtout, la destruction ou l’utilisation à d’autres fins des embryons qui en proviennent ne pose pas de problème. Dans cette optique, la véritable contraception, c’est empêcher la nidation ; on fera appel à la pilule du lendemain dans une contraception préimplantatoire ou contraception d’urgence ou encore contraception post-coïtale. On voit donc qu’avant d’être un problème technique et biologique, la question du début de la vie est d’abord, une question philosophique et ontologique. Des questions en amont se posent, telles que : quel est le statut de l’ovule, du sperme ? Faut – il en assurer le contrôle ? Comment ? Et par qui ? Des questions en aval se posent également et portent sur le statut de l’enfant, la définition du couple et de la famille… toute question qui s’adresse à l’individu bien sûr, mais également au politique, au sociologue, au psychologue, au juriste, au théologien et au philosophe… autant dire à la société dans toutes ses composantes. 6 – Conclusion J’ai voulu par ces quelques considérations faire apparaître l’importance et l’utilité de l’ouvrage : « Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques ». Je suis loin d’en avoir exploité toute la richesse. Par les exemples que j’ai retenus, on peut voir que le champ du langage n’est pas le seul point que l’ouvrage aborde, les auteurs ont tenté de faire le tour des problèmes de bioéthique en privilégiant l’information la plus large et la plus précise possible, et cela, sur tous les thèmes de l’éthique familiale et sexuel, tout en restant, il est vrai, dans la droite ligne du magistère chrétien. Toutefois, nous pouvons le sortir de ce cadre et tenter de cerner ces problèmes en ne considérant que l’homme, l’homme tout court ! Les articles que j’ai retenus le sont de façon arbitraire, mais j’ai voulu qu’il s’établisse une liaison de signifiant de l’un au suivant, je n’ai donc pas suivi l’ordonnancement de l’ouvrage comme le laisse apparaitre la pagination des trois articles traités. Paul ACLINOU

Bibliographie Conseil pontifical famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, édi.t P. Tequi, 2005. G. Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique, Paris, Vrin, 2004. C. Ambroselli, L’éthique médicale, Paris, PUF, 1988. J. C. Guillebaud, Le principe d’humanité, Paris, Seuil, 2001. Sur Internet : http://pmb.polado.net/opac_css/index.php?lvl=indexint_see&id=20&PHPSESSID= 0fbfd7ee765dd0a9838ef7dc68da3959 http://docteurangelique.forumactif.com/t14897-soyez-avertis-ingenierie-verbalepour-detruire-la-famille-toute-pensee-chretienne-et-promouvoir-le-mariagehomosexuel http://www.dialoguedynamics.com/contenu/learning-forum/seminars/thecontraception-abortion-nexus/the-contraception-abortion-nexus73/article/emergency-contraception?lang=fr http://www.dialoguedynamics.com/contenu/learning-forum/seminars/thecontraception-abortion-nexus/the-contraception-abortion-nexus-73/article/flawedargument-2-and-answer-the?lang=fr Publié dans: aclinou, christianisme, culture, Ethnologie, pholosophie, religion, spiritualité | Tagué:aclinou, bioéthique, catholique, contraception, culture, fécondité, homosexualité, sexualité

André Malraux, regard sur un point d’histoire, un évènement : le premier Festival Mondial des Arts Nègres, – FESMAN I – Dakar 1966 . Par Paul Aclinou par adacpaul le 17/11/2014 | Poster un commentaire

1er Festival mondial des arts nègres, Dakar 1er-24 avril 1966[1]. L’évènement s’ouvre par le colloque « Fonction et signification de l’art nègre dans la vie du peuple et pour le peuple « : 30 mars-8 avril 1966. Organisé par la S.A.C… Société Africaine de Culture.

« Nous voici donc dans l’histoire » [2]! C’est par ces mots que le 30 mars 1966 à Dakar, André Malraux commença son discours après les salutations d’usage. C’était lors de la séance inaugurale du colloque qui fut la cheville ouvrière du premier festival mondial des arts nègres. On y a débattu sous la présidence d’Alioune Diop, du thème : « fonction et signification de l’art nègre dans la vie du peuple par

le peuple« ; il s’est tenu du 31 mars au 8 avril 1966 ; le festival lui-même se déroulant du 1er au 24 avril. D’emblée, la problématique déployée par Malraux dans son discours déborde du seul cadre d’un message esthétique – l’art – pour embrasser une totalité, une totalité qui est constituée d’un continent, de peuples et de l’homme noir ; mais une totalité à travers laquelle Malraux, comme Senghor, comme Aimé Césaire, voyait d’abord l’homme… l’homme tout court ! Même si pour Senghor, il s’agissait de fixer à travers la tenue de ce festival, le concept de négritude aussi bien dans les courants culturels mondiaux que d’en faire une idéologie politique.

Le colloque De fait, ce fut d’abord Senghor qui précisa le sens de l’évènement dans un discours à la nation le 19 mars 1966, quelques jours donc avant l’ouverture du festival ; il dit : « Le premier festival mondial des arts nègres a très précisément pour objet de manifester avec les richesses de l’art nègre traditionnel, la participation de la Négritude à la civilisation de l’universel« . Et à André Malraux de dire comme en écho : « Nous voici donc dans l’histoire ! » Au ministre de préciser quelle est la nature de cette histoire, de préciser quelle est sa portée et quelle est sa dimension. André Malraux poursuit en effet et dit : « Pour la première fois, un chef d’Etat prend entre ses mains périssables, le destin spirituel d’un continent. » Et il ajoute : « Jamais, il n’était arrivé ni en Europe ni en Asie, ni en Amérique qu’un chef d’Etat dise de l’avenir de l’esprit : nous allons ensemble tenter de le fixer.« …dire de l’avenir de l’esprit… ce fut donc un point d’histoire dont Malraux précisa la dimension humaine et universelle, car il ajoute : « Ce que nous tentons aujourd’hui ressemble aux premiers conciles… » La comparaison est audacieuse à première vue, elle est pourtant conforme à l’ampleur de l’évènement et au ressenti que nous en avions, nous qui étions au cœur des célébrations, nous qui étions bénéficiaires de ce festival et de ses attendus. Car, comme pour les Pères de l’Eglise qui se réunissaient à Nicée, Ephèse, Chalcédoine et à Constantinople, il s’agissait de dire le présent pour fonder l’avenir en donnant forme, selon eux, à la route à suivre. En d’autres termes, par cette comparaison Malraux signifiait la véritable dimension de l’évènement selon lui. Il se révélait ainsi ce que Senghor dira 10 ans plus tard sur l’homme ; à savoir : « L’essentiel de ce que nous apporte l’écrivain André Malraux, c’est sa vision en profondeur du monde : des êtres, mais (aussi) de leur vie en société parmi les choses et les phénomènes de la nature« . A la question « avez-vous connu Malraux ? » Senghor répond[3] : « … il a ouvert avec moi le premier festival des arts nègres ; ce qui m’a frappé chez lui, … c’est l’étendue de sa culture et

sa compréhension de la différence. Il sentait, il savait que la différence était nécessaire… »Malraux écrira dans « La corde et les souris[4] » : « Je regarde Senghor, et entends le chuchotement des poètes noirs du festival : « Afrique, tu es en moi/comme un fétiche tutélaire au centre du village… » » C’était dans le bureau du chef de l’Etat sénégalais. N’empêche ! Il faut, « en face de cette défense et illustration de la création africaine, » préciser le propos et la démarche. D’abord une définition, « Une culture, c’est d’abord dit Malraux l’attitude fondamentale d’un peuple en face de l’univers ; mais ici aujourd’hui ce mot a deux significations différentes d’ailleurs complémentaires« . C’est dire qu’à Dakar en 1966 au premier festival des arts nègres, Malraux n’y était pas seulement comme le ministre français de la culture ; il n’était pas seulement en mission commandée pour la France ; il y était comme penseur, il y était comme partie intégrante de l’évènement, il y était comme partie intégrante de l’humain. Malraux était suffisamment tout cela, et il savait que ses hôtes en avaient conscience pour accepter qu’il déploie sa pensée en proposant sa vision de ce que pourrait être une culture universelle. A ce festival, cette vision porte sur la légitimité en deux volets qu’il va déployer au niveau de la danse, de la musique, et de la sculpture. Le discours se poursuit en effet : « D’une part, nous parlons du patrimoine artistique de l’Afrique, d’autre part, nous parlons de sa création vivante. Donc d’une part, nous parlons d’un passé ; et d’autre part d’un avenir. » Voilà donc selon Malraux, les deux points d’appréciation de l’art nègre à ce festival : un passé et un avenir. La danse ? Elle était danse séculaire et sacrée et elle devient danse tout court… Malraux constate et conseille : « Elle est en train de mourir, et il appartient aux gouvernements africains de la sauver » car, « La danse sacrée est l’une des expressions les plus nobles de l’Afrique, comme de toutes les cultures de haute époque…« Quant à la musique, il y a celle, précise-t-il de la « grande déploration, l’éternel chant du malheur qui entre avec sa douloureuse originalité dans le domaine des musiques européennes« . A ce festival, on célébra une très grande musique donc, celle qui dit selon Malraux, le « très simple et banal bonheur des hommes… » Mais, ce n’est pas tout au rayon de la musique ; il y a le jazz dit Malraux, « spécifique par son rythme… » une musique « inventée… spécifique aussi par sa matière musicale que nous pouvons rapprocher, poursuit Malraux, de la musique moderne… » « Nous pouvons parfois rapprocher dit encore Malraux, la matière des grands jazz de celle de Stravinski ou de Boulez… Là, l’Afrique a inventé dans un domaine très élaboré, celui de la matière musicale, quelque chose qui aujourd’hui atteint le monde entier… »

Ainsi, André Malraux à ce festival fait balancer son discours d’une culture à l’autre, d’une sensibilité à une autre, établissant ainsi comme des ponts sur lesquels l’homme – l’homme tout court- peut aller et venir… Cette promenade interculturelle, Malraux va la déployer également à partir de la sculpture ; il dit en effet : « … enfin, le plus grand des arts africains (est) la sculpture« . Des sculptures qui sont des signes ; Malraux précise pour ses auditeurs, mais aussi pour tous ceux qui suivent sa pensée, « …des signes chargés d’émotion et créateurs d’émotion« . Nous voyons poindre là, le Malraux du musée imaginaire, celui qui célèbre et met en exergue depuis ses débuts le dialogue des œuvres artistiques entre elles quel que ce soit leur point d’ancrage, réel ou virtuel. En effet, « le musée imaginaire existe pour tous les artistes » proclame-t-il dans « la corde et les souris ». Il rapporte dans ce texte comme une réplique de Senghor : « Les nôtres (artistes) dialoguent avec l’art universel d’une certaine façon, par une certaine voie… » La suite du propos déployé dans l’ouvrage dépasse le cadre du festival des arts nègres de 1966 pour se placer au niveau de la réflexion sur l’importance de la musique comme rythme, comparée à la sculpture ; et surtout, le propos s’est déplacé dans un cadre géographique plus étendu. Il est vrai que dans « la corde et les souris », Malraux traite entre autres, des « hôtes de passage », ceux qui sont venus de l’Inde, de la Grèce antique ou bien de la Russie… S’il affirme : « à travers sa sculpture l’Afrique reprend sa place dans l’esprit des hommes… », Malraux note cependant que « ces œuvres sont nées comme des œuvres magiques… » mais l’Occident les prend comme des « œuvres esthétiques« . Mais alors, y-a-t-il méprise ? Non ; en tout cas pas entre l’Afrique et l’Occident, car ici comme là-bas, l’artiste –le sculpteur notamment- créait un univers sacré ; il précise : « un univers dont l’artiste n’est pas maître » ; « je ne crois pas dit Malraux qu’un seul de mes amis africains : écrivains, poètes, sculpteurs, ressente l’art des masques ou des ancêtres comme le sculpteur qui a sculpté ces figures. Je ne crois même pas qu’aucun d’entre nous, européens, ressente les Rois des portails de Chartres comme le sculpteur qui les a créés ». Le malentendu n’est donc pas entre l’œuvre et l’artiste ; ni entre l’œuvre et nous, il ne peut être qu’apparent car la métamorphose est déjà intervenue. Nous retrouvons dans le propos comme l’accent du musée imaginaire ; « La métamorphose a joué un rôle capital » précise Malraux dans son discours, il ajoute : « la sculpture africaine a détruit le domaine de référence de l’art. Elle n’a pas imposé son propre domaine de référence,… l’art africain a détruit le domaine de référence qui le niait« . En d’autres termes, l’art africain a contraint à une métamorphose, selon Malraux « … pour ouvrir la porte à tout ce qui avait été l’immense domaine de l’au-delà… ce jour-là, l’Afrique est entrée de façon triomphale dans le domaine artistique de l’humanité« . Senghor lui répondra comme en écho : « L’art nègre… est entré au musée vivant de l’âme. »

… Dire de l’avenir de l’esprit…avait annoncé Malraux dans son discours, le colloque comme le festival s’y sont employés, et il faut que ce soit pour apporter -l’esprit- à l’homme ; et là, Malraux précise qu’il y a deux façons de servir l’esprit : * « Tenter de l’apporter à tous » * Ou « tenter de l’apporter à chacun« . Dans un cas comme dans l’autre, le politique est aux commandes, mais l’homme peut exiger la liberté, car dit-il, il s’agit de ce que « l’Etat doit apporter, et non plus ce qu’il peut imposer« . Problème de civilisation donc… et là aussi, Malraux se place délibérément au-dessus du cadre de la négritude -et donc du festival- et des Etats africains, pour se situer au niveau de la seule humanité pour laquelle, selon lui, la seule préoccupation est désormais dit-il, « la recherche de la loi du monde« . Une recherche qui ne doit pas fermer les yeux sur l’omniprésence de la machine. « Il ne s’agit pas dit encore Malraux d’opposer un domaine de l’esprit à un domaine de la machine qui ne connaîtrait pas l’esprit« . Une fois de plus, il s’était hissé par sa réflexion au niveau de ce qu’il considérait comme le vrai enjeu de l’humanité désormais ; dès lors, « dire de l’avenir de l’esprit » revient à considérer, précise – t – il, que « l’objet principal de la culture est de savoir ce que l’esprit peut opposer à la multiplication d’imagerie apportée par la machine« . C’est donc une lutte. Malraux nous apprend que « la culture, c’est cette lutte… » Il nous apprend aussi que « ce que nous appelons la culture, c’est cette force mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et beaucoup plus profondes que nous, et qui sont notre plus haut secours dans le monde moderne…« . Voilà pourquoi poursuit-il, en revenant ainsi l’objet du colloque et du festival : « c’est pour cela que chaque pays d’Afrique a besoin de son propre patrimoine, du patrimoine de l’Afrique et de créer son propre patrimoine mondial« . Autant dire que là, Malraux renvoyait à son concept de musée imaginaire. Et encore ce conseil à l’Afrique et aux africains : « Ce qui fait la force de l’art nègre, c’est la primauté du pathétique... » « Prenez entre vos mains tout ce qui fut l’Afrique. Mais, prenez-le en sachant que vous êtes dans la métamorphose« .

Le festival Et le festival, me diriez-vous ? Malraux est allé très loin dans l’exposé de sa pensée, même si celle-ci ne court qu’en filigrane dans son intervention, en 1966. Le festival fut pour lui, l’occasion de dispenser un enseignement. Mais le colloque et le festival avaient leur propre logique. La genèse de cette

logique remonte à 1956, si nous n’insistons pas sur les réunions panafricaines à travers le monde depuis 1900. A la Sorbonne à Paris en 1956 sous l’égide de la revue « présence africaine » et d’Alioune Diop son fondateur, puis à Rome en 1959, c’étaient les penseurs du concept de négritude qui étaient en exergue. Ces congrès mondiaux des écrivains et artistes noirs voulaient accomplir deux choses : 1* Un travail de mémoire sur un passé massacré, malmené et souillé. 2* Réveiller « l’esprit et la conscience de l’artiste pour la reconquête d’une personnalité africaine« . Avec l’indépendance des colonies, acquise ou sur le point de l’être, les participants au congrès de Rome de 1959 jugèrent nécessaire de rapatrier en Afrique, les réflexions qui étaient engagées depuis quelques décennies en Europe et en Amérique notamment. En clair, ils considéraient que leurs pensées ne pouvaient être fondatrices que si elles s’encraient sur le continent ; Aimé Césaire dirait « l’Afrique-mère« . De là, vient en 1959, l’idée d’organiser un colloque similaire sur le continent africain ; un colloque au cours duquel les enjeux politiques seraient débattus certes, mais, qui serait aussi l’occasion de reprendre et d’approfondir les réflexions sur l’art ; en particulier, la réflexion sur l’existence d’une esthétique commune aux artistes qui irait de l’architecture à la sculpture en passant par la musique, la danse et la littérature… Allant plus loin, Senghor considère dès 1959 au congrès de Rome, le caractère fonctionnel de l’œuvre d’art « faite pour tous par tous« , c’est-à-dire que, dit-il, « ce sont des éléments constitutifs d’une civilisation négro-africaine » ; il devient nécessaire dès lors pour lui, d’élaborer « un nouvel humanisme« . A l’origine, la SAC, Société Africaine de Culture, fondée en 1957 et reconnue par l’UNESCO en 1958, devait organiser le super-colloque sur le continent ; mais très vite, Senghor –devenu chef de l’Etat Sénégalais en 1960- et Alioune Diop, prirent les choses en mains avec le concours d’Aimé Césaire pour qui « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture« . Dès lors, le Sénégal et Dakar s’imposèrent naturellement comme le lieu d’organisation de ce super-colloque. Le projet devient de plus en plus ambitieux pour finir par se muer en festival ! Le modèle de son organisation ne fut autre que celui des expositions universelles de la période coloniale. Souleymane Sidibé, un haut fonctionnaire sénégalais fut celui qui assura la mise en œuvre comme commissaire de l’exposition. Le 4 févier 1963, Senghor annonce l’évènement dans un discours à la Nation. « Le festival sera l’illustration de la négritude… une contribution positive à l’édification de la civilisation de l’universel… » il dira encore : « Ni opposition, ni racisme, mais dialogue et complémentarité ».

Après plusieurs reports, l’évènement aura finalement lieu en 1966 sous le patronage de l’UNESCO, et sous le haut patronage des chefs d’Etat Français et Sénégalais. Dès 1964, l’UNESCO engageait des missions pour prospecter, recenser et répertorier les œuvres d’art ; ces missions étaient assurées par des équipes sous la direction de Jean Gabus, un anthropologue Suisse, spécialiste, entre autres, de l’Afrique, et sous celle du jésuite camerounais Engelbert Mveng » pour qui « L’art traditionnel africain est l’œuvre de créativité du génie négro-africain ; à travers cette œuvre, l’homme exprime sa vision du monde, sa vision de l’homme et sa conception de Dieu[5]« . Evidemment, c’était en tant que spécialiste et connaisseur de l’art africain qu’il fut sollicité. Ces recherches portaient sur les collections privées, les musées nationaux africains et les musées internationaux ; les résultats obtenus furent les splendeurs qui étaient exposées à Dakar. Pendant trois semaines, des manifestations culturelles et artistiques proposaient des « tableaux » qui composaient comme une œuvre d’art offert au publique. Outre le colloque, il y a eu l’exposition dont Malraux se fit l’écho dans « la corde et les souris »[6] en évoquant les « six cents pièces » qui furent exposées au musée construit pour l’occasion, « le musée dynamique« . Cette exposition dont le titre est : l’art nègre, sera transportée ensuite au Grand Palais à Paris au mois de juin de la même année. Le palais de justice de Dakar accueillait une autre exposition, d’art moderne cette fois, dont le titre est : « tendances et confrontations« . Un village artisanal (Soumbédioune) proposait comme de l’art en déploiement… Le Nigeria, invité d’honneur, organisa sa propre exposition à l’hôtel de ville. On bâtit un théâtre, le théâtre national Daniel Sorano ; outre les spectacles de ballets, de danses et de musique qui s’y déroulaient, on y donnait également des pièces de théâtre, notamment « La tragédie du roi Christophe » d’Aimé Césaire, avec la mise en scène de Jean Marie Serreau. Toute la ville de Dakar était de fait, le théâtre des manifestations culturelles. On pouvait écouter la musique sacrée, Gospels et Négro Spirituals à la cathédrale de Dakar. Quant au jazz, on l’entendait de partout… mais surtout au stadium de Dakar où, en présence du gotha du festival dont Senghor, Duke Ellington fut inoubliable une fois encore ! L’île de Gorée en face de Dakar était tous les soirs le théâtre d’un spectacle « sons et lumières » pour l’évocation de l’esclavage avec Jean Mazel comme maître d’œuvre ; Malraux en vantera la féérie dans « la corde et les souris ». De fait depuis la mer, des paquebots de croisières, dont un prêté par les Etats-Unis, permettaient à des milliers de privilégiés de jouir du spectacle.

Les non-dits

On n’imagine sans doute pas aujourd’hui, le retentissement qu’eut ce festival. Nous étions en 1966, six ans seulement après l’indépendance des colonies. Nous ressentions le festival comme l’évènement qui scellait la liberté retrouvée, même si personne n’ignorait qu’elle était relative et devait encore être affermie. Le sentiment dominant était qu’à partir de cette manifestation commençait véritablement la liberté parce qu’elle est aussi culturelle, parce qu’elle est aussi spirituelle…Ce fut une manifestation qui a voulu prendre acte de l’indépendance des peuples ; un évènement qui a voulu inscrire un continent dans l’universel à sa manière ; un évènement enfin, qui voulait solder un passé historique. Pour beaucoup, le festival avait aussi une connotation politique ; pour Senghor notamment, il célébrait aussi le triomphe d’une certaine voie de libération, il célébrait le triomphe d’un certain choix de forme de lutte. L’irénisme apparent comportait donc des non-dits. Des non-dits que mettait en lumière la liste des invités présents, pays ou personnalités, artistiques ou non… Il ne s’agissait donc pas seulement d’une manifestation culturelle, des « états généraux de la négritude« , mais d’une manifestation ouvertement politico-culturelle voulue et imposée par Senghor. Quelques noms de présents : Aimé Césaire, Englebert Mveng, Michel Leiris, Amadou Hampaté Ba, André Malraux, (bien sûr !), L’Empereur Haïlé Sélassié, Joséphine Baker, Duke Ellington, Katherine Dunham, Langston Hughes … pour ne citer que ceux-là. Les absents remarquables ne manquaient pas ; par exemple : Fidel Castro (Cuba), Sékou Touré (Guinée) ou la chanteuse Miriam Makeba… De fait, cette dernière refusa de venir après avoir donné son accord dans un premier temps. En effet, pour Senghor, la culture est le véhicule de lutte par excellence, le seul qui permet de faire l’homme ; mais, sud-africaine et interdite de séjour dans son propre pays du fait de son opposition farouche à l’apartheid, Miriam Makeba ne pouvait commémorer un attentisme politique, fut-ce à travers l’art et la culture qu’elle célébrait par ailleurs. En d’autres termes, comme Senghor, Miriam Makeba était de ceux, à l’instar de Sékou Touré ou de Fidel Castro… pour qui l’art est aussi un moyen de lutte, mais elle voudrait une lutte plus engagée, plus volontaire, voire une confrontation plus directe. De fait, aucun des mouvements de libération des colonies portugaises – Angola, Mozambique…- n’était convié à Dakar pour le festival ! L’OUA, l’Organisation de l’Unité Africaine, conviée et sollicitée pour jouer un rôle actif à l’instar de celui de l’UNESCO, mais à sa mesure, refusa, pour n’accepter qu’une position d’observateur, tant la divergence était profonde sur la façon de conduire les luttes de libération. Ce fut-là, un premier élément de non-dit. Un second élément de désaccord apparait quand on regarde la liste des pays présents, il y en avait 37 dont 7 non-africains. On note en particulier l’absence de l’Algérie ; ici, le problème est identitaire en partie, car, le concept de négritude est identitaire pour les Noirs, Aimé Césaire le

disait très bien, et le festival voulait célébrer cette identité-là, avant tout autre considération ; or l’Afrique du Nord ne pouvait se reconnaitre dans cette vision. Si pour le Maroc et la Tunisie, le concept de francophonie internationale, cher à Senghor, était intéressant, et ouvrait la voie à leur présence même limitée à Dakar, pour l’Algérie, son identité arabe et musulmane matinée de communisme ne pouvait célébrer la négritude ni cautionner une vision de la lutte anticoloniale qui était aux antipodes de ce que fut son propre combat[7]. L’opposition était irréductible, car les Noirs de notre côté, ne pouvaient faire de la religion, quelle qu’elle soit, un élément identitaire. A l’époque, même Senghor ne s’y est pas risqué, le christianisme était encore trop fortement attelé à la pensée coloniale dans les mentalités ; il était ressentie comme une arme de destruction psychologique au service de la démarche coloniale. Quant à l’Islam, son rôle politique ne deviendra apparent que des décennies plus tard. Sur le plan purement politique, l’anticommunisme de Senghor et sa confrontation avec le PAI, Parti Africain de l’Indépendance, le parti communiste sénégalais, malmené par lui, nourrissait la rancœur aussi bien de Cuba que de l’Algérie ou de la Guinée de Sékou Touré ; on peut comprendre l’absence de ces trois pays.

Les œuvres On ne peut pas ignorer un dernier type de problèmes que les organisateurs eurent à affronter ; il s’agit des œuvres d’art qui étaient exposées. Elles viennent de collectionneurs qui craignaient de ne plus les revoir parce que réclamées par les pays d’origine, Senghor dut s’engager pour leur retour aux propriétaires et il tint parole. Parfois, des actions diplomatiques vigoureuses furent nécessaires, ainsi le British Muséum, dont le conservateur était présent à Dakar, refusa, lors des préparatifs, le prêt d’œuvres d’art du Nigeria en sa possession sur la civilisation Nok, ainsi que les sculptures de Benin-city… là, la raison semblait être d’en priver la France qui devait accueillir ensuite l’exposition au Grand Palais à Paris ! La diplomatie dut entrer en jeu. Grâce au ministre de la culture André Malraux notamment, ces difficultés furent aplanies.

Conclusion. J’ai volontairement axé ce survol sur le discours que prononça André Malraux à l’ouverture du colloque ; c’est un choix, merci de le pardonner. J’aurais pu prendre appui également sur celui d’Aimé Césaire, le 6 avril 1966, car comme Malraux, lui aussi alla bien au-delà du message esthétique et culturel. En effet, Césaire repositionne le sujet du colloque pour l’amener vers ce qui semble devoir être le véritable questionnement de tout le festival ; il dit[8] : « Le thème de ce colloque est ainsi formulé : « Fonction et signification de l’art négro-africain dans la vie du peuple et par le peuple ». Je crois que pour répondre à cette question particulière le plus simple est de poser d’abord une question plus générale et de tâcher d’y répondre, et

cette question serait celle-ci : « Fonction et signification de l’art dans le monde moderne ». Autrement dit poursuit-il, avant de parler de l’art africain et de sa signification pour l’Afrique moderne, le mieux m’apparaît de parler de l’art tout court et de sa fonction dans le monde tout court.« Autrement dit, il s’agit de l’homme encore une fois, de l’homme tout court, avant toute chose ! Ainsi, Senghor, Malraux et Césaire semblent nous dire que l’art sous toutes ses formes constitue l’outil, qu’il est le moyen, par lequel nous pouvons répondre à la question : « qu’est-ce que l’homme ? » car, le savoir est essentiel, le savoir est une question de survie parce que nous n’avons que ça ; nous n’avons que l’homme. Sans la réponse à cette question, sans la loi du monde, nous peinerons à répondre à toutes les questions qui se posent et qui se poserons à nos sociétés. Les huit derniers millénaires vivaient sur un consensus, celui de la définition de ce qu’est l’homme, dès lors, il fut possible d’aborder les questions qui se posaient aux sociétés sur la base de ce consensus avec des motivations et des sensibilités très diverses, il est vrai. Aujourd’hui, j’allais dire, depuis un siècle environ, ce consensus n’est plus, d’où pour Malraux comme pour Aimé Césaire, il devenait urgent de parvenir à une réponse ; et pour eux, l’art est le moyen d’y parvenir, l’art et son aire de déploiement qu’est la culture, même s’il n’incarne que des réponses successives… pour l’instant. Pour l’Afrique, Malraux formula un vœu à Dakar ce 30 mars 1966 ; il dit : « Puissiez-vous ne pas vous tromper sur les esprits anciens. Ils sont vraiment les esprits de l’Afrique. Ils ont beaucoup changé…il s’agit certainement pour l’Afrique de revendiquer un passé ; mais il s’agit davantage d’être assez libre pour concevoir un passé du monde qui lui appartient. » Je ne doute pas que les spécialistes de l’art et (ou) de Malraux, le penseur, que nous allons écouter, vont nous en apprendre un peu plus sur l’homme. Je vous remercie.

Paul Aclinou, Paris 13 novembre 2014. Colloque : André Malraux et les arts extraoccidentaux.

Conférence donnée au colloque : « André Malraux et les arts extraoccidentaux » organisé par la Amitiés Internationales André Malraux ; Maison [1]

de l’Amérique latine, Paris, 13 – 14 novembre 2014. A paraître également dans les actes du colloque [2]

Discours au festival : « http://malraux.org/images/documents/m_dakar6.pdf«

L.S. Senghor, La poésie de l’action. Conversation avec M. Aziza. Paris, Stock, 1980 [3]

Malraux évoquera le festival et livrera quelques réflexions sur Senghor et l’Afrique au début de l’ouvrage-pages 11 et suivantes- Le miroir des limbes. La corde et les souris ; Gallimard Paris, 1976 ; Folio. [4]

[5]

Cité dans Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Engelbert_Mveng

Malraux évoquera le festival et livrera quelques réflexions sur Senghor et l’Afrique au début de l’ouvrage-pages 11 et suivantes- Le miroir des limbes. La corde et les souris ; Gallimard Paris, 1976 ; Folio [6]

Le festival panafricain d’Alger en 1969 peut être considéré comme la réponse des tenants de cette sensibilité. [7]

Le discours est accessible à http://gradhiva.revues.org/1604 ; revue éditée par le Musée du quai Branly. [8]

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L’Eglise et les laïcs par adacpaul le 21/09/2014 | Poster un commentaire

L’Eglise et les laïcs : Une mise à jour et une mise en ordre par le concile Vatican II.

Plan : I – Introduction. II – Aux origines. III – Un état de fait IV – Le renouveau V – Vatican II La mise à jour : le sacerdoce commun.

Une définition propre. Droits et obligations. VI – Relation avec la hiérarchie. VII – Conclusion. Bibliographie.

I – Introduction. On peut considérer que les adeptes de Jésus de Nazareth suivaient et écoutaient l’enseignement du maître en tant qu’adeptes, sans aucune catégorisation particulière, si ce n’est à un moment donné la constitution du « groupe des douze » par Jésus lui-même, groupe dont la symbolique de sa constitution est évidente en cela que nous avons une corrélation explicite aux douze tribus de l’Israël vétérotestamentaire. A part cela, la nouvelle communauté était uniforme dans sa composition et dans son fonctionnement jusqu’à la crucifixion. Après l’évènement Pâques, et surtout après l’évènement pentecôtiste et le don de l’esprit, nous verrons apparaître l’ébauche d’une différentiation qui ne fera que croitre en donnant naissance à des groupes d’adeptes spécialisés dont celui des laïcs. Je me propose de parcourir l’enseignement que dispense le concile Vatican 2 sur la place et le rôle de ces laïcs aujourd’hui dans l’Eglise, peuple de Dieu. Je vais dans un premier temps survoler le parcours du laïcat au sein de l’Eglise depuis les origines. Mon propos suivra le plan qui est ci-dessus. II – Aux origines. Si après Pâques et la Pentecôte de l’an 33 on peut considérer les apôtres comme les premiers ministres ordonnés, et ce, directement par le Christ, toutes les activités apostoliques, voire ministérielles étaient aussi le fait d’adeptes non ordonnés qui se fondaient dans leur apostolat uniquement sur leur baptême et sur leur foi ; c’était leur seul justification, d’autant que saint Paul utilise l’analogie du corps pour exhorter à cet apostolat dans Rom, 12, 4 – 8, ou encore dans 1cor 12, 27-30. Il est clair que la distinction des membres ne venait pas alors du fait d’être ordonné -ou consacré- ou pas, mais l’assemblée se distribuait en fonction des dons, différents, que Dieu a accordés aux uns et aux autres ; dès lors, l’appartenance à l’Eglise ne se fondait pas sur une structuration administrative ou organisationnelle. En clair, dans ces temps des origines, nous ne pouvions pas parler de laïcs distingués des

clercs ; il faudra attendre l’émergence de la notion théologique de « peuple élu » appliquée aux chrétiens pour qu’émerge l’usage du terme laïc, et selon A. Faivre, il fut appliqué d’abord aux juifs en tant qu’ils sont membres du peuple de Dieu. Avec l’apologiste Justin de Rome, l’usage du terme sera étendu aux chrétiens avec le même sens de membres de peuple de Dieu. Le laïc, tel qu’on l’entend de nos jours ne fit son apparition que lorsqu’il s’avéra nécessaire de distinguer ceux qui avaient en charge la liturgie sous l’appellation de clerc. Il y avait ainsi deux groupes : les ministres de la liturgie, c’est-à-dire le clergé, et ceux qui n’avaient pas cette charge, les laïcs. Ce sont eux, les « laïcs » qui seront à l’origine dès le 4eme siècle de l’apparition de la troisième catégorie que nous connaissons aujourd’hui sous l’appellation de consacrés. Ce sont les laïcs en effet qui vont donner naissance au monadisme, d’abord dans le désert, ensuite, cette expérience spirituelle va s’étendre puis se mettre progressivement sous la direction de clercs, le groupe ainsi formé de laïcs et de clercs, donnera naissance à la vie religieuse qui s’appuiera sur des vœux et des règles. Dès lors, la catégorie de chrétiens laïcs est définitivement installée dans la vie de l’Eglise à côté des ministres ordonnés et des consacrés ; cette catégorie y a joué un rôle de plein droit et n’a pas hésité à prendre des initiatives dans l’Eglise des premiers siècles, comme les adeptes le faisaient à l’origine, encouragés en cela par les apôtres, ainsi, Saint Paul écrit : Ephésiens : 2.19 « Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors; mais vous êtes concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu. » 2.20 « Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus Christ lui-même étant la pierre angulaire. » III – Un état de fait La distinction faite, l’Eglise s’installa très vite dans un processus de fonctionnement dans lequel les laïcs semblaient ne pouvoir jouer qu’un rôle de second plan, d’où une connotation péjorative qui se trouva attachée au terme de laïc. Tout se passait alors comme si l’Eglise, c’était d’abord les ministres ordonnés, les religieux et la hiérarchie. Pourtant, malgré la méfiance, voire l’hostilité de ces derniers, les laïcs ne vont jamais cesser de mettre en exergue leur ressenti spirituel et leur adhésion à la foi, à travers des organisations associatives pour une vie consacrée, soit autour ou à proximité des ordres religieux, sans pour autant se couper du monde, soit en choisissant une vie de prière et d’action sociale sans pour autant se lier à des ordres religieux ni prononcer des vœux. Ce fut le cas par exemple des béguines qui vivaient dans des demeures privées.

On peut citer Sainte Catherine de Sienne et Saint François d’Assise comme exemples de ces laïcs audacieux qui avaient tenu pleinement leur place dans l’Eglise. Les confréries étaient également la manifestation de la volonté des laïcs à affirmer leur appartenance organique au peuple de Dieu. Si l’Eglise a, en quelque sorte, introduit d’avantage de distance entre elle et les laïcs depuis les réformes dont le point culminant fut la réforme grégorienne, c’est dû au fait que l’Eglise comme organisation a entretenu depuis l’empereur Constantin des rapports complexes et parfois ambigus avec les pouvoirs politiques ; or le pouvoir politique, c’est aussi l’affaire des laïcs entendus cette fois comme citoyens. On a donc d’un côté, l’ensemble formé des ministres ordonnés et des religieux, et de l’autre les laïcs. Ceci peut s’expliquer par deux raisons : Les luttes pour le pouvoir, de premier type, se passent entre le pouvoir politique séculier et la hiérarchie ; le second type de luttes pour le pouvoir intervient cette fois entre la hiérarchie, en particulier la « cour papale », et le reste des ministres ordonnés et les religieux. Plus significatif est sans doute la seconde raison qui porte sur un point de vue pastoral, on peut parler de l’Europe comme d’un monde chrétien dès le début du moyen âge, un monde qui recouvre ce qu’on appelle aujourd’hui encore le monde occidental, synonyme de chrétienté ; dans ce monde qui est lié au Christ, ce monde dans lequel toutes les personnes sont chrétiennes, il s’est créé une ligne de partage, avec d’un côté, les « laïcs » ou monde profane, peu ou prou méprisé, à qui on ne dénie aucunement son attachement aux valeurs du christianisme, mais dont le rôle est considéré comme secondaire ; on n’attendait de lui qu’obéissance et dévotion. Cet effacement relatif des laïcs dura jusqu’à l’émergence des humanistes, il eut une prise de conscience qui entraina la contestation de la toute-puissance de l’ensemble ministres ordonnés et religieux en tant qu’unique détenteur de l’héritage ; le succès de la Réforme dans ces différentes composantes n’est – elle pas à placer dans ce cadre ? Quand vinrent 1789 avec ses bouleversements, et la nouvelle structure sociale induite par l’essor industriel, l’Eglise se trouva confronté à une situation d’hostilité – qui dure encore en partie- et qui rappelle par certains aspects, le temps des origines ; ce fut un défi, et les laïcs n’ont pas hésité à le relever ; ce fut le début du renouveau. IV – Le renouveau

Il convient d’insister sur le fait que ce renouveau des laïcs dans l’Eglise ne s’est pas fait fondamentalement au détriment de la hiérarchie ou des religieux, mais il est le signe de la ténacité dans la foi, il signe la détermination et la continuité du fait laïc dans l’Eglise depuis les origines, il faut rendre hommage à cette volonté. Quant au renouveau, il passera par le fleurissement d’associations de laïcs, d’abord de piété, puis de la forme de congrégations religieuses, ou de mouvements de patronage pour l’aide et l’entraide : société de St Vincent de Paul, cercles catholiques d’ouvrier ; mouvements de jeunes travailleurs… Ce renouveau apparu au XIX eme siècle, va se poursuivre en s’amplifiant au XXeme ; il concerne autant la vie sociale et laïque que l’approche spirituelle pour former à l’esprit apostolique, ecclésial et eucharistique ; la spiritualité mariale entre dans ce domaine du renouveau. Toutes ces actions ont un point commun qui est la rencontre des personnes ; il faut ajouter que les initiatives venaient autant des laïcs que des ministres ordonnés et des religieux, mais les laïcs ont prouvé dans ces moments, leur appartenance indéfectible au corps de l’Eglise. Il ne restera à celle-ci, à travers la hiérarchie, qu’à en prendre acte ; ce fut l’œuvre de Vatican II, qui resitua et rétablit la place et l’importance des laïcs dans ce corps du Christ qu’est l’Eglise. V – Vatican II Avant même que le concile Vatican II ne se pencher sur le cas des laïcs, l’Eglise avait déjà, grâce au dynamisme des laïcs, pris conscience de leur importance, au niveau de la hiérarchie, car, accepter que l’Eglise est d’abord peuple de Dieu avant d’être une institution, amène à chercher à préciser la place des différents éléments qui forment ce peuple. Ainsi, avec l’encyclique Mystici Corporis Christi, (29 juin 1943) le Pape Pie XII intègre totalement les « non-initiés » c’est-à-dire les laïcs, dans cette église, corps mystique du Christ. Il restera aux Pères conciliaires de Vatican II à élaborer une véritable théologie du laïcat. La mise à jour : le sacerdoce commun. Après avoir rappelé que l’Eglise est comme un « mystère », « Le mystère de l’Eglise », le concile précise que la totalité de ses membres, c’est-à-dire ceux qui sont incorporés au Christ, sont les baptisés. Ils sont constitués en peuple de Dieu, et comme tel, chacun est appelé aux fonctions sacerdotale (prière et sanctification), prophétique (témoigner et promouvoir l’Evangile du Chris), royale (annoncer l’Evangile), chacun en fonction de l’état de vie auquel il appartient. Comme tel, les laïcs ont leurs missions propres, indépendamment de la participation de tous au sacerdoce commun (LG, 10,11) partie de l’unique

sacerdoce du Christ. Ce qui interdit à ce niveau les séparations évoquées plus haut entre laïcs, ministres ordonnés et religieux. Une définition propre. Le laïc est reconnu comme tel, et non par rapport au clergé ou au religieux ; il est séculier, il vit dans le monde, il possède donc un caractère qui lui est propre, ce qui entraine : – Sa dignité de chrétien, elle est fondée sur son baptême, ce qui en fait un membre de plein droit du peuple de Dieu. – L’égalité avec les autres composantes du corps du Christ, une égalité qui est fondée, là aussi, sur son baptême. Droits et obligations. La dignité du laïc comme son égalité s’entendent en union avec les autres composantes du peuple de Dieu, car, le sacerdoce commun ne peut s’exercer qu’en communion. Il y a donc des droits et des devoirs qui sont partagés avec les autres groupes de chrétiens ; leur mise en application peut cependant varier en fonction des états de vie. Il en est ainsi de la vie de saintetéet de charité que chacun doit s’efforcer de mener, ou encore de l’évangélisation et de l’apostolat ecclésial. Plus spécifiquement, le laïc étant aussi dans le monde, il possède les droits et les devoirs de tout citoyen, mais ceux – ci doivent être imprégnés dans leur exercice, de l’esprit chrétien, à distinguer des opinions strictement personnelles qui relèvent de sa liberté d’être humain. – Droits et obligations à la formation, y compris dans les sciences sacrées avec la possibilité de l’enseigner s’il en possède les capacités. – Droit à exercer des offices et charges ecclésiales en fonction de ses capacités, avec l’obligation d’acquérir la formation adéquate. – Droit d’effectuer des ministères particuliers, ce sont les laïcs en missions ecclésiales. VI – Relation avec la hiérarchie. Là aussi, le concile a précisé les droits et les devoirs des laïcs en direction –et réciproquement- de la hiérarchie, avec laquelle ils sont en contact permanent pour la vie de l’Eglise.

Il a droit au respect et à la prise en compte de sa dignité. Il doit recevoir des ministres ordonnés les ressources qui sont nécessaires à sa vie spirituelle dans l’Eglise et dans le monde. Il doit, à l’inverse respect et obéissance aux ministres ordonnés et aux consacrés ainsi qu’à la hiérarchie. VII – Conclusion. Vatican II a introduit une véritable théologie du laïcat par la constitution dogmatique Lumen Gentium, qui commence par la reconnaissance et l’affirmation que les laïcs sont l’Eglise. La constitution dogmatique LG IV, 30 – 38 réintroduit pleinement les laïcs dans la vie de l’Eglise d’où ils n’auraient jamais dû être écartés. C’est pour une large part, la reconnaissance de leur combativité tout au long des siècles au nom de leur baptême et de leur foi. LG fait donc une mise à jour en définissant précisément ce qu’est le laïc, en lui reconnaissant liberté et dignité en tant que baptisé et en tant que chrétien dans le monde ; en précisant ses droits et ses devoirs ; en soulignant enfin le cadre et les limites de ses rapports avec la hiérarchie. Tous ces points sont repris et déployés par le décret Apostolicam actuositatem, ce qui veut dire que le concile Vatican II n’a pas clos le débat, au contraire il l’a ouvert, comme on peut en juger par les différentes réceptions à travers les Eglise particulières, et parfois au sein même de celles-ci. D’où, la nécessité des interventions de la hiérarchie pour placer des garde-fous. Il est encore trop tôt pour juger de la portée de cette théologie consécutive au retour de plein droit des laïcs dans l’Eglise au niveau où LG les a placés. Il en est sans doute de même pour l’ensemble des avancées de Vatican II. Bibliographie. Constitution apostolique Lumen Gentium, Rome, 21 novembre 1964. Décret Apostolicam actuositatem, Rome, 18 novembre 1965. Saint Paul, Epitre aux romains, 12, 4-8 ; Epitre aux Corinthiens, 12, 27-30. Benoit XVI, Le rôle des laïcs dans l’Eglise, discours du 15 novembre 2008. (Zenit.org) Les laïcs, coresponsables de l’Eglise, discours du 23 aout 2012. (Zenit.org) 9. Faivre, Les premiers laïcs, Edition du signe, 1999.

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DES RITES D’EAU AU BAPTÊME CHRETIEN par adacpaul le 19/09/2014 | Poster un commentaire

Plan : I – Introduction II – Significations et fonctions dans le rituel israélite. III – Le baptême chrétien A- Le baptême de Jean : sens et contre-sens. B – Le baptême de Jésus. C – Saint Paul et le baptême. IV – Evolutions et rôles sociétales. V – Une société de baptisés VI – Conclusion. Bibliographie. I – Introduction Le baptême chrétien qui est dans son principe une porte d’entrée pour l’homme gagné par la foi dans l’église ou la communauté du peuple de Dieu, plonge ses racines par certains de ses éléments dans les profondeurs de l’imaginaire des humains. On ne peut pas écarter en effet, que le baptême soit un prolongement des rites d’eau qui parcourent toutes les cultures, toutes les civilisations et tous les peuples de la terre depuis la nuit des temps. Le baptême chrétien garde aujourd’hui encore un lien avec ces rites en cela que le rite d’eau à l’origine fut un rituel de purification et de salut, et donc de survie. N’est-ce-pas ce lien qui justifie, symboliquement, que dans les cas d’extrême urgence, toute personne, y compris un non-chrétien, peut donner le baptême selon la théologie chrétienne. Je me propose d’explorer en bref quelques aspects du baptême chrétien en partant des rites d’eau selon le plan ci-dessus. Le rite d’eau signe la symbolique de la vie par le rôle vitale de l’eau au premier degré ; il signe également la notion de pureté, et d’abord, celle du corps, pureté qui n’est qu’un prolongement de la vie, entendue comme celle du corps comme celle de l’esprit ; il signe enfin le passage symbolique de la pureté du corps à celle de l’esprit dans sa relation à la divinité. Je me propose de parcourir le déploiement du baptême chrétien depuis les origines pour en faire ressortir brièvement les variations de son sens.

II – Significations et fonction dans le rituel israélite. L’universalité des rites d’eau n’a pas épargné les peuples sémites, en particulier le peuple juif, c’est ce dont on peut se rendre compte à la lecture du Lévitique notamment. Il est devenu pendant et après l’Exode, un rite de purification exclusif qui prélude à tout acte en direction de la divinité, qu’il s’agisse de prières ou bien qu’il s’agisse de sacrifices –l’Islam conserve encore cette fonction dans son rituel au quotidien- ; dès lors, il semble que pureté corporelle, signe de vie, et pureté spirituelle, signe de salut, soient confondues avant que le second aspect, la pureté spirituelle, signe de salut, ne devienne prépondérant en tant que symbole, puis ne devienne l’essentielle, et enfin ne devienne l’unique possibilité de sanctification, quand sacrifier sera rendu impossible. Ce fut ainsi, quand le premier Temple fut détruit et le peuple déporté en Babylonie, en -597, -585 puis en -581 selon le Prophète Jérémie, (même si seule les élites politique, religieuse et économique des juifs furent déportées) ; en effet, la destruction du temple interdisait tout sacrifice à Yahvé car, le Temple symbolise la table de sacrifice dans le rituel hébreux, et que celle-ci est une partie intégrante du sacrifice. Il ne restait alors que la lecture des textes sacrés et les rituels de purification qui acquièrent dès lors progressivement un caractère de sanctification. N’est-ce-pas là, en partie, le sens qu’avait le baptême de Jean Baptiste ? Une purification et une sanctification hors du Temple. III – Le baptême chrétien A – Le baptême de Jean : sens et contre-sens. Avec Jean le baptiste, le rite « baptismal » juif va changer de signification une fois encore, il introduit un rituel nouveau, en particulier, il faut un baptiseur, ici Jean, ce fut le cas d’autres anachorètes qui opéraient le long du Jourdain à la même époque, mais c’est l’activité de Jean que nous pouvons regarder comme un prélude au baptême chrétien, comme un rite qui procure le pardon des péchés, il n’est plus question de rites de pureté rituelle mais d’un acte de contrition en présence d’un témoin, le baptiseur, c’est ce nouvel ensemble qui fonde la sanctification. Il s’agit d’une acceptation implicite de rejoindre le groupe de ceux qui croient à l’imminence de la venue du Messie ; c’est un acte de pénitence préparatoire à la venue des temps messianiques. B – Le baptême de Jésus. Le baptême de Jésus va transformer le baptême de Jean, qu’il a reçu dans le Jourdain, en un nouveau rite tant par son rituel et sa symbolique que dans sa signification. En effet, le baptême chrétien qui fut dispensé après la Pentecôte, fut

un renouvellement complet de sens et de portée. Nous avons toujours la nécessité de l’eau –rite d’eau- et d’un baptiseur –témoin introduit par Jean- auxquels s’ajoute la formule baptismale trinitaire. Ce dernier élément confère sa véritable spécificité au rituel qui est d’être aussi un baptême par l’Esprit Saint ; d’où il ne put véritablement commencer qu’après la Pentecôte et le don de l’Esprit Saint. En résumé : 1°/ Le rite : On est baptisé ; il ne suffit donc plus de se donner une ablution, même totale. L’eau est nécessaire, mais le rituel peut prendre des formes variées selon les circonstances. La formule baptismale est trinitaire et est dite par celui qui baptise. Le baptême n’est administré qu’une fois, contrairement aux rites d’ablution. 2°/ Le sens : La formule baptismale instituée par le Christ selon Mathieu 28, 19 ouvre à la participation à sa vie, et donc à sa résurrection. Ce qui veut dire la rémission du péché ; ce qui veut dire également l’ouverture au salut ; ce qui veut dire enfin, la libre agrégation à une communauté. Le rite, comme le sens du baptême chrétien n’en font pas un système monolithique pour autant ; c’est un symbole qui a ouvert à différents questionnements dès les premiers instants du christianisme. Au premier rang de ceux –ci, la question de son fondement, à savoir : baptême d’eau ou baptême de l’esprit ? Baptême de salut ? Baptême de pénitence ? Baptême de conversion ? … C – Saint Paul et le baptême. Saint Paul d’abord, puis les Pères de l’Eglise ensuite vont s’employer à déployer les réponses diverses et variées à ces questionnements ; c’est le signe que le baptême est un sacrement fondamental dans le christianisme, beaucoup plus fondamental que les divers rites d’eau qui voulaient relier l’homme à son créateur, avec ou sans intermédiaire. Il en est ainsi parce que très tôt, il fut considéré que le baptême symbolise, non seulement un acte d’adhésion, un acte de foi en la nouvelle vision de la divinité, c’est-à-dire un Dieu d’amour, mais aussi une sanctification parce qu’il fait participer l’adepte à la mort du Christ, rite d’eau symbole de mort, mais aussi à la résurrection du seigneur, rite d’eau symbole de vie et de rédemption, et ce dernier point fait du baptisé un fils de Dieu. Pour Saint Paul notamment ce point de vue, rite de sanctification est le plus important et c’est lui que traduit le baptême par l’esprit. Rom 6,3-4 ; Gal 3, 26-28 ; Rom 8, 17 ; Col 2, 12. Justin de Rome : Dialogue de Tryphon 12, (la circoncision nouvelle) ; 13, 14 (le baptême de pénitence) …

On retrouve donc les deux aspects : baptême de pénitence et baptême de sanctification, d’où les deux onctions, disjointes dans le temps ou non. IV – Évolutions et rôles sociétales. Très tôt semble – t – il, une préparation au baptême fut nécessaire, une sélection et une préparation du futur baptisé, mais également celles du baptiseur quand les évêques furent contraints de déléguer tout ou partie de l’exécution du rituel baptismal. Pour le candidat au baptême, le simple désire d’adhésion ne suffit plus ; il ne suffit plus de croire, il faut aussi manifester sa volonté et le désire d’accès à la nouvelle communauté par la connaissance du contenu et des règles. Ce fut aussi un moyen de mise en ordre dans les premiers temps, époques où l’adversité était grande. En outre, la préparation au baptême est nécessaire, car, on change le sens du rituel tout en conservant le symbole qui est l’eau pour une part ; elle est nécessaire également pour mettre en exergue la signification du baptême spirituel qui demande un engagement actif de l’impétrant, un engagement de vie qui désormais est placée sous le signe du Saint Esprit et de l’apostolat. On comprend dès lors que pour Saint Paul, le baptême de l’esprit est la signification véritable du baptême chrétien, et dans ce cas, la symbolique de l’eau ici est celle de la mort qui sera suivit de la renaissance dans l’Esprit Saint. (Rom 6,4) ; mais aussi Jean 3, 5. Catéchuménat Etre baptisé, c’est comprendre ce rituel de mort et de résurrection symboliques ; c’est sans doute de là que vient le statut de premier sacrement de la foi chrétienne qui est attaché au baptême. Toutefois, c’est le sens et la fonction de la période de formation, le catéchuménat, qui amena à s’interroger dès les origines, mais aussi de nos jours encore, sur le baptême des enfants ; voir par exemple, les critiques sinon, les réserves de certains Pères de l’Eglise. V – Une société de baptisés. Quand en Europe notamment, il devint patent qu’on devient chrétien par « héritage », après donc l’époque apostolique et l’époque des Pères, le schéma baptismal n’a pas fondamentalement changé – l’Eglise y veillait ! – mais, le rite joua un rôle identitaire en plus de sa fonction initiale de pénitence et de sanctification, et pour beaucoup de personnes baptisées, cette fonction identitaire prit le pas sur toute autre considération ; en particulier, avec l’ouverture au reste du monde à partir du XV eme siècle. En effet, quand l’Occident se lança à la conquête du monde, – conquêtes politiques et économiques -l’Eglise n’était pas de reste, et pour l’habitant du vieux continent, son identité face au monde fut d’abord d’être chrétien, c’est – à – dire : baptisé. Ce rôle identitaire de ce sacrément ne continue – t – il pas de fonctionner aujourd’hui encore ? Certainement oui, car, dans les débats

mondiaux actuels, quand on parle de l’ »Occident », n’est-ce pas à ce monde chrétien qu’on se réfère implicitement, même inconsciemment ? Ce rôle identitaire du baptême en Europe ne doit pas surprendre dans la mesure où le baptisé est à la fois dans l’Eglise depuis toujours (rôle d’agrégation et de sanctification du baptême) et dans le monde (rôle de témoin de la foi en tant que laïc chrétien dans le monde) ; il va donc de soi qu’être baptisé confère une identité, que justement le concile Vatican II lui demande de déployer dans le monde (Lumen Gentium 30 – 38). Certes, être chrétien par héritage a beaucoup évolué aussi depuis quelques décennies pour aboutir à un retournement de situation qui amène nombre de baptisés à demander à être « débaptisé », mais je ne pense pas que ces personnes, autant qu’elles en soient conscientes, tournent le dos aussi à ce rôle identitaire ; disons qu’elles demeurent « des baptisées athées ! » Signalons enfin que l’expansion géographique à partir du point central que fut Jérusalem va avoir une autre conséquence, cette fois, organisationnelle, en effet, l’évêque qui est censé œuvrer, dû déléguer une partie du rituel ; cette délégation peut concerner les deux aspects du sacrement, baptême d’eau et l’onction d’huile – en Orient – ou seulement un des aspects, en Occident, c’est le baptême d’eau ; alors que la confirmation reste le prérogative de l’évêque, d’où la nécessité d’une délocalisation géographique et temporelle le plus souvent. Conclusion. Des rites d’eau au baptême chrétien, nous, les hommes, avons poursuivi depuis la nuit des temps une quête, celle qui consiste à donner sens « au nourrir son corps » et » au nourrir son esprit » avec souvent des égarements dans de fausses directions ; il revient au christianisme d’avoir donné sens et espoir à cette quête en montrant la direction dans laquelle nous pouvons la poursuivre sans nous perdre, mais surtout, en réunissant dans le rite baptismal ce qu’est la vie du corps (qui doit mourir) et ce qu’est vivre par l’esprit, c’est-à-dire le lien qui doit nous réunir comme communauté, mais qui doit aussi nous faire nous tourner vers le créateur. Bibliographie. Tertullien, Traité du baptême, Edition du Cerf, Paris, 2002. Tertullien, Le baptême : Le premier traité chrétien, Edition du Cerf, Paris, 2008. M.-E. Boismard : Le baptême chrétien selon le Nouveau Testament, Edition du Cerf, Paris, 2001. Documents du Magistère sur le baptême et la confirmation. : CDC (1983), livre IV, titre 1 : 849 -896 Sur Internet :

http://www.mondedemain.org/articles/le-bapteme-un-rite-ou-une-necessite-f320 http://www.croire.com/Bapteme. Publié dans: christianisme, religion, spiritualité | Tagué:aclinou, baptême, baptême chrétien, hébreu, israelites, religions, rites, rites d'eau

ECOUTER, REFLECHIR, MEDITER… OU LE VOYAGE SPIRITUEL EN TROIS ETAPES par adacpaul le 27/06/2012 | Poster un commentaire

Plan I – Introduction II – Ecouter III –Réfléchir IV –Méditer V –Conclusion Bibliographie I – Introduction. Une question moderne : qu’est – ce que le spirituel ? Question très centrée, mais à réponses multiples et éclatées. Parmi celles – ci, celle que donne la théologie spirituelle se fixe un paradigme qui balise parfaitement le parcours spirituel. En effet, c’est à partir de la notion de salut que le fait religieux fonde la démarche. En régime chrétien, je propose de suivre ce parcours à partir de trois positions « successives » qui sont en fait trois balises pour qui veut rester éveillé dans la quête qui fonde la spiritualité. Ces trois balises sont pour le postulant à la quête, l’écoute, la réflexion et enfin la méditation. Avant même d’aborder la réflexion sur ces balises, il convient de chercher à saisir le pourquoi de la quête. De fait, tout système religieux envisage ce « pourquoi » comme un appel auquel l’homme cherche à répondre, et, pour le chrétien, c’est l’appel de Dieu, c’est le don de la grâceinitiale. Soit ! Mais alors, comment se fait – il que l’homme soit capable d’y répondre ? Comment se fait – il que nous pouvons entendre et répondre à ce don ? Nous pouvons visiter, après une brève introduction, les trois étapes essentielles de cette quête, selon le plan qui figure plus haut.

Les deux nécessités : justification, voies et choix. C’est une évidence que l’homme doit répondre à deux nécessités impérieuses, deux nécessités qui l’occupent de toute éternité, à savoir : * Nourrir son corps. * Nourrir son esprit. Nous partageons la première avec le règne animal dans son ensemble, tandis que la seconde semble plus spécifique à l’espèce humaine. Nos actes dans le vivre au quotidien se partagent ainsi entre ces deux besoins, même si certains se trouvent répondre à l’une et à l’autre à la fois ; il en est ainsi par exemple de l’acte sexuel quand il est désir et sublimation de l’amour de l’autre ; ça peut être également le cas de la musique dans le domaine artistique. C’est dire que la recherche de réponses à des questions existentielles, y compris maladroitement perçues et formulées pour soi, est première à travers le « nourrir son esprit » même quand ce besoin prend une forme réduite à sa plus simple expression. Oui, le besoin de s’interroger, le besoin de réponses et l’état d’esprit qui conduit l’homme à cela est premier, c’est dire que la spiritualité est première dans notre conscience ontologique, en cela que c’est par son entremise que l’homme accède à la connaissance de son être ; c’est par son entremise que l’homme peut prétendre percevoir la transcendance ; c’est par son entremise qu’il peut répondre à l’appel de la grâce avec, ou, sans révélation. Nourrir son esprit est donc recherche de sens, que ce soit pour prendre du recul par rapport à une angoisse existentielle, ou pour s’interroger, voire se fondre dans le fait religieux, ou encore pour donner vie, et donc du signifiant, à l’interaction avec l’autre, et, au delà de l’autre, avec le monde entendu comme création, entendu comme le réel incontournable. Nous passons là en revue quelques points d’ancrage où la spiritualité peut se fixer pour germer. Un tel ancrage peut emprunter une multitude de voies qui toutes commencent par l’écoute. Des points d’ancrage qui sont aussi des seuils, car, à chaque étape, il peut être nécessaire de devoir se hisser au niveau des épreuves à résoudre ; là, on peut se trouver dans des moments de crise, des moments qui éclairent pour le chrétien la grâce divine en œuvre certes, mais avec laquelle on peut entrer en conflit en cela que ces seuils peuvent être des temps de combats intérieurs pendant lesquels l’écoute, la réflexion et la méditation forment un écheveau.

Choisissons – nous ces étapes ? Pouvons – nous les choisir ? Il parait difficile de répondre oui, dans la mesure où, pour le chrétien comme pour le non- chrétien, on ne peut envisager une linéarité de la démarche, dès lors, c’est le va- et – vient entre questionnement et réponse perçue, plus qu’entendue, qui gouverne l’être et son écoute ; c’est dire que l’on ne peut s’attendre à quoi que ce soit ; il ne reste alors que d’être disponible. C’est donc une sorte de passivité, mais une passivité qui résulte pour le chrétien d’une attente confiante, une attente sereine qui est aussi le lieu de la quête. Quand commence l’attente ? Quand commence l’écoute ? Le chrétien est – il toujours en mesure de le déterminer ? Je ne le pense pas, car alors, cela supposerait que l’être est en mesure de percevoir à chaque instant, le moindre frémissement de son âme. S’il pouvait en être ainsi, la quête serait terminée avant même de commencer, c’est – à – dire que nous n’aurions pas besoin de questionnement ! II – Ecouter Ecouter, est l’acte médiateur par excellence entre l’homme et tout ce qui n’est pas lui, il est davantage médiateur que le langage en soi, car l’écoute fait appel à tout l’être. Il se déroule autant dans le silence de l’âme que dans le vacarme du monde, ce qui met l’écoute bien au-delà de la pensée qui est avant tout dialogue avec l’autre et avec son altérité. Ecouter c’est choisir d’accéder, accéder par le regard, par la lecture, par le dialogue et par toutes les formes que peut prendre le message. Accéder, c’est – à – dire parvenir à une conscience claire du questionnement. Accéder signifie aussi choix et disponibilité de l’être ; accéder signifie également honnêteté intellectuelle et rigueur pour éviter à celui qui cherche, l’écueil redoutable qu’est l’illusion. Mais, accéder présuppose aussi la liberté, car la quête de spiritualité n’est plénière que dans la liberté. Si en régime chrétien l’écoute s’appuie sur la parole divine transmise – révélée- elle prend plus fermement encore appui sur l’Evangile qui éduque autant qu’il appelle. En effet, l’Evangile appelle à l’écoute à travers la personne du Christ ; en cela, l’écoute s’insère dans la foi et tout ce que cela porte comme regard sur l’autre vu comme le « corps mystique du Christ[1]« , ce qui veut dire que tout baptisé qui ne voit pas dans l’autre, quel qu’il soit, ce corps mystique, trahit son baptême, car le spirituel, -et donc l’appel- en régime chrétien passe par ce corps. C’est là également un des seuils de la démarche de quête qui sont évoqués plus haut. Ceci étant, l’écoute de l’appel est d’abord individuelle, c’est chaque chrétien individuellement qui doit l’entendre pour comprendre le don de la grâce avant d’espérer le porter au niveau de la conscience de l’univers ; en somme, sans l’écoute, l’accès à la transcendance est sérieusement compromis.

L’écoute c’est donc l’éveil à la disponibilité, c’est en cela que « qui cherche trouve » des évangélistes Mathieu et Luc ; « trouve » au présent, car la grâce est déjà donnée, elle est déjà là, avant même que la quête de spiritualité ne commence pour le chrétien. Pour autant, est – ce suffisant d’écouter, quelle que soit la forme que prend l’acte d’écouter ? Est-ce suffisant d’être disponible et éveillé à l’accueil de la grâce ? Non, ce n’est pas suffisant, car la quête et l’accession à la spiritualité ne prennent leur sens véritable que dans notre liberté comme nous l’avons souligné ; c’est cette liberté qui impose l’étape suivante, celle de la réflexion, que celle – ci soit pour s’interroger sur le doute en son cœur ou qu’elle porte sur la fragilité d’une conviction qui ne peut avoir que la foi comme gardefou ; réfléchir donc ! III – Réfléchir On peut considérer que réfléchir est l’une des activités permanentes de l’être humain, même si une partie non négligeable de celle-ci relève d’une automaticité innée ou bien acquise. Il est donc normal que nous retrouvions également cette activité dans la quête de spiritualité ; la spiritualité est donc aussi du domaine de la noétique. Pour autant, pouvons – nous prétendre justifier la recherche de spiritualité par la raison ? La réponse ne peut être que non, car, comme nous l’avons dit plus haut, le chrétien est à l’écoute dans le cadre de sa foi et celle – ci est sa justification. Nous sommes ainsi amenés à considérer dans le cadre de cette quête, deux magistères qui sont celui de la foi et celui de la raison. Il doit en être ainsi car, « Fides et ratio binae quasi pennae videntur quibus veritatis ad contemplationem hominis attollitur animus. » « La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. » Cette citation d’ouverture de l’encyclique Fides & Ration du pape Jean Paul II (1998) pose d’emblée la problématique ; à savoir que la foi et la raison procèdent de deux plans différents ; différents et non opposés, en cela que l’objectif de vérité de la spiritualité est commun aux deux plans. En effet, si l’attente sereine du chrétien repose sur sa foi qui est aussi un garde – fou, sa vigilance et sa volonté dans la quête doivent s’appuyer sur la raison, celle qui ouvre et l’ouvre sur le réel, et surtout, ouvre le chrétien sur l’autre et sur sa communauté. Réfléchir, le magistère de la raison, permet au chrétien de mettre en forme sa quête de spiritualité en lui évitant l’écueil que serait l’illusion, nous l’avons déjà dit, car tout contenu de l’écoute n’ouvre pas à la spiritualité ; il doit aussi lui permettre d’éviter la confusion entre croyances et foi, ou encore de croire que la liberté de choisir signifie liberté de se choisir.

Réfléchir aide le chrétien à se souvenir que l’appel, le don de la grâce, est premier ; réfléchir l’aide à saisir le caractère personnel du don, mais aussi à comprendre que l’adhésion par la raison, qui met la volonté en exergue notamment, ne peut suffire, car, le ressenti dans le cours de la quête offre rarement les mots pour se livrer totalement à l’extérieur de soi, or c’est cette ouverture qui peut seule le mettre en symbiose avec la communauté. « Le seigneur fait grâce » n’est-ce-pas ? Et là, nous sommes dans l’action en notre direction, c’est aussi ce que la réflexion aide à saisir, en particulier sa dimension christologique. Réfléchir, c’est s’enraciner dans le don de la grâce en en prenant conscience après coup ; c’est également la réflexion qui permet au chrétien de comprendre les limites de sa liberté, limites sans lesquelles il risque de donner une place excessive, voire exclusive au libre arbitre et à la volonté, reproduisant ainsi, sans le savoir peut – être, le pélagianisme ; volonté et libre arbitre jadis célébrés par le stoïcisme. En arriver là, c’est l’écueil qui se dresse déjà dès l’écoute et qui ici peut s’avérer plus insidieux si on n’y prend pas garde. Réfléchir enfin, c’est encore et toujours s’ouvrir à la grâce divine et y rester disponible pour se saisir de Dieu ; c’est là qu’entre en scène le travail de méditation, méditation qui est le troisième pilier de la quête de spiritualité pour le chrétien. IV – Méditer Il convient de préciser que la quête de spiritualité ne peut être un acte dont le déroulement soit linéaire, en proposant les trois piliers de la démarche, je n’entends pas suggérer par là qu’elle se déroule en étages. Il faut considérer que toutes les étapes qui sont évoquées se déroulent de façon concomitante, avec différents degrés d’avancement certes, mais chacun de ces pôles est à l’œuvre dès le début et continue d’avoir cours à chaque instant tout au long du parcours. En régime chrétien, la méditation est à l’œuvre déjà dans la prière, en effet, celle – ci est d’abord méditation avant d’être demande ou action de grâce. Pour le chrétien, c’est par la méditation que la quête de spiritualité peut aller plus loin, plus loin que l’écoute et plus loin que la réflexion. Méditer, c’est porter son attention et sa conscience avec acuité vers trois points qui sont la foi, la grâce et la médiation christologique. Sur la foi :

La foi n’est pas à vivre comme un héritage, mais comme une conquête, et c’est là que la méditation intervient pour aider à s’inscrire dans une foi qui est faite de liberté, ce qui est la condition de l’épanouissement dans la foi, avec tout ce que cela entraine : regard sur le péché et le combat qu’il appelle ; regard sur la joie avec la communion qui résulte de son partage ; conscience d’une profonde pénétration dans la foi, car la foi est toute entière dès l’origine de son don, c’est la conscience avec laquelle le chrétien l’accepte et la vit qui peut croitre en intensité, et seulement cette conscience. Si la méditation n’a pas pour but une « augmentation » de la foi, elle sert néanmoins de garde-fou pour le chrétien afin que la pratique, le rituel – nécessaire- ne se substitue pas à l’expérience spirituelle. Sur la grâce : La méditation dans l’expérience spirituelle est le biais par lequel le chrétien appréhende véritablement la dimension de la grâce divine ; en particulier, elle doit l’aider à comprendre que la grâce est totale, elle est plénière dès le don, car Dieu ne peut donner à moitié ou en partie seulement. Dieu ne peut donner qu’une totalité, autrement, on ne verrait pas comment comprendre, par la raison ou par la foi, cette partition dans le don. La méditation doit donc aider à accéder à la conscience de cette totalité, car le chrétien peut ne pas intégrer sans méditation cette totalité face aux difficultés de la quête. Sans la méditation, le chrétien peut se poser la question de la plénitude du don à chacun des seuils que nous avons évoqués plus haut. Une image serait par exemple, celle d’un livre, un essai, lu et relu à maintes reprises, et dont il saisit davantage à chaque lecture, la pensée de l’auteur et sa profondeur… toutes choses qui existent dans le livre dès son impression mais auxquelles pourtant, le lecteur n’accède que progressivement et de mieux en mieux de lecture en lecture. La méditation apparait ainsi comme la voie d’accès à la conscience de la plénitude du don de la grâce divine. Sur la médiation christologique : Justement la totalité du don salvifique, c’est le Verbe incarné, c’est le don du fils qui ne peut être que totale car Un ; une totalité sans laquelle l’Eglise confesse l’impossibilité de l’œuvre de salut. La méditation ne nous amène pas à « ajouter » au Christ, elle amène à comprendre que le Christ, le verbe incarné EST le don, qu’il est le point où la foi du chrétien doit s’ancrer pour s’épanouir et rayonner. C’est par la méditation enfin que nous percevons le chemin parcouru ; elle nous fait comprendre le caractère fulgurant de la Pâque et sa vision christologique, car, c’est le point où tout est centré, « …tous les trésors de la sagesse et de la science » comme le dit St Paul dans l’épitre au Colossiens.

Conclusion : Au carrefour de l’écoute, du réfléchir et du méditer, le chrétien perçoit et se perçoit. Il perçoit l’offre salvifique de Dieu, mais aussi sa liberté comme créature devant cette offre qui va jusqu’au don pascal. Il perçoit la communion des croyants dans la foi et dans l’amour comme des chemins révélés par le Christ en qui tout est dit. Le chrétien se perçoit comme homme en constante évolution spirituelle dans la société des hommes comme dans la communauté des croyants en communion ; il sait qu’il doit demeurer vigilant et constant dans la quête de spiritualité. Il se perçoit enfin devenu « fils » de Dieu par la médiation du Christ ; c’est là, une spiritualité à travers laquelle il peut suivre le chemin parcouru ; c’est encore à travers cette spiritualité qu’il sait qu’il doit rester serein et confiant tout en comprenant que sa quête ne peut s’arrêter, car il n’ignore plus que le chemin vers la transcendance doit parcourir son existence parce qu’il est de joie partagée et de communion. P. Aclinou Bibliographie :(un extrait) Les Evangiles. R. Brague. Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres. Flammarion édit. 2009. R. Brague. La loi de Dieu. Gallimard, 2005. M. Buber. Le chemin de l’homme. Edit. Du rocher, 1989. Maître Eckhart. Du détachement. Edit. Payot, 1995. [1] Point central de la théologie paulinienne, qui, quoique moins présent aujourd’hui, reste néanmoins une clé essentielle de l’Ecclésiologie. Col 1, 24 ; Ro 12, 4-5 ; 1Cor 12, 12-14 ; 1Cor 12, 27… Aujourd’hui, l’affirmation pressante qui veut que Jésus soit le sauveur de tout les hommes, doit entrainer que le corps mystique du Christ pour cet unique plan de salut de Dieu, -selon la théologie chrétienne- englobe tous les hommes, et va donc au delà des seuls baptisés.

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