Emmanuel-levinas-noms-propres-1976.pdf

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EMMANUEL

MS PROPRES

Texte intégral



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essais

Noms propres Noms propres, ou le livre des rencontres. Martin Buber, Paul Celan,Jacques

Derrida, Edmond Jabès, Sôren IGerkegaard, Roger Laporte, el bien d'autres, sont ici l'occasion de pages fulgurantes, comme si Emmanuel Lévinas avait voulu fixer en quelques instantanés rapides et incisifs le p o r ­ trait de ceux qui, depuis des années, accompagnent s a réflexion. Mais, s'agissant de Lévinas, on peut aussi estimer qu'il y a dans cette démarche un peu plus que le simple désir de témoigner. Qu'il y a en fait comme une nécessité proprement philosophique, un souci moral de vérifier par soi­ même, à travers l'expérience directe, les principes mêmes de sa pensée. A ce titre, alors, Noms propres est à prendre comme la manifestation concrète de l'ouverture à l'Autre, de l' « éveil du Moi par Autrui, de moi par l'Etranger "· Donc des noms et des œuvres, des proximités intellectuelles, des compa­ gnonnages de pensée. Tout un réseau de méditations el de thèses, un entre­ croisement de réflexions sur l'homme auprès desquelles Lévinas s'est formé, par rapport auxquelles il s'est situé, soit parce qu'il s'en distinguait, soit au contraire parce qu'il s'en approchait. Ainsi, par exemple, Kierke­ gaard, le philosophe de la subjectivité. Vis-à-vis de son travail Lévinas opère un démarquage. Trop outrancier, à son goût, dans le développement de ses analyses, et mal libéré de l'hégélianisme, comme beaucoup IGerke­ gaard est tombé dans le piège de la totalité. « L'éthique signifie pour Kier­ kegaard le général - relève Lévinas. [...J Le rapport à Autrui est-il cette entrée et cette disparition de la généralité? Voilà ce qu,: l'on doit se demander contre Kierkegaard, contre Hegel. [... J La subjectivité est dans la responsa­ bilité et seule la subjectivité irréductible peut assumer une responsabilité. • L'éthique, c'est cela"· Phrases lumineuses qui, tout en rappelant à grands traits les propos de Kierkegaard, indiquent la distance critique que prend Lévinas et lui permettent, au passage, de formuler ses propres analyses. De réaffirmer notamment, que « l'extériorité où les hommes nous montrent leur visage fait éclater la totalité ", et que par conséquent il existe dans la relation entrc; Moi et l'Autre des modalités singulières qui empêchent toute réduction de l'Autre à Moi : précisément les modalités sur lesquelles se fonde l'éthique. Martin Buber, en revanche, suscite une autre attitude. Le rapport critique s'efface pour laisser place aux affinités avouées. Les longs commentaires qui proposent une lecture de « la théorie de la connaissance " selon Buber, sont l'occasion d'aborder de front des questions fondamentales telles que la vérité, la relation sujet/objet, et de montrer que la philosophie contempo­ � f raine a sensiblement modifié les schémas anciens. Auparavant « le sujet était enfermé en soi et, métaphysiquement, origine de soi et du monde", et la théorie de la connaissance se réduisait à exposer« la façon dont un sujet

(Suite au verso.)

Noms propres Noms propres, ou le livre des rencontres. Martin Buber, Paul Celan,Jacques

Derrida, Edmond Jabès, Sôren IGerkegaard, Roger Laporte, el bien d'autres, sont ici l'occasion de pages fulgurantes, comme si Emmanuel Lévinas avait voulu fixer en quelques instantanés rapides et incisifs le p o r ­ trait de ceux qui, depuis des années, accompagnent s a réflexion. Mais, s'agissant de Lévinas, on peut aussi estimer qu'il y a dans cette démarche un peu plus que le simple désir de témoigner. Qu'il y a en fait comme une nécessité proprement philosophique, un souci moral de vérifier par soi­ même, à travers l'expérience directe, les principes mêmes de sa pensée. A ce titre, alors, Noms propres est à prendre comme la manifestation concrète de l'ouverture à l'Autre, de l' « éveil du Moi par Autrui, de moi par l'Etranger "· Donc des noms et des œuvres, des proximités intellectuelles, des compa­ gnonnages de pensée. Tout un réseau de méditations el de thèses, un entre­ croisement de réflexions sur l'homme auprès desquelles Lévinas s'est formé, par rapport auxquelles il s'est situé, soit parce qu'il s'en distinguait, soit au contraire parce qu'il s'en approchait. Ainsi, par exemple, Kierke­ gaard, le philosophe de la subjectivité. Vis-à-vis de son travail Lévinas opère un démarquage. Trop outrancier, à son goût, dans le développement de ses analyses, et mal libéré de l'hégélianisme, comme beaucoup IGerke­ gaard est tombé dans le piège de la totalité. « L'éthique signifie pour Kier­ kegaard le général - relève Lévinas. [...J Le rapport à Autrui est-il cette entrée et cette disparition de la généralité? Voilà ce qu,: l'on doit se demander contre Kierkegaard, contre Hegel. [... J La subjectivité est dans la responsa­ bilité et seule la subjectivité irréductible peut assumer une responsabilité. • L'éthique, c'est cela"· Phrases lumineuses qui, tout en rappelant à grands traits les propos de Kierkegaard, indiquent la distance critique que prend Lévinas et lui permettent, au passage, de formuler ses propres analyses. De réaffirmer notamment, que « l'extériorité où les hommes nous montrent leur visage fait éclater la totalité ", et que par conséquent il existe dans la relation entrc; Moi et l'Autre des modalités singulières qui empêchent toute réduction de l'Autre à Moi : précisément les modalités sur lesquelles se fonde l'éthique. Martin Buber, en revanche, suscite une autre attitude. Le rapport critique s'efface pour laisser place aux affinités avouées. Les longs commentaires qui proposent une lecture de « la théorie de la connaissance " selon Buber, sont l'occasion d'aborder de front des questions fondamentales telles que la vérité, la relation sujet/objet, et de montrer que la philosophie contempo­ � f raine a sensiblement modifié les schémas anciens. Auparavant « le sujet était enfermé en soi et, métaphysiquement, origine de soi et du monde", et la théorie de la connaissance se réduisait à exposer« la façon dont un sujet

(Suite au verso.)

aueint l'objet». Désormais la rupture est consommée. On pense l'homme comme ((intentionnalité» - Husserl-, ou comme u être-dans-le-monde,, - Heidegger-, voire même sous le régime d'un« renouvellement inces· sant de la durée »- Bergson. Autrement dit, .. l'homme est en situation ; avant qu'il ne soit situé». Entendez qu'il est en relation immédiate avec les choses et que sa manière d'être première est le contact. C'est dans celle fracture de l'idée de sujet que s'est engouffré Martin Buber, mettant l'accent, en particulier dans son maître livre Leje et le 1ù, sur la «présence "• le«face à face "• bref sur des catégories nouvelles que l'on retrouvera à la base de la réflexion d'Emmanuel Lévinas. Chez Buber, en effet, outre une vraie séparation avec les pensées de la totalité, Lévinas décèle l'esquisse avancée de quelques éléments de son propre canevas phi­ losophique, ce qu'il ne manque pas de souligner avec force. Ainsi revient-il sur la nécessité de toujours veiller à préserver l'intégrité de l'Autre. Ainsi reprend-il l'idée que la reconnaissance doit déboucher sur la Rencontre, c'est-à-dire, sur l'instauration d'un lien entre les êtres où nul n'est un «objet» pour l'autre, où« le Je n'y absorbe pas le Tu comme un objet, ni ne s'absorbe en lui extatiquement. Car la relation Je-Tu est une relation avec ce qui demeure absolu malgré la relation ». De fait chaque texte de Noms propres est centré sur une question particulière qui entre dans la problématique philosophique de Lévinas. C'est pourquoi l'ouvrage est à lire comme on reconstitue un puzzle : pièce par pièce, et question par question. Au terme d'ailleurs, les auteurs s'évanouissent, et se manifeste alors clairement que l'hommage était aussi un prétexte, un moyen de révéler. Paul Celan et la poésie de l'être : pour montrer que le langage excède les mots, que le poème dénude,«pré-dévoile» l'inexprima· ble, qu'il se situe" au moment du pur toucher, du pur contact, du saisisse­ ment, du serrement, qui est, peut-être, une façon de donner jusqu'à la main qui donne ». Jacques Derrida et la mise en pièces de la métaphysi­ que : parce qu'avec lui le regard philosophique est parvenu aux fonde­ ments de la pensée occidentale et a fait surgir ses présupposés les plus secrets, les mieux enfouis. Max Picard et les leçons du visage... Marcel Proust déchiffreur de l'altérité... Roger Laporte chantre du silence... Jean Wahl ou la lecture du sentiment... Une manière pour Emmanuel Lévinas de nous parler superbement des autres tout en parlant de soi. Noms propres est finalement un livre de synthèses. De toutes les synthèses : synthèse des penseurs abordés, synthèse de la pensée de Lévinas.

EMMANUEL LEVINAS

Noms propres Agnon Buber Celan Delhomme Derrida Jabès Kierkegaard Lacroix Laporte Picard Proust Van Breda Wahl

FATA MORGANA

aueint l'objet». Désormais la rupture est consommée. On pense l'homme comme ((intentionnalité» - Husserl-, ou comme u être-dans-le-monde,, - Heidegger-, voire même sous le régime d'un« renouvellement inces· sant de la durée »- Bergson. Autrement dit, .. l'homme est en situation ; avant qu'il ne soit situé». Entendez qu'il est en relation immédiate avec les choses et que sa manière d'être première est le contact. C'est dans celle fracture de l'idée de sujet que s'est engouffré Martin Buber, mettant l'accent, en particulier dans son maître livre Leje et le 1ù, sur la «présence "• le«face à face "• bref sur des catégories nouvelles que l'on retrouvera à la base de la réflexion d'Emmanuel Lévinas. Chez Buber, en effet, outre une vraie séparation avec les pensées de la totalité, Lévinas décèle l'esquisse avancée de quelques éléments de son propre canevas phi­ losophique, ce qu'il ne manque pas de souligner avec force. Ainsi revient-il sur la nécessité de toujours veiller à préserver l'intégrité de l'Autre. Ainsi reprend-il l'idée que la reconnaissance doit déboucher sur la Rencontre, c'est-à-dire, sur l'instauration d'un lien entre les êtres où nul n'est un «objet» pour l'autre, où« le Je n'y absorbe pas le Tu comme un objet, ni ne s'absorbe en lui extatiquement. Car la relation Je-Tu est une relation avec ce qui demeure absolu malgré la relation ». De fait chaque texte de Noms propres est centré sur une question particulière qui entre dans la problématique philosophique de Lévinas. C'est pourquoi l'ouvrage est à lire comme on reconstitue un puzzle : pièce par pièce, et question par question. Au terme d'ailleurs, les auteurs s'évanouissent, et se manifeste alors clairement que l'hommage était aussi un prétexte, un moyen de révéler. Paul Celan et la poésie de l'être : pour montrer que le langage excède les mots, que le poème dénude,«pré-dévoile» l'inexprima· ble, qu'il se situe" au moment du pur toucher, du pur contact, du saisisse­ ment, du serrement, qui est, peut-être, une façon de donner jusqu'à la main qui donne ». Jacques Derrida et la mise en pièces de la métaphysi­ que : parce qu'avec lui le regard philosophique est parvenu aux fonde­ ments de la pensée occidentale et a fait surgir ses présupposés les plus secrets, les mieux enfouis. Max Picard et les leçons du visage... Marcel Proust déchiffreur de l'altérité... Roger Laporte chantre du silence... Jean Wahl ou la lecture du sentiment... Une manière pour Emmanuel Lévinas de nous parler superbement des autres tout en parlant de soi. Noms propres est finalement un livre de synthèses. De toutes les synthèses : synthèse des penseurs abordés, synthèse de la pensée de Lévinas.

EMMANUEL LEVINAS

Noms propres Agnon Buber Celan Delhomme Derrida Jabès Kierkegaard Lacroix Laporte Picard Proust Van Breda Wahl

FATA MORGANA

Paru dans Le Livre de Poche (Série Biblio-essais)

ETHIQUE ET INFINI. DIFFICILE LIBERTÉ. HUMANISME DE L'AUTRE HOMME.

© Fata Morgana, 1976.

A Simone, Georgie et Michael A David, Valérie, Juliette et Boris

Paru dans Le Livre de Poche (Série Biblio-essais)

ETHIQUE ET INFINI. DIFFICILE LIBERTÉ. HUMANISME DE L'AUTRE HOMME.

© Fata Morgana, 1976.

A Simone, Georgie et Michael A David, Valérie, Juliette et Boris

AVANT-PROPOS

Les guerres mondiales - et locales - le national­ socialisme, le stalinisme - et même la déstalinisation les camps, les chambres à gaz, les arsenaux nucléaires, le terrorisme et le chômage - c'est beaucoup pour une seule génération, n'en eût-elle été que témoin. Nous avons pourtant été émerveillés, dès l'école, par les promesses de renouvellements que venait d'apporter la notion de la durée bergsonienne. Nous avons appris, avec Husserl, à nous assurer de ce que nous pensions en recherchant comment nous le pensions, en évitant le glissement que confèrent au sens des intentions mécon­ nues de la conscience, en découvrant que l'�tre commande en moi les voies de son Apparaître. Et, grâce à Heidegger, notre oreille s'éduqua à entendre l'être dans sa résonance verbale, sonorité inouïe et inoubliable. Elle allait nous ouvrir l'être-en-propre, le vouloir qui veut ne pas vouloir et la générosité qui laisse être l'�tre, la Gelassenheir qu'il aurait, peut-être, fallu traduire par dé-ception, au sens étymologique du terme, en se demandant si la déception, au sens obvie, n'e�t pas la seule condition possible du dés-inter-essement. Nous allions nous laisser prendre à ces leçons considérables. Mais là, quelques-uns d'entre nous eurent d'autres motifs de déception. 7

AVANT-PROPOS

Les guerres mondiales - et locales - le national­ socialisme, le stalinisme - et même la déstalinisation les camps, les chambres à gaz, les arsenaux nucléaires, le terrorisme et le chômage - c'est beaucoup pour une seule génération, n'en eût-elle été que témoin. Nous avons pourtant été émerveillés, dès l'école, par les promesses de renouvellements que venait d'apporter la notion de la durée bergsonienne. Nous avons appris, avec Husserl, à nous assurer de ce que nous pensions en recherchant comment nous le pensions, en évitant le glissement que confèrent au sens des intentions mécon­ nues de la conscience, en découvrant que l'�tre commande en moi les voies de son Apparaître. Et, grâce à Heidegger, notre oreille s'éduqua à entendre l'être dans sa résonance verbale, sonorité inouïe et inoubliable. Elle allait nous ouvrir l'être-en-propre, le vouloir qui veut ne pas vouloir et la générosité qui laisse être l'�tre, la Gelassenheir qu'il aurait, peut-être, fallu traduire par dé-ception, au sens étymologique du terme, en se demandant si la déception, au sens obvie, n'e�t pas la seule condition possible du dés-inter-essement. Nous allions nous laisser prendre à ces leçons considérables. Mais là, quelques-uns d'entre nous eurent d'autres motifs de déception. 7

Toujours est-il qu'à aucune époque l'expérience histo­ rique n'a pesé plus lourdement sur les idées; ou, du moins, jamais les hommes d'une génération n'étaient davantage conscients de ce poids. Pendant les 25 siècles où notre civilisation s'historiait, le Rocher inexpugnable de Dieu, le fundamentum inconcussum du Cogito, le Ciel étoilé du Monde résistaient, tour à tour, à la fluence du temps et assuraient une présence au présent. Et voilà que les enseignements sur la mort de Dieu, sur la contingence de l'humain dans la pensée et l'usure de l'humanisme entendus dès la fin du siècle dernier - prennent une signification apocalyptique. L'inquiétude nouvelle, du lan­ gage-en-dérive, n'annonce-t-elle pas, sans périphrases, désormais impossibles ou dépourvues de toute force persuasive, la fin du monde? Le temps ne transmet plus son sens dans la simultanéité des phrases. Les propositions n'arrivent plus à mettre ensemble les choses. Les « signifiants » jouent sans signi­ fiés à un « jeu de signes » sans significations ni enjeux. Comme si l'anamnèse platonicienne, qui maintenait pen­ dant des siècles l'unité de la Représentation, se faisait amnésie et comme si le désordre ne s'assemblait pas forcément en un ordre autre. Désaffection dans les esprits pour le sensé en tant que position, pour la « thèse doxique » de Husserl, dénonciation de la rigueur des formes logiques, qui serait répressive, hantise de l'inex­ primable, de l'ineffable, du non-dit recherchés dans le mal-dit, dans le lapsus, dans le scatologique ; généalogie en guise d'.exégèse, cadavres de mots enflés d'étymologies et privés de logos portés par le ressac de textes - voilà la modernité dans la rupture douloureuse du discours dont témoignent certes ses plus sincères représentants, mais qui déjà se monnaie en vérités premières et bavar­ dage à la mode.

8

Les noms de personnes dont le dire signifie un visage - les noms propres au milieu de tous ces noms et lieux communs - ne résistent-ils pas à la dissolution du sens et ne nous aident-ils pas à parler? Ne permettent-ils pas de présumer, derrière les propos en perdition, la fin d'une certaine intelligibilité, mais l'aube d'une autre? Ce qui se termine, c'est, peut-être, la rationalité attachée exclusive­ ment à l'être porté par le mot, au Dit du Dire, au Dit transportant des savoirs et des vérités en guise d'identités invariables, s'intégrant à l'identité autosuffisante d'un être ou d'un système, parachevé, parfait, récusant ou englo­ bant les différences qui semblent le trahir ou le limiter. Intelligibilité qui arrive à l'apothéose dans l'ultime iden­ tité « de l'identique et du non-identique», affirmée par Hegel qui probablement clôt la philosophie du Même et de l'immanence ou l'onto-logie. Dans un recueil paru trois ans après la Deuxième Guerre mondiale sous le titre de Poésie, pensée, percep­ tion, Jean Wahl notait (p. 253) sous le mot « Absolu » C'est d'abord l'idée de séparé. C'est devenu l'idée de complet et d'englobant. Le non-englobé est devenu englo­ bant. Ne faut-il pas revenir au premier sens? Le second nous mène à Hegel et aux néo-hégéliens? ... Et Wahl cherche à retrouver cet absolu - séparé ou transcendant - dans l'intensité du senti, de la passion, de la poésie. Mais déjà, au lendemain de la Première Guerre mon­ diale, Gabriel Marcel mettait en question dans son Journal métaphysique (p. 207) « l'idée classique, la valeur émi­ nente de l'autarkia, de la suffisance de soi-même à soi­ même ». « Le parfait, écrit-il, n'est pas ce qui se suffit à soi-même ou, du moins, cette perfection est celle d'un système, non d'un être. A quelle condition le rapport qui lie un être à ce dont il a besoin, peut-il présenter une valeur spirituelle? Il semble qu'il doit y avoir une réci­ procité, un éveil. Seul un rapport d'être à être peut être dit spirituel... Ce qui compte, c'est le commerce spirituel entre êtres, il s'agit ici non de respect, mais d'amour. » 9

Toujours est-il qu'à aucune époque l'expérience histo­ rique n'a pesé plus lourdement sur les idées; ou, du moins, jamais les hommes d'une génération n'étaient davantage conscients de ce poids. Pendant les 25 siècles où notre civilisation s'historiait, le Rocher inexpugnable de Dieu, le fundamentum inconcussum du Cogito, le Ciel étoilé du Monde résistaient, tour à tour, à la fluence du temps et assuraient une présence au présent. Et voilà que les enseignements sur la mort de Dieu, sur la contingence de l'humain dans la pensée et l'usure de l'humanisme entendus dès la fin du siècle dernier - prennent une signification apocalyptique. L'inquiétude nouvelle, du lan­ gage-en-dérive, n'annonce-t-elle pas, sans périphrases, désormais impossibles ou dépourvues de toute force persuasive, la fin du monde? Le temps ne transmet plus son sens dans la simultanéité des phrases. Les propositions n'arrivent plus à mettre ensemble les choses. Les « signifiants » jouent sans signi­ fiés à un « jeu de signes » sans significations ni enjeux. Comme si l'anamnèse platonicienne, qui maintenait pen­ dant des siècles l'unité de la Représentation, se faisait amnésie et comme si le désordre ne s'assemblait pas forcément en un ordre autre. Désaffection dans les esprits pour le sensé en tant que position, pour la « thèse doxique » de Husserl, dénonciation de la rigueur des formes logiques, qui serait répressive, hantise de l'inex­ primable, de l'ineffable, du non-dit recherchés dans le mal-dit, dans le lapsus, dans le scatologique ; généalogie en guise d'.exégèse, cadavres de mots enflés d'étymologies et privés de logos portés par le ressac de textes - voilà la modernité dans la rupture douloureuse du discours dont témoignent certes ses plus sincères représentants, mais qui déjà se monnaie en vérités premières et bavar­ dage à la mode.

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Les noms de personnes dont le dire signifie un visage - les noms propres au milieu de tous ces noms et lieux communs - ne résistent-ils pas à la dissolution du sens et ne nous aident-ils pas à parler? Ne permettent-ils pas de présumer, derrière les propos en perdition, la fin d'une certaine intelligibilité, mais l'aube d'une autre? Ce qui se termine, c'est, peut-être, la rationalité attachée exclusive­ ment à l'être porté par le mot, au Dit du Dire, au Dit transportant des savoirs et des vérités en guise d'identités invariables, s'intégrant à l'identité autosuffisante d'un être ou d'un système, parachevé, parfait, récusant ou englo­ bant les différences qui semblent le trahir ou le limiter. Intelligibilité qui arrive à l'apothéose dans l'ultime iden­ tité « de l'identique et du non-identique», affirmée par Hegel qui probablement clôt la philosophie du Même et de l'immanence ou l'onto-logie. Dans un recueil paru trois ans après la Deuxième Guerre mondiale sous le titre de Poésie, pensée, percep­ tion, Jean Wahl notait (p. 253) sous le mot « Absolu » C'est d'abord l'idée de séparé. C'est devenu l'idée de complet et d'englobant. Le non-englobé est devenu englo­ bant. Ne faut-il pas revenir au premier sens? Le second nous mène à Hegel et aux néo-hégéliens? ... Et Wahl cherche à retrouver cet absolu - séparé ou transcendant - dans l'intensité du senti, de la passion, de la poésie. Mais déjà, au lendemain de la Première Guerre mon­ diale, Gabriel Marcel mettait en question dans son Journal métaphysique (p. 207) « l'idée classique, la valeur émi­ nente de l'autarkia, de la suffisance de soi-même à soi­ même ». « Le parfait, écrit-il, n'est pas ce qui se suffit à soi-même ou, du moins, cette perfection est celle d'un système, non d'un être. A quelle condition le rapport qui lie un être à ce dont il a besoin, peut-il présenter une valeur spirituelle? Il semble qu'il doit y avoir une réci­ procité, un éveil. Seul un rapport d'être à être peut être dit spirituel... Ce qui compte, c'est le commerce spirituel entre êtres, il s'agit ici non de respect, mais d'amour. » 9

Texte important, bien qu'il y soit beaucoup question d'être, d'esprit, de spirituel et d'amour, mots qui, au goût d'aujourd'hui, peuvent apparaître comme incontinence verbale d'un idéalisme désuet. Ils abondent certes dans l'œuvre ultérieure de Marcel. Qu'importe! Ici l'être n'est pas conscience de soi, il est rapport avec l'autre que soi et éveil. Et l'autre que soi n'est-ce pas Autrui? Et l'amour signifie, avant tout, l'accueil d'autrui comme toi. Cet accueil peut-il se faire les mains vides? Toute l'impor­ tance du manger et du boire de mon prochain, par-delà la mystifiante philanthropie, fait irruption dans la sérénité des catégories et les commande. Intelligibilité allant du Même à l'Autre sans supprimer la différence. L'esprit n'est plus le Dit une fois pour toutes. Il est le Dire qui toujours se fraie un passage du Même à l'Autre, là où rien n'est encore commun. Non-indifférence de l'un pour l'autre! Sous la spiritualité du je, réveillé par le tu chez Marcel, en convergence avec Buber et avec toute une philosophie qui se croit philosophie du dialogue, signifie une nouvelle signifiance très antique, celle du Don et du sacrifice. Ce que j'appelle la non-in-différence du Dire c'est, sous la double négation, encore la différence, derrière laquelle rien de commun ne se lève en guise d'entité. Et, ainsi, et rapport et rupture 7t, ainsi, éveil : éveil du Moi par Autrui, de moi par !'Etranger, de moi par l'apatride, c'est­ à-dire par le prochain qui n'est que prochain. Éveil qui n'est ni réflexion sur soi, ni universalisation; éveil qui signifie une responsabilité pour autrui, pour autrui à nourrir et � vêtir, ma substitution à autrui, mon expiation pour la souffrance et, sans doute, pour la faute d'autrui. Expiation à moi impartie sans dérobade possible et par laquelle s'exacerbe irremplaçable, au lieu de s'aliéner, mon unicité de moi. Mais dans cette rupture et cet éveil et cette expiation et cette exacerbation, se déroule la divine comédie d'une transcendance par-delà l'ontologie ..

AGNON POÉSIE ET RÉSURRECTION NOTES SUR AGNON En mémoire de Muriel Lévy et Henri Dombrowner

Agnon appartient-il au monde de la tradition juive à laquelle la partie la plus connue et la plus admirée de son œuvre semble être consacrée? Est-il, au contraire, le témoin du déchirement et de l'effondrement et de la fin de ce monde, et par conséquent - pour reprendre une formule déjà populaire - est-il « saisi par l'angoisse du monde moderne » ? Ce dilemme ne se justifie que dans la mesure où une œuvre poétique est, en même temps, document et où l'art qui l'a bâtie use de discours. Celui­ ci porte, en effet, sur des objets dont parlent aussi les journaux, les affiches, les mémoires et les lettres de 11

Texte important, bien qu'il y soit beaucoup question d'être, d'esprit, de spirituel et d'amour, mots qui, au goût d'aujourd'hui, peuvent apparaître comme incontinence verbale d'un idéalisme désuet. Ils abondent certes dans l'œuvre ultérieure de Marcel. Qu'importe! Ici l'être n'est pas conscience de soi, il est rapport avec l'autre que soi et éveil. Et l'autre que soi n'est-ce pas Autrui? Et l'amour signifie, avant tout, l'accueil d'autrui comme toi. Cet accueil peut-il se faire les mains vides? Toute l'impor­ tance du manger et du boire de mon prochain, par-delà la mystifiante philanthropie, fait irruption dans la sérénité des catégories et les commande. Intelligibilité allant du Même à l'Autre sans supprimer la différence. L'esprit n'est plus le Dit une fois pour toutes. Il est le Dire qui toujours se fraie un passage du Même à l'Autre, là où rien n'est encore commun. Non-indifférence de l'un pour l'autre! Sous la spiritualité du je, réveillé par le tu chez Marcel, en convergence avec Buber et avec toute une philosophie qui se croit philosophie du dialogue, signifie une nouvelle signifiance très antique, celle du Don et du sacrifice. Ce que j'appelle la non-in-différence du Dire c'est, sous la double négation, encore la différence, derrière laquelle rien de commun ne se lève en guise d'entité. Et, ainsi, et rapport et rupture 7t, ainsi, éveil : éveil du Moi par Autrui, de moi par !'Etranger, de moi par l'apatride, c'est­ à-dire par le prochain qui n'est que prochain. Éveil qui n'est ni réflexion sur soi, ni universalisation; éveil qui signifie une responsabilité pour autrui, pour autrui à nourrir et � vêtir, ma substitution à autrui, mon expiation pour la souffrance et, sans doute, pour la faute d'autrui. Expiation à moi impartie sans dérobade possible et par laquelle s'exacerbe irremplaçable, au lieu de s'aliéner, mon unicité de moi. Mais dans cette rupture et cet éveil et cette expiation et cette exacerbation, se déroule la divine comédie d'une transcendance par-delà l'ontologie ..

AGNON POÉSIE ET RÉSURRECTION NOTES SUR AGNON En mémoire de Muriel Lévy et Henri Dombrowner

Agnon appartient-il au monde de la tradition juive à laquelle la partie la plus connue et la plus admirée de son œuvre semble être consacrée? Est-il, au contraire, le témoin du déchirement et de l'effondrement et de la fin de ce monde, et par conséquent - pour reprendre une formule déjà populaire - est-il « saisi par l'angoisse du monde moderne » ? Ce dilemme ne se justifie que dans la mesure où une œuvre poétique est, en même temps, document et où l'art qui l'a bâtie use de discours. Celui­ ci porte, en effet, sur des objets dont parlent aussi les journaux, les affiches, les mémoires et les lettres de 11

chaque époque, même si, à l'expression proprement poétique de la poésie, ces objets ne fournissent qu'une occasion propice et ne servent que de prétexte. Il appar­ tient à l'essence de l'art de signifier entre les lignes dans les intervalles du temps - entre temps - comme une trace qui serait antérieure à la marche ou comme un écho qui précéderait le retentissement d'une voix. Seule l'exégèse accomplit, après coup, et indéfiniment recom­ mence, cette marche ou cette vocation. Anachronisme qui est probablement l'une des modalités de l'inspiration. Il n'y a là aucune dépréciation du sens littéral. Les lettres qui bordent l'interligne de la trace demeurent, en littéra­ ture, langage raffiné, suggestif par ses images et ses métaphores dont aucun parler n'est exempt. Il faut que les maîtres les fassent valoir auprès des élèves : ceux qui apprennent à lire· doivent savoir circonscrire le lieu propre du sens poétique. Et la langue d'Agnon et la vie qu'elle dit - dans son intégrité ou dans sa désintégration - et la terre d'Israël qu'elle fait surgir - tout cela se réfère aux livres, s'y perd ou en vient. Tout cela remonte à un passé au sujet duquel on est en droit de se demander s'il put jamais tenir dans un présent, s'il peut, aujourd'hui, se re-présen­ ter. La poésie le signifie - mais non pas dans son thème. Elle le signifie comme chant. Son chant ne se résorbe pas dans l'accord parfait entre le Dire et le Dit dû au métier d'écrivain, ni dans« l'amour de l'auteur pour son peuple, sa religion ou sa langue» - dans l'ahavath Israël - qui, sentiment réel, expliquerait son travail littéraire comme travail. En dehors de tout métier, de toute appartenance, de tout engagement, la recherche d'une certaine sonorité - et d'un sens indicible sans elle - a trouvé, chez Agnon, dans cette langue, dans cette vie, dans cette terre, un clavier et une issue. Langue vivante et moderne, mais dont la naissance fut résurrection, un lever du fond des Écritures, une. venue à la lumière dans la houle arrêtée des lettres où s'engour-

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dirent discussion et traditions orales. Sous l'écume, ajou­ rée comme une dentelle, des signes· minuscules des commentaires commentant des commentaires. La langue morte des Écritures où chaque expression se tient dans son espace dernier et intangible. Mais est-ce une mort, est-ce une immobilité sans plus ? Ou une façon pour un Dire de quérir l'ineffable plus loin que là où la réminis­ cence se donne le _souvenir ? Écriture comme question­ nement. Questionnement comme rapport. Quel devenir au sein de cette éternité de la question arrêtée dans les livres ! De génération en génération des yeux intrépides et avides n'ont cessé de les scruter, de les fouiller, de les tourner et de les retourner pour entrer dans le mouve­ ment immobile des signes qui, sans jamais le rejoindre, vont vers le « profond jadis» de ces textes superposés. Langue vivante, langue ressuscitée dont les mots sont appelés à signifier, parmi les vivants, les choses du présent et les espoirs. Mais est-ce une vie sous le rêve obstiné que ces mots transportent et sous le souvenir ineffaçable de leur patrie sémantique dans les textes ? Ambiguïté ou énigme du mot hébraïque. Bien avant Agnon, ce fut l'une des ressources de la melitsa : la phrase usait de tours bibliques et tirait un effet rhétorique de ce recours que nuls guillemets ne devaient signaler au lecteur averti. Ce trope dans l'écriture d'Agnon, se fait la rupture d'une certaine ontologie. Référence à l'écriture biblique ou rabbinique, reproduction de la formule sou­ veraine et une variante ou un écho et voici que le mot, sans imiter aucun modèle, signifie et dans le contexte du propos où il s'énonce et, en contrepoint, selon les Écri­ tures, pointé vers un passé irreprésentable. Modalité énigmatique d'une langue ressuscitée commençant dans sa propre trace ! La vie juive, signifiée dans ce dire ambigu, ne lui appartient pas seulement de la façon dont un thème appartient au discours. Par son « mode d'existence» elle prolonge ou redouble l'énigme. La communauté d'Israël

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chaque époque, même si, à l'expression proprement poétique de la poésie, ces objets ne fournissent qu'une occasion propice et ne servent que de prétexte. Il appar­ tient à l'essence de l'art de signifier entre les lignes dans les intervalles du temps - entre temps - comme une trace qui serait antérieure à la marche ou comme un écho qui précéderait le retentissement d'une voix. Seule l'exégèse accomplit, après coup, et indéfiniment recom­ mence, cette marche ou cette vocation. Anachronisme qui est probablement l'une des modalités de l'inspiration. Il n'y a là aucune dépréciation du sens littéral. Les lettres qui bordent l'interligne de la trace demeurent, en littéra­ ture, langage raffiné, suggestif par ses images et ses métaphores dont aucun parler n'est exempt. Il faut que les maîtres les fassent valoir auprès des élèves : ceux qui apprennent à lire· doivent savoir circonscrire le lieu propre du sens poétique. Et la langue d'Agnon et la vie qu'elle dit - dans son intégrité ou dans sa désintégration - et la terre d'Israël qu'elle fait surgir - tout cela se réfère aux livres, s'y perd ou en vient. Tout cela remonte à un passé au sujet duquel on est en droit de se demander s'il put jamais tenir dans un présent, s'il peut, aujourd'hui, se re-présen­ ter. La poésie le signifie - mais non pas dans son thème. Elle le signifie comme chant. Son chant ne se résorbe pas dans l'accord parfait entre le Dire et le Dit dû au métier d'écrivain, ni dans« l'amour de l'auteur pour son peuple, sa religion ou sa langue» - dans l'ahavath Israël - qui, sentiment réel, expliquerait son travail littéraire comme travail. En dehors de tout métier, de toute appartenance, de tout engagement, la recherche d'une certaine sonorité - et d'un sens indicible sans elle - a trouvé, chez Agnon, dans cette langue, dans cette vie, dans cette terre, un clavier et une issue. Langue vivante et moderne, mais dont la naissance fut résurrection, un lever du fond des Écritures, une. venue à la lumière dans la houle arrêtée des lettres où s'engour-

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dirent discussion et traditions orales. Sous l'écume, ajou­ rée comme une dentelle, des signes· minuscules des commentaires commentant des commentaires. La langue morte des Écritures où chaque expression se tient dans son espace dernier et intangible. Mais est-ce une mort, est-ce une immobilité sans plus ? Ou une façon pour un Dire de quérir l'ineffable plus loin que là où la réminis­ cence se donne le _souvenir ? Écriture comme question­ nement. Questionnement comme rapport. Quel devenir au sein de cette éternité de la question arrêtée dans les livres ! De génération en génération des yeux intrépides et avides n'ont cessé de les scruter, de les fouiller, de les tourner et de les retourner pour entrer dans le mouve­ ment immobile des signes qui, sans jamais le rejoindre, vont vers le « profond jadis» de ces textes superposés. Langue vivante, langue ressuscitée dont les mots sont appelés à signifier, parmi les vivants, les choses du présent et les espoirs. Mais est-ce une vie sous le rêve obstiné que ces mots transportent et sous le souvenir ineffaçable de leur patrie sémantique dans les textes ? Ambiguïté ou énigme du mot hébraïque. Bien avant Agnon, ce fut l'une des ressources de la melitsa : la phrase usait de tours bibliques et tirait un effet rhétorique de ce recours que nuls guillemets ne devaient signaler au lecteur averti. Ce trope dans l'écriture d'Agnon, se fait la rupture d'une certaine ontologie. Référence à l'écriture biblique ou rabbinique, reproduction de la formule sou­ veraine et une variante ou un écho et voici que le mot, sans imiter aucun modèle, signifie et dans le contexte du propos où il s'énonce et, en contrepoint, selon les Écri­ tures, pointé vers un passé irreprésentable. Modalité énigmatique d'une langue ressuscitée commençant dans sa propre trace ! La vie juive, signifiée dans ce dire ambigu, ne lui appartient pas seulement de la façon dont un thème appartient au discours. Par son « mode d'existence» elle prolonge ou redouble l'énigme. La communauté d'Israël

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et ses choses de l'exil, et la terre retrouvée, n'ont pas de commencement dans l'être qu'elles épellent! Elles attes­ tent ce passé par le rite qui pénètre les gestes matériels de l'existence, détournés de leur finalité naturelle vers le symbole, comme si la terre ne signifiait que promesse de la terre, comme si le corps et les organes s'étaient constitués pour accomplir des commandements, comme si les fruits ne mûrissaient sur les arbres que pour susciter les bénédictions, la nourriture se consommait - pour l'action de grâce, comme si la gravité de la mort elle­ même ne résidait que dans l'effroi - tel que l'a ressenti un jour un grand en Israël - de voir disparaître le prétexte à tant de mouvements liturgiques. Vie qui, à proprement parler, ne constitue pas un monde. Comment dire cette modalité, tout autre que l'être? Le mot d'au­ delà ne serait-il pas ici adéquat? Non point à cause de la religion qui enseigne l'au-delà. Le contraire est plus vrai c'est parce que la nature des choses et des êtres est issue du symbole et que la délimitation de leur rigoureuse essence est moins vraie que leur symbolisme - que la religion y devient vraisemblable. La religion - ou plus exactement - le judaïsme - serait la façon dont, de soi, se produit - dont, de soi, est possible - une désubstan­ tiation de l'être, un tiers exclu où entre vie et non-vie, les limites s'effacent. Modalité toute opposée à la réalité des substrats, de l'être-sculpture, de l'être architecture et structure, de l'être solide dont chaque terme commence dans sa propre causalité et, noyauté, se tient. Le symbo­ lisme du rite, comme l'énigme du dire hébraïque, dénoyaute la solidité ultime sous la plasticité des formes, qu'enseigne l'ontologie occidentale'(*). Modalité toute opposée à celle qui caractérise le fantas­ tique chez un autre très grand poète du sur-réel - chez Gogol - où !'Insolite est incapable d'ébranler la solidité du substrat. L'événement extraordinaire du Nez qui se * Toutes les notes se trouvent à la fin du volume.

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pose en soi en s'opposant à son propre visage - au visage pétrifié et content de soi du major Kovaleff - et qui en tenue de général, roule carrosse - n'interrompt pas le cours normal des choses. Il entre, sans les faire éclater, dans les errements de la police, dans l'échange de lettres entre personnes, dans les habitudes professionnelles d'un médecin, dans la pratique quotidienne d'un journal publiant des annonces. La vie juive détournée par le rite de son commencement et de son déroulement naturel, répercute ainsi, chez Agnon, la sonorité-de la langue qui la dit, l'ambiguïté des mots actuels résonnant dans les textes à partir de leur rêve. Cette vie n'est pas chantée seulement, elle est elle­ même chant. Là réside probablement le proprement intraduisible de cette œuvre. On peut dès lors lire Agnon comme de la poésie pure, sans s'occuper de savoir si le traditionalisme qu'il « décrit » lui est certitude inébran­ lable, refuge ou fin du monde. Le sens poétique de l'œuvre excède les curiosités anecdotiques ou sociales, la fable ou le « fable » dans lesquels on les cherche. La vie diasporique d'autrefois, la terre d'Israël - dont la géographie s'absorbe en histoire, terre qui tremble dans les mots qui la désignent, sortant comme ces mots mêmes du fond des livres - offrent à la langue d'Agnon un prolongement nécessaire à cette langue. Il aurait fallu les inventer si elles n'existaient pas. Est-il absolument sûr qu'Agnon ne les a pas inventées pour que des symboles symbolisent des symboles, pour que soit possible le symbolisme du symbolisme, ce langage du langage, le Cantique des cantiques, la résonance d'un langage sur plusieurs registres, recevant de ce formalisme un sens propre? Sens poétique de l'œuvre qui ne serait pas convaincant sans l'œuvre et qui cesse de l'être dès qu'il se présente comme simple dit de ce Dire. Cet au-delà n'est peut-être jamais plus signifiant que quand Agnon se contente de remuer les éléments de cette réalité - inventée ou non - en laissant entendre comme

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et ses choses de l'exil, et la terre retrouvée, n'ont pas de commencement dans l'être qu'elles épellent! Elles attes­ tent ce passé par le rite qui pénètre les gestes matériels de l'existence, détournés de leur finalité naturelle vers le symbole, comme si la terre ne signifiait que promesse de la terre, comme si le corps et les organes s'étaient constitués pour accomplir des commandements, comme si les fruits ne mûrissaient sur les arbres que pour susciter les bénédictions, la nourriture se consommait - pour l'action de grâce, comme si la gravité de la mort elle­ même ne résidait que dans l'effroi - tel que l'a ressenti un jour un grand en Israël - de voir disparaître le prétexte à tant de mouvements liturgiques. Vie qui, à proprement parler, ne constitue pas un monde. Comment dire cette modalité, tout autre que l'être? Le mot d'au­ delà ne serait-il pas ici adéquat? Non point à cause de la religion qui enseigne l'au-delà. Le contraire est plus vrai c'est parce que la nature des choses et des êtres est issue du symbole et que la délimitation de leur rigoureuse essence est moins vraie que leur symbolisme - que la religion y devient vraisemblable. La religion - ou plus exactement - le judaïsme - serait la façon dont, de soi, se produit - dont, de soi, est possible - une désubstan­ tiation de l'être, un tiers exclu où entre vie et non-vie, les limites s'effacent. Modalité toute opposée à la réalité des substrats, de l'être-sculpture, de l'être architecture et structure, de l'être solide dont chaque terme commence dans sa propre causalité et, noyauté, se tient. Le symbo­ lisme du rite, comme l'énigme du dire hébraïque, dénoyaute la solidité ultime sous la plasticité des formes, qu'enseigne l'ontologie occidentale'(*). Modalité toute opposée à celle qui caractérise le fantas­ tique chez un autre très grand poète du sur-réel - chez Gogol - où !'Insolite est incapable d'ébranler la solidité du substrat. L'événement extraordinaire du Nez qui se * Toutes les notes se trouvent à la fin du volume.

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pose en soi en s'opposant à son propre visage - au visage pétrifié et content de soi du major Kovaleff - et qui en tenue de général, roule carrosse - n'interrompt pas le cours normal des choses. Il entre, sans les faire éclater, dans les errements de la police, dans l'échange de lettres entre personnes, dans les habitudes professionnelles d'un médecin, dans la pratique quotidienne d'un journal publiant des annonces. La vie juive détournée par le rite de son commencement et de son déroulement naturel, répercute ainsi, chez Agnon, la sonorité-de la langue qui la dit, l'ambiguïté des mots actuels résonnant dans les textes à partir de leur rêve. Cette vie n'est pas chantée seulement, elle est elle­ même chant. Là réside probablement le proprement intraduisible de cette œuvre. On peut dès lors lire Agnon comme de la poésie pure, sans s'occuper de savoir si le traditionalisme qu'il « décrit » lui est certitude inébran­ lable, refuge ou fin du monde. Le sens poétique de l'œuvre excède les curiosités anecdotiques ou sociales, la fable ou le « fable » dans lesquels on les cherche. La vie diasporique d'autrefois, la terre d'Israël - dont la géographie s'absorbe en histoire, terre qui tremble dans les mots qui la désignent, sortant comme ces mots mêmes du fond des livres - offrent à la langue d'Agnon un prolongement nécessaire à cette langue. Il aurait fallu les inventer si elles n'existaient pas. Est-il absolument sûr qu'Agnon ne les a pas inventées pour que des symboles symbolisent des symboles, pour que soit possible le symbolisme du symbolisme, ce langage du langage, le Cantique des cantiques, la résonance d'un langage sur plusieurs registres, recevant de ce formalisme un sens propre? Sens poétique de l'œuvre qui ne serait pas convaincant sans l'œuvre et qui cesse de l'être dès qu'il se présente comme simple dit de ce Dire. Cet au-delà n'est peut-être jamais plus signifiant que quand Agnon se contente de remuer les éléments de cette réalité - inventée ou non - en laissant entendre comme

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le frou-frou de leur sur-réalité : énumération d'objets, rappel des noms propres des docteurs rabbiniques, indi­ cation d'un itinéraire en pays d'Israël avec les noms de quartiers, de rues, de maisons, que parcourt une personne et même un chien, description d'une série de gestes familiers ou rituels : « Quand nous avons mangé et bu on m'a fait l'honneur de me demander de dire les Sept Bénédictions. On a rempli deux coupes, j'en ai pris une dans la main et j'ai dit à haute et douce voix : écarte la douleur et la colère Et j'ai béni Celui dans la maison de qui réside la joie. Et j'ai dit les bénédictions d'après le repas. Et quand j'en suis arrivé au passage qui commence par : Aie miséricorde, j'ai dit selon ma coutume : « et puissions-nous ne pas trébucher». J'ai senti que la mariée me regardait bien que j'aie tenu les yeux clos selon la coutume de ceux qui disent cette bénédiction. J'ai senti qu'elle me regardait et j'ai fermé les yeux plus fermement, pour que ma pensée ne se détache pas de Celui qu'on bénit. Après la bénédiction j'ai posé la première coupe et ai pris la deuxième et ai dit les bénédictions qui se terminent par : Celui qui a tout créé pour sa gloire et par Celui qui a créé l'être humain et par Celui qui réjouit Sion par ses enfants et par Celui qui réjouit le fiancé et la fiancée et par Celui qui réjouit le fiancé par la fiancée. Et j'ai repris la première coupe et j'ai dit la bénédiction sur le vin et j'ai bu dans les deux coupes et j'ai fait boire le marié et la mariée et tous les convives et j'ai dit la bénédiction sur la vigne et le fruit de la vigne et je me suis libéré et je me suis retiré». Description où sont reprises presque textuellement les recommandations et les paroles du rituel. Mais, chez Agnon, enfantées par le geste rituel, les choses résonnent de tout leur « irrepré­ sentable» comme, dans sa langue, le sens actuel du mot porte les sonorités claires mais mystérieuses de !'Écriture. Merveille de l'imagination? Mais l'imagination est pré­ sence d'images. Elle représente des substrats de l'être, à nouveau voués à la mort, déjà coupés de la relation qui, 16

au-delà de la Réminiscence, à travers le questionnement de !'Écriture, va vers le passé irreprésentable. Chez Agnon, il y va de résurrection. D'en deçà de tout présent, l'Irreprésentable ne sera pas représenté dans le poème. Il en sera la poésie. La poésie signifie poétiquement la résurrection qui la porte : non pas dans la fable qu'elle chante, mais par son chanter même.

Il PIEV,5Y..00

« L'univers» juif traditionnel où l'être est significa �����) � - référence à l'Irreprésentable et comme une incessante fission de tout ce qui risque de s'y noyauter pour soi en substrat - ne fournit donc pas à Agnon 1,miquement un thème. Il prolonge le Dire sous la modalité même de ce Dire où au-dedans.le plus intime du mot vivant, retentit la signifiance de !'Ecriture. Entre le présent et ce qui n'a jamais pu rejoindre un présent, voilà «!'entretemps» de la poésie ou de la résurrection. Mais il est explicitement question de la résurrection dans la partie finale du dernier recueil des textes d'Agnon, qui s'intitule « Haèche Vehaetzim » - le Feu et le Bois. Titre ou question? Les deux mots désignent incontesta­ blement le feu et le bois des chambres à gaz, mais ils sont arrachés à la question que, marchant derrière son père vers la montagne de Moria, Isaac adressait à Abraham : « Voici le feu et le bois, mais où est l'agneau de l'holo­ causte?» Tout est question dans ce texte et dans l'avant­ dernier récit de ce recueil intitulé « Le Sigle». Questions sans réponses qu'il faut noter dans leur interrogation même. Dans « Le Sigle» l'auteur, installé sur la terre des ancêtres, apprend, la veille de Chavouoth, l'extermination par les Allemands de tous les juifs de sa ville natale en Pologne. Il est impossible de résumer ce conte tout tissé d'impli17

le frou-frou de leur sur-réalité : énumération d'objets, rappel des noms propres des docteurs rabbiniques, indi­ cation d'un itinéraire en pays d'Israël avec les noms de quartiers, de rues, de maisons, que parcourt une personne et même un chien, description d'une série de gestes familiers ou rituels : « Quand nous avons mangé et bu on m'a fait l'honneur de me demander de dire les Sept Bénédictions. On a rempli deux coupes, j'en ai pris une dans la main et j'ai dit à haute et douce voix : écarte la douleur et la colère Et j'ai béni Celui dans la maison de qui réside la joie. Et j'ai dit les bénédictions d'après le repas. Et quand j'en suis arrivé au passage qui commence par : Aie miséricorde, j'ai dit selon ma coutume : « et puissions-nous ne pas trébucher». J'ai senti que la mariée me regardait bien que j'aie tenu les yeux clos selon la coutume de ceux qui disent cette bénédiction. J'ai senti qu'elle me regardait et j'ai fermé les yeux plus fermement, pour que ma pensée ne se détache pas de Celui qu'on bénit. Après la bénédiction j'ai posé la première coupe et ai pris la deuxième et ai dit les bénédictions qui se terminent par : Celui qui a tout créé pour sa gloire et par Celui qui a créé l'être humain et par Celui qui réjouit Sion par ses enfants et par Celui qui réjouit le fiancé et la fiancée et par Celui qui réjouit le fiancé par la fiancée. Et j'ai repris la première coupe et j'ai dit la bénédiction sur le vin et j'ai bu dans les deux coupes et j'ai fait boire le marié et la mariée et tous les convives et j'ai dit la bénédiction sur la vigne et le fruit de la vigne et je me suis libéré et je me suis retiré». Description où sont reprises presque textuellement les recommandations et les paroles du rituel. Mais, chez Agnon, enfantées par le geste rituel, les choses résonnent de tout leur « irrepré­ sentable» comme, dans sa langue, le sens actuel du mot porte les sonorités claires mais mystérieuses de !'Écriture. Merveille de l'imagination? Mais l'imagination est pré­ sence d'images. Elle représente des substrats de l'être, à nouveau voués à la mort, déjà coupés de la relation qui, 16

au-delà de la Réminiscence, à travers le questionnement de !'Écriture, va vers le passé irreprésentable. Chez Agnon, il y va de résurrection. D'en deçà de tout présent, l'Irreprésentable ne sera pas représenté dans le poème. Il en sera la poésie. La poésie signifie poétiquement la résurrection qui la porte : non pas dans la fable qu'elle chante, mais par son chanter même.

Il PIEV,5Y..00

« L'univers» juif traditionnel où l'être est significa �����) � - référence à l'Irreprésentable et comme une incessante fission de tout ce qui risque de s'y noyauter pour soi en substrat - ne fournit donc pas à Agnon 1,miquement un thème. Il prolonge le Dire sous la modalité même de ce Dire où au-dedans.le plus intime du mot vivant, retentit la signifiance de !'Ecriture. Entre le présent et ce qui n'a jamais pu rejoindre un présent, voilà «!'entretemps» de la poésie ou de la résurrection. Mais il est explicitement question de la résurrection dans la partie finale du dernier recueil des textes d'Agnon, qui s'intitule « Haèche Vehaetzim » - le Feu et le Bois. Titre ou question? Les deux mots désignent incontesta­ blement le feu et le bois des chambres à gaz, mais ils sont arrachés à la question que, marchant derrière son père vers la montagne de Moria, Isaac adressait à Abraham : « Voici le feu et le bois, mais où est l'agneau de l'holo­ causte?» Tout est question dans ce texte et dans l'avant­ dernier récit de ce recueil intitulé « Le Sigle». Questions sans réponses qu'il faut noter dans leur interrogation même. Dans « Le Sigle» l'auteur, installé sur la terre des ancêtres, apprend, la veille de Chavouoth, l'extermination par les Allemands de tous les juifs de sa ville natale en Pologne. Il est impossible de résumer ce conte tout tissé d'impli17

cations : la vie est dans la mort, et la mort est dans la vie ; la Fête commémorant la donation de la Tora - ou la venue du sens à l'être - se place au cœur d'un deuil sans nom ; et le Désespoir se dissimule dans la Joie qui demeure la Loi triomphante de la Fête ; les fleurs et les arômes de la terre retrouvée, se mêlent aux traces du sang et au goût des cendres et du fond de leur néant, reviennent dans les visions du poète, tous les morts de sa ville. Il les revoit dans leur lieu absolu. Lieu qui n'est pas un site, qui n'est pas un paysage où les humains s'implan­ tent, lieu qui est leur place dans les synagogues de la ville disparue où la présence est élévation, où le lieu est déjà non-lieu. « Et moi, je me trouvais au milieu de ma ville comme si le temps de la résurrection des morts était arrivé. Grand est le jour de la résurrection des morts! J'eus un peu le goût de ce jour quand je me suis brusquement trouvé parmi mes concitoyens, mes frères morts (qui« ont rejoint leur monde ») et qui étaient devant moi comme pendant leur vie dans toutes les maisons de prière de ma ville... Debout, troublé, je regardais les habitants de ma ville et il n'y avait pas de trace de reproche dans leurs yeux de ce que j'étais comme ceci et de ce que, eux, ils étaient comme cela2• Mais ils étaient tristes d'une grande et effroyable tristesse ; sauf un vieillard qui avait comme un sourire sur les lèvres et qui disait : voilà, le pas est sauté ; c'est-à-dire : nous avons sauté le pas et avons laissé derrière nous le monde des chagrins3••• » Égalité entre les morts et les survivants, sauf que « les uns sont comme ceci » et « les autres sont comme cela » ! A leur place, à leur poste, au-delà de leur essence propre, ne parlant plus à la première personne tout en nous parlant, les morts ne sont-ils pas affranchis de la mort, ne sont-ils pas ressuscités dans leur mort même. Seuls les vivants demanderaient davantage d'existence sans com­ prendre le sens de l'existence d'Israël! Mais dans une autre vision, le poète revoit dans une 18

ville vide, deux survivants, Haïm le bedeau et Chalom le cordonnier : « Je leur ai dit : permettez-moi de vous poser encore une question. Vous avez dit qu'après la deuxième catastrophe il n'est resté d'Israël personne dans la ville. Alors, vous-mêmes, vous n'êtes plus des vivants! Ils m'ont souri alors comme sourient les morts quand ils ".oient que nous pensons qu'ils ne sont plus vivants. » Enigmatique ontologie, énigmatique sourire : énigme sertie dans l'énigme. Ce sourire n'exprime-t-il pas aussi l'ironie qu'ont les morts pour eux-mêmes? Les vivants ont-ils absolument tort? L'éternité et la résurrection par la poésie sont-elles exemptes de toute illusion ? La signi­ fication ultime de l'humain est-elle langage et poésie? On peut se demander si les dernières pages de notre texte ne s'aventurent pas délibérément au-delà du langage. Voici venir, dans ces pages, le poète Ibn Gabirol dont les chants appartiennent depuis le Moyen Age à la liturgie des Fêtes et qui, sans doute, suscitèrent la vocation poétique d'Agnon lui-même. Le poète mort, dans sa compassion pour celui qui pleure la communauté exter­ minée de sa ville natale, compose un poème sur la ville disparue qui sera le sigle de cette ville. Le nom de la ville figure en acrostiche dans le poème. Mais le poète vivant, dans son ravissement même, oublie le poème en l'écou­ tant. Il est persuadé certes que ce chant se chante dans les cieux supérieurs par les saints chanteurs aimés du Saint-Nom. Mais il se désole : « Qui dira ce chant à moi? » Dans un monde où disparaît la communauté vivante, qui pourra transmettre la tradition elle-même qui pourra lire les écritures ? La mortalité de la tradition révèle la rhétorique que dissimule la poésie - cet ultime réduit de la transcendance dans l'humanisme occidental. L'angoisse d'Agnon - elle est là. Non pas devant la fin de la vie traditionnelle juive, mais devant la fin possible de la littérature qui la ressucite, devant la crise de l'humanisme occidental. 19

cations : la vie est dans la mort, et la mort est dans la vie ; la Fête commémorant la donation de la Tora - ou la venue du sens à l'être - se place au cœur d'un deuil sans nom ; et le Désespoir se dissimule dans la Joie qui demeure la Loi triomphante de la Fête ; les fleurs et les arômes de la terre retrouvée, se mêlent aux traces du sang et au goût des cendres et du fond de leur néant, reviennent dans les visions du poète, tous les morts de sa ville. Il les revoit dans leur lieu absolu. Lieu qui n'est pas un site, qui n'est pas un paysage où les humains s'implan­ tent, lieu qui est leur place dans les synagogues de la ville disparue où la présence est élévation, où le lieu est déjà non-lieu. « Et moi, je me trouvais au milieu de ma ville comme si le temps de la résurrection des morts était arrivé. Grand est le jour de la résurrection des morts! J'eus un peu le goût de ce jour quand je me suis brusquement trouvé parmi mes concitoyens, mes frères morts (qui« ont rejoint leur monde ») et qui étaient devant moi comme pendant leur vie dans toutes les maisons de prière de ma ville... Debout, troublé, je regardais les habitants de ma ville et il n'y avait pas de trace de reproche dans leurs yeux de ce que j'étais comme ceci et de ce que, eux, ils étaient comme cela2• Mais ils étaient tristes d'une grande et effroyable tristesse ; sauf un vieillard qui avait comme un sourire sur les lèvres et qui disait : voilà, le pas est sauté ; c'est-à-dire : nous avons sauté le pas et avons laissé derrière nous le monde des chagrins3••• » Égalité entre les morts et les survivants, sauf que « les uns sont comme ceci » et « les autres sont comme cela » ! A leur place, à leur poste, au-delà de leur essence propre, ne parlant plus à la première personne tout en nous parlant, les morts ne sont-ils pas affranchis de la mort, ne sont-ils pas ressuscités dans leur mort même. Seuls les vivants demanderaient davantage d'existence sans com­ prendre le sens de l'existence d'Israël! Mais dans une autre vision, le poète revoit dans une 18

ville vide, deux survivants, Haïm le bedeau et Chalom le cordonnier : « Je leur ai dit : permettez-moi de vous poser encore une question. Vous avez dit qu'après la deuxième catastrophe il n'est resté d'Israël personne dans la ville. Alors, vous-mêmes, vous n'êtes plus des vivants! Ils m'ont souri alors comme sourient les morts quand ils ".oient que nous pensons qu'ils ne sont plus vivants. » Enigmatique ontologie, énigmatique sourire : énigme sertie dans l'énigme. Ce sourire n'exprime-t-il pas aussi l'ironie qu'ont les morts pour eux-mêmes? Les vivants ont-ils absolument tort? L'éternité et la résurrection par la poésie sont-elles exemptes de toute illusion ? La signi­ fication ultime de l'humain est-elle langage et poésie? On peut se demander si les dernières pages de notre texte ne s'aventurent pas délibérément au-delà du langage. Voici venir, dans ces pages, le poète Ibn Gabirol dont les chants appartiennent depuis le Moyen Age à la liturgie des Fêtes et qui, sans doute, suscitèrent la vocation poétique d'Agnon lui-même. Le poète mort, dans sa compassion pour celui qui pleure la communauté exter­ minée de sa ville natale, compose un poème sur la ville disparue qui sera le sigle de cette ville. Le nom de la ville figure en acrostiche dans le poème. Mais le poète vivant, dans son ravissement même, oublie le poème en l'écou­ tant. Il est persuadé certes que ce chant se chante dans les cieux supérieurs par les saints chanteurs aimés du Saint-Nom. Mais il se désole : « Qui dira ce chant à moi? » Dans un monde où disparaît la communauté vivante, qui pourra transmettre la tradition elle-même qui pourra lire les écritures ? La mortalité de la tradition révèle la rhétorique que dissimule la poésie - cet ultime réduit de la transcendance dans l'humanisme occidental. L'angoisse d'Agnon - elle est là. Non pas devant la fin de la vie traditionnelle juive, mais devant la fin possible de la littérature qui la ressucite, devant la crise de l'humanisme occidental. 19

III

Il y a peut-être cependant dans« Le Sigle», en guise de réponse à cette crise - comme si Agnon était aussi un répondant ! - l'indication d'un ordre, plus ancien que le Dire, par lequel le non-sens de la mort se conteste, par lequel la résurrection commence dans la mort même, comme tout le conte ne cesse de le suggérer. « Six millions de juifs assassinés par les gentils parmi nous. Voici que le tiers d'Israël est tué et que les deux autres tiers sont orphelins. Il n'y a personne en Israël qui ne compte parmi ses proches quelques dizaines de morts. Les lumières commémorant les disparus brûlent comme une seule lumière, leur clarté est égale, aucune différence entre la lumière allumée pour commémorer l'âme de celui qui a épuisé le compte de ses jours et l'âme de celui qui fut assassiné. Au Ciel certainement on distingue une lumière d'une autre, comme on y distingue chaque âme. C'est une grande pensée qu'eut Celui qui vit éternellement de nous avoir élus d'entre tous les peuples pour nous donner la Tora de la Vie bien qu'il soit un peu difficile de comprendre qu'il eût créé en face de nous une espèce d'êtres humains qui nous prennent notre vie parce que nous gardons la Tora. » Pourquoi en contemplant les lumières qui commémo­ rent les disparus, les unes consacrées à la mémoire des victimes de l'extermination, les autres au souvenir de ceux qui eurent une mort naturelle, Agnon leur trouve­ t-il le même éclat tout en espérant que « là-haut » on saura les distinguer les uns des autres - sinon pour avoir aperçu l'unité d'Israël - c'est-à-dire l'inévitable connexion en communauté des humains voués à l'autre homme? Sinon pour avoir aperçu aussi que chacun dans cette communauté - quel que soit son destin, quelle que soit sa mort - trouve une signification personnelle de par son appartenance à ce tout? Pourquoi Agnon bénit-il à ce moment-là l'Éternel d'avoir

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donné à Israël la Tora de la Vie, sinon pour reconnaître dans la Loi de la justice et de l'amour du prochain dans l'éthique humiliée par les philosophes, ignorée des violents - la signifiance de toute signification, plus forte que la mort, c'est-à-dire digne du sacrifice suprême et, ainsi, signifiant la non-mort dans la mort? Pourquoi à cette bénédiction s'ajoute une réserve? Pourquoi sans résignation, s'étonner que des assassins sèment la mort parmi ceux qui gardent la Tora de la Vie, sinon pour reconnaître le Mal dans le mal et la Mort dans la mort, sinon pour empêcher des théodicées confor­ tables, des consolations qui ne coûtent rien et des compas­ sions sans douleur ? Sinon pour reconnaître aussi au mystère de la mort son sens insensé ? Si tout était en elle compréhensible, entreprise raisonnable, elle rentrerait dans les limites de la vie. Elle perdrait le surplus dont elle exalte la vie, laquelle, portant jusqu'aux confins de la mort ses fidélités, déborde par là même son essence, dépasse dans ses limites ces limites et, d'au-delà de l'essence, goûte le goût de la Résurrection.

III

Il y a peut-être cependant dans« Le Sigle», en guise de réponse à cette crise - comme si Agnon était aussi un répondant ! - l'indication d'un ordre, plus ancien que le Dire, par lequel le non-sens de la mort se conteste, par lequel la résurrection commence dans la mort même, comme tout le conte ne cesse de le suggérer. « Six millions de juifs assassinés par les gentils parmi nous. Voici que le tiers d'Israël est tué et que les deux autres tiers sont orphelins. Il n'y a personne en Israël qui ne compte parmi ses proches quelques dizaines de morts. Les lumières commémorant les disparus brûlent comme une seule lumière, leur clarté est égale, aucune différence entre la lumière allumée pour commémorer l'âme de celui qui a épuisé le compte de ses jours et l'âme de celui qui fut assassiné. Au Ciel certainement on distingue une lumière d'une autre, comme on y distingue chaque âme. C'est une grande pensée qu'eut Celui qui vit éternellement de nous avoir élus d'entre tous les peuples pour nous donner la Tora de la Vie bien qu'il soit un peu difficile de comprendre qu'il eût créé en face de nous une espèce d'êtres humains qui nous prennent notre vie parce que nous gardons la Tora. » Pourquoi en contemplant les lumières qui commémo­ rent les disparus, les unes consacrées à la mémoire des victimes de l'extermination, les autres au souvenir de ceux qui eurent une mort naturelle, Agnon leur trouve­ t-il le même éclat tout en espérant que « là-haut » on saura les distinguer les uns des autres - sinon pour avoir aperçu l'unité d'Israël - c'est-à-dire l'inévitable connexion en communauté des humains voués à l'autre homme? Sinon pour avoir aperçu aussi que chacun dans cette communauté - quel que soit son destin, quelle que soit sa mort - trouve une signification personnelle de par son appartenance à ce tout? Pourquoi Agnon bénit-il à ce moment-là l'Éternel d'avoir

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donné à Israël la Tora de la Vie, sinon pour reconnaître dans la Loi de la justice et de l'amour du prochain dans l'éthique humiliée par les philosophes, ignorée des violents - la signifiance de toute signification, plus forte que la mort, c'est-à-dire digne du sacrifice suprême et, ainsi, signifiant la non-mort dans la mort? Pourquoi à cette bénédiction s'ajoute une réserve? Pourquoi sans résignation, s'étonner que des assassins sèment la mort parmi ceux qui gardent la Tora de la Vie, sinon pour reconnaître le Mal dans le mal et la Mort dans la mort, sinon pour empêcher des théodicées confor­ tables, des consolations qui ne coûtent rien et des compas­ sions sans douleur ? Sinon pour reconnaître aussi au mystère de la mort son sens insensé ? Si tout était en elle compréhensible, entreprise raisonnable, elle rentrerait dans les limites de la vie. Elle perdrait le surplus dont elle exalte la vie, laquelle, portant jusqu'aux confins de la mort ses fidélités, déborde par là même son essence, dépasse dans ses limites ces limites et, d'au-delà de l'essence, goûte le goût de la Résurrection.

MARTIN BUBER

MARTIN BUBER ET LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE

1 ° La question de la vérité

La théorie de la connaissance est une théorie de la vérité 1• Elle se demande, avec le Parménide de Platon comment l'être absolu peut-il se manifester dans la vérité? N'entre-t-il pas, de par sa manifestation, dans un monde où l'erreur est possible et dès lors comment une existence susceptible d'erreur peut-elle toucher à l'être sans le dégrader? Tout l'effort de la philosophie antique a consisté, peut-être, à combler par la médiation l'abîme qui sépare le règne de l'apparence et le règne de l'être - abîme qui, dans un univers, ne saurait être infranchissable : l'âme n'a pas à sortir d'elle-même pour retrouver !'Un dont elle descend. La question du rapport entre le sujet et l'objet que pose la théorie de la connaissance des temps modernes pro­ longe l'antique question de la vérité. Mais elle ne suppose

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MARTIN BUBER

MARTIN BUBER ET LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE

1 ° La question de la vérité

La théorie de la connaissance est une théorie de la vérité 1• Elle se demande, avec le Parménide de Platon comment l'être absolu peut-il se manifester dans la vérité? N'entre-t-il pas, de par sa manifestation, dans un monde où l'erreur est possible et dès lors comment une existence susceptible d'erreur peut-elle toucher à l'être sans le dégrader? Tout l'effort de la philosophie antique a consisté, peut-être, à combler par la médiation l'abîme qui sépare le règne de l'apparence et le règne de l'être - abîme qui, dans un univers, ne saurait être infranchissable : l'âme n'a pas à sortir d'elle-même pour retrouver !'Un dont elle descend. La question du rapport entre le sujet et l'objet que pose la théorie de la connaissance des temps modernes pro­ longe l'antique question de la vérité. Mais elle ne suppose

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plus l'être connaissant, installé, à sa place, dans la hiérar­ chie des êtres qui constituent l'univers. L'être aspirant à la vérité est radicalement séparé de l'être. La notion de séparation, pensée jusqu'au bout, conduit les philosophes à chercher, pour l'être séparé, une origine en lui-même. L'être séparé sera interprété et posé à partir d'une intério­ rité qui ne conduit précisément à rien d'autre, dans une dimension qui ne conduit qu'à soi. L'existence séparée sera sujet de connaissance ou conscience. La connais­ sance ne sera pas seulement l'une des activités, fût-elle la plus haute, d'une âme, mais sa substantialité d'isolée, ce par quoi elle existe à partir d'elle-même, c'est-à-dire séparément. A la conscience - au savoir accompagnant tout mouvement de l'âme - rien n'est en· .effet extérieur. Tout mouvement de l,âme - et fût-ce celui qui la met en rapport avec l'être extérieur - comme l'affirmation, la négation, le vouloir - fût-ce celui qui exprime une dépendance à son égard - comme le sentir - est, en fin de compte, au sens cartésien du terme une pensée. La conscience où se joue en dernier ressort l'existence de ces mouvements - la science incluse dans cette conscience - tire de soi tout ce qui vient du dehors. Si on pose le sujet comme conscience, tout événement se produisant en elle - l'eût-il bouleversée, heurtée, blessée - vient de ce sujet qui prend conscience, qui existe ainsi à partir de soi, qui ainsi est séparé. La philosophie, pour employer un terme husserlien, est une égologie. Si la phénoméno­ logie husserlienne, qui a si puissamment contribué au dépassert?ent de la notion idéaliste du sujet, reste une égologie et retrouve l'univers dans un sujet constituant, c'est qu'elle n'a jamais renoncé à interpréter le moi comme conscience représentative. Dès lors, la théorie de la connaissance, au sens moderne du terme, acquiert une valeur principielle : elle nous amène à l'être originel. Le sujet a cette dignité précisément comme sujet du savoir. De sorte que la théorie de la connaissance précède toute autre recherche philoso24

phique, non seulement comme propédeutique du savoir, mais comme théorie de l'absolu. La connaissance œuvre et vie et essence de cet être - est relation avec l'objet. Mais l'objet, que le sujet constitue comme opposé, s'oppose à lui d'une opposition qui reste à la mesure de la pensée qu'elle renie. A l'ontologie et à la théorie de la relation sujet-objet, reste commune une notion de vérité énonçable et par conséquent, quelle que soit la structure de l'être qu'elle révèle, d'une vérité-contenu. La vérité s'exprime par des mots dont la fonction originelle est de signifier une \, signification sur laquelle s'appuie la pensée solitaire et silencieuse et non pas d'en appeler à l'interlocuteur. Avec cette possibilité d'exprimer, de dire la vérité, avec cette possibilité pour la vérité d'être un résultat, retourne toute la solidité monumentale de l'être, même si l'être s'inter­ prète, depuis le Parménide et le Sophiste de Platon, comme rapport, depuis Descartes comme pensée et même si l'objet devient l'objet intelligible mais irreprésentable des sciences physico-mathématiques. L'une des positions les plus intéressantes de la philosophie de Buber consis­ tera à montrer que la vérité n'est pas un contenu et que les mots ne la résument pas, qu'elle est donc plus subjective que toute subjectivité, mais que cette extrême subjectivité, distincte de la subjectivité du sujet idéaliste, est l'accès unique à ce qui est plus « objectif» que toute objectivité, à ce que jamais sujet ne contient, à ce qui est totalement autre. Mais la tentative de Buber se rattache à tout un mouvement de la pensée contemporaine. 2° De l'objet à l'être L'histoire de la théorie de la connaissance dans la philosophie contemporaine est l'histoire de la disparition du problème sujèt-objet. Le sujet enfermé en soi et

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plus l'être connaissant, installé, à sa place, dans la hiérar­ chie des êtres qui constituent l'univers. L'être aspirant à la vérité est radicalement séparé de l'être. La notion de séparation, pensée jusqu'au bout, conduit les philosophes à chercher, pour l'être séparé, une origine en lui-même. L'être séparé sera interprété et posé à partir d'une intério­ rité qui ne conduit précisément à rien d'autre, dans une dimension qui ne conduit qu'à soi. L'existence séparée sera sujet de connaissance ou conscience. La connais­ sance ne sera pas seulement l'une des activités, fût-elle la plus haute, d'une âme, mais sa substantialité d'isolée, ce par quoi elle existe à partir d'elle-même, c'est-à-dire séparément. A la conscience - au savoir accompagnant tout mouvement de l'âme - rien n'est en· .effet extérieur. Tout mouvement de l,âme - et fût-ce celui qui la met en rapport avec l'être extérieur - comme l'affirmation, la négation, le vouloir - fût-ce celui qui exprime une dépendance à son égard - comme le sentir - est, en fin de compte, au sens cartésien du terme une pensée. La conscience où se joue en dernier ressort l'existence de ces mouvements - la science incluse dans cette conscience - tire de soi tout ce qui vient du dehors. Si on pose le sujet comme conscience, tout événement se produisant en elle - l'eût-il bouleversée, heurtée, blessée - vient de ce sujet qui prend conscience, qui existe ainsi à partir de soi, qui ainsi est séparé. La philosophie, pour employer un terme husserlien, est une égologie. Si la phénoméno­ logie husserlienne, qui a si puissamment contribué au dépassert?ent de la notion idéaliste du sujet, reste une égologie et retrouve l'univers dans un sujet constituant, c'est qu'elle n'a jamais renoncé à interpréter le moi comme conscience représentative. Dès lors, la théorie de la connaissance, au sens moderne du terme, acquiert une valeur principielle : elle nous amène à l'être originel. Le sujet a cette dignité précisément comme sujet du savoir. De sorte que la théorie de la connaissance précède toute autre recherche philoso24

phique, non seulement comme propédeutique du savoir, mais comme théorie de l'absolu. La connaissance œuvre et vie et essence de cet être - est relation avec l'objet. Mais l'objet, que le sujet constitue comme opposé, s'oppose à lui d'une opposition qui reste à la mesure de la pensée qu'elle renie. A l'ontologie et à la théorie de la relation sujet-objet, reste commune une notion de vérité énonçable et par conséquent, quelle que soit la structure de l'être qu'elle révèle, d'une vérité-contenu. La vérité s'exprime par des mots dont la fonction originelle est de signifier une \, signification sur laquelle s'appuie la pensée solitaire et silencieuse et non pas d'en appeler à l'interlocuteur. Avec cette possibilité d'exprimer, de dire la vérité, avec cette possibilité pour la vérité d'être un résultat, retourne toute la solidité monumentale de l'être, même si l'être s'inter­ prète, depuis le Parménide et le Sophiste de Platon, comme rapport, depuis Descartes comme pensée et même si l'objet devient l'objet intelligible mais irreprésentable des sciences physico-mathématiques. L'une des positions les plus intéressantes de la philosophie de Buber consis­ tera à montrer que la vérité n'est pas un contenu et que les mots ne la résument pas, qu'elle est donc plus subjective que toute subjectivité, mais que cette extrême subjectivité, distincte de la subjectivité du sujet idéaliste, est l'accès unique à ce qui est plus « objectif» que toute objectivité, à ce que jamais sujet ne contient, à ce qui est totalement autre. Mais la tentative de Buber se rattache à tout un mouvement de la pensée contemporaine. 2° De l'objet à l'être L'histoire de la théorie de la connaissance dans la philosophie contemporaine est l'histoire de la disparition du problème sujèt-objet. Le sujet enfermé en soi et

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métaphysiquement origine de soi et du monde se dénonce comme abstraction: La consistance du moi se résout en relations - intentionalité chez Husserl ou être-dans-le­ monde ou Miteinandersein chez Heidegger ou renouvel­ lement incessant de la durée bergsonienne. La réalité concrète, c'est l'homme d'ores et déjà en relation avec le monde ou d'ores et déjà projeté au-delà de son instant. Ces relations ne se réduisent pas à la représentation théorique. Celle-ci ne saurait que confirmer l'autonomie du sujet pensant. Pour démolir la notion du sujet enfermé en soi, il faut par l'analyse découvrir sous l'objectivation des relations toutes différentes qui la supportent : l'homme est en situation avant qu'il ne se soit situé. Non pas que cette appartenance à l'être se réduise à une place dans l'univers hiérarchisé ou à une fonction dans un méca­ nisme physique, et sans entremise aucune de vérité. Mais la relation avec l'objet n'est pas nécessairement une relation avec l'être et la connaissance objective n'est pas l'itinéraire originel de la vérité. La connaissance objective se place déjà dans une lumière qui éclaire sa propre marche. Il faut une lumière pour voir la lumière. Cette exigence n'est pas seulement celle du, psalmiste - elle est celle du philosophe. Dans ce sens elle marque la fin du privilège propédeutique et ontologique d'une théorie de la connaissance qui expose la façon dont un sujet atteint l'objet. Mais elle s'ouvre sur une connaissance de l'être et sur une théorie de cette connaissance. La connaissance de l'être ne. conserve pas son nom de connaissance sous le prétexte d'imiter à sa façon la relation avec l'objet mais de porter sur un objet plus épais ou plus impénétrable ou plus grand que l'objet du savoir objectif. La communica­ tion avec l'être dans la vérité originelle consiste d'abord à ne plus porter sur l'être, à n'être plus un discours sur l'être. Elle n'est pas -thématisation. Elle dessine seulement le lieu où la thématisation deviendra possible ; elle trace seulement le contexte où toute proposition sur l'objet

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aura un sens. Chez Heidegger la révélation de la vérité ne répand que la lumière première nécessaire pour voir la lumière. .Il faut lui- répondre avant d'en parler. Pour Bergson, la vérité est décision, invention, création plutôt que reflet de l'être2 • L'intuition bergsonienne en effet n'est pas seulement, par-delà toute vue extérieure et latérale sur !'Être, une union avec lui. Elle est invention et création dans son union même : la vérité ici est l'événe­ ment fondamental de l'être lui-même. Ainsi donc la connaissance, si elle se dirige dans la philosophie contemporaine par-delà l'objet-vers l'être, ne va pas à l'être du même mouvement dont elle va à l'objet. Comment décrire positivement ce mouvement ? La phi­ losophie contemporaine cherche une théorie de cette connaissance ultime. La philosophie de Buber doit être envisagée dans cette perspective. 3° Expérience et rencontre Comme pour la plupart des contemporains, le Moi, pour Buber, n'est pas une substance, mais une relation. Il ne peut exister que comme un Je s'intéressant à un Tu ou comme Je saisissant un Cela. Ce n'est pas la même relation avec deux termes différents. La relation elle­ même, comme chez les phénoménologues, se rapporte à chacun de ces termes de façon différente. La sphère du Cela coïncide avec tout ce que le Je aborde dans son expérience objective et pratique. L'ex­ périence et la pratique sont mises ensemble (45), sans égard pour la structure non objectivante de la pratique où l'on voit de nos jours l'engagement du moi dans l'être. Comme pour Bergson l'utilisation est pour Buber la relation la plus superficielle coïncidant avec !'intellection des choses. En réalité le domaine du cela est posé comme le corrélatif de toutes nos activités intellectuelles, volon­ taires et sentimentales mais en tant que celles-ci portent

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métaphysiquement origine de soi et du monde se dénonce comme abstraction: La consistance du moi se résout en relations - intentionalité chez Husserl ou être-dans-le­ monde ou Miteinandersein chez Heidegger ou renouvel­ lement incessant de la durée bergsonienne. La réalité concrète, c'est l'homme d'ores et déjà en relation avec le monde ou d'ores et déjà projeté au-delà de son instant. Ces relations ne se réduisent pas à la représentation théorique. Celle-ci ne saurait que confirmer l'autonomie du sujet pensant. Pour démolir la notion du sujet enfermé en soi, il faut par l'analyse découvrir sous l'objectivation des relations toutes différentes qui la supportent : l'homme est en situation avant qu'il ne se soit situé. Non pas que cette appartenance à l'être se réduise à une place dans l'univers hiérarchisé ou à une fonction dans un méca­ nisme physique, et sans entremise aucune de vérité. Mais la relation avec l'objet n'est pas nécessairement une relation avec l'être et la connaissance objective n'est pas l'itinéraire originel de la vérité. La connaissance objective se place déjà dans une lumière qui éclaire sa propre marche. Il faut une lumière pour voir la lumière. Cette exigence n'est pas seulement celle du, psalmiste - elle est celle du philosophe. Dans ce sens elle marque la fin du privilège propédeutique et ontologique d'une théorie de la connaissance qui expose la façon dont un sujet atteint l'objet. Mais elle s'ouvre sur une connaissance de l'être et sur une théorie de cette connaissance. La connaissance de l'être ne. conserve pas son nom de connaissance sous le prétexte d'imiter à sa façon la relation avec l'objet mais de porter sur un objet plus épais ou plus impénétrable ou plus grand que l'objet du savoir objectif. La communica­ tion avec l'être dans la vérité originelle consiste d'abord à ne plus porter sur l'être, à n'être plus un discours sur l'être. Elle n'est pas -thématisation. Elle dessine seulement le lieu où la thématisation deviendra possible ; elle trace seulement le contexte où toute proposition sur l'objet

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aura un sens. Chez Heidegger la révélation de la vérité ne répand que la lumière première nécessaire pour voir la lumière. .Il faut lui- répondre avant d'en parler. Pour Bergson, la vérité est décision, invention, création plutôt que reflet de l'être2 • L'intuition bergsonienne en effet n'est pas seulement, par-delà toute vue extérieure et latérale sur !'Être, une union avec lui. Elle est invention et création dans son union même : la vérité ici est l'événe­ ment fondamental de l'être lui-même. Ainsi donc la connaissance, si elle se dirige dans la philosophie contemporaine par-delà l'objet-vers l'être, ne va pas à l'être du même mouvement dont elle va à l'objet. Comment décrire positivement ce mouvement ? La phi­ losophie contemporaine cherche une théorie de cette connaissance ultime. La philosophie de Buber doit être envisagée dans cette perspective. 3° Expérience et rencontre Comme pour la plupart des contemporains, le Moi, pour Buber, n'est pas une substance, mais une relation. Il ne peut exister que comme un Je s'intéressant à un Tu ou comme Je saisissant un Cela. Ce n'est pas la même relation avec deux termes différents. La relation elle­ même, comme chez les phénoménologues, se rapporte à chacun de ces termes de façon différente. La sphère du Cela coïncide avec tout ce que le Je aborde dans son expérience objective et pratique. L'ex­ périence et la pratique sont mises ensemble (45), sans égard pour la structure non objectivante de la pratique où l'on voit de nos jours l'engagement du moi dans l'être. Comme pour Bergson l'utilisation est pour Buber la relation la plus superficielle coïncidant avec !'intellection des choses. En réalité le domaine du cela est posé comme le corrélatif de toutes nos activités intellectuelles, volon­ taires et sentimentales mais en tant que celles-ci portent

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sur un objet. Je perçois quelque chose. J'ai sensation de quelque chose. Je me représente quelque chose. Je pense quelque chose... Tout cela et tout ce qui lui ressemble fondent ensemble le domaine du Cela (16). Le Cela est caractérisé ici dans les termes mêmes dont se sert Husserl pour désigner l'objet intentionnel. Dans la mesure où le Je-Tu se distingue du Je-Cela, il désignera donc une relation qui n'est pas une intentionnalité et qui dans la pensée de Buber conditionne l'intentionnalité. Et c'est là, bien avant Heidegger, mais d'accord avec le bergsonisme, la recherche de structures antérieures à celles qui consti­ tuent l'intellect objectivant. Les êtres humains dont nous parlons à la troisième personne, « il » « elle » « eux» « elles», ainsi que mes propres états psychologiques appartiennent au royaume du Cela. Le Je en a expérience : il n'en explore que la surface, ne s'y engage pas de tout son être (15-16) et ne sort pas réellement de soi (17). Cela est un neutre. Le neutre suggère que, dans le Cela, les êtres ne sont pas abordés dans l'unicité par laquelle ils sont autres que tous les autres. Ils sont ce dont on dispose, ce qui compte par sa masse pour l'action. La vraie intention du connaître visant l'indépendant, le totalement autre ne s'accomplit donc pas ici. L'être s'assimile, s'offre au besoin dans son anonymat de marchandise, dans son passé de « réserve accumulée» ou dans l'instant de la jouissance qui n'est pas un présent véritable (25). La relation Je-Tu consiste à se placer en face d'un être extérieur, c'est-à-dire radicalement autre et à le recon­ naître comme tel. Cette reconnaissance de l'altérité ne consiste pas à se faire une idée de l'altérité. Avoir une idée de quelque chose est le propre de Je-Cela. Il ne s'agit pas de penser autrui ni de le penser comme autre mais de s'adresser à lui, de lui dire Tu. L'accès adéquat à l'altérité de l'autre n'est pas une perception, mais ce tutoiement. Contact immédiat dans cette invocation sans qu'il y ait objet. Relation originelle (30) dont la connais-

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sance objective n'est qu'une déformation. Ce n'est pas que le Tu soit une espèce inédite d'objet; mais le « mou­ vement » qui rejoint le Tu ne ressemble pas à la thémati­ sation. L'être ainsi invoqué est ineffable parce que je lui parle avant de parler de lui et qu'en parlant de lui je romps déjà le contact. Lui parler équivaut à laisser s'accomplir son altérité. La relation Je-Tu apparaît donc dès l'abord comme échappant au champ de gravitation du Je-Cela où la prétendue extériorité de l'objet demeure enfermée. Le Je-Tu, où le moi n'est plus sujet, est la Relation par excellence - celle qui sort des limites du Soi ( 404-409) (bien qu'on puisse se demander à quoi chez Buber tiennent ces limites). Elle est dans l'essenc·e du Je : quand il s'affirme totalement, il reste inconcevable sans le Tu (23-40 et passim). Lë Tu comme indice d'une dimension où le Je cherche, c'est-à-dire a déjà trouvé, un être autre, le Tu comme horizon de la Rencontre, est ci priori ou inné (39). Le Je se trouve en liaison sans que ses liens se réduisent à des pensées lesquelles dénouent tous les liens. « Il se tient dans une communauté originelle avec la totalité de l'füre » (443-445). Dans la mentalité primitive, la loi de la participation attesterait d'après Buber le caractère originel de ces liens, la primauté du Je-Tu sur le Je-Cela (30-33). Différence entre l'expérience portant sur un objet et la rencontre qui place un être en face d'un autre, différence qui concerne la relation elle-même et non seulement les corrélatifs; la richesse des analyses qui établissent cette différence qui reçoit ainsi des développements d'un accent et d'une portée insoupçonnés par Feuerbach qui formule le Je-Tu, le souci de baser l'expérience sur la rencontre - telle est la contribution fondamentale de Buber à la théorie de la connaissance. Que la relation avec l'être sous-tendant la connaissance objective ne conduise pas vers l'entité inhumaine et neutre qu'est le Sein des Seienden de Heidegger, mais à un Seiendes qu'est autrui 29

sur un objet. Je perçois quelque chose. J'ai sensation de quelque chose. Je me représente quelque chose. Je pense quelque chose... Tout cela et tout ce qui lui ressemble fondent ensemble le domaine du Cela (16). Le Cela est caractérisé ici dans les termes mêmes dont se sert Husserl pour désigner l'objet intentionnel. Dans la mesure où le Je-Tu se distingue du Je-Cela, il désignera donc une relation qui n'est pas une intentionnalité et qui dans la pensée de Buber conditionne l'intentionnalité. Et c'est là, bien avant Heidegger, mais d'accord avec le bergsonisme, la recherche de structures antérieures à celles qui consti­ tuent l'intellect objectivant. Les êtres humains dont nous parlons à la troisième personne, « il » « elle » « eux» « elles», ainsi que mes propres états psychologiques appartiennent au royaume du Cela. Le Je en a expérience : il n'en explore que la surface, ne s'y engage pas de tout son être (15-16) et ne sort pas réellement de soi (17). Cela est un neutre. Le neutre suggère que, dans le Cela, les êtres ne sont pas abordés dans l'unicité par laquelle ils sont autres que tous les autres. Ils sont ce dont on dispose, ce qui compte par sa masse pour l'action. La vraie intention du connaître visant l'indépendant, le totalement autre ne s'accomplit donc pas ici. L'être s'assimile, s'offre au besoin dans son anonymat de marchandise, dans son passé de « réserve accumulée» ou dans l'instant de la jouissance qui n'est pas un présent véritable (25). La relation Je-Tu consiste à se placer en face d'un être extérieur, c'est-à-dire radicalement autre et à le recon­ naître comme tel. Cette reconnaissance de l'altérité ne consiste pas à se faire une idée de l'altérité. Avoir une idée de quelque chose est le propre de Je-Cela. Il ne s'agit pas de penser autrui ni de le penser comme autre mais de s'adresser à lui, de lui dire Tu. L'accès adéquat à l'altérité de l'autre n'est pas une perception, mais ce tutoiement. Contact immédiat dans cette invocation sans qu'il y ait objet. Relation originelle (30) dont la connais-

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sance objective n'est qu'une déformation. Ce n'est pas que le Tu soit une espèce inédite d'objet; mais le « mou­ vement » qui rejoint le Tu ne ressemble pas à la thémati­ sation. L'être ainsi invoqué est ineffable parce que je lui parle avant de parler de lui et qu'en parlant de lui je romps déjà le contact. Lui parler équivaut à laisser s'accomplir son altérité. La relation Je-Tu apparaît donc dès l'abord comme échappant au champ de gravitation du Je-Cela où la prétendue extériorité de l'objet demeure enfermée. Le Je-Tu, où le moi n'est plus sujet, est la Relation par excellence - celle qui sort des limites du Soi ( 404-409) (bien qu'on puisse se demander à quoi chez Buber tiennent ces limites). Elle est dans l'essenc·e du Je : quand il s'affirme totalement, il reste inconcevable sans le Tu (23-40 et passim). Lë Tu comme indice d'une dimension où le Je cherche, c'est-à-dire a déjà trouvé, un être autre, le Tu comme horizon de la Rencontre, est ci priori ou inné (39). Le Je se trouve en liaison sans que ses liens se réduisent à des pensées lesquelles dénouent tous les liens. « Il se tient dans une communauté originelle avec la totalité de l'füre » (443-445). Dans la mentalité primitive, la loi de la participation attesterait d'après Buber le caractère originel de ces liens, la primauté du Je-Tu sur le Je-Cela (30-33). Différence entre l'expérience portant sur un objet et la rencontre qui place un être en face d'un autre, différence qui concerne la relation elle-même et non seulement les corrélatifs; la richesse des analyses qui établissent cette différence qui reçoit ainsi des développements d'un accent et d'une portée insoupçonnés par Feuerbach qui formule le Je-Tu, le souci de baser l'expérience sur la rencontre - telle est la contribution fondamentale de Buber à la théorie de la connaissance. Que la relation avec l'être sous-tendant la connaissance objective ne conduise pas vers l'entité inhumaine et neutre qu'est le Sein des Seienden de Heidegger, mais à un Seiendes qu'est autrui 29

et ainsi à la société comme événement premier de l'être - nous semble de grande importance spirituelle. Notons enfin le caractère phénoménologique des des­ criptions de Buber : elles se placent dans le monde de la perception dont les perspectives n'ont pas à êtr(è justifiées auprès d'aucune instance intellectuelle; les modes non théoriques de l'existence sont « prêteurs de sens» et les structures ontologiques n'en sont jamais séparables.

4° L'ontologie de l'intervalle La relation ne se ramène pas à un événement « subjec­ tif» puisque le Je ne se représente pas le Tu mais le rencontre. La rencontre se distingue de la relation que, selon Platon, l'âme peut entretenir avec elle-même dans son dialogue silencieux (204-205). La rencontre Je-Tu n'est pas dans le sujet, elle est dans l'être (26-27). Ce qui ne veut pas dire qu'elle se produise en face du Je. La sphère ontologique n'est pas un bloc d'être, mais événe­ ment. L'« entre-les-deux», l'intervalle entre le Je et le Tu, le Zwischen, est le lieu où s'exerce l'œuvre même de )'être (27). Mais l'entre-les-deux n'est pas davantage une espèce d'espace intersidéral existant indépendamment du Je et du Tu qu'il sépare. La dimension de l'intervalle est accessible exclusivement au Je et au Tu de chaque rencontre particulière (458). La suprême transcendance est liée à la suprême particularité du Je et du Tu. Buber ne dégage pas seulement un être autrement charpenté que la nature et les choses comme par exemple le devenir différent de l'être éléate. L'entre-les-deux n'est plus sépa­ rable de l'aventure personnelle: à cause de cette aventure personnelle il est plus objectif que toute objectivité. Le Zwischen se constitue à nouveau dans chaque rencontre et est toujours nouveau, comme les instants de la durée bergsonienne. 30

Mais si la notion de l'entre-les-deux fonctionne comme la catégorie fondamentale de l'être, c'est dans l'homme que se joue son jeu (455). L'homme n'est pas un sujet qui constitue, il est l'articulation même de la rencontre. Le moi humain n'est pas un être entre êtres, c'est un être qui est une catégorie et qui depuis Nietzsche serait d'après Buber reconnu comme tel (387). Il est rencontre. Il est ce qui se met à dist�nce - et déjà l'existence anonyme du monde et des choses qui survivent à l'usage que nous en faisons s'affirmè dans cette prise de distance - et il est à la fois l'entrée en relation avec ce monde distant et autre3 • Par ces deux mouvements l'homme est au centre de l'être et toute philosophie est anthropologie. Il ne l'est pas en tant que sujet pensant, mais dans sa totalité, car sa totalité est le concret de sa situation. Elle soutient sa pensée elle-même et est déjà transèendance. « C'est uni­ quement si nous essayons de saisir la personne humaine dans la totalité de ses structures, dans ses possibilités d'être en rapport avec tout ce qu'elle n'e&t pas que nous saisissons l'homme» (419-429). « Ce n'est pas par un rapport avec soi-même mais par un rapport: avec un autre soi-même, que l'homme peut être complet» (399). L'homme comme possibilité de la distance et de la relation n'est pas le sujet de la Nature mais n'en est pas davantage la partie. Dire que la relation Je-Tu n'est pas psychologique, mais ontologique ne revient pas à la ramener à une relation réelle dans la nature. L'intervalle où se joue le jeu de l'être et que l'existence humaine à la fois creuse et franchit indique l'abandon de la notion d'un être-contenu, d'un être réalisé, d'un être narré - abandon qui caractérise toute l'ontologie de nos jours.

5° Liaison et embrassement Comment est structurée cette connaissance-rencontre qui est aussi un événement ontologique ? 31

et ainsi à la société comme événement premier de l'être - nous semble de grande importance spirituelle. Notons enfin le caractère phénoménologique des des­ criptions de Buber : elles se placent dans le monde de la perception dont les perspectives n'ont pas à êtr(è justifiées auprès d'aucune instance intellectuelle; les modes non théoriques de l'existence sont « prêteurs de sens» et les structures ontologiques n'en sont jamais séparables.

4° L'ontologie de l'intervalle La relation ne se ramène pas à un événement « subjec­ tif» puisque le Je ne se représente pas le Tu mais le rencontre. La rencontre se distingue de la relation que, selon Platon, l'âme peut entretenir avec elle-même dans son dialogue silencieux (204-205). La rencontre Je-Tu n'est pas dans le sujet, elle est dans l'être (26-27). Ce qui ne veut pas dire qu'elle se produise en face du Je. La sphère ontologique n'est pas un bloc d'être, mais événe­ ment. L'« entre-les-deux», l'intervalle entre le Je et le Tu, le Zwischen, est le lieu où s'exerce l'œuvre même de )'être (27). Mais l'entre-les-deux n'est pas davantage une espèce d'espace intersidéral existant indépendamment du Je et du Tu qu'il sépare. La dimension de l'intervalle est accessible exclusivement au Je et au Tu de chaque rencontre particulière (458). La suprême transcendance est liée à la suprême particularité du Je et du Tu. Buber ne dégage pas seulement un être autrement charpenté que la nature et les choses comme par exemple le devenir différent de l'être éléate. L'entre-les-deux n'est plus sépa­ rable de l'aventure personnelle: à cause de cette aventure personnelle il est plus objectif que toute objectivité. Le Zwischen se constitue à nouveau dans chaque rencontre et est toujours nouveau, comme les instants de la durée bergsonienne. 30

Mais si la notion de l'entre-les-deux fonctionne comme la catégorie fondamentale de l'être, c'est dans l'homme que se joue son jeu (455). L'homme n'est pas un sujet qui constitue, il est l'articulation même de la rencontre. Le moi humain n'est pas un être entre êtres, c'est un être qui est une catégorie et qui depuis Nietzsche serait d'après Buber reconnu comme tel (387). Il est rencontre. Il est ce qui se met à dist�nce - et déjà l'existence anonyme du monde et des choses qui survivent à l'usage que nous en faisons s'affirmè dans cette prise de distance - et il est à la fois l'entrée en relation avec ce monde distant et autre3 • Par ces deux mouvements l'homme est au centre de l'être et toute philosophie est anthropologie. Il ne l'est pas en tant que sujet pensant, mais dans sa totalité, car sa totalité est le concret de sa situation. Elle soutient sa pensée elle-même et est déjà transèendance. « C'est uni­ quement si nous essayons de saisir la personne humaine dans la totalité de ses structures, dans ses possibilités d'être en rapport avec tout ce qu'elle n'e&t pas que nous saisissons l'homme» (419-429). « Ce n'est pas par un rapport avec soi-même mais par un rapport: avec un autre soi-même, que l'homme peut être complet» (399). L'homme comme possibilité de la distance et de la relation n'est pas le sujet de la Nature mais n'en est pas davantage la partie. Dire que la relation Je-Tu n'est pas psychologique, mais ontologique ne revient pas à la ramener à une relation réelle dans la nature. L'intervalle où se joue le jeu de l'être et que l'existence humaine à la fois creuse et franchit indique l'abandon de la notion d'un être-contenu, d'un être réalisé, d'un être narré - abandon qui caractérise toute l'ontologie de nos jours.

5° Liaison et embrassement Comment est structurée cette connaissance-rencontre qui est aussi un événement ontologique ? 31

La relation Je-Tu est une connaissance vraie parce qu'elle maintient intégralement l'altérité du Tu au lieu de le méconnaître dans l'anonymat du Cela. Il est remar­ quable que le mouvement par lequel le Je se retire et prend distance à l'égard du Tu et le laisse être (comme dirait Heidegger) est celui-là même qui rend possible une liaison avec lui. Il n'y a en effet de liaison digne de ce nom que là où il y a altérité : la liaison, la Verbundenheit, est si l'on peut dire la manifestation même de l'altérité (44). La présence du Tu, de l'Autre, est ipso facto une parole à moi adressée et qui exige réponse.« Celui qui ne fait plus réponse ne perçoit plus la parole» ( 196). Il est impossible de demeurer spectateur du Tu, car son exis­ tence de Tu est la parole qu'il m'adresse. Et seul un être responsable pour un autre peut se tenir en dialogue avec lui. Cette responsabilité, au sens étymologique du terme, plutôt que l'échange de propos est le dialogue dans lequel s'accomplit la Rencontre. L'impossibilité -de demeurer spectateur ne tient pas à un engagement pratique et tragique dans une situation non choisie dans le monde, n'est pas une déréliction mais la nécessité de faire réponse à la parole. Une réalité non humaine qui m'engage est une réalité qui me dit quelque chose (143-144) et le« cela me dit quelque chose» ainsi employé n'est pas une métaphore. Il exprime l'essence même du langage. La vérité au lieu de se présenter à un sujet impassible et survolant le réel - est ainsi un engagement, d'autant plus inévitable que la vérité laisse l'autre être demeurer dans son altérité. Tandis que l'être connaissant ne pouvait toucher !!absolu dans le détachement total et que l'impos­

sibilité du détachement total séparait dans le Parménide de Platon être et vérité - dans la conception de Buber -

l'engagement fait accéder à l'altérité. Est extérieur et autre ce qui peut engager une responsabilité ( 197). La tentative de Buber consiste à maintenir dans la relation Je-Tu l'altérité radicale du Tu dans la liaison précisé­ ment : le Je n'y absorbe pas le Tu comme un objet, ni ne 32

s'absorbe en lui extatiquement. La relation Je-Tu est une relation avec ce qui demeure absolu malgré la relation. Le problème du Parménide de la vérité est résolu dans le rapport social comme rapport interhumain. L'engagement dont il est question ici est strictement individuel. La vérité n'est pas la réflexion sur l'engage­ ment, mais cet engagement même. L'homme-catégorie c'est chacun (349) et non pas l'homme en général acces­ sible dans la relation Je-Cela. Nous y retrouvons l'un des thèmes de la philosophie de l'existence. Cette extrême particularisation de l'existence est présentée non pas comme un relativisme, mais comme le fondement de la connaissance (328). Mais la connaissance par engagement n'est pas coïnci­ dence avec l'être, opposée à sa représentation, comme dans le bergsonisme ou dans certaines thèses de la philosophie de l'existence. Pour connaître la douleur « l'esprit se jette dans les profondeurs de la douleur réelle» (436) au lieu de la contempler comme un spec­ tacle, et cela est vrai de « tous les événements de l'âme comparables davantage aux mystères qu'aux spectacles et dont le sens reste fermé à celui qui n'entre pas lui-même dans le jeu» (437). Mais même pour l'exemple privilégié de la douleur qui suppose une simple coïncidence, Buber exige une liaison d'un autre ordre, de caractère dialogal, une communication avec la« douleur du monde» (438). La liaison de la responsabilité et du dialogue, qui est la relation originelle avec l'être ou la connaissance, est réciproque. Mais cette réciprocité n'est-elle pas conclue ou déduite? L'essence ultime du dialogue se manifeste dans une structure que Buber appelle Umfassung (embras­ sement) et qui est certainement l'une des plus originales. Dans le Je-Tu, la réciprocité de la relation est en q elque manière vécue directement et non pas seulement ue : le Je dans son rapport avec le Tu se rapporte à soi · travers le Tu - il se rapporte au Tu comme à ce! qui se rapporte au Je et comme s'il arrivait à s'effieur r avec la 33

La relation Je-Tu est une connaissance vraie parce qu'elle maintient intégralement l'altérité du Tu au lieu de le méconnaître dans l'anonymat du Cela. Il est remar­ quable que le mouvement par lequel le Je se retire et prend distance à l'égard du Tu et le laisse être (comme dirait Heidegger) est celui-là même qui rend possible une liaison avec lui. Il n'y a en effet de liaison digne de ce nom que là où il y a altérité : la liaison, la Verbundenheit, est si l'on peut dire la manifestation même de l'altérité (44). La présence du Tu, de l'Autre, est ipso facto une parole à moi adressée et qui exige réponse.« Celui qui ne fait plus réponse ne perçoit plus la parole» ( 196). Il est impossible de demeurer spectateur du Tu, car son exis­ tence de Tu est la parole qu'il m'adresse. Et seul un être responsable pour un autre peut se tenir en dialogue avec lui. Cette responsabilité, au sens étymologique du terme, plutôt que l'échange de propos est le dialogue dans lequel s'accomplit la Rencontre. L'impossibilité -de demeurer spectateur ne tient pas à un engagement pratique et tragique dans une situation non choisie dans le monde, n'est pas une déréliction mais la nécessité de faire réponse à la parole. Une réalité non humaine qui m'engage est une réalité qui me dit quelque chose (143-144) et le« cela me dit quelque chose» ainsi employé n'est pas une métaphore. Il exprime l'essence même du langage. La vérité au lieu de se présenter à un sujet impassible et survolant le réel - est ainsi un engagement, d'autant plus inévitable que la vérité laisse l'autre être demeurer dans son altérité. Tandis que l'être connaissant ne pouvait toucher !!absolu dans le détachement total et que l'impos­

sibilité du détachement total séparait dans le Parménide de Platon être et vérité - dans la conception de Buber -

l'engagement fait accéder à l'altérité. Est extérieur et autre ce qui peut engager une responsabilité ( 197). La tentative de Buber consiste à maintenir dans la relation Je-Tu l'altérité radicale du Tu dans la liaison précisé­ ment : le Je n'y absorbe pas le Tu comme un objet, ni ne 32

s'absorbe en lui extatiquement. La relation Je-Tu est une relation avec ce qui demeure absolu malgré la relation. Le problème du Parménide de la vérité est résolu dans le rapport social comme rapport interhumain. L'engagement dont il est question ici est strictement individuel. La vérité n'est pas la réflexion sur l'engage­ ment, mais cet engagement même. L'homme-catégorie c'est chacun (349) et non pas l'homme en général acces­ sible dans la relation Je-Cela. Nous y retrouvons l'un des thèmes de la philosophie de l'existence. Cette extrême particularisation de l'existence est présentée non pas comme un relativisme, mais comme le fondement de la connaissance (328). Mais la connaissance par engagement n'est pas coïnci­ dence avec l'être, opposée à sa représentation, comme dans le bergsonisme ou dans certaines thèses de la philosophie de l'existence. Pour connaître la douleur « l'esprit se jette dans les profondeurs de la douleur réelle» (436) au lieu de la contempler comme un spec­ tacle, et cela est vrai de « tous les événements de l'âme comparables davantage aux mystères qu'aux spectacles et dont le sens reste fermé à celui qui n'entre pas lui-même dans le jeu» (437). Mais même pour l'exemple privilégié de la douleur qui suppose une simple coïncidence, Buber exige une liaison d'un autre ordre, de caractère dialogal, une communication avec la« douleur du monde» (438). La liaison de la responsabilité et du dialogue, qui est la relation originelle avec l'être ou la connaissance, est réciproque. Mais cette réciprocité n'est-elle pas conclue ou déduite? L'essence ultime du dialogue se manifeste dans une structure que Buber appelle Umfassung (embras­ sement) et qui est certainement l'une des plus originales. Dans le Je-Tu, la réciprocité de la relation est en q elque manière vécue directement et non pas seulement ue : le Je dans son rapport avec le Tu se rapporte à soi · travers le Tu - il se rapporte au Tu comme à ce! qui se rapporte au Je et comme s'il arrivait à s'effieur r avec la 33

peau du Tu. Retour à soi à travers le Toi. Il doit être distingué du phénomène psychologique de l'Einfühlung où le sujet se met à la place de l'autre en s'oubliant. Dans l'Einfühlung le Je s'oublie et ne s'apparaît pas comme le Tu du Tu alors que toute l'acuité de l'Umfassung réside dans l'actualité du Je (280). 6° La vérité La Verbundenheit réside dans la réciprocité du Je-Tu, dans le dialogue où je m'engage avec le Tu précisément parce qu'il est absolument autre. L'essence de la parole ne consiste donc pas initialement dans sa signification et dans son pouvoir narratif - mais dans la réponse qu'elle suscite. La parole n'est pas vraie parce que la pensée qu'elle énonce correspond à la chose ou révèle l'être. Elle est vraie quand la parole procède de la relation Je­ Tu qui est le processus ontologique lui-même. Elle est vraie quand elle accomplit la réciprocité de la relation en suscitant la réponse et en instaurant la personne singu­ lière seule capable de donner réponse. La notion statique de vérité, qui est d'être celle qui réapparaît aussi long­ temps que la vérité peut être dite, est détruite dans cette conception. A l'être immuable ne s'oppose pas seulement l'être en devenir au sens d'Héraclite et de Bergson et que l'on ne peut exprimer par un mot, car le mot immobilise. Buber décrit un être qu'aucune narration ne saurait saisir parce que l'être est dialogue vivant entre êtres qui ne se rapportent pas l'un à l'autre comme des contenus : un être n'a rien à dire de l'autre. L'acuité de la Relation Je­ Tu est dans le formalisme total de cette relation. Aperce­ voir un contenu en autrui, ce serait déjà se rapporter à lui comme à un objet, entrer dans le Je-Cela. La notion de vérité - à l'égard de laquelle Buber use d'un langage insuffisamment didactique - est déterminée par le Je-Tu comme relation fondamentale avec l'être. Il

faut distinguer la vérité possédée, la vérité, résultat imper­ sonnel appelé aussi vérité de connaissance (283), et la vérité d'être qui est le fait pour une réalité d'être vérita­ blement et qui désigne Dieu. Mais vérité signifie aussi une « attitude réelle à l'égard de l'être» « Realverhaltnis zum Seienden » (198-199) corrélative de l'épreuve qui la vérifie (Bewahrung). « Connaître signifie, pour nous créatures, remplir notre relation à l'égard de l'être, chacun la sienne, en vérité (warhaft) et en pleine responsabilité, en accueil­ lant toute sa manifestation fidèlement, l'esprit ouvert, ouvert au monde et en l'incorporant à notre manière d'être ; ainsi surgit et se maintient la vérité vivante » (283). En citant Kierkegaard, Buber dit que le particulier vérifie la vérité par le fait « d'exprimer ce qui a été dit (das Gesagte) par l'existence personnelle» ; cela fait de la vérité non pas une correspondance à l'être, mais le corrélatif d'une vie authentique. Mais Buber apporte à cet endroit une correction au texte cité : « j'aurais presque dit, écrit-il, le particulier vérifie la vérité par le fait d'exprimer le non-dit - (das Nicht-gesagte) par l'exis­ tence personnelle» (201). Et par là il enlève décidément à la vérité son essence de verbe proféré et de contenu quelconque. La vérité est tout entière attitude, recherche de la vérité ou lutte pour la vérité (213). Vérité signifie désormais bien plus authenticité d'une vie que accord entre l'apparence et l'être : « eine menschliche Warheit, die Warheit menschlicher Existenz » (297). Peut-être l'ex­ pression si fréquemment employée par Buber de vérité vivante n'est pas un terme romantique mais se réfère à une existence qui se détermine par l'authentique et le non-authentique plutôt que par une idée vraie. Et cependant dans la responsabilité qui rattache le Je au Tu c'est la « recherche de vérité » qui authentifie la personnalité du Je et l'arrache aux liens d'une collectivité anonyme et aux profondeurs de l'inconscient dont il serait simplement l'organe et la bouche (251 et suiv.). Par 35

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peau du Tu. Retour à soi à travers le Toi. Il doit être distingué du phénomène psychologique de l'Einfühlung où le sujet se met à la place de l'autre en s'oubliant. Dans l'Einfühlung le Je s'oublie et ne s'apparaît pas comme le Tu du Tu alors que toute l'acuité de l'Umfassung réside dans l'actualité du Je (280). 6° La vérité La Verbundenheit réside dans la réciprocité du Je-Tu, dans le dialogue où je m'engage avec le Tu précisément parce qu'il est absolument autre. L'essence de la parole ne consiste donc pas initialement dans sa signification et dans son pouvoir narratif - mais dans la réponse qu'elle suscite. La parole n'est pas vraie parce que la pensée qu'elle énonce correspond à la chose ou révèle l'être. Elle est vraie quand la parole procède de la relation Je­ Tu qui est le processus ontologique lui-même. Elle est vraie quand elle accomplit la réciprocité de la relation en suscitant la réponse et en instaurant la personne singu­ lière seule capable de donner réponse. La notion statique de vérité, qui est d'être celle qui réapparaît aussi long­ temps que la vérité peut être dite, est détruite dans cette conception. A l'être immuable ne s'oppose pas seulement l'être en devenir au sens d'Héraclite et de Bergson et que l'on ne peut exprimer par un mot, car le mot immobilise. Buber décrit un être qu'aucune narration ne saurait saisir parce que l'être est dialogue vivant entre êtres qui ne se rapportent pas l'un à l'autre comme des contenus : un être n'a rien à dire de l'autre. L'acuité de la Relation Je­ Tu est dans le formalisme total de cette relation. Aperce­ voir un contenu en autrui, ce serait déjà se rapporter à lui comme à un objet, entrer dans le Je-Cela. La notion de vérité - à l'égard de laquelle Buber use d'un langage insuffisamment didactique - est déterminée par le Je-Tu comme relation fondamentale avec l'être. Il

faut distinguer la vérité possédée, la vérité, résultat imper­ sonnel appelé aussi vérité de connaissance (283), et la vérité d'être qui est le fait pour une réalité d'être vérita­ blement et qui désigne Dieu. Mais vérité signifie aussi une « attitude réelle à l'égard de l'être» « Realverhaltnis zum Seienden » (198-199) corrélative de l'épreuve qui la vérifie (Bewahrung). « Connaître signifie, pour nous créatures, remplir notre relation à l'égard de l'être, chacun la sienne, en vérité (warhaft) et en pleine responsabilité, en accueil­ lant toute sa manifestation fidèlement, l'esprit ouvert, ouvert au monde et en l'incorporant à notre manière d'être ; ainsi surgit et se maintient la vérité vivante » (283). En citant Kierkegaard, Buber dit que le particulier vérifie la vérité par le fait « d'exprimer ce qui a été dit (das Gesagte) par l'existence personnelle» ; cela fait de la vérité non pas une correspondance à l'être, mais le corrélatif d'une vie authentique. Mais Buber apporte à cet endroit une correction au texte cité : « j'aurais presque dit, écrit-il, le particulier vérifie la vérité par le fait d'exprimer le non-dit - (das Nicht-gesagte) par l'exis­ tence personnelle» (201). Et par là il enlève décidément à la vérité son essence de verbe proféré et de contenu quelconque. La vérité est tout entière attitude, recherche de la vérité ou lutte pour la vérité (213). Vérité signifie désormais bien plus authenticité d'une vie que accord entre l'apparence et l'être : « eine menschliche Warheit, die Warheit menschlicher Existenz » (297). Peut-être l'ex­ pression si fréquemment employée par Buber de vérité vivante n'est pas un terme romantique mais se réfère à une existence qui se détermine par l'authentique et le non-authentique plutôt que par une idée vraie. Et cependant dans la responsabilité qui rattache le Je au Tu c'est la « recherche de vérité » qui authentifie la personnalité du Je et l'arrache aux liens d'une collectivité anonyme et aux profondeurs de l'inconscient dont il serait simplement l'organe et la bouche (251 et suiv.). Par 35

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la reèherche de la vérité, l'engagement Je-Tu est un engagement personnel. Dès lors la vérité ne reprend-elle pas sa physionomie théorique et intellectualiste ? Et dans le Je-Tu sans lequel le Je ne peut être, ne voit-on pas se profiler la subjectivité dépassée ? 7° Le fonnalisme de la Rencontre

La relation Je-Tu n'accomplit rien d'autre que la ren­ contre. Le Tu n'a pas d'attribut, auquel le Je aspirerait ou qu'il connaîtrait. Les exemples priviligiés de la relation sont choisis dans Zwiesprache entre êtres qui ne se connaissent pas (134). « Entre le Je et le Tu, point de structures conceptuelles, point de prescience, point de fantaisie... point de but, point de désir, point d'anticipa­ tion. Tout moyen est obstacle. C'est seulement quand tout moyen disparaît que se produit la rencontre» (23-24). Le contenu serait médiation et compromettrait la droiture et la simplicité de l'acte. Buber désigne par Geschehen (133) cet événement sans nom, la pureté de l'acte de transcen­ der l'activité comme transparente de cet événement. Chaque rencontre est donc un événement unique que rien ne peut raconter, qui ne peut s'accoler à d'autres présents pour former une histoire, pure étincelle comme l'instant de l'intuition de Bergson (234), comme le « pres­ que rien » de son disciple Jankélévitch où la relation de la conscience avec un contenu s'amenuise â l'extrême pour toucher· à cette limite où la conscience n'a plus de contenu, mais reste comme une pointe · d'aiguille qui pénètre dans l'être. La relation est une fulguration d'ins­ tants sans continuité qui se refusent à une existence suivie et possédée (l 18-232-456-457). Peut-être cette façon de voir tient-elle aussi au libéralisme religieux de Buber, à sa religiosité opposée à la religion, plaçant par réaction contre les formes arrêtées et rigides d'un dogmatisme spirituel le contact au-dessus de son contenu, la présence

pure et inqualifiable de Dieu au-dessus de tout dogme et de toute règle. La question reste cependant ouverte si la transcendance, sans devenir relation avec un contenu et des dogmes, ne peut recevoir une qualification qu'elle tiendrait de la dimension de hauteur ou d'abaissement sur laquelle elle s'ouvre comme relation. Nous allons cependant voir que les éléments éthiques du Je-Tu, si abondants dans la description, ne sont pas déterminants. Le Je-Tu est possible en face des choses. Tout en laissant au Je-Tu interhumain où la réciprocité peut s'épanouir en langage la place privilégiée, Buber considère la rencontre comme relation avec Dieu et les choses. Nous pouvons nous comporter à l'égard de Dieu comme si nous étions appelés (18). L'arbre au lieu de me servir ou de se dissoudre en représentations peut me faire face en personne, me parler et susciter une réponse. Pour Husserl, la représentation de la chose en personne tranche sur la représentation et m'engage : la chose dans ce cas n'est pas donnée, car je suis aussi dans une certaine mesure obligé par elle. L'engagement est réciproque (2028-44 et passim). La chose simplement donnée et que je domine est du domaine du Cela. La manière dont l'artiste rencontre la chose en créant l'œuvre est l'une des façons de répondre à la rencontre. Dans l'une des dernières œuvres de Buber - Der Mensch und sein Gebild, le monde sensible offert à l'usage et aux besoins, le monde du Cela est lui-même conditionné par la rencontre qui, à l'origine, caractérisait le Je-Tu interhumain ou même le Je-Tu qui nous rattache à Dieu et à la nature. La perception sensible qui est la source de tout comportement humain (Der Mensch und sein Gebild, pp. 13-14) n'est pas une réalité subjective dans l'homme. Il est la réponse de l'homme à la rencontre avec le X, objet de la science qui, irreprésentable, attend l'homme (ibid. p. 16). La réponse de l'homme est la vision qui donne une forme (Schau). « Cette Schau est une fidélité formatrice à l'inconnu qui fait son œuvre en collaboration

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la reèherche de la vérité, l'engagement Je-Tu est un engagement personnel. Dès lors la vérité ne reprend-elle pas sa physionomie théorique et intellectualiste ? Et dans le Je-Tu sans lequel le Je ne peut être, ne voit-on pas se profiler la subjectivité dépassée ? 7° Le fonnalisme de la Rencontre

La relation Je-Tu n'accomplit rien d'autre que la ren­ contre. Le Tu n'a pas d'attribut, auquel le Je aspirerait ou qu'il connaîtrait. Les exemples priviligiés de la relation sont choisis dans Zwiesprache entre êtres qui ne se connaissent pas (134). « Entre le Je et le Tu, point de structures conceptuelles, point de prescience, point de fantaisie... point de but, point de désir, point d'anticipa­ tion. Tout moyen est obstacle. C'est seulement quand tout moyen disparaît que se produit la rencontre» (23-24). Le contenu serait médiation et compromettrait la droiture et la simplicité de l'acte. Buber désigne par Geschehen (133) cet événement sans nom, la pureté de l'acte de transcen­ der l'activité comme transparente de cet événement. Chaque rencontre est donc un événement unique que rien ne peut raconter, qui ne peut s'accoler à d'autres présents pour former une histoire, pure étincelle comme l'instant de l'intuition de Bergson (234), comme le « pres­ que rien » de son disciple Jankélévitch où la relation de la conscience avec un contenu s'amenuise â l'extrême pour toucher· à cette limite où la conscience n'a plus de contenu, mais reste comme une pointe · d'aiguille qui pénètre dans l'être. La relation est une fulguration d'ins­ tants sans continuité qui se refusent à une existence suivie et possédée (l 18-232-456-457). Peut-être cette façon de voir tient-elle aussi au libéralisme religieux de Buber, à sa religiosité opposée à la religion, plaçant par réaction contre les formes arrêtées et rigides d'un dogmatisme spirituel le contact au-dessus de son contenu, la présence

pure et inqualifiable de Dieu au-dessus de tout dogme et de toute règle. La question reste cependant ouverte si la transcendance, sans devenir relation avec un contenu et des dogmes, ne peut recevoir une qualification qu'elle tiendrait de la dimension de hauteur ou d'abaissement sur laquelle elle s'ouvre comme relation. Nous allons cependant voir que les éléments éthiques du Je-Tu, si abondants dans la description, ne sont pas déterminants. Le Je-Tu est possible en face des choses. Tout en laissant au Je-Tu interhumain où la réciprocité peut s'épanouir en langage la place privilégiée, Buber considère la rencontre comme relation avec Dieu et les choses. Nous pouvons nous comporter à l'égard de Dieu comme si nous étions appelés (18). L'arbre au lieu de me servir ou de se dissoudre en représentations peut me faire face en personne, me parler et susciter une réponse. Pour Husserl, la représentation de la chose en personne tranche sur la représentation et m'engage : la chose dans ce cas n'est pas donnée, car je suis aussi dans une certaine mesure obligé par elle. L'engagement est réciproque (2028-44 et passim). La chose simplement donnée et que je domine est du domaine du Cela. La manière dont l'artiste rencontre la chose en créant l'œuvre est l'une des façons de répondre à la rencontre. Dans l'une des dernières œuvres de Buber - Der Mensch und sein Gebild, le monde sensible offert à l'usage et aux besoins, le monde du Cela est lui-même conditionné par la rencontre qui, à l'origine, caractérisait le Je-Tu interhumain ou même le Je-Tu qui nous rattache à Dieu et à la nature. La perception sensible qui est la source de tout comportement humain (Der Mensch und sein Gebild, pp. 13-14) n'est pas une réalité subjective dans l'homme. Il est la réponse de l'homme à la rencontre avec le X, objet de la science qui, irreprésentable, attend l'homme (ibid. p. 16). La réponse de l'homme est la vision qui donne une forme (Schau). « Cette Schau est une fidélité formatrice à l'inconnu qui fait son œuvre en collaboration

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avec lui; cette fidélité n'est pas manifestée au phénomène mais à l'être inaccessible avec lequel nous nous trouvons en commerce » (ibid. p. 19). Il y a là utilisation de la psychologie de la forme (Gestaltpsychologiè). Mais Buber ne revient pas à la constitution des choses à partir des sensations : il s'agit d'une œuvre qui se fait dans le Zwischen. Seulement le Zwischen appartient lui-même à l'être qui n'est ni un sujet, ni un objet. Buber l'a dit dès /ch und Du (102). « La constitution du monde et la disparition du monde ne sont pas en moi, ni hors de moi, ils ne �nt pas du tout, ils se produisent (Geschehen) toujours 'et leur production dépend de ma vie. » Dans Der Mensch Jrd Sein Gebild Buber inclut la rencontre dans l'être de l ature où par conséquent la perception œuvre au même ·tre que les autres actes de la vie. « L'homme � n'appartien pas à la nature par ces actes vitaux seulement et en tant q. 'être qui se meut soi-même, mais aussi en tant que perdfvant. Ma perception sans préjudice pour la spiritualité d l'existence subjective est un acte d'ordre naturel auque nous participons, moi et l'X » (Der Mensch und sein Gebil , p. 17). « La nature aspire à l'intégrité et cela veut dire à 'état de perçue » (ibid.). La nature ain i comprise, et c'est là que peut être l'enseignement e sentie! de cette conception, n'est ni une apparence subjec ve ni un règne objectif. Les deux sont abstraits. La vraie notion de l'être est dans la rencontre � entre êtres encore abstraits par eux-mêmes, de sorte que le monde sensibl est plus objectif que toute objectivité et la perception t;tant l'événement originel de l'être ou encore l'être est événement. Il est cependant extrêmement caractéristique pour la théorie de la con aissance de Buber qu'une mesure commune existe e tre la relation avec les choses et la relation avec l'hom e. De sorte que la responsabilité que nous avons vue à la base du langage lui-même ne prendra jamais de sens stri tement éthique puisque la réponse que le moi fait à l' dans la perception est, sous une

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forme imparfaite (Der Mensch und sein Gebild, p. 26), ce que sera la relation Je-Tu. Le rapport interhumain avec la résonance éthique qu'il prend - mais qu'il prend chez Buber en passant par l'entremise et par l'imitation de Dieu et par toute une théologie trop informée sur la nature de Dieu (214-215-221) - est un cas particulier de la rencontre. Buber admet certes le dépassement de la rencontre de la perception sous quatre formes et croyance connaissance, amour, art et croyance. Mais ces quatre formes ne se déduisent pas dans leur qualité particulière de la relation Je-Tu. Y aurait-il flottement dans la pensée de Buber? Bien que dès /ch und Du, il admette que les choses peuvent appartenir à la relation Je-Tu, la relation interhumaine lorsque le Tu a visage humain n'est pas seulement privilégiée mais conditionne toutes les autres - « Tout le reste luit dans sa lumière» (20). « Et on peut avoir confiance dans le monde parce que cet homme-ci existe» (281). La lumière du Tu comme autrefois chez Platon le soleil intelligible, l'idée du Bien, comme plus tard chez Heidegger, la phosphorescence du « Sein des Seienden », seraient la vérité originelle à laquelle retourne toute autre vérité. 8° Quelques objections Comment maintenir la spécificité du Je-Tu interhumain, sans faire valoir le sens strictement éthique de la respon­ sabilité et comment faire valoir le sens éthique sans mettre en question la réciprocité sur laquelle insiste toujours Buber? L'éthique ne commence-t-elle pas lorsque le Je aperçoit le Tu au-dessus de Soi? A la réciprocité du Je-Tu, nous réserverions notre principale critique. Les thèmes éthiques sont fréquents dans les descriptions mêmes de Buber, mais à la relation Je-Tu se substitue aussi une structure plus abstraite de la distance et de la relation. Elle sous-tendrait même la

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avec lui; cette fidélité n'est pas manifestée au phénomène mais à l'être inaccessible avec lequel nous nous trouvons en commerce » (ibid. p. 19). Il y a là utilisation de la psychologie de la forme (Gestaltpsychologiè). Mais Buber ne revient pas à la constitution des choses à partir des sensations : il s'agit d'une œuvre qui se fait dans le Zwischen. Seulement le Zwischen appartient lui-même à l'être qui n'est ni un sujet, ni un objet. Buber l'a dit dès /ch und Du (102). « La constitution du monde et la disparition du monde ne sont pas en moi, ni hors de moi, ils ne �nt pas du tout, ils se produisent (Geschehen) toujours 'et leur production dépend de ma vie. » Dans Der Mensch Jrd Sein Gebild Buber inclut la rencontre dans l'être de l ature où par conséquent la perception œuvre au même ·tre que les autres actes de la vie. « L'homme � n'appartien pas à la nature par ces actes vitaux seulement et en tant q. 'être qui se meut soi-même, mais aussi en tant que perdfvant. Ma perception sans préjudice pour la spiritualité d l'existence subjective est un acte d'ordre naturel auque nous participons, moi et l'X » (Der Mensch und sein Gebil , p. 17). « La nature aspire à l'intégrité et cela veut dire à 'état de perçue » (ibid.). La nature ain i comprise, et c'est là que peut être l'enseignement e sentie! de cette conception, n'est ni une apparence subjec ve ni un règne objectif. Les deux sont abstraits. La vraie notion de l'être est dans la rencontre � entre êtres encore abstraits par eux-mêmes, de sorte que le monde sensibl est plus objectif que toute objectivité et la perception t;tant l'événement originel de l'être ou encore l'être est événement. Il est cependant extrêmement caractéristique pour la théorie de la con aissance de Buber qu'une mesure commune existe e tre la relation avec les choses et la relation avec l'hom e. De sorte que la responsabilité que nous avons vue à la base du langage lui-même ne prendra jamais de sens stri tement éthique puisque la réponse que le moi fait à l' dans la perception est, sous une

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forme imparfaite (Der Mensch und sein Gebild, p. 26), ce que sera la relation Je-Tu. Le rapport interhumain avec la résonance éthique qu'il prend - mais qu'il prend chez Buber en passant par l'entremise et par l'imitation de Dieu et par toute une théologie trop informée sur la nature de Dieu (214-215-221) - est un cas particulier de la rencontre. Buber admet certes le dépassement de la rencontre de la perception sous quatre formes et croyance connaissance, amour, art et croyance. Mais ces quatre formes ne se déduisent pas dans leur qualité particulière de la relation Je-Tu. Y aurait-il flottement dans la pensée de Buber? Bien que dès /ch und Du, il admette que les choses peuvent appartenir à la relation Je-Tu, la relation interhumaine lorsque le Tu a visage humain n'est pas seulement privilégiée mais conditionne toutes les autres - « Tout le reste luit dans sa lumière» (20). « Et on peut avoir confiance dans le monde parce que cet homme-ci existe» (281). La lumière du Tu comme autrefois chez Platon le soleil intelligible, l'idée du Bien, comme plus tard chez Heidegger, la phosphorescence du « Sein des Seienden », seraient la vérité originelle à laquelle retourne toute autre vérité. 8° Quelques objections Comment maintenir la spécificité du Je-Tu interhumain, sans faire valoir le sens strictement éthique de la respon­ sabilité et comment faire valoir le sens éthique sans mettre en question la réciprocité sur laquelle insiste toujours Buber? L'éthique ne commence-t-elle pas lorsque le Je aperçoit le Tu au-dessus de Soi? A la réciprocité du Je-Tu, nous réserverions notre principale critique. Les thèmes éthiques sont fréquents dans les descriptions mêmes de Buber, mais à la relation Je-Tu se substitue aussi une structure plus abstraite de la distance et de la relation. Elle sous-tendrait même la

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relation Je-Cela. Nous nous demandons si la relation avec l'altérité d'Autrui qui apparaît comme un dialogue, ques­ tion et réponse, peut être décrite sans faire intervenir une paradoxale différence de niveau entre le Je et le Tu. L'originalité de la relation Je-Tu vient du fait que cette relation n'est pas connue du dehors, mais à partir du Je qui l'accomplit. Sa place n'est donc pas interchangeable avec celle qu'occupe le Tu. De quoi est faite cette position d'ipséité? Si le je devient je en disant Tu - je tiens la place de mon corrélatif et le rapport Je-Tu ressemble à tous les autres rapports : comme si un spectateur exté­ rieur parlait du Je et du Tu à la troisième personne. La rencontre qui est formelle se renverse et se lit de gauche à droite, comme de droite à gauche indifféremment. Dans l'éthique où autrui est à la fois plus haut que moi et plus pauvre que moi se distingue le je du tu, non pas par des « attributs » quelconques, mais par la dimension de hau­ teur qui rompt avec le formalisme de Buber. Son primat, comme sa nudité et son dénuement, ne viennent pas qualifier la relation toute formelle avec son altérité, mais qualifient déjà cette altérité même. Dès lors la relation elle-même est autre chose que ce contact vide, toujours à renouveler, dont l'amitié toute spirituelle est le sommet (285). Le retour de ces thèmes d'un spiritualisme angélique (heureusement compensés par des pages extrêmement fortes sur les rapports entre Je-Tu et la foule dites contre Kierkegaard et Heidegger, où se corrigent aussi les textes sur « ils » et « elles » placés dans le Cela), et dans un langage parfois spiritualiste et édifiant nous apparaissent comme les éléments les plus caduques d'une œuvre par ailleurs si riche. Comme le simple matérialisme du contact objectif, ce pur spiritua­ lisme de l'amitié ne nous semble pas correspondre aux phénomènes. Buber s'élève violemment contre la notion heideggerienne de la Fürsorge - du soin donné à autrui, qui pour le philosophe allemand serait le véritable accès à autrui (401-402). Ce n'est certes pas chez Heidegger 40

qu'il faut prendre leçon d'amour de l'homme ni de justice sociale. Mais la Fürsorge en tant que réponse au dénue­ ment essentiel - est un accès à l'altérité de l'Autre. Elle tient compte de cette dimension de hauteur et de misère par où bien plus que par la Umfassung - se caractérise la Relation. On peut se demander si vêtir ceux qui sont nus et nourrir ceux qui ont faim n'est pas le vrai et concret accès à l'altérité d'autrui - plus authentique que l'éther de l'amitié. Le dialogue est-il possible sans la Fürsorge? Si nous reprochons donc à Buber l'extension du Je-Tu à la chose, ce n'est pas qu'il nous semble animiste dans sa relation avec la nature - Il nous semble plutôt artiste dans sa relation avec les hommes. Le passage de la relation sujet-objet à la Relation Je-Tu est aussi le passage de la conscience à cette sphère nouvelle d'existence qu'est l'intervalle, l'entre-les-deux, le Zwischen. Buber affirme avec force la différence radicale entre le dialogue silencieux de l'âme avec elle-même et le dialogue réel avec l'autre (204-205). Mais n'est-ce pas dans la conscience que le Zwischen manifeste en fin de compte ses structures? La réciprocité et l'Umfassung sont en effet la dialoguisation de tout état de conscience son entrée dans la sphère du Zwischen (281). Mais Buber ne s'empêche pas de dire : « Tout dialogue tire son authenticité de la conscience de l'élément de l'Umfas­ sung » (281). La conscience réapparaît derrière l'Umfas­ sung. Une théorie de la connaissance ontologique portant sur la compréhension de l'être qui traverse les« espaces» de l'entre-les-deux, doit montrer comment la Relation par elle-même et non seulement par son terme diffère de la connaissance. Comment cet espace déforme, transforme ou invertit le mouvement même de la conscience et du savoir s'il est vrai qu'en fin de compte tout se dit en termes de savoir et que le Je-Cela ronge le Je-Tu (45). Cela nous amène enfin à une question qui ne concerne pas seulement la philosophie de Buber : de quel genre 41

relation Je-Cela. Nous nous demandons si la relation avec l'altérité d'Autrui qui apparaît comme un dialogue, ques­ tion et réponse, peut être décrite sans faire intervenir une paradoxale différence de niveau entre le Je et le Tu. L'originalité de la relation Je-Tu vient du fait que cette relation n'est pas connue du dehors, mais à partir du Je qui l'accomplit. Sa place n'est donc pas interchangeable avec celle qu'occupe le Tu. De quoi est faite cette position d'ipséité? Si le je devient je en disant Tu - je tiens la place de mon corrélatif et le rapport Je-Tu ressemble à tous les autres rapports : comme si un spectateur exté­ rieur parlait du Je et du Tu à la troisième personne. La rencontre qui est formelle se renverse et se lit de gauche à droite, comme de droite à gauche indifféremment. Dans l'éthique où autrui est à la fois plus haut que moi et plus pauvre que moi se distingue le je du tu, non pas par des « attributs » quelconques, mais par la dimension de hau­ teur qui rompt avec le formalisme de Buber. Son primat, comme sa nudité et son dénuement, ne viennent pas qualifier la relation toute formelle avec son altérité, mais qualifient déjà cette altérité même. Dès lors la relation elle-même est autre chose que ce contact vide, toujours à renouveler, dont l'amitié toute spirituelle est le sommet (285). Le retour de ces thèmes d'un spiritualisme angélique (heureusement compensés par des pages extrêmement fortes sur les rapports entre Je-Tu et la foule dites contre Kierkegaard et Heidegger, où se corrigent aussi les textes sur « ils » et « elles » placés dans le Cela), et dans un langage parfois spiritualiste et édifiant nous apparaissent comme les éléments les plus caduques d'une œuvre par ailleurs si riche. Comme le simple matérialisme du contact objectif, ce pur spiritua­ lisme de l'amitié ne nous semble pas correspondre aux phénomènes. Buber s'élève violemment contre la notion heideggerienne de la Fürsorge - du soin donné à autrui, qui pour le philosophe allemand serait le véritable accès à autrui (401-402). Ce n'est certes pas chez Heidegger 40

qu'il faut prendre leçon d'amour de l'homme ni de justice sociale. Mais la Fürsorge en tant que réponse au dénue­ ment essentiel - est un accès à l'altérité de l'Autre. Elle tient compte de cette dimension de hauteur et de misère par où bien plus que par la Umfassung - se caractérise la Relation. On peut se demander si vêtir ceux qui sont nus et nourrir ceux qui ont faim n'est pas le vrai et concret accès à l'altérité d'autrui - plus authentique que l'éther de l'amitié. Le dialogue est-il possible sans la Fürsorge? Si nous reprochons donc à Buber l'extension du Je-Tu à la chose, ce n'est pas qu'il nous semble animiste dans sa relation avec la nature - Il nous semble plutôt artiste dans sa relation avec les hommes. Le passage de la relation sujet-objet à la Relation Je-Tu est aussi le passage de la conscience à cette sphère nouvelle d'existence qu'est l'intervalle, l'entre-les-deux, le Zwischen. Buber affirme avec force la différence radicale entre le dialogue silencieux de l'âme avec elle-même et le dialogue réel avec l'autre (204-205). Mais n'est-ce pas dans la conscience que le Zwischen manifeste en fin de compte ses structures? La réciprocité et l'Umfassung sont en effet la dialoguisation de tout état de conscience son entrée dans la sphère du Zwischen (281). Mais Buber ne s'empêche pas de dire : « Tout dialogue tire son authenticité de la conscience de l'élément de l'Umfas­ sung » (281). La conscience réapparaît derrière l'Umfas­ sung. Une théorie de la connaissance ontologique portant sur la compréhension de l'être qui traverse les« espaces» de l'entre-les-deux, doit montrer comment la Relation par elle-même et non seulement par son terme diffère de la connaissance. Comment cet espace déforme, transforme ou invertit le mouvement même de la conscience et du savoir s'il est vrai qu'en fin de compte tout se dit en termes de savoir et que le Je-Cela ronge le Je-Tu (45). Cela nous amène enfin à une question qui ne concerne pas seulement la philosophie de Buber : de quel genre 41

est le savoir qui fait la matière de la théorie de la connaissance elle-même? Elle se pose pour toute épisté­ mologie qui situe l'origine de la vérité dans une activité ou une existence autre que l'activité théorique où se présente et s'expose au moins la vérité sur la vérité, c'est­ à-dire l'épistémologie elle-même. Car on ne peut douter du caractère théorétique de la philosophie elle-même. Mais ce caractère tient-il simplement à un artifice de l'enseignement? N'exprime-t-il que le retour du philo­ sophe dans la Caverne où il est forcé d'user du langage des esclaves enchaînés4 ? Dans ce cas, philosopher c'est vivre d'une certaine façon et, dans la doctrine de Buber, pratiquer, peut-être mieux que d'autres, le dialogue avec le réel, comme artiste, ami ou croyant. La philosophie n'est-elle pas une attitude à part? Philosophari, n'est-ce pas essentiellement autre chose que vivere? Et la théorie de la connaissance que nous venons de décrire, cette vérité sur la vérité, ne s'obtient-elle pas dans une démarche spirituelle qui n'est plus dialogale? Ou, du moins, dans un dialogue d'un type nouveau où se manifeste non pas le souci de la Relation mais le désir d'assurer au je, fût-il en liaison (verbunden), son indépendance. La philosophie se définit peut-être par la rupture avec la participation à la totalité. Et c'est pour cela qu'elle est théorie c'est-à­ dire critique. Nous ne voulons pas insister ici sur l'indif­ férence que Buber manifeste au savoir théorétique rap­ proché du mot originel Je-Cela, classé trop vite parmi les relations visuelles avec l'être, sans jamais s'expliquer sur la portée· du savoir physico-mathématique : comme ouverture de la critique le savoir théorétique importe cependant aux mots originels (Urworte) eux-mêmes. Buber, qui a dit avec tant de pénétration la Relation et la prise de distance qui la rend possible, n'a pas pris au sérieux la séparation. L'homme n'est pas seulement la catégorie de la distance et de la rencontre, il est aussi un être à part. Il accomplit cet isolement dans un processus de 42

subjectivation qui n'est pas seulement le choc en retour du mot Tu. Buber ne dit pas le mouvement distinct de la distanciation et de la relation par lequel le Je se tient à partir de soi. Il est impossible à l'homme d'oublier son avatar de subjectivité.

est le savoir qui fait la matière de la théorie de la connaissance elle-même? Elle se pose pour toute épisté­ mologie qui situe l'origine de la vérité dans une activité ou une existence autre que l'activité théorique où se présente et s'expose au moins la vérité sur la vérité, c'est­ à-dire l'épistémologie elle-même. Car on ne peut douter du caractère théorétique de la philosophie elle-même. Mais ce caractère tient-il simplement à un artifice de l'enseignement? N'exprime-t-il que le retour du philo­ sophe dans la Caverne où il est forcé d'user du langage des esclaves enchaînés4 ? Dans ce cas, philosopher c'est vivre d'une certaine façon et, dans la doctrine de Buber, pratiquer, peut-être mieux que d'autres, le dialogue avec le réel, comme artiste, ami ou croyant. La philosophie n'est-elle pas une attitude à part? Philosophari, n'est-ce pas essentiellement autre chose que vivere? Et la théorie de la connaissance que nous venons de décrire, cette vérité sur la vérité, ne s'obtient-elle pas dans une démarche spirituelle qui n'est plus dialogale? Ou, du moins, dans un dialogue d'un type nouveau où se manifeste non pas le souci de la Relation mais le désir d'assurer au je, fût-il en liaison (verbunden), son indépendance. La philosophie se définit peut-être par la rupture avec la participation à la totalité. Et c'est pour cela qu'elle est théorie c'est-à­ dire critique. Nous ne voulons pas insister ici sur l'indif­ férence que Buber manifeste au savoir théorétique rap­ proché du mot originel Je-Cela, classé trop vite parmi les relations visuelles avec l'être, sans jamais s'expliquer sur la portée· du savoir physico-mathématique : comme ouverture de la critique le savoir théorétique importe cependant aux mots originels (Urworte) eux-mêmes. Buber, qui a dit avec tant de pénétration la Relation et la prise de distance qui la rend possible, n'a pas pris au sérieux la séparation. L'homme n'est pas seulement la catégorie de la distance et de la rencontre, il est aussi un être à part. Il accomplit cet isolement dans un processus de 42

subjectivation qui n'est pas seulement le choc en retour du mot Tu. Buber ne dit pas le mouvement distinct de la distanciation et de la relation par lequel le Je se tient à partir de soi. Il est impossible à l'homme d'oublier son avatar de subjectivité.

La réponse de Buber

DIALOGUE AVEC MARTIN BUBER

Dialogue reconstitué : nous extrayons du livre publié en 1963 aux Éditions Kohlhammer de Stuttgart dans une collection intitulée « Philosophes du XX• siècle » où, en allemand, parut notre étude sur « Martin Buber et la théorie de la connaissance » la réponse que Buber a bien voulu faire à notre objection. Nous avons réagi par une lettre. Buber se contenta alors de quelques lignes polies. Manuscrites, elles 'figuraient au bas d'un texte imprimé que Buber adressait en 1963 à tous ceux qui l'avaient salué pour son quatre-vingt-cinquième anniversaire. Ce texte n'a jamais été publié. Nous le reproduisons à cause de sa beauté propre. Qu'on ne voie dans la publication de notre propre lettre aucune prétention. Elle ne tend qu'à préciser l'attitude critique adoptée à l'égard du problème essentiel de la philosophie, posé par Buber. Il va de soi que nous n'enten­ dons pas prendre pour un acquiescement les quelques mots courtois qui y répondent. Surtout maintenant que la Discourtoisie par excellence s'est produite et que le grand silence couvre l'interruption du dialogue de naguère.

44

« Lévinas se trompe singulièrement lorsqu'il suppose que, pour moi, la relation Je-Tu culmine dans l'« amitié purement spirituelle ». Tout au contraire, cette relation me semble atteindre à sa grandeur et à son énergie authentique là où deux personnes humaines qui ne sont pas fortement apparentées par l'esprit, qui appartiennent plutôt à des familles spirituelles différentes voire opposées - se placent cependant l'une en face de l'autre de telle façon que, même au cours de la controverse la plus sévère, l'une connaît et vise et identifie et reconnaît et admet et confirme l'autre comme cette personne-ci ; à telle enseigne que chacune, dans la situation commune où elle se trouve - même si la communauté de la situation est la communauté du combat qui les oppose -, se représente l'expérience que l'adversaire a de cette situation même, la manière dont il la vit, tout le processus psychique qui lui est propre. Ici, point d'amitié ! C'est la camaraderie de la créature humaine s'accomplissant avec plénitude. Point d'éther comme le pense Lévinas, mais la dure terre des hommes, le commun dans le non-commun. Lévinas loue et m'oppose la « sollicitude pour Autrui» (Fürsorge) qui serait l'accès à l'altérité· de l'Autre. L'expé­ rience me semble enseigner ceci : celui qui possède cet accès sans la sollicitude le retrouvera aussi au sein de la sollicitude ; celui à qui cet accès manque aura beau, à longueur de journées, vêtir ceux qui sont nus et nourrir ceux qui ont faim, il ne proférera qu'avec peine le véritable «Tu». C'est seulement quand tous seront vêtus et bien nourris que le véritable problème éthique devien­ drait visible1• »

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La réponse de Buber

DIALOGUE AVEC MARTIN BUBER

Dialogue reconstitué : nous extrayons du livre publié en 1963 aux Éditions Kohlhammer de Stuttgart dans une collection intitulée « Philosophes du XX• siècle » où, en allemand, parut notre étude sur « Martin Buber et la théorie de la connaissance » la réponse que Buber a bien voulu faire à notre objection. Nous avons réagi par une lettre. Buber se contenta alors de quelques lignes polies. Manuscrites, elles 'figuraient au bas d'un texte imprimé que Buber adressait en 1963 à tous ceux qui l'avaient salué pour son quatre-vingt-cinquième anniversaire. Ce texte n'a jamais été publié. Nous le reproduisons à cause de sa beauté propre. Qu'on ne voie dans la publication de notre propre lettre aucune prétention. Elle ne tend qu'à préciser l'attitude critique adoptée à l'égard du problème essentiel de la philosophie, posé par Buber. Il va de soi que nous n'enten­ dons pas prendre pour un acquiescement les quelques mots courtois qui y répondent. Surtout maintenant que la Discourtoisie par excellence s'est produite et que le grand silence couvre l'interruption du dialogue de naguère.

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« Lévinas se trompe singulièrement lorsqu'il suppose que, pour moi, la relation Je-Tu culmine dans l'« amitié purement spirituelle ». Tout au contraire, cette relation me semble atteindre à sa grandeur et à son énergie authentique là où deux personnes humaines qui ne sont pas fortement apparentées par l'esprit, qui appartiennent plutôt à des familles spirituelles différentes voire opposées - se placent cependant l'une en face de l'autre de telle façon que, même au cours de la controverse la plus sévère, l'une connaît et vise et identifie et reconnaît et admet et confirme l'autre comme cette personne-ci ; à telle enseigne que chacune, dans la situation commune où elle se trouve - même si la communauté de la situation est la communauté du combat qui les oppose -, se représente l'expérience que l'adversaire a de cette situation même, la manière dont il la vit, tout le processus psychique qui lui est propre. Ici, point d'amitié ! C'est la camaraderie de la créature humaine s'accomplissant avec plénitude. Point d'éther comme le pense Lévinas, mais la dure terre des hommes, le commun dans le non-commun. Lévinas loue et m'oppose la « sollicitude pour Autrui» (Fürsorge) qui serait l'accès à l'altérité· de l'Autre. L'expé­ rience me semble enseigner ceci : celui qui possède cet accès sans la sollicitude le retrouvera aussi au sein de la sollicitude ; celui à qui cet accès manque aura beau, à longueur de journées, vêtir ceux qui sont nus et nourrir ceux qui ont faim, il ne proférera qu'avec peine le véritable «Tu». C'est seulement quand tous seront vêtus et bien nourris que le véritable problème éthique devien­ drait visible1• »

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Notre lettre du 11 mars 1963 Très vénéré Monsieur Buber, « On vient de m'adresser l'édition allemande du beau volume qui vous est consacré et auquel j'ai eu l'honneur de collaborer. Je suis heureux et fier de ce nouvel hommage qui vous est rendu ainsi par tout l'Occident pensant. Je suis heureux à cette occasion de vous adresser mes félicitations qui se joignent à celles que je vous adresse à l'occasion de votre jubilé. Recevez tous mes vœux pour votre santé et pour la continuation de votre œuvre. Parmi vos réponses aux objecteurs, je trouve une page qui me concerne. Me permettez-vous d'y revenir? Je n'ai jamais pensé que l'acte mécanique de nourrir et d'habiller constitue par lui-même le fait de la rencontre entre Je et Tu. Mes idées à ce sujet sont malgré tout moins simplistes. Je pense que le Du sagen est déjà ipso facto le donner et que séparé de ce donner le Du sagen, même s'il s'établit entre étrangers, est une amitié éthérée « purement spirituelle», c'est-à-dire déjà « é-nervée », ce qu'elle peut devenir dans un certain monde. Que le Du sagen traverse d'ores et déjà mon corps Uusqu'aux mains qui donnent), qu'il suppose. par conséquent mon corps (en tant que corps propre), les choses (en tant qu'objets de jouissance) et la faim d'Autrui ; que le Sagen soit incarné ainsi, c'est-à-dire par-delà les organes de phona­ tion ou de chant ou de l'activité artistique; qu'Autrui soit toujours et en tant qu'Autrui le pauvre et le dénué (en même temps que mon seigneur) ; que par conséquent la Relation soit essentiellement dissymétrique, voilà les idées positives qui guidaient « mon objection». Elles restent dans la bonne tradition biranienne. Mais je pense aussi que quand Rabbi Yochanan dans Synhedrin disait « gue­ dola leguima2» il ne soutenait pas seulement une idée philanthropique pour« soupes populaires ». Je pense aussi

46

que le donner n'est pas l'équivalent du se donner, ce que les hahamim3 ont vu quand ils ont dit que « Bekol Meodeka4 » signifie argent et que cela est parfois plus et en tout cas autre chose - que donner son âme et sa vie. Je m'excuse d'être si long, mais je devais à ma vénéra­ tion pour votre personne et pour votre œuvre ces quelques lignes. Je vous redis l'expression de mon très grand respect et de mes vœux. La réponse de Buber (le cachet de la poste est d'avril 1963) « De nouveau est venue pour moi l'heure de la peu commune gratitude. J'ai beaucoup à remercier. Ce me fut l'occasion de méditer une fois de plus sur le mot remercier. Son sens ordinaire est généralement compris, mais il se prête assez mal à une description qui le définisse sans équivoque. On voit aussitôt qu'il est de ces mots dont le sens originel est multiple. Aussi éveille-t-il diverses associations dans des langues diverses. En allemand et en anglais, le verbe remercier, danken et thank, se trouve en rapport avec denken et think, au sens d'avoir en pensée, se souvenir de quelqu'un : celui qui dit : je te remercie - ich danke dir - donne à son interlocuteur l'assurance de le garder en sa mémoire et, plus précisément, en sa bonne mémoire, d'amitié et de joie5; d'une façon significative, l'éventualité d'un souvenir autrement teinté n'entre pas en ligne de compte. Il en est autrement pour l'hébreu. La forme verbale hodoth signifie d'abord se rallier à quelqu'un et, ensuite seulement, remercier. Celui qui remercie se rallie à celui qu'il remercie. Il sera maintenant, il sera désormais son

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Notre lettre du 11 mars 1963 Très vénéré Monsieur Buber, « On vient de m'adresser l'édition allemande du beau volume qui vous est consacré et auquel j'ai eu l'honneur de collaborer. Je suis heureux et fier de ce nouvel hommage qui vous est rendu ainsi par tout l'Occident pensant. Je suis heureux à cette occasion de vous adresser mes félicitations qui se joignent à celles que je vous adresse à l'occasion de votre jubilé. Recevez tous mes vœux pour votre santé et pour la continuation de votre œuvre. Parmi vos réponses aux objecteurs, je trouve une page qui me concerne. Me permettez-vous d'y revenir? Je n'ai jamais pensé que l'acte mécanique de nourrir et d'habiller constitue par lui-même le fait de la rencontre entre Je et Tu. Mes idées à ce sujet sont malgré tout moins simplistes. Je pense que le Du sagen est déjà ipso facto le donner et que séparé de ce donner le Du sagen, même s'il s'établit entre étrangers, est une amitié éthérée « purement spirituelle», c'est-à-dire déjà « é-nervée », ce qu'elle peut devenir dans un certain monde. Que le Du sagen traverse d'ores et déjà mon corps Uusqu'aux mains qui donnent), qu'il suppose. par conséquent mon corps (en tant que corps propre), les choses (en tant qu'objets de jouissance) et la faim d'Autrui ; que le Sagen soit incarné ainsi, c'est-à-dire par-delà les organes de phona­ tion ou de chant ou de l'activité artistique; qu'Autrui soit toujours et en tant qu'Autrui le pauvre et le dénué (en même temps que mon seigneur) ; que par conséquent la Relation soit essentiellement dissymétrique, voilà les idées positives qui guidaient « mon objection». Elles restent dans la bonne tradition biranienne. Mais je pense aussi que quand Rabbi Yochanan dans Synhedrin disait « gue­ dola leguima2» il ne soutenait pas seulement une idée philanthropique pour« soupes populaires ». Je pense aussi

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que le donner n'est pas l'équivalent du se donner, ce que les hahamim3 ont vu quand ils ont dit que « Bekol Meodeka4 » signifie argent et que cela est parfois plus et en tout cas autre chose - que donner son âme et sa vie. Je m'excuse d'être si long, mais je devais à ma vénéra­ tion pour votre personne et pour votre œuvre ces quelques lignes. Je vous redis l'expression de mon très grand respect et de mes vœux. La réponse de Buber (le cachet de la poste est d'avril 1963) « De nouveau est venue pour moi l'heure de la peu commune gratitude. J'ai beaucoup à remercier. Ce me fut l'occasion de méditer une fois de plus sur le mot remercier. Son sens ordinaire est généralement compris, mais il se prête assez mal à une description qui le définisse sans équivoque. On voit aussitôt qu'il est de ces mots dont le sens originel est multiple. Aussi éveille-t-il diverses associations dans des langues diverses. En allemand et en anglais, le verbe remercier, danken et thank, se trouve en rapport avec denken et think, au sens d'avoir en pensée, se souvenir de quelqu'un : celui qui dit : je te remercie - ich danke dir - donne à son interlocuteur l'assurance de le garder en sa mémoire et, plus précisément, en sa bonne mémoire, d'amitié et de joie5; d'une façon significative, l'éventualité d'un souvenir autrement teinté n'entre pas en ligne de compte. Il en est autrement pour l'hébreu. La forme verbale hodoth signifie d'abord se rallier à quelqu'un et, ensuite seulement, remercier. Celui qui remercie se rallie à celui qu'il remercie. Il sera maintenant, il sera désormais son

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allié. Cela inclut, certes, l'idée du souvenir, mais implique davantage. Le fait ne se produit pas seulement à l'intérieur de l'âme, il en procède vers le monde pour y devenir acte et événement. Or, se rallier ainsi à quelqu'un, c'est le confirmer dans son existence. Je me propose de vouer une mémoire reconnaissante et me rallier à tous ceux qui m'ont adressé leurs bons vœux pour mon quatre-vingt-cinquième anniversaire. » Jérusalem, février 1963.

PAUL CELAN

Les lignes manuscrites ajoutaient « Je vous remercie tout particulièrement pour les expli­ cations contenues dans votre lettre. Martin Buber6. »

DE L'ÊTRE A L'AUTRE Pour Paul Ricœur

alles ist weniger, ais es ist, alles ist mehr. Paul Celan.

Vers l'autre Je ne vois pas de différence, écrit Paul Celan à Hans Bender, entre une poignée de main et un poème. Voilà le poème, langage achevé, ramené au niveau d'une interjec­ tion, d'une expression aussi peu articulée qu'un clin d'œil, qu'un signe donné au prochain ! Signe de quoi ? de vie ? de bienveillance ? de complicité ? Ou signe de rien, ou de complicité pour rien : dire sans dit. Ou signe qui est son propre signifié : le sujet donne signe de cette donation de signe au point de se faire tout entier signe. Communi­ cation élémentaire et sans révélation, balbutiante enfance 49

allié. Cela inclut, certes, l'idée du souvenir, mais implique davantage. Le fait ne se produit pas seulement à l'intérieur de l'âme, il en procède vers le monde pour y devenir acte et événement. Or, se rallier ainsi à quelqu'un, c'est le confirmer dans son existence. Je me propose de vouer une mémoire reconnaissante et me rallier à tous ceux qui m'ont adressé leurs bons vœux pour mon quatre-vingt-cinquième anniversaire. » Jérusalem, février 1963.

PAUL CELAN

Les lignes manuscrites ajoutaient « Je vous remercie tout particulièrement pour les expli­ cations contenues dans votre lettre. Martin Buber6. »

DE L'ÊTRE A L'AUTRE Pour Paul Ricœur

alles ist weniger, ais es ist, alles ist mehr. Paul Celan.

Vers l'autre Je ne vois pas de différence, écrit Paul Celan à Hans Bender, entre une poignée de main et un poème. Voilà le poème, langage achevé, ramené au niveau d'une interjec­ tion, d'une expression aussi peu articulée qu'un clin d'œil, qu'un signe donné au prochain ! Signe de quoi ? de vie ? de bienveillance ? de complicité ? Ou signe de rien, ou de complicité pour rien : dire sans dit. Ou signe qui est son propre signifié : le sujet donne signe de cette donation de signe au point de se faire tout entier signe. Communi­ cation élémentaire et sans révélation, balbutiante enfance 49

du discours, bien maladroite insertion dans la fameuse

langue qui parle, dans le fameux die Sprache spricht, entrée de mendiant dans la demeure de l'être.

Il se trouve que Paul Celan - que Heidegger a su cependant célébrer au cours de l'un de ses séjours en Allemagne 1 - nous dit le peu de compréhension qu'il a pour une certaine langue qui instaure le monde dans l'être, signifiante comme l'éclat de la physis des présocra­ tiques ; puisque Celan compare à une langue une route si belle en montagne où sur la gauche fleurit le martagon

sauvage, fleurit comme nulle part et sur la droite se dresse la campanule raiponce, et où Dianthus Superbus, l'œillet splendide, se dresse non loin de là... langue pas pour toi et pas pour moi- car je le demande, pour qui donc est­ elle conçue, la terre, ce n'est pas pour toi dis-je qu'elle est conçue, et pas pour moi - une langue de toujours, sans Je et sans Toi, rien que Lui, rien que Ça, comprends-tu, Elle simplement, et c'est tout2• Langue du neutre.

Il se trouve donc pour Celan que le poème se situe précisément à ce niveau pré-syntaxique et pré-logique (comme cela est, certes, de rigueur aujourd'hui!), mais aussi pré-dévoilant : au moment du pur toucher, du pur contact, du saisissement, du serrement, qui est, peut-être, une façon de donner jusqu'à la main qui donne. Langage de la proximité pour la proximité, plus ancien que celui de la vérité de l'être - que probablement il porte et supporte-, le premier des langages, réponse précédant la question, responsabilité pour le prochain, rendant possible, par son pour l'autre toute la merveille du donner. Le poèrrie va d'une traite au-devant de cet autre qu'il suppose à même d'être rejoint, dégagé - délivré - vacant, peut-être... Autour de cette proposition du Méridien3 se bâtit un texte où Celan livre ce qu'il perçoit de son acte poétique. Texte elliptique, allusif, s'interrompant sans cesse pour laisser passer dans les interruptions son autre voix, comme si deux ou plusieurs discours se superpo­ saient, avec une étrange cohérence qui n'est pas celle

50

d'un dialogue, mais ourdie selon un contrepoint qui constitue - malgré leur unité mélodique immédiate le tissu de ses poèmes. Mais les formules vibrantes du Méridien demandent interprétation. Le poème va vers l'autre. Il espère le rejoindre délivré et vacant. L'œuvre solitaire du poète ciselant la matière précieuse des mots4 est l'acte de débusquer un vis-à­ vis. Le poème devient dialogue, il est souvent dialogue

éperdu5 , • • . rencontres, chemin d'une voix vers un toi vigilant6- les catégories de Buber ! Seraient-elles préfé­

rées à tant de géniale exégèse descendant souverainement sur Holderlin, Trakl et Rilke du mystérieux Schwarzwald pour montrer la poésie ouvrant le monde, et le lieu entre terre et ciel ? Seraient-elles préférées à l'arrimage des structures dans l'espace intersidéral de !'Objectivité dont, à Paris, les poètes se sentent tout juste l'hésitation, la bonne ou la mauvaise chance de s'arrimer, mais appar­ tenant, eux, de tout leur être à l'objectivité de ces structures? Poétiques d'avant-garde où le poète n'a pas de destin personnel. Buber leur est préféré, sans aucun doute. Le personnel sera la poésie du poème : ... le poème

parle ! De la date qui est la sienne... de la circonstance unique qui proprement le concerne7 • Le personnel : de

moi à l'autre. Mais la méditation haletante de Paul Celan - osant citer Malebranche d'après un texte de Walter Benjamin sur Kafka et Pascal, d'après Léon Chestov n'obéit à aucune norme. Il faut l'écouter de plus près : le poème qui parlait de moi parle de ce qui concerne un autre; un tout autre; déjà il parle avec un autre, avec un autre qui même serait proche, qui serait tout proche, il va d'une traite au-devant de cet autre8 , déjà nous sommes loin dehors, déjà dans la clarté de l'utopie9... La poésie

nous devance, brûle nos étapesio.

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du discours, bien maladroite insertion dans la fameuse

langue qui parle, dans le fameux die Sprache spricht, entrée de mendiant dans la demeure de l'être.

Il se trouve que Paul Celan - que Heidegger a su cependant célébrer au cours de l'un de ses séjours en Allemagne 1 - nous dit le peu de compréhension qu'il a pour une certaine langue qui instaure le monde dans l'être, signifiante comme l'éclat de la physis des présocra­ tiques ; puisque Celan compare à une langue une route si belle en montagne où sur la gauche fleurit le martagon

sauvage, fleurit comme nulle part et sur la droite se dresse la campanule raiponce, et où Dianthus Superbus, l'œillet splendide, se dresse non loin de là... langue pas pour toi et pas pour moi- car je le demande, pour qui donc est­ elle conçue, la terre, ce n'est pas pour toi dis-je qu'elle est conçue, et pas pour moi - une langue de toujours, sans Je et sans Toi, rien que Lui, rien que Ça, comprends-tu, Elle simplement, et c'est tout2• Langue du neutre.

Il se trouve donc pour Celan que le poème se situe précisément à ce niveau pré-syntaxique et pré-logique (comme cela est, certes, de rigueur aujourd'hui!), mais aussi pré-dévoilant : au moment du pur toucher, du pur contact, du saisissement, du serrement, qui est, peut-être, une façon de donner jusqu'à la main qui donne. Langage de la proximité pour la proximité, plus ancien que celui de la vérité de l'être - que probablement il porte et supporte-, le premier des langages, réponse précédant la question, responsabilité pour le prochain, rendant possible, par son pour l'autre toute la merveille du donner. Le poèrrie va d'une traite au-devant de cet autre qu'il suppose à même d'être rejoint, dégagé - délivré - vacant, peut-être... Autour de cette proposition du Méridien3 se bâtit un texte où Celan livre ce qu'il perçoit de son acte poétique. Texte elliptique, allusif, s'interrompant sans cesse pour laisser passer dans les interruptions son autre voix, comme si deux ou plusieurs discours se superpo­ saient, avec une étrange cohérence qui n'est pas celle

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d'un dialogue, mais ourdie selon un contrepoint qui constitue - malgré leur unité mélodique immédiate le tissu de ses poèmes. Mais les formules vibrantes du Méridien demandent interprétation. Le poème va vers l'autre. Il espère le rejoindre délivré et vacant. L'œuvre solitaire du poète ciselant la matière précieuse des mots4 est l'acte de débusquer un vis-à­ vis. Le poème devient dialogue, il est souvent dialogue

éperdu5 , • • . rencontres, chemin d'une voix vers un toi vigilant6- les catégories de Buber ! Seraient-elles préfé­

rées à tant de géniale exégèse descendant souverainement sur Holderlin, Trakl et Rilke du mystérieux Schwarzwald pour montrer la poésie ouvrant le monde, et le lieu entre terre et ciel ? Seraient-elles préférées à l'arrimage des structures dans l'espace intersidéral de !'Objectivité dont, à Paris, les poètes se sentent tout juste l'hésitation, la bonne ou la mauvaise chance de s'arrimer, mais appar­ tenant, eux, de tout leur être à l'objectivité de ces structures? Poétiques d'avant-garde où le poète n'a pas de destin personnel. Buber leur est préféré, sans aucun doute. Le personnel sera la poésie du poème : ... le poème

parle ! De la date qui est la sienne... de la circonstance unique qui proprement le concerne7 • Le personnel : de

moi à l'autre. Mais la méditation haletante de Paul Celan - osant citer Malebranche d'après un texte de Walter Benjamin sur Kafka et Pascal, d'après Léon Chestov n'obéit à aucune norme. Il faut l'écouter de plus près : le poème qui parlait de moi parle de ce qui concerne un autre; un tout autre; déjà il parle avec un autre, avec un autre qui même serait proche, qui serait tout proche, il va d'une traite au-devant de cet autre8 , déjà nous sommes loin dehors, déjà dans la clarté de l'utopie9... La poésie

nous devance, brûle nos étapesio.

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La transcendance

Le mouvement ainsi décrit va du lieu vers le non-lieu d'ici vers l'utopie. Qu'il y ait dans l'essai de Celan sur le poème une tentative de penser la transcendance �s! évident••. La poésie - conversion en infini de la mortal1te pure et la lettre morte•i. Le paradoxe n'est pas seulement _ dans l'aventure infinie d'une lettre morte ; 11 est dans l'antinomie où se développe le concept même de trans­ cendance - saut par-dessus l'abîme ouvert dans l'être à qui l'identité même du sauteur inflige un démenti. Ne . faut-il pas mourir pour transcender contre-nature et me1:11 e contre-être? Ou à la fois sauter et ne pas sauter? A moms que le poème permette au moi de se séparer de lui-même. En termes de Celan : découvrir un lieu où la personne dans le saisissement du moi comme étranger à elle-même se dégage•J. A moins que le poème qui va à l'autre tourné, face à lui - diffère son extase, s'aggrave dans l'e�tre­

_ temps - en termes de Celan, mais �omb1en amb� gus, persiste aux confins de lui-même. A moms que le poeme, pour durer, ajourne son acumen - eri termes de Celan...

se révoque ... se reporte sans relâche, afin de durer d� son Déjà plus à son Tottjours �ncore. Mais pour ce !0�1ours encore, le poète ne conserve pas dans le passage a l autre

sa souveraineté orgueilleuse de créateur. En termes de Celan : le poète parle dans l'angle d'inclinaison de son existence, dans l'angle d'inclinaison où créature s'énonce... qui le trace (qui trace le poème) se révèle à lui dédi� 14 • _

Singulière dé-substantiation du Moi ! Se faire to�t ent�er _ signe, c'est peut-être cela 15• Trêve de gloneuses s1mag�e�s de créateur! Qu'on nous laisse tranquille avec le po1em et autres balivernes écrit encore Celan à Hans Bender. Signe fait à l'autre, poignée de main, dir� sans dit . importants par leur inclinaison, par leur mterpellation plutôt que par leur message ; importants par leur atten­ tion! Attention, comme pure prière de l'âme dont parle Malebranche avec tant d'imprévues sonorités sous la

52

plume de Walter Benjamin : réceptivité extrême, mais extrême donation ; attention - mode de conscience sans distraction, c'est-à-dire sans pouvoir d'évasion par d'obs­ curs souterrains ; pleine lumière projetée non pour voir les idées, mais pour interdire la dérobade ; sens premier de l'insomnie qu'est la conscience - rectitude de la responsabilité avant tout apparoir de formes, d'images, de choses. Les choses apparaîtront certes - le dit de ce dire poétique mais dans le mouvement qui les porte à l'autre, comme figures de ce mouvement. Toute chose, tout être, comme il chemine vers l'autre, sera figure pour le poème, de cet autre... autour de moi qui interpelle et lui donne nom elle peut se rassembler. Le mouvement centrifuge du pour l'autre serait-il l'axe mobile de l'être? ou sa rupture?

ou son sens? Le fait de parler à l'autre - le poème précède toute thématisation; c'est en lui que les qualités se rassemblent en choses; mais le poème laisse ainsi au réel l'altérité que l'imagination pure lui arrache, il concède à l'autre une parcelle de sa vérité; le temps de l'autre16 • Sortie vers l'autre homme, est-ce une sortie? Un pas hors de l'homme - mais se portant dans une sphère dirigée vers l'humain, excentrique11 • Comme si l'humanité

était un genre admettant à l'intérieur de son espace logique - de son extension - une rupture absolue, comme si en allant vers l'autre homme on transcendait l'humain, vers l'utopie. Et comme si l'utopie était non pas le rêve et le lot d'une maudite errance mais la clairière où l'homme se montre : ... clarté de l'utopie... Et l'homme ? et la créature? - En telle clarté 18• Dans la clarté de l'utopie...

Ce dehors insolite n'est pas un autre paysage. Au-delà du simplement étrange de l'art et de l'ouverture sur l'être de l'étant•9 - le poème fait un pas de ·plus; l'étrange, 53

La transcendance

Le mouvement ainsi décrit va du lieu vers le non-lieu d'ici vers l'utopie. Qu'il y ait dans l'essai de Celan sur le poème une tentative de penser la transcendance �s! évident••. La poésie - conversion en infini de la mortal1te pure et la lettre morte•i. Le paradoxe n'est pas seulement _ dans l'aventure infinie d'une lettre morte ; 11 est dans l'antinomie où se développe le concept même de trans­ cendance - saut par-dessus l'abîme ouvert dans l'être à qui l'identité même du sauteur inflige un démenti. Ne . faut-il pas mourir pour transcender contre-nature et me1:11 e contre-être? Ou à la fois sauter et ne pas sauter? A moms que le poème permette au moi de se séparer de lui-même. En termes de Celan : découvrir un lieu où la personne dans le saisissement du moi comme étranger à elle-même se dégage•J. A moins que le poème qui va à l'autre tourné, face à lui - diffère son extase, s'aggrave dans l'e�tre­

_ temps - en termes de Celan, mais �omb1en amb� gus, persiste aux confins de lui-même. A moms que le poeme, pour durer, ajourne son acumen - eri termes de Celan...

se révoque ... se reporte sans relâche, afin de durer d� son Déjà plus à son Tottjours �ncore. Mais pour ce !0�1ours encore, le poète ne conserve pas dans le passage a l autre

sa souveraineté orgueilleuse de créateur. En termes de Celan : le poète parle dans l'angle d'inclinaison de son existence, dans l'angle d'inclinaison où créature s'énonce... qui le trace (qui trace le poème) se révèle à lui dédi� 14 • _

Singulière dé-substantiation du Moi ! Se faire to�t ent�er _ signe, c'est peut-être cela 15• Trêve de gloneuses s1mag�e�s de créateur! Qu'on nous laisse tranquille avec le po1em et autres balivernes écrit encore Celan à Hans Bender. Signe fait à l'autre, poignée de main, dir� sans dit . importants par leur inclinaison, par leur mterpellation plutôt que par leur message ; importants par leur atten­ tion! Attention, comme pure prière de l'âme dont parle Malebranche avec tant d'imprévues sonorités sous la

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plume de Walter Benjamin : réceptivité extrême, mais extrême donation ; attention - mode de conscience sans distraction, c'est-à-dire sans pouvoir d'évasion par d'obs­ curs souterrains ; pleine lumière projetée non pour voir les idées, mais pour interdire la dérobade ; sens premier de l'insomnie qu'est la conscience - rectitude de la responsabilité avant tout apparoir de formes, d'images, de choses. Les choses apparaîtront certes - le dit de ce dire poétique mais dans le mouvement qui les porte à l'autre, comme figures de ce mouvement. Toute chose, tout être, comme il chemine vers l'autre, sera figure pour le poème, de cet autre... autour de moi qui interpelle et lui donne nom elle peut se rassembler. Le mouvement centrifuge du pour l'autre serait-il l'axe mobile de l'être? ou sa rupture?

ou son sens? Le fait de parler à l'autre - le poème précède toute thématisation; c'est en lui que les qualités se rassemblent en choses; mais le poème laisse ainsi au réel l'altérité que l'imagination pure lui arrache, il concède à l'autre une parcelle de sa vérité; le temps de l'autre16 • Sortie vers l'autre homme, est-ce une sortie? Un pas hors de l'homme - mais se portant dans une sphère dirigée vers l'humain, excentrique11 • Comme si l'humanité

était un genre admettant à l'intérieur de son espace logique - de son extension - une rupture absolue, comme si en allant vers l'autre homme on transcendait l'humain, vers l'utopie. Et comme si l'utopie était non pas le rêve et le lot d'une maudite errance mais la clairière où l'homme se montre : ... clarté de l'utopie... Et l'homme ? et la créature? - En telle clarté 18• Dans la clarté de l'utopie...

Ce dehors insolite n'est pas un autre paysage. Au-delà du simplement étrange de l'art et de l'ouverture sur l'être de l'étant•9 - le poème fait un pas de ·plus; l'étrange, 53

c'est l'étranger ou le prochain. Rien n'est plus étrange ni plus étranger que l'autre homme et c'est dans la clart� ·de l'utopie que se montre l'homme. Hors de tout enraci­ nement et de toute domiciliation; apatridie comme authenticité ! Mais la surprise de cette aventure où le moi se dédie à l'autre dans le non-lieu, c'est le retour. Non pas à partir de la réponse de !'interpellé, mais de par la circularité de ce mouvement sans retour, de cette trajectoire parfaite, de ce méridien que, dans sa finalité sans fin, décrit le poème. Comme si en allant vers l'autre, je me rejoignais et m'implantais dans une terre, désormais natale, déchargé de tout le poids de mon identité. Terre natale qui ne doit rien à l'enracinement, rien à la première occupation; terre natale qui ne doit rien à la naissance. Terre natale ou terre promise? Vomit-elle ses habitants quand ils oublient le parcours circulaire qui leur a rendu familière cette terre, et leur errance qui n'était pas pour le dépay­ sement, qui était dé-paganisation? Mais l'habitation justi­ fiée par le mouvement vers l'autre est d'essence juive. Celan ne se réfère pas au judaïsme comme à un particularisme pittoresque ou à un folklore familial. Sans doute la Passion d'Israël sous Hitler - thème des 20 pages de Strette dans Strette, complainte des complaintes, admirablement traçluite par Jean Daive - avait-elle, aux yeux du poète, une signification pour l'humanité tout court, dont le judaïsme est une possibilité - ou une impossibilité - extrême, rupture de la naïveté du héraut, du messager ou du berger de l'être. Déhiscence du monde qui offre n�n pas un séjour, mais, pour passer la nuit, des pierres contre lesquelles frappe le bâton de l'errant se répercutant en langage minéral. Insomnie dans le lit de l'être, impossibilité de se pelotonner pour s'oublier. Expulsion hors de la mondanité du monde, nudité de celui qui emprunte tout ce qu'il possède ; insensibilité à la nature ... car le juif, tu le sais bien, que possède-t-il qui lui

appartienne vraiment, qui ne soit prêté, emprunté, jamais 54

restitué... Nous voici à nouveau dans la Montagne entre le martagon et la campanule raiponce. Deux juifs s'y tiennent ou un seul juif tragiquement deux avec lui­ même. Mais à eux, cousins issus de germains, il manque... des yeux ou, plus exactement, à leurs yeux un voile recouvre !'apparoir de toute image, car le juif et la nature,

cela fait deux de tout temps, même aujourd'hui, même ici... pauvre martagon, pauvre raiponce !... pauvres de vous, vous n'êtes pas debout, vous n'êtes pas en fleur et juillet n'est pas juillet. Et ces montagnes dans leur impo­

sante massivité? Qu'en est-il de ces montagnes dont Hegel disait c'est ainsi avec soumission et liberté? Celan écrit ... la terre s'est plissée dans le haut, s'est plissée une fois

et deux et trois fois et s'est ouverte au milieu, et au milieu il y a de l'eau, et l'eau est verte et le vert est blanc et le blanc vient de plus haut encore, vient des glaciers2o ...

Au-dessus et au-delà, de ce silence et !'insignifiance d'un plissement de terrain dit montagne, et pour inter­ rompre le bruit du bâton frappant la pierre et la réper­ cussion de ce bruit par les rochers, il faut - contre la langue en usage ici - une vraie parole. Pour Celan aussi - dans un monde que Mallarmé cependant n'aurait pu soupçonner - le poème est l'acte spirituel par excellence. Acte, à la fois, inévitable et impossible à cause d'un poème absolu qui n'existe pas. Le poème absolu ne dit pas le sens de l'être, il n'est pas une variation sur le dichterisch wohnet der Mensch auf dieser Erde de Holderlin. Il dit la défection de toute dimension, il va vers l'utopie, sur l'impossible chemin de l'lmpos­ sible21. Plus et moins que l'être. Le poème absolu - non certes, il n'existe pas, il ne peut exister22 . Celan évoquerait­ il l'idéalité de l'irréalisable? Parole gratuite et facile qu'il est difficile de lui prêter. Ne suggère-t-il pas plutôt une modalité autre que celles qui se logent entre les limites de l'être et du non-être ? Ne suggère-t-il pas la poésie elle55

c'est l'étranger ou le prochain. Rien n'est plus étrange ni plus étranger que l'autre homme et c'est dans la clart� ·de l'utopie que se montre l'homme. Hors de tout enraci­ nement et de toute domiciliation; apatridie comme authenticité ! Mais la surprise de cette aventure où le moi se dédie à l'autre dans le non-lieu, c'est le retour. Non pas à partir de la réponse de !'interpellé, mais de par la circularité de ce mouvement sans retour, de cette trajectoire parfaite, de ce méridien que, dans sa finalité sans fin, décrit le poème. Comme si en allant vers l'autre, je me rejoignais et m'implantais dans une terre, désormais natale, déchargé de tout le poids de mon identité. Terre natale qui ne doit rien à l'enracinement, rien à la première occupation; terre natale qui ne doit rien à la naissance. Terre natale ou terre promise? Vomit-elle ses habitants quand ils oublient le parcours circulaire qui leur a rendu familière cette terre, et leur errance qui n'était pas pour le dépay­ sement, qui était dé-paganisation? Mais l'habitation justi­ fiée par le mouvement vers l'autre est d'essence juive. Celan ne se réfère pas au judaïsme comme à un particularisme pittoresque ou à un folklore familial. Sans doute la Passion d'Israël sous Hitler - thème des 20 pages de Strette dans Strette, complainte des complaintes, admirablement traçluite par Jean Daive - avait-elle, aux yeux du poète, une signification pour l'humanité tout court, dont le judaïsme est une possibilité - ou une impossibilité - extrême, rupture de la naïveté du héraut, du messager ou du berger de l'être. Déhiscence du monde qui offre n�n pas un séjour, mais, pour passer la nuit, des pierres contre lesquelles frappe le bâton de l'errant se répercutant en langage minéral. Insomnie dans le lit de l'être, impossibilité de se pelotonner pour s'oublier. Expulsion hors de la mondanité du monde, nudité de celui qui emprunte tout ce qu'il possède ; insensibilité à la nature ... car le juif, tu le sais bien, que possède-t-il qui lui

appartienne vraiment, qui ne soit prêté, emprunté, jamais 54

restitué... Nous voici à nouveau dans la Montagne entre le martagon et la campanule raiponce. Deux juifs s'y tiennent ou un seul juif tragiquement deux avec lui­ même. Mais à eux, cousins issus de germains, il manque... des yeux ou, plus exactement, à leurs yeux un voile recouvre !'apparoir de toute image, car le juif et la nature,

cela fait deux de tout temps, même aujourd'hui, même ici... pauvre martagon, pauvre raiponce !... pauvres de vous, vous n'êtes pas debout, vous n'êtes pas en fleur et juillet n'est pas juillet. Et ces montagnes dans leur impo­

sante massivité? Qu'en est-il de ces montagnes dont Hegel disait c'est ainsi avec soumission et liberté? Celan écrit ... la terre s'est plissée dans le haut, s'est plissée une fois

et deux et trois fois et s'est ouverte au milieu, et au milieu il y a de l'eau, et l'eau est verte et le vert est blanc et le blanc vient de plus haut encore, vient des glaciers2o ...

Au-dessus et au-delà, de ce silence et !'insignifiance d'un plissement de terrain dit montagne, et pour inter­ rompre le bruit du bâton frappant la pierre et la réper­ cussion de ce bruit par les rochers, il faut - contre la langue en usage ici - une vraie parole. Pour Celan aussi - dans un monde que Mallarmé cependant n'aurait pu soupçonner - le poème est l'acte spirituel par excellence. Acte, à la fois, inévitable et impossible à cause d'un poème absolu qui n'existe pas. Le poème absolu ne dit pas le sens de l'être, il n'est pas une variation sur le dichterisch wohnet der Mensch auf dieser Erde de Holderlin. Il dit la défection de toute dimension, il va vers l'utopie, sur l'impossible chemin de l'lmpos­ sible21. Plus et moins que l'être. Le poème absolu - non certes, il n'existe pas, il ne peut exister22 . Celan évoquerait­ il l'idéalité de l'irréalisable? Parole gratuite et facile qu'il est difficile de lui prêter. Ne suggère-t-il pas plutôt une modalité autre que celles qui se logent entre les limites de l'être et du non-être ? Ne suggère-t-il pas la poésie elle55

même comme une modalité inouïe de l'autreme� t qu'être ? _ . Le Méridien - à l'instar de la parole, immaterrel, mais

terrestren. A partir de tout poème sans présomption... c� tte interrogation qu'on ne peut éluder, cette présomP_ tton

inouïe24. L'inéludable : l'interruption de l'ordre ludique du beau et du jeu des concepts et du jeu du monde ; l'interrogation de l'Autre, recherche de l'Autre. Recherche se dédiant en poème à l'autre : un cha�t � onte dan s le _ donner dans l'un-pour-l'autre, dans la signifiance meme de la signification. Signification plus ancienne que ( 'on­ tologie et la pensée de l'être et que supposent sav01r et désir, philosophie et libido.

JEANNE DELHOMME PÉNÉLOPE OU LA PENSÉE MODALE Que le savoir vrai soit conformité des idées au réel, sensible au suprasensible ; que, plus originellement, il soit manifestement de l'être, qui se fait pensée et même homme et même histoire, culture ou technique humaines, la vocation de la philosophie passe pour liée à l'être. Mais cette vocation, où s'annonce la libération à l'égard de l'opinion et du dogmatisme, ne se fige-t-elle pas en destin ? Être rédimé au prix d'une allégeance à l'être, n'est-ce pas changer de dogmatisme et de servitude ? Croyance du conformisme et croyance de l'évidence trahiraient la liberté philosophique en se plaçant dans l'obédience de l'histoire et de l'être, de sorte que la philosophie ne se pourrait que comme un éclair - ou un orage - d'in­ croyances ou comme une modalité, toujours inouïe, d'un langage défaisant - dans les intervalles qui séparent les jours - le tissage des ontologies. Le problème s'impose, même si un attachement allant au-delà de l'être pouvait se montrer sans les chaînes de l'histoire, même si cet au-delà pouvait ne pas se condenser trop vite en être comme cela arrive à la sur-nature des théologiens. Si, en effet, la réalité de l'être s'égalant à

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même comme une modalité inouïe de l'autreme� t qu'être ? _ . Le Méridien - à l'instar de la parole, immaterrel, mais

terrestren. A partir de tout poème sans présomption... c� tte interrogation qu'on ne peut éluder, cette présomP_ tton

inouïe24. L'inéludable : l'interruption de l'ordre ludique du beau et du jeu des concepts et du jeu du monde ; l'interrogation de l'Autre, recherche de l'Autre. Recherche se dédiant en poème à l'autre : un cha�t � onte dan s le _ donner dans l'un-pour-l'autre, dans la signifiance meme de la signification. Signification plus ancienne que ( 'on­ tologie et la pensée de l'être et que supposent sav01r et désir, philosophie et libido.

JEANNE DELHOMME PÉNÉLOPE OU LA PENSÉE MODALE Que le savoir vrai soit conformité des idées au réel, sensible au suprasensible ; que, plus originellement, il soit manifestement de l'être, qui se fait pensée et même homme et même histoire, culture ou technique humaines, la vocation de la philosophie passe pour liée à l'être. Mais cette vocation, où s'annonce la libération à l'égard de l'opinion et du dogmatisme, ne se fige-t-elle pas en destin ? Être rédimé au prix d'une allégeance à l'être, n'est-ce pas changer de dogmatisme et de servitude ? Croyance du conformisme et croyance de l'évidence trahiraient la liberté philosophique en se plaçant dans l'obédience de l'histoire et de l'être, de sorte que la philosophie ne se pourrait que comme un éclair - ou un orage - d'in­ croyances ou comme une modalité, toujours inouïe, d'un langage défaisant - dans les intervalles qui séparent les jours - le tissage des ontologies. Le problème s'impose, même si un attachement allant au-delà de l'être pouvait se montrer sans les chaînes de l'histoire, même si cet au-delà pouvait ne pas se condenser trop vite en être comme cela arrive à la sur-nature des théologiens. Si, en effet, la réalité de l'être s'égalant à

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elle-même dans le savoir s'affranchissait sans problèmes de sa pesanteur, rien ne serait franc dans la lourdeur de.s civilisations qui dévoilent et aménagent l'être, da�s l'.ant1que ou permanent rêve de l'évasion, dans le pess1m1sme '. certes, usé, mais qui trouve de nouveaux accents et qui est la part la plus sincère de l'existentialisme, même maintenant qu'il passe de mode. Pour Jeanne Delhomme, la conformité de la pensée à l'être - et même la coïncidence avec le réel encore non fait, dans l'intuition bergsonienne - n'est que la lettre des systèmes. Dans aucun, l'esprit ne se reprend. La philosophie, en esprit et en vérité, se. libère de .la _lettre, de la conformité comme du conformisme et fait eclater l'être massif en une multiplicité de sens où l'intelligence œuvre. « Il n'y a rien à croire. » Philosophie est liberté, aux antipodes de la vie, de la morale, de la science, de l'art de l'histoire. Liberté fière, mais désolée puisqu'elle est ie fait de revenir de tout. Mais revenir de tout n'est pas un mouvement d'humeur, mais précisément le dur travail de la pensée intelligente. Acte d'évasion, �cte exceptionnel puisque paradoxalement, ici, l'ac�omphsse­ ment n'aboutit pas à l'être, mais réalise, si on peut s'exprimer ainsi, le possible; aboutit, non point à la . puissance non actualisée du germe, ni à l'idée abstr�1te, mais à une multiplicité toujours féconde de sens qm se lève dans le sens. Ni la négativité de l'abstraction, ni celle de l'imagination ne sont assez négatives pour en v�nir à cette extrémité. Quant à l'intentionnalité de la conscience qui trouv� ou invente son objet, elle sera�t le dogmatisme même : même par un objet, encore se faisant en elle, elle est supportée comme s'il était tout fait. P�ise en ch�rg: de l'acte conscient par son objet, rencontre ou constitue - ce qui est peut-être le fait originel de l'hi�t?ire -, l'intentionnalité serait précisément la modahte de la pensée subordonnant le possibl� à l'être et, par c��sé­ quent, le sacrifiant comme possible. La pensee de I e�r: . se mue en être de la pensée. Le génitif de l'intentionnahte 58

s � �et?�rne. � �ont!nuité. historique se renoue malgré 1 . 1deahte de I obJet mtent10nnel. Toute attitude de la conscience se renverse en conscience de l'attitude, laquelle se passe dans l'être, fait « des histoires» et !'Histoire. La recherche d'une époché qui, par un côté, ressemble à la réduction phénoménologique de Husserl ne serait donc pas possible dans la conscience ! La polarité de la conscience et de l'être n'expliquerait-elle pas le rôle de l'histoire dans la philosophie occidentale, la définition de l'homme par la compréhension de l'être et l'ultimité du problème ontologique ? Du moins dans la philosophie quand on la considère comme posée ou énoncée en fonction de ses sources et des influences qu'elle exerce ' là où se tisse la tapisserie cohérente de la raison efficace ' continue, historique. Acte d'intelli�e�ce et de génie, la philosophie se joue dans un autre element que la conscience ou selon une autre modalité que l'intentionnalité1 • Cet élément est langage. E :1 termes de durée se dit un dire que l'on prend P?Ur un.disco1:1rs sur la durée, en termes de négativité se dit un dire qm passe pour un discours sur la négativité. Dans le langage, la pensée se pense en termes de ... plutôt que ne s'y pensent les termes ; les termes sont ainsi catégories plutôt que concepts. La manière de la pensée dans le dire - la modalité - est l'événement propre de la pensée et non seulement l'un des attributs que revêtirait une invariable position de l'être. La pensée modale intelligence opposée à la raison qui pose et articule la cohérence sans faille de l'être - est philosophie . Modalité de. négation - mais négativité jamais assez négative, au pomt de ne pas se lier avec l'être, de ne pas « avoir d'histoires» avec lui - la philosophie, c'est la pensée de Platon, d'Aristote, de Descartes, de Spinoza, de Kant, de Hegel, de Bergson. La philosophie c'est aussi leur pensée telle que nous, disciples, nous en réfléchissons les moda-

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elle-même dans le savoir s'affranchissait sans problèmes de sa pesanteur, rien ne serait franc dans la lourdeur de.s civilisations qui dévoilent et aménagent l'être, da�s l'.ant1que ou permanent rêve de l'évasion, dans le pess1m1sme '. certes, usé, mais qui trouve de nouveaux accents et qui est la part la plus sincère de l'existentialisme, même maintenant qu'il passe de mode. Pour Jeanne Delhomme, la conformité de la pensée à l'être - et même la coïncidence avec le réel encore non fait, dans l'intuition bergsonienne - n'est que la lettre des systèmes. Dans aucun, l'esprit ne se reprend. La philosophie, en esprit et en vérité, se. libère de .la _lettre, de la conformité comme du conformisme et fait eclater l'être massif en une multiplicité de sens où l'intelligence œuvre. « Il n'y a rien à croire. » Philosophie est liberté, aux antipodes de la vie, de la morale, de la science, de l'art de l'histoire. Liberté fière, mais désolée puisqu'elle est ie fait de revenir de tout. Mais revenir de tout n'est pas un mouvement d'humeur, mais précisément le dur travail de la pensée intelligente. Acte d'évasion, �cte exceptionnel puisque paradoxalement, ici, l'ac�omphsse­ ment n'aboutit pas à l'être, mais réalise, si on peut s'exprimer ainsi, le possible; aboutit, non point à la . puissance non actualisée du germe, ni à l'idée abstr�1te, mais à une multiplicité toujours féconde de sens qm se lève dans le sens. Ni la négativité de l'abstraction, ni celle de l'imagination ne sont assez négatives pour en v�nir à cette extrémité. Quant à l'intentionnalité de la conscience qui trouv� ou invente son objet, elle sera�t le dogmatisme même : même par un objet, encore se faisant en elle, elle est supportée comme s'il était tout fait. P�ise en ch�rg: de l'acte conscient par son objet, rencontre ou constitue - ce qui est peut-être le fait originel de l'hi�t?ire -, l'intentionnalité serait précisément la modahte de la pensée subordonnant le possibl� à l'être et, par c��sé­ quent, le sacrifiant comme possible. La pensee de I e�r: . se mue en être de la pensée. Le génitif de l'intentionnahte 58

s � �et?�rne. � �ont!nuité. historique se renoue malgré 1 . 1deahte de I obJet mtent10nnel. Toute attitude de la conscience se renverse en conscience de l'attitude, laquelle se passe dans l'être, fait « des histoires» et !'Histoire. La recherche d'une époché qui, par un côté, ressemble à la réduction phénoménologique de Husserl ne serait donc pas possible dans la conscience ! La polarité de la conscience et de l'être n'expliquerait-elle pas le rôle de l'histoire dans la philosophie occidentale, la définition de l'homme par la compréhension de l'être et l'ultimité du problème ontologique ? Du moins dans la philosophie quand on la considère comme posée ou énoncée en fonction de ses sources et des influences qu'elle exerce ' là où se tisse la tapisserie cohérente de la raison efficace ' continue, historique. Acte d'intelli�e�ce et de génie, la philosophie se joue dans un autre element que la conscience ou selon une autre modalité que l'intentionnalité1 • Cet élément est langage. E :1 termes de durée se dit un dire que l'on prend P?Ur un.disco1:1rs sur la durée, en termes de négativité se dit un dire qm passe pour un discours sur la négativité. Dans le langage, la pensée se pense en termes de ... plutôt que ne s'y pensent les termes ; les termes sont ainsi catégories plutôt que concepts. La manière de la pensée dans le dire - la modalité - est l'événement propre de la pensée et non seulement l'un des attributs que revêtirait une invariable position de l'être. La pensée modale intelligence opposée à la raison qui pose et articule la cohérence sans faille de l'être - est philosophie . Modalité de. négation - mais négativité jamais assez négative, au pomt de ne pas se lier avec l'être, de ne pas « avoir d'histoires» avec lui - la philosophie, c'est la pensée de Platon, d'Aristote, de Descartes, de Spinoza, de Kant, de Hegel, de Bergson. La philosophie c'est aussi leur pensée telle que nous, disciples, nous en réfléchissons les moda-

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lités, telle qu'elle se renouvelle en nous, comme si elle n'avait pas d'histoire. « Et ce n'est que lorsque vous m'aurez tous renié, que je reviendrai parmi vous" dit Zarathoustra. Il est évident que, pour Mme Delhomme, Nietzsche appartient aussi à la haute société que nous venons de nommer. Mais l'irruption de l'histoire par la philosophie se produit dans le rapport de la philosophie au philosophe. Ce rapport est pensé par Jeanne Delhomme en termes de concept et non pas en termes de conscience. Le philo­ sophe n'est pas l'individuation de la philosophie en tant que conscience engendrant dans le temps des pensées pensant le monde et soi-même. Dès que la conscience s'arroge une place originelle, reviennent l'histoire, la continuité, l'ontologie. Au de de la« conscience de quelque chose " - à son génitif tournant en genèse - est préféré le de du « concept de quelque chose"• sans que ce de désigne cependant un rapport d'ordre objectif, puisque la pensée modale veut précisément contester la priorité de l'objectif. Le philosophe - idée de l'idée - est la particularisation de la philosophie, qui l'arrache à l'his­ toire des idées (où, certes, en l'abstrayant de sa particu­ larité on peut toujours l'insérer). L'incessant retour de la philosophie au philosophe est la discontinuité même de l'histoire des idées, la négativité - jamais assez négative - s'affranchissant de la possibilité des théses. Il ne suffit pas d'être un moi pour interrompre l'histoire! Bergsonisme extrême en rupture avec le bergsonisme et curieuse convergence avec tout l'antisubjectivisme contemporain, avec toute une épi-phénoménologie du moi où son unicité est inséparable de l'intelligence et du langage. Mais, dans cette séparation entre particularité et psychisme, possibilité de poser en des termes nouveaux le problème du moi dont il ne suffit pas de dire qu'il est source ou centre d'actes psychiques. Il y a, enfin, dans cette particularisation des philosophies, réponse au pro­ blème que pose leur multiplicité depuis qu'on sait que la

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synthèse de toutes les philosophies n'est qu'une philoso­ phie de plus. Le scandale de la multiplicité serait néces­ saire à la philosophie, pensée modale, seule échappatoire à l'histoire. Nous n'en serions donc pas à la fin de la philosophie. Acte spirituel par excellence car il est d'un côté et tout le reste de l'autre, il n'arrive même pas à se trouver une place dans la culture. D'où l'idée d'une spontanéité qui est sans trace et sans retour et que rien n'alourdit. Marcher sans avoir à se retourner sur le chemin parcouru, sans avoir à revenir, se dépenser sans compter et sans avoir à rendre compte, sans s'encombrer de toutes ces choses lourdes qui font une existence rangée - est-ce inconscience du vivant ou par-delà la conscience, intelligence extrême de l'au-del� de l'être? La lucidité ne s'achève+elle pas dans un émerveillement qui ne peut plus se réfléchir et, par là même, dépasse le souci du fondement ? La philosophie serait cette spontanéité, « •.. événement absolu qui ne prend place ou rang dans aucune succession, une rupture non une filiation, un instant sans passé et sans futur ; elle s'impose et se pose sans références et sans antécédent, elle n'entre dans aucun processus, elle ne constitue pas le moment, même privilégié, d'un devenir progressif et croissant parce qu'elle est un concept inédit et un langage neuf... Histoire sans matérialité, succession sans trace, telle est l'histoire des philosophies; apparition sans repré­ sentation, avènement sans postulat de réalité, présent sans passé, telle est une philosophie » (pp. 54-55). La philosophie, en tant que pensée modale, se sépare de l'être si radicalement qu'elle n'y revient même pas en tant que pensant les conditions de sa possibilité. Certes, des formules telles que : l'être lui-même serait un« concept tiré de rien» ou : la « parole n'est pas portée par le réel, mais le porte "• étonnent dans un livre qui s'affranchit et c'est là certainement l'une de ses nouveautés - de la

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lités, telle qu'elle se renouvelle en nous, comme si elle n'avait pas d'histoire. « Et ce n'est que lorsque vous m'aurez tous renié, que je reviendrai parmi vous" dit Zarathoustra. Il est évident que, pour Mme Delhomme, Nietzsche appartient aussi à la haute société que nous venons de nommer. Mais l'irruption de l'histoire par la philosophie se produit dans le rapport de la philosophie au philosophe. Ce rapport est pensé par Jeanne Delhomme en termes de concept et non pas en termes de conscience. Le philo­ sophe n'est pas l'individuation de la philosophie en tant que conscience engendrant dans le temps des pensées pensant le monde et soi-même. Dès que la conscience s'arroge une place originelle, reviennent l'histoire, la continuité, l'ontologie. Au de de la« conscience de quelque chose " - à son génitif tournant en genèse - est préféré le de du « concept de quelque chose"• sans que ce de désigne cependant un rapport d'ordre objectif, puisque la pensée modale veut précisément contester la priorité de l'objectif. Le philosophe - idée de l'idée - est la particularisation de la philosophie, qui l'arrache à l'his­ toire des idées (où, certes, en l'abstrayant de sa particu­ larité on peut toujours l'insérer). L'incessant retour de la philosophie au philosophe est la discontinuité même de l'histoire des idées, la négativité - jamais assez négative - s'affranchissant de la possibilité des théses. Il ne suffit pas d'être un moi pour interrompre l'histoire! Bergsonisme extrême en rupture avec le bergsonisme et curieuse convergence avec tout l'antisubjectivisme contemporain, avec toute une épi-phénoménologie du moi où son unicité est inséparable de l'intelligence et du langage. Mais, dans cette séparation entre particularité et psychisme, possibilité de poser en des termes nouveaux le problème du moi dont il ne suffit pas de dire qu'il est source ou centre d'actes psychiques. Il y a, enfin, dans cette particularisation des philosophies, réponse au pro­ blème que pose leur multiplicité depuis qu'on sait que la

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synthèse de toutes les philosophies n'est qu'une philoso­ phie de plus. Le scandale de la multiplicité serait néces­ saire à la philosophie, pensée modale, seule échappatoire à l'histoire. Nous n'en serions donc pas à la fin de la philosophie. Acte spirituel par excellence car il est d'un côté et tout le reste de l'autre, il n'arrive même pas à se trouver une place dans la culture. D'où l'idée d'une spontanéité qui est sans trace et sans retour et que rien n'alourdit. Marcher sans avoir à se retourner sur le chemin parcouru, sans avoir à revenir, se dépenser sans compter et sans avoir à rendre compte, sans s'encombrer de toutes ces choses lourdes qui font une existence rangée - est-ce inconscience du vivant ou par-delà la conscience, intelligence extrême de l'au-del� de l'être? La lucidité ne s'achève+elle pas dans un émerveillement qui ne peut plus se réfléchir et, par là même, dépasse le souci du fondement ? La philosophie serait cette spontanéité, « •.. événement absolu qui ne prend place ou rang dans aucune succession, une rupture non une filiation, un instant sans passé et sans futur ; elle s'impose et se pose sans références et sans antécédent, elle n'entre dans aucun processus, elle ne constitue pas le moment, même privilégié, d'un devenir progressif et croissant parce qu'elle est un concept inédit et un langage neuf... Histoire sans matérialité, succession sans trace, telle est l'histoire des philosophies; apparition sans repré­ sentation, avènement sans postulat de réalité, présent sans passé, telle est une philosophie » (pp. 54-55). La philosophie, en tant que pensée modale, se sépare de l'être si radicalement qu'elle n'y revient même pas en tant que pensant les conditions de sa possibilité. Certes, des formules telles que : l'être lui-même serait un« concept tiré de rien» ou : la « parole n'est pas portée par le réel, mais le porte "• étonnent dans un livre qui s'affranchit et c'est là certainement l'une de ses nouveautés - de la

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philosophie transcendantale. Mais l'ensemble du propos se veut libre des conditions de l'être comme de l'être lui­ même. La dépendance indirecte à l'égard du possible transcendantal lui pèse autant que le dogmatisme. A l'être et à l'histoire, à l'ordre du jour - tous leurs triomphes sont laissés. A eux ne s'oppose que la négativité d'une interruption, d'une nuit plus lucide que le jour, d'une extra-vagance de l'intelligence à laquelle pensait peut-être Platon en parlant du délire dans le Phèdre. Ou, peut-être, cet interstice où tout est possible - où « tout est permis à la pensée et où rien n'est vrai» (p. 148),_ est-il l'int� r ­ monde où se tiennent les dieux d'Epicure. Eternité artifi­ cielle qui fait penser à celle qui, dans La Condition humaine de Malraux - à qui l'auteur de La Pensée et le Réel avait consacré autrefois un livre -, est toujours parallèle à la Révolution affrontant le Réel. Le « stupé­ fiant» ici est l'intelligence, l'évasion va vers le sens hors l'être, l'absolu est pensé en d'autres termes que l'être et on ne devrait pas pouvoir objecter à cette sortie la finitude des conditions transcendantales de la pensée même qui les quitte. La négativité de la pensée qui se fait langage n'est jamais assez négative et perce l'enceinte de sa finitude. Et certes, ici, ce « n'est jamais assez» est ambigu et peut signifier la percée autant que l'impossibilité de l'interruption. On pense à l'œuvre de Blanchot où l'infini de la négativité est l'incessant retour de l'i/ y a au sein de toute disparition et où le langage poétique - essence du langage - n'est que le remue-ménage de ce retour. Le « rien» sur lequel se penche l'intelligence pour en tirer, notamment, l'être, ne se réfère+il pas déjà à l'être? Peut­ on faire une différence entre le langage poétique et le langage privilégié du philosophe? Au nom de quel cri­ tère ? Si la pensée modale peut s'affranchir du langage thétique qui l'enveloppe et qui sait raconter les ruptures mêmes de la pensée, peut-elle faire taire le murmure de l'i/ y a? Rien n'est d'ailleurs dit dans La Pensée et le Réel 62

sur la différence entre le langage du philosophe et le langage tout court, comme si le secret de la parole ne commençait pas avec « Passez-moi le pain. - Après vous, monsieur! » - « Donnez-moi cinquante centimes de glace. - Quel beau temps! ,.. La notion de pensée modale où, dans l'ordre du savoir, s'esquisse ce divorce entre l'expression et son objet que, dans l'ordre du beau, on appelle poésie pure ou peinture pure - et qui est, au fond, recherche de musicalité, où le savoir retourne à une vibration de l'intelligence, à l'infinie négativité de sa modulation, où elle devient adverbe qui se nomme modalité - nous conduit à quelque chose qu'on pourrait peut-être appeler philoso­ phie non figurative. Mais la pensée modale ne traduit pas simplement un extrême raffinement du parler occidental. Elle entreprend audacieusement de ne plus penser en termes de choses et d'objets. De Hegel à Bergson, substituant devenir et durée à substance, la philosophie moderne, sous diffé­ rentes formes, tendait vers cette désobjectivation ou déréi­ fication du pensé qui, peut-être, exige une désontologisa­ tion et que le Parménide de Platon avait entrevue. La phénoménologie husserlienne semblait la promettre dans la notion d'intentionnalité à Scheler et à Heidegger. Chez Husserl, certes, la croyance objectivante sommeille sous les modalités pratiques et axiologiques de l'intention. Mais l'accession émotionnelle aux valeurs et la compré­ hension non intellectuelle de l'être de l'étant effacent­ elles le dessin - si formel qu'il soit - de l'objectivation? L'être retourne sous la trame inusable de l'intentionnalité où déjà se noue l'histoire. La pensée se montrant non pas comme une thèse, mais comme une manière, ne domine certes pas, mais interrompt l'histoire. Liberté d'évasion! Mais les vrais voyageurs, sont-ce bien ceux qui, selon Baudelaire, partent pour partir? La sortie de l'être, hors la sérieuse et raisonnable balance de l'actif et du passif, l'abandon des libertés, sans 63

philosophie transcendantale. Mais l'ensemble du propos se veut libre des conditions de l'être comme de l'être lui­ même. La dépendance indirecte à l'égard du possible transcendantal lui pèse autant que le dogmatisme. A l'être et à l'histoire, à l'ordre du jour - tous leurs triomphes sont laissés. A eux ne s'oppose que la négativité d'une interruption, d'une nuit plus lucide que le jour, d'une extra-vagance de l'intelligence à laquelle pensait peut-être Platon en parlant du délire dans le Phèdre. Ou, peut-être, cet interstice où tout est possible - où « tout est permis à la pensée et où rien n'est vrai» (p. 148),_ est-il l'int� r ­ monde où se tiennent les dieux d'Epicure. Eternité artifi­ cielle qui fait penser à celle qui, dans La Condition humaine de Malraux - à qui l'auteur de La Pensée et le Réel avait consacré autrefois un livre -, est toujours parallèle à la Révolution affrontant le Réel. Le « stupé­ fiant» ici est l'intelligence, l'évasion va vers le sens hors l'être, l'absolu est pensé en d'autres termes que l'être et on ne devrait pas pouvoir objecter à cette sortie la finitude des conditions transcendantales de la pensée même qui les quitte. La négativité de la pensée qui se fait langage n'est jamais assez négative et perce l'enceinte de sa finitude. Et certes, ici, ce « n'est jamais assez» est ambigu et peut signifier la percée autant que l'impossibilité de l'interruption. On pense à l'œuvre de Blanchot où l'infini de la négativité est l'incessant retour de l'i/ y a au sein de toute disparition et où le langage poétique - essence du langage - n'est que le remue-ménage de ce retour. Le « rien» sur lequel se penche l'intelligence pour en tirer, notamment, l'être, ne se réfère+il pas déjà à l'être? Peut­ on faire une différence entre le langage poétique et le langage privilégié du philosophe? Au nom de quel cri­ tère ? Si la pensée modale peut s'affranchir du langage thétique qui l'enveloppe et qui sait raconter les ruptures mêmes de la pensée, peut-elle faire taire le murmure de l'i/ y a? Rien n'est d'ailleurs dit dans La Pensée et le Réel 62

sur la différence entre le langage du philosophe et le langage tout court, comme si le secret de la parole ne commençait pas avec « Passez-moi le pain. - Après vous, monsieur! » - « Donnez-moi cinquante centimes de glace. - Quel beau temps! ,.. La notion de pensée modale où, dans l'ordre du savoir, s'esquisse ce divorce entre l'expression et son objet que, dans l'ordre du beau, on appelle poésie pure ou peinture pure - et qui est, au fond, recherche de musicalité, où le savoir retourne à une vibration de l'intelligence, à l'infinie négativité de sa modulation, où elle devient adverbe qui se nomme modalité - nous conduit à quelque chose qu'on pourrait peut-être appeler philoso­ phie non figurative. Mais la pensée modale ne traduit pas simplement un extrême raffinement du parler occidental. Elle entreprend audacieusement de ne plus penser en termes de choses et d'objets. De Hegel à Bergson, substituant devenir et durée à substance, la philosophie moderne, sous diffé­ rentes formes, tendait vers cette désobjectivation ou déréi­ fication du pensé qui, peut-être, exige une désontologisa­ tion et que le Parménide de Platon avait entrevue. La phénoménologie husserlienne semblait la promettre dans la notion d'intentionnalité à Scheler et à Heidegger. Chez Husserl, certes, la croyance objectivante sommeille sous les modalités pratiques et axiologiques de l'intention. Mais l'accession émotionnelle aux valeurs et la compré­ hension non intellectuelle de l'être de l'étant effacent­ elles le dessin - si formel qu'il soit - de l'objectivation? L'être retourne sous la trame inusable de l'intentionnalité où déjà se noue l'histoire. La pensée se montrant non pas comme une thèse, mais comme une manière, ne domine certes pas, mais interrompt l'histoire. Liberté d'évasion! Mais les vrais voyageurs, sont-ce bien ceux qui, selon Baudelaire, partent pour partir? La sortie de l'être, hors la sérieuse et raisonnable balance de l'actif et du passif, l'abandon des libertés, sans 63

excédent, ni déficit, entraînant des responsabilités limi­ tées, le refus de la rigoureuse comptabilité de l'histoire pour un entre-temps de gratuité, n'est-elle pas foncière­ ment ambiguë ou énigmatique d'une énigme qui confère à l'entreprise de Jeanne Delhomme une signification dépassant son propre choix? La modalité où se tient sa pensée n'est-elle pas entre une liberté de l'évasion, liberté du jeu, liberté sans responsabilités (que, dans un récent ouvrage2, Eugène Fink voit parmi les conditions du monde) et la gratuité du sacrifice sous les apparences d'une non­ liberté, responsabilité aussi déraisonnable que l'irrespon­ sabilité du jeu, vocation de la créature qui répond au-delà de ses initiatives, c'est-à-dire pour les autres et, par là même, se place en-dehors ou au-delà de l'être? La relation avec autrui ne doit-elle pas se dire en d'autres termes que la négativité de l'autre? Relation où les servitudes et les encombrements de l'histoire résonnent dans une nouvelle modalité, celle de l'éthique transcendant l'ontologie. L'histoire comme figu re ultime de la pensée ne signifie pas seulement sa subordination aux dogmes qui comman­ dent le penseur sans se montrer à lui ; elle est le retour­ nement, par le récit historique, de toute rupture de l'histoire en histoire d'une rupture. La notion d'une pensée modale dont la négativité déchire l'inusable trame de l'intentionnalité porte atteinte au génitif reversible par lequel toute transcendance de l'être vire en être de cette transcendance, où rien n'est assez merveilleux pour empê­ cher que ne se rompe le charme de l'extériorité et qu'il ne se convertisse en histoire d'un charme. Peut-être à l'opposé de ce que dit thétiquement le livre que nous venons de lire, il se libère en lui une modalité ambiguë d'au-delà de l'être : derrière l'être se ferait entendre comme un ricanement de l'irresponsabilité, pour qui la liberté dans l'être n'est pas assez libre; mais au-delà de l'essence irait la bonté de l'illimitée responsa­ bilité, pour qui cette liberté n'est pas assez généreuse.

JACQUES DERRIDA

TOUT AUTREMENT 1 ° C'est aujourd'hui demain L'œuvre de Derrida, coupe-t-elle le développement de la pensée occidentale par une ]igne de démarcation, s�mblable a� k�ntisme qui sépara la philosophie dogma­ . tique du cnt1c1sme? Sommes-nous à nouveau au bout d'u?e _naïveté, d'un dogmatisme insoupçonné qui som­ m�1lla1t au fond de ce que nous prenions pour esprit . cnt1que_? On peut se le demander. L'..Idée, comme achè­ vement d'une série qui commence dans llintuition sans f pouvoir s'y achever, l'Idée dite « au sens kantien du terme», opérerait au sein de l'intuition elle-même : une app�r :nce_ transcendantale génératrice de métaphysique ferait 1llus10n au sein de la présence elle-même qui sans �e�se _viendrait à se manquer. îNouvèlle coupure dans l h1s �oir � de l a _philosophi eJ Ell�en marquerait aussi la _ _ . contmmte. L h1st01re de la philosophie n'est probable­ ment qu'une croissante conscience de la difficulté de penser. ous marchons, en attendant, dans un no man's land, 1 èlans un entre-les-deux qui est incertain même des incer65

excédent, ni déficit, entraînant des responsabilités limi­ tées, le refus de la rigoureuse comptabilité de l'histoire pour un entre-temps de gratuité, n'est-elle pas foncière­ ment ambiguë ou énigmatique d'une énigme qui confère à l'entreprise de Jeanne Delhomme une signification dépassant son propre choix? La modalité où se tient sa pensée n'est-elle pas entre une liberté de l'évasion, liberté du jeu, liberté sans responsabilités (que, dans un récent ouvrage2, Eugène Fink voit parmi les conditions du monde) et la gratuité du sacrifice sous les apparences d'une non­ liberté, responsabilité aussi déraisonnable que l'irrespon­ sabilité du jeu, vocation de la créature qui répond au-delà de ses initiatives, c'est-à-dire pour les autres et, par là même, se place en-dehors ou au-delà de l'être? La relation avec autrui ne doit-elle pas se dire en d'autres termes que la négativité de l'autre? Relation où les servitudes et les encombrements de l'histoire résonnent dans une nouvelle modalité, celle de l'éthique transcendant l'ontologie. L'histoire comme figu re ultime de la pensée ne signifie pas seulement sa subordination aux dogmes qui comman­ dent le penseur sans se montrer à lui ; elle est le retour­ nement, par le récit historique, de toute rupture de l'histoire en histoire d'une rupture. La notion d'une pensée modale dont la négativité déchire l'inusable trame de l'intentionnalité porte atteinte au génitif reversible par lequel toute transcendance de l'être vire en être de cette transcendance, où rien n'est assez merveilleux pour empê­ cher que ne se rompe le charme de l'extériorité et qu'il ne se convertisse en histoire d'un charme. Peut-être à l'opposé de ce que dit thétiquement le livre que nous venons de lire, il se libère en lui une modalité ambiguë d'au-delà de l'être : derrière l'être se ferait entendre comme un ricanement de l'irresponsabilité, pour qui la liberté dans l'être n'est pas assez libre; mais au-delà de l'essence irait la bonté de l'illimitée responsa­ bilité, pour qui cette liberté n'est pas assez généreuse.

JACQUES DERRIDA

TOUT AUTREMENT 1 ° C'est aujourd'hui demain L'œuvre de Derrida, coupe-t-elle le développement de la pensée occidentale par une ]igne de démarcation, s�mblable a� k�ntisme qui sépara la philosophie dogma­ . tique du cnt1c1sme? Sommes-nous à nouveau au bout d'u?e _naïveté, d'un dogmatisme insoupçonné qui som­ m�1lla1t au fond de ce que nous prenions pour esprit . cnt1que_? On peut se le demander. L'..Idée, comme achè­ vement d'une série qui commence dans llintuition sans f pouvoir s'y achever, l'Idée dite « au sens kantien du terme», opérerait au sein de l'intuition elle-même : une app�r :nce_ transcendantale génératrice de métaphysique ferait 1llus10n au sein de la présence elle-même qui sans �e�se _viendrait à se manquer. îNouvèlle coupure dans l h1s �oir � de l a _philosophi eJ Ell�en marquerait aussi la _ _ . contmmte. L h1st01re de la philosophie n'est probable­ ment qu'une croissante conscience de la difficulté de penser. ous marchons, en attendant, dans un no man's land, 1 èlans un entre-les-deux qui est incertain même des incer65

titudes qui, partout, clignotent. Suspension de vérités! Insolite époqu:_!JEn �crivant, chacu� la sent dan� la . mesure, peut-être, ou 11 se surprend a user de notions familières avec un surplus de précautions, alors que la nouvelle critique contesterait le sens de l'imprudence comme la vertu de la prudence. On se rend compte d'un style nouveau de la pensée en lisant ces textes exception­ nellement précis et cependant si étranges. Dans La Voix et le Phénomène qui bouleverse le discours logo-centrique, aucun bout de phrase n'est contingent. Merveilleuse rigueur apprise certes à l'école phénoménologique, dans ,1..'.attenûon extrême prêtée aux gestes discrets de Husserl, aux larges mouvements de Heidegger, mais pratiquée avec un esprit de suite et un art consommé : retourne· ment de la « notion limite » en préalable, du défaut en source, de l'abîme en condition, du discours en lieu, retournement de ces retournements mêmes en destin les concepts épurés de leur résonance ontique, affranchis de l'alternative du vrai et du faux. V,..u départ, tout est en place, auôoutOeeprelques pages où de quelques alinéas, sous l'effet d'une redoutable mise en question, rien n'est plus habitable pour la pensée. C'est là, en dehors de la portée philosophique des propositions, un effet purement littéraire, le frisson nouveau, la poésie de Derrida. Je revois toujours en le lisant l'exode de 1940. L'unité militaire en retraite arrive dans une localité qui ne se doute encore de rien, où les cafés sont ouverts, où les dames sont aux « Nouveautés pour dames», où les coif­ feurs coiffent, les boulangers boulangent, les vicomtes rencontrent d'autres vicomtes et se racontent des histoires de vicomtes, et où tout est déconstruit et désolé.. une heure après, les maisons, fermées ou laissées portes ouvertes, se vident des habitants qu'entraîne un courant de voitures et de piétons à travers les rues restituées à leur « profond jadis » de routes, tracées dans un passé immémorial par les grandes migrations. En ces jours d'entre-temps, un épisode symbolique : quelque part entre 66

Paris et Alençon, un coiffeur à moitié ivre invitait les soldats qui passaient sur la route - les « petits gars » comme il les appelait dans un langage patriotique planant au-dessus des eaux, ou surnageant dans le chaos - à venir se faire raser gratuitement dans son échoppe. Avec ses deux compagnons, il rasait gratis et ce fut aujourd'hui. La procrastination essentielle - la future diffërence - se résorbait dans le présent. Le temps arrivait à sa fin avec la fin ou avec l'intérim de la France. A moins que le coiffeur ne fut aussi délirant que la quatrième forme du délire du Phèdre où, depuis Platon, se tient le discours de la métaphysique occidentale. 2° Le passe-temps Philosophie comme défaite, défection de la présence impossible. La métaphysique occidentale - et probable­ ment toute- notre histoire en Europe - auront été, à travers un appareil conceptuel que Derrida démonte ou déconstruit, l'édification et le préservation de cette pré­ sence : fondation de l'idée même du fondement, fonda­ tion de tous les rapports qui se font expérience, �·est-à· dire manifestation d'étants se rangeant architectonique­ ment sur une base qui les porte, manifestation d'un monde susceptible de se construire ou, comme on dit, de se constituer pour une aperception transcendantale, Pré­ sence du présent, rassemblement et synchronie. Ne rien laisser traîner ! Ne rien laisser perdre ! Garder tout en propre! La sécurité des peuples européens derrière leurs frontières et les murs de leurs maisons, assurés de leur propriété (Eigenheit qui se fait Eigentum), est non pas la condi.lfon sociologique-de-la-pensée métaphysique, mais le projet même d'une telle pensée.fProjet à accomplisse­ ment impossible, toujours différé, avenir messianique comme cette présence en défaut. Dans La Voix et le Phénomène, se dénonce c1 simulacre métaphysique de la 1 • présence, entretenu par la voix qui s'écoute : présence et 67

titudes qui, partout, clignotent. Suspension de vérités! Insolite époqu:_!JEn �crivant, chacu� la sent dan� la . mesure, peut-être, ou 11 se surprend a user de notions familières avec un surplus de précautions, alors que la nouvelle critique contesterait le sens de l'imprudence comme la vertu de la prudence. On se rend compte d'un style nouveau de la pensée en lisant ces textes exception­ nellement précis et cependant si étranges. Dans La Voix et le Phénomène qui bouleverse le discours logo-centrique, aucun bout de phrase n'est contingent. Merveilleuse rigueur apprise certes à l'école phénoménologique, dans ,1..'.attenûon extrême prêtée aux gestes discrets de Husserl, aux larges mouvements de Heidegger, mais pratiquée avec un esprit de suite et un art consommé : retourne· ment de la « notion limite » en préalable, du défaut en source, de l'abîme en condition, du discours en lieu, retournement de ces retournements mêmes en destin les concepts épurés de leur résonance ontique, affranchis de l'alternative du vrai et du faux. V,..u départ, tout est en place, auôoutOeeprelques pages où de quelques alinéas, sous l'effet d'une redoutable mise en question, rien n'est plus habitable pour la pensée. C'est là, en dehors de la portée philosophique des propositions, un effet purement littéraire, le frisson nouveau, la poésie de Derrida. Je revois toujours en le lisant l'exode de 1940. L'unité militaire en retraite arrive dans une localité qui ne se doute encore de rien, où les cafés sont ouverts, où les dames sont aux « Nouveautés pour dames», où les coif­ feurs coiffent, les boulangers boulangent, les vicomtes rencontrent d'autres vicomtes et se racontent des histoires de vicomtes, et où tout est déconstruit et désolé.. une heure après, les maisons, fermées ou laissées portes ouvertes, se vident des habitants qu'entraîne un courant de voitures et de piétons à travers les rues restituées à leur « profond jadis » de routes, tracées dans un passé immémorial par les grandes migrations. En ces jours d'entre-temps, un épisode symbolique : quelque part entre 66

Paris et Alençon, un coiffeur à moitié ivre invitait les soldats qui passaient sur la route - les « petits gars » comme il les appelait dans un langage patriotique planant au-dessus des eaux, ou surnageant dans le chaos - à venir se faire raser gratuitement dans son échoppe. Avec ses deux compagnons, il rasait gratis et ce fut aujourd'hui. La procrastination essentielle - la future diffërence - se résorbait dans le présent. Le temps arrivait à sa fin avec la fin ou avec l'intérim de la France. A moins que le coiffeur ne fut aussi délirant que la quatrième forme du délire du Phèdre où, depuis Platon, se tient le discours de la métaphysique occidentale. 2° Le passe-temps Philosophie comme défaite, défection de la présence impossible. La métaphysique occidentale - et probable­ ment toute- notre histoire en Europe - auront été, à travers un appareil conceptuel que Derrida démonte ou déconstruit, l'édification et le préservation de cette pré­ sence : fondation de l'idée même du fondement, fonda­ tion de tous les rapports qui se font expérience, �·est-à· dire manifestation d'étants se rangeant architectonique­ ment sur une base qui les porte, manifestation d'un monde susceptible de se construire ou, comme on dit, de se constituer pour une aperception transcendantale, Pré­ sence du présent, rassemblement et synchronie. Ne rien laisser traîner ! Ne rien laisser perdre ! Garder tout en propre! La sécurité des peuples européens derrière leurs frontières et les murs de leurs maisons, assurés de leur propriété (Eigenheit qui se fait Eigentum), est non pas la condi.lfon sociologique-de-la-pensée métaphysique, mais le projet même d'une telle pensée.fProjet à accomplisse­ ment impossible, toujours différé, avenir messianique comme cette présence en défaut. Dans La Voix et le Phénomène, se dénonce c1 simulacre métaphysique de la 1 • présence, entretenu par la voix qui s'écoute : présence et 67

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re ou possession unies dans la conscience de soi.J,imula� es, ont1qu raitre !'appa et ion s l'illu t d'avan s mai n, illusio Tout me. fantas en et é réalit d'avant la distinction en me. matérialisme en porte la marque, con:im� tout,�déali� defec la a JUSQU ite t Ca défection de la présence condu à pas n'ont qui s catio signifi x qu'au s 1 tion du vrai ' 1·u · · •- ...:. . ' ' ri-ntuS répondre à la sommation du Sav�ir. �nte-n'e�· Y 1 empo eH�a�s om ou elle -au-rang de-la vérité-étern . � me n�aui:a1 _ t Jama1� c1 h1st cun qu'.au vité el ?� s G!est-là une..r: at-î: l Sa du denve �� � au-?ela pu soupçonner ;l,Déportation ou ente, v l de. i:eux amou t restai �eme qui jl _ du scepticis me ma1s les s'il se sentait incapable-...
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tions prédicatives.1 Discours au cours duquel, en plein ébranlement des a sises de la vérité, contre l'évidence du présent vécu qui semble offrir un ultime refuge à la présence, Derrida -a encore la force de prononcer « est-ce sûr?», comme si rien pouvait être en sécurité à ce moment-là et comme si sécurité ou insécurité devait encore importer. On pourrait être tenté de tirer argument de ce recours au langage logocentrique contre ce langage même, pour contester la dé-construction produite:}-Voie maintes fois suivie par la réfutation du scepticis me, mais où, d'abord terrassé et foulé aux pieds, le scepticis me se relevait pour revenir en enfant légitime de la philosophie Voie que peut-être Derrida lui-même n'a pas toujours dédaignée dans sa polémique. \ - Mais en suivant cette voie on risquerait de passer à côté de la signification que comporte cette inconséquence même. On pas serait à côté de la 'non-simultanéité incom­ pressible du Dit et du Dire, à côté du déboîtement de leur corrélation ; déboîtement minime, mais assez large pour que s'y engouffre le discours sceptique sans s'étrangler par la contradiction entre ce que signifie son dit et ce que signifie le fait même d'énoncer un dit. Comme s i la simultanéité manquait aux deux significations pour que la contradiction brise le nœud où elles s e nouent. Comme si la corrélation du Dire et du Dit était une diachronie de l'inassemblable; comme si la situation du Dire était déjà pour le Dit un « souvenir de rétention», mais sans que le laps des instants du Dire se laissent récupérer dans ce souvenir. La vérité des vérités ne serait donc pas ramassable en un instant, ni en une synthèse où s'arrête le prétendu mouvement de la dialectique. Elle est dans le Dit et dans le Dédit et dans l'Autrement dit - retour, reprise, réduc­ tion : histoire de la philosophie ou son préalable. Est-ce cela que Blanchot nous suggère dans L'attente... L'oubli... en accordant au sujet de la proposition le prédicat,

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re ou possession unies dans la conscience de soi.J,imula� es, ont1qu raitre !'appa et ion s l'illu t d'avan s mai n, illusio Tout me. fantas en et é réalit d'avant la distinction en me. matérialisme en porte la marque, con:im� tout,�déali� defec la a JUSQU ite t Ca défection de la présence condu à pas n'ont qui s catio signifi x qu'au s 1 tion du vrai ' 1·u · · •- ...:. . ' ' ri-ntuS répondre à la sommation du Sav�ir. �nte-n'e�· Y 1 empo eH�a�s om ou elle -au-rang de-la vérité-étern . � me n�aui:a1 _ t Jama1� c1 h1st cun qu'.au vité el ?� s G!est-là une..r: at-î: l Sa du denve �� � au-?ela pu soupçonner ;l,Déportation ou ente, v l de. i:eux amou t restai �eme qui jl _ du scepticis me ma1s les s'il se sentait incapable-...
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tions prédicatives.1 Discours au cours duquel, en plein ébranlement des a sises de la vérité, contre l'évidence du présent vécu qui semble offrir un ultime refuge à la présence, Derrida -a encore la force de prononcer « est-ce sûr?», comme si rien pouvait être en sécurité à ce moment-là et comme si sécurité ou insécurité devait encore importer. On pourrait être tenté de tirer argument de ce recours au langage logocentrique contre ce langage même, pour contester la dé-construction produite:}-Voie maintes fois suivie par la réfutation du scepticis me, mais où, d'abord terrassé et foulé aux pieds, le scepticis me se relevait pour revenir en enfant légitime de la philosophie Voie que peut-être Derrida lui-même n'a pas toujours dédaignée dans sa polémique. \ - Mais en suivant cette voie on risquerait de passer à côté de la signification que comporte cette inconséquence même. On pas serait à côté de la 'non-simultanéité incom­ pressible du Dit et du Dire, à côté du déboîtement de leur corrélation ; déboîtement minime, mais assez large pour que s'y engouffre le discours sceptique sans s'étrangler par la contradiction entre ce que signifie son dit et ce que signifie le fait même d'énoncer un dit. Comme s i la simultanéité manquait aux deux significations pour que la contradiction brise le nœud où elles s e nouent. Comme si la corrélation du Dire et du Dit était une diachronie de l'inassemblable; comme si la situation du Dire était déjà pour le Dit un « souvenir de rétention», mais sans que le laps des instants du Dire se laissent récupérer dans ce souvenir. La vérité des vérités ne serait donc pas ramassable en un instant, ni en une synthèse où s'arrête le prétendu mouvement de la dialectique. Elle est dans le Dit et dans le Dédit et dans l'Autrement dit - retour, reprise, réduc­ tion : histoire de la philosophie ou son préalable. Est-ce cela que Blanchot nous suggère dans L'attente... L'oubli... en accordant au sujet de la proposition le prédicat,

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successivement, sous sa forme affirmative et sous sa forme négative?fElle n'a peut-être pas le style de la dissémina­ tion verbale ; mais elle est du même non-monde, fin des « vérités éternelles »,\dont ni l'empirisme, ni le-relativisme historique n'imagin�nt ni l'agonie, ni les figures que dessinent leurs convulsions. Il n'est donc pas absurde qu'une réflexion rigoureuse laisse entrevoir ces interstices de l'être où se dédit cette réflexion mêmt;')On ne peut rien voir sans thématisation, ou sans les rayons obliques qu'elle renvoie, même quand il s'agit de non-thématisable. Le .chemin vers ces « lieux» sans chemins, sous-sol de nos lieux empiriques, ne s'ouvre pas, en tout cas, dans le vertige que donnent ceux qui - effroyablement avertis et prodigieusement intelligents et plus derridiens que Derrida - interprètent son œuvre extraordinaire à l'aide de tous les mots clefs à la fois, sans avoir ni laisser le temps de retourner à la pensée dont ces mots sont contemporains. 3° Le chiasme

La critique de Derrida qui libère le temps de sa subordination au présent, qui ne prend plus le passé et l'avenir pour des modes, pour des modifications ou pour des modulations de la présence, qui arrête une pensée raisonnant sur des signes comme sur des signifiés, pense jusqu'au bout la critique de l'être par Bergson et la critique de la métaphysique par Kant. Par cette décons­ truction de la présence, le témoignage que la conscience porte sur elle-même perd son privilège cartésien. Faut-il s'excuser de citer ces vieux auteurs? Cela n'empêche pas ce «jusqu'au-boutisme» de mener à l'étrange non-ordre du tiers exclu où se récuse la disjonction du oui et du non, l'impérieuse alternative grâce à laquelle les ordina­ teurs décident de l'univers. On reconnaîtra moins volontiers - et Derrida s'y refusera probablement - que cette critique de l'être dans

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son éternelle présence d'idéalité permet, pour la première fois dans l'histoire de l'Occident, de penser l'être de la créature, sans recourir au récit ontique d'une opération divine, sans traiter, d'entrée de jeu, l'«être » de la créature comme un étant, sans mettre en action des concepts négatifs et empiriques comme ceux de la contingence ou de la « génération et de la corruption», aussi ontiques que celui de l'incorruptibilité du Tout. Pour la première fois, le « moins être » de la créature est montré dans sa verbalité de verbe. Il est vrai que, pour éviter le retour de la métaphysique de la présence dans cette pensée, il fait chercher au concept opératoire du signe qui supplée à la présence en faillite une autre référence que la faillite . de cette présence, et un autre lieu que le Dit du langage - oral ou écrit - ; un autre lieu que la langue qui, tout entière à la disposition du locuteur, feint la synchronie elle-même, la ·présence par excellence d'un système de signes que toute simultanéité empirique déjà présuppose. Mais chercher à dire ce manquement de la présence à soi positivement, n'est-ce pas encore une façon de revenir à la présence avec laquelle la positivité se confond? Dire que ce manquement est encore de l'être, c'est tourner dans le cercle de l'être et du néant - concepts ultimes mais de même degré - et ne conserver à l'être que le goût du malheur. Il est sans doute plus sûr que le bonheur espéré, lequel - par-delà les plaisirs et les ivresses - est l'impossible plénitude de la présence. Mais l'ontologie est-elle sans issue? Que le langage soit greffé sur la différence la plus invisible du temps, que son dire soit déboîté de son dit, que la corrélation ne soit pas rigoureuse (rompant déjà l'unité de l'aperception et, par conséquent, déjà les pos­ sibilités de l'expérience), situe certainement le langage à part de tout l'empirique qui s'épuise en présence et en défait de présence. Il faut certes un jour retrouver, à partir du Dire et de sa propre signification, sa corrélation avec le Dit - et cela n'est pas impossible. Mais le Dire 71

successivement, sous sa forme affirmative et sous sa forme négative?fElle n'a peut-être pas le style de la dissémina­ tion verbale ; mais elle est du même non-monde, fin des « vérités éternelles »,\dont ni l'empirisme, ni le-relativisme historique n'imagin�nt ni l'agonie, ni les figures que dessinent leurs convulsions. Il n'est donc pas absurde qu'une réflexion rigoureuse laisse entrevoir ces interstices de l'être où se dédit cette réflexion mêmt;')On ne peut rien voir sans thématisation, ou sans les rayons obliques qu'elle renvoie, même quand il s'agit de non-thématisable. Le .chemin vers ces « lieux» sans chemins, sous-sol de nos lieux empiriques, ne s'ouvre pas, en tout cas, dans le vertige que donnent ceux qui - effroyablement avertis et prodigieusement intelligents et plus derridiens que Derrida - interprètent son œuvre extraordinaire à l'aide de tous les mots clefs à la fois, sans avoir ni laisser le temps de retourner à la pensée dont ces mots sont contemporains. 3° Le chiasme

La critique de Derrida qui libère le temps de sa subordination au présent, qui ne prend plus le passé et l'avenir pour des modes, pour des modifications ou pour des modulations de la présence, qui arrête une pensée raisonnant sur des signes comme sur des signifiés, pense jusqu'au bout la critique de l'être par Bergson et la critique de la métaphysique par Kant. Par cette décons­ truction de la présence, le témoignage que la conscience porte sur elle-même perd son privilège cartésien. Faut-il s'excuser de citer ces vieux auteurs? Cela n'empêche pas ce «jusqu'au-boutisme» de mener à l'étrange non-ordre du tiers exclu où se récuse la disjonction du oui et du non, l'impérieuse alternative grâce à laquelle les ordina­ teurs décident de l'univers. On reconnaîtra moins volontiers - et Derrida s'y refusera probablement - que cette critique de l'être dans

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son éternelle présence d'idéalité permet, pour la première fois dans l'histoire de l'Occident, de penser l'être de la créature, sans recourir au récit ontique d'une opération divine, sans traiter, d'entrée de jeu, l'«être » de la créature comme un étant, sans mettre en action des concepts négatifs et empiriques comme ceux de la contingence ou de la « génération et de la corruption», aussi ontiques que celui de l'incorruptibilité du Tout. Pour la première fois, le « moins être » de la créature est montré dans sa verbalité de verbe. Il est vrai que, pour éviter le retour de la métaphysique de la présence dans cette pensée, il fait chercher au concept opératoire du signe qui supplée à la présence en faillite une autre référence que la faillite . de cette présence, et un autre lieu que le Dit du langage - oral ou écrit - ; un autre lieu que la langue qui, tout entière à la disposition du locuteur, feint la synchronie elle-même, la ·présence par excellence d'un système de signes que toute simultanéité empirique déjà présuppose. Mais chercher à dire ce manquement de la présence à soi positivement, n'est-ce pas encore une façon de revenir à la présence avec laquelle la positivité se confond? Dire que ce manquement est encore de l'être, c'est tourner dans le cercle de l'être et du néant - concepts ultimes mais de même degré - et ne conserver à l'être que le goût du malheur. Il est sans doute plus sûr que le bonheur espéré, lequel - par-delà les plaisirs et les ivresses - est l'impossible plénitude de la présence. Mais l'ontologie est-elle sans issue? Que le langage soit greffé sur la différence la plus invisible du temps, que son dire soit déboîté de son dit, que la corrélation ne soit pas rigoureuse (rompant déjà l'unité de l'aperception et, par conséquent, déjà les pos­ sibilités de l'expérience), situe certainement le langage à part de tout l'empirique qui s'épuise en présence et en défait de présence. Il faut certes un jour retrouver, à partir du Dire et de sa propre signification, sa corrélation avec le Dit - et cela n'est pas impossible. Mais le Dire 71

ne s'épuise pas en ce Dit et le signe n'a pas poussé sur la terre de l'ontologie du Dit pour en recevoir sa paradoxale structure de relation (qui étonnait Platon jusqu'à le pousser au parricide) et pour suppléer à une présence se dérobant à elle-même. Le signe, comme le Dire, est l'événement extra-ordinaire -- à contre-courant de la 1 présence - d'exposition à autrui, de la sujétion à autrui, c'est-à-dire l'événement de la subjectivité. Il est l'un-pour­ ! 'autre. Il est la signification qui ne s'épuise pas en simple absence d'intuition et de présence. Nous demandons d'où vient le signe dont est faite la présence qui manque à elle-même ou la diachronie inassemblable dont est faite la créaturialité ? Il ne commence pas (s'il commence, s'il n'est pas de fond en comble an-archie) comme dit. Substitution, suppléance, l'un-pour-l'autre, n'est-il pas, dans sa décisive suspension du pour soi, le\pour-l'autre de ma responsabilité pour autrui?!La différence entre le Même et l'Autre est la non-indifférence pour l'autre de la fraternité. Ce qui à l'analyse déconstructrice apparaît avec vérité comme manquement à soi est non pas le surplus - ce serait encore une promesse de bonheur et un résidu d'ontologie - mais le mieux de la proximité, une excel­ lence, une élévation, l'éthique d'avant l'être ou le Bien au-delà de l'Être, pour citer encore un vieil auteur. La présence du présent que· Descartes découvrait dans le cogito, sans se douter de !'in-conscient qui le rongeait lui claquait aussitôt entre les doigts avec l'idée de Dieu qu'elle ne pouvait contenir. Nous n'allons pas prolonger la trajectoire d'une pensëe du côté opposé à celui où son verbe se dissémine. La ridicule ambition• d'« améliorer " n �rai philosophe n'est _ ë certes pas dans notre dessein. Le croiser sur son chemm est déjà très bon et c'est probableinent la modalité même de la rencontre en philosophie. En soulignant l'impor­ tance primordiale des questions posées par Derrida, nous avons voulu dire le plaisir d.:un contact au cœur d'un chiasme.

r--

L

EDMOND JABÈS

EDMOND JABF.S AUJOURD'HUI

Réponse à deux questions posées par Les Nouveaux

Cahiers

1 .. Dans la production littéraire actuelle, quelle place attribuez-vous à l'œuvre d'Edmond Jabès ?

2. Comment la définissez-vous particulièrement sans t ?u �ef o_is �n limiter le champ, par rapport à sa référ�nce à l e �1l, a l e'."'ance, et par conséquent à la condition juive ._ qui s 1dent1fie pour l'auteur avec celle de l'écriture et de /'écrivain ? 1• Est-il s�r qu'un vrai poète occupe une place? N'est­ . Il pas ce �u�, au sens éminent du terme, perd sa place, _ cesse prec1sement l'occupation et, ainsi, est l'ouverture m·me de l'espace dont ni la transparence, ni le vide pas plus que la nuit et les volumes des êtres - ne mont�ent enc�re le sans-fond ou l'ex-cellence, le ciel qui en lui est possible, sa « caelumnité » ou sa « cétestité », si 73

ne s'épuise pas en ce Dit et le signe n'a pas poussé sur la terre de l'ontologie du Dit pour en recevoir sa paradoxale structure de relation (qui étonnait Platon jusqu'à le pousser au parricide) et pour suppléer à une présence se dérobant à elle-même. Le signe, comme le Dire, est l'événement extra-ordinaire -- à contre-courant de la 1 présence - d'exposition à autrui, de la sujétion à autrui, c'est-à-dire l'événement de la subjectivité. Il est l'un-pour­ ! 'autre. Il est la signification qui ne s'épuise pas en simple absence d'intuition et de présence. Nous demandons d'où vient le signe dont est faite la présence qui manque à elle-même ou la diachronie inassemblable dont est faite la créaturialité ? Il ne commence pas (s'il commence, s'il n'est pas de fond en comble an-archie) comme dit. Substitution, suppléance, l'un-pour-l'autre, n'est-il pas, dans sa décisive suspension du pour soi, le\pour-l'autre de ma responsabilité pour autrui?!La différence entre le Même et l'Autre est la non-indifférence pour l'autre de la fraternité. Ce qui à l'analyse déconstructrice apparaît avec vérité comme manquement à soi est non pas le surplus - ce serait encore une promesse de bonheur et un résidu d'ontologie - mais le mieux de la proximité, une excel­ lence, une élévation, l'éthique d'avant l'être ou le Bien au-delà de l'Être, pour citer encore un vieil auteur. La présence du présent que· Descartes découvrait dans le cogito, sans se douter de !'in-conscient qui le rongeait lui claquait aussitôt entre les doigts avec l'idée de Dieu qu'elle ne pouvait contenir. Nous n'allons pas prolonger la trajectoire d'une pensëe du côté opposé à celui où son verbe se dissémine. La ridicule ambition• d'« améliorer " n �rai philosophe n'est _ ë certes pas dans notre dessein. Le croiser sur son chemm est déjà très bon et c'est probableinent la modalité même de la rencontre en philosophie. En soulignant l'impor­ tance primordiale des questions posées par Derrida, nous avons voulu dire le plaisir d.:un contact au cœur d'un chiasme.

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EDMOND JABÈS

EDMOND JABF.S AUJOURD'HUI

Réponse à deux questions posées par Les Nouveaux

Cahiers

1 .. Dans la production littéraire actuelle, quelle place attribuez-vous à l'œuvre d'Edmond Jabès ?

2. Comment la définissez-vous particulièrement sans t ?u �ef o_is �n limiter le champ, par rapport à sa référ�nce à l e �1l, a l e'."'ance, et par conséquent à la condition juive ._ qui s 1dent1fie pour l'auteur avec celle de l'écriture et de /'écrivain ? 1• Est-il s�r qu'un vrai poète occupe une place? N'est­ . Il pas ce �u�, au sens éminent du terme, perd sa place, _ cesse prec1sement l'occupation et, ainsi, est l'ouverture m·me de l'espace dont ni la transparence, ni le vide pas plus que la nuit et les volumes des êtres - ne mont�ent enc�re le sans-fond ou l'ex-cellence, le ciel qui en lui est possible, sa « caelumnité » ou sa « cétestité », si 73

on peut utiliser de tels néologismes? S� ns-fon� o� �au­ teur - « abîme le plus haut » selon Jabes - ou s abime toute intériorité se fendant à l'air, plus extérieur que l'extériorité, jusqu'au noyau; comme si la respiration simplement humaine n'était déjà plus que halètement, comme si le dire poétique surmontait cet essoufflement jusqu'à la respiration enfin profonde, jusqu'à l'.inspi�at!on qui est la déclaustration de toutes choses, la denucleat10n de l'être - ou sa transcendance - à laquelle ne manque plus que le prochain. « Je ne suis que parole, dit Jabès. Il me faut un visage. » Que cette ouverture se produise dans les propositions de Jabès conservant leur décence syntaxique et comme débouchant les mots, non pas pour qu'ils dégagent quelque signification secrète mais pour que, subissant une fission, ils se décomposent dans leur sens et leurs lettres et dégagent le non-lieu d'un espace absolument non protégé, une sorte de champ intra-nucléaire sans images, sans mirages, sans prestiges et sans foyers imaginaires d'une étendue pour dioptrique, mais champ assiégé par Dieu voilà qui m'inciterait à dire que l'œuvre de Jabès n'occupe aucune place. Et, pour ma part, je me tiens devant ses textes, en oubliant qu'il a l'écriture même pour thème de son écriture (si toutefois le lieu sûr d'un thème peut encore être garanti à quoi que ce soit dans une telle écriture); j'oublie que Jabès a sa part dans le monde et les modes des lettres modernes. 2° Cette ouverture de l'espace - ouverture au super­ latif - se. pro-duisant en guise de subjectivité inspi�ée (inspirée au point d'énoncer son dire comme une cita­ tion : soit entre guillemets, soit précédé ou interrompu par un « il disait » ou un « disait-il ») fait surgir le mot Dieu entendu comme le mot « œil » ou écrit comme « d'y�ux "· - Sais-tu, dit-il, que le point final du livre est un œil, qu'il est sans paupière? - Ce n'est pas, dans cette ouverture, un recours à un vieux mot obscur de

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bien-pensants, mais une prononc1at1on - d'avant tout commencement mémorable - où Dieu s'entend. Dé­ claustration comme livraison à un Œil sans paupière, mais dans le « Désir d'être vu » où à Jabès s'impose aussi le mot Loi : exposition, sans défenses, à une attention dont l'hyperbole est exigence; n'est-ce pas cela l'attention « sans sommeil » du « gardien d'Israël » ? C'est là, en tout cas, le moment juif de l'œuvre de Jabès; je veux dire son moment humain. Faut-il citer le psaume 139 résumé dans le Talmud par l'étrange symbole d'Adam créé avec deux visages : d'une tête - toute visage - sans arrière-plan, sans ombre pour arrière-pensée ou réserve mentale, sans rupture possible avec ce Dieu, même par le choix du Mal? Judaïsme de l'errance, de l'exil chez Jabès? Exégèse de tel ou tel autre point de la tradition juive parvenue jusqu'à lui? Soit. Ce sont des thèmes. Ils font le bonheur de poètes mineurs. Chez Jabès, ils tournent encore dans le vertige qui vient de ce qu'il appelle « le lieu vertigineux du livre».

on peut utiliser de tels néologismes? S� ns-fon� o� �au­ teur - « abîme le plus haut » selon Jabes - ou s abime toute intériorité se fendant à l'air, plus extérieur que l'extériorité, jusqu'au noyau; comme si la respiration simplement humaine n'était déjà plus que halètement, comme si le dire poétique surmontait cet essoufflement jusqu'à la respiration enfin profonde, jusqu'à l'.inspi�at!on qui est la déclaustration de toutes choses, la denucleat10n de l'être - ou sa transcendance - à laquelle ne manque plus que le prochain. « Je ne suis que parole, dit Jabès. Il me faut un visage. » Que cette ouverture se produise dans les propositions de Jabès conservant leur décence syntaxique et comme débouchant les mots, non pas pour qu'ils dégagent quelque signification secrète mais pour que, subissant une fission, ils se décomposent dans leur sens et leurs lettres et dégagent le non-lieu d'un espace absolument non protégé, une sorte de champ intra-nucléaire sans images, sans mirages, sans prestiges et sans foyers imaginaires d'une étendue pour dioptrique, mais champ assiégé par Dieu voilà qui m'inciterait à dire que l'œuvre de Jabès n'occupe aucune place. Et, pour ma part, je me tiens devant ses textes, en oubliant qu'il a l'écriture même pour thème de son écriture (si toutefois le lieu sûr d'un thème peut encore être garanti à quoi que ce soit dans une telle écriture); j'oublie que Jabès a sa part dans le monde et les modes des lettres modernes. 2° Cette ouverture de l'espace - ouverture au super­ latif - se. pro-duisant en guise de subjectivité inspi�ée (inspirée au point d'énoncer son dire comme une cita­ tion : soit entre guillemets, soit précédé ou interrompu par un « il disait » ou un « disait-il ») fait surgir le mot Dieu entendu comme le mot « œil » ou écrit comme « d'y�ux "· - Sais-tu, dit-il, que le point final du livre est un œil, qu'il est sans paupière? - Ce n'est pas, dans cette ouverture, un recours à un vieux mot obscur de

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bien-pensants, mais une prononc1at1on - d'avant tout commencement mémorable - où Dieu s'entend. Dé­ claustration comme livraison à un Œil sans paupière, mais dans le « Désir d'être vu » où à Jabès s'impose aussi le mot Loi : exposition, sans défenses, à une attention dont l'hyperbole est exigence; n'est-ce pas cela l'attention « sans sommeil » du « gardien d'Israël » ? C'est là, en tout cas, le moment juif de l'œuvre de Jabès; je veux dire son moment humain. Faut-il citer le psaume 139 résumé dans le Talmud par l'étrange symbole d'Adam créé avec deux visages : d'une tête - toute visage - sans arrière-plan, sans ombre pour arrière-pensée ou réserve mentale, sans rupture possible avec ce Dieu, même par le choix du Mal? Judaïsme de l'errance, de l'exil chez Jabès? Exégèse de tel ou tel autre point de la tradition juive parvenue jusqu'à lui? Soit. Ce sont des thèmes. Ils font le bonheur de poètes mineurs. Chez Jabès, ils tournent encore dans le vertige qui vient de ce qu'il appelle « le lieu vertigineux du livre».

KIERKEGAARD

EXISTENCE ET ÉTHIQUE

1 ° la vérité triomphante L'idée forte de l'existence que la pensée européenne doit à Kierkegaard revient à maintenir la subjectivité humaine - et la dimension d'intériorité qu'elle ouvre comme absolue, comme séparée, comme se tenant en deçà de )'Être objectif, mais aussi à défendre paradoxale­ ment la position irréductible du sujet contre l'idéalisme qui lui avait cependant conféré un rang philosophique, à partir d'une expérience pré-philosophique. Car l'idéalisme allait soit jusqu'à réduire l'homme à un point désincarné et impassible et son intériorité à l'éternité d'un acte logique ; soit, avec Hegel, jusqu'à faire absorber le sujet humain par )'Être que ce sujet dévoilait. L'idéalisme prétendait que le déroulement de )'Être par la pensée permettait au sujet de se survoler et de livrer à la Raison ses ultimes secrets. Tout se passait alors comme si un peintre achevant son œuvre se trouvait pris dans le tableau 77

KIERKEGAARD

EXISTENCE ET ÉTHIQUE

1 ° la vérité triomphante L'idée forte de l'existence que la pensée européenne doit à Kierkegaard revient à maintenir la subjectivité humaine - et la dimension d'intériorité qu'elle ouvre comme absolue, comme séparée, comme se tenant en deçà de )'Être objectif, mais aussi à défendre paradoxale­ ment la position irréductible du sujet contre l'idéalisme qui lui avait cependant conféré un rang philosophique, à partir d'une expérience pré-philosophique. Car l'idéalisme allait soit jusqu'à réduire l'homme à un point désincarné et impassible et son intériorité à l'éternité d'un acte logique ; soit, avec Hegel, jusqu'à faire absorber le sujet humain par )'Être que ce sujet dévoilait. L'idéalisme prétendait que le déroulement de )'Être par la pensée permettait au sujet de se survoler et de livrer à la Raison ses ultimes secrets. Tout se passait alors comme si un peintre achevant son œuvre se trouvait pris dans le tableau 77

même qui sortait de son pinceau et transporté dans un monde qu'il avait lui-même créé. Kierkegaard combattit cette prétention en contestant que le mouvement où l'idéalisme saisissait la subjectivité fût originellement pensée, c'est-à-dire qu'il fût ce pouvoir de « prendre pour thème » qui totalise les expériences, les révèle comparables et, par conséquent, généralisables, formant Système et Idée de par leurs différences et oppositions. Il contesta que la subjectivité se résumât en ce pouvoir qui, à la fois, met tout être à la mesure du penseur et exprime le penseur dans les êtres qu'il façonne en pensant. Il contesta ainsi que !'Être fût le corrélatif de la pensée. Où résidera, dès lors, la subjectivité du sujet ? Kierke­ gaard n'a pas pu recourir à la particularité du sentir et du jouir opposés à la générosité du concept. Le stade qu'il appela esthétique et qui est celui de la dispersion sensible conduit en effet à l'impasse du désespoir où la subjectivité se perd. Mais au stade qui représente l'autre terme de l'alternative - stade où il s'agirait de traduire la vie intérieure en termes de l'ordre légal, de l'accomplir dans la société, dans la fidélité aux institutions et aux principes et dans la communication avec les hommes - au stade éthique - la pensée qui totalise et généralise est inca­ pable de contenir le penseur. L'extériorité ne saurait égaler l'intériorité humaine - le sujet a un secret - à tout jamais inexprimable - qui détermine sa subjectivité même. Secret qui n'est pas simplement une connaissance sur laquelle on fait silence - mais qui, identifié avant tout à la brûlure du péché, reste, de soi, inexprimable. Aucune vérité triomphante, c'est-à-dire rationnelle ou universelle, aucune expression ne saurait ni le recouvrir ni l'éteindre. Mais cette brûlure incommunicable, · cette « écharde dans la chair » atteste la subjectivité comme une tension sur soi où l'on peut reconnaître par-delà la notion philo­ sophique de la subjectivité le retour à l'expérience chré-

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tienne et même à ses sources païennes : existence tendue sur elle-même, ouverte sur l'extériorité dans une attitude d'impatience et d'attente, impatience que l'extériorité des hommes et des choses, enveloppée par la pensée détendue et impassible - ne peut pas satisfaire. Et par­ delà cette soif du salut, une tension plus ancienne de l'âme humaine - peut-être pour cela « naturellement chrétienne » - qui se consume de désirs. La subjectivité reçue de cette antique expérience, commune à la philosophie de l'existence et à la philoso­ phie spéculative, est une façon pour un être de se produire, une façon telle que son identification n'est pas une simple tautologie logique qui se dirait de l'être - la répétition de A est A, - et qui laisserait indifférente sa façon de planer au-dessus du néant ou sa météorie. La tautologie actionne, en quelque manière, cette émergence du néant et cet essor. Avant tout langage, l'identification de la subjectivité, c'est le fait pour l'être de tenir à son être. L'identification de A comme A est l'anxiété de A pour A. La subjectivité du sujet est une identification du Même dans son souci pour le Même. Elle est égoïsme. La subjectivité est un Moi. La pensée que l'idéalisme hégélien mettait dans la subjectivité avait également pour point de départ cette orientation égocentrique du sujet. L'effort remarquable de la dialectique consistait à montrer la nécessité de la conversion de cet égoïsme à !'Être et à la Vérité et, par là même, à révéler une pensée qui sommeillait dans la subjectivité du sujet. A un certain moment la tension sur soi se relâche pour devenir conscience de soi, le Moi se saisit dans une totalité, sous une loi générale, à partir d'une vérité qui tromphe, c'est-à-dire qui amène au discours. Ce qui signifie précisément le passage de la subjectivité à la philosophie. Mais apercevoir dans ce discours, dans cette possibilité de parler, conquise à partir de la pensée totalisante, une lointaine impossibilité du discours - l'ombre du soir

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même qui sortait de son pinceau et transporté dans un monde qu'il avait lui-même créé. Kierkegaard combattit cette prétention en contestant que le mouvement où l'idéalisme saisissait la subjectivité fût originellement pensée, c'est-à-dire qu'il fût ce pouvoir de « prendre pour thème » qui totalise les expériences, les révèle comparables et, par conséquent, généralisables, formant Système et Idée de par leurs différences et oppositions. Il contesta que la subjectivité se résumât en ce pouvoir qui, à la fois, met tout être à la mesure du penseur et exprime le penseur dans les êtres qu'il façonne en pensant. Il contesta ainsi que !'Être fût le corrélatif de la pensée. Où résidera, dès lors, la subjectivité du sujet ? Kierke­ gaard n'a pas pu recourir à la particularité du sentir et du jouir opposés à la générosité du concept. Le stade qu'il appela esthétique et qui est celui de la dispersion sensible conduit en effet à l'impasse du désespoir où la subjectivité se perd. Mais au stade qui représente l'autre terme de l'alternative - stade où il s'agirait de traduire la vie intérieure en termes de l'ordre légal, de l'accomplir dans la société, dans la fidélité aux institutions et aux principes et dans la communication avec les hommes - au stade éthique - la pensée qui totalise et généralise est inca­ pable de contenir le penseur. L'extériorité ne saurait égaler l'intériorité humaine - le sujet a un secret - à tout jamais inexprimable - qui détermine sa subjectivité même. Secret qui n'est pas simplement une connaissance sur laquelle on fait silence - mais qui, identifié avant tout à la brûlure du péché, reste, de soi, inexprimable. Aucune vérité triomphante, c'est-à-dire rationnelle ou universelle, aucune expression ne saurait ni le recouvrir ni l'éteindre. Mais cette brûlure incommunicable, · cette « écharde dans la chair » atteste la subjectivité comme une tension sur soi où l'on peut reconnaître par-delà la notion philo­ sophique de la subjectivité le retour à l'expérience chré-

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tienne et même à ses sources païennes : existence tendue sur elle-même, ouverte sur l'extériorité dans une attitude d'impatience et d'attente, impatience que l'extériorité des hommes et des choses, enveloppée par la pensée détendue et impassible - ne peut pas satisfaire. Et par­ delà cette soif du salut, une tension plus ancienne de l'âme humaine - peut-être pour cela « naturellement chrétienne » - qui se consume de désirs. La subjectivité reçue de cette antique expérience, commune à la philosophie de l'existence et à la philoso­ phie spéculative, est une façon pour un être de se produire, une façon telle que son identification n'est pas une simple tautologie logique qui se dirait de l'être - la répétition de A est A, - et qui laisserait indifférente sa façon de planer au-dessus du néant ou sa météorie. La tautologie actionne, en quelque manière, cette émergence du néant et cet essor. Avant tout langage, l'identification de la subjectivité, c'est le fait pour l'être de tenir à son être. L'identification de A comme A est l'anxiété de A pour A. La subjectivité du sujet est une identification du Même dans son souci pour le Même. Elle est égoïsme. La subjectivité est un Moi. La pensée que l'idéalisme hégélien mettait dans la subjectivité avait également pour point de départ cette orientation égocentrique du sujet. L'effort remarquable de la dialectique consistait à montrer la nécessité de la conversion de cet égoïsme à !'Être et à la Vérité et, par là même, à révéler une pensée qui sommeillait dans la subjectivité du sujet. A un certain moment la tension sur soi se relâche pour devenir conscience de soi, le Moi se saisit dans une totalité, sous une loi générale, à partir d'une vérité qui tromphe, c'est-à-dire qui amène au discours. Ce qui signifie précisément le passage de la subjectivité à la philosophie. Mais apercevoir dans ce discours, dans cette possibilité de parler, conquise à partir de la pensée totalisante, une lointaine impossibilité du discours - l'ombre du soir

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dans le soleil du plein midi ; pressentir, à travers cette philosophie de la totalité qui détend l'égoïsme subjectif (fût-il sublime comme la soif du salut), la fin de la philosophie aboutissant au totalitarisme politique où les hommes ne sont plus la source de leur langage, mais reflets du logos impersonnel ou rôles joués par des figures, tout cela constitue la valeur de la notion kierkegaardienne de l'existence et de sa protestation foncièrement protes­ tante contre les systèmes. Mais l'on peut se demander, en revanche, si le retour à la subjectivité se refusant à la pensée, c'est-à-dire se refusant à la vérité toujours triom­ phante, se refusant à la pensée suspecte de mensonge et de distraction quand elle prétend apaiser les inquiétudes - ne nous mène pas à d'autres violences. On doit enfin se demander si la subjectivité irréductible à l'être objectif ne pourrait se comprendre à partir d'un autre principe que son égoïsme si le véritable stade éthique est correc­ tement décrit par Kierkegaard comme généralité et comme équivalence de l'extérieur et de l'intérieur. L'existence ne pourrait-elle pas se poser en dehors du totalitarisme spéculatif comme en dehors de la non-philosophie kier­ kegaardienne ?

2° La vérité persécutée A la vérité triomphante accessible au savoir où l'exis­ tence aurait l'illusion - mais l'illusion seulement - de « se dénouer », Kierkega�rd oppose la croyance qui est authentique car reflétant le statut incomparable de la subjectivité. La croyance n'est pas une connaissance imparfaite d'une vérité qui serait, en elle-même, parfaite et triomphante, exerçant d'emblée son emprise sur la pensée de tous, la connaissance d'une vérité seulement incertaine. Car la croyance serait alors simple dégradation du savoir. La subjectivité qui la porte se serait confondue

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avec une opacité qui parcourt le champ ensoleillé de l'extériorité avant de s'évanouir. La croyance traduit la condition d'une existence qu'au­ cun « dehors » ne saurait contenir et qui en même temps est besogneuse et indigente, pauvre de cette pauvreté radicale, de cette pauvreté irrémédiable, de cette faim absolue qu'est, en dernière analyse, le péché. La croyance est en rapport avec une vérité qui souffre. La vérité qui souffre et qui est persécutée - c'est tout différent d'une vérité mal approchée. C'est à tel point différent que pour Kierkegaard, par la vérité qui souffre se décrit la manifes­ tation même du divin : simultanéité du Tout et du Rien, Relation avec une Personne à la fois présente et absente - avec un Dieu humilié qui souffre, meurt et laisse désespérés ceux qu'il sauve. Certitude qui coexiste avec l'incertitude absolue - au point qu'on peut se demander si la Révélation elle-même n'est pas contraire à l'essence de cette vérité crucifiée, si la souffrance de Dieu et la méconnaissance de la vérité ne devraient pas atteindre leur degré sublime dans un incognito total. La contradiction entre la présence et l'absence, où se tient la croyance, demeure non conciliée - comme une blessure ouverte, à l'état d'une hémorragie inépuisable. Le refus de la synthèse n'est pas ici une faiblesse intellec­ tuelle. Il est exactement à la mesure de ce nouveau mode de la vérité : la souffrance et l'humiliation ne résultent pas d'une aventure qui arrive à la vérité du dehors. Elles s'inscrivent dans son essence de vérité et en quelque manière dans sa divinité même. Dès lors la sortie de soi, la seule possible à la subjectivité, la foi, est la solitude du tête-à-tête avec ce qui pour Kierkegaard n'admet que le tête-à-tête, avec Dieu. Le salto-mortale qu'effectue l'exis­ tence pour passer de l'absence à la présence est toujours à recommencer. La possession n'est jamais assurée. Si la synthèse se produisait, le tête-à-tête serait interrompu. Il pourrait alors se dire. La subjectivité perdrait sa tension sur soi, sa crispation, son foncier égoïsme, elle entrerait 81

dans le soleil du plein midi ; pressentir, à travers cette philosophie de la totalité qui détend l'égoïsme subjectif (fût-il sublime comme la soif du salut), la fin de la philosophie aboutissant au totalitarisme politique où les hommes ne sont plus la source de leur langage, mais reflets du logos impersonnel ou rôles joués par des figures, tout cela constitue la valeur de la notion kierkegaardienne de l'existence et de sa protestation foncièrement protes­ tante contre les systèmes. Mais l'on peut se demander, en revanche, si le retour à la subjectivité se refusant à la pensée, c'est-à-dire se refusant à la vérité toujours triom­ phante, se refusant à la pensée suspecte de mensonge et de distraction quand elle prétend apaiser les inquiétudes - ne nous mène pas à d'autres violences. On doit enfin se demander si la subjectivité irréductible à l'être objectif ne pourrait se comprendre à partir d'un autre principe que son égoïsme si le véritable stade éthique est correc­ tement décrit par Kierkegaard comme généralité et comme équivalence de l'extérieur et de l'intérieur. L'existence ne pourrait-elle pas se poser en dehors du totalitarisme spéculatif comme en dehors de la non-philosophie kier­ kegaardienne ?

2° La vérité persécutée A la vérité triomphante accessible au savoir où l'exis­ tence aurait l'illusion - mais l'illusion seulement - de « se dénouer », Kierkega�rd oppose la croyance qui est authentique car reflétant le statut incomparable de la subjectivité. La croyance n'est pas une connaissance imparfaite d'une vérité qui serait, en elle-même, parfaite et triomphante, exerçant d'emblée son emprise sur la pensée de tous, la connaissance d'une vérité seulement incertaine. Car la croyance serait alors simple dégradation du savoir. La subjectivité qui la porte se serait confondue

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avec une opacité qui parcourt le champ ensoleillé de l'extériorité avant de s'évanouir. La croyance traduit la condition d'une existence qu'au­ cun « dehors » ne saurait contenir et qui en même temps est besogneuse et indigente, pauvre de cette pauvreté radicale, de cette pauvreté irrémédiable, de cette faim absolue qu'est, en dernière analyse, le péché. La croyance est en rapport avec une vérité qui souffre. La vérité qui souffre et qui est persécutée - c'est tout différent d'une vérité mal approchée. C'est à tel point différent que pour Kierkegaard, par la vérité qui souffre se décrit la manifes­ tation même du divin : simultanéité du Tout et du Rien, Relation avec une Personne à la fois présente et absente - avec un Dieu humilié qui souffre, meurt et laisse désespérés ceux qu'il sauve. Certitude qui coexiste avec l'incertitude absolue - au point qu'on peut se demander si la Révélation elle-même n'est pas contraire à l'essence de cette vérité crucifiée, si la souffrance de Dieu et la méconnaissance de la vérité ne devraient pas atteindre leur degré sublime dans un incognito total. La contradiction entre la présence et l'absence, où se tient la croyance, demeure non conciliée - comme une blessure ouverte, à l'état d'une hémorragie inépuisable. Le refus de la synthèse n'est pas ici une faiblesse intellec­ tuelle. Il est exactement à la mesure de ce nouveau mode de la vérité : la souffrance et l'humiliation ne résultent pas d'une aventure qui arrive à la vérité du dehors. Elles s'inscrivent dans son essence de vérité et en quelque manière dans sa divinité même. Dès lors la sortie de soi, la seule possible à la subjectivité, la foi, est la solitude du tête-à-tête avec ce qui pour Kierkegaard n'admet que le tête-à-tête, avec Dieu. Le salto-mortale qu'effectue l'exis­ tence pour passer de l'absence à la présence est toujours à recommencer. La possession n'est jamais assurée. Si la synthèse se produisait, le tête-à-tête serait interrompu. Il pourrait alors se dire. La subjectivité perdrait sa tension sur soi, sa crispation, son foncier égoïsme, elle entrerait 81

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dans l'extériorité et la généralité. Elle deviendrait philo­ sophie ou Vie Future•. Dans la croyance, l'existence cherche la reconnaissance comme la conscience chez Hegel. Elle lutte pour cette reconnaissance en quêtant le pardon et le salut ; mais cette reconnaissance lui est accordée par une vérité elle-même bafouée et non recon­ nue et toujours à reconnaître, et le subjectivisme de la subjectivité n'est jamais fini. Mais l'idée de la vérité qui souffre transforme toute recherche de la vérité - toute relation avec l'extériorité - en un drame intérieur. Elle se tient, pour le dehors, dans l'indiscrétion et le scandale. Son discours tourné vers l'extérieur est colère et invective. Il est impitoyable. La vérité qui souffre n'ouvre pas à l'homme les autres hommes, mais Dieu dans la solitude. Cette existence dont l'intériorité est trop grande pour l'extériorité et ne peut y entrer est ainsi, pour beaucoup, dans la violence du monde moderne et dans son culte de !'Ardeur et de la Passion. Elle comporte une irresponsabilité, un ferment de désintégration. Des philosophes maudits ou maudis­ seurs surgissent comme des poètes maudits. Mais on peut aussi se demander si l'exaltation de la foi pure, corré ative de la vérité crucifiée (et dont personne n'a déroulé la « phénoménologie » avec plus de rigueur que Kierke­ gaard), n'est pas elle-même l'ultime conséquence de cette tension encore naturelle de l'être sur lui-même que nous avons appelée plus haut �goïsme, lequel n'est pas un vilain défaut du sujet, mais son ontologie et que nous tro_uvons dans la sixième proposition de la III• partie de L'Ethique de- Spinoza : « chaque être fait tous ses efforts autant qu'il est en lui, pour persévérer dans son être», et dans la formule heideggerienne sur l'existence qui existe de telle manière qu'il y va pour cette existencede cette --. existence même. La philosophie de Kierkegaard a marqué la pensée contemporaine si profondément que les réserves et même le refus qu'elle peut susciter attestent encore une forme

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L

J 1

de cette influence. La séduction du dernier Heidegger tient en partie au style rigoureusement ontologique qu'a pris sa pensée de l'Être. Celle-ci ne s'oppose avec tant de force au subjectivisme kierkegaardien que parce qu'elle a parcouru jusqu'au bout l'aventure de l'existence et qu'elle a peut-être le plus contribué dans Sein und Zeit à élever au niveau des catégories philosophiques les notions qui chez Kierkegaard conservent encore la signification d'ava­ tars subjectifs2• De même le retour de la pensée hege­ lienne et la fascination qu'elle exerce ne tiennent pas uniquement au fondement qu'elle fournit aux grandes _ questions politiques de l'heure qui préoccupent les parti­ sans et les adversaires du marxisme, c'est-à-dire toute l'humanité pensante de ce milieu du xx• siècle. Le néo­ hegelianisme emprunte comme une nobles� e à sa réacti� n contre le subjectivisme exacerbé de l'existence. Apres cent ans de protestations kierkegaardiennes, on veut aller au-delà de ce pathétique. A la distraction que, reprenant la notion pascalienne du divertissement, Kierkegaard dénonce dans les systèmes, s'est peu à peu substituée l'évidence d'une impudeur. On peut se demander si à l'authenticité dont Kierke­ gaard nous aura donné à nouveau le goût, n'appartiennent pas, dans un certain sens, l'oubli et le � efo� l_e?1e� t de cette tension sur soi que demeure la subJect1v1te k1erke­ gaardienne et si un renoncement à soi ne devait_ pas être le contemporain de ce souci de salut dont la philosophie systématique fait trop bon marché. Dans le dialogue entre Anima et Animus, entre l'âme individuelle et sensible de !'Esprit universel, la voix de !'Esprit nous semble - même sous sa forme hegelienne - limiter les complaisances que l'Ame et son intériorité ont toujours pour elles-mêmes. Le recours à l'Être de l'étant qui se dévoile et suscite seulement de par sa vérité et son mystère la subjectivité humaine, comme le recours aux structures imperson­ nelles de !'Esprit par-delà l'arbitraire et l'imagination, 83

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dans l'extériorité et la généralité. Elle deviendrait philo­ sophie ou Vie Future•. Dans la croyance, l'existence cherche la reconnaissance comme la conscience chez Hegel. Elle lutte pour cette reconnaissance en quêtant le pardon et le salut ; mais cette reconnaissance lui est accordée par une vérité elle-même bafouée et non recon­ nue et toujours à reconnaître, et le subjectivisme de la subjectivité n'est jamais fini. Mais l'idée de la vérité qui souffre transforme toute recherche de la vérité - toute relation avec l'extériorité - en un drame intérieur. Elle se tient, pour le dehors, dans l'indiscrétion et le scandale. Son discours tourné vers l'extérieur est colère et invective. Il est impitoyable. La vérité qui souffre n'ouvre pas à l'homme les autres hommes, mais Dieu dans la solitude. Cette existence dont l'intériorité est trop grande pour l'extériorité et ne peut y entrer est ainsi, pour beaucoup, dans la violence du monde moderne et dans son culte de !'Ardeur et de la Passion. Elle comporte une irresponsabilité, un ferment de désintégration. Des philosophes maudits ou maudis­ seurs surgissent comme des poètes maudits. Mais on peut aussi se demander si l'exaltation de la foi pure, corré ative de la vérité crucifiée (et dont personne n'a déroulé la « phénoménologie » avec plus de rigueur que Kierke­ gaard), n'est pas elle-même l'ultime conséquence de cette tension encore naturelle de l'être sur lui-même que nous avons appelée plus haut �goïsme, lequel n'est pas un vilain défaut du sujet, mais son ontologie et que nous tro_uvons dans la sixième proposition de la III• partie de L'Ethique de- Spinoza : « chaque être fait tous ses efforts autant qu'il est en lui, pour persévérer dans son être», et dans la formule heideggerienne sur l'existence qui existe de telle manière qu'il y va pour cette existencede cette --. existence même. La philosophie de Kierkegaard a marqué la pensée contemporaine si profondément que les réserves et même le refus qu'elle peut susciter attestent encore une forme

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de cette influence. La séduction du dernier Heidegger tient en partie au style rigoureusement ontologique qu'a pris sa pensée de l'Être. Celle-ci ne s'oppose avec tant de force au subjectivisme kierkegaardien que parce qu'elle a parcouru jusqu'au bout l'aventure de l'existence et qu'elle a peut-être le plus contribué dans Sein und Zeit à élever au niveau des catégories philosophiques les notions qui chez Kierkegaard conservent encore la signification d'ava­ tars subjectifs2• De même le retour de la pensée hege­ lienne et la fascination qu'elle exerce ne tiennent pas uniquement au fondement qu'elle fournit aux grandes _ questions politiques de l'heure qui préoccupent les parti­ sans et les adversaires du marxisme, c'est-à-dire toute l'humanité pensante de ce milieu du xx• siècle. Le néo­ hegelianisme emprunte comme une nobles� e à sa réacti� n contre le subjectivisme exacerbé de l'existence. Apres cent ans de protestations kierkegaardiennes, on veut aller au-delà de ce pathétique. A la distraction que, reprenant la notion pascalienne du divertissement, Kierkegaard dénonce dans les systèmes, s'est peu à peu substituée l'évidence d'une impudeur. On peut se demander si à l'authenticité dont Kierke­ gaard nous aura donné à nouveau le goût, n'appartiennent pas, dans un certain sens, l'oubli et le � efo� l_e?1e� t de cette tension sur soi que demeure la subJect1v1te k1erke­ gaardienne et si un renoncement à soi ne devait_ pas être le contemporain de ce souci de salut dont la philosophie systématique fait trop bon marché. Dans le dialogue entre Anima et Animus, entre l'âme individuelle et sensible de !'Esprit universel, la voix de !'Esprit nous semble - même sous sa forme hegelienne - limiter les complaisances que l'Ame et son intériorité ont toujours pour elles-mêmes. Le recours à l'Être de l'étant qui se dévoile et suscite seulement de par sa vérité et son mystère la subjectivité humaine, comme le recours aux structures imperson­ nelles de !'Esprit par-delà l'arbitraire et l'imagination, 83

prennent des accents virils et impitoyables auxquels les hommes qui sortent de l'expérience existentialiste peu­ vent être sensibles, non seulement comme on est sensible à un changement de climat, mais comme on aime ce qui nous est familier. La pensée kierkegaardienne y a contri­ bué par sa véhémence intransigeante, par son goût du scandale. Il y a en tout cas désormais un nouveau ton dans la philosophie que Nietzsche a revendiquée, quand il commença à philosopher« à coup de marteau». La dureté et l'agressivité dans la pensée, qui jusqu'alors caractérisaient l'action la moins scrupuleuse et la plus réaliste, désormais justifient ces violences et ce terro­ risme. Il n'est pas seulement question de forme littéraire. La violence naît chez Kierkegaard au moment précis où dépassant le stade esthétique, l'existence ne peut s'en tenir à ce qu'elle prend pour un stade éthique quand elle entre dans le stade religieux, domaine de la croyance. Celle-ci ne se justifie plus au-dehors. Même dedans, elle est, à la fois, communication et solitude et, par là, violence, et passion. Ainsi commence le mépris pour le fondement éthique de l'être, le caractère en quelque manière secondaire de tout phénomène éthique qui, à travers Nietzsche, nous amène à l'amoralisme des philo­ sophies les plus récentes. 3° la diaconie Toute la polémique entre Kierkegaard et la philosophie spéculative ·suppose la subjectivité comme tendue sur elle-même, l'existence comme un souci qu'un être prend de sa propre existence, comme un tourment pour soi. L'éthique signifie pour Kierkegaard le général. La singu­ larité du Moi se perdrait sous la règle valable pour tous. La généralité ne peut ni contenir ni exprimer le secret du Moi infiniment indigent et angoissé pour soi. Le rapport avec Autrui est-il cette entrée et cette 84

disparition dans la généralité? Voilà ce que l'on doi� se demander contre Kierkegaard, comme contre Hegel. S1 le rapport avec l'extériorité ne peut pas fo�m�r une tota!ité _ dont les parties se comparent et se generahsent, ce ? est pas parce que le Moi garde son secret dans le systeme, mais parce que l'extériorité où les hommes nous montrent leur visage fait éclater la totalité. Cet éclatement du système à partir d'Autrui n'est pas une image ap�calyp� tique, mais l'impossibilité même où est la pense� .�u1 . réduit tout autre au même de réduire Autrui. Imposs1b1hte qui n'en reste pas à sa signifi�ation nég�tive, mais �ui aussitôt met en question le M01. Cette mise en quest1on . signifie la responsabilité du Moi pour l'Autre. La su�J�c­ . . tivité est dans cette responsabilité et seule la sub1ect1v1te irréductible peut assumer une responsabilité. L'éthique, c'est cela. Être Moi signifie, dès lors, ne pas pouvoir se dé�ober à . la responsabilité. Ce surcroît d'être, cette exa�e�at1on existentielle qui s'appelle être moi - cette saillie de !'ipséité dans l'être, s'accomplit com�e une tur�escence de la responsabilité. La mise en question du m01 da�s 1� visage d'Autrui est une tension n?uvelle �ans. le M01 qui . n'est pas une tension sur soi. Au heu d 0 aneanur le M01, la mise en question le rend solidaire d'Autrui d'une façon incomparable et unique. Non pas solidair� com�e la matière est solidaire du bloc dont elle fait partie, ou comme un organe, de l'organisme où il a sa fonction. Ce� solidarités, mécanique et organique, dissoudraient le M01 dans une totalité. Le Moi est solidaire du non-moi, comme si tout le sort de l'Autre était entre ses mains. L'unicité du Moi, c'est le fait que personne ne peut répondre à sa .P!ace. La mise . en question du Moi par l'Autre n'est pas m1t1alemen� un acte de réflexion où le Moi ressurgit, se survole glorieux et serein, mais elle n'est pas non plus l'entrée �u Moi dans un discours suprapersonnel, cohérent et universel. La mise en question du Moi par l'Autre est, ipso facto, 85

prennent des accents virils et impitoyables auxquels les hommes qui sortent de l'expérience existentialiste peu­ vent être sensibles, non seulement comme on est sensible à un changement de climat, mais comme on aime ce qui nous est familier. La pensée kierkegaardienne y a contri­ bué par sa véhémence intransigeante, par son goût du scandale. Il y a en tout cas désormais un nouveau ton dans la philosophie que Nietzsche a revendiquée, quand il commença à philosopher« à coup de marteau». La dureté et l'agressivité dans la pensée, qui jusqu'alors caractérisaient l'action la moins scrupuleuse et la plus réaliste, désormais justifient ces violences et ce terro­ risme. Il n'est pas seulement question de forme littéraire. La violence naît chez Kierkegaard au moment précis où dépassant le stade esthétique, l'existence ne peut s'en tenir à ce qu'elle prend pour un stade éthique quand elle entre dans le stade religieux, domaine de la croyance. Celle-ci ne se justifie plus au-dehors. Même dedans, elle est, à la fois, communication et solitude et, par là, violence, et passion. Ainsi commence le mépris pour le fondement éthique de l'être, le caractère en quelque manière secondaire de tout phénomène éthique qui, à travers Nietzsche, nous amène à l'amoralisme des philo­ sophies les plus récentes. 3° la diaconie Toute la polémique entre Kierkegaard et la philosophie spéculative ·suppose la subjectivité comme tendue sur elle-même, l'existence comme un souci qu'un être prend de sa propre existence, comme un tourment pour soi. L'éthique signifie pour Kierkegaard le général. La singu­ larité du Moi se perdrait sous la règle valable pour tous. La généralité ne peut ni contenir ni exprimer le secret du Moi infiniment indigent et angoissé pour soi. Le rapport avec Autrui est-il cette entrée et cette 84

disparition dans la généralité? Voilà ce que l'on doi� se demander contre Kierkegaard, comme contre Hegel. S1 le rapport avec l'extériorité ne peut pas fo�m�r une tota!ité _ dont les parties se comparent et se generahsent, ce ? est pas parce que le Moi garde son secret dans le systeme, mais parce que l'extériorité où les hommes nous montrent leur visage fait éclater la totalité. Cet éclatement du système à partir d'Autrui n'est pas une image ap�calyp� tique, mais l'impossibilité même où est la pense� .�u1 . réduit tout autre au même de réduire Autrui. Imposs1b1hte qui n'en reste pas à sa signifi�ation nég�tive, mais �ui aussitôt met en question le M01. Cette mise en quest1on . signifie la responsabilité du Moi pour l'Autre. La su�J�c­ . . tivité est dans cette responsabilité et seule la sub1ect1v1te irréductible peut assumer une responsabilité. L'éthique, c'est cela. Être Moi signifie, dès lors, ne pas pouvoir se dé�ober à . la responsabilité. Ce surcroît d'être, cette exa�e�at1on existentielle qui s'appelle être moi - cette saillie de !'ipséité dans l'être, s'accomplit com�e une tur�escence de la responsabilité. La mise en question du m01 da�s 1� visage d'Autrui est une tension n?uvelle �ans. le M01 qui . n'est pas une tension sur soi. Au heu d 0 aneanur le M01, la mise en question le rend solidaire d'Autrui d'une façon incomparable et unique. Non pas solidair� com�e la matière est solidaire du bloc dont elle fait partie, ou comme un organe, de l'organisme où il a sa fonction. Ce� solidarités, mécanique et organique, dissoudraient le M01 dans une totalité. Le Moi est solidaire du non-moi, comme si tout le sort de l'Autre était entre ses mains. L'unicité du Moi, c'est le fait que personne ne peut répondre à sa .P!ace. La mise . en question du Moi par l'Autre n'est pas m1t1alemen� un acte de réflexion où le Moi ressurgit, se survole glorieux et serein, mais elle n'est pas non plus l'entrée �u Moi dans un discours suprapersonnel, cohérent et universel. La mise en question du Moi par l'Autre est, ipso facto, 85

une élection, la promotion à une place privilégiée dont dépend tout ce qui n'est pas moi. Cette élection signifie l'engagement le plus radical qui soit, l'altruisme total. La responsabilité qui vide le Moi de son impérialisme et de son égoïsme, fût-il égoïsme du salaut, ne le transforme pas en un moment de l'ordre universel. Elle le confirme dans son ipséité, dans sa place centrale dans l'être, support de l'univers. Le Moi devant Autrui est infiniment responsable. L'Autre st � le pauvre et le dénué et rien de ce qui concerne cet Etranger ne peut le laisser indifférent. Il atteint l'apogée de son existence comme moi précisément quand tout le regarde en Autrui. La plénitude du pouvoir où se main­ tient la souveraineté du Moi ne s'étend pas à Autrui pour le conquérir, mais pour le supporter. Mais en même temps, supporter la charge de l'Autre, c'est le confirmer dans sa substantialité, le situer au-dessus du Moi. Le Moi reste comptable de cette charge envers celui même qu'il supporte. Celui dont j'ai à répondre, c'est celui à qui j'ai à répondre. Le « de qui... » et le « à qui... » coïncident. C'est ce double mouvement de la responsabilité qui désigne la dimension de la hauteur. Il m'interdit d'exercer cette responsabilité comme pitié car je dois des comptes à celui-là même dont je suis comptable. Il m'interdit d'exercer cette responsabilité comme inconditionnelle obéissance dans un ordre hiérarchique, car de celui-là même qui m'ordonne, je suis responsable. Kierk�gaard a une prédilection pour .le récit biblique du sacrifice d'Isaac. Il décrit ainsi la rencontre de Dieu par une subjectivité qui s'élève au niveau religieux, Dieu au-dessus de l'ordre éthique! Son interprétation de ce récit peut être sans doute reprise dans un autre sens. Peut-être l'oreille qu'eut Abraham pour entendre la voix qui le ramenait à l'ordre éthique a-t-elle été le moment le plus haut de ce drame. Mais Kierkegaard ne parle jamais de la situation où Abraham entre en dialogue avec Dieu pour intercéder en faveur de Sodome et Gomorrhe, au

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nom des justes qui s'y trouvent peut-être. Là, Abraham est pleinement conscient de son néant et de sa mortalité - « Je suis cendre et poussière» ouvre presque l'entre­ tien et la flamme anéantissante de la colère divine brûle devant les yeux d'Abraham à chacune de ses interventions. Mais la mort est sans pouvoir, car la vie reçoit un sens à partir d'une responsabilité infinie, à partir d'une diaconie foncière qui constitue la subjectivité du sujet et sans que cette responsabilité, toute tendue vers l'Autre, laisse le loisir de revenir à soi.

une élection, la promotion à une place privilégiée dont dépend tout ce qui n'est pas moi. Cette élection signifie l'engagement le plus radical qui soit, l'altruisme total. La responsabilité qui vide le Moi de son impérialisme et de son égoïsme, fût-il égoïsme du salaut, ne le transforme pas en un moment de l'ordre universel. Elle le confirme dans son ipséité, dans sa place centrale dans l'être, support de l'univers. Le Moi devant Autrui est infiniment responsable. L'Autre st � le pauvre et le dénué et rien de ce qui concerne cet Etranger ne peut le laisser indifférent. Il atteint l'apogée de son existence comme moi précisément quand tout le regarde en Autrui. La plénitude du pouvoir où se main­ tient la souveraineté du Moi ne s'étend pas à Autrui pour le conquérir, mais pour le supporter. Mais en même temps, supporter la charge de l'Autre, c'est le confirmer dans sa substantialité, le situer au-dessus du Moi. Le Moi reste comptable de cette charge envers celui même qu'il supporte. Celui dont j'ai à répondre, c'est celui à qui j'ai à répondre. Le « de qui... » et le « à qui... » coïncident. C'est ce double mouvement de la responsabilité qui désigne la dimension de la hauteur. Il m'interdit d'exercer cette responsabilité comme pitié car je dois des comptes à celui-là même dont je suis comptable. Il m'interdit d'exercer cette responsabilité comme inconditionnelle obéissance dans un ordre hiérarchique, car de celui-là même qui m'ordonne, je suis responsable. Kierk�gaard a une prédilection pour .le récit biblique du sacrifice d'Isaac. Il décrit ainsi la rencontre de Dieu par une subjectivité qui s'élève au niveau religieux, Dieu au-dessus de l'ordre éthique! Son interprétation de ce récit peut être sans doute reprise dans un autre sens. Peut-être l'oreille qu'eut Abraham pour entendre la voix qui le ramenait à l'ordre éthique a-t-elle été le moment le plus haut de ce drame. Mais Kierkegaard ne parle jamais de la situation où Abraham entre en dialogue avec Dieu pour intercéder en faveur de Sodome et Gomorrhe, au

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nom des justes qui s'y trouvent peut-être. Là, Abraham est pleinement conscient de son néant et de sa mortalité - « Je suis cendre et poussière» ouvre presque l'entre­ tien et la flamme anéantissante de la colère divine brûle devant les yeux d'Abraham à chacune de ses interventions. Mais la mort est sans pouvoir, car la vie reçoit un sens à partir d'une responsabilité infinie, à partir d'une diaconie foncière qui constitue la subjectivité du sujet et sans que cette responsabilité, toute tendue vers l'Autre, laisse le loisir de revenir à soi.

faite par Jean Hyppolite (p. 218) sur l'irritation que l'on peut éprouver devant Kie:kegaard. . . . La deuxième intervention est due a une reflex1on de Gabriel Marcel (p. 285) sur l'extrême déchirement de Kierkegaard.

A PROPOS DE « KIERKEGAARD VIVANT "

Parmi les contributions consacrées à Kierkegaard lors du centenaire du philosophe célébré à Paris en 1964 et que la Maison Gallimard réunit en Kierkegaard vivant, en 1966, se trouvèrent insérées aux pages 232-234 et 286-288 deux de mes interventions, mais sous une forme qui les défigurait, ce qui s'expliquait par un enregistrement pro­ bablement défectueux d'un texte parlé. L'éditeur, à qui aussitôt après la parution de Kierkegaard vivant nous proposâmes un texte remanié, rédigé avec une minutie extrême (précisément dans le souci de respecter la pagination de la première édition), nous a aimablement promis de le substituer dans d'éventuelles éditions ultérieures, aux pages dont nous lui avions signalé les défauts. Il ne lui a, sans doute, pas été possible jusqu'à présent de le faire. La publièation en français de notre article sur Kierke­ gaard, paru en allemand, en mai 1963, dans la revue zurichoise Schweizer Monatshefte, nous est une occasion, depuis longtemps attendue, de rendre leur sens - fût-ce dans un autre contexte - à des réflexions qui, dans Kierkegaard vivant, sont honorées de voisinages illustres. La première intervention se rattache à la remarque 88

Ce qui me gêne dans Kierkegaar� re�i��t à deu� p�i�t�. Premier point : Kierkegaard a reha�1hte la sub1ect1v1t�, l'unique, le singulier avec une force mcomp�ra�l�. Mats _ en protestant contre l'absorption de la sub1ect1v1te �ar l'universalité hegelienne, il a doté l'histoire de _la philo: sophie d'une subjectivité exhibitionniste, impudique. J'ai l'impression que la séduction qu'exe�ce su� nous _le dernier Heidegger, de même que l'attrait du neo-he�eha­ nisme et du marxisme, peut-être même du structu�ahs�e résultent - en partie bien entendu - d'une reacuon _ contre cette subjectivité toute nue qui pour ne pas vouloir se perdre dans l'universel rejette toute fo�e. Deuxième point : c'est la violence de Kierkegaard qui me choque. La façon de forts et de violents, qui ne _ redoutent ni scandale ni destruction, est devenue, depuis Kierkegaard et avant Nietzsche, une façon de philosophe. On philosophe avec un marteau. Dans c� scandal e per­ _ manent, dans cette opposition à tout, Je perçois pa� anticipation les échos de certaines violences verbales qui se dirent pensées et pures. Je ne pense pas �eulem nt au � national-socialisme mais à toutes les pensees qu 11 put exalter. Cette dureté de Kierkegaard naît a� �ornent précis où il « dépasse l'éthique"· Toute la polem1que de Kierkegaard contre la philosophie spéculative s�p�ose la subjectivité comme tendue sur elle-même, l ex�stence comme un souci qu'un être prend de sa prop�e � x1stence et comme un tourment pour soi. L'éthique signifie po1 1r : Kierkegaard le général. La singularité du moi se perdrait, 89

faite par Jean Hyppolite (p. 218) sur l'irritation que l'on peut éprouver devant Kie:kegaard. . . . La deuxième intervention est due a une reflex1on de Gabriel Marcel (p. 285) sur l'extrême déchirement de Kierkegaard.

A PROPOS DE « KIERKEGAARD VIVANT "

Parmi les contributions consacrées à Kierkegaard lors du centenaire du philosophe célébré à Paris en 1964 et que la Maison Gallimard réunit en Kierkegaard vivant, en 1966, se trouvèrent insérées aux pages 232-234 et 286-288 deux de mes interventions, mais sous une forme qui les défigurait, ce qui s'expliquait par un enregistrement pro­ bablement défectueux d'un texte parlé. L'éditeur, à qui aussitôt après la parution de Kierkegaard vivant nous proposâmes un texte remanié, rédigé avec une minutie extrême (précisément dans le souci de respecter la pagination de la première édition), nous a aimablement promis de le substituer dans d'éventuelles éditions ultérieures, aux pages dont nous lui avions signalé les défauts. Il ne lui a, sans doute, pas été possible jusqu'à présent de le faire. La publièation en français de notre article sur Kierke­ gaard, paru en allemand, en mai 1963, dans la revue zurichoise Schweizer Monatshefte, nous est une occasion, depuis longtemps attendue, de rendre leur sens - fût-ce dans un autre contexte - à des réflexions qui, dans Kierkegaard vivant, sont honorées de voisinages illustres. La première intervention se rattache à la remarque 88

Ce qui me gêne dans Kierkegaar� re�i��t à deu� p�i�t�. Premier point : Kierkegaard a reha�1hte la sub1ect1v1t�, l'unique, le singulier avec une force mcomp�ra�l�. Mats _ en protestant contre l'absorption de la sub1ect1v1te �ar l'universalité hegelienne, il a doté l'histoire de _la philo: sophie d'une subjectivité exhibitionniste, impudique. J'ai l'impression que la séduction qu'exe�ce su� nous _le dernier Heidegger, de même que l'attrait du neo-he�eha­ nisme et du marxisme, peut-être même du structu�ahs�e résultent - en partie bien entendu - d'une reacuon _ contre cette subjectivité toute nue qui pour ne pas vouloir se perdre dans l'universel rejette toute fo�e. Deuxième point : c'est la violence de Kierkegaard qui me choque. La façon de forts et de violents, qui ne _ redoutent ni scandale ni destruction, est devenue, depuis Kierkegaard et avant Nietzsche, une façon de philosophe. On philosophe avec un marteau. Dans c� scandal e per­ _ manent, dans cette opposition à tout, Je perçois pa� anticipation les échos de certaines violences verbales qui se dirent pensées et pures. Je ne pense pas �eulem nt au � national-socialisme mais à toutes les pensees qu 11 put exalter. Cette dureté de Kierkegaard naît a� �ornent précis où il « dépasse l'éthique"· Toute la polem1que de Kierkegaard contre la philosophie spéculative s�p�ose la subjectivité comme tendue sur elle-même, l ex�stence comme un souci qu'un être prend de sa prop�e � x1stence et comme un tourment pour soi. L'éthique signifie po1 1r : Kierkegaard le général. La singularité du moi se perdrait, 89

pour lui, sous la règle valable pour tous : la généralité ne peut ni contenir ni exprimer le secret du moi. Or il n'est pas du tout certain que l'éthique soit là où il le voit. L'éthique comme conscience d'une responsabilité envers autrui - Mlle Hersch a bien parlé, tout à l'heure, de l'exigence infinie qui vous appelle à la responsabilité sans que vous puissiez vous faire remplacer - loin de vous perdre dans la généralité vous singularise, vous pose comme individu unique, comme Moi. Kierkegaard semble ne pas connaître cela puisqu'il veut dépasser le stade éthique qui est pour lui le stade du général. Dans l'évo­ cation d'Abraham il décrit la rencontre de Dieu là où la subjectivité s'élève au niveau du religieux, c'est-à-dire au­ dessus de l'éthique. Mais on peut penser le contraire l'attention prêtée par Abraham à la voix qui le ramenait à l'ordre éthique en lui interdisant le sacrifice humain est le moment le plus haut du drame. Qu'il ait obéi à la première voix est étonnant; qu'il eût à l'égard de cette obéissance assez de distance pour entendre la deuxième voix - voilà l'essentiel. Comment se fait-il d'autre part que Kierkegaard ne parle jamais du dialogue où Abraham intercède pour Sodome et Gomorrhe à cause des justes qui peut-être s'y trouvent. Là, en Abraham se formule le préalable de tout triomphe possible de la vie sur la mort. La mort est sans pouvoir sur la vie finie qui reçoit un sens à partir d'une responsabilité infinie pour autrui, à partir d'une diaconie constituant la subjectivité du sujet, tout entière tension vers l'autre; c'est là, dans l'éthique, qu'il y a un appel à l'unicité du sujet et une donation de sens à la v_ie malgré la mort. Il

Kierkegaard apporte par là quelque chose d'absolument nouveau à la philosophie européenne : la possibilité d'arriver à la vérité à travers le déchirement toujours

90

recommençant du doute lequel ne serait pas seulement une invitation à s'assurer de l'évidence, mais ferait partie de l'évidence elle-même. Je pense que la nouveauté philosophique de Kierkegaard est d� ns sa not!on de croyance. La croyance n'est pas chez lut un: conna1ssance . imparfaite d'une vérité qui serait en elle-meme parfa1te et . _ triomphante, la croyance n'est pas pour �ut une. petite vérité une vérité sans certidude, une degradat1on du savoi;. Il y a chez Kierkegaard une opposition non � as entre foi et savoir où s'opposerait l'incertain au certam, mais entre vérité triomphante et vérité persécutée. La vérité persécutée n'est pas simplement une vérité mal approchée. La persécution et, par là, l'hu� il!té sont les modalités du vrai. C'est là une chose tout a fait nouvelle. La grandeur de la vérité transcendante, sa transcendance même, tiendrait à son humilité : la vérité transcendante se manifeste comme si elle n'osait pas dire son nom et ainsi, toujours sur le départ ; ainsi elle ne vient pas prendre place parmi les phéno�ènes avec lesquels �lie _ se confondrait aussitôt comme s1 elle ne venait pas d au­ delà. On peut même se demander si la Révélation, qui �i� _ son origine, n'est pas contraire à l'essence de la vente _ transcendante en tant que celle-ci ne peut se manifester authentiquement que comme persécutée, on peut_ se demander si l'incognito ne devrait pas être le mode meme de la révélation, si la vérité qui s'est dite ne devrait pas aussi apparaître comme ce dont on n'a rien dit. L'idée que la transcendance du transcendant réside _ dans son extrême humilité nous permet d'entrevo1r une vérité qui n'est pas un dé-voilement. L'humilité �e la vérité persécutée est si grande qu'elle n'ose pas se presen: ter « dans la clairière » dont a parlé Heidegger. Ou, St vous voulez, sa présentation est équivoque : elle e�t là comme si elle n'était pas là. Telle est, pour m01, la nouvelle idée philosophique apportée par Kierkegaard . L'idée de vérité persécutée nous permet peut-être de mettre fin au jeu du dévoilement où toujours l'immanence 91

pour lui, sous la règle valable pour tous : la généralité ne peut ni contenir ni exprimer le secret du moi. Or il n'est pas du tout certain que l'éthique soit là où il le voit. L'éthique comme conscience d'une responsabilité envers autrui - Mlle Hersch a bien parlé, tout à l'heure, de l'exigence infinie qui vous appelle à la responsabilité sans que vous puissiez vous faire remplacer - loin de vous perdre dans la généralité vous singularise, vous pose comme individu unique, comme Moi. Kierkegaard semble ne pas connaître cela puisqu'il veut dépasser le stade éthique qui est pour lui le stade du général. Dans l'évo­ cation d'Abraham il décrit la rencontre de Dieu là où la subjectivité s'élève au niveau du religieux, c'est-à-dire au­ dessus de l'éthique. Mais on peut penser le contraire l'attention prêtée par Abraham à la voix qui le ramenait à l'ordre éthique en lui interdisant le sacrifice humain est le moment le plus haut du drame. Qu'il ait obéi à la première voix est étonnant; qu'il eût à l'égard de cette obéissance assez de distance pour entendre la deuxième voix - voilà l'essentiel. Comment se fait-il d'autre part que Kierkegaard ne parle jamais du dialogue où Abraham intercède pour Sodome et Gomorrhe à cause des justes qui peut-être s'y trouvent. Là, en Abraham se formule le préalable de tout triomphe possible de la vie sur la mort. La mort est sans pouvoir sur la vie finie qui reçoit un sens à partir d'une responsabilité infinie pour autrui, à partir d'une diaconie constituant la subjectivité du sujet, tout entière tension vers l'autre; c'est là, dans l'éthique, qu'il y a un appel à l'unicité du sujet et une donation de sens à la v_ie malgré la mort. Il

Kierkegaard apporte par là quelque chose d'absolument nouveau à la philosophie européenne : la possibilité d'arriver à la vérité à travers le déchirement toujours

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recommençant du doute lequel ne serait pas seulement une invitation à s'assurer de l'évidence, mais ferait partie de l'évidence elle-même. Je pense que la nouveauté philosophique de Kierkegaard est d� ns sa not!on de croyance. La croyance n'est pas chez lut un: conna1ssance . imparfaite d'une vérité qui serait en elle-meme parfa1te et . _ triomphante, la croyance n'est pas pour �ut une. petite vérité une vérité sans certidude, une degradat1on du savoi;. Il y a chez Kierkegaard une opposition non � as entre foi et savoir où s'opposerait l'incertain au certam, mais entre vérité triomphante et vérité persécutée. La vérité persécutée n'est pas simplement une vérité mal approchée. La persécution et, par là, l'hu� il!té sont les modalités du vrai. C'est là une chose tout a fait nouvelle. La grandeur de la vérité transcendante, sa transcendance même, tiendrait à son humilité : la vérité transcendante se manifeste comme si elle n'osait pas dire son nom et ainsi, toujours sur le départ ; ainsi elle ne vient pas prendre place parmi les phéno�ènes avec lesquels �lie _ se confondrait aussitôt comme s1 elle ne venait pas d au­ delà. On peut même se demander si la Révélation, qui �i� _ son origine, n'est pas contraire à l'essence de la vente _ transcendante en tant que celle-ci ne peut se manifester authentiquement que comme persécutée, on peut_ se demander si l'incognito ne devrait pas être le mode meme de la révélation, si la vérité qui s'est dite ne devrait pas aussi apparaître comme ce dont on n'a rien dit. L'idée que la transcendance du transcendant réside _ dans son extrême humilité nous permet d'entrevo1r une vérité qui n'est pas un dé-voilement. L'humilité �e la vérité persécutée est si grande qu'elle n'ose pas se presen: ter « dans la clairière » dont a parlé Heidegger. Ou, St vous voulez, sa présentation est équivoque : elle e�t là comme si elle n'était pas là. Telle est, pour m01, la nouvelle idée philosophique apportée par Kierkegaard . L'idée de vérité persécutée nous permet peut-être de mettre fin au jeu du dévoilement où toujours l'immanence 91

gagne sur la transcendance : car, une fois l'être dévoilé, fût-ce partiellement, fût-ce dans le Mystère, il devient immanent. Il n'y a pas d'extériorité véritable dans ce dévoilement. Et voilà avec Kierkegaard quelque chose se manifeste et, puis, on peut se demander s'il y eut mani­ festation. Quelqu'un a fait une ouverture - Mais non ! il n'a rien dit. La vérité se joue en deux temps : à la fois l'essentiel a été dit, mais, si vous voulez, rien n'a été dit. Voilà la situation nouvelle, le déchirement permanent, un aboutissement qui n'est pas un aboutissement. Révélation et, après coup, rien. Cette modalité nouvelle de la vérité apportée par Kierkegaard n'est pas pure invention de philosophe. C'est vraiment la traduction d'une époque (et ce que disait hier Beaufret sur Kierkegaard qui est le penseur de notre temps, est absolument vrai, mais peut­ être pas pour les raisons heideggeriennes seulement) qui a perdu la confiance de l'authenticité historique des Écritures sans perdre la possibilité d'entendre à travers elles une voix qui vient de là-bas. Les Écritures, ce n'est peut-être rien. Depuis la Critique historique de la Bible, elles s'expliquent par bien des contingences. Et cependant il y eut message. C'est dans ce sens qu'il y a, dans la manière kierkegaardienne de la vérité, une nouvelle modalité du Vrai.

JEAN LACROIX

PHILOSOPHIE ET RELIGION

Les dieux, habitant sur les hauteurs du monde, trouvent leur place dans le discours philosophique. Ils la conser­ vent après leur retraite dans les cités mythiques au fur et à mesure où le discours philosophique investit les mythes ou s'y réfugie. Le Dieu de la Bible, dont les voies sont inconnues, dont la présence peut n'être qu'absence et l'absence s'imposer comme présence, à qui le fidèle est à la fois fidèle et infidèle, se révèle dans l'interruption du parler cohérent. Et cependant )'Occidental, irréversible­ ment philosophe, ne consent pas à cette séparation entre la foi (ou ce qui en reste) et la philosophie. Il veut d'un discours capable d'englober jusqu'à cette interruption. Le discours recherché ne se reconnaît comme rationnel que si les Grecs en ont fixé le vocabulaire et la syntaxe, de sorte que toute nouvelle notion n'accède à la dignité philosophique et ne s'accrédite que si elle se définit à 93

gagne sur la transcendance : car, une fois l'être dévoilé, fût-ce partiellement, fût-ce dans le Mystère, il devient immanent. Il n'y a pas d'extériorité véritable dans ce dévoilement. Et voilà avec Kierkegaard quelque chose se manifeste et, puis, on peut se demander s'il y eut mani­ festation. Quelqu'un a fait une ouverture - Mais non ! il n'a rien dit. La vérité se joue en deux temps : à la fois l'essentiel a été dit, mais, si vous voulez, rien n'a été dit. Voilà la situation nouvelle, le déchirement permanent, un aboutissement qui n'est pas un aboutissement. Révélation et, après coup, rien. Cette modalité nouvelle de la vérité apportée par Kierkegaard n'est pas pure invention de philosophe. C'est vraiment la traduction d'une époque (et ce que disait hier Beaufret sur Kierkegaard qui est le penseur de notre temps, est absolument vrai, mais peut­ être pas pour les raisons heideggeriennes seulement) qui a perdu la confiance de l'authenticité historique des Écritures sans perdre la possibilité d'entendre à travers elles une voix qui vient de là-bas. Les Écritures, ce n'est peut-être rien. Depuis la Critique historique de la Bible, elles s'expliquent par bien des contingences. Et cependant il y eut message. C'est dans ce sens qu'il y a, dans la manière kierkegaardienne de la vérité, une nouvelle modalité du Vrai.

JEAN LACROIX

PHILOSOPHIE ET RELIGION

Les dieux, habitant sur les hauteurs du monde, trouvent leur place dans le discours philosophique. Ils la conser­ vent après leur retraite dans les cités mythiques au fur et à mesure où le discours philosophique investit les mythes ou s'y réfugie. Le Dieu de la Bible, dont les voies sont inconnues, dont la présence peut n'être qu'absence et l'absence s'imposer comme présence, à qui le fidèle est à la fois fidèle et infidèle, se révèle dans l'interruption du parler cohérent. Et cependant )'Occidental, irréversible­ ment philosophe, ne consent pas à cette séparation entre la foi (ou ce qui en reste) et la philosophie. Il veut d'un discours capable d'englober jusqu'à cette interruption. Le discours recherché ne se reconnaît comme rationnel que si les Grecs en ont fixé le vocabulaire et la syntaxe, de sorte que toute nouvelle notion n'accède à la dignité philosophique et ne s'accrédite que si elle se définit à 93

partir de ce vocabulaire originaire et se forme selon cette syntaxe ou cette logique. Sans doute, la force de ce langage réside-t-elle dans son refus de toute extrinsécité, c'est-à-dire dans sa vertu de conscience extrême. Conscience extrême ou conscience plus consciente que la conscience celle-ci, malgré la lucidité et la vigilance absolue où elle se tient, obscurcit encore de son épaisseur d'individu la pure transparence de ce midi sans ombres qu'est l'intério­ rité. Conscience extrême, c'est-à-dire conscience qui n'est plus subjectivité - qui n'a jamais été subjectivité - logos. Rien de ce que ce logos énonce ne peut y être entré à la dérobée. Rien n'y pénètre en en rompant le fil. De toute nouveauté, il doit y avoir réminiscence. Le dit de ce dire est thème où ce qui se pose, par là même s'expose et se propose, apparaît, est présent, est. Langage attaché au phénomène - à ce qui se montre - à ce dont l'appa­ rence même est apparoir - à l'être. Il éclaire d'une lumière à spectre sans stries un espace sans cachette ni replis, sans clandestinité, sans mystère ; rassemble en totalité une, c'est-à-dire sans transcendance. La phéno­ ménalité, c'est le fait que la pensée accédant à l'être est l'équivalent exact de l'être ouvert à la pensée. Une conscience extrême ou occidentale est une attention aux faits - aux événements et aux mouvements du monde - poussée au point de s'apercevoir elle-même comme pure intelligibi­ lité de ces faits. C'est à ce prix seulement qu'il est permis de dire que l'humanité moderne est le pouvoir de ne « recevoir jamais aucune chose pour vraie» que l'on ne connût « évidemment être telle». Déduètible a priori à partir des évidences premières, ou conforme aux catégories qui en fixent les conditions, ou fondé sur l'expérience d'une Nature qui est une, prête à se montrer et qu'aucun miracle ne scinde, le discours philosophique, fût-il platonicien, est, déjà dans la forme de son dire, exclusion d'arrière-mondes. Dans la tradition occidentale, toute philosophie, même une philosophie de la transcendance, se réduit, en tant que logos philoso94

phique, à l'immanence. La fin de la métaphysique, qui de nos jours est sur toutes les lèvres (sans qu'on s'accorde sur le sens exact de cette fin, ni sur le mot métaphysique), consiste, par-delà cette immanentisme formel, à épier le crypto-extrinsèque, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans le contenu des notions où le clandestin risque d'avoir pénétré, comme dans un cheval de Troie, sous quelque inviolable secret de l'intériorité personnelle ou sous l'herméneu­ tique - si rationnelle qu'elle soit - de quelque mythe. Le mot nietzschéen « Dieu est mort» n'a pas été appelé à un si grand retentissement parce qu'il consacrait ou prêchait la disparition de la foi d'entre les facteurs psychologiques importants de la vie. Les certitudes scien­ tifiques qui se substituent à cette foi ne reposent certes pas, pour la plupart des hommes, sur l'universalité ration­ nelle dont elles procèdent ; foi encore, elles se fient à l'Université qui - malgré toutes les contestations confère le droit de parler, et à la technique qui triomphe par la matière de la matière.�ais « Dieu est.mort», c'est la mort à l'Université même de l'herméneutique, du p6uvoir révélateur des mythes, de ï;: fahle, dës Turmes symboliques; la mort des lettres abritant l'esprit, de ce que, d'une façon générale, mais aussi très exacte, on peut appeler les Saintes Écritures. Par un privilège étrange, quelques mythes de !'Olympe résistèrent à la démythisa­ tion et, comme le mythe d'Œdipe, y président, indiquant à la réflexion de nouvelles dimensions et « donnant à penser». Mais des Écritures dans leur ensemble, on ne fait plus l'exégèse. On en fait la genèse1• On en recherche la cause, la formule ou la structure, comme s'ils appartenaient à la prolifération des faits ethnologiques. L'ethnologie n'est plus une discipline entre autres. La philosophie refusant toute surprise - exigeant que tout fait se signale pour être appréhendé - commence dans un exotisme universel qui entoure aussi la civilisa­ tion à laquelle appartient le savant et qui lui avait fourni les moyens du contrôle même qu'il exerce à la frontière 95

partir de ce vocabulaire originaire et se forme selon cette syntaxe ou cette logique. Sans doute, la force de ce langage réside-t-elle dans son refus de toute extrinsécité, c'est-à-dire dans sa vertu de conscience extrême. Conscience extrême ou conscience plus consciente que la conscience celle-ci, malgré la lucidité et la vigilance absolue où elle se tient, obscurcit encore de son épaisseur d'individu la pure transparence de ce midi sans ombres qu'est l'intério­ rité. Conscience extrême, c'est-à-dire conscience qui n'est plus subjectivité - qui n'a jamais été subjectivité - logos. Rien de ce que ce logos énonce ne peut y être entré à la dérobée. Rien n'y pénètre en en rompant le fil. De toute nouveauté, il doit y avoir réminiscence. Le dit de ce dire est thème où ce qui se pose, par là même s'expose et se propose, apparaît, est présent, est. Langage attaché au phénomène - à ce qui se montre - à ce dont l'appa­ rence même est apparoir - à l'être. Il éclaire d'une lumière à spectre sans stries un espace sans cachette ni replis, sans clandestinité, sans mystère ; rassemble en totalité une, c'est-à-dire sans transcendance. La phéno­ ménalité, c'est le fait que la pensée accédant à l'être est l'équivalent exact de l'être ouvert à la pensée. Une conscience extrême ou occidentale est une attention aux faits - aux événements et aux mouvements du monde - poussée au point de s'apercevoir elle-même comme pure intelligibi­ lité de ces faits. C'est à ce prix seulement qu'il est permis de dire que l'humanité moderne est le pouvoir de ne « recevoir jamais aucune chose pour vraie» que l'on ne connût « évidemment être telle». Déduètible a priori à partir des évidences premières, ou conforme aux catégories qui en fixent les conditions, ou fondé sur l'expérience d'une Nature qui est une, prête à se montrer et qu'aucun miracle ne scinde, le discours philosophique, fût-il platonicien, est, déjà dans la forme de son dire, exclusion d'arrière-mondes. Dans la tradition occidentale, toute philosophie, même une philosophie de la transcendance, se réduit, en tant que logos philoso94

phique, à l'immanence. La fin de la métaphysique, qui de nos jours est sur toutes les lèvres (sans qu'on s'accorde sur le sens exact de cette fin, ni sur le mot métaphysique), consiste, par-delà cette immanentisme formel, à épier le crypto-extrinsèque, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans le contenu des notions où le clandestin risque d'avoir pénétré, comme dans un cheval de Troie, sous quelque inviolable secret de l'intériorité personnelle ou sous l'herméneu­ tique - si rationnelle qu'elle soit - de quelque mythe. Le mot nietzschéen « Dieu est mort» n'a pas été appelé à un si grand retentissement parce qu'il consacrait ou prêchait la disparition de la foi d'entre les facteurs psychologiques importants de la vie. Les certitudes scien­ tifiques qui se substituent à cette foi ne reposent certes pas, pour la plupart des hommes, sur l'universalité ration­ nelle dont elles procèdent ; foi encore, elles se fient à l'Université qui - malgré toutes les contestations confère le droit de parler, et à la technique qui triomphe par la matière de la matière.�ais « Dieu est.mort», c'est la mort à l'Université même de l'herméneutique, du p6uvoir révélateur des mythes, de ï;: fahle, dës Turmes symboliques; la mort des lettres abritant l'esprit, de ce que, d'une façon générale, mais aussi très exacte, on peut appeler les Saintes Écritures. Par un privilège étrange, quelques mythes de !'Olympe résistèrent à la démythisa­ tion et, comme le mythe d'Œdipe, y président, indiquant à la réflexion de nouvelles dimensions et « donnant à penser». Mais des Écritures dans leur ensemble, on ne fait plus l'exégèse. On en fait la genèse1• On en recherche la cause, la formule ou la structure, comme s'ils appartenaient à la prolifération des faits ethnologiques. L'ethnologie n'est plus une discipline entre autres. La philosophie refusant toute surprise - exigeant que tout fait se signale pour être appréhendé - commence dans un exotisme universel qui entoure aussi la civilisa­ tion à laquelle appartient le savant et qui lui avait fourni les moyens du contrôle même qu'il exerce à la frontière 95

de la conscience. Les mythes, désormais, ne recèlent ni vérité, ni erreur. Ce sont des effets sociaux ou psychiques, instruments de défense, rêves de ressentiment ou de satisfaction, images sans valeur gnoséologique. Il ne faut pas les interpréter, il faut les expliquer ou les prendre pour des symptômes, jamais pour des symboles. Gare aux illusions que peut créer leur existence purement fantas­ matique prise pour la signification du vrai. Marx, Nietzsche, Freud sont les maîtres de cette philo­ sophie que Ricœur appela philosophie du soupçon, et où Jean Lacroix aperçoit l'épreuve - sinon la crise religieuse contemporaine, par-delà tous les égarements de fait où tombèrent, s'intégrant dans l'ordre établi, les institutions religieuses, les doctrines, les méthodes, les engagements. Observateur attentif à toutes les inflexions de voix de la pensée philosophique contemporaine, Jean Lacroix n'oublie certes pas, dans ses aperçus, la condition sociale, économique et politique faite - ou refusée - à la conscience religieuse de nos jours. Mais l'essentiel de son inquiétude concerne les sources philosophiques de cette crise que détermine ou que reflète l'enseignement de quelques prestigieux maîtres des lettres ou des sciences humaines d'aujourd'hui, les quatre ou les cinq ou les six grands. Il

Sensible à l'extrême à la différence entre le discours apologétique et le dicours tenu dans l'universel (même si, paradoxalement, cette universalité ne rallie l'unanimité par aucun effet comparable à celui du calcul de la prévision ou de la réussite), la «conscience» religieuse moderne ne s'abolit-elle pas comme conscience ? Les guillemets qui dans l'écriture moderne suppléent trop commodément à tant de mots absents ou impossibles,

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suffisent-ils à suggérer le psychisme à qui religieux devrait servir d'adjectif? C'est sans doute pour essayer de résoudre la crise par son exaspération même que l'on nous propose sinon de retourner à Spinoza, du moins de nous t<;mrner vers lui, d'interroger Spinoza-qui, dans le contexte de l'antihuma­ nisme français d'aujourd'hui, comme dans celui de l'idéa­ lisme humaniste braunschvicgien d'avant-hier, dit la vérité de la philosophie. Fascination commune à Jean Lacroix avec tant de ses contemporains qui ne se soucient pas de religion. Kant a découvert l'apparence transcendantale et nous a certes appris à rechercher la naissance d'une notion avant d'adhérer à son intentionnalité, il n'en a pas moins entrevu dans les illusions de la dialectique trans­ cendantale le premier miroitement des vérités pratiques. Hegel, à qui la philosophie est la vérité du christianisme, ne se libère donc pas de l'exégèse. La phénoménologie husserlienne est incapable de démythiser l'esprit car elle entre dans toutes les intentions - éventuellement même dans celles de la folie. C'est dans Spinoza que les images - relevant de la connaissance du premier genre reçoivent du 2• et du 3• genre seulement une explication et nullement un approfondissement2 • �est le pre­ mier messaS!r de la mo.E_t d'un Di�u ayant avec 'homme _ latameuse ressemblance dont parle la Genèse. Lacompre­ hènsion de !'Écriture par !'Écriture, qu'enseigne le Traité théologico-politique, signifie l'interdiction de chercher dans !'Écriture des concepts philosophiques3 • L'Écriture peut être salutaire comme la vérité, elle· n'en est pas la préfiguration implicite. Elle n'est pas une sagesse infuse, une intériorité ou une raison qui s'ignorent. Chercher en Spinoza une philosophie donnant satisfac­ tion à une âme se réclamant des Écritures constitue un projet audacieux malgré la présence de Dieu dans les théorèmes de !'Éthique, malgré le mot de Novalis sur Spinoza ivre de Dieu. Jean Lacroix insiste sur le discours in-humaniste de Spinoza en tant que philosophe de l'être,

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de la conscience. Les mythes, désormais, ne recèlent ni vérité, ni erreur. Ce sont des effets sociaux ou psychiques, instruments de défense, rêves de ressentiment ou de satisfaction, images sans valeur gnoséologique. Il ne faut pas les interpréter, il faut les expliquer ou les prendre pour des symptômes, jamais pour des symboles. Gare aux illusions que peut créer leur existence purement fantas­ matique prise pour la signification du vrai. Marx, Nietzsche, Freud sont les maîtres de cette philo­ sophie que Ricœur appela philosophie du soupçon, et où Jean Lacroix aperçoit l'épreuve - sinon la crise religieuse contemporaine, par-delà tous les égarements de fait où tombèrent, s'intégrant dans l'ordre établi, les institutions religieuses, les doctrines, les méthodes, les engagements. Observateur attentif à toutes les inflexions de voix de la pensée philosophique contemporaine, Jean Lacroix n'oublie certes pas, dans ses aperçus, la condition sociale, économique et politique faite - ou refusée - à la conscience religieuse de nos jours. Mais l'essentiel de son inquiétude concerne les sources philosophiques de cette crise que détermine ou que reflète l'enseignement de quelques prestigieux maîtres des lettres ou des sciences humaines d'aujourd'hui, les quatre ou les cinq ou les six grands. Il

Sensible à l'extrême à la différence entre le discours apologétique et le dicours tenu dans l'universel (même si, paradoxalement, cette universalité ne rallie l'unanimité par aucun effet comparable à celui du calcul de la prévision ou de la réussite), la «conscience» religieuse moderne ne s'abolit-elle pas comme conscience ? Les guillemets qui dans l'écriture moderne suppléent trop commodément à tant de mots absents ou impossibles,

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suffisent-ils à suggérer le psychisme à qui religieux devrait servir d'adjectif? C'est sans doute pour essayer de résoudre la crise par son exaspération même que l'on nous propose sinon de retourner à Spinoza, du moins de nous t<;mrner vers lui, d'interroger Spinoza-qui, dans le contexte de l'antihuma­ nisme français d'aujourd'hui, comme dans celui de l'idéa­ lisme humaniste braunschvicgien d'avant-hier, dit la vérité de la philosophie. Fascination commune à Jean Lacroix avec tant de ses contemporains qui ne se soucient pas de religion. Kant a découvert l'apparence transcendantale et nous a certes appris à rechercher la naissance d'une notion avant d'adhérer à son intentionnalité, il n'en a pas moins entrevu dans les illusions de la dialectique trans­ cendantale le premier miroitement des vérités pratiques. Hegel, à qui la philosophie est la vérité du christianisme, ne se libère donc pas de l'exégèse. La phénoménologie husserlienne est incapable de démythiser l'esprit car elle entre dans toutes les intentions - éventuellement même dans celles de la folie. C'est dans Spinoza que les images - relevant de la connaissance du premier genre reçoivent du 2• et du 3• genre seulement une explication et nullement un approfondissement2 • �est le pre­ mier messaS!r de la mo.E_t d'un Di�u ayant avec 'homme _ latameuse ressemblance dont parle la Genèse. Lacompre­ hènsion de !'Écriture par !'Écriture, qu'enseigne le Traité théologico-politique, signifie l'interdiction de chercher dans !'Écriture des concepts philosophiques3 • L'Écriture peut être salutaire comme la vérité, elle· n'en est pas la préfiguration implicite. Elle n'est pas une sagesse infuse, une intériorité ou une raison qui s'ignorent. Chercher en Spinoza une philosophie donnant satisfac­ tion à une âme se réclamant des Écritures constitue un projet audacieux malgré la présence de Dieu dans les théorèmes de !'Éthique, malgré le mot de Novalis sur Spinoza ivre de Dieu. Jean Lacroix insiste sur le discours in-humaniste de Spinoza en tant que philosophe de l'être,

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de l'être s'expliquant lui-même par son déploiement, excluant tout anthropomorphisme, tout transfert en Dieu - et fût-ce au superlatif - des puissances et des finalités humaines; la divinité de l'être ou de la nature consistant en la positivité pure de l'esse, en la force même de son essence, qui s'exprime par l'engendrement déductif de la nature naturée. Force ou rationalité indépassable, car il n'y a rien au-delà de cette positivité et de ce conatus, aucune valeur au sens d'un quelconque dépassement de l'être par le bien, totalité sans au-delà affirmée peut-être p��rofondém��1:!e ch� Nietzsche lui-même, totalité qm n'esLqu'un autre nom de la non-dandestinité de l'être ou de son intelligibilité où extériorité et intériorité coïn­ cident. Dans la rigueur de cet ordre, nécessaire sans hétéronomie, il y a place pour l'homme qui est mode d� attribut (et non pas fils chéri du père) et qui, englobé, mais non absorbé, est à distance de ce Dieu selon une transcendance qùe la connaissance du 3• genre comprenant sa place de mode dans la substance permet d'intérioriser. Intériorité dont l'esprit ne couperait par la respiration à l'âme chrétienne, débarrassée de toute extri_nsécité où la Réaction politique enferma la doctrine des Evangiles. Philosophie sans axiologie où se retrouvent, à partir de l'füre, toutes les valeurs menacées : libération de la servitude des passions, rééducation du désir, désalié­ nation, amour du prochain. État libéral. L'amour intellec­ tuel de Dieu et l'éternité qu'il ouvre au philosophe, lequel reçoit de Dieu l'amour même qu'il lui porte, ne sont pas une dissolution dans l'anonymat et ne seraient pas indignes du salut· promis aux élus. Notons, à propos de cette interprétation du spinozisme, à quel point subsiste dans la tradition religieuse de l'Occident une équivalence ou du moins une irrécusable parenté entre spiritualité et connaissance. Mais la rationalité même de l'ordre spinoziste exige que la voie du salut s'ouvre à tous les hommes, même s'ils ne peuvent pas s'élever à la connaissance du 3• genre. A 98

partir de représentations d'un ordre inférieur au Vrai, ils peuvent être incités à l'amour de Dieu, du prochain et à la vertu et, ainsi, être sauvés selon la religion statutaire de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ce qui supposerait un événement purement spirituel de la collation à un homme, méritant le qualificatif de divin, et qui est « plus que philosophe», d'une connaissance_·parfaite de Dieu, d'une sagesse plus haute que la sagesse - dont découle­ rait le message biblique et plus spécialement chrétien. Ill

La philosophie, mise en accord avec la foi, dans ce qu'elle aurait d'essentiel selon l'intériorité de la Raison et par conséquent d'une façon plus convaincante que toute méditation sur l'expérience religieuse - voilà, semble­ t-il, le point névralgique du petit livre sévère et fervent de Jean Lacroix. Les deux autres publications, parues en même temps, enracinent ce projet dans l'actualité. Mais le tout atteste une curieuse résurgence dans le moder­ nisme religieux d'un état d'esprit qui au même degré n'animait peut-être que saint Thomas. La modernité religieuse la plus lucide continue à rap­ porter tout sens à l'unité et à la totalité de l'être. La signification religieuse de la transcendance inenglobable s'entoure de garanties ontologiques; la foi ne court aucun risque sans prendre d'assurances : l'existence de Dieu est le premier problème sans lequel tout le reste ne serait que rhétorique. Malgré le mot - lui aussi d'origine grecque - sur le Bien au-delà de l'être, c'est être qui compte. Confirmé par Hegel dans sa ·nature divine, le discours rassemblant en un thème universel et synchro­ nisant en une vision historique la diachronie absolue de la transcendance reste le maître de toutes choses. La philosophie chasse la métaphysique. N'existe+il pas cependant, pour la conscience moderne

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de l'être s'expliquant lui-même par son déploiement, excluant tout anthropomorphisme, tout transfert en Dieu - et fût-ce au superlatif - des puissances et des finalités humaines; la divinité de l'être ou de la nature consistant en la positivité pure de l'esse, en la force même de son essence, qui s'exprime par l'engendrement déductif de la nature naturée. Force ou rationalité indépassable, car il n'y a rien au-delà de cette positivité et de ce conatus, aucune valeur au sens d'un quelconque dépassement de l'être par le bien, totalité sans au-delà affirmée peut-être p��rofondém��1:!e ch� Nietzsche lui-même, totalité qm n'esLqu'un autre nom de la non-dandestinité de l'être ou de son intelligibilité où extériorité et intériorité coïn­ cident. Dans la rigueur de cet ordre, nécessaire sans hétéronomie, il y a place pour l'homme qui est mode d� attribut (et non pas fils chéri du père) et qui, englobé, mais non absorbé, est à distance de ce Dieu selon une transcendance qùe la connaissance du 3• genre comprenant sa place de mode dans la substance permet d'intérioriser. Intériorité dont l'esprit ne couperait par la respiration à l'âme chrétienne, débarrassée de toute extri_nsécité où la Réaction politique enferma la doctrine des Evangiles. Philosophie sans axiologie où se retrouvent, à partir de l'füre, toutes les valeurs menacées : libération de la servitude des passions, rééducation du désir, désalié­ nation, amour du prochain. État libéral. L'amour intellec­ tuel de Dieu et l'éternité qu'il ouvre au philosophe, lequel reçoit de Dieu l'amour même qu'il lui porte, ne sont pas une dissolution dans l'anonymat et ne seraient pas indignes du salut· promis aux élus. Notons, à propos de cette interprétation du spinozisme, à quel point subsiste dans la tradition religieuse de l'Occident une équivalence ou du moins une irrécusable parenté entre spiritualité et connaissance. Mais la rationalité même de l'ordre spinoziste exige que la voie du salut s'ouvre à tous les hommes, même s'ils ne peuvent pas s'élever à la connaissance du 3• genre. A 98

partir de représentations d'un ordre inférieur au Vrai, ils peuvent être incités à l'amour de Dieu, du prochain et à la vertu et, ainsi, être sauvés selon la religion statutaire de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ce qui supposerait un événement purement spirituel de la collation à un homme, méritant le qualificatif de divin, et qui est « plus que philosophe», d'une connaissance_·parfaite de Dieu, d'une sagesse plus haute que la sagesse - dont découle­ rait le message biblique et plus spécialement chrétien. Ill

La philosophie, mise en accord avec la foi, dans ce qu'elle aurait d'essentiel selon l'intériorité de la Raison et par conséquent d'une façon plus convaincante que toute méditation sur l'expérience religieuse - voilà, semble­ t-il, le point névralgique du petit livre sévère et fervent de Jean Lacroix. Les deux autres publications, parues en même temps, enracinent ce projet dans l'actualité. Mais le tout atteste une curieuse résurgence dans le moder­ nisme religieux d'un état d'esprit qui au même degré n'animait peut-être que saint Thomas. La modernité religieuse la plus lucide continue à rap­ porter tout sens à l'unité et à la totalité de l'être. La signification religieuse de la transcendance inenglobable s'entoure de garanties ontologiques; la foi ne court aucun risque sans prendre d'assurances : l'existence de Dieu est le premier problème sans lequel tout le reste ne serait que rhétorique. Malgré le mot - lui aussi d'origine grecque - sur le Bien au-delà de l'être, c'est être qui compte. Confirmé par Hegel dans sa ·nature divine, le discours rassemblant en un thème universel et synchro­ nisant en une vision historique la diachronie absolue de la transcendance reste le maître de toutes choses. La philosophie chasse la métaphysique. N'existe+il pas cependant, pour la conscience moderne

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_ sans qu'elle ait à s'accuser d'anachronisme - une alternative qui ne revient pas à un choix entre la raison et un sens incommunicable, entre la théologie et la mystique? Un Dieu identique à l'être absolu, existant, ainsi, au-delà de toute mesure, comblant de sa positivité d'être, dans le circuit fermé de la totalité, les déficits et les ruptures de l'être relatif de l'homme - tel serait le premier terme à l'alternative, à l'arrière-fond duquel se dessine le spinozisme, et à ce terme se range sans conteste - ne fût-ce que dans l'angoisse - la pensée existentielle d'hier, craignant dans la conscience de sa faillite ontolo­ gique que le ciel ne soit vide ou l'être fini. Mais la transcendance ne se réveille+elle pas derrière les murs qui prétendent la protéger? L'œuvre d'un Blan­ chot, par exemple, c'est le fait (ce n'est pas seulement le témoignage du fait) que la totalité totalisée n'absorbe pas un remue-ménage ou un sourd et monotone gémissement du silence qui s'installe. Comme si la totalité ne s'apaisait pas dans l'ordre. Monotonie qui n'est pas un logos : ni l'angoisse de l'animalité raisonnable du sujet se débattant dans la constriction de sa finitude, ni son étonnement émerveillé devant l'extraordinaire ordre régnant. Rien moins qu'une conscience de la totalité à laquelle cette conscience appartient d'ailleurs déjà ; ennui qui se fait littérature et s'essaie, sans cesse, à se tromper ou à faire taire ce bourdonnement ininterrompu du silence ou ce néant qui « néantit » au lieu de se tenir tranquille comme il conviendrait à un néant. Ou bien la transcendance rompt et affole, dans la poésie contemporaine - mais de tout temps probablement-, l'apophansis incapable d'embrasser son épos avec des termes qui, retardant sur leur écriture, ne rejoignent pas leur identité. Ou par-delà ces événements - que l'on accuse à la légère de nihilistes - la transcendance éclate dans l'au­ dace de transformer le monde après l'avoir compris, en réponse à l'obsession exercée sur l'ordre par une huma-

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nité qui n'est pas encore « en ordre» ou dont l'ordre, toujours en question, continûment pèse sur ma respon­ sabilité d'otage. Ou proximité du prochain qui ne se résout ni en vérités, ni en contiguïté, au-delà du « rassemblement » : « Moi j'ai ouvert à mon ami - il est perdu - il est passé4• » Littérature, écriture, ataxie, audace, proximité - ce ne sont pas des expériences de la littérature, du désordre ou de la proximité. L'expérience serait encore connaissance, encore ouverture sur l'être, déjà ontologie, déjà philoso­ phie, déjà totalisation. La transcendance se relève de derrière toute expérience de la transcendance, qui cherche à entourer, à circonscrire ou à circonvenir, à nouer, à lier la transcendance. Pour ces liens, la ficelle n'est certes ni trop courte, ni usée. Mais il s'agit de significations qui animent de tout autres frémissements5 de l'humain. Du fond des marécages à miasmes et d'enlisement, d'entre ces diastases de l'identité, et de ces défections de !'Ordre - qui ne sont pas seulement les ébranlements de l'ordre établi -. le nom de Dieu peut-il résonner? La pure transcendance ne peut d'aucune autre façon inter­ rompre la totalisation. Poser au-delà de la totalité totalisée un autre Être, si haut qu'il soit, ce ne serait pas empêcher qu'il s'agglutine aussitôt à la totalité qu'il dépasse malgré la distance que la simple unité d'analogie oppose à ce dépassement. Destin infrangible de l'essence : de l'esse, du Sein. Mais la pure transcendance ne mène pas au Nom singulier d'une façon plus arbitraire que la neutre notion de l'« être nécessaire», ou de la « substance qui est en soi et se conçoit par soi». Il n'est pas nécessaire et il n'est pas possible que dans l'être ce nom retentisse à travers démonstrations ou effectivité, que son « règne » soit manifestation et miracle. La jeunesse de son sens transcendant signifie non pas dans les croyances ni dans les espoirs, mais dans la dépense excessive de l'humain, dans l'un-pour-l'autre, rompant l'équilibre des comptes; dans la « signifiance baillée» sans attente de merci, dans

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_ sans qu'elle ait à s'accuser d'anachronisme - une alternative qui ne revient pas à un choix entre la raison et un sens incommunicable, entre la théologie et la mystique? Un Dieu identique à l'être absolu, existant, ainsi, au-delà de toute mesure, comblant de sa positivité d'être, dans le circuit fermé de la totalité, les déficits et les ruptures de l'être relatif de l'homme - tel serait le premier terme à l'alternative, à l'arrière-fond duquel se dessine le spinozisme, et à ce terme se range sans conteste - ne fût-ce que dans l'angoisse - la pensée existentielle d'hier, craignant dans la conscience de sa faillite ontolo­ gique que le ciel ne soit vide ou l'être fini. Mais la transcendance ne se réveille+elle pas derrière les murs qui prétendent la protéger? L'œuvre d'un Blan­ chot, par exemple, c'est le fait (ce n'est pas seulement le témoignage du fait) que la totalité totalisée n'absorbe pas un remue-ménage ou un sourd et monotone gémissement du silence qui s'installe. Comme si la totalité ne s'apaisait pas dans l'ordre. Monotonie qui n'est pas un logos : ni l'angoisse de l'animalité raisonnable du sujet se débattant dans la constriction de sa finitude, ni son étonnement émerveillé devant l'extraordinaire ordre régnant. Rien moins qu'une conscience de la totalité à laquelle cette conscience appartient d'ailleurs déjà ; ennui qui se fait littérature et s'essaie, sans cesse, à se tromper ou à faire taire ce bourdonnement ininterrompu du silence ou ce néant qui « néantit » au lieu de se tenir tranquille comme il conviendrait à un néant. Ou bien la transcendance rompt et affole, dans la poésie contemporaine - mais de tout temps probablement-, l'apophansis incapable d'embrasser son épos avec des termes qui, retardant sur leur écriture, ne rejoignent pas leur identité. Ou par-delà ces événements - que l'on accuse à la légère de nihilistes - la transcendance éclate dans l'au­ dace de transformer le monde après l'avoir compris, en réponse à l'obsession exercée sur l'ordre par une huma-

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nité qui n'est pas encore « en ordre» ou dont l'ordre, toujours en question, continûment pèse sur ma respon­ sabilité d'otage. Ou proximité du prochain qui ne se résout ni en vérités, ni en contiguïté, au-delà du « rassemblement » : « Moi j'ai ouvert à mon ami - il est perdu - il est passé4• » Littérature, écriture, ataxie, audace, proximité - ce ne sont pas des expériences de la littérature, du désordre ou de la proximité. L'expérience serait encore connaissance, encore ouverture sur l'être, déjà ontologie, déjà philoso­ phie, déjà totalisation. La transcendance se relève de derrière toute expérience de la transcendance, qui cherche à entourer, à circonscrire ou à circonvenir, à nouer, à lier la transcendance. Pour ces liens, la ficelle n'est certes ni trop courte, ni usée. Mais il s'agit de significations qui animent de tout autres frémissements5 de l'humain. Du fond des marécages à miasmes et d'enlisement, d'entre ces diastases de l'identité, et de ces défections de !'Ordre - qui ne sont pas seulement les ébranlements de l'ordre établi -. le nom de Dieu peut-il résonner? La pure transcendance ne peut d'aucune autre façon inter­ rompre la totalisation. Poser au-delà de la totalité totalisée un autre Être, si haut qu'il soit, ce ne serait pas empêcher qu'il s'agglutine aussitôt à la totalité qu'il dépasse malgré la distance que la simple unité d'analogie oppose à ce dépassement. Destin infrangible de l'essence : de l'esse, du Sein. Mais la pure transcendance ne mène pas au Nom singulier d'une façon plus arbitraire que la neutre notion de l'« être nécessaire», ou de la « substance qui est en soi et se conçoit par soi». Il n'est pas nécessaire et il n'est pas possible que dans l'être ce nom retentisse à travers démonstrations ou effectivité, que son « règne » soit manifestation et miracle. La jeunesse de son sens transcendant signifie non pas dans les croyances ni dans les espoirs, mais dans la dépense excessive de l'humain, dans l'un-pour-l'autre, rompant l'équilibre des comptes; dans la « signifiance baillée» sans attente de merci, dans

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l'hyperbole excédant longue vie et éternité. Projet allant non pas vers l'être ou le non-être, mais vers un tiers exclu; même si le langage l'énonce comme étant ou comme être, en l'appelant Dieu. Langage, de soi ambigu - ancillaire et indiscret - qui trahit l'indicible, mais ainsi le révèle et propose à la « réduction » de la méta­ physique. Ce deuxième terme de l'alternative, qui consiste à penser une transcendance risquée ou à risquer la trans­ cendance, n'est pas une romantique éventualité. Il anime l'humanité d'aujourd'hui. Il est l'envers d'un antihuma­ nisme reniant le moi qui prend sa propre sécurité pour une ontologie. Mais le je est encore lui-même et pas un autre - différent de tous les autres et unique - dans la mesure où il se pose, dé-posé de sa souveraineté, comme responsable des libertés étrangères à la sienne, comme non indifférent aux autres hommes et, précisément ainsi, comme absolument différent. Existence relative en vérité de l'un-pour-l'autre, substitution et signifiance de signe. Dépense excessive s'il en fut, dans la responsabilité de l'un réduit à la condition - ou à l'incondition - de l'otage de tous les autres. Ces notions impliquent certes !'hétéronomie de l'obli­ gation débordant les engagements librement consentis. Elles portent atteinte scandaleusement à la notion sacrée de l'autonomie. Mais la spiritualisation à laquelle répon­ dait l'autonomie n'ouvre-t-elle pas, avec les profondeurs de l'intériorité, la dimension du« tout est permis», dimen­ sion où les lignes de repli, préparées à l'avance dans les réserves mentales, s'étendent à perte de vue et où se perd la Différence jusqu'à l'indifférence de l'un pour l'autre jusqu'au « ne plus plaindre et ne plus pleurer » - mais où la totalisation de l'être trouve ses ultimes ressources pour s'exalter en totalitarisme? Il est la conséquence lointaine d'une spiritualisation aussi redoutable que l'ex­ trinsécisme répressif d'un de Bonald ou d'un Joseph de Maistre.

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M. Jean Lacroix pel)sait autrefois à une philosophie de l'insuffisance ou à une insuffisance nécessaire de la phi­ losophie qui devrait' laisser une place à la foi. Il estime maintenant que c'est une position intenable et qu'il faut aller en philosophie jusqu'au bout, jusqu'au spinozisme sans désespérer d'y entendre - ne fût-ce que sous forme de variations - l'intériorité et le salut dont vit la vie religieuse. Son entreprise est hardie, subtile et nuancée. Elle peut être choisie. Une insuffisance de la philosophie ne serait, en effet, qu'une misère de la philosophie condamnée, on le sait, sans appel. Mais la suffisance peut­ elle apaiser un esprit moderne ? En tout cas, la suffisance et le contentement de soi, dont respirent, jusque dans leur facile ironie d'épigones, les commentateurs ou les répétiteurs de telle ou de telle autre pensée absolue, prétendant enfermer la transcendance dans l'immanence, ne peuvent réduire à l'absurde toute signification dissi­ dente. Personne ne conteste la solidité des nœuds qu'ils nouent. Personne n'entend profiter des imperfections des systèmes pour y insérer à titre de complément un savoir sans raison. Mais la signifiance et les irrécusables obligations que l'on peut appeler religieuses - même si ce mot reste intolérable à certains par des infantilismes qu'il évoque - signifiance et obligations qui donnent un sens à toute une humanité responsable d'autrui - ne s'agglomèrent peut-être pas au mouvement tournant et englobant de la philosophie grecque. Et la fin de cette philosophie - la sortie de l'encerclement - n'est pas la fin du sensé qu'un langage - non disséminé - saurait dire sans incruster sa syntaxe dans son sens.

l'hyperbole excédant longue vie et éternité. Projet allant non pas vers l'être ou le non-être, mais vers un tiers exclu; même si le langage l'énonce comme étant ou comme être, en l'appelant Dieu. Langage, de soi ambigu - ancillaire et indiscret - qui trahit l'indicible, mais ainsi le révèle et propose à la « réduction » de la méta­ physique. Ce deuxième terme de l'alternative, qui consiste à penser une transcendance risquée ou à risquer la trans­ cendance, n'est pas une romantique éventualité. Il anime l'humanité d'aujourd'hui. Il est l'envers d'un antihuma­ nisme reniant le moi qui prend sa propre sécurité pour une ontologie. Mais le je est encore lui-même et pas un autre - différent de tous les autres et unique - dans la mesure où il se pose, dé-posé de sa souveraineté, comme responsable des libertés étrangères à la sienne, comme non indifférent aux autres hommes et, précisément ainsi, comme absolument différent. Existence relative en vérité de l'un-pour-l'autre, substitution et signifiance de signe. Dépense excessive s'il en fut, dans la responsabilité de l'un réduit à la condition - ou à l'incondition - de l'otage de tous les autres. Ces notions impliquent certes !'hétéronomie de l'obli­ gation débordant les engagements librement consentis. Elles portent atteinte scandaleusement à la notion sacrée de l'autonomie. Mais la spiritualisation à laquelle répon­ dait l'autonomie n'ouvre-t-elle pas, avec les profondeurs de l'intériorité, la dimension du« tout est permis», dimen­ sion où les lignes de repli, préparées à l'avance dans les réserves mentales, s'étendent à perte de vue et où se perd la Différence jusqu'à l'indifférence de l'un pour l'autre jusqu'au « ne plus plaindre et ne plus pleurer » - mais où la totalisation de l'être trouve ses ultimes ressources pour s'exalter en totalitarisme? Il est la conséquence lointaine d'une spiritualisation aussi redoutable que l'ex­ trinsécisme répressif d'un de Bonald ou d'un Joseph de Maistre.

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M. Jean Lacroix pel)sait autrefois à une philosophie de l'insuffisance ou à une insuffisance nécessaire de la phi­ losophie qui devrait' laisser une place à la foi. Il estime maintenant que c'est une position intenable et qu'il faut aller en philosophie jusqu'au bout, jusqu'au spinozisme sans désespérer d'y entendre - ne fût-ce que sous forme de variations - l'intériorité et le salut dont vit la vie religieuse. Son entreprise est hardie, subtile et nuancée. Elle peut être choisie. Une insuffisance de la philosophie ne serait, en effet, qu'une misère de la philosophie condamnée, on le sait, sans appel. Mais la suffisance peut­ elle apaiser un esprit moderne ? En tout cas, la suffisance et le contentement de soi, dont respirent, jusque dans leur facile ironie d'épigones, les commentateurs ou les répétiteurs de telle ou de telle autre pensée absolue, prétendant enfermer la transcendance dans l'immanence, ne peuvent réduire à l'absurde toute signification dissi­ dente. Personne ne conteste la solidité des nœuds qu'ils nouent. Personne n'entend profiter des imperfections des systèmes pour y insérer à titre de complément un savoir sans raison. Mais la signifiance et les irrécusables obligations que l'on peut appeler religieuses - même si ce mot reste intolérable à certains par des infantilismes qu'il évoque - signifiance et obligations qui donnent un sens à toute une humanité responsable d'autrui - ne s'agglomèrent peut-être pas au mouvement tournant et englobant de la philosophie grecque. Et la fin de cette philosophie - la sortie de l'encerclement - n'est pas la fin du sensé qu'un langage - non disséminé - saurait dire sans incruster sa syntaxe dans son sens.

ROGER LAPORTE ROGER LAPORTE ET LA VOIX DE FIN SILENCE

Nous assistons à une singulière intrigue. L'événement par excellence serait parole - venue de sens à l'être; et l'écriture, mode de recueillement, permettrait à l'événe­ ment d'avoir lieu. Mais ce recueillement signifierait l'ex­ pulsion du Moi hors de sa nacelle ou de sa peau et, ainsi, transparence ou réceptivité pure ; et cet événement, fugace et incertain, attesterait l'exotisme absolu de sa présence par sa façon de se tenir sur le départ, de sorte que le bonheur de la visitation tiendrait au malheur de cette imminente séparation. Venue d'une parole qui ne dit rien d'autre que cette venue, d'une voix blanche ; mais pour « écrire juste» il faut l'avoir entendue, alors que pour l'entendre il faut déjà « écrire juste». Cercle sans issue ou sans entrée. On ne sait pas si la parole est appel ou réponse. Les distinctions et les distances entre sujet et objet s'abolissent. Ni silence, ni dire - mais vigilance et attente -, l'écriture serait douée d'une intentionnalité 105

ROGER LAPORTE ROGER LAPORTE ET LA VOIX DE FIN SILENCE

Nous assistons à une singulière intrigue. L'événement par excellence serait parole - venue de sens à l'être; et l'écriture, mode de recueillement, permettrait à l'événe­ ment d'avoir lieu. Mais ce recueillement signifierait l'ex­ pulsion du Moi hors de sa nacelle ou de sa peau et, ainsi, transparence ou réceptivité pure ; et cet événement, fugace et incertain, attesterait l'exotisme absolu de sa présence par sa façon de se tenir sur le départ, de sorte que le bonheur de la visitation tiendrait au malheur de cette imminente séparation. Venue d'une parole qui ne dit rien d'autre que cette venue, d'une voix blanche ; mais pour « écrire juste» il faut l'avoir entendue, alors que pour l'entendre il faut déjà « écrire juste». Cercle sans issue ou sans entrée. On ne sait pas si la parole est appel ou réponse. Les distinctions et les distances entre sujet et objet s'abolissent. Ni silence, ni dire - mais vigilance et attente -, l'écriture serait douée d'une intentionnalité 105

invertie : elle est attente de l'inattendu et désir que le désirable ne comble pas mais creuse. Ce qui est conté ici n'est ni philosophie, ni psychologie, ni document. C'est à la légère qu'un mot de la couverture range parmi les récits Une voix de fin Silence de Roger Laporte où toutes ces contradictions s'enchaînent sans s'apaiser dans une dialectique. Mais ce livre, qui ne se veut peut-être que « juste écriture» en quête de l'événe­ ment, appartient incontestablement par ses beautés aux belles-lettres. Maurice Blanchot a ouvert la littérature à cette nouvelle dimension où des personnages réels s'usent dans une zone de haute tension qui n'est ni réalité objective, ni champ de conscience. Peut-être, pour Blanchot lui-même, s'agit-il là de l'après-la-mort ou de l'impossible mort. L'horloge commune où les survivants lisent l'heure de la mort des autres est, peut-être, la plus grande malice du Grand Horloger. Dans leur temps à eux, les mourants n'auront jamais cessé de mourir. Leur temps ne se jetterait plus dans le temps commun. Leur agonie sans fin est ce roulis incessant de l'être qui remonte comme un écœurement aux vivants ou ranime le langage incapable de s'arrêter : littérature certes, mais parfois poésie quand se montre une issue, même si cette sortie de secours est fausse porte ou fausse fenêtre. Mais tout se passe comme si extériorité et intériorité étaient le lieu d'un événement plus originel ou ultime qui, précisément, ainsi, au sens littéral de cette locution banale, a lieu. Quel événement? Et pourquoi aurait-il droit à la littérature? Et pourquoi l'appelle+on parole et même écriture? L'événement ressemble tantôt à celui de l'être ou, en donnant au mot essence la valeur d'un nom abstrait d'action, l'événement ressemble à l'essence de l'être, au fameux être de l'étant heideggerien. Chez Blanchot, il se produit comme un ressassement impersonnel et neutre, comme un remue-ménage incessant, comme un intermi­ nable tangage, comme une opacité fondamentale dont, à 106

proprement parler, on ne peut même pas dire qu'elle est fondamentale, car elle ne fonde rien, chaos, tohu-bohu biblique. Roger Laporte semble sur ce point plus proche de Heidegger et de Beaufret. Il parle d'avènement, de sommet, tout en ayant soin de séparer ces notions des bruyants triomphes des vainqueurs. Cette voix qui vient en s'éloignant, comme un écho ou une rime, se tient au bord du silence et de l'oubli. Tantôt l'événement ressemble à la sortie de soi, au passage du Même à !'absolument Autre (ce qui ne donne pas moins à penser que l'être de l'étant!) dont Kierke­ gaard parle avec tant d'insistance et Jankélévitch sans y toucher. L'Autre absolu, c'est la découverte aussitôt remise en question - vérité persécutée. L'incertitude renais­ sante, c'est le mode même selon lequel l'Autre peut passer parmi nous sans devenir la vieille connaissance de ce monde. Chez Jankélévitch, l'entrevision de !'absolu­ ment autre atténue la quiddité de ce qu'elle surprend jusqu'à la réduire au fait nu de la fulguration, à l'éclair de l'entrevision elle-même. En quoi tout cela concerne-t-il les lettres? Mais qu'est donc la littérature, sinon cette disproportion entre l'écri­ ture et l'œuvre, sinon ce « langage porteur de sens" venant se superposer au sens que l'auteur « a cru mettre dans les mots » ? N'est-ce pas à ces mots que veulent remonter, comme pour chasser l'événement, ceux qui se prétendent leurs amants, les philologues et les historiens des lettres? Comme s'il leur importait surtout de montrer que rien ne s'est jamais passé dans l'écriture en dehors des pensées et des émotions des auteurs ! Dans cette obstination de la littérature moderne à raconter sa propre aventure, il serait certes facile de voir une recherche de compensation aux frustrations de la foi perdue. Il s'agit, en fait, d'un besoin d'absolu - peut-on désirer moins? - que la théologie traditionnelle a trop longtemps méconnu avec son surnaturel puissant et magique (au grand scan· claie de Simone Weil), avec son au-delà aussi simplement 107

invertie : elle est attente de l'inattendu et désir que le désirable ne comble pas mais creuse. Ce qui est conté ici n'est ni philosophie, ni psychologie, ni document. C'est à la légère qu'un mot de la couverture range parmi les récits Une voix de fin Silence de Roger Laporte où toutes ces contradictions s'enchaînent sans s'apaiser dans une dialectique. Mais ce livre, qui ne se veut peut-être que « juste écriture» en quête de l'événe­ ment, appartient incontestablement par ses beautés aux belles-lettres. Maurice Blanchot a ouvert la littérature à cette nouvelle dimension où des personnages réels s'usent dans une zone de haute tension qui n'est ni réalité objective, ni champ de conscience. Peut-être, pour Blanchot lui-même, s'agit-il là de l'après-la-mort ou de l'impossible mort. L'horloge commune où les survivants lisent l'heure de la mort des autres est, peut-être, la plus grande malice du Grand Horloger. Dans leur temps à eux, les mourants n'auront jamais cessé de mourir. Leur temps ne se jetterait plus dans le temps commun. Leur agonie sans fin est ce roulis incessant de l'être qui remonte comme un écœurement aux vivants ou ranime le langage incapable de s'arrêter : littérature certes, mais parfois poésie quand se montre une issue, même si cette sortie de secours est fausse porte ou fausse fenêtre. Mais tout se passe comme si extériorité et intériorité étaient le lieu d'un événement plus originel ou ultime qui, précisément, ainsi, au sens littéral de cette locution banale, a lieu. Quel événement? Et pourquoi aurait-il droit à la littérature? Et pourquoi l'appelle+on parole et même écriture? L'événement ressemble tantôt à celui de l'être ou, en donnant au mot essence la valeur d'un nom abstrait d'action, l'événement ressemble à l'essence de l'être, au fameux être de l'étant heideggerien. Chez Blanchot, il se produit comme un ressassement impersonnel et neutre, comme un remue-ménage incessant, comme un intermi­ nable tangage, comme une opacité fondamentale dont, à 106

proprement parler, on ne peut même pas dire qu'elle est fondamentale, car elle ne fonde rien, chaos, tohu-bohu biblique. Roger Laporte semble sur ce point plus proche de Heidegger et de Beaufret. Il parle d'avènement, de sommet, tout en ayant soin de séparer ces notions des bruyants triomphes des vainqueurs. Cette voix qui vient en s'éloignant, comme un écho ou une rime, se tient au bord du silence et de l'oubli. Tantôt l'événement ressemble à la sortie de soi, au passage du Même à !'absolument Autre (ce qui ne donne pas moins à penser que l'être de l'étant!) dont Kierke­ gaard parle avec tant d'insistance et Jankélévitch sans y toucher. L'Autre absolu, c'est la découverte aussitôt remise en question - vérité persécutée. L'incertitude renais­ sante, c'est le mode même selon lequel l'Autre peut passer parmi nous sans devenir la vieille connaissance de ce monde. Chez Jankélévitch, l'entrevision de !'absolu­ ment autre atténue la quiddité de ce qu'elle surprend jusqu'à la réduire au fait nu de la fulguration, à l'éclair de l'entrevision elle-même. En quoi tout cela concerne-t-il les lettres? Mais qu'est donc la littérature, sinon cette disproportion entre l'écri­ ture et l'œuvre, sinon ce « langage porteur de sens" venant se superposer au sens que l'auteur « a cru mettre dans les mots » ? N'est-ce pas à ces mots que veulent remonter, comme pour chasser l'événement, ceux qui se prétendent leurs amants, les philologues et les historiens des lettres? Comme s'il leur importait surtout de montrer que rien ne s'est jamais passé dans l'écriture en dehors des pensées et des émotions des auteurs ! Dans cette obstination de la littérature moderne à raconter sa propre aventure, il serait certes facile de voir une recherche de compensation aux frustrations de la foi perdue. Il s'agit, en fait, d'un besoin d'absolu - peut-on désirer moins? - que la théologie traditionnelle a trop longtemps méconnu avec son surnaturel puissant et magique (au grand scan· claie de Simone Weil), avec son au-delà aussi simplement 107

offert qu'un paysage par la fenêtre, avec sa transcendance qui s'enjambe comme une barrière. Et il ne suffit pas, pour assurer la relève d'une théologie épuisée, de procla­ mer que la transcendance appartient à la subjectivité essentiellement. Par l'emploi abusif de cet adverbe se définit peut-être, de nos jours, la pseudo-pensée. Comme le plomb dont étaient lestées certaines poupées de notre enfance se redressant imperturbablement et se retrouvant sur leurs pieds, le soi-même du Moi le ramène sur le même sol, dans la même position après tous ses avatars. Dans nos voyages nous nous emportons. Or, à travers la littérature de la littérature, avec toutes « ces histoires de langage"• se remettent en question nos mystères enfantins et nos peurs, et se met aussi à l'envers le Moi. Le langage est-il écoute qui perçoit ou contact qui approche ? Manifestation et dévoilement, ou communi­ cation et proximité du prochain et événement éthique irréductible au dévoilement? Ces questions ne s'éludent pas. Mais c'est autour du langage, qui dans l'écriture juste ne fait pas de bruit et n'est plus servile que se joue une partie importante. On pourrait discuter ce privilège de l'écriture sur lequel Roger Laporte écrit des pages sub­ tiles. Qu'importe! Rendu à son essence, le langage, c'est, peut-être, le fait qu'un seul mot toujours se profère qui ne désigne pas un être pensé, mais qui accomplit un mouvement au-delà de l'être et au-delà de la pensée où l'être se mire et se réfléchit. Plus exactement, le proférer même se meut au-delà de la pensée. Le dire est délire. La pensée aussitôt en dénonce l'extravagance ou le verba­ lisme et, objectant aux mots les pierres arrachées aux fondations qui les portent, elle les emprisonne dans le monde qu'ils prétendent dépasser. Elle les force au dis­ cours cohérent. Mais, par là, se raconte encore l'au-delà dont l'audace de ces mots poétiques avait tenu l'écoute er cette communication « ressentie comme la chose communiquée même », cette « confidence pure "· Le

108

e dant que transcendant ne peut être venu comme transc � équivoque ou est anie épiph Son stée. conte est venue si sa énigme. Elle n'est peut-être qu'un mot. toujours se Le langage, c'est le fait qu'un seul mot profère : Dieu.

offert qu'un paysage par la fenêtre, avec sa transcendance qui s'enjambe comme une barrière. Et il ne suffit pas, pour assurer la relève d'une théologie épuisée, de procla­ mer que la transcendance appartient à la subjectivité essentiellement. Par l'emploi abusif de cet adverbe se définit peut-être, de nos jours, la pseudo-pensée. Comme le plomb dont étaient lestées certaines poupées de notre enfance se redressant imperturbablement et se retrouvant sur leurs pieds, le soi-même du Moi le ramène sur le même sol, dans la même position après tous ses avatars. Dans nos voyages nous nous emportons. Or, à travers la littérature de la littérature, avec toutes « ces histoires de langage"• se remettent en question nos mystères enfantins et nos peurs, et se met aussi à l'envers le Moi. Le langage est-il écoute qui perçoit ou contact qui approche ? Manifestation et dévoilement, ou communi­ cation et proximité du prochain et événement éthique irréductible au dévoilement? Ces questions ne s'éludent pas. Mais c'est autour du langage, qui dans l'écriture juste ne fait pas de bruit et n'est plus servile que se joue une partie importante. On pourrait discuter ce privilège de l'écriture sur lequel Roger Laporte écrit des pages sub­ tiles. Qu'importe! Rendu à son essence, le langage, c'est, peut-être, le fait qu'un seul mot toujours se profère qui ne désigne pas un être pensé, mais qui accomplit un mouvement au-delà de l'être et au-delà de la pensée où l'être se mire et se réfléchit. Plus exactement, le proférer même se meut au-delà de la pensée. Le dire est délire. La pensée aussitôt en dénonce l'extravagance ou le verba­ lisme et, objectant aux mots les pierres arrachées aux fondations qui les portent, elle les emprisonne dans le monde qu'ils prétendent dépasser. Elle les force au dis­ cours cohérent. Mais, par là, se raconte encore l'au-delà dont l'audace de ces mots poétiques avait tenu l'écoute er cette communication « ressentie comme la chose communiquée même », cette « confidence pure "· Le

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e dant que transcendant ne peut être venu comme transc � équivoque ou est anie épiph Son stée. conte est venue si sa énigme. Elle n'est peut-être qu'un mot. toujours se Le langage, c'est le fait qu'un seul mot profère : Dieu.

MAX PICARD

MAX PICARD ET LE VISAGE

J'ai été pendant quelques années en correspondance avec Max Picard et j'ai lu ses livres. Je ne l'ai jamais rencontré, mais j'ai l'impression d'avoir vu son visage. Parler de Max Picard, c'est, pour moi, presque évoquer une apparition, mais étrangement réelle. C'est là peut-être la définition même d'une expérience poétique. J'ai relu ses lettres - ces cartes postales où il marquait quelques phrases en français pour les continuer en alle­ mand et souvent, en interrompant la phrase française au milieu, pour l'achever dans sa langue. Rien dans ce courrier ne ressemble à une correspondance rédigée en vue de sa publication future. Et certes nos relations n'étaient pas assez anciennes, ni assez profondes pour justifier de longues confidences intellectuelles. Mais avec Max Picard on avait l'impression que les signes qu'il vous

fais ait ainsi étaient encore plus importants que les signifi111

MAX PICARD

MAX PICARD ET LE VISAGE

J'ai été pendant quelques années en correspondance avec Max Picard et j'ai lu ses livres. Je ne l'ai jamais rencontré, mais j'ai l'impression d'avoir vu son visage. Parler de Max Picard, c'est, pour moi, presque évoquer une apparition, mais étrangement réelle. C'est là peut-être la définition même d'une expérience poétique. J'ai relu ses lettres - ces cartes postales où il marquait quelques phrases en français pour les continuer en alle­ mand et souvent, en interrompant la phrase française au milieu, pour l'achever dans sa langue. Rien dans ce courrier ne ressemble à une correspondance rédigée en vue de sa publication future. Et certes nos relations n'étaient pas assez anciennes, ni assez profondes pour justifier de longues confidences intellectuelles. Mais avec Max Picard on avait l'impression que les signes qu'il vous

fais ait ainsi étaient encore plus importants que les signifi111

cations communiquées, que la voix comptait autant que le message. Sa personne y était tout entière présente et

tourn�e ve �s la vôtre. Ce n'est pas que les rapports _ . humams qui s . etabhssent dans la participation des hommes ordre _ u niverse à u? ! ne soient pas, généralement, pour le mo�ns aussi authentiques que l'attention qu'ils pourraient les uns pour les autres. Mais chez les êtres d'excep­ a vmr _ tzon cette attention est incomparablement aiguë. Elle ne ressemble en rien à des effusions. Elle conserve la pureté d'un concept et la chasteté d'un mouvement intellectuel. II

C'est peut-être cela qu'enseignent les livres de Picard L'intér�t pour l' �omme, certes. Mais qui se permettrait: de nos Jours, de dire - malgré la « crise de l'humanisme » - �u'.il �e s'intér �sse pas à !'h �m?1�? Chez Picard, par­ . .

dela 1 mtere � pour 1 �omme, vtt 1 mteret pour chaque visage _ humam. Ph1losoph1e du visage - c'est l'essentiel de la pensée de Max Picard. Le visage n'est pas seulement un autre nom pour la personnalité. Le visage, c'est certes la

personnalité, mais la personnalité, dans sa manifestation dans son extériorisation et dans son accueil, dans s� �anc �ise ori_gi �elle. Le visage est de soi et, si l'on peut s expnmer ams1, le mystère de toute clarté, le secret de toute ouverture. C'est pourquoi Picard reprend la formule biblique qui veut un homme créé à l'image de Dieu. Et selon un mot d � M �� P.ic�rd, qui m'avait été rapporté par son fils Michael, le visage de l'homme est la preuve de l'existence de Dieu. Il ne s'agit certes pas de preuve déductive. Il s'agit de la dimension même du divin - et du divin mo �othéiste. - s'o�vrant dans cette bizarre configuration de lignes qui constttuent la figure humaine. C'est dans le vis ��e de l' �omme que, par-delà l'expression de ia singu­ lante humame, et peut-être à cause de cette singularité 112

ultime - se manifeste la trace de Dieu et que la lumière

de la révélation inonde l'univers. La personnalité dans le visage est à la fois ce qu'i_l y a

de plus irremplaçable, de plus unique et ce qui es� . l'intelligibilité même. Par le vi�age humam �onçu a l'image de Dieu, l'univers se fait forme plast1q� e; 1� grouillement de particules pre:'� un s� ns � n se cnsta!l�­ _ sant en image, en métaphores m1ttales a meme 1� sens� b1lité, en un langage originel, en un poème. pnmordi�l. D'où dans toute l'œuvre de Picard des essais de physio­ gnomonie qui ne consistent pas à che_rcher le_s trai�s de caractères psychologiques à partir des hg� es qu� dess1?ent une face humaine, mais à déchiffrer l'univers a partir de ces images ou métaphores fondamentales que sont _ les visages humains : ceux que l'on aborde dans les �: lat10_n� quotidiennes, ceux que, dans leur contact � vec I etermt� on appelle, improprement, masques mortuaires, ceux_ qui, devenus portraits, nous regardent des murs des musees. III

Comment déchiffrer ce langage ? La poésie, seule, répond à la poésie. L'analyse philosop?ique de Picard est une analyse poétique. Sa lecture des � 1sa� es et d� mo_nde n'est pas toujours conceptuellement JUSt1fiabl� �1 pheno­ ménologiquement convaincante. Elle est poettquement certaine. On pense souvent en le lisant au Bachelard des éléments, de !'Eau, de !'Air, de la Terre et du Feu. On pense à Bachelard qui fut son ami. . Mais on est surtout en droit de se demander s1 la lecture des premières significations peut être autre que � oétique ? Ne s'agit-il pas là d'interprétations où se constituent les premiers vocables et les premières ?1étaphores encore en deçà du discours cohérent des ph1losoph� s, vocables _et métaphores qui rendront seulement possible un te! �1s­ cours ? Le langage ne commence-t-il pas dans cette reg1on 113

l

cations communiquées, que la voix comptait autant que le message. Sa personne y était tout entière présente et

tourn�e ve �s la vôtre. Ce n'est pas que les rapports _ . humams qui s . etabhssent dans la participation des hommes ordre _ u niverse à u? ! ne soient pas, généralement, pour le mo�ns aussi authentiques que l'attention qu'ils pourraient les uns pour les autres. Mais chez les êtres d'excep­ a vmr _ tzon cette attention est incomparablement aiguë. Elle ne ressemble en rien à des effusions. Elle conserve la pureté d'un concept et la chasteté d'un mouvement intellectuel. II

C'est peut-être cela qu'enseignent les livres de Picard L'intér�t pour l' �omme, certes. Mais qui se permettrait: de nos Jours, de dire - malgré la « crise de l'humanisme » - �u'.il �e s'intér �sse pas à !'h �m?1�? Chez Picard, par­ . .

dela 1 mtere � pour 1 �omme, vtt 1 mteret pour chaque visage _ humam. Ph1losoph1e du visage - c'est l'essentiel de la pensée de Max Picard. Le visage n'est pas seulement un autre nom pour la personnalité. Le visage, c'est certes la

personnalité, mais la personnalité, dans sa manifestation dans son extériorisation et dans son accueil, dans s� �anc �ise ori_gi �elle. Le visage est de soi et, si l'on peut s expnmer ams1, le mystère de toute clarté, le secret de toute ouverture. C'est pourquoi Picard reprend la formule biblique qui veut un homme créé à l'image de Dieu. Et selon un mot d � M �� P.ic�rd, qui m'avait été rapporté par son fils Michael, le visage de l'homme est la preuve de l'existence de Dieu. Il ne s'agit certes pas de preuve déductive. Il s'agit de la dimension même du divin - et du divin mo �othéiste. - s'o�vrant dans cette bizarre configuration de lignes qui constttuent la figure humaine. C'est dans le vis ��e de l' �omme que, par-delà l'expression de ia singu­ lante humame, et peut-être à cause de cette singularité 112

ultime - se manifeste la trace de Dieu et que la lumière

de la révélation inonde l'univers. La personnalité dans le visage est à la fois ce qu'i_l y a

de plus irremplaçable, de plus unique et ce qui es� . l'intelligibilité même. Par le vi�age humam �onçu a l'image de Dieu, l'univers se fait forme plast1q� e; 1� grouillement de particules pre:'� un s� ns � n se cnsta!l�­ _ sant en image, en métaphores m1ttales a meme 1� sens� b1lité, en un langage originel, en un poème. pnmordi�l. D'où dans toute l'œuvre de Picard des essais de physio­ gnomonie qui ne consistent pas à che_rcher le_s trai�s de caractères psychologiques à partir des hg� es qu� dess1?ent une face humaine, mais à déchiffrer l'univers a partir de ces images ou métaphores fondamentales que sont _ les visages humains : ceux que l'on aborde dans les �: lat10_n� quotidiennes, ceux que, dans leur contact � vec I etermt� on appelle, improprement, masques mortuaires, ceux_ qui, devenus portraits, nous regardent des murs des musees. III

Comment déchiffrer ce langage ? La poésie, seule, répond à la poésie. L'analyse philosop?ique de Picard est une analyse poétique. Sa lecture des � 1sa� es et d� mo_nde n'est pas toujours conceptuellement JUSt1fiabl� �1 pheno­ ménologiquement convaincante. Elle est poettquement certaine. On pense souvent en le lisant au Bachelard des éléments, de !'Eau, de !'Air, de la Terre et du Feu. On pense à Bachelard qui fut son ami. . Mais on est surtout en droit de se demander s1 la lecture des premières significations peut être autre que � oétique ? Ne s'agit-il pas là d'interprétations où se constituent les premiers vocables et les premières ?1étaphores encore en deçà du discours cohérent des ph1losoph� s, vocables _et métaphores qui rendront seulement possible un te! �1s­ cours ? Le langage ne commence-t-il pas dans cette reg1on 113

l

préliminaire où se font écho les correspondances dont pa �le Baudelaire? Les premiers mots n'ont-ils pas leur naissance latente dans des rapprochements qui créent seulement les ressemblances? Les thèses fondamentales sur lesquelles reposeront plus tan;l les systèmes ne se . tissent- elles pas souverainement comme des poèmes, même si leur poésie injustifiable s'oublie dans les écoles? Dans l'un des textes admirables de son livre intitulé Monde du Silence, Picard nous décrit, par exemple, le temps qui coule en silence, le déroulement silencieux du ryt �me des saisons où les choses, êtres, feuilles, fleurs, fruits, couleurs, bruits même, sortent silencieusement d'entre les fissures d'un écoulement silencieux pour se trouver brusquement là (il ne s'agit pas du tout d'une lourde et lente maturation, mais d'un surgissement créa­ teur) ; où la neige - et il faut penser aux paysages suisses - est du silence visible bordé par la terre et le ciel. Silence du temps? Le temps serait - dans son écoule­ ment sans bruit - le lieu natif du silence. Mais, dira-t-on, quel débordement de métaphores ! Quel arbitraire ! La neige - un silence visible ou le silence de l'écoulement du temps? Mais qui a dit le premier que le temps coule ? �t ��i a nommé le premier le temps lui-même ? Le temps mv1s1ble, dans le langage de qui a-t-il pu devenir substan­ tif? IV

L'attitude de Max Picard à l'égard du monde moderne m nde des b its : monde des êtres et des choses qui, . r:,i -; � d apres lut, auraient perdu leur visage et qu'exprimerait l'art moderne (ce monde cassé dont nous a parlé admi­ rablement Gabriel Marcel) -. l'attitude de Picard à l'égard de ce monde est une attitude de refus. Cela ne peut nous étonner. Mais ce refus du monde moderne prend chez Max Picard une forme qui tranche sur la 114

mode qu'est devenu de nos jours le « non à la technique» à la technologie, à la technocratie (proféré, comme par hasard, dans la presse et la radio), mode par la�uelle ce non participe au monde moderne, dont il pretend se séparer. . Picard pense que la nature, antérieure à toute 1�terven­ tion de l'homme, porte plus de signification hu°;au:ie '!,ue l'ordre issu de l'activité et de l'inquiétude et de I agitation humaine et que cette signification - ou ce sil�nce -:­ sont nécessaires à l'homme. Que la signific�tlo� _ s01t silence et non pas verbe, est peut-être l'une des mtu1�1ons fondamentales de Picard. Le sublime des paysages suisses, enlève certes à cet antimodernisme tout arrière -goût de provincialisme et de conservatisme et d'esprit _ réac��on­ naire; mais, surtout, l'ordre de la nature est smguhere­ ment proche chez lui de l'ordre du visage, d� la parole de Dieu qui, si on peut dire, silencieusement resonne sur ces hauteurs sur ces forêts, sur ces neiges et sur ces lacs. Entre l'exil de l'homme des villes et l'enracinement �es païens enivrés par le sol et le sang - s'étend un site, _ mais absolument non heideggerien - issu du verbe créateur de la Genèse. Mais Picard pense aussi -:- et en cela j'ose à peine le suivre - mais pou_ rqu01 alors conserver le nom de Dieu dans mon vocabulaire? - Max Picard pense que l'homme peut échapper à la .commu­ nauté avec le mal qui menace de violence son silence et son monde. J'ai reçu, quelques mois avant sa mort, un petit conte de vingt lignes qui sans doute raconte la façon dont Picard a passé parmi nous : • . Quelqu'un passe son chemin en bordure de la foret: Là se tient l'assassin. Le passant ne lui prête pas attent�on, car il se récite sa propre histoire. L'assassin n_ e peut nen. Comme si l'inattention de sa victime le séparait du mond� du crime et ne laissait pas au geste meurtrier l'instant qu_1 est nécessaire à l'acte d'assassinat, instant commun a l'assassin et à la victime. Comme si les battements de tempes de l'assassin et 115

préliminaire où se font écho les correspondances dont pa �le Baudelaire? Les premiers mots n'ont-ils pas leur naissance latente dans des rapprochements qui créent seulement les ressemblances? Les thèses fondamentales sur lesquelles reposeront plus tan;l les systèmes ne se . tissent- elles pas souverainement comme des poèmes, même si leur poésie injustifiable s'oublie dans les écoles? Dans l'un des textes admirables de son livre intitulé Monde du Silence, Picard nous décrit, par exemple, le temps qui coule en silence, le déroulement silencieux du ryt �me des saisons où les choses, êtres, feuilles, fleurs, fruits, couleurs, bruits même, sortent silencieusement d'entre les fissures d'un écoulement silencieux pour se trouver brusquement là (il ne s'agit pas du tout d'une lourde et lente maturation, mais d'un surgissement créa­ teur) ; où la neige - et il faut penser aux paysages suisses - est du silence visible bordé par la terre et le ciel. Silence du temps? Le temps serait - dans son écoule­ ment sans bruit - le lieu natif du silence. Mais, dira-t-on, quel débordement de métaphores ! Quel arbitraire ! La neige - un silence visible ou le silence de l'écoulement du temps? Mais qui a dit le premier que le temps coule ? �t ��i a nommé le premier le temps lui-même ? Le temps mv1s1ble, dans le langage de qui a-t-il pu devenir substan­ tif? IV

L'attitude de Max Picard à l'égard du monde moderne m nde des b its : monde des êtres et des choses qui, . r:,i -; � d apres lut, auraient perdu leur visage et qu'exprimerait l'art moderne (ce monde cassé dont nous a parlé admi­ rablement Gabriel Marcel) -. l'attitude de Picard à l'égard de ce monde est une attitude de refus. Cela ne peut nous étonner. Mais ce refus du monde moderne prend chez Max Picard une forme qui tranche sur la 114

mode qu'est devenu de nos jours le « non à la technique» à la technologie, à la technocratie (proféré, comme par hasard, dans la presse et la radio), mode par la�uelle ce non participe au monde moderne, dont il pretend se séparer. . Picard pense que la nature, antérieure à toute 1�terven­ tion de l'homme, porte plus de signification hu°;au:ie '!,ue l'ordre issu de l'activité et de l'inquiétude et de I agitation humaine et que cette signification - ou ce sil�nce -:­ sont nécessaires à l'homme. Que la signific�tlo� _ s01t silence et non pas verbe, est peut-être l'une des mtu1�1ons fondamentales de Picard. Le sublime des paysages suisses, enlève certes à cet antimodernisme tout arrière -goût de provincialisme et de conservatisme et d'esprit _ réac��on­ naire; mais, surtout, l'ordre de la nature est smguhere­ ment proche chez lui de l'ordre du visage, d� la parole de Dieu qui, si on peut dire, silencieusement resonne sur ces hauteurs sur ces forêts, sur ces neiges et sur ces lacs. Entre l'exil de l'homme des villes et l'enracinement �es païens enivrés par le sol et le sang - s'étend un site, _ mais absolument non heideggerien - issu du verbe créateur de la Genèse. Mais Picard pense aussi -:- et en cela j'ose à peine le suivre - mais pou_ rqu01 alors conserver le nom de Dieu dans mon vocabulaire? - Max Picard pense que l'homme peut échapper à la .commu­ nauté avec le mal qui menace de violence son silence et son monde. J'ai reçu, quelques mois avant sa mort, un petit conte de vingt lignes qui sans doute raconte la façon dont Picard a passé parmi nous : • . Quelqu'un passe son chemin en bordure de la foret: Là se tient l'assassin. Le passant ne lui prête pas attent�on, car il se récite sa propre histoire. L'assassin n_ e peut nen. Comme si l'inattention de sa victime le séparait du mond� du crime et ne laissait pas au geste meurtrier l'instant qu_1 est nécessaire à l'acte d'assassinat, instant commun a l'assassin et à la victime. Comme si les battements de tempes de l'assassin et 115

ceux de 1 � victime pouvaient ne jamais être en phase. Sur son chemin de retour, le passant revoit l'assassin, toujours en bordu:e de la forêt et toujours incapable de tuer. Comme s1 dans son histoire personnelle - à condition de ne laisser vide aucun instant - l'homme trouvait refuge contre la contemporanéité même. Comme si dans sa paix intérieure - à condition qu'elle . a1� un sens - il pouvait paralyser le bras des violents et faire tomber les armes de leur main.

MARCEL PROUST

L'AUTRE DANS PROUST

L'éternité des chefs-d'œuvre ne les arrache point au temps. Inconsciente et capricieuse, l'actualité se cherche une raison et une assise dans les œuvres du passé qui, malgré leur achèvement, changent ainsi de signification, se renouvellent et vivent. Proust, qui n'appartient plus au présent parce que déjà il peut le guider, connaît le magnifique destin de survies innombrables. Qu'était-il pour les lecteurs d'entre les deux guerres qui, autour de 1933, tentés par tout une littérature d'héroïsme, d'action et de terroir, commençaient à l'ou­ blier ? Maître du calcul différentiel des âmes, psychologue de l'infinitésimal. Magicien des rythmes inexprimables. Celui qui, par un miracle du langage, retrouve et recrée un monde et un temps perdus dans l'éparpillement des instants. Émule de Freud et de Bergson - et c'était la canonisation même - il posait aux critiques de vains problèmes d'influences. La madeleine trempée dans du

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ceux de 1 � victime pouvaient ne jamais être en phase. Sur son chemin de retour, le passant revoit l'assassin, toujours en bordu:e de la forêt et toujours incapable de tuer. Comme s1 dans son histoire personnelle - à condition de ne laisser vide aucun instant - l'homme trouvait refuge contre la contemporanéité même. Comme si dans sa paix intérieure - à condition qu'elle . a1� un sens - il pouvait paralyser le bras des violents et faire tomber les armes de leur main.

MARCEL PROUST

L'AUTRE DANS PROUST

L'éternité des chefs-d'œuvre ne les arrache point au temps. Inconsciente et capricieuse, l'actualité se cherche une raison et une assise dans les œuvres du passé qui, malgré leur achèvement, changent ainsi de signification, se renouvellent et vivent. Proust, qui n'appartient plus au présent parce que déjà il peut le guider, connaît le magnifique destin de survies innombrables. Qu'était-il pour les lecteurs d'entre les deux guerres qui, autour de 1933, tentés par tout une littérature d'héroïsme, d'action et de terroir, commençaient à l'ou­ blier ? Maître du calcul différentiel des âmes, psychologue de l'infinitésimal. Magicien des rythmes inexprimables. Celui qui, par un miracle du langage, retrouve et recrée un monde et un temps perdus dans l'éparpillement des instants. Émule de Freud et de Bergson - et c'était la canonisation même - il posait aux critiques de vains problèmes d'influences. La madeleine trempée dans du

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tilleul parfumait déjà la poussière des manuels et servait de viatique aux collégiens partant pour l'inconnu des baccalauréats. Il y avait aussi un Proust sociologue. Nouveau Saint­ Simon d'une noblesse sans Versailles, analyste d'un monde précieux et artificiel, immobile dans l'histoire, suspendu aux conventions, plus concrètes que le réel et - chose remarquable - fournissant à ses habitants par ses abs­ tra�tions mêmes ces situations dramatiques et profondes qut mettent en cause l'humanité de l'homme chez un Shakespeare ou un Dostoïevsky. Nous n'avons pas changé tout cela. Mais la minutie de l'analyse qui naguère nous émerveillait ne vaut plus, à nos yeux, par elle-même; et les «explications», qui dans l'œuvre de Proust, souvent s'ajoutent à l'analyse ne nous convainquent pas toujours. C'est sans doute à ces «théo­ ries», à ces raisonnements sur le mécanisme de l'âme qui abondent dans A la recherche du temps perdu que s� rapporte le mot de Sartre de 1938 : «La psychologie de Proust? Ce n'est même pas celle de Bergson, c'est celle de Ribot. » Sévère, le jugement témoigne en tout cas d'un discrédit où est tombé pour une génération qui s'en était nourrie - tout un côté de l'œuvre proustienne. Discrédit qui ramène à l'essentiel. La théorie du savant et du philosophe se rapporte sans équivoque à l'objet qui . lm sert de thème. La théorie du poète - comme tout ce qu'il dit - recèle une ambiguïté, car il ne s'agit pas d'exprimer mais de créer l'objet. Comme les images ou les s�mboles, le raisonnement est appelé à produire un certam rythme dans lequel la réalité cherchée fera une apparition magique. Les vérités ou les erreurs énoncées ne v�lent pa� par elles-mêmes. Ce sont des sortilèges et des mcantat1ons. Reconnaître dans la psychologie de Proust les ressorts de la psychologie empiriste, ce n'est pas détruire, c'est laisser agir le charme de l'œuvre proustien�e à laquelle la théorie n'est que moyen. _ Il est ev1dent que cette ambiguïté caractérise l'éclairage

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même de la poésie proustienne. Les contours des événe­ ments, des personnes et des choses, malgré la précision des traits, malgré le relief des caractères et des types, demeurent dans l'indétermination absolue. On ne saura pas jusqu'au bout, dans ce monde qui cependant est le nôtre, historiquement et géographiquement fixé, ce qui s'était exactement passé. Monde jamais définitif où la réalisation ne sacrifie pas de possibles. Ils se pressent aux portes de l'être et, comme l'ombre de Banco, s'installent à la place royale. Comme les pensées qui se doublent d'arrière-pensées, les actes se doublent d'«arrière-actes» à intentions imprévisibles, et les choses d'«arrière-choses » dans des perspectives et des dimensions insoupçonnées. C'est là la véritable intériorisation du monde proustien. Elle ne tient pas à une vision subjective de la réalité, ni même aux coordonnées intérieures auxquelles, au mépris de toute référence objective, se rapportent les événements qui ont l'air de surgir de nulle part, ni à un fond métaphysique qui serait pressenti derrière les apparences allégoriques, symboliques ou énigmatiques ; mais à la structure même des apparences qui sont à la fois ce qu'elles sont et l'infini de ce qu'elles excluent. Comme l'âme elle-même qui dans l'univers de la légalité formu­ lable et du choix accompli, éternellement, s'invertit en un «hors-la-loi », en une compossibilité de contraditoires, en une annulation de tous les choix. Il est curieux de noter à quel point l'amoralisme de Proust introduit dans son univers la liberté la plus folle, confère aux objets et aux êtres définis le scintillement des possibles que la définition n'a pas éteints. On dirait que les règles morales bannissent les féeries du monde plus sévèrement que les lois naturelles et que la magie commence, comme un Sabbat fantastique, dès que l'éthique est finie. Les méta­ morphoses et les évolutions des personnages - les plus invraisemblables - s'imposent comme les plus natu­ relles, dans un monde revenu à Sodome et Gomorrhe ;

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tilleul parfumait déjà la poussière des manuels et servait de viatique aux collégiens partant pour l'inconnu des baccalauréats. Il y avait aussi un Proust sociologue. Nouveau Saint­ Simon d'une noblesse sans Versailles, analyste d'un monde précieux et artificiel, immobile dans l'histoire, suspendu aux conventions, plus concrètes que le réel et - chose remarquable - fournissant à ses habitants par ses abs­ tra�tions mêmes ces situations dramatiques et profondes qut mettent en cause l'humanité de l'homme chez un Shakespeare ou un Dostoïevsky. Nous n'avons pas changé tout cela. Mais la minutie de l'analyse qui naguère nous émerveillait ne vaut plus, à nos yeux, par elle-même; et les «explications», qui dans l'œuvre de Proust, souvent s'ajoutent à l'analyse ne nous convainquent pas toujours. C'est sans doute à ces «théo­ ries», à ces raisonnements sur le mécanisme de l'âme qui abondent dans A la recherche du temps perdu que s� rapporte le mot de Sartre de 1938 : «La psychologie de Proust? Ce n'est même pas celle de Bergson, c'est celle de Ribot. » Sévère, le jugement témoigne en tout cas d'un discrédit où est tombé pour une génération qui s'en était nourrie - tout un côté de l'œuvre proustienne. Discrédit qui ramène à l'essentiel. La théorie du savant et du philosophe se rapporte sans équivoque à l'objet qui . lm sert de thème. La théorie du poète - comme tout ce qu'il dit - recèle une ambiguïté, car il ne s'agit pas d'exprimer mais de créer l'objet. Comme les images ou les s�mboles, le raisonnement est appelé à produire un certam rythme dans lequel la réalité cherchée fera une apparition magique. Les vérités ou les erreurs énoncées ne v�lent pa� par elles-mêmes. Ce sont des sortilèges et des mcantat1ons. Reconnaître dans la psychologie de Proust les ressorts de la psychologie empiriste, ce n'est pas détruire, c'est laisser agir le charme de l'œuvre proustien�e à laquelle la théorie n'est que moyen. _ Il est ev1dent que cette ambiguïté caractérise l'éclairage

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même de la poésie proustienne. Les contours des événe­ ments, des personnes et des choses, malgré la précision des traits, malgré le relief des caractères et des types, demeurent dans l'indétermination absolue. On ne saura pas jusqu'au bout, dans ce monde qui cependant est le nôtre, historiquement et géographiquement fixé, ce qui s'était exactement passé. Monde jamais définitif où la réalisation ne sacrifie pas de possibles. Ils se pressent aux portes de l'être et, comme l'ombre de Banco, s'installent à la place royale. Comme les pensées qui se doublent d'arrière-pensées, les actes se doublent d'«arrière-actes» à intentions imprévisibles, et les choses d'«arrière-choses » dans des perspectives et des dimensions insoupçonnées. C'est là la véritable intériorisation du monde proustien. Elle ne tient pas à une vision subjective de la réalité, ni même aux coordonnées intérieures auxquelles, au mépris de toute référence objective, se rapportent les événements qui ont l'air de surgir de nulle part, ni à un fond métaphysique qui serait pressenti derrière les apparences allégoriques, symboliques ou énigmatiques ; mais à la structure même des apparences qui sont à la fois ce qu'elles sont et l'infini de ce qu'elles excluent. Comme l'âme elle-même qui dans l'univers de la légalité formu­ lable et du choix accompli, éternellement, s'invertit en un «hors-la-loi », en une compossibilité de contraditoires, en une annulation de tous les choix. Il est curieux de noter à quel point l'amoralisme de Proust introduit dans son univers la liberté la plus folle, confère aux objets et aux êtres définis le scintillement des possibles que la définition n'a pas éteints. On dirait que les règles morales bannissent les féeries du monde plus sévèrement que les lois naturelles et que la magie commence, comme un Sabbat fantastique, dès que l'éthique est finie. Les méta­ morphoses et les évolutions des personnages - les plus invraisemblables - s'imposent comme les plus natu­ relles, dans un monde revenu à Sodome et Gomorrhe ;

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les relations s'établissent entre les termes qui semblaient les refuser. Tout est vertigineusement possible. Ce mouvement de la réalité définie, s'échappant de sa définition, constitue le mystère même qui pénètre la réalité proustienne. Mystère qui n'a rien de nocturne ; il ne prolonge pas le monde jusqu'à l'invisible. Le pouvoir pour l'être d'être incomparablement plus que ce qu'il est ne tient pas à une je ne sais quelle fonction de symbole qu'il assumerait, ni à un dynamisme qui le développerait en devenir, mais à son scintillement infini sous le regard de la réflexion. La réalité bénéficie de rappels innom­ brables. Elle tient de ces rappels toute son acuité de réalité. La joie, la douleur, l'émotion, chez Proust ne sont jamais des faits qui valent par eux-mêmes. Le moi c'est déjà séparé de son état, dans l'intimité même où il se maintient normalement avec lui, comme le bâton immergé se brise tout en restant entier. L'effort spirituel se meut dès lors sur le plan où le moi doit assumer ce qui, si naturellement semble-t-il, était déjà à lui. La vraie émotion chez Proust est toujours l'émotion de l'émotion. Celle-là communique à celle-ci toute sa chaleur et, en plus, toute son inquiétude. En dépit du principe de Lachelier qui distingue la douleur, de la réflexion sur la douleur, l'une étant douloureuse, l'autre seulement vraie ou fausse, la réflexion proustienne, commandée par un écart entre le moi et son état, par une espèce de réfraction met sur la vie intérieure, son accent même. Tout se passe comme si un autre moi-même doublait constamment le moi, dans une inégalable amitié, mais aussi dans une froide étran­ geté que la vie s'efforce à surmonter. Le mystère chez Proust est le mystère de l'autre. De là, dans Proust, quelque chose d'unique et sans précédent dans la littérature. Ses analyses, même quand elles rappellent Ribot - et elles le rappellent rarement quoi qu'en dise Sartre ....:.., ne traduisent que cette étran­ geté de soi à soi qui est l'aiguillon de l'âme. L'atmosphère raréfiée dans laquelle s'accomplissent les événements

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laisse une impression d'aristrocratisme même lorsqu'il s'agit des réalités les plus banales, et communique à de simples mots, comme « je souffrais • ou « je goûtais un plaisir», une résonance !mmatérielle, e�preint� de la noblesse d'un rare et précieux rapport social. Ce n est pas l'événement intérieur qui compte, mais la façon dont le moi s'en saisit et en est bouleversé, comme s'il le rencon­ trait chez un autre. C'est cette façon de saisir l'événement qui constitue l'événement mêm�. _ A�ssi la vie p�rcholo­ gique frémit-elle d'une façon m1m1table. Dernere le� ressorts de l'âme, c'est le frisson par lequel le mot s'empare de soi, le dialogue en soi avec l'autre, l'âme de

l'âme. Dans ce sens Proust est le poète du social. Non point comme peintre des mœurs. L'émotion suscitée par �ne réflexion sur l'émotion est tout entière dans cette réflexion. Les lieux, les choses l'émeuvent à travers les autres, à travers Albertine, à travers sa grand-mère, à travers son soi-même passé. Savoir ce que fait Albertine, et ce que voit Albertine et qui voit Albertine, n'a pas intérêt par soi­ même comme savoir, mais est infiniment excitant à cause de son étrangeté foncière en Albertine, à cause de cette étrangeté qui se moque du savoir. L'histoire d'Albertine prisonnière et disparue, dans laquelle se jette l'œuvre si large de Proust et toute cette recherche aux sentiers enchevêtrés du « Temps Perdu " est le récit du surgissement de vie intérieure à partir d'une insatiable curiosité pour l'altérité d'autrui, à la fois vide et inépuisable. La réalité d'Albertine, c'est son éva­ nescence dans sa captivité même, réalité faite de néant. Prisonnière bien que déjà disparue et disparue bien _que prisonnière, disposant malgré la surveill�nce 13: pl� s stncte, d'une dimension de repli. Les donnees ob1ect1ves que Proust pourra recueillir à son sujet après sa mort ne détruiront pas le doute qui l'entourait quand ses men­ songes masquaient ses évasions. Quand elle n'est plus là pour défendre son absence, quand les évidences abondent

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les relations s'établissent entre les termes qui semblaient les refuser. Tout est vertigineusement possible. Ce mouvement de la réalité définie, s'échappant de sa définition, constitue le mystère même qui pénètre la réalité proustienne. Mystère qui n'a rien de nocturne ; il ne prolonge pas le monde jusqu'à l'invisible. Le pouvoir pour l'être d'être incomparablement plus que ce qu'il est ne tient pas à une je ne sais quelle fonction de symbole qu'il assumerait, ni à un dynamisme qui le développerait en devenir, mais à son scintillement infini sous le regard de la réflexion. La réalité bénéficie de rappels innom­ brables. Elle tient de ces rappels toute son acuité de réalité. La joie, la douleur, l'émotion, chez Proust ne sont jamais des faits qui valent par eux-mêmes. Le moi c'est déjà séparé de son état, dans l'intimité même où il se maintient normalement avec lui, comme le bâton immergé se brise tout en restant entier. L'effort spirituel se meut dès lors sur le plan où le moi doit assumer ce qui, si naturellement semble-t-il, était déjà à lui. La vraie émotion chez Proust est toujours l'émotion de l'émotion. Celle-là communique à celle-ci toute sa chaleur et, en plus, toute son inquiétude. En dépit du principe de Lachelier qui distingue la douleur, de la réflexion sur la douleur, l'une étant douloureuse, l'autre seulement vraie ou fausse, la réflexion proustienne, commandée par un écart entre le moi et son état, par une espèce de réfraction met sur la vie intérieure, son accent même. Tout se passe comme si un autre moi-même doublait constamment le moi, dans une inégalable amitié, mais aussi dans une froide étran­ geté que la vie s'efforce à surmonter. Le mystère chez Proust est le mystère de l'autre. De là, dans Proust, quelque chose d'unique et sans précédent dans la littérature. Ses analyses, même quand elles rappellent Ribot - et elles le rappellent rarement quoi qu'en dise Sartre ....:.., ne traduisent que cette étran­ geté de soi à soi qui est l'aiguillon de l'âme. L'atmosphère raréfiée dans laquelle s'accomplissent les événements

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laisse une impression d'aristrocratisme même lorsqu'il s'agit des réalités les plus banales, et communique à de simples mots, comme « je souffrais • ou « je goûtais un plaisir», une résonance !mmatérielle, e�preint� de la noblesse d'un rare et précieux rapport social. Ce n est pas l'événement intérieur qui compte, mais la façon dont le moi s'en saisit et en est bouleversé, comme s'il le rencon­ trait chez un autre. C'est cette façon de saisir l'événement qui constitue l'événement mêm�. _ A�ssi la vie p�rcholo­ gique frémit-elle d'une façon m1m1table. Dernere le� ressorts de l'âme, c'est le frisson par lequel le mot s'empare de soi, le dialogue en soi avec l'autre, l'âme de

l'âme. Dans ce sens Proust est le poète du social. Non point comme peintre des mœurs. L'émotion suscitée par �ne réflexion sur l'émotion est tout entière dans cette réflexion. Les lieux, les choses l'émeuvent à travers les autres, à travers Albertine, à travers sa grand-mère, à travers son soi-même passé. Savoir ce que fait Albertine, et ce que voit Albertine et qui voit Albertine, n'a pas intérêt par soi­ même comme savoir, mais est infiniment excitant à cause de son étrangeté foncière en Albertine, à cause de cette étrangeté qui se moque du savoir. L'histoire d'Albertine prisonnière et disparue, dans laquelle se jette l'œuvre si large de Proust et toute cette recherche aux sentiers enchevêtrés du « Temps Perdu " est le récit du surgissement de vie intérieure à partir d'une insatiable curiosité pour l'altérité d'autrui, à la fois vide et inépuisable. La réalité d'Albertine, c'est son éva­ nescence dans sa captivité même, réalité faite de néant. Prisonnière bien que déjà disparue et disparue bien _que prisonnière, disposant malgré la surveill�nce 13: pl� s stncte, d'une dimension de repli. Les donnees ob1ect1ves que Proust pourra recueillir à son sujet après sa mort ne détruiront pas le doute qui l'entourait quand ses men­ songes masquaient ses évasions. Quand elle n'est plus là pour défendre son absence, quand les évidences abondent

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pour ne plus laisser place au doute, ce doute subsiste intégralement. Le néant d'Albertine découvre son altérité totale. La mort c'est la mort d'autrui contrairement à la philosophie contemporaine attachée à la mort solitaire de soi. Celle-là seule se place aux carrefours de la recherche du temps perdu. Mais la mort quotidienne et de tous les instants d'autrui qui se retire en lui-même ne jette pas les êtres dans l'incommunicable solitude, c'est elle précisé­ ment qui nourrit l'amour. Eros dans sa pureté ontologique qui ne tient pas à une participation à un troisième terme - goûts, intérêts communs, connaturalité des âmes -, mais relation directe avec ce qui se donne en se refusant, avec autrui en tant qu'autrui, avec le mystère. Le thème de la solitude, de l'incommunicabilité fon­ cière de la personne s'offre à la pensée et à la littérature moderne comme l'obstacle fondamental auquel se heurte l'élan de la fraternité universelle. Le pathos du socialisme se brise contre la Bastille éternelle où chacun demeure captif de lui-même et où il se retrouve quand la fête finit, les torches s'éteignent et la foule se retire. Le désespoir de la communication impossible qui remplit par exemple les « solitudes » d'Estaunié, assez injustement oubliées, marque la limite de toute pitié, de toute générosité et de tout amour. Le collectivisme en somme partage ce même désespoir. Il cherche un terme extérieur aux personnes auquel chaque personne participera pour son compte afin de se fondre dans une communauté, impossible comme face à face. Un idéal, une représentation collective, un ennemi commun réuniront les individus qui ne peuvent pas se toucher, qui ne peuvent pas se souffrir. Mais si la communication porte ainsi la marque de l'échec ou de l'inauthenticité, c'est qu'on la cherche comme une fusion. On part de l'idée que la dualité doit se muer en unité, que la relation sociale doit s'achever en communion. Dernier vestige d'une conception qui identifie l'être au savoir, c'est-à-dire à l'événement par lequel la multiplicité du réel finit par se référer à un seul

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être et où par le miracle de la clarté, tout ce qui me rencontre existe comme sortant de moi. Dernier vestige de l'idéalisme. L'échec de la communication est un échec de la connaissance. On ne voit pas que le succès de la connaissance abolirait précisément le voisinage, la proxi­ mité d'autrui. Proximité qui, loin de signifier moins que l'identification, ouvre précisément les horizons de l'exis­ tence sociale, fait jaillir tout le surplus de notre expé­ rience de l'amitié et de l'amour, apporte au définitif de notre existence identique tous les possibles du non­ définitif. Marcel n'aima pas Albertine, si l'amour est une fusion avec autrui, extase d'un être devant les perfections de l'autre ou la paix de la possession. Demain il rompra avec la jeune femme qui l'ennuie. Il fera ce voyage depuis longtemps projeté. Le récit de l'amour de Marcel est doublé d'aveux destinés, semble-t-il, à mettre en question la consistance même de cet amour. Mais ce non-amour est précisément l'amour, la lutte avec l'insaisissable - la possession, cette absence d'Albertine -, sa présence. Par là, le thème de la solitude chez Proust acquiert un sens nouveau. Son événement réside dans son retourne­ ment en communication. Son désespoir est une source intarissable d'espoirs. Conception paradoxale dans une civilisation qui, malgré les progrès accomplis depuis les Éléates, voit dans l'unité l'apothéose même de l'être. Mais l'enseignement le plus profond de Proust - si toutefois la poésie comporte des enseignements - consiste à situer le réel dans une relation avec ce qui à jamais demeure autre, avec autrui comme absence et mystère, à la retrou­ ver dans l'intimité même du «Je», à inaugurer une dialectique qui rompt définitivement avec Parménide.

pour ne plus laisser place au doute, ce doute subsiste intégralement. Le néant d'Albertine découvre son altérité totale. La mort c'est la mort d'autrui contrairement à la philosophie contemporaine attachée à la mort solitaire de soi. Celle-là seule se place aux carrefours de la recherche du temps perdu. Mais la mort quotidienne et de tous les instants d'autrui qui se retire en lui-même ne jette pas les êtres dans l'incommunicable solitude, c'est elle précisé­ ment qui nourrit l'amour. Eros dans sa pureté ontologique qui ne tient pas à une participation à un troisième terme - goûts, intérêts communs, connaturalité des âmes -, mais relation directe avec ce qui se donne en se refusant, avec autrui en tant qu'autrui, avec le mystère. Le thème de la solitude, de l'incommunicabilité fon­ cière de la personne s'offre à la pensée et à la littérature moderne comme l'obstacle fondamental auquel se heurte l'élan de la fraternité universelle. Le pathos du socialisme se brise contre la Bastille éternelle où chacun demeure captif de lui-même et où il se retrouve quand la fête finit, les torches s'éteignent et la foule se retire. Le désespoir de la communication impossible qui remplit par exemple les « solitudes » d'Estaunié, assez injustement oubliées, marque la limite de toute pitié, de toute générosité et de tout amour. Le collectivisme en somme partage ce même désespoir. Il cherche un terme extérieur aux personnes auquel chaque personne participera pour son compte afin de se fondre dans une communauté, impossible comme face à face. Un idéal, une représentation collective, un ennemi commun réuniront les individus qui ne peuvent pas se toucher, qui ne peuvent pas se souffrir. Mais si la communication porte ainsi la marque de l'échec ou de l'inauthenticité, c'est qu'on la cherche comme une fusion. On part de l'idée que la dualité doit se muer en unité, que la relation sociale doit s'achever en communion. Dernier vestige d'une conception qui identifie l'être au savoir, c'est-à-dire à l'événement par lequel la multiplicité du réel finit par se référer à un seul

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être et où par le miracle de la clarté, tout ce qui me rencontre existe comme sortant de moi. Dernier vestige de l'idéalisme. L'échec de la communication est un échec de la connaissance. On ne voit pas que le succès de la connaissance abolirait précisément le voisinage, la proxi­ mité d'autrui. Proximité qui, loin de signifier moins que l'identification, ouvre précisément les horizons de l'exis­ tence sociale, fait jaillir tout le surplus de notre expé­ rience de l'amitié et de l'amour, apporte au définitif de notre existence identique tous les possibles du non­ définitif. Marcel n'aima pas Albertine, si l'amour est une fusion avec autrui, extase d'un être devant les perfections de l'autre ou la paix de la possession. Demain il rompra avec la jeune femme qui l'ennuie. Il fera ce voyage depuis longtemps projeté. Le récit de l'amour de Marcel est doublé d'aveux destinés, semble-t-il, à mettre en question la consistance même de cet amour. Mais ce non-amour est précisément l'amour, la lutte avec l'insaisissable - la possession, cette absence d'Albertine -, sa présence. Par là, le thème de la solitude chez Proust acquiert un sens nouveau. Son événement réside dans son retourne­ ment en communication. Son désespoir est une source intarissable d'espoirs. Conception paradoxale dans une civilisation qui, malgré les progrès accomplis depuis les Éléates, voit dans l'unité l'apothéose même de l'être. Mais l'enseignement le plus profond de Proust - si toutefois la poésie comporte des enseignements - consiste à situer le réel dans une relation avec ce qui à jamais demeure autre, avec autrui comme absence et mystère, à la retrou­ ver dans l'intimité même du «Je», à inaugurer une dialectique qui rompt définitivement avec Parménide.

HERMAN LEO VAN BREDA

LE PÈRE HERMAN LEO VAN BREDA

Qu'en plein essor du national-socialisme allemand, promis » alors - mais qui le croira aujourd'hui et qui voudra s'en souvenir? - à la domination mondiale et annonçant un millénaire de civilisation nouvelle destinée à annuler purement et simplement (vertilgen et non pas seulement aufheben) la civilisation des deux millénaires précédents - promesse et annonce qu'accréditait dans les masses et, bien entendu, chez les« intellectuels"• une politique de succès menée sans résistance et sans erreurs depuis 1933 -, qu'en 1938 un jeune franciscain belge ait pu croire à l'importance de la Raison qui semblait compter ses jours quand elle comptait ses évidences et les perdait et les recherchait à nouveau au fond des armoires où gisaient les manuscrits husserliens, menacés, eux-mêmes, d'anéantissement dans la maison de la veuve d'Edmond Husserl, déserte et désertée par les collègues «

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HERMAN LEO VAN BREDA

LE PÈRE HERMAN LEO VAN BREDA

Qu'en plein essor du national-socialisme allemand, promis » alors - mais qui le croira aujourd'hui et qui voudra s'en souvenir? - à la domination mondiale et annonçant un millénaire de civilisation nouvelle destinée à annuler purement et simplement (vertilgen et non pas seulement aufheben) la civilisation des deux millénaires précédents - promesse et annonce qu'accréditait dans les masses et, bien entendu, chez les« intellectuels"• une politique de succès menée sans résistance et sans erreurs depuis 1933 -, qu'en 1938 un jeune franciscain belge ait pu croire à l'importance de la Raison qui semblait compter ses jours quand elle comptait ses évidences et les perdait et les recherchait à nouveau au fond des armoires où gisaient les manuscrits husserliens, menacés, eux-mêmes, d'anéantissement dans la maison de la veuve d'Edmond Husserl, déserte et désertée par les collègues «

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et les étudiants du philosophe - voilà ce qui donne la mesure de la lucidité, du courage, du cœur et de l'esprit philosophique et du rationalisme du Père Herman Leo Van Breda qui vient de mourir brusquement à l'âge de 63 ans à Louvain, le 3 mars dernier. On connaît l'histoire du sauvetage de ces manuscrits. Il la racontait volontiers et sans complaisance - mais toujours avec ce rire de bonne humeur que ses amis connaissent si bien et qu'ils entendent dans l'article où il la relatait. Ils l'entendent dans ses autres récits. Sa bonté et sa finesse d'universitaire se relevaient toujours, dans ce rire, d'un brin de ruse du paysan content d'avoir joué un bon tour au diable. On sait aussi comment, avec ces 40 000 pages sténogra­ phiées par le Maître de la Phénoménologie, le Père Van Breda a bâti les Archives Husserl de Louvain : avec sa pensée de tous les instants, avec une habileté en appa­ rence si aisée, avec une intelligence optimiste d'organi­ sateur, avec la science très sûre du savant qui domine la masse de pensées qu'il organise, classe, trie, édite, met à la disposition de tous, et avec l'autorité du chef qui, malgré l'amitié qu'il leur porte, règne aussi sur des collaborateurs trouvés grâce à un flair remarquable et devenus ou devenant, eux-mêmes, des maîtres. Science dont le Père Van Breda a témoigné et par sa thèse de 1941, demeurée inédite sur la Réduction transcendantale phénoménologique du dernier Husserl (1920-1938), et par les études et les notes dispersées dans les revues, et par la conférence faite en janvier 1973 à la Société française de Philosophie, publiée dans le présent Bulletin et qui s'ouvrait probablement sur un projet plus vaste. Autorité et amour des hommes qui permirent au Père Van Breda d'organiser avec succès rencontres et congrès internatio­ naux et d'œuvrer ainsi en faveur de cette concordance intersubjective des pensées qui, pour Husserl, signifiait le mode d'être propre de la vérité. Il eut ce souci d'entente dès le premier colloque phénoménologique international 126

de 1952 à Bruxelles. La France, l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Italie, la Suisse, les États-Unis et, bien entendu, la Belgique y étaient représentés. Des phénoménologues allemands que le Pater savait purs de tout hitlérisme, Eugen Fink, Ludwig Landgrebe et Max Muller y discu­ taient, pour ne mentionner que ceux qui venaient de France, avec Koyré, Merleau-Ponty, de Schloezer, Jacques Havet, Ricœur, Jean Wahl et Eric Weil. Précoce réconci­ liation? Il s'agissait de ceux qui n'ont jamais été brouillés. Et on faisait confiance au Père Van Breda. Comme en 1938 où il ne se laissait pas impressionner par le bruit des triomphes hitlériens, comme de 1940 à 1944 où, sous l'occupation, il protégeait les persécutés, il aura gardé jusqu'au bout la tête froide et l'ouïe phénoménologique une oreille à l'affût des équivoques, capable d'entendre le hurlement des loups dans la séduction des discours. Ses choix étaient sûrs et ses amis, les amis de ses amis. Les épreuves de la maladie et les périodes de découragement qu'il eut à traverser pendant les dernières années de sa vie n'altéraient d'aucune misanthropie son ouverture aux hommes. Ses amis en gardent un souvenir ému. Mais faut­ il entrer dans la voie des Mémoires devant une tombe à peine refermée? L'évocation d'une fidélité sans défail­ lance aux grandes causes justes et d'une œuvre objecti­ vement visible doit suffire. Dans cette vieille cité de Louvain, où les philosophes, approfondissant la pensée médiévale, n'entendaient jam�s tourner le dos à l'actualité, le Père Van Breda a su ouvnr une fenêtre sur ce qu'il y a de plus valable aujourd'hui fût-ce sous les espèces de la recherche ou de la contesta­ tion - dans un monde assoiffé de science et de justice rigoureuses. La phénoménologie de Husserl - nous avons déjà eu l'occasion de le dire - aura, en effet, apporté à la pensée contemporaine et même aux disci­ plines - et aux indisciplines - méfiantes à l'égard du « sujet transcendantal " une nouvelle attention aux choses 127

et les étudiants du philosophe - voilà ce qui donne la mesure de la lucidité, du courage, du cœur et de l'esprit philosophique et du rationalisme du Père Herman Leo Van Breda qui vient de mourir brusquement à l'âge de 63 ans à Louvain, le 3 mars dernier. On connaît l'histoire du sauvetage de ces manuscrits. Il la racontait volontiers et sans complaisance - mais toujours avec ce rire de bonne humeur que ses amis connaissent si bien et qu'ils entendent dans l'article où il la relatait. Ils l'entendent dans ses autres récits. Sa bonté et sa finesse d'universitaire se relevaient toujours, dans ce rire, d'un brin de ruse du paysan content d'avoir joué un bon tour au diable. On sait aussi comment, avec ces 40 000 pages sténogra­ phiées par le Maître de la Phénoménologie, le Père Van Breda a bâti les Archives Husserl de Louvain : avec sa pensée de tous les instants, avec une habileté en appa­ rence si aisée, avec une intelligence optimiste d'organi­ sateur, avec la science très sûre du savant qui domine la masse de pensées qu'il organise, classe, trie, édite, met à la disposition de tous, et avec l'autorité du chef qui, malgré l'amitié qu'il leur porte, règne aussi sur des collaborateurs trouvés grâce à un flair remarquable et devenus ou devenant, eux-mêmes, des maîtres. Science dont le Père Van Breda a témoigné et par sa thèse de 1941, demeurée inédite sur la Réduction transcendantale phénoménologique du dernier Husserl (1920-1938), et par les études et les notes dispersées dans les revues, et par la conférence faite en janvier 1973 à la Société française de Philosophie, publiée dans le présent Bulletin et qui s'ouvrait probablement sur un projet plus vaste. Autorité et amour des hommes qui permirent au Père Van Breda d'organiser avec succès rencontres et congrès internatio­ naux et d'œuvrer ainsi en faveur de cette concordance intersubjective des pensées qui, pour Husserl, signifiait le mode d'être propre de la vérité. Il eut ce souci d'entente dès le premier colloque phénoménologique international 126

de 1952 à Bruxelles. La France, l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Italie, la Suisse, les États-Unis et, bien entendu, la Belgique y étaient représentés. Des phénoménologues allemands que le Pater savait purs de tout hitlérisme, Eugen Fink, Ludwig Landgrebe et Max Muller y discu­ taient, pour ne mentionner que ceux qui venaient de France, avec Koyré, Merleau-Ponty, de Schloezer, Jacques Havet, Ricœur, Jean Wahl et Eric Weil. Précoce réconci­ liation? Il s'agissait de ceux qui n'ont jamais été brouillés. Et on faisait confiance au Père Van Breda. Comme en 1938 où il ne se laissait pas impressionner par le bruit des triomphes hitlériens, comme de 1940 à 1944 où, sous l'occupation, il protégeait les persécutés, il aura gardé jusqu'au bout la tête froide et l'ouïe phénoménologique une oreille à l'affût des équivoques, capable d'entendre le hurlement des loups dans la séduction des discours. Ses choix étaient sûrs et ses amis, les amis de ses amis. Les épreuves de la maladie et les périodes de découragement qu'il eut à traverser pendant les dernières années de sa vie n'altéraient d'aucune misanthropie son ouverture aux hommes. Ses amis en gardent un souvenir ému. Mais faut­ il entrer dans la voie des Mémoires devant une tombe à peine refermée? L'évocation d'une fidélité sans défail­ lance aux grandes causes justes et d'une œuvre objecti­ vement visible doit suffire. Dans cette vieille cité de Louvain, où les philosophes, approfondissant la pensée médiévale, n'entendaient jam�s tourner le dos à l'actualité, le Père Van Breda a su ouvnr une fenêtre sur ce qu'il y a de plus valable aujourd'hui fût-ce sous les espèces de la recherche ou de la contesta­ tion - dans un monde assoiffé de science et de justice rigoureuses. La phénoménologie de Husserl - nous avons déjà eu l'occasion de le dire - aura, en effet, apporté à la pensée contemporaine et même aux disci­ plines - et aux indisciplines - méfiantes à l'égard du « sujet transcendantal " une nouvelle attention aux choses 127

sans laquelle les formalismes si éclairants n'auraient que sombré dans la tautologie. Mais le Père Van Breda sera, en quelque manière, intervenu dans le destin même de cette philosophie. Il lui aura donné une deuxième vie presque au lendemain de la mort du Philosophe lui-même, dans cette période où les œuvres les plus marquantes connaissent, après la disparition de leurs créateurs, l'éclipse dite de purgatoire. Les Archives Husserl furent conçues comme une source de vie, comme un point de ralliement de chercheurs à Louvain et, dans d'autres centres universitaires, sous la suzeraineté de Louvain -, comme un foyer familial en dehors de tout esprit d'école, comme un programme de travaux, comme un centre de publications - d'éditions critiques de Husserl et d'études sur la phénoménologie (Husserliana et Phaenomenologica magnifiquement édités par la maison Nijhoff, de La Haye). Mais le Père Van Breda a aussi ramené à la lumière la part hésitante de la première vie de Husserl. Les manus­ crits trouvés sous forme de livres achevés mais que Husserl se refusait à publier, dans un ultime et indépas­ sable et mystérieux scrupule (ldeen Il et Ideen Ill notam­ ment), virent brusquement le jour, projetant un nouvel éclairage ou de nouvelles énigmes sur l'œuvre déjà publiée. Enfin, le directeur-fondateur des Archives Husserl a fait sortir du secret la pensée husserlienne à son stade de la recherche, en publiant ou en rendant accessibles dans une transcription dactylographiée les cours ou les notes d'une pensée qui toujours s'essayait sur le papier. Ces « brouillons de pensée » et ces livres empêchés, nés après terme, entourèrent l'œuvre qui avait vu le jour du vivant du philosophe comme d'une couche atmosphérique épaisse ou comme d'un nimbe énorme. « Le globe du monde semble nager dans un milieu subjectif», dit Husserl dans La Psychologie phénoménologique (p. 149). La manière dont la philosophie émerge des inédits depuis l'œuvre de Van Breda ressemble à la constitution transcendantale 128

dans une conscience qui a quitté le monde en 1938 - de cette philosophie transcendantale elle-même. Le moment décisif que représente la phénoménologie dans la pensée occidentale est digne par son ouverture sur le non-dit du sens qu'elle découvrait à notre modernité.

sans laquelle les formalismes si éclairants n'auraient que sombré dans la tautologie. Mais le Père Van Breda sera, en quelque manière, intervenu dans le destin même de cette philosophie. Il lui aura donné une deuxième vie presque au lendemain de la mort du Philosophe lui-même, dans cette période où les œuvres les plus marquantes connaissent, après la disparition de leurs créateurs, l'éclipse dite de purgatoire. Les Archives Husserl furent conçues comme une source de vie, comme un point de ralliement de chercheurs à Louvain et, dans d'autres centres universitaires, sous la suzeraineté de Louvain -, comme un foyer familial en dehors de tout esprit d'école, comme un programme de travaux, comme un centre de publications - d'éditions critiques de Husserl et d'études sur la phénoménologie (Husserliana et Phaenomenologica magnifiquement édités par la maison Nijhoff, de La Haye). Mais le Père Van Breda a aussi ramené à la lumière la part hésitante de la première vie de Husserl. Les manus­ crits trouvés sous forme de livres achevés mais que Husserl se refusait à publier, dans un ultime et indépas­ sable et mystérieux scrupule (ldeen Il et Ideen Ill notam­ ment), virent brusquement le jour, projetant un nouvel éclairage ou de nouvelles énigmes sur l'œuvre déjà publiée. Enfin, le directeur-fondateur des Archives Husserl a fait sortir du secret la pensée husserlienne à son stade de la recherche, en publiant ou en rendant accessibles dans une transcription dactylographiée les cours ou les notes d'une pensée qui toujours s'essayait sur le papier. Ces « brouillons de pensée » et ces livres empêchés, nés après terme, entourèrent l'œuvre qui avait vu le jour du vivant du philosophe comme d'une couche atmosphérique épaisse ou comme d'un nimbe énorme. « Le globe du monde semble nager dans un milieu subjectif», dit Husserl dans La Psychologie phénoménologique (p. 149). La manière dont la philosophie émerge des inédits depuis l'œuvre de Van Breda ressemble à la constitution transcendantale 128

dans une conscience qui a quitté le monde en 1938 - de cette philosophie transcendantale elle-même. Le moment décisif que représente la phénoménologie dans la pensée occidentale est digne par son ouverture sur le non-dit du sens qu'elle découvrait à notre modernité.

JEAN WAHL

JEAN WAHL ET LE SENTIMENT

La sensibilité jouit dans la réflexion contemporaine d'un crédit nouveau. Elle n'apparaît plus comme pensée balbutiante vouée à l'erreur et à l'illusion, ni même comme simple tremplin de la connaissance rationnelle. Sous l'influence de Bergson, mais surtout de la phéno­ ménologie, on trouve à la sensibilité une profondeur et une sagesse bien à elle. Toute construction intellectuelle tiendrait de l'expérience sensible - qu'elle prétend dépasser - le style et les dimensions mêmes de son architecture. Il faudrait retourner à cette expérience originelle, à cette infrastructure « pré-prédicative ». L'empirisme y trouve certes son compte, mais il s'agit d'un empirisme très nouveau. La sensibilité n'enregistre pas simplement les faits, elle esquisse comme l'« état civil» et la destinée métaphysique de l'être expérimenté. Les sens ont un sens. Les plus hautes œuvres de l'esprit en portent la trace indélébile. On pourrait presque user du terme kantien d'esthétique transcendantale comme en 131

JEAN WAHL

JEAN WAHL ET LE SENTIMENT

La sensibilité jouit dans la réflexion contemporaine d'un crédit nouveau. Elle n'apparaît plus comme pensée balbutiante vouée à l'erreur et à l'illusion, ni même comme simple tremplin de la connaissance rationnelle. Sous l'influence de Bergson, mais surtout de la phéno­ ménologie, on trouve à la sensibilité une profondeur et une sagesse bien à elle. Toute construction intellectuelle tiendrait de l'expérience sensible - qu'elle prétend dépasser - le style et les dimensions mêmes de son architecture. Il faudrait retourner à cette expérience originelle, à cette infrastructure « pré-prédicative ». L'empirisme y trouve certes son compte, mais il s'agit d'un empirisme très nouveau. La sensibilité n'enregistre pas simplement les faits, elle esquisse comme l'« état civil» et la destinée métaphysique de l'être expérimenté. Les sens ont un sens. Les plus hautes œuvres de l'esprit en portent la trace indélébile. On pourrait presque user du terme kantien d'esthétique transcendantale comme en 131

use Husse rl. On pourrait di re que, pour le s c ontempo­ _ :a1?s, la fonction t ra nscenda ntale de la se nsibilité c onsis te a t isser de formes pures , aut res e ncore que l'espace et le temps, av�c les fils e nchevêtré s d des sensations. La façon dont les a ns le contenu m ême for temps ma rquent, dans le kantisme mes de l'espace et du r es�emble beau oup à la ma nièr , l'objet phénoménal _ � e dont une phé noméno l g1 de I .e pe1;1e nce ? � pré-prédicat ive re ndrait intelligib '. � le I uni vers sc1ent1fique. La réhabi l itat ion de la sensib ilité dont. ��u� ve nons de pa rler rem ont se ns1 b1hte pure - c'est sa découv e au fond à Kant. La erte. L'.impo�ance acc ordée ai ns i à l a sensibilité ramène et r:amme bien des souve ni rs. Les thèmes a nti-inte llectua­ hste s �emble� t accomplir un re tour de metap�ys1que de Jea n Wah 1 pe ndula ire. L e traité l qui évoque tous . _ les t he mes ph l os oph1ques - souve nt avec le scrupule d'un � e doxograp�te - ma is où le m ot de et a':1 sentn�e n . ma rque-t-il sim la fin revient au sentir � plement une heure déjà plus ieurs fois vecue? Ne choisi t-il pas, de c hoix sub jectif, entre les termes de l'une de c es alternatives éte rn elles ?ev��t lesq':1elles l'histoire de la philoso phie se joue mdec1se? Cnse de J'intellige nce ? Elle n'est pas plus grave _ que celle _ du sent im en t. Wahl le sait pou rtant qui a lu t ous les hvr s et tou t ce qui avait été di � t de valable (et même pa rfois de non valable) e n philosophie . ,. Le .r�fus �es s ystè1!1�s . le recours aux fulgurations de 1 mt�1t 10�• a la dens1te du sen timent, a ttesteraient-i . ls la fi n d un s�ec !e �-xpira nt à cinquante a ns, s'ouv rant sur _ un s 1lence <:>1:1• a I ine ffable, se mêle le mauvais s ilence de . l ea u qui dort? Dés a rroi d'une clas _ mo� de? Mats le proc édé qui con se sociale? Fin d'un s le �tscour� les pe ines secrètes iste à che rche r de rrière de l'auteur et la maladie s?c1ale qui le ronge, à son in su, condui t, lui a us si au silence. Il réd i rai toute pa rol e au symptôme, m ê ! ':' _ m� Ja parole de celui qui int erprète les le se?tt_ ment qui revie nt chez symptômes. En réalité _ chapitre de sa meta phys1:que, seWahl, à la fin de chaqu� présente comme source 132

d'une vie spirituel le nouvelle. Ce n'est pas du scept icisme que témoignent ces pages, si ave rties cependa nt. En dehors de la valeur didact ique de cette Somme Métaphy­ sique exposée avec une acuit é qui ne le dispute qu'à la simplicité du langage employé - qu'on pense, par exemple , aux pa ssa ges relat ifs à la notion de l'exis tence chez Kant - l'œuvre importe pa r son problème . Elle ne nous t ouche pas pa rce qu'elle préfère une école philosophique à une aut re ; e lle répond à un tourment auque l !'Histoire semble a boutir : l'aliénation de l'homme par cette unive rsalité m ême qui, dès l'aube de not re civil isation, de vait ga rantir l 'hum anité de l'homme . L'Europée n ne croit pas à la substance de l'hom me. Sans rie n d'extérieur, à lui tout seul, homme pauvre, il est un pauvre homm e. Le malheur est une façon pour la substanc e de n'être rie n. Son œuvre suprême - vie large, ouv erte, accueillante - s'accomplit dans la tran scen­ d ance. Plus e ncore que pa r sa stabilité immuable , l'êt re v aut, pour lui, par son extériorité. La souv eraineté du m oi est une dépendance. La possession de soi t ient à la domi nation exercée sur les éléments, à la propriét é, à la rec onnaissance accordée par autrui, aux amitiés, aux services, à la considération. Le désir qui devait démentir s a maîtrise , l'exalte. L'extériorité ne lui fournit pas seule­ ment de quoi apa iser son désir ; il veut son désir qui lui ouvre l'extériorité. Source des bonheurs, de l'existence au-dessus de l 'existence, le désir n'est pas un simple manque, un sim ple vide . L'appét it de la vie m ultiplie et confirme l'existence de l'hom me. Les « nourritures te r­ restres " peuv ent accomplir et sublimer. Sous ses formes les plus hostiles au monde, l'existence européenne n'a pas voulu triom pher, par l'i ndige nce et le dépouillement, du désir qui tenaille et as servit. Au faux désir elle subst itue le vrai . Contrairement aux échos qui lui parviennent des sagesses asiat iques, elle surmonte le désir en l'assouvis133

use Husse rl. On pourrait di re que, pour le s c ontempo­ _ :a1?s, la fonction t ra nscenda ntale de la se nsibilité c onsis te a t isser de formes pures , aut res e ncore que l'espace et le temps, av�c les fils e nchevêtré s d des sensations. La façon dont les a ns le contenu m ême for temps ma rquent, dans le kantisme mes de l'espace et du r es�emble beau oup à la ma nièr , l'objet phénoménal _ � e dont une phé noméno l g1 de I .e pe1;1e nce ? � pré-prédicat ive re ndrait intelligib '. � le I uni vers sc1ent1fique. La réhabi l itat ion de la sensib ilité dont. ��u� ve nons de pa rler rem ont se ns1 b1hte pure - c'est sa découv e au fond à Kant. La erte. L'.impo�ance acc ordée ai ns i à l a sensibilité ramène et r:amme bien des souve ni rs. Les thèmes a nti-inte llectua­ hste s �emble� t accomplir un re tour de metap�ys1que de Jea n Wah 1 pe ndula ire. L e traité l qui évoque tous . _ les t he mes ph l os oph1ques - souve nt avec le scrupule d'un � e doxograp�te - ma is où le m ot de et a':1 sentn�e n . ma rque-t-il sim la fin revient au sentir � plement une heure déjà plus ieurs fois vecue? Ne choisi t-il pas, de c hoix sub jectif, entre les termes de l'une de c es alternatives éte rn elles ?ev��t lesq':1elles l'histoire de la philoso phie se joue mdec1se? Cnse de J'intellige nce ? Elle n'est pas plus grave _ que celle _ du sent im en t. Wahl le sait pou rtant qui a lu t ous les hvr s et tou t ce qui avait été di � t de valable (et même pa rfois de non valable) e n philosophie . ,. Le .r�fus �es s ystè1!1�s . le recours aux fulgurations de 1 mt�1t 10�• a la dens1te du sen timent, a ttesteraient-i . ls la fi n d un s�ec !e �-xpira nt à cinquante a ns, s'ouv rant sur _ un s 1lence <:>1:1• a I ine ffable, se mêle le mauvais s ilence de . l ea u qui dort? Dés a rroi d'une clas _ mo� de? Mats le proc édé qui con se sociale? Fin d'un s le �tscour� les pe ines secrètes iste à che rche r de rrière de l'auteur et la maladie s?c1ale qui le ronge, à son in su, condui t, lui a us si au silence. Il réd i rai toute pa rol e au symptôme, m ê ! ':' _ m� Ja parole de celui qui int erprète les le se?tt_ ment qui revie nt chez symptômes. En réalité _ chapitre de sa meta phys1:que, seWahl, à la fin de chaqu� présente comme source 132

d'une vie spirituel le nouvelle. Ce n'est pas du scept icisme que témoignent ces pages, si ave rties cependa nt. En dehors de la valeur didact ique de cette Somme Métaphy­ sique exposée avec une acuit é qui ne le dispute qu'à la simplicité du langage employé - qu'on pense, par exemple , aux pa ssa ges relat ifs à la notion de l'exis tence chez Kant - l'œuvre importe pa r son problème . Elle ne nous t ouche pas pa rce qu'elle préfère une école philosophique à une aut re ; e lle répond à un tourment auque l !'Histoire semble a boutir : l'aliénation de l'homme par cette unive rsalité m ême qui, dès l'aube de not re civil isation, de vait ga rantir l 'hum anité de l'homme . L'Europée n ne croit pas à la substance de l'hom me. Sans rie n d'extérieur, à lui tout seul, homme pauvre, il est un pauvre homm e. Le malheur est une façon pour la substanc e de n'être rie n. Son œuvre suprême - vie large, ouv erte, accueillante - s'accomplit dans la tran scen­ d ance. Plus e ncore que pa r sa stabilité immuable , l'êt re v aut, pour lui, par son extériorité. La souv eraineté du m oi est une dépendance. La possession de soi t ient à la domi nation exercée sur les éléments, à la propriét é, à la rec onnaissance accordée par autrui, aux amitiés, aux services, à la considération. Le désir qui devait démentir s a maîtrise , l'exalte. L'extériorité ne lui fournit pas seule­ ment de quoi apa iser son désir ; il veut son désir qui lui ouvre l'extériorité. Source des bonheurs, de l'existence au-dessus de l 'existence, le désir n'est pas un simple manque, un sim ple vide . L'appét it de la vie m ultiplie et confirme l'existence de l'hom me. Les « nourritures te r­ restres " peuv ent accomplir et sublimer. Sous ses formes les plus hostiles au monde, l'existence européenne n'a pas voulu triom pher, par l'i ndige nce et le dépouillement, du désir qui tenaille et as servit. Au faux désir elle subst itue le vrai . Contrairement aux échos qui lui parviennent des sagesses asiat iques, elle surmonte le désir en l'assouvis133

san \ L'as �èse elle-même qui, originellement, forme des athletes, s exerce touj?urs en vue de quelque triomphe et de quelque future gloire. Les contradictions et les déchi­ reme �ts �·une vie de luxe valent, après tout, mieux que les ,d�cheance� de la misère. Le minimum de biens �atenels que reclame Aristote pour le bonheur de l'homme l !bre suppos� u?e identification entre l'homme libre et 1 ho?1�� sat1sfa �t. La pensée morale de l'Occident était matenahste et realiste bien avant Marx. En :éalité il ne s'agit pas de matérialisme. L'homme europeen , s � �herche un fondement dans l'extériorité. �ans 1 � des1r, 11 se nourrit d'être, mais, satisfait, aussitôt s en detache. 1 1 , lu ! �ut des assises dans l'être plus , �rofondes que I ephemere satisfaction du désir une rela­ !1on av �c l'extériorité par laquelle l'extériorité s;incorpore a son evanescent � substance autrement que par la nour­ . ntu �e. _ce tte relat10n avec l'être extérieur - par laquelle celu1-c1 s mcorpore d'une façon permanente à la sub­ sta �ce du sujet - c'�st la possession. Il faut posséder au­ . dela de ce qu o � t1e �t en main, au-delà de ce qu'on . consomme et utilise a chaque instant. Une espèce de corps astral, constitué pa � tout ce que l'homme possède, . prolong� 1 � co�s b1olog1que. Animal politique ! Il faut une so �1e �e un etat, un droit qui reconnaissent dans ce .' corps mv1s1ble la vraie surface de l'homme. Il ne faut donc pas c�>ncevoir la propriété comme une garantie contr �, l�s mconnues du lendemain. Il existe dans la propnete telle que l'homme européen l'a toujours aimée un� tendance originale par rapport au simple besoin c� qui est désiré par-dessus tout, ce n'est pas l'objet possédé _ mais la possession de l'ob j�t. C'est pourquoi la vie n'aspir� . _ p�s seule�ent a la secunte de ses besoins. La finalité du . desir se_ deplace, la possession de l'objet compte plus que _ 1 � Jouissance d � _l' ?bjet, la richesse est aimée pour la richesse, la cup1d1te et l'avarice sont possibles on aime ! :argent. Dans l'argent mon appartenance au �onde et 1 appartenance du monde à moi se confondent. L'argent 134

est une propriété tenue en mains que je peux cacher ; il est lié à mon secret, il est mon mystère, il s'incorpore à mon être le plus intime. La réduction de l'argent à l'amour du plaisir que Platon opère dans La République ne tient pas compte de son essence métaphysique : en Europe, pauvreté et richesse mesurent, en fin de compte, le néant et l'être. La maîtrise de soi à travers la maîtrise de l'Univers s'inscrit dans la pensée européenne. Toute philosophie est platonicienne. C'est par participation aux idées, situées là-bas, que le devenir peut tendre à une pâle existence. De Platon à Hegel et jusqu'à Heidegger le penseur ne se retrouve qu'en accomplissant un grand circuit qui l'éloigne de soi. Il se saisit dans son concept objectif, dans son action, dans son efficacité historique, dans son œuvre universelle. Il est par l'État. Et tout le reste est zoologie. Le moi se détermine au sein d'une totalité, devient soi­ même en oubliant son unicité. Unicité d'individu, d'une faim, d'un besoin, d'un amour, enfant de l'indigence et de l'abondance. La critique de l'intellectualisme philosophique s'inserre dans l'exposé de Jean Wahl partout où la vie se mue en idée qui la transcende et où elle perd l'acuité immédiate et le sentiment d'être. « Nous devons communiquer sub­ stantiellement avec ce qui est substantiel dans les choses » (73). « Les substances qui sont les objets de la pensée ne peuvent être que relatives » (72). Notion du sentiment qui rejoint, sur bien des points essentiels l'intuition bergsonienne. Mais la manière dont nous sommes bergsonien dépend du penseur qui nous sert de Spencer. Très visiblement celui de Wahl s'appelle Hegel. On sent partout sa présence ennemie et amie. « La philosophie est pour nous recherche de l'immédiat», di! et répète Jean Wahl. Mais l'immédiat ne conserve, m pour Bergson, ni pour Wahl un sens formel, comme si 135

san \ L'as �èse elle-même qui, originellement, forme des athletes, s exerce touj?urs en vue de quelque triomphe et de quelque future gloire. Les contradictions et les déchi­ reme �ts �·une vie de luxe valent, après tout, mieux que les ,d�cheance� de la misère. Le minimum de biens �atenels que reclame Aristote pour le bonheur de l'homme l !bre suppos� u?e identification entre l'homme libre et 1 ho?1�� sat1sfa �t. La pensée morale de l'Occident était matenahste et realiste bien avant Marx. En :éalité il ne s'agit pas de matérialisme. L'homme europeen , s � �herche un fondement dans l'extériorité. �ans 1 � des1r, 11 se nourrit d'être, mais, satisfait, aussitôt s en detache. 1 1 , lu ! �ut des assises dans l'être plus , �rofondes que I ephemere satisfaction du désir une rela­ !1on av �c l'extériorité par laquelle l'extériorité s;incorpore a son evanescent � substance autrement que par la nour­ . ntu �e. _ce tte relat10n avec l'être extérieur - par laquelle celu1-c1 s mcorpore d'une façon permanente à la sub­ sta �ce du sujet - c'�st la possession. Il faut posséder au­ . dela de ce qu o � t1e �t en main, au-delà de ce qu'on . consomme et utilise a chaque instant. Une espèce de corps astral, constitué pa � tout ce que l'homme possède, . prolong� 1 � co�s b1olog1que. Animal politique ! Il faut une so �1e �e un etat, un droit qui reconnaissent dans ce .' corps mv1s1ble la vraie surface de l'homme. Il ne faut donc pas c�>ncevoir la propriété comme une garantie contr �, l�s mconnues du lendemain. Il existe dans la propnete telle que l'homme européen l'a toujours aimée un� tendance originale par rapport au simple besoin c� qui est désiré par-dessus tout, ce n'est pas l'objet possédé _ mais la possession de l'ob j�t. C'est pourquoi la vie n'aspir� . _ p�s seule�ent a la secunte de ses besoins. La finalité du . desir se_ deplace, la possession de l'objet compte plus que _ 1 � Jouissance d � _l' ?bjet, la richesse est aimée pour la richesse, la cup1d1te et l'avarice sont possibles on aime ! :argent. Dans l'argent mon appartenance au �onde et 1 appartenance du monde à moi se confondent. L'argent 134

est une propriété tenue en mains que je peux cacher ; il est lié à mon secret, il est mon mystère, il s'incorpore à mon être le plus intime. La réduction de l'argent à l'amour du plaisir que Platon opère dans La République ne tient pas compte de son essence métaphysique : en Europe, pauvreté et richesse mesurent, en fin de compte, le néant et l'être. La maîtrise de soi à travers la maîtrise de l'Univers s'inscrit dans la pensée européenne. Toute philosophie est platonicienne. C'est par participation aux idées, situées là-bas, que le devenir peut tendre à une pâle existence. De Platon à Hegel et jusqu'à Heidegger le penseur ne se retrouve qu'en accomplissant un grand circuit qui l'éloigne de soi. Il se saisit dans son concept objectif, dans son action, dans son efficacité historique, dans son œuvre universelle. Il est par l'État. Et tout le reste est zoologie. Le moi se détermine au sein d'une totalité, devient soi­ même en oubliant son unicité. Unicité d'individu, d'une faim, d'un besoin, d'un amour, enfant de l'indigence et de l'abondance. La critique de l'intellectualisme philosophique s'inserre dans l'exposé de Jean Wahl partout où la vie se mue en idée qui la transcende et où elle perd l'acuité immédiate et le sentiment d'être. « Nous devons communiquer sub­ stantiellement avec ce qui est substantiel dans les choses » (73). « Les substances qui sont les objets de la pensée ne peuvent être que relatives » (72). Notion du sentiment qui rejoint, sur bien des points essentiels l'intuition bergsonienne. Mais la manière dont nous sommes bergsonien dépend du penseur qui nous sert de Spencer. Très visiblement celui de Wahl s'appelle Hegel. On sent partout sa présence ennemie et amie. « La philosophie est pour nous recherche de l'immédiat», di! et répète Jean Wahl. Mais l'immédiat ne conserve, m pour Bergson, ni pour Wahl un sens formel, comme si 135

une méthode orientée vers l'immédiat découvrait le fait de la durée. Aller à l'immédiat, c'est déjà devenir et durer. La méthode est ici déjà l'œuvre de l'être qu'elle cherche. Pour Wahl le mouvement qui va vers l'immédiat ne s'arrête pas au devenir. L'immédiat devient pour lui la palpitation d'une subjectivité et la descente vers une intériorité absolue. Voici un exemple de cet itinéraire intime : « La qualité vue en elle-même ou plutôt sentie en elle-même est intériorité; de l'intériorité extérieure qui est celle de la couleur par exemple, à l'intériorité intérieure qui est celle de la pensée et de cette intériorité in�é�ieure à l'intériorité encore plus intime qui est son ongme, nous accomplissons toujours un mouvement de descente ou peut-être de montée vers l'ineffable» (277). Ce que Wahl retient du sentiment, c'est moins sa chaleur affective qu'une certaine violence et intensité. Le sentiment, c'est le farouche, le dense, l'opaque, l'obscur (69, 259, 267 et ailleurs) « contact aveugle et nu». Il se décrit comme une secousse, un frisson, un spasme. Co�me si l'intensité constituait mieux que le degré du sentiment son contenu; comme si l'essence du sentiment se réduisait à cette tension, à cette contraction où on surprend le mouvement de l'être vers son intériorité, sa descente en soi - Mouvement radicalement opposé à la transcendance : au lieu de se perdre et de se retrouver dans l'universel, le sentiment, tendu sur soi, affirme la substance intérieure de l'homme ou la structure person­ nelle de l'être. Philosophie du sentiment opposée à celle de Heidegger. Le sentiment ne marque pas notre présence au monde, bouleversé par son propre néant, mais la façon dont nous descendons en nous-mêmes et nous concen­ trons sur nous. Par ce mouvement de contraction et d'intériorisation l'être est vie. Ce qui, contradictoire, éclate dans le Jan� gage, le sentiment l'unit dans sa tension : fini et infini (635) et tous les termes des antinomies. Unis dans le sentiment, ils ne le compromettent pas par leurs contra-

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dictions latentes, mais l'authentifient par leur tension. Wahl cite volontiers Héraclite qui comparait la vie à un arc tendu. La vie ne se transcende pas mais est tournée, « vers une vie future ici-bas » (357). Elle ne se saisit pas du dehors à partir des idées et des œuvres qui en porteraient la vraie essence. Par cette détente elle perdrait l'être. « C'est encore le corps qui triomphe sur le corps» (367). Il faut de la vie sensible - qu'à la légère �n traite d'animale - pour que l'extériorité : concept, Etats, et civilisations, demeurent réalités vivantes. L'acte intellectuel par excellence de la prise de conscience est détente. « Distance de soi-même par rapport à soi­ même » (700), la conscience se sépare déjà du foyer de l'être et de sa brûlure qu'elle veut rattraper dans ses reflets lumineux, mais froids. La tendance platonicienne « inhérente à toute philosophie intellectuelle » et « contre laquelle, malgré tout, il faut lutter » (389) ne consiste­ t-elle pas à poser l'intelligible comme absolu, à lui subordonner l'intelligence vivante qui l'avait conçue et à chercher ainsi dans la clarté de la lumière la cause de l'ardeur du feu?

Tension de contradictoires et non pas leur conciliation, tension antérieure au devenir et à l'amour, tension au sein du devenir et de l'amour, la conscience immédiate du sentiment évoque-t-elle nécessairement la vie enfan­ tine, le paradis perdu où s'entête une vie instinctive? En fait, pour Wahl elle est adulte de toute la maturité de notre civilisation. Cette crispation de la vie retentit d'échos ou de pressentiments de nos lointaines odyssées, de notre destinée extérieure. « Il y a en nous ce domaine du sentiment par lequel nous pouvons saisir des substances senties et par lequel nous pouvons nous joindre à l'uni­ vers» (180). Mais expansion affective, c'est-à-dire insépa­ rable de notre point de départ. « Il y a des termes affectifs

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une méthode orientée vers l'immédiat découvrait le fait de la durée. Aller à l'immédiat, c'est déjà devenir et durer. La méthode est ici déjà l'œuvre de l'être qu'elle cherche. Pour Wahl le mouvement qui va vers l'immédiat ne s'arrête pas au devenir. L'immédiat devient pour lui la palpitation d'une subjectivité et la descente vers une intériorité absolue. Voici un exemple de cet itinéraire intime : « La qualité vue en elle-même ou plutôt sentie en elle-même est intériorité; de l'intériorité extérieure qui est celle de la couleur par exemple, à l'intériorité intérieure qui est celle de la pensée et de cette intériorité in�é�ieure à l'intériorité encore plus intime qui est son ongme, nous accomplissons toujours un mouvement de descente ou peut-être de montée vers l'ineffable» (277). Ce que Wahl retient du sentiment, c'est moins sa chaleur affective qu'une certaine violence et intensité. Le sentiment, c'est le farouche, le dense, l'opaque, l'obscur (69, 259, 267 et ailleurs) « contact aveugle et nu». Il se décrit comme une secousse, un frisson, un spasme. Co�me si l'intensité constituait mieux que le degré du sentiment son contenu; comme si l'essence du sentiment se réduisait à cette tension, à cette contraction où on surprend le mouvement de l'être vers son intériorité, sa descente en soi - Mouvement radicalement opposé à la transcendance : au lieu de se perdre et de se retrouver dans l'universel, le sentiment, tendu sur soi, affirme la substance intérieure de l'homme ou la structure person­ nelle de l'être. Philosophie du sentiment opposée à celle de Heidegger. Le sentiment ne marque pas notre présence au monde, bouleversé par son propre néant, mais la façon dont nous descendons en nous-mêmes et nous concen­ trons sur nous. Par ce mouvement de contraction et d'intériorisation l'être est vie. Ce qui, contradictoire, éclate dans le Jan� gage, le sentiment l'unit dans sa tension : fini et infini (635) et tous les termes des antinomies. Unis dans le sentiment, ils ne le compromettent pas par leurs contra-

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dictions latentes, mais l'authentifient par leur tension. Wahl cite volontiers Héraclite qui comparait la vie à un arc tendu. La vie ne se transcende pas mais est tournée, « vers une vie future ici-bas » (357). Elle ne se saisit pas du dehors à partir des idées et des œuvres qui en porteraient la vraie essence. Par cette détente elle perdrait l'être. « C'est encore le corps qui triomphe sur le corps» (367). Il faut de la vie sensible - qu'à la légère �n traite d'animale - pour que l'extériorité : concept, Etats, et civilisations, demeurent réalités vivantes. L'acte intellectuel par excellence de la prise de conscience est détente. « Distance de soi-même par rapport à soi­ même » (700), la conscience se sépare déjà du foyer de l'être et de sa brûlure qu'elle veut rattraper dans ses reflets lumineux, mais froids. La tendance platonicienne « inhérente à toute philosophie intellectuelle » et « contre laquelle, malgré tout, il faut lutter » (389) ne consiste­ t-elle pas à poser l'intelligible comme absolu, à lui subordonner l'intelligence vivante qui l'avait conçue et à chercher ainsi dans la clarté de la lumière la cause de l'ardeur du feu?

Tension de contradictoires et non pas leur conciliation, tension antérieure au devenir et à l'amour, tension au sein du devenir et de l'amour, la conscience immédiate du sentiment évoque-t-elle nécessairement la vie enfan­ tine, le paradis perdu où s'entête une vie instinctive? En fait, pour Wahl elle est adulte de toute la maturité de notre civilisation. Cette crispation de la vie retentit d'échos ou de pressentiments de nos lointaines odyssées, de notre destinée extérieure. « Il y a en nous ce domaine du sentiment par lequel nous pouvons saisir des substances senties et par lequel nous pouvons nous joindre à l'uni­ vers» (180). Mais expansion affective, c'est-à-dire insépa­ rable de notre point de départ. « Il y a des termes affectifs

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grâce auxquels nous pouvons retrouver l'expérience pri­ mitive». Expérience qui ne marque pas l'entrée dans le monde froid des idées éternelles ou de l'impersonnelle histoire. Le monde s'y retrouve comme vécu sans s'ériger en instance dernière, qui aurait à justifier l'existence de l'homme. Là réside le sens de la formule mystérieuse transcender la transcendance vers l'immanence. « Le philosophe aura-t-il la force de transcender finale­ ment la transcendance elle-même et de tomber vaillam­ ment dans l'immanence sans laisser perdre sa valeur à son effort de transcendance?» - voilà l'anti-intellectua­ lisme pour vieux civilisés et qui ont lu Hegel. Mais on cherchera comme fin de l'aventure « le point de départ, réapparaissant dans son caractère primitif» (721). Pour refuser l'aventure de l'Idée, de la guerre et de la posses­ sion, de l'argent et de la politique - fondements de notre être dans l'�tre, mais aussi son aliénation-, le sentiment dans sa dialectique du «fragmentaire», de « pulsations singulières», obéissant à une « logique de la pure qualité qui ne rendrait pas notre vue du monde plus riche», nous amènerait vers un « contact nu et aveugle avec l'Autre» (702). - Contact nu et aveugle et vue qui ne cherche pas la richesse, c'est une reprise de thèses cyniques. En substituant les sentiments au concept, Wahl s'oppose à toute la métaphysique traditionnelle de Platon à la phénoménologie à travers Hegel et Marx. Il est pour l'homme dégagé de la civilisation et du médiat. Comme l'idée· platonicienne, comme le concept hegelien, l'füre heideggerien suspend l'être humain à une transcendance, tel le géant du conte populaire russe dont le cœur battait au loin. Existant par la civilisation, le moi devient concept. Le cynisme se refuse à penser l'homme en fonction de son œuvre, du produit de ses mains, des choses, des ustensiles. L'homme n'est pas ce qu'il a fait, il est distinct de l'héritage qu'il laisse, et, dans ce sens, plus proche de

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Ja nature que du social. Parenté autre que celle qui s'est inscrite dans les grandes traditions intellectuelles et éco­ nomiques de notre civilisation. « La tradition de la philo­ sophie perennis a peut-être laissé à l'arrière-plan quelques traits fondamentaux de la nature humaine, a détruit dans une certaine mesure Je sentiment de no!re par� nt� avec l'univers, que la poésie a mieux conserve» (6) ecnt Jean Wahl au seuil de son ouvrage. Diogène cherche l'homme parmi les décombres des choses. Sa lanterne éclaire l'encombrement de nos placards et de nos bibliothèques, de nos greniers et de nos musées. Se chercher une patrie dehors - dans le règne des idées et des œuvres humaines - tout cela ne c?mpte . après tout que comme vie du sen��ment. « .Ll:s 1dees ne sont valables que si elles cessent d etre des 1de� s » (268). _ La dialectique ne vaut pas par sa synthese, mais par son essence affective, par son drame : à travers toutes les médiations s'accomplit le contact immédiat avec le réel dans la contraction même du sentiment, « un .contact nl;1 et aveugle avec l'Autre». La vérité ne � o�s1st� plus a suivre sa propre ombre qui se profile a l honzon �es idées, à s'identifier avec ses concepts o� ses .Pr� du1ts, avec l'uniforme que l'on porte, avec le role obJecuf que l'on joue malgré soi, avec son effic� cité soci� l�, avec sa fortune ou son métier, avec ce qu on aura �t� pour le _ psychanalyste, le philologue ou pour la postente. Inter­ préter la vérité comme senti� e?t• c'est retro� ver �otre être en nous-mêmes, reconquenr ce cœur qu un g��nt, . reputé immortel, dans le folklore russe, avait le pnv1lege et l'imprudence de garder hors de son corps. Il n'y a peut-être pas plus de contradiction pour la pensée à retourner avec philo�? ph�e à la source obscure des idées dans Je sentiment qu a smvre le mouvement des idées claires jusqu'aux sombres pe�pectives apoca!Y? · tiques où des techniques modernes, issues de la pensee

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grâce auxquels nous pouvons retrouver l'expérience pri­ mitive». Expérience qui ne marque pas l'entrée dans le monde froid des idées éternelles ou de l'impersonnelle histoire. Le monde s'y retrouve comme vécu sans s'ériger en instance dernière, qui aurait à justifier l'existence de l'homme. Là réside le sens de la formule mystérieuse transcender la transcendance vers l'immanence. « Le philosophe aura-t-il la force de transcender finale­ ment la transcendance elle-même et de tomber vaillam­ ment dans l'immanence sans laisser perdre sa valeur à son effort de transcendance?» - voilà l'anti-intellectua­ lisme pour vieux civilisés et qui ont lu Hegel. Mais on cherchera comme fin de l'aventure « le point de départ, réapparaissant dans son caractère primitif» (721). Pour refuser l'aventure de l'Idée, de la guerre et de la posses­ sion, de l'argent et de la politique - fondements de notre être dans l'�tre, mais aussi son aliénation-, le sentiment dans sa dialectique du «fragmentaire», de « pulsations singulières», obéissant à une « logique de la pure qualité qui ne rendrait pas notre vue du monde plus riche», nous amènerait vers un « contact nu et aveugle avec l'Autre» (702). - Contact nu et aveugle et vue qui ne cherche pas la richesse, c'est une reprise de thèses cyniques. En substituant les sentiments au concept, Wahl s'oppose à toute la métaphysique traditionnelle de Platon à la phénoménologie à travers Hegel et Marx. Il est pour l'homme dégagé de la civilisation et du médiat. Comme l'idée· platonicienne, comme le concept hegelien, l'füre heideggerien suspend l'être humain à une transcendance, tel le géant du conte populaire russe dont le cœur battait au loin. Existant par la civilisation, le moi devient concept. Le cynisme se refuse à penser l'homme en fonction de son œuvre, du produit de ses mains, des choses, des ustensiles. L'homme n'est pas ce qu'il a fait, il est distinct de l'héritage qu'il laisse, et, dans ce sens, plus proche de

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Ja nature que du social. Parenté autre que celle qui s'est inscrite dans les grandes traditions intellectuelles et éco­ nomiques de notre civilisation. « La tradition de la philo­ sophie perennis a peut-être laissé à l'arrière-plan quelques traits fondamentaux de la nature humaine, a détruit dans une certaine mesure Je sentiment de no!re par� nt� avec l'univers, que la poésie a mieux conserve» (6) ecnt Jean Wahl au seuil de son ouvrage. Diogène cherche l'homme parmi les décombres des choses. Sa lanterne éclaire l'encombrement de nos placards et de nos bibliothèques, de nos greniers et de nos musées. Se chercher une patrie dehors - dans le règne des idées et des œuvres humaines - tout cela ne c?mpte . après tout que comme vie du sen��ment. « .Ll:s 1dees ne sont valables que si elles cessent d etre des 1de� s » (268). _ La dialectique ne vaut pas par sa synthese, mais par son essence affective, par son drame : à travers toutes les médiations s'accomplit le contact immédiat avec le réel dans la contraction même du sentiment, « un .contact nl;1 et aveugle avec l'Autre». La vérité ne � o�s1st� plus a suivre sa propre ombre qui se profile a l honzon �es idées, à s'identifier avec ses concepts o� ses .Pr� du1ts, avec l'uniforme que l'on porte, avec le role obJecuf que l'on joue malgré soi, avec son effic� cité soci� l�, avec sa fortune ou son métier, avec ce qu on aura �t� pour le _ psychanalyste, le philologue ou pour la postente. Inter­ préter la vérité comme senti� e?t• c'est retro� ver �otre être en nous-mêmes, reconquenr ce cœur qu un g��nt, . reputé immortel, dans le folklore russe, avait le pnv1lege et l'imprudence de garder hors de son corps. Il n'y a peut-être pas plus de contradiction pour la pensée à retourner avec philo�? ph�e à la source obscure des idées dans Je sentiment qu a smvre le mouvement des idées claires jusqu'aux sombres pe�pectives apoca!Y? · tiques où des techniques modernes, issues de la pensee

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claire, menace �t de destru�tion l'humanité et sa pensée. . Contre la lum1ere de la vie publique où s'évanouissent comme les ombres les rêves et les crises de l'homme . pnvé, contr� l'hist �ire où le moi ne s'inscrit que comme concept - il fallait tout de même rappeler la vérité de l'homme v!vant, de l'homme sensible, renouveler les plus hauts enseignements du cynisme. L'homme ne coïncide pas av �c �es œuvres et ses outils, ni avec l'héritage qu'il aura !a1sse. Par ses œuvres et par ses outils, il se conforme cert �mement de plus en plus au discours impersonnel et co �er .ent que �·on peut tenir à son sujet. Mais iJ ne . comc1de completement avec ce discours qu'une fois mort.

SANS NOM

SANS NOM

Depuis la fin de la guerre, le sang n'a pas cessé de couler. Racisme, impérialisme, exploitation, demeurent impitoyables. Les nations et les hommes s'exposent à la haine, au mépris, craignent misère et destruction. Mais les victimes savent au moins où porter les yeux qui s'éteignent. Leurs espaces désolés appartiennent à un monde. De nouveau existe une opinion indiscutée, des institutions indiscutables et une Justice. Dans les discours, les écrits et les écoles le bien a rejoint le Bien de toutes les latitudes et le mal est devenu le Mal de tous les temps. La violence n'ose plus dire son nom. Ce qui fut unique entre 1940 et 1945, ce fut le délaissement. Toujours on meurt seul et partout les malheurs sont désespérés. Et entre les seuls et les désespérés, les victimes de l'injustice sont partout et toujours les plus désolées et les plus seules. Mais qui dira la solitude des victimes qui mou­ raient dans un monde mis en question par les triomphes hitlériens où le mensonge n'était même pas nécessaire au 141

claire, menace �t de destru�tion l'humanité et sa pensée. . Contre la lum1ere de la vie publique où s'évanouissent comme les ombres les rêves et les crises de l'homme . pnvé, contr� l'hist �ire où le moi ne s'inscrit que comme concept - il fallait tout de même rappeler la vérité de l'homme v!vant, de l'homme sensible, renouveler les plus hauts enseignements du cynisme. L'homme ne coïncide pas av �c �es œuvres et ses outils, ni avec l'héritage qu'il aura !a1sse. Par ses œuvres et par ses outils, il se conforme cert �mement de plus en plus au discours impersonnel et co �er .ent que �·on peut tenir à son sujet. Mais iJ ne . comc1de completement avec ce discours qu'une fois mort.

SANS NOM

SANS NOM

Depuis la fin de la guerre, le sang n'a pas cessé de couler. Racisme, impérialisme, exploitation, demeurent impitoyables. Les nations et les hommes s'exposent à la haine, au mépris, craignent misère et destruction. Mais les victimes savent au moins où porter les yeux qui s'éteignent. Leurs espaces désolés appartiennent à un monde. De nouveau existe une opinion indiscutée, des institutions indiscutables et une Justice. Dans les discours, les écrits et les écoles le bien a rejoint le Bien de toutes les latitudes et le mal est devenu le Mal de tous les temps. La violence n'ose plus dire son nom. Ce qui fut unique entre 1940 et 1945, ce fut le délaissement. Toujours on meurt seul et partout les malheurs sont désespérés. Et entre les seuls et les désespérés, les victimes de l'injustice sont partout et toujours les plus désolées et les plus seules. Mais qui dira la solitude des victimes qui mou­ raient dans un monde mis en question par les triomphes hitlériens où le mensonge n'était même pas nécessaire au 141

Mal assuré de son excellence? Qui dira la solitude de ceux qui pensaient mourir en même temps que la Justice au temps où les jugements vacillants sur le bien et le mal ne trouvaient de critère que dans les replis de la conscience subjective, où aucun signe ne venait du dehors? Interrègne ou fin des Institutions ou comme si l'être même s'était suspendu. Plus rien n'était officiel. Plus rien n'était objectif. Pas le moindre manifeste sur les droits de l'Homme. Aucune« protestation d'intellectuels de gauche,.! Absence �e toute patrie, congé de toute France ! Silence de toute Eglise! Insécurité de toute camaraderie. C'était donc ce!� « les défilés étroits » du premier chapitre des L amentatwn � : « Pas de consolateur! », et la plainte du _ ntu�l de �1ppour : « Ni grand prêtre pour offrir des sacnfices, m autel pour y déposer nos holocaustes! ,, Il Y a plus d'u � q _ u�rt de siècle, notre vie s'interrompit et s� ns doute I h1sto1re elle-même. Aucune mesure ne venait plus contenir les choses démesurées. Quand on a cette tumeur dans la mémoire, vingt ans ne peuvent rien Y_ c �an �e . Sans doute la mort va annuler bientôt l'injus­ �. t1fi � p:1v1lege d'avoir survécu à six millions de morts. �ais �1 pendant ce délai de grâce, les occupations ou les divertissements de la vie remplissent à nouveau la vie, si toutes les valeurs dépréciées - ou antédiluviennes - se remettent à valoir, si tous les mots qu'on croyait de l ?ngues _ m�rtes réapparaissent dans les journaux et les )ivr�s, s_ i bien des droits périmés trouvent à nouveau mst1tut1ons et force publique pour les protéger - rien n'a pu combler, ni même recouvrir le gouffre béant. On Y retourne à peine moins souvent des recoins de notre . dispersion quotidienne et le vertige qui saisit à son bord est toujours le même. Faut-il s'obstiner à faire entrer dans ce vertige une _ . humamte dont la mémoire n'est pas malade de ses propres souvenirs? Et nos enfants qui naquirent au _ lendemain de la Libération et qui appartiennent déjà à 142

cette humanité? Pourront-ils d'ailleurs comprendre cette sensation de chaos �t de vide? Par-delà l'incommunicable émotion de cette Passion où tout fut consommé, que doit-on et que peut-on trans­ mettre vingt ans après sous forme d'enseignement? Rap­ peler à nouveau le difficile destin juif et le raidissement de notre nuque ? Exiger une justice sans passion ni prescription et se méfier d'une humanité dont les institu­ tions et les techniques seules conditionnent le progrès? Certes. Mais on peut, peut-être, tirer de l'expérience concentrationnaire et de cette clandestinité juive qui lui conférait l'ubiquité, trois vérités transmissibles et néces­ saires aux hommes nouveaux. Pour vivre humainement, les hommes ont besoin d'in­ finiment moins de choses que les magnifiques civilisations où ils vivent - voilà la première vérité. On peut se passer de repas et de repos, de sourires et d'effets personnels, de décence et du droit de tourner la clef de sa chambre, de tableaux et d'amis, de paysages et d'exemption de service pour cause de maladie, d'introspection et de confession quotidiennes. Il ne faut ni empires, ni pourpre, ni cathédrales, ni académies, ni amphithéâtres, ni chars, ni coursiers - c'était déjà notre vieille expérience de juifs. L'usure rapide de toutes les formes entre 1939 et 1945 rappelait plus que tous les autres symptômes la fragilité de notre assimilation. Dans ce monde en guerre, oublieux des lois mêmes de la guerre, la relativité de tout ce qui semblait indispensable depuis notre entrée dans la cité apparut brusquement. Nous sommes revenus au désert, à un espace sans paysage ou à un espace tout juste fait - comme Je tombeau - pour nous contenir ; nous sommes revenus à l'espace-réceptacle. Le ghetto est cela aussi et non seulement séparation d'avec le monde. Mais, deuxième vérité - et elle aussi rejoint une antique certitude et un antique espoir - aux heures décisives où la caducité de tant de valeurs se révèle, toute la dignité humaine consiste à croire à leur retour. Le 143

Mal assuré de son excellence? Qui dira la solitude de ceux qui pensaient mourir en même temps que la Justice au temps où les jugements vacillants sur le bien et le mal ne trouvaient de critère que dans les replis de la conscience subjective, où aucun signe ne venait du dehors? Interrègne ou fin des Institutions ou comme si l'être même s'était suspendu. Plus rien n'était officiel. Plus rien n'était objectif. Pas le moindre manifeste sur les droits de l'Homme. Aucune« protestation d'intellectuels de gauche,.! Absence �e toute patrie, congé de toute France ! Silence de toute Eglise! Insécurité de toute camaraderie. C'était donc ce!� « les défilés étroits » du premier chapitre des L amentatwn � : « Pas de consolateur! », et la plainte du _ ntu�l de �1ppour : « Ni grand prêtre pour offrir des sacnfices, m autel pour y déposer nos holocaustes! ,, Il Y a plus d'u � q _ u�rt de siècle, notre vie s'interrompit et s� ns doute I h1sto1re elle-même. Aucune mesure ne venait plus contenir les choses démesurées. Quand on a cette tumeur dans la mémoire, vingt ans ne peuvent rien Y_ c �an �e . Sans doute la mort va annuler bientôt l'injus­ �. t1fi � p:1v1lege d'avoir survécu à six millions de morts. �ais �1 pendant ce délai de grâce, les occupations ou les divertissements de la vie remplissent à nouveau la vie, si toutes les valeurs dépréciées - ou antédiluviennes - se remettent à valoir, si tous les mots qu'on croyait de l ?ngues _ m�rtes réapparaissent dans les journaux et les )ivr�s, s_ i bien des droits périmés trouvent à nouveau mst1tut1ons et force publique pour les protéger - rien n'a pu combler, ni même recouvrir le gouffre béant. On Y retourne à peine moins souvent des recoins de notre . dispersion quotidienne et le vertige qui saisit à son bord est toujours le même. Faut-il s'obstiner à faire entrer dans ce vertige une _ . humamte dont la mémoire n'est pas malade de ses propres souvenirs? Et nos enfants qui naquirent au _ lendemain de la Libération et qui appartiennent déjà à 142

cette humanité? Pourront-ils d'ailleurs comprendre cette sensation de chaos �t de vide? Par-delà l'incommunicable émotion de cette Passion où tout fut consommé, que doit-on et que peut-on trans­ mettre vingt ans après sous forme d'enseignement? Rap­ peler à nouveau le difficile destin juif et le raidissement de notre nuque ? Exiger une justice sans passion ni prescription et se méfier d'une humanité dont les institu­ tions et les techniques seules conditionnent le progrès? Certes. Mais on peut, peut-être, tirer de l'expérience concentrationnaire et de cette clandestinité juive qui lui conférait l'ubiquité, trois vérités transmissibles et néces­ saires aux hommes nouveaux. Pour vivre humainement, les hommes ont besoin d'in­ finiment moins de choses que les magnifiques civilisations où ils vivent - voilà la première vérité. On peut se passer de repas et de repos, de sourires et d'effets personnels, de décence et du droit de tourner la clef de sa chambre, de tableaux et d'amis, de paysages et d'exemption de service pour cause de maladie, d'introspection et de confession quotidiennes. Il ne faut ni empires, ni pourpre, ni cathédrales, ni académies, ni amphithéâtres, ni chars, ni coursiers - c'était déjà notre vieille expérience de juifs. L'usure rapide de toutes les formes entre 1939 et 1945 rappelait plus que tous les autres symptômes la fragilité de notre assimilation. Dans ce monde en guerre, oublieux des lois mêmes de la guerre, la relativité de tout ce qui semblait indispensable depuis notre entrée dans la cité apparut brusquement. Nous sommes revenus au désert, à un espace sans paysage ou à un espace tout juste fait - comme Je tombeau - pour nous contenir ; nous sommes revenus à l'espace-réceptacle. Le ghetto est cela aussi et non seulement séparation d'avec le monde. Mais, deuxième vérité - et elle aussi rejoint une antique certitude et un antique espoir - aux heures décisives où la caducité de tant de valeurs se révèle, toute la dignité humaine consiste à croire à leur retour. Le 143

suprême devoir quand « tout est permis » consiste à déjà se sentir responsables à l'égard de ces valeurs de paix. Ne pas conclure, dans l'univers en guerre, que les vertus guerrières sont seules certaines ; ne pas se complaire dans la situation tragique aux vertus viriles de la mort et du meurtre désespéré, ne vivre dangereusement que pour écarter les dangers et pour revenir à l'ombre de sa vigne et de son figuier. Mais - troisième vérité - il nous faut désormais dans l'inévitable reprise de la civilisation et de l'assimilation enseigner aux générations nouvelles la force nécessair� pour être fort dans l'isolement et tout ce qu'une fragile conscience est alors appelée à contenir. Il nous faut en rappelant la mémoire de ceux qui, non-juifs et juifs, surent, sans même se connaître ni se voir, se comporter en plein chaos comme si le monde n'avait pas été désintégré, en rappelant la Résistance des maquis, c'est­ à-dire précisément celle qui n'avait d'autre source que ses propres certitudes et son intimité - il faut, à travers de tels souvenirs, ouvrir vers les textes juifs un accès nouveau et restituer à la vie intérieure un nouveau privilège. La vie intérieure, on a presque honte de pronon­ cer, devant tant de réalismes et d'objectivismes, ce mot dérisoire. La condition juive

Quand les temples sont debout, quand les drapeaux flottent sur les palais et que les magistrats ceignent leur écharpe - les tempêtes sous les crânes ne menacent d'aucun naufrage. Ce ne sont peut-être que les remous que provoquent, autour des âmes bien ancrées dans leur havre, les brises du monde. La vraie vie intérieure n'est pas une pensée pieuse ou révolutionnaire qui nous vient q.ans un �onde bien assis, mais l'obligation d'abriter toute _ fhumamte de 1 .homme dans la cabane, ouverte à tous les 144

vents, de la conscience. Et certes, il est fou de rechercher la tempête pour elle-même, comme si « dans la tempête résidait le repos» (Lermontov). Mais que l'humanité installée puisse à tout moment s'exposer à la situation dangereuse où sa morale tienne tout entière dans un « for intérieur», où sa dignité reste à la merci des murmures d'une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif - voilà le risque dont dépend l'honneur de l'homme. Mais c'est peut-être ce risque que signifie le fait même que dans l'humanité se constitue la condition juive. Le judaïsme, c'est l'humanité

au bord de la morale sans institutions. Nous ne disons pas que la condition juive soit aussi une assurance contre ce risque. Peuple comme tous les peuples, désireux, lui aussi, de savoir les voix de sa conscience enregistrées dans une civilisation impérissable ; peuple plus vieux, plus sceptique, plus chercheur que les autres, se demandant, avant les autres, si ces voix ne sont pas déjà l'écho d'un ordre historique qui les dépasse. Peuple épris de bonheur, comme tous les autres peuples, et amoureux de la douceur de vivre. Mais par une étrange élection, peuple aussi conditionné et ainsi situé parmi les nations - est-ce métaphysique ou est-ce sociologie ? qu'il s'expose à se retrouver, du jour au lendemain et sans préavis, dans la désolation de son exil, de son désert, de son ghetto ou de son camp, toutes les splendeurs de la vie balayées comme des oripeaux, le Temple en flammes, les prophètes sans vision, réduit à la moralité intérieure - par l'univers démentie. Peuple exposé - même en pleine paix - au propos antisémite, car peuple capable de percevoir dans ce propos un sifflement inaudible à l'oreille commune. Et déjà un vent glacial parcourt les pièces encore décentes ou luxueuses, arrache les tapisse­ ries et les tableaux, éteint les lumières, fissure les murs, met en loques les vêtements et apporte les hurlements et les hululements d'impitoyables foules. Verbe antisémite à nul autre pareil, est-il injure comme les autres injures ? 145

suprême devoir quand « tout est permis » consiste à déjà se sentir responsables à l'égard de ces valeurs de paix. Ne pas conclure, dans l'univers en guerre, que les vertus guerrières sont seules certaines ; ne pas se complaire dans la situation tragique aux vertus viriles de la mort et du meurtre désespéré, ne vivre dangereusement que pour écarter les dangers et pour revenir à l'ombre de sa vigne et de son figuier. Mais - troisième vérité - il nous faut désormais dans l'inévitable reprise de la civilisation et de l'assimilation enseigner aux générations nouvelles la force nécessair� pour être fort dans l'isolement et tout ce qu'une fragile conscience est alors appelée à contenir. Il nous faut en rappelant la mémoire de ceux qui, non-juifs et juifs, surent, sans même se connaître ni se voir, se comporter en plein chaos comme si le monde n'avait pas été désintégré, en rappelant la Résistance des maquis, c'est­ à-dire précisément celle qui n'avait d'autre source que ses propres certitudes et son intimité - il faut, à travers de tels souvenirs, ouvrir vers les textes juifs un accès nouveau et restituer à la vie intérieure un nouveau privilège. La vie intérieure, on a presque honte de pronon­ cer, devant tant de réalismes et d'objectivismes, ce mot dérisoire. La condition juive

Quand les temples sont debout, quand les drapeaux flottent sur les palais et que les magistrats ceignent leur écharpe - les tempêtes sous les crânes ne menacent d'aucun naufrage. Ce ne sont peut-être que les remous que provoquent, autour des âmes bien ancrées dans leur havre, les brises du monde. La vraie vie intérieure n'est pas une pensée pieuse ou révolutionnaire qui nous vient q.ans un �onde bien assis, mais l'obligation d'abriter toute _ fhumamte de 1 .homme dans la cabane, ouverte à tous les 144

vents, de la conscience. Et certes, il est fou de rechercher la tempête pour elle-même, comme si « dans la tempête résidait le repos» (Lermontov). Mais que l'humanité installée puisse à tout moment s'exposer à la situation dangereuse où sa morale tienne tout entière dans un « for intérieur», où sa dignité reste à la merci des murmures d'une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif - voilà le risque dont dépend l'honneur de l'homme. Mais c'est peut-être ce risque que signifie le fait même que dans l'humanité se constitue la condition juive. Le judaïsme, c'est l'humanité

au bord de la morale sans institutions. Nous ne disons pas que la condition juive soit aussi une assurance contre ce risque. Peuple comme tous les peuples, désireux, lui aussi, de savoir les voix de sa conscience enregistrées dans une civilisation impérissable ; peuple plus vieux, plus sceptique, plus chercheur que les autres, se demandant, avant les autres, si ces voix ne sont pas déjà l'écho d'un ordre historique qui les dépasse. Peuple épris de bonheur, comme tous les autres peuples, et amoureux de la douceur de vivre. Mais par une étrange élection, peuple aussi conditionné et ainsi situé parmi les nations - est-ce métaphysique ou est-ce sociologie ? qu'il s'expose à se retrouver, du jour au lendemain et sans préavis, dans la désolation de son exil, de son désert, de son ghetto ou de son camp, toutes les splendeurs de la vie balayées comme des oripeaux, le Temple en flammes, les prophètes sans vision, réduit à la moralité intérieure - par l'univers démentie. Peuple exposé - même en pleine paix - au propos antisémite, car peuple capable de percevoir dans ce propos un sifflement inaudible à l'oreille commune. Et déjà un vent glacial parcourt les pièces encore décentes ou luxueuses, arrache les tapisse­ ries et les tableaux, éteint les lumières, fissure les murs, met en loques les vêtements et apporte les hurlements et les hululements d'impitoyables foules. Verbe antisémite à nul autre pareil, est-il injure comme les autres injures ? 145

Verbe exterminateur par lequel le Bien se glorifiant d'Être retourne à l'irréalité et se recroqueville au fond d'une subjectivité, idée transie et tremblante. Verbe révélant à l'Humanité tout entière par l'entremise d'un peuple, élu pour l'entendre, une désolation nihiliste qu'aucun autre discours ne saurait suggérer. Cette élection est certes un malheur. Mais cette condition où la morale humaine retourne après tant de siècles comme à sa matrice atteste - d'un testament très ancien - son origine d'en deçà les civili­ sations. Civilisations que cette morale rend possibles, appelle, suscite, salue et bénit, mais qui, elle, ne s'éprouve et ne se justifie que si elle peut tenir dans la fragilité de la conscience, dans les « quatre coudées de la Halacha », dans cette demeure précaire et divine.

NOTES

Verbe exterminateur par lequel le Bien se glorifiant d'Être retourne à l'irréalité et se recroqueville au fond d'une subjectivité, idée transie et tremblante. Verbe révélant à l'Humanité tout entière par l'entremise d'un peuple, élu pour l'entendre, une désolation nihiliste qu'aucun autre discours ne saurait suggérer. Cette élection est certes un malheur. Mais cette condition où la morale humaine retourne après tant de siècles comme à sa matrice atteste - d'un testament très ancien - son origine d'en deçà les civili­ sations. Civilisations que cette morale rend possibles, appelle, suscite, salue et bénit, mais qui, elle, ne s'éprouve et ne se justifie que si elle peut tenir dans la fragilité de la conscience, dans les « quatre coudées de la Halacha », dans cette demeure précaire et divine.

NOTES

POÉSIE ET RÉSURRECTION

1. Solidité de substrat, de statue - du monument et du monumental - où cette ontologie, cette compréhension de l'être cherche un refuge contre le néant. Dans l'histoire du chien Balak (ch. X, 2), Agnon nous conte cette recherche sous les espèces de la parabole des fauves qui préfèrent le destin d'animaux empaillés, assurés d'une éternité dans les musées, aux aléas d'une existence menacée de néant pur et simple par la faim et la cruauté des fauves plus forts qu'eux. Destin d'animaux empaillés qui est peut­ être celui du « personnage historique •. 2. Souligné par nous. 3. La citation que nous donnons se termine, dans le texte, par le passage suivant : « Dans les Causeries du Maharan, de bénite mémoire, on raconte que ce juste a un jour entendu un prédi­ cateur de Lemberg qui faisait claquer ses doigts au moment de rendre l'âme comme s'il était en train de réussir un beau tour en sortant du monde du chagrin... •

MARTIN BUBER ET LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE

1. Nous nous référons dans tout ce travail. au volume Dialo­ gisches Leben (Gregor Müller, Zurich) où furent réunies en 1947

les œuvres philosophiques principales de Buber parues jusqu'a­ lors. Pour simplifier, nous donnons entre parenthèses le chiffre correspondant à la page de Dialogisches Leben, sans indiquer le titre particulier de l'œuvre à laquelle la page évoquée appartient. 2. L'article de M. Maurice S. Friedman : Martin Buber's theory of knowledge paru dans « The review of metaphysics •, expose

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POÉSIE ET RÉSURRECTION

1. Solidité de substrat, de statue - du monument et du monumental - où cette ontologie, cette compréhension de l'être cherche un refuge contre le néant. Dans l'histoire du chien Balak (ch. X, 2), Agnon nous conte cette recherche sous les espèces de la parabole des fauves qui préfèrent le destin d'animaux empaillés, assurés d'une éternité dans les musées, aux aléas d'une existence menacée de néant pur et simple par la faim et la cruauté des fauves plus forts qu'eux. Destin d'animaux empaillés qui est peut­ être celui du « personnage historique •. 2. Souligné par nous. 3. La citation que nous donnons se termine, dans le texte, par le passage suivant : « Dans les Causeries du Maharan, de bénite mémoire, on raconte que ce juste a un jour entendu un prédi­ cateur de Lemberg qui faisait claquer ses doigts au moment de rendre l'âme comme s'il était en train de réussir un beau tour en sortant du monde du chagrin... •

MARTIN BUBER ET LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE

1. Nous nous référons dans tout ce travail. au volume Dialo­ gisches Leben (Gregor Müller, Zurich) où furent réunies en 1947

les œuvres philosophiques principales de Buber parues jusqu'a­ lors. Pour simplifier, nous donnons entre parenthèses le chiffre correspondant à la page de Dialogisches Leben, sans indiquer le titre particulier de l'œuvre à laquelle la page évoquée appartient. 2. L'article de M. Maurice S. Friedman : Martin Buber's theory of knowledge paru dans « The review of metaphysics •, expose

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avec clarté et pénétration les aspects essentiels de l'épistémologie buberienne, sans toutefois montrer suffisamment leur parenté à l'égard des courants philosophiques contemporains qui, sans mettre au centre le thème du Je-Tu ont rompu avec la relation sujet-objet et avec l'ontologie qui la soutenait. En particulier Bergson n'a certainement pas été le théoricien du • Cela». Cf. aussi dans cet article l'excellente bibliographie des ouvrages qui parallèlement à Buber ou sous son influence furent consacrés au «Je-Tu». 3 . Cf. l'opuscule : Urdistanz und Relation. 4. Comme le pense certainement Bergson quand il commence son essai de 1888 par la phrase : • Nous nous exprimons nécessairement par des mots... »

DIALOGUE AVEC MARTIN BUBER

1. « Martin Buber» in « Philosophen des 20 Jahrhunderts », Kohlhammer Verlag, Stuttgart, pp. 619-620. 2. « Grand est le manger ». 3. Les docteurs du Talmud. 4. Terme du Deutéronome, 6, 5 et qui sous cette forme est hapax. Son sens obvie se traduit par « ton excès » ou « ta force •. 5. • In einem freudigen und freundlichen Gedachtnis •. Jeu de mots intraduisible en français. 6. En français dans le texte.

DE L'i::TRE À L'AUTRE

1. Dont chacun l'altérait profondément, d'après un témoignage incontestable que j'ai reçu en ces termes mêmes. 2. Entretien dans la Montagne, in Strette, Mercure de France, Paris, 1971, traduction de John E. Jackson et André du Bouchet, pp. 172-173. 3. Cf. in Strette, Le Méridien, traduction d'André du Bouchet,

p. 191.

4. Affaire de mains, écrit Celan à Hans Bender. 5. Le Méridien, in Strette, p. 192. 6. Ibid., p. 195.

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7. Ibid., p. 190. 8. Le Méridien, in Strette, pp. 190-191. 9. Ibid., p. 193. 10. Ibid., p. 187. 11. Transcendance par la poes1e -

est-ce sérieux? C'est cependant un trait distinctif de l'esprit ou du rationalisme moderne : à côté de la mathématisation des faits, par la remontée aux formes, - le schématisme, au sens kantien du terme, des intelligibles par la descente dans la sensibilité. Contrôlés dans le concret, impur, les concepts formels et purs résonnent (ou raisonnent) autrement et prennent de nouvelles significations. Exposer les catégories de l'entendement dans le temps, c'était certes limiter les droits de la raison, mais aussi découvrir une physique au fond de la logique mathématique : l'idée abstraite de la substance s'est fait principe de permanence de la masse et l'idée vide de la communauté, principe de l'interaction réci­ proque. - Chez Hegel, les figures de la dialectique, ne se dessinent-elles pas d'une façon vigoureuse en figurant dans l'histoire de l'humanité? - La phénoménologie husserlienne n'est-elle pas une façon de schématiser le réel dans les horizons insoupçonnés de la subjectivité sensible ? Tout comme la logique formelle est à référer à la concrétion de la subjectivité, Je monde de la perception et de l'histoire, dans son objectivité, s'accuse d'abstraction - sinon de formalisme - et se fait fil conducteur pour la découverte des horizons de sens où il va signifier de · vraie signification. En lisant Je récent et très curieux et bel ouvrage sur la Psychose (Nauwelaerts éditeur, Louvain/Paris) d'Alphonse de Waelhens pour qui ni Hussèrl ni Heidegger n'ont de secrets, nous avons eu l'impression que Je freudisme ne fait que restituer le sensible phénoménologique, qui serait encore logique ou pur dans ses images, ses oppositions, ses convergences et ses itérations, à une espèce de sensibilité ultime, où la différence des sexes notamment détermine des possibilités d'un schématisme sans lequel les significations sensibles seraient encore aussi abstraites que l'était l'idée de cause en dehors de la succession temporelle, avant La Critique de la raison pure. Tout un drame se love donc dans les combinaisons du mathématicien el le jeu de concepts purs du métaphysicien. La critique de la raison pure continue ! 12. Le Méridien, in Strette, p. 195.

13. Le Méridien, in Strette, p. 188. 14. Ibid., p. 191. 15. Simone Weil peut dire : Père, a"ache de moi ce corps et 151

avec clarté et pénétration les aspects essentiels de l'épistémologie buberienne, sans toutefois montrer suffisamment leur parenté à l'égard des courants philosophiques contemporains qui, sans mettre au centre le thème du Je-Tu ont rompu avec la relation sujet-objet et avec l'ontologie qui la soutenait. En particulier Bergson n'a certainement pas été le théoricien du • Cela». Cf. aussi dans cet article l'excellente bibliographie des ouvrages qui parallèlement à Buber ou sous son influence furent consacrés au «Je-Tu». 3 . Cf. l'opuscule : Urdistanz und Relation. 4. Comme le pense certainement Bergson quand il commence son essai de 1888 par la phrase : • Nous nous exprimons nécessairement par des mots... »

DIALOGUE AVEC MARTIN BUBER

1. « Martin Buber» in « Philosophen des 20 Jahrhunderts », Kohlhammer Verlag, Stuttgart, pp. 619-620. 2. « Grand est le manger ». 3. Les docteurs du Talmud. 4. Terme du Deutéronome, 6, 5 et qui sous cette forme est hapax. Son sens obvie se traduit par « ton excès » ou « ta force •. 5. • In einem freudigen und freundlichen Gedachtnis •. Jeu de mots intraduisible en français. 6. En français dans le texte.

DE L'i::TRE À L'AUTRE

1. Dont chacun l'altérait profondément, d'après un témoignage incontestable que j'ai reçu en ces termes mêmes. 2. Entretien dans la Montagne, in Strette, Mercure de France, Paris, 1971, traduction de John E. Jackson et André du Bouchet, pp. 172-173. 3. Cf. in Strette, Le Méridien, traduction d'André du Bouchet,

p. 191.

4. Affaire de mains, écrit Celan à Hans Bender. 5. Le Méridien, in Strette, p. 192. 6. Ibid., p. 195.

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7. Ibid., p. 190. 8. Le Méridien, in Strette, pp. 190-191. 9. Ibid., p. 193. 10. Ibid., p. 187. 11. Transcendance par la poes1e -

est-ce sérieux? C'est cependant un trait distinctif de l'esprit ou du rationalisme moderne : à côté de la mathématisation des faits, par la remontée aux formes, - le schématisme, au sens kantien du terme, des intelligibles par la descente dans la sensibilité. Contrôlés dans le concret, impur, les concepts formels et purs résonnent (ou raisonnent) autrement et prennent de nouvelles significations. Exposer les catégories de l'entendement dans le temps, c'était certes limiter les droits de la raison, mais aussi découvrir une physique au fond de la logique mathématique : l'idée abstraite de la substance s'est fait principe de permanence de la masse et l'idée vide de la communauté, principe de l'interaction réci­ proque. - Chez Hegel, les figures de la dialectique, ne se dessinent-elles pas d'une façon vigoureuse en figurant dans l'histoire de l'humanité? - La phénoménologie husserlienne n'est-elle pas une façon de schématiser le réel dans les horizons insoupçonnés de la subjectivité sensible ? Tout comme la logique formelle est à référer à la concrétion de la subjectivité, Je monde de la perception et de l'histoire, dans son objectivité, s'accuse d'abstraction - sinon de formalisme - et se fait fil conducteur pour la découverte des horizons de sens où il va signifier de · vraie signification. En lisant Je récent et très curieux et bel ouvrage sur la Psychose (Nauwelaerts éditeur, Louvain/Paris) d'Alphonse de Waelhens pour qui ni Hussèrl ni Heidegger n'ont de secrets, nous avons eu l'impression que Je freudisme ne fait que restituer le sensible phénoménologique, qui serait encore logique ou pur dans ses images, ses oppositions, ses convergences et ses itérations, à une espèce de sensibilité ultime, où la différence des sexes notamment détermine des possibilités d'un schématisme sans lequel les significations sensibles seraient encore aussi abstraites que l'était l'idée de cause en dehors de la succession temporelle, avant La Critique de la raison pure. Tout un drame se love donc dans les combinaisons du mathématicien el le jeu de concepts purs du métaphysicien. La critique de la raison pure continue ! 12. Le Méridien, in Strette, p. 195.

13. Le Méridien, in Strette, p. 188. 14. Ibid., p. 191. 15. Simone Weil peut dire : Père, a"ache de moi ce corps et 151

cette âme pour en faire des choses à toi et ne laisse subsister de moi éternellement que cet arrachement lui-même. 16. Le Méridien, in Strette, p. 192. 17. Ibid., p. 185. 18. Le Méridien, in Strette, pp. 193-194. 19. Doch Kunst ist Erfahrung des Seins des Seienden, Heidegger, Einführung in die Metaphysik, p. 101. 20. Entretien dans la montagne, in Strette, pp. 172-173. 21. Le Méridien, p. 197. 22. Ibid., p. 193. 23. Le Méridien, p. 197. 24. Ibid., p. 193.

PÉNÉLOPE OU LA PENSÉE MODALE

1. Le terme d'intentionnalité, qui nous semble très éclairant pour l'inteJligence du propos de Mme Delhomme, est rare dans son livre. D'une façon curieuse, l'analyse menée dans cette œuvre - si concise, si subtile et si rigoureuse, survolant les textes à force d'en connaître le détail et de les avoir enseignés à toute une jeunesse - ne devient jamais « analyse intentio�neJle •. Les procédés descriptifs de la phénoménologie husserhenne et heideggerienne sont comme ignorés. La phénoménologie qui s'y parle est dialectique, hégélienne et platonicienne. Le Pannénide et le Sophiste sont présents à chaque page. L'exposé se déroule en une série de longues propositions aménagées à l'intérieur, par des• points et virgules• et des « deux points •. Chacune constitue un développement complet d'une idée. La sévérité d'une forme qui ne dénude rien rend d'autant plus saisissante la brusque franchise d'un rare aveu direct. 2. Le jeu comme symbole du monde, Les Éditions de Minuit, 1966.

TOUT AUTREMENT

Reinhold, du 28 mars 1789. Il est vrai que les deux situations ne se ressemblent en rien. Pour plusieurs raisons !

EXISTENCE ET ÉTHIQUE

1. Jean WAHL - l'historien le plus complet, le plus pénétrant et le plus philosophique de Kierkegaard - le reconnaît par exemple pour le concept fondamental d'angoisse. Voir Études kierkegaardiennes, p. 211, note 2. 2. Nous tenons à rendre hommage à cette occasion, à l'œuvre magnifique de Max Picard, qui a si profondément parlé de l'ouverture métaphysique dans le• visage humain• et à renvoyer à cette œuvre.

PHILOSOPHIE ET RELIGION

1. Cf. NIETZSCHE, Morgenri:ithe : • La réfutation historique comme définitive. Autrefois on cherchait à prouver la non-existence de Dieu, aujourd'hui on montre comment la croyance qu'un Dieu existe a pu se produire et par où cette croyance devait acquérir poids et importance ; par là, la contre-épreuve de la non-existence de Dieu devient superflue. » 2. La façon spinoziste d' « expliquer • les images au lieu de rechercher en eJles la connaissance - fût-elle embryonnaire du vrai est dans Descartes chez qui le sensible n'est plus la source du vrai, mais le signe de l'utile. 3. Le projet spinoziste ne s'y réduit certes pas à cette thèse pourtant capitale, et Jean Lacroix, concordant sur ce point avec la thèse de Syl-vain Zac, trouvera dans le Traité de l'indication de la voie • non philosophique du salut •. Cf. Sylvain Zac, Spinoza et l'interprétation de /'Écriture, P.U.F. 4. Cantique des Cantiques, V, 5, traduit - selon de nouveaux

1. Ambition que Kant a très méchamment prêtée à Salomon Maïmon à l'égard de la philosophie critique, dans sa lettre à

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cette âme pour en faire des choses à toi et ne laisse subsister de moi éternellement que cet arrachement lui-même. 16. Le Méridien, in Strette, p. 192. 17. Ibid., p. 185. 18. Le Méridien, in Strette, pp. 193-194. 19. Doch Kunst ist Erfahrung des Seins des Seienden, Heidegger, Einführung in die Metaphysik, p. 101. 20. Entretien dans la montagne, in Strette, pp. 172-173. 21. Le Méridien, p. 197. 22. Ibid., p. 193. 23. Le Méridien, p. 197. 24. Ibid., p. 193.

PÉNÉLOPE OU LA PENSÉE MODALE

1. Le terme d'intentionnalité, qui nous semble très éclairant pour l'inteJligence du propos de Mme Delhomme, est rare dans son livre. D'une façon curieuse, l'analyse menée dans cette œuvre - si concise, si subtile et si rigoureuse, survolant les textes à force d'en connaître le détail et de les avoir enseignés à toute une jeunesse - ne devient jamais « analyse intentio�neJle •. Les procédés descriptifs de la phénoménologie husserhenne et heideggerienne sont comme ignorés. La phénoménologie qui s'y parle est dialectique, hégélienne et platonicienne. Le Pannénide et le Sophiste sont présents à chaque page. L'exposé se déroule en une série de longues propositions aménagées à l'intérieur, par des• points et virgules• et des « deux points •. Chacune constitue un développement complet d'une idée. La sévérité d'une forme qui ne dénude rien rend d'autant plus saisissante la brusque franchise d'un rare aveu direct. 2. Le jeu comme symbole du monde, Les Éditions de Minuit, 1966.

TOUT AUTREMENT

Reinhold, du 28 mars 1789. Il est vrai que les deux situations ne se ressemblent en rien. Pour plusieurs raisons !

EXISTENCE ET ÉTHIQUE

1. Jean WAHL - l'historien le plus complet, le plus pénétrant et le plus philosophique de Kierkegaard - le reconnaît par exemple pour le concept fondamental d'angoisse. Voir Études kierkegaardiennes, p. 211, note 2. 2. Nous tenons à rendre hommage à cette occasion, à l'œuvre magnifique de Max Picard, qui a si profondément parlé de l'ouverture métaphysique dans le• visage humain• et à renvoyer à cette œuvre.

PHILOSOPHIE ET RELIGION

1. Cf. NIETZSCHE, Morgenri:ithe : • La réfutation historique comme définitive. Autrefois on cherchait à prouver la non-existence de Dieu, aujourd'hui on montre comment la croyance qu'un Dieu existe a pu se produire et par où cette croyance devait acquérir poids et importance ; par là, la contre-épreuve de la non-existence de Dieu devient superflue. » 2. La façon spinoziste d' « expliquer • les images au lieu de rechercher en eJles la connaissance - fût-elle embryonnaire du vrai est dans Descartes chez qui le sensible n'est plus la source du vrai, mais le signe de l'utile. 3. Le projet spinoziste ne s'y réduit certes pas à cette thèse pourtant capitale, et Jean Lacroix, concordant sur ce point avec la thèse de Syl-vain Zac, trouvera dans le Traité de l'indication de la voie • non philosophique du salut •. Cf. Sylvain Zac, Spinoza et l'interprétation de /'Écriture, P.U.F. 4. Cantique des Cantiques, V, 5, traduit - selon de nouveaux

1. Ambition que Kant a très méchamment prêtée à Salomon Maïmon à l'égard de la philosophie critique, dans sa lettre à

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possibles - sous le titre de Le Chant des chants par Henri Meschonnic, in Les Cinq Rouleaux, chez Gallimard, 1970. 5. Ce terme traduit la q,pixn platonicienne du Phèdre, 251 a.

JEAN WAHL ET LE SENTIMENT 1. Jean WAHL, Traité de Métaphysique, chez Pion.

N.B. Les textes de cet ouvrage sont précédemment parus Agnon/Poésie et Résurrection, dans «Les Nouveaux Cahiers», n• 32, 1973; Martin Buber et la théorie de la connaissance, dans « Philosophie des 20 Jahrunde.rts», Kohlhammer, Stuttgart, 1963 (rédigé en 1958) ; Dialogue avec Martin Buber, dans «Les Nou­ veaux Cahiers», n• 3, 1965; Paul Celan/De l'être à l'autre, dans « Revue des Belles-Lettres», n• 2-3, 1972; Jeanne De/homme/ Pénélope ou la pensée modale, dans «Critique•, 1967; Jacques Derrida/Tout autrement, dans « L'Arc•, n• 54, 1973; Edmond Jabès aujourd'hui, dans « Les Nouveaux Cahiers», n• 31, 19721973; Kierkegaard/Existence et Ethique, dans « Schweizer Monatshefte•, 1963; A propos de Kierkegaard vivant, dans« Kier­ kegaard vivant•. Idées-Gallimard, 1966 (texte modifié pour sa reprise dans « Noms propres •); Jean Lacroix/Philosophie et Religion, dans«Critique•, n• 289, 1971; Roger Laporte et la voix de fin silence, dans «N.F.R. •, n• 168, 1966; Max Picard et le visage, reprend une communication inédite, faite le 22 mars 1966 à la séance organisée par les Jeunesses littéraires de France, à la mémoire de Max Picard; L'autre dans Proust est paru dans «Deucalion•, n• 2, 1947; Le père Herman Leo Van Breda, dans le «Bulletin de la Société française de philosophie•, octobre­ décembre 1973; Jean Wahl et le sentiment, dans les«Cahiers du Sud•, n• 331, 1955 ; Sans nom, dans «Les Nouveaux Cahiers», n• 6, 1966.

Table

possibles - sous le titre de Le Chant des chants par Henri Meschonnic, in Les Cinq Rouleaux, chez Gallimard, 1970. 5. Ce terme traduit la q,pixn platonicienne du Phèdre, 251 a.

JEAN WAHL ET LE SENTIMENT 1. Jean WAHL, Traité de Métaphysique, chez Pion.

N.B. Les textes de cet ouvrage sont précédemment parus Agnon/Poésie et Résurrection, dans «Les Nouveaux Cahiers», n• 32, 1973; Martin Buber et la théorie de la connaissance, dans « Philosophie des 20 Jahrunde.rts», Kohlhammer, Stuttgart, 1963 (rédigé en 1958) ; Dialogue avec Martin Buber, dans «Les Nou­ veaux Cahiers», n• 3, 1965; Paul Celan/De l'être à l'autre, dans « Revue des Belles-Lettres», n• 2-3, 1972; Jeanne De/homme/ Pénélope ou la pensée modale, dans «Critique•, 1967; Jacques Derrida/Tout autrement, dans « L'Arc•, n• 54, 1973; Edmond Jabès aujourd'hui, dans « Les Nouveaux Cahiers», n• 31, 19721973; Kierkegaard/Existence et Ethique, dans « Schweizer Monatshefte•, 1963; A propos de Kierkegaard vivant, dans« Kier­ kegaard vivant•. Idées-Gallimard, 1966 (texte modifié pour sa reprise dans « Noms propres •); Jean Lacroix/Philosophie et Religion, dans«Critique•, n• 289, 1971; Roger Laporte et la voix de fin silence, dans «N.F.R. •, n• 168, 1966; Max Picard et le visage, reprend une communication inédite, faite le 22 mars 1966 à la séance organisée par les Jeunesses littéraires de France, à la mémoire de Max Picard; L'autre dans Proust est paru dans «Deucalion•, n• 2, 1947; Le père Herman Leo Van Breda, dans le «Bulletin de la Société française de philosophie•, octobre­ décembre 1973; Jean Wahl et le sentiment, dans les«Cahiers du Sud•, n• 331, 1955 ; Sans nom, dans «Les Nouveaux Cahiers», n• 6, 1966.

Table

Les études réunies dans ce volume sont disposées - sauf - par ordre alphabétique des noms auxquels elles sont consacrées. « Sans nom » donné à la fin

Avant-propos.... .... ... ............ ..........

7

AGNON/POÉSIE ET RÉSURRECTION . .. . .......

11

MARTIN BUBER ET LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE .. ... ... .... ..... .. . .... ... ..

23

DIALOGUE AVEC MARTIN BUBER............ ..

44

PAUL CELAN/DE L'�TRE A L'AUTRE........ ....

49

JEANNE DELHOMME/PÉNÉLOPE OU LA PENSÉE MODALE.......... . . . . . ........ .... ....... .

57

JACQUES DERRIDA/TOUT AUTREMENT...... ...

65

EDMOND JABÈS AUJOURD'HUI.. .... ...... ....

73

KIERKEGAARD/EXISTENCE ET ÉTHIQUE.. ... ..

77

A PROPOS DE KIERKEGAARD VIVANT..........

88

JEAN LACROIX/PHILOSOPHIE ET RELIGION. ...

93

ROGER LAPORTE ET LA VOIX DE FIN SILENCE.

105

MAX PICARD ET LE VISAGE.... . .... ... ... .. . . 111 157

Les études réunies dans ce volume sont disposées - sauf - par ordre alphabétique des noms auxquels elles sont consacrées. « Sans nom » donné à la fin

Avant-propos.... .... ... ............ ..........

7

AGNON/POÉSIE ET RÉSURRECTION . .. . .......

11

MARTIN BUBER ET LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE .. ... ... .... ..... .. . .... ... ..

23

DIALOGUE AVEC MARTIN BUBER............ ..

44

PAUL CELAN/DE L'�TRE A L'AUTRE........ ....

49

JEANNE DELHOMME/PÉNÉLOPE OU LA PENSÉE MODALE.......... . . . . . ........ .... ....... .

57

JACQUES DERRIDA/TOUT AUTREMENT...... ...

65

EDMOND JABÈS AUJOURD'HUI.. .... ...... ....

73

KIERKEGAARD/EXISTENCE ET ÉTHIQUE.. ... ..

77

A PROPOS DE KIERKEGAARD VIVANT..........

88

JEAN LACROIX/PHILOSOPHIE ET RELIGION. ...

93

ROGER LAPORTE ET LA VOIX DE FIN SILENCE.

105

MAX PICARD ET LE VISAGE.... . .... ... ... .. . . 111 157

L'AUTRE DANS PROUST...... .. . ......... .. ... 117 LE PÈRE HERMAN LEO VAN BREDA ........... 125 JEAN WAHL ET LE SENTIMENT. ......... .. .... 131

DU MâfE AUTEUR

SANS NOM .................................. 141 Notes

147

La théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl Alcan, 1930; Vrin, 1963

De l'existence à l'existant Fontaine, 1947; repris par Vrin

Le temps et l'autre Arthaud, 1948; Fata Morgana, 1979

En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger Vrin, 1949, 1967

Totalité et infini. Essai sur l'extériorité Nijhoff, La Haye, 1961

Difficile liberté. Essai sur le judaïsme Albin Michel, 1963

Quatre lectures talmudiques Ed. de Minuit 1968

Humanisme de l'autre homme Fata Morgana, 1973

Autrement qu'être, ou au-delà de l'essence Nijhoff, La Haye, 1974

Noms propres Fata Morgana, 1975

Sur Maurice Blanchot Fata Morgana, 1975

Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques Ed. de Minuit, 1977

.L'au-delà du verset Ed. de Minuit, 1981

De Dieu qui vient à l'idée. Vrin, 1982.

De l'évasion Fata Morgana, 1982.

L'AUTRE DANS PROUST...... .. . ......... .. ... 117 LE PÈRE HERMAN LEO VAN BREDA ........... 125 JEAN WAHL ET LE SENTIMENT. ......... .. .... 131

DU MâfE AUTEUR

SANS NOM .................................. 141 Notes

147

La théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl Alcan, 1930; Vrin, 1963

De l'existence à l'existant Fontaine, 1947; repris par Vrin

Le temps et l'autre Arthaud, 1948; Fata Morgana, 1979

En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger Vrin, 1949, 1967

Totalité et infini. Essai sur l'extériorité Nijhoff, La Haye, 1961

Difficile liberté. Essai sur le judaïsme Albin Michel, 1963

Quatre lectures talmudiques Ed. de Minuit 1968

Humanisme de l'autre homme Fata Morgana, 1973

Autrement qu'être, ou au-delà de l'essence Nijhoff, La Haye, 1974

Noms propres Fata Morgana, 1975

Sur Maurice Blanchot Fata Morgana, 1975

Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques Ed. de Minuit, 1977

.L'au-delà du verset Ed. de Minuit, 1981

De Dieu qui vient à l'idée. Vrin, 1982.

De l'évasion Fata Morgana, 1982.

Noms propres, ou le livre ·des livres. Emmanuel Lévinas nous offre ses exercices de lecture. Kierkegaard, Proust, Agnon, Martin Buber, Edmond Jabès, Jacques Derrida, Jean Wahl, etc. Un philosophe et ses proches. A sa manière aussi : un récit des filiations. Texte intégral

Ill Ill ll \1 11

9 782253 041160

Code prix

LP 1

42/4059/�

. 2658 3/198' Dépôt légal Impr. 4824-5 Édit

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