Histoire De La Tunisie - Sophie Bessis

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Cartographie : © Éditions Tallandier/Légendes cartographie, 2019 © Éditions Tallandier, 2019 48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris www.tallandier.com EAN : 979-10-210-2143-3 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

Introduction Les trois grandes civilisations méditerranéennes, Latinité, Islam, monde grec, sont en fait des groupements de sous-civilisations, des juxtapositions de maisons autonomes, encore que liées par un destin commun. En Afrique du Nord, pas de maison plus nettement délimitée que le vieux pays urbain de l’ancienne Africa, l’Ifriqiya des Arabes, l’actuelle Tunisie. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. La Tunisie de toute éternité, depuis les commencements de l’histoire ? On pourrait dresser un florilège de citations proches de celle de Braudel, affirmant l’existence presque immémoriale d’une personnalité propre à ce petit territoire posé à l’extrémité nord-est de l’immense continent africain, et baigné par la Méditerranée. Il serait le produit d’une alchimie qui lui aurait donné une singularité à nulle autre pareille dans sa région : une géographie particulière, une large ouverture sur une mer emblématique, des ressources modestes sans être négligeables, une urbanité inscrite sur son sol depuis des millénaires, un mélange inédit de populations et de cultures, l’existence multiséculaire d’un État, voilà ce qui aurait contribué à donner à ce vieux pays sa configuration particulière. Au seuil d’en

écrire l’histoire sur la longue durée, il conviendra de confirmer, ou pas, la véracité de ce constat. Avalisera-t-on le récit canonique fondé sur le postulat de l’existence d’une Tunisie trois fois millénaire, installée depuis Carthage dans des frontières à peu près immuables et ayant opéré une heureuse synthèse des apports successifs des peuples et civilisations qui se sont succédé sur son territoire ? Ou déconstruira-ton ce qui relève du roman national, construction au demeurant ordinaire dans tout processus de fabrication d’une nation ? L’exploration de son passé nous fera comprendre comment la Tunisie s’est édifiée et selon quelles modalités, en suivant quels processus historiques, au gré de quels aléas, les habitants de ce morceau de terre ancré au sud dans le désert saharien et, au nord-est, à portée de radeau des côtes européennes, se sont progressivement senti appartenir à une même nation.

Le présupposé de l’existence d’une Tunisie trimillénaire s’accompagne de l’idée d’une « exception » tunisienne, laquelle s’entend par rapport à son voisinage qui ni au sud ni à l’ouest n’a connu la même trajectoire. Quelques arguments de poids viennent 1 étayer une affirmation qui, depuis la « révolution » de 2011, a pris valeur de mantra. La géographie en est constitutive, mais pas seulement. Contrairement à leurs voisins occidentaux, les Tunisiens s’expriment entre eux depuis des siècles dans une seule langue, 2 l’arabe . De même, à l’inverse d’un Orient où ils ont puisé bien des traits de leur caractère collectif, ils appartiennent dans leur quasitotalité à une seule religion, l’islam, et à pratiquement une seule de ses versions, le sunnisme malékite. Quant aux frontières de l’espace tunisien, elles ont connu au cours de l’histoire quelques déplacements sans pour autant le reconfigurer radicalement. Voilà qui apporte de l’eau au moulin de l’ancienneté tunisienne, de même qu’à celui de son avance en matière de modernisation. Cette dernière a en effet connu ses premiers moments dans le cadre d’un État e territorial aux limites à peu près stables qui fut tôt dans le XIX siècle l’initiateur de réformes radicales. Hésitante, contradictoire comme on le verra, cette modernité tunisienne n’en constitue pas moins un des axes de l’argumentaire selon lequel, au-delà de toutes les appartenances transnationales de nature religieuse ou culturelle, il existerait bien une « tunisianité », ce quelque chose que les Tunisiens ont en propre, n’ayant cessé au cours des âges de le cultiver. L’entreprise de construction d’une démocratie entamée en 2011, qui pour l’heure n’a pas d’équivalent dans le reste du monde arabe, serait la dernière en date des manifestations de cette exception. Force est en e effet de constater que les réformes du XIX siècle comme celles conduites dans les premières années de l’indépendance – concernant le

statut des femmes notamment – ont été régionalement isolées, aucun autre État arabe ne s’étant engouffré dans la brèche ouverte par la Tunisie. Il n’est cependant pas sûr que cela suffise à faire une exception si l’on observe la réalité sous d’autres angles. D’ailleurs, un argumentaire presque inverse parcourt la relation historique, celui de l’existence de deux Tunisies qui depuis toujours se tournent le dos et se sont plus d’une fois combattues. Le long littoral, ponctué de cités aux fondations millénaires et de villages dont les habitants ont toujours vécu de façon sédentaire, appartient de plain-pied à l’aire méditerranéenne dont il réunit toutes les caractéristiques. De vieille civilisation urbaine, étroitement intégrée aux réseaux d’échanges internationaux et partie prenante des rivalités entre puissances qui ont rythmé l’histoire de la Méditerranée, abritant depuis la plus haute Antiquité des populations venues de ses différents rivages, cultivant un cosmopolitisme qui a marqué leurs modes de vie, voilà comment se présente cette bande côtière que tout semble opposer à son arrière-pays. Le Sud intérieur, le Centre et l’Ouest, rudes terres de déserts et de steppes, appartiennent, eux, à une autre planète culturelle, celle des tribus, du nomadisme ou de la transhumance, des solidarités claniques. Leurs populations paraissent rétives aux influences venues du large et défendent des modes de vie aux antipodes de ceux des villes blanches qui regardent la mer. Du moins, c’est ainsi que toute une historiographie et une anthropologie les présentent, même si leurs particularismes sont attribués à des facteurs différents selon les auteurs et les périodes. La petitesse et la platitude de la Tunisie font toutefois que la région la plus intérieure n’est jamais bien loin de la mer et que l’interpénétration de ces deux mondes est plus grande que certains ont pu le dire. Et ces deux Tunisies, à supposer qu’elles soient si distinctes l’une de l’autre, auraient laissé, selon d’autres, la place à une nation unifiée par la

colonisation d’abord, puis par le mouvement nationaliste et, enfin, par l’État jacobin mis en place au lendemain de l’indépendance. Après la révolution de 2011, la résurgence de tendances centrifuges venant des régions intérieures, d’où sont toujours parties toutes les révoltes contre l’État central, laisse cependant penser que ce dernier ne serait pas parvenu à éteindre les vieilles traditions de dissidence du monde tribal. Le débat, en tout cas, n’est pas clos. Bien des questions se posent donc dès lors qu’on entreprend d’écrire une histoire de la Tunisie. Avant de l’entamer, il convient d’aborder deux champs que tout travail historique est mis en demeure de labourer, celui de l’historiographie et celui de la périodisation.

LES HÉRITAGES DE L’HISTORIOGRAPHIE Si le récit historique prétend à la vertu explicative, alors le Maghreb 3 y entre résolument avec Ibn Khaldoun . C’est lui qui a théorisé au e XIV siècle le clivage entre nomades arabo-berbères des steppes et sédentaires des villes et des campagnes littorales, resté largement opératoire aux yeux de nombreux chercheurs. Après lui, il faut e attendre au moins la fin du XVII siècle pour qu’à nouveau la Tunisie produise des historiens s’attachant à comprendre leur monde et ses 4 e évolutions . Au XIX siècle, le contact des élites tunisiennes avec les idées de la modernité a produit une génération de penseurs, à la fois historiens et politiques, dont l’influence fut un temps déterminante avant d’être laminée par la colonisation. L’historiographie tunisienne se les réapproprie désormais, retissant des liens avec un passé savant que le fait colonial avait recouvert. Dès que les prétentions de la France sur la Régence se sont affirmées, la Tunisie a passionnément intéressé les historiens hexagonaux dont la majorité ont été des intellectuels organiques de l’entreprise coloniale. Leur récit est avant tout un discours de légitimation de l’occupation française mais, au-delà de cet objectif

politique, il est aussi le produit d’une tradition savante dont l’historien d’aujourd’hui est en partie l’héritier. Si cette production considérable mérite d’être rapidement examinée, c’est que certaines de ses assertions continuent de façonner le regard que portent nombre de Français sur leurs anciennes possessions et, plus loin, sur ce monde fantasmé qu’ils appellent l’Orient. La longue hégémonie académique des historiens coloniaux a également fabriqué des moules dans lesquels se sont coulés leurs successeurs, notamment en matière de découpage chronologique. Puisque la recherche leur a ôté toute valeur, il n’est pas utile de s’attarder sur les mythes colportés par l’anthropologie raciale qui fut un précieux auxiliaire de l’idéologie de la domination, comme celui des origines européennes des Berbères, les occupants puniques puis les envahisseurs arabes étant pour leur part renvoyés à leur appartenance à l’aire sémite, donc frappés d’infériorité. La « question sémite », si l’on nous permet d’appeler ainsi un faisceau de rhétoriques qui s’entrecroisent, dépasse d’ailleurs largement l’historiographie coloniale dans laquelle elle est enracinée. L’obsession du clivage Orient/Occident parcourt en effet toute la production historique de ce dernier, et s’est exprimée jusqu’à une période récente sur la base d’une hiérarchisation des civilisations du monde méditerranéen. Pour la Tunisie, le récit colonial postule une césure nette entre la Carthage punique et l’Africa romaine. La première, appartenant à l’aire sémite, aurait été de ce fait incapable de produire de la civilisation, au contraire de la seconde qui y serait pleinement intégrée de par sa romanité. Il aura fallu attendre une production historique plus récente et venant d’autres horizons pour restituer sur la durée les caractères d’une des grandes civilisations du monde antique, aussi célèbre que méconnue. Si ce biais de l’historiographie coloniale nous paraît important, c’est qu’au-delà de Carthage il conditionne toute la lecture du passé de l’Africa-Ifriqiya-

Tunisie. Sa longue histoire serait en effet rythmée par un tropisme contradictoire l’ayant fait pencher alternativement vers l’Orient et vers l’Occident. Les périodes « orientales » seraient, dans cette oscillation, synonymes de retour en arrière ou au mieux de stagnation, tandis que l’influence européenne marquerait les phases de progrès de ce pays, dont le moment colonial constituerait l’acmé. Bien des discours actuels tendent à montrer que l’on ne s’est pas vraiment affranchi de cette thèse du balancement entre Orient et Occident qui recoupe celle de l’affrontement entre tradition et modernité et qui imprègne si profondément l’histoire du Maghreb. C’est dans un tel contexte que l’exaltation coloniale de la latinité, au demeurant bien réelle, de ce morceau d’Afrique devenu la Tunisie, et de l’ampleur de sa christianisation, a alimenté la thèse de la légitimité du retour en terre africaine. Après tout, au terme d’une longue « parenthèse » faite de « siècles obscurs » dominés tour à tour ou conjointement par l’anarchie berbère et le despotisme oriental, les Français, héritiers de Rome, revenaient chez eux. L’histoire a donc longtemps été écrite par les vainqueurs. Mais les vaincus d’hier ont entrepris depuis plus d’un demi-siècle de l’écrire eux aussi, ou de la réécrire. Ces nouvelles lectures se sont souvent voulues des réponses aux fabrications coloniales ou orientalistes, avant que les historiens appartenant aux générations plus récentes ne commencent à se libérer du poids de récits antagoniques. Plusieurs courants se côtoient dans la riche historiographie tunisienne qui a pris son essor dès les lendemains de l’indépendance. Nous qualifierons le premier de « bourguibien » tant le premier chef de l’État s’en est servi pour arrimer au roman national la notion de tunisianité. Il a en effet convoqué trois mille ans d’histoire, à la fois pour affirmer l’ancienneté de l’objet Tunisie et pour la poser en égale d’une Europe encore drapée dans la certitude de sa supériorité culturelle. De glorieux ancêtres ont été

enrôlés pour ce faire, d’Hannibal à Jugurtha. On pourrait citer nombre d’auteurs dans la veine de cette utilisation de l’histoire. La question de la profondeur historique de la Tunisie s’impose d’autant plus à l’analyse qu’elle ne se résume pas à une controverse entre historiens. Elle est aussi une ligne de clivage politique qui a ressurgi avec une étonnante vigueur après 2011. Lors des discussions à l’Assemblée constituante élue en octobre 2011 et chargée de rédiger une nouvelle constitution, nombre d’élus et de juristes ont rappelé l’existence de la constitution de la Carthage punique pour s’en instituer les héritiers. Car une autre tendance historiographique s’attache, à l’inverse, à valoriser le seul legs arabo-musulman en rejetant dans l’ombre toute l’époque antérieure à l’arrivée des Arabes en terre maghrébine et à minimiser les influences étrangères à l’arabité et à l’islam, qui auraient façonné seuls l’actuelle personnalité tunisienne. S’il convient de relativiser la thèse de l’existence d’une Tunisie telle qu’en elle-même de toute éternité ou presque, il est tout autant nécessaire de s’interroger sur les présupposés qui président à des lectures partielles ou tronquées de son histoire. Révérence au sacré musulman et imprégnation de l’idéologie nationaliste arabe se croisent ici pour aboutir à des thèses qui, prenant le contre-pied des discours coloniaux, peuvent parfois en 1 devenir l’involontaire miroir. Ainsi, quand Émile-Félix Gautier affirme que la Carthage punique est à rejeter dans les ténèbres de la protohistoire, l’Afrique du Nord n’entrant véritablement dans l’histoire qu’avec Rome, l’historien Hichem Djaït proclame quant à lui que la conquête arabe signe « la naissance du Maghreb à l’histoire et à la 2 civilisation ». Ainsi, s’il existe bien depuis l’indépendance un récit national, il est composé de voix diverses, divergentes parfois, qui en racontent des versions concurrentes, tour à tour utilisées par les maîtres du moment. Les dirigeants de chaque période de la Tunisie indépendante ont ainsi retouché la photo selon leurs intérêts, faisant

disparaître ou limitant le rôle de certains personnages, en hissant d’autres à la première place au gré de leur idée de la nation ou de leur propre inscription dans l’histoire. Pour lire les historiens de la première génération d’après l’indépendance, il faut enfin se souvenir que la volonté de faire justice des mensonges coloniaux les a parfois fait tomber dans le piège d’une histoire que l’on peut qualifier de réactive et que cette posture a souvent structuré leurs travaux. Dans ces cas, il arrive que l’expérience du passé récent construise la lecture du passé lointain, l’investissant d’un sens dont le fait lui-même est en général dépourvu. Des moments historiques dotés de leurs logiques propres peuvent de cette manière être transformés en annonces d’une suite autrement plus tardive et, parfois, en première blessure du colonisé. Toute entreprise venant du nord de la Méditerranée, même la plus ancienne, annoncerait ainsi le moment colonial, et l’esprit de résistance animerait par conséquent toute bataille contre des forces étrangères s’étant déroulée sur le sol de l’actuelle Tunisie. En revanche, et par d’étranges torsions de la temporalité, les occupations, arabes en l’occurrence, de terres européennes feraient figure de revanche avant l’heure sur l’épisode colonial. Vérité ici, mensonge là-bas, le « d’où l’on parle » écrit aussi l’histoire. Nous essaierons, pour notre part, d’en restaurer autant que faire se peut la cohérence contextuelle. C’est d’ailleurs ce que s’attachent à faire une grande partie des historiens contemporains qui ont abordé depuis quelques années des thèmes longtemps considérés comme secondaires. En posant la question du qu’est-ce qu’être tunisien, en explorant la palette la plus large possible des sources, ils ont ouvert la discipline à une réelle prise en compte du rôle de la complexité dans la formation des appartenances. De même, la nature et le rythme de l’islamisation ou les rémanences du passé antérieur sont étudiés de façon plus apaisée.

Faire réapparaître une à une toutes les couches de l’épais palimpseste qui constitue l’histoire de la Tunisie, voilà la tâche que beaucoup 3 d’entre eux semblent s’être assignée , comme si le nécessaire travail de décolonisation de l’histoire était enfin achevé, dégageant de nouveaux espaces de recherche et de réflexion.

DES CHRONOLOGIES DISCUTÉES Dans cette pluralité d’approches, quelles sont les dates, les moments qui structurent l’histoire ou, plutôt, la lecture du passé ? La périodisation classique de l’histoire de la Tunisie, et plus largement du Maghreb, reprend en les aménageant à la marge les cadres de l’histoire européenne. Ce découpage en quatre grandes périodes – Antiquité, Moyen Âge, époque moderne et période contemporaine – s’ajuste au contexte local en ayant recours au remplacement de certaines coupures propres à l’Europe par des césures plus en rapport avec l’histoire de e l’Afrique du Nord. Ainsi, la conquête arabe du VII siècle se substitue dans cette adaptation aux invasions barbares du e

e

V

siècle européen, et

l’occupation turque du XVI siècle remplace le moment de la Renaissance. Pour être hégémonique, le tempo européen est-il exportable au Maghreb ? Certains l’ont remis en question, estimant qu’il y aurait un temps propre à ce dernier, un temps interne si l’on peut dire grâce auquel, entre autres, la donnée berbère retrouverait la dimension et la continuité dont l’histoire écrite par « les autres » l’a constamment privée. Reprenant sous une autre forme la thèse du balancement entre Orient et Occident, l’historiographie coloniale a privilégié une périodisation par mouvements contraires, recoupant le découpage traditionnel. Dans l’Antiquité, la Tunisie aurait été uniment façonnée par les influences, les populations, les conquêtes venant de la mer, de Carthage à Byzance en passant par Rome et les Vandales. Ce qu’on appelle le Moyen Âge maghrébin aurait en revanche été construit par

des mouvements allant des régions intérieures – steppes berbères et e Sahara – vers la Méditerranée. À partir du XVI siècle de nouveau, et jusqu’à l’époque contemporaine, les peuples venus de la mer recommencent à jouer un rôle prépondérant : Espagnols, Ottomans, Français enfin jusqu’à l’indépendance. Dans son entreprise de décolonisation de la chronologie, l’historien marocain Abdallah Laroui 4 propose pour sa part un autre découpage . À un Maghreb dominé e jusqu’au VIII siècle et qui n’a été vu que par les yeux des conquérants e

succède une période allant jusqu’au XV siècle, celle d’un Maghreb des empires créés par des mouvements idéologiques à caractère religieux. e Une troisième période courant jusqu’au XIX siècle voit s’installer des monarchies structurées autour de logiques profanes, à l’évolution contrainte d’un côté par l’émergence d’une Europe nouvelle et de l’autre par une série de facteurs internes à l’origine d’une décadence qui prépare la colonisation, quatrième séquence de ce découpage. Bien qu’elles proposent des lectures contrastées de la longue histoire maghrébine, des consensus se dégagent toutefois de ces périodisations reposant sur des critères différents. Toutes regardent en effet la conquête arabe comme une rupture fondamentale structurant, au-delà de la seule Tunisie, toute l’histoire du Maghreb bien sûr, et celle de l’ensemble de la Méditerranée. Car l’arrivée des Arabes et, par leur intermédiaire, de cette nouvelle religion qu’est l’islam, rompt l’unité de l’espace-temps méditerranéen qui avait jusque-là lié les deux rives. Désormais, elles cessent de partager un imaginaire commun et des mémoires les unes aux autres familières pour regarder vers des horizons différents. L’espace qui deviendra la Tunisie tourne les yeux vers l’Orient et ses habitants se convertissent massivement à une religion qui, vite devenue hégémonique, structure progressivement son habitus sociologique, culturel et politique. Mais l’Antiquité s’attarde ici plus qu’elle ne l’a fait en Europe, donnant toute sa dimension à la

notion d’Antiquité tardive dont on verra plus loin les manifestations. La rupture instaurée par la conquête ottomane fait aussi quasiment consensus en signant la fin de l’Ifriqiya médiévale et son entrée sous un autre nom dans l’époque moderne. Enfin, l’entrée en scène de e l’impérialisme européen dans le deuxième tiers du XIX siècle ouvre une nouvelle phase historique qui ne prend fin qu’avec l’indépendance. Si l’instauration du Protectorat français en 1881 est une date qui fait sens, elle n’est pas le point de départ de l’époque dite contemporaine. L’intrusion impérialiste en Tunisie lui est antérieure. C’est davantage autour de 1830 que son histoire prend un nouveau cours mêlant étroitement l’ère des réformes, l’affirmation de la prépondérance française et des troubles de plus en plus graves qui vont affaiblir l’État et rendre le pays « colonisable », selon un mot célèbre et controversé. L’occupation française directe est à la fois l’aboutissement d’un demi-siècle de bouleversements où les vieilles structures politicosociales sont mises à mal par la modernisation et le début d’une colonisation qui finira de les achever. En 1956, la Tunisie enfin souveraine est un chantier où se côtoient, en un mélange complexe et souvent source de conflits, ce qui reste du monde ancien et une modernité ambiguë confortée par soixante-quinze ans d’administration française. Les cadres nationalistes promus au rang de dirigeants du nouvel État puiseront dans ces deux viviers et dans les héritages antérieurs les matériaux qui leur serviront à le construire. Temps nouveaux porteurs d’autres paradigmes, soixante ans d’indépendance, de processus de modernisation autoritaire et de dérives dictatoriales vont déboucher sur cette « révolution » de 2011 qui a fait entrer la Tunisie dans une nouvelle séquence historique. Chaque découpage, on l’aura compris, est porteur de sa propre grille de lecture des faits. La plupart des historiens tunisiens, tout en critiquant la périodisation classique, l’ont reprise pour des raisons de

commodité, sans manquer de la questionner. C’est également ce que nous ferons. Mais, pour tenter d’échapper aux simplifications que toutes les périodisations impliquent, nous essaierons d’emprunter à chacune d’elles ce qui nous apparaît le plus à même de restituer une histoire complexe et de cultiver pour ce faire « les vertus de 5 l’incertitude ». Une telle posture ne nous exonère pas cependant de l’obligation d’opérer quelques choix.

NOS CHOIX L’histoire contemporaine que – à l’instar d’autres historiens 6 actuels – nous faisons débuter vers 1830, comme nous l’avons expliqué plus haut, aura une place privilégiée dans cet ouvrage. Elle façonne en effet pour une large part la physionomie de la Tunisie d’aujourd’hui. Du réformisme à la colonisation, de la modernisation dans le cadre d’une domination étrangère aux péripéties de la lutte pour l’indépendance, de la disparition des modes de vie et de production traditionnels à la recherche de nouveaux consensus politiques et sociaux, cette période fera l’objet d’une large partie de notre travail. Mais cette Tunisie contemporaine est le produit d’une très longue histoire dont nous parcourrons les principaux épisodes pour tenter d’approcher au plus près les caractéristiques de ce pays à bien des égards atypique. Si l’on accepte – et comment pourrait-il en être autrement ? – le fait que la conquête arabe constitue une rupture avec le continuum antique méditerranéen, il faut bien sacrifier à la tradition historiographique en consacrant nos premiers chapitres à l’Antiquité. On évoquera Carthage d’abord, cet empire de la mer dont l’ancrage local et l’influence ont duré bien plus longtemps que sa propre vie, puis la longue période romaine dont les traces restent omniprésentes sur le territoire tunisien. Et l’on verra la permanence de la donnée berbère tout au long de ce

millénaire, qui va des royaumes numides contemporains de Carthage à la geste de la Kahéna qui finit par plier devant les conquérants arabes. Le demi-siècle qu’il faut à ces derniers pour réduire les résistances locales et s’emparer du Maghreb inaugure ce que l’on a qualifié de période médiévale, au cours de laquelle l’ancienne Afrique romaine s’islamise rapidement et s’arabise lentement. Si son histoire s’inscrit un temps dans le mouvement plus ample de formation et de désintégration de larges empires maghrébins, l’Ifriqiya des Arabes conserve des caractéristiques particulières. Sans être encore tout à fait la Tunisie, elle ne se fond pas entièrement dans l’histoire maghrébine, e comme le montrent les épisodes aghlabide au X siècle et hafside du e

e

au XVI siècles sur lesquels on se penchera dans les chapitres suivants. Après un intermède troublé d’un demi-siècle comme son histoire en a connu plusieurs, où les deux grandes puissances méditerranéennes d’alors, l’Espagne et l’Empire ottoman, se combattent sur son territoire, l’occupation turque à partir de 1574 ouvre une nouvelle période qui fera l’objet d’un chapitre, avant que l’ouvrage ne consacre toute sa seconde partie aux presque deux siècles qui font arriver à la Tunisie d’aujourd’hui. XIII

En balayant trois millénaires, il est évident que ce travail prend le risque des raccourcis, passera trop rapidement au gré des uns sur certaines périodes ou certains sujets, fera silence sur des événements que d’autres peut-être auraient mis en exergue. Il n’a d’autre souci que d’éviter toute simplification, de demeurer au plus près de l’impartialité et au plus loin de quelque parti pris que ce soit. Plus qu’aux historiens auxquels il n’a pas l’ambition d’apporter des lumières nouvelles, cet ouvrage s’adresse davantage à un public intéressé par un pays dont l’histoire est plus vaste et plus profonde que ne le laisse supposer la modestie de son territoire. Elle peut nous indiquer aussi, au moins en

partie, les contours de l’avenir que sa population a commencé à dessiner avec des outils nouveaux depuis janvier 2011. 1. Mettons pour l’instant ce terme entre guillemets. Nous aurons l’occasion de l’interroger plus amplement. 2. Dans ses différentes variantes dialectales certes, mais les parlers berbères ont disparu du paysage linguistique tunisien. 3. Concernant les noms propres arabes, j’ai systématiquement opté pour l’orthographe usuelle correspondant à la prononciation en arabe, ce qui rend leur lecture plus aisée. 4. Ahmed Abdesselem qui, dans son ouvrage Les Historiens tunisiens des e e e XVII , XVIII , XIX siècles. Essai d’histoire culturelle (Tunis/Paris, Publications de l’université de Tunis/Klincksieck, 1973) a fait œuvre pionnière en matière d’étude de l’historiographie tunisienne, ne voit e pas émerger d’historiens dignes de ce nom avant le XIX siècle. Des chercheurs de la génération suivante remettent sa thèse en question. Sami Bargaoui, par exemple (Le Lien social dans la Régence de Tunis, rapport scientifique pour une habilitation à diriger des recherches, Faculté des lettres, des arts et des humanités de La Manouba, 2005) ne e e réduit pas les historiens de la fin du XVII et ceux du XVIII siècles au simple rôle de chroniqueurs des faits et gestes de leurs souverains, mais veut voir dans leurs écrits l’amorce d’une histoire proto-nationale qui tirerait sa légitimité de l’ancienneté du territoire ifriqiyen.

PREMIÈRE PARTIE

DE LA DÉESSE AFRIQUE À LA TUNISIE

À côté des récits antiques rapportés par les chroniqueurs grecs puis romains qui les font le plus souvent venir d’Orient – Perse, Palestine, Asie Mineure ou même Inde –, historiens et anthropologues ont longtemps polémiqué sur l’origine des Berbères, premiers occupants de l’Afrique du Nord. Entre les thèses défendant une immigration venue de l’Est par vagues successives et celles d’une évolution in situ de populations d’origine saharienne, donc africaine, chaque école a puisé dans les matériaux à sa disposition pour tenter d’établir la généalogie de populations qui, vu l’ancienneté de leur installation, sont de toute façon considérées depuis longtemps comme autochtones. Il est acquis que, durant toute la période où le Sahara fut humide et ne constituait pas une frontière, les groupes humains de provenance différente se sont mêlés avant que la barrière climatique ne ralentisse ces métissages. Au nord de l’Afrique, la première manifestation de ce qu’on e s’accorde à appeler une civilisation s’est épanouie du VIII au e

millénaires avant l’ère commune dans la région de Gafsa, au centresud de l’actuelle Tunisie, d’où son nom de civilisation capsienne. On trouve déjà, dans ce qui reste de ses productions, quelques traits caractérisant jusqu’à nos jours la culture berbère, comme le goût pour les décors géométriques ornant leurs poteries modelées. Dès l’époque protohistorique, les régions composant ce qui constitue aujourd’hui le Maghreb se sont différenciées l’une de l’autre. 1 Dans son extension maximale, la Berbérie orientale va jusqu’aux monts du Hodna sans rencontrer d’obstacle physique. La Berbérie centrale est limitée à l’ouest par le fleuve Moulouya, la Berbérie occidentale est constituée par les plaines atlantiques et les grandes montagnes des chaînes des Atlas et, enfin, une Berbérie présaharienne couvre les étendues steppiques qui la rattachent au continent africain. La Berbérie de l’Est est la seule à se trouver au contact de la Méditerranée orientale puisqu’elle contrôle une des rives du détroit dit V

de Sicile. Cette perméabilité aux civilisations venues d’Orient, dont le détroit est la porte, restera durant toute l’histoire un caractère distinguant ce finistère africain du nord-est de ses voisins occidentaux. On le voit, une telle singularité, et qui commence si tôt, s’explique par la géographie. Située presqu’à égale distance du détroit de Gibraltar à l’ouest et de l’isthme de Suez à l’est, la Tunisie, avec ses 1 200 kilomètres de côtes, est la partie de l’Afrique du Nord la plus ouverte sur la mer. C’est là que finissent en s’abaissant les chaînes montagneuses des Atlas et du Tell, et l’on n’y trouve aucun sommet comparable à ceux qui dominent les reliefs marocains et algériens. Le point le plus élevé y culmine à quelque 1 500 mètres et nulle barrière infranchissable ne la sépare ni de la mer qui l’entoure, ni du sud désertique. Cette douceur du relief traversé de plaines fertiles et correctement arrosées dans sa moitié nord et sa position centrale en Méditerranée, au contact de ses deux bassins occidental et oriental, expliquent qu’elle a toujours été une zone de passage et de rencontres entre l’Europe et l’Afrique, entre Orient et Occident. Une telle position a façonné son histoire, lui attribuant un rôle central dans toutes les aventures dont la Méditerranée a été le théâtre. Le néolithique débute assez tard en Tunisie, vers 4 500 avant notre ère, pour se prolonger jusqu’à l’arrivée des Phéniciens, comme en témoignent outils et armes trouvés dans les tombes de l’époque. Les Anciens appelaient ses habitants les Libyens, terme dérivé de celui de e Lebu, utilisé par les Égyptiens dès le XIII siècle avant Jésus Christ pour désigner les populations vivant à l’ouest du Nil. Grecs et Carthaginois ont également donné le nom d’Afri aux autochtones du Nord-Est du Maghreb et nommé leur pays Africa, qui serait le nom d’une déesse indigène. Quant aux Berbères eux-mêmes, ils se sont nommés dans leurs propres langues qui ont un tronc commun lui aussi disputé, chamito-sémitique selon la majorité des spécialistes, africain pour

d’autres. Notons au passage le fabuleux destin de cette divinité locale dont le nom a fini par désigner tout un continent. Ces habitants des temps protohistoriques semblent avoir été pour la plupart des sédentaires mangeurs de blé dont ils ont commencé à pratiquer la culture à la fin du néolithique. Cette longue protohistoire a des prolongements postérieurs plus importants qu’on ne pourrait le croire, dans la mesure où elle a donné aux populations autochtones des cadres sociétaux que l’empilement des siècles n’est pas parvenu à faire totalement disparaître. Les sociétés berbères demeurent en effet structurées par la famille agnatique comprenant tous les collatéraux descendants par les mâles d’une même souche masculine. C’est à partir de cette parenté par les mâles originée dans un ancêtre commun, vrai ou supposé, que se sont constitué les grandes tribus, subdivisées en clans et en familles. La profonde e arabisation de la Tunisie à partir du XI siècle n’a pas affaibli cette structure, les nouveaux arrivants partageant avec les populations locales ce cadre patriarcal et largement endogamique qui continue de conditionner l’habitus socioculturel des populations, rurales 2 essentiellement, malgré toutes les péripéties de l’histoire . C’est chez ces Afri qu’arrivent, à l’aube du premier millénaire avant Jésus Christ, les navires phéniciens.

CHAPITRE PREMIER

Carthage Naissance, prospérité et mort d’une puissance méditerranéenne Le plus vieux récit écrit se rapportant à la fondation de Carthage par une princesse phénicienne du nom d’Elissa – plus connue en 1 Europe sous son autre nom de Didon –, chassée de sa patrie de Tyr au sud de l’actuel Liban par la trahison de son frère Pygmalion, remonte e au III siècle, soit quelque cinq siècles après son épopée supposée. Il est dû au Grec Timée de Taormine et nous est parvenu par le résumé qu’en a fait l’historien Denys d’Halicarnasse au premier siècle avant Jésus Christ. L’histoire de Didon telle qu’elle a été transmise par les Latins semble être l’arrangement rationalisé d’un poème sacré de e Carthage, composé au IV siècle. La légende en fait remonter la fondation au début du

IX

e

siècle avant Jésus-Christ, et plus précisément 1

en 814, selon les recoupements opérés par les Anciens . Si les historiens ont rejeté Elissa dans les limbes du mythe et s’accordent enfin avec l’archéologie pour estimer que Carthage a e commencé à sortir de terre dans le dernier quart du IX siècle avant J.2

C. , l’expansion des Phéniciens en Méditerranée occidentale à partir de la fin du deuxième millénaire est en revanche richement documentée. Le savoir maritime de leurs navigateurs était proverbial et les puissances marchandes qu’étaient alors leurs villes tiraient une bonne

partie de leurs richesses des comptoirs établis sur les côtes siciliennes et sardes, au sud de l’Italie et sur tout le littoral libyque où ils ont fondé e leurs premiers établissements à la fin du XII siècle. Utique voit le jour 3

vers 1 100 avant notre ère, suivi par Hadrumète et plusieurs autres. Leurs marins ont vraisemblablement été les premiers Méditerranéens à franchir les Colonnes d’Hercule, l’actuel détroit de Gibraltar, et à explorer les côtes atlantiques. À l’origine, les comptoirs maghrébins ont avant tout servi d’escales aux navires en route vers le vrai but des Phéniciens, l’Espagne et le mythique royaume de Tartessos – également évoqué dans la Bible – riche en étain indispensable à la fabrication du e bronze. À partir du IX siècle, la Phénicie vit sous la menace de l’empire assyrien voisin et de ses ambitions régionales, ce qui accroît le souhait de ses cités-États de se constituer des bases de repli vers l’Ouest en cas e d’invasion. La décadence de Tyr à partir du V siècle et sa conquête par Alexandre en 332 avant J.-C. scellent le destin de Carthage en la consacrant comme l’héritière des thalassocraties phéniciennes. Éloignée de ses origines, la métropole crée sur le sol africain sa propre civilisation, synthèse destinée à durer entre les apports des cités-mères orientales et le substrat local. L’histoire de la civilisation punique est une des plus difficiles à reconstituer parmi toutes celles du monde antique. Livrée aux flammes par les légions romaines en 146 avant J.-C. au terme de la dernière guerre punique, la capitale de ce qui fut un empire à la fois maritime et terrien n’a laissé aucune trace écrite de ses sept siècles d’existence. Les quelques ouvrages en possession des souverains numides et qui ont donc survécu à l’incendie se sont perdus quand la langue punique a cessé d’être lue. Hormis les épitaphes, les seules sources dont les historiens disposent sont les écrits des Grecs et des Romains. C’est dire à quel point la documentation disponible – à l’exception de l’archéologie – n’a été écrite que par les vainqueurs. Les historiens

contemporains n’ont donc cessé de faire le tri entre les faits avérés et ce qui relevait, à l’époque déjà, de la propagande.

LA CONSTRUCTION DE LA PUISSANCE PUNIQUE Puissance maritime d’abord, Qart-Hadasht – la Ville nouvelle en phénicien – est située sur un site exceptionnel qui enferme, outre une anse propice à l’établissement d’un port, 5 000 hectares de terres fertiles. Fondée pour faciliter l’importation en Orient des métaux de e l’extrême Occident, la ville commence à partir du V siècle à se recentrer sur le vaste domaine qu’elle s’est peu à peu constitué dans la Tunisie intérieure pour parer aux aléas géopolitiques de la région – e éloignement d’avec l’Asie au V siècle, rivalités territoriales avec les Grecs et première guerre punique enfin, qui réduit presque à néant ses ambitions maritimes. Regardant avant tout vers le large, entre son e e premier essor au VI siècle et le début du III siècle, la métropole punique qui a supplanté Tyr renforce le chapelet de comptoirs déjà e fondés par cette dernière, si bien qu’à l’aube du III siècle, les Phéniciens de l’Ouest sont devenus la grande puissance de la Méditerranée occidentale. Ils y possèdent toutes les côtes d’Afrique, de la Grande Syrte au détroit de Gibraltar où s’égrènent de nombreuses échelles commerciales, de Sabratha dans l’actuelle Tripolitaine à Tirigi (Tanger). Ils sont maîtres du rivage atlantique du Maroc où Lixus (Larache) est leur principal comptoir, et de celui de l’Espagne méridionale avec l’importante escale de Gadès (Cadix). Ils contrôlent toutes les îles de cette partie de la Méditerranée, les Baléares où ils s’installent de façon permanente en 654 avant J.-C., la Sicile occidentale et centrale, la Sardaigne, les côtes de la Corse et Malte. Dans l’intérieur des terres, le territoire de Carthage comprend dès le e V siècle tout le nord-est de la Tunisie actuelle et s’élargit à partir du e

IV

siècle plus loin vers l’ouest et le sud. Son influence s’étend au sud

jusqu’au lac Tritonis, le Chott El Djerid

4

d’aujourd’hui, si bien que

plusieurs tribus numides indépendantes sont enclavées dans l’espace qu’elle contrôle. Par terre comme par mer, la cité excelle dans le commerce lointain dont elle tire une bonne partie de sa fortune. Deux documents – dont l’entière véracité est toutefois sujette à caution – en retracent les principales étapes : le périple d’Himilcon probablement écrit vers 450 avant J.-C. qui rend compte de la route vers les mines d’étain d’Armorique et de Grande-Bretagne et celui d’Hannon – un peu plus tardif – pour les échanges vers le sud. Hannon serait-il arrivé jusqu’au mont Cameroun, ce volcan d’Afrique centrale dont il décrit une éruption, ou n’aurait-il pas dépassé le cap Bojador, au sud du Maroc actuel ? Les avis divergent sur ce point, mais il est sûr que cette route du sud était destinée à aller chercher l’or de Gambie. La voie terrestre vers l’Afrique subsaharienne à partir de la Tripolitaine et jusqu’au Fezzan semble toutefois avoir été davantage empruntée. D’Afrique de l’Est venaient par ailleurs épices, peaux et ivoire. Quant au commerce méditerranéen, les échanges avec le monde grec reprennent après les conquêtes d’Alexandre, avec les royaumes hellénistiques d’Orient et d’Égypte. Vers le nord, Carthage entretient d’étroites relations avec l’Étrurie, puis avec la Campanie après la chute du royaume étrusque e au III siècle. Avec la conquête de son arrière-pays, Carthage devient aussi un gros producteur agricole. Son aristocratie double sa richesse commerciale d’une importante rente foncière grâce à la possession de terres dans les régions les plus fertiles des environs de la capitale, dans 5 le Cap Bon et jusqu’à la Byzacène . Dans cette zone très prospère, appelée la chôra selon l’historien Polybe qui contempla la chute de Carthage depuis l’état-major de l’armée romaine, les agronomes puniques ont mis au point des techniques fondées sur l’association entre élevage, oléiculture et viticulture pratiquées pour la première fois

en Afrique, dont les produits servent à la fois à nourrir la métropole et à être exportés. À l’est et au sud de la chôra, une seconde zone habitée et cultivée par les autochtones est consacrée à la culture du blé, aux rendements élevés dans les grandes plaines du bassin de la Medjerda et en Byzacène intérieure autour de Thysdrus (El Djem). L’arboriculture fruitière – figuiers, grenadiers, amandiers, dattiers – est elle aussi largement pratiquée. L’importance de ces cultures est attestée par le fait que la grenade est l’emblème de Tanit, déesse majeure du panthéon punique, et que le palmier dattier est l’arbre le plus représenté sur les stèles funéraires. Les paysans des zones céréalières restent cependant pauvres car l’État prélève une grosse partie de leurs récoltes au titre de l’impôt. Ils n’en ont pas moins adopté peu à peu les dieux puniques et les mœurs carthaginoises, tandis que les Puniques s’imprègnent de leur côté de la culture et des mœurs locales, faisant er dire au chroniqueur grec du I siècle après J.-C. Dion Chrysostome que les Carthaginois, de Tyriens qu’ils étaient, s’étaient transformés en Africains. C’est en tout cas grâce à cette richesse agricole que Carthage e peut se remettre à la fin du III siècle de sa défaite dans la deuxième guerre punique. Et la réputation de ses agronomes est telle que le volumineux traité de Magon, le plus célèbre d’entre eux, a été traduit en latin et en grec, raison pour laquelle des bribes nous en sont parvenues. L’industrie est en toute logique très liée au commerce, à la navigation, à l’agriculture et à l’art militaire. Le prolétariat urbain est essentiellement composé de marins, d’ouvriers des arsenaux, d’artisans, d’employés des maisons commerciales. Outre la menuiserie étroitement liée à la fabrication et à la réparation des navires et la céramique utilitaire fabriquée pour les besoins du transport, les Carthaginois ont excellé dans la verrerie, la bijouterie, l’artisanat textile, la teinturerie, en particulier la fabrication de la pourpre dont la technique fut

inventée à Tyr. Ses artisans ont également appris de leurs voisins libyens à travailler le cuir. Certaines de ces activités ont acquis une telle dimension qu’elles ont fait figure de véritables industries, la métallurgie entre autres. En – 148, à l’aube de la troisième guerre punique, Carthage affaiblie et privée d’armement décida de s’opposer au diktat des Romains. Devant l’obligation de reprendre la guerre, on fabriqua en un mois dans ses ateliers 3 000 boucliers, 9 000 épées, 2 15 000 lances et 30 000 traits de catapultes .

CARTHAGINOIS ET GRECS EN MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE La richesse agricole de l’empire carthaginois l’a sauvé chaque fois que d’autres puissances lui ont contesté sa suprématie sur les mers. À e partir du V siècle, la thalassocratie punique doit en effet affronter l’expansion grecque en Méditerranée occidentale, et la possession de la Sicile est l’occasion d’affrontements récurrents qui se prolongent e durant plus de deux siècles. Entre le début du V siècle et celui du e

alternent des périodes où l’une ou l’autre des deux puissances conquiert ou retrouve une hégémonie toujours fragile et éphémère. Carthage parvient ainsi à reconquérir en 409 avant J.-C. la Sicile méridionale perdue soixante-dix ans plus tôt lors de sa défaite à e Himère en 480. À la fin du IV siècle, le tyran syracusain Agathocle empiète sur ce territoire et ose même un débarquement au Cap Bon en 310, mais il ne parvient à se maintenir que trois ans en terre africaine et Carthage profite des dissensions entre cités siciliennes pour e conserver d’importantes positions. Au début du III siècle Pyrrhus, roi d’Épire et champion d’un hellénisme occidental en pleine décadence, réoccupe brièvement les places carthaginoises avant d’en être chassé en 276. Maîtresse de l’île, Carthage s’installe à Messine en 269 et se trouve face à Rome qui a achevé sa conquête de l’Italie. III

Rome, jusque-là, n’a pas été partie prenante de ces rivalités. Se construisant avant tout un domaine terrien en occupant progressivement toute la péninsule, elle n’a montré dans cette première phase de son expansion aucune ambition maritime et s’est au contraire attachée à entretenir avec Carthage des liens de bon voisinage en signant trois traités successifs. Par le premier, datant probablement de – 509, et le second, de – 348, les Romains s’engagent même à s’abstenir de tout commerce et de toute fondation de ville sur la côte africaine et sur la côte espagnole à l’ouest de Mastia, à l’emplacement probable de la future Carthagène. Plus tardif, leur appétit impérialiste s’incarnera dans la conquête et la romanisation de terres de plus en plus lointaines, la maîtrise des mers ne représentant pour eux qu’un outil de la puissance. S’ils s’affrontent pour la prépondérance en Méditerranée occidentale, Grecs et Carthaginois ne prétendent en revanche ni l’un ni l’autre mettre fin à l’existence même de l’adversaire. Et les échanges entre eux sont plus nombreux que les batailles qu’ils se livrent. La Grèce classique d’abord puis les royaumes hellénistiques ont exercé une influence notable sur la culture et la religion puniques. Le nombre important d’épitaphes bilingues punique-grec trouvées sur les stèles témoigne de l’existence d’une communauté de langue grecque à Carthage et les mariages mixtes n’étaient pas rares. Le culte des déesses Déméter et Coré est également attesté dans la cité à partir du e IV siècle, sans cependant qu’on sache si seuls les Grecs le suivaient ou si la religion carthaginoise a connu un début d’hellénisation. De nombreux Carthaginois parlaient en tout cas le grec, et pas seulement pour les besoins du commerce. Les lettrés puniques semblent en effet avoir fréquenté les philosophes hellènes puisque la ville a abrité une 3 école pythagoricienne renommée . Le dynamisme commercial carthaginois a sans nul doute ouvert en matière culturelle la métropole

sur le monde qui l’entourait. Dans la sphère politique, la nature du pouvoir instauré par les Barcides Amilcar et Hannibal dans leur empire 6 militaire de Bétique , reposant sur une divinisation de la figure du chef, s’est directement inspirée de celle léguée par Alexandre et mise en œuvre par ses successeurs.

FORCE ET FAIBLESSE DE CARTHAGE, INSTITUTIONS ET LIENS AU TERRITOIRE Au-delà des données factuelles, les historiens se sont posé de façon récurrente la question de savoir pourquoi un empire à la puissance si e bien assise avait succombé devant Rome qui n’était encore au III siècle qu’au début de la sienne. Nombreux sont ceux qui y ont répondu par le constat de la nature coloniale du pouvoir carthaginois qui ne serait jamais parvenu à rallier à sa cause les populations autochtones, demeurées à ses marges et promptes à la révolte contre une domination considérée comme allogène. L’affaire est cependant plus complexe tant sont nombreux les témoignages d’une indigénisation progressive de la cité punique à mesure de son éloignement d’avec ses origines asiatiques. La transformation de l’oligarchie maritime et commerçante des débuts en aristocratie foncière en est une des manifestations, de même que la profonde influence exercée par la civilisation punique sur les populations alentour. Carthage s’est africanisée, les Numides se sont punicisés, sans pour autant que s’établisse entre les deux une unité capable de résister aux assauts romains. Et Rome aura joué pendant deux siècles de leurs divisions pour réduire à néant l’empire de la mer avant de s’attaquer avec succès aux royaumes indigènes. La responsabilité du pouvoir carthaginois a été maintes fois invoquée comme élément d’explication de la ruine de la cité. Jusqu’au e milieu du V siècle, le pouvoir politique et militaire semble avoir appartenu à des rois à l’autorité limitée par l’aristocratie. À la suite des

défaites de Sicile au début du

e

V

siècle, la monarchie est remplacée par

un régime oligarchique aux structures assez bien connues grâce à la relation élogieuse qu’en a faite Aristote dans un chapitre de sa Politique dont des extraits nous sont parvenus. La « constitution » de Carthage partage le pouvoir entre une Assemblée du peuple et un Grand Conseil. 7 L’exécutif est aux mains de deux suffètes élus pour un an. L’autorité est également déléguée par les assemblées à des comités de cinq membres – les pentarchies décrites par Aristote – recrutés par cooptation. Tout au long de l’histoire de la cité, son oligarchie semble avoir eu deux obsessions majeures liées à la défense de ses intérêts : la crainte que des chefs militaires puissent être tentés par le pouvoir personnel, ce qui l’aurait marginalisée, et la nécessité de combattre un parti démocratique qui l’aurait dépossédée de ses privilèges. Pour conjurer le premier danger, un tribunal de 104 membres chargé de faire respecter les institutions faisait office, selon les dires de l’époque, de véritable « police politique ». Le parti démocratique a connu pour sa part quelques heures de gloire, notamment après la défaite de la première guerre punique et la crise des mercenaires, puis avec les Barcides qui se sont appuyés sur lui pour imposer les réformes qu’ils jugeaient nécessaires à la restauration de la puissance perdue. Mais chacune de ces tentatives s’est vue bloquée par une caste crispée sur le maintien de ses prérogatives. Après l’humiliant traité de paix imposé par Rome en – 201, Hannibal élu à la charge de suffète en – 196 fait ainsi voter par l’Assemblée du peuple des lois restreignant son pouvoir et des mesures destinées à assainir des finances gangrenées par les malversations. Devant la menace, le parti aristocratique n’aura pas hésité à le dénoncer à Rome pour l’éliminer, l’accusant de préparer une nouvelle guerre. Jamais, en tout cas, le pouvoir carthaginois n’a coopté des autochtones pour élargir son assise. Pourtant, les unions ont été fréquentes entre nobles puniques et princesses libyennes et, dans leurs

possessions de Bétique, les généraux Asdrubal et Hannibal ont épousé des Espagnoles et favorisé les mariages mixtes. Ces alliances matrimoniales de nature politique n’ont pas altéré la nature paradoxale de l’empire carthaginois, État colonial dans ses structures et ses modes de gouvernement mais doté d’une population profondément mélangée. À Carthage même, la plupart des habitants avaient au bout de quelques siècles au moins un ancêtre africain. Dans cette société très hiérarchisée, la monogamie était la règle et les femmes n’étaient pas tenues à l’écart de la vie publique, sans pour autant participer directement à la politique. Elles accédaient à d’importantes charges sacerdotales et celles de l’aristocratie étaient très instruites. Mais ce sont les clivages sociaux qui ont laissé le plus de traces dans l’histoire de la cité. Perçus comme une menace par les possédants, ils ont été une cause supplémentaire de la fracture entre Puniques et autochtones. Le danger, en effet, ne venait pas tant des milliers d’esclaves urbains que des cultivateurs libyens et des populations rurales serviles des terres contrôlées par l’aristocratie foncière. Ces deux groupes ont fourni les troupes de plusieurs e jacqueries au IV siècle. La fameuse guerre des mercenaires de 240 – une des plus grandes crises sociales du monde antique entre la mort d’Alexandre et l’établissement de l’empire d’Auguste – a elle aussi été le fruit d’une alliance entre les paysans libyens surexploités et les mercenaires, pour beaucoup d’anciens esclaves rêvant de réformer l’ordre social. L’évolution de la religion officielle atteste aussi de l’émancipation de la cité par rapport à son héritage phénicien, bien qu’elle en ait gardé e les principales divinités. Au V siècle, parallèlement à la chute de la monarchie, Melqart, dieu principal de Tyr étroitement lié au régime monarchique, cède la première place à Baal Hammon, lui aussi d’origine tyrienne, considéré dès lors comme le père des dieux. Cette

position prééminente et son succès chez les autochtones, puisqu’on le retrouve sur des stèles jusqu’à Constantine, ont fait dire à de nombreux historiens que le monothéisme auquel les populations maghrébines ont massivement adhéré sous ses trois formes, juive, chrétienne puis musulmane, a été préparé par la propagation de la religion punique venue du Moyen Orient, berceau du dieu unique. Il faut dire un mot ici des fameux sacrifices d’enfants dont Baal aurait été friand et qui ont alimenté la thèse de la « barbarie punique » colportée par l’historiographie européenne durant la période coloniale. Les fouilles effectuées en 1921 dans le sanctuaire de Tanit ont découvert de nombreuses urnes contenant les ossements calcinés d’enfants de quelques mois à douze ans. Que cette coutume ait existé est indéniable, mais l’on diverge sur son ampleur. La pratique contraignant les familles de l’aristocratie à sacrifier leur premier-né mâle fut-elle massive ou assez rapidement contournée ? Il semblerait en tout cas que les grandes familles aient le plus souvent fait immoler de jeunes esclaves en lieu et place de leurs propres enfants. Certains avancent enfin que l’on avait également coutume d’incinérer des cadavres d’enfants morts en bas âge. e La « révolution » religieuse du V siècle a également assuré le 8

triomphe de Tanit, déesse parèdre de Baal , typiquement carthaginoise puisqu’elle était inconnue à Tyr. Son nom est probablement d’origine libyque et son symbole, le signe de Tanit, viendrait d’Égypte. D’autres estiment qu’il serait issu d’une idole égéenne représentant une déesse mère. D’autres divinités moins centrales ont occupé le panthéon punique, dont les plus importantes ont été le dieu Eshmoun originaire de Syrie et devenu le patron de Carthage, et la phénicienne Astarté. L’importance de la vie religieuse est démontrée par le fait que les 9 prêtres , gardiens d’une législation sacrée ayant une parenté étroite avec le Lévitique hébreu, occupent le premier rang dans la hiérarchie

de la cité. Depuis la fondation de la ville, les principales fonctions sacerdotales sont demeurées l’apanage de quelques grandes familles, de sorte que les membres du clergé sont liés par un puissant esprit de corps. Ces prêtres au visage imberbe, suivant en cela la tradition égyptienne, peuplent les nombreux temples qui sont les centres d’une vie intellectuelle active. Le rôle intellectuel des kohanim, comparable à celui du clergé égyptien, a permis le maintien pendant des siècles de la langue et de la civilisation puniques malgré la profondeur de la romanisation de l’Afrique. De rares documents littéraires carthaginois et surtout des documents épigraphiques sont parvenus jusqu’à nous, e écrits dans l’alphabet phénicien de 22 lettres inventé au XIII siècle avant J.-C. et qui est à l’origine de toutes les écritures alphabétiques. Telle a été l’architecture institutionnelle et politique qui a gouverné durant des siècles une des plus grandes cités du monde méditerranéen 10 d’alors. Le géographe grec Strabon évaluait sa population au plus haut de sa puissance à quelque 700 000 habitants, chiffre certainement exagéré à moins qu’il n’ait comptabilisé l’ensemble de la population de la chôra. La ville elle-même aurait plus vraisemblablement compté 200 000 à 300 000 habitants à son apogée, ce qui est déjà considérable.

GUERRES PUNIQUES OU GUERRES ROMAINES 4 ? La question mérite d’être posée dans la mesure où, dès le début d’une confrontation destinée à durer plus d’un siècle, Carthage a vraisemblablement été rétive à la guerre, attitude compréhensible de la part d’un empire à la prospérité fondée sur le commerce. Contrainte à trois reprises de la mener, elle a pourtant frôlé plus d’une fois la victoire, et ses défaites successives ou ses renoncements semblent avoir été dûs davantage à des causes internes qu’à une incontestable supériorité de Rome. Les historiens en reconnaissent toutefois une, qu’ils jugent de taille, à cette dernière : tandis que Carthage a mené ses

guerres avec une armée hétéroclite de mercenaires prêts à l’insoumission, la république romaine disposait en face d’une armée de citoyens mobilisés pour la défense de la patrie. Quoi qu’il en soit, la thèse qui a longtemps prévalu du choc inévitable de deux 5 impérialismes n’est plus à l’ordre du jour . À Rome aussi d’ailleurs, avant l’ouverture des premières hostilités, les positions étaient partagées, et il aura fallu qu’au Sénat le parti de la guerre l’emporte sur celui de la paix pour que le peuple vote en faveur de la première. Mais, à mesure de ses conquêtes, son appétit s’est accru au point qu’il lui aura fallu raser une cité devenue de mauvais gré sa rivale pour le satisfaire en entier. Quand Carthage et Rome se retrouvent face à face à Messine, et malgré quelques tentatives de négociations, les deux puissances soutiennent des partis différents et la guerre devient inévitable. Elle va durer vingt-trois ans, de 264 à 241. Puissance terrienne jusque-là, Rome décide d’abord de se doter d’une flotte pour contrer un adversaire à l’écrasante supériorité maritime, ce qui lui permet de débarquer en Afrique en 256, de ravager le Cap Bon et de profiter de l’affaiblissement momentané de Carthage pour lui ravir ses places fortes siciliennes. Malgré la reconstitution des forces carthaginoises et l’entrée en scène du général Amilcar Barca en 247, la métropole punique subit une défaite décisive aux îles Ægates en 241 et charge Amilcar de négocier la paix au prix de la perte de la Sicile et du paiement d’une lourde indemnité. Cette première défaite a davantage été attribuée aux contradictions du régime carthaginois qu’à un réel affaiblissement de la puissance maritime. Se méfiant une fois de plus de la possible tentation monarchique des généraux, l’aristocratie gouvernante semble leur avoir refusé des renforts aux moments décisifs et les avoir de ce fait contraints à des stratégies défensives.

En entravant le commerce et avec l’appauvrissement du Cap Bon, le plus riche de ses territoires, la guerre a en tout cas tari les sources marchandes et agricoles de la prospérité carthaginoise, compromettant le paiement des mercenaires démobilisés après la signature de la paix. En même temps que 20 000 soldats attendent d’être payés, la révolte gronde chez les paysans numides privés depuis des années de la moitié de leurs récoltes pour les besoins du financement de la guerre. La jonction de ces deux groupes exploités par une aristocratie vue par les autochtones comme étrangère est illustrée en la personne des deux chefs qui prennent la direction de l’insurrection. L’un, Spendios, est un ancien esclave romain devenu militaire. L’autre, Mathô, est un Libyen qui parvient à enrôler 70 000 des siens après que Carthage a massacré 3 000 déserteurs berbères que Rome venait de lui livrer. Sous le commandement d’Amilcar, Carthage finit par venir à bout de la révolte dans une guerre féroce de part et d’autre. L’atrocité du massacre final des mercenaires piégés dans un étroit passage entre deux massifs 11 montagneux, qui a alimenté une abondante littérature , s’explique par l’importance de l’enjeu. Ce conflit est en tout cas le premier connu d’une longue série de soulèvements à coloration à la fois politique et sociale qui ont rythmé au cours des siècles l’histoire de la Tunisie. Victorieuse, Carthage n’en sort pas indemne puisque Rome en a profité pour s’emparer de la Corse et de la Sardaigne. Économiquement et militairement affaibli, l’empire carthaginois retrouve cependant en quelques décennies une belle prospérité grâce à la conquête et à l’exploitation d’une partie de l’Espagne par Amilcar Barca. En moins de vingt ans, le royaume barcide dirigé par Amilcar d’abord, puis par son frère Asdrubal et enfin par son fils Hannibal restaure la puissance de la métropole. Rome est inquiète et obtient en 226 d’Asdrubal que ses conquêtes ne dépassent pas l’Ebre. À sa mort, Hannibal, âgé de vingt-six ans, est choisi par l’armée pour lui succéder.

Il s’empare en 219 de la ville de Sagonte au sud de l’Ebre, donnant sans l’avoir voulu l’occasion à Rome d’exploiter l’affaire en l’accusant d’avoir violé l’accord de 226. Il faut ici faire justice d’une thèse popularisée par une historiographie qui voudrait qu’Hannibal ait eu hâte de reprendre la guerre contre Rome. Est invoquée pour l’appuyer la légende colportée par les Anciens du « serment d’Hannibal ». Alors qu’il était encore un enfant à la veille du départ vers l’Espagne, son père Amilcar lui aurait fait jurer de consacrer sa vie à combattre l’ennemi héréditaire. Aucune source crédible ne confirme cet épisode et il semble au contraire que ni Carthage ni Hannibal – qui n’avait pas consolidé son emprise sur l’Espagne – ne souhaitaient la reprise de la guerre. La suite, c’est-à-dire la deuxième guerre punique, a donné lieu à une très abondante littérature historique en partie composée de nombreuses biographies d’Hannibal, élevé au rang de héros, même par ses adversaires. Il n’est pas un historien ancien qui n’ait parlé de son épopée, et sa traversée des Alpes accompagné d’un contingent d’éléphants d’Afrique – dont beaucoup moururent dans les neiges – reste un morceau d’anthologie. Bonaparte l’étudia minutieusement pour préparer sa campagne d’Italie, et le considérait, au même titre qu’Alexandre, comme un des grands stratèges militaires de l’histoire. Étant donné la supériorité navale de Rome, Hannibal choisit la guerre terrestre et part pour l’Italie au printemps 218 à la tête d’une importante armée. Après sa traversée des Alpes et le ralliement à sa cause des Gaulois cisalpins, il collectionne les victoires dont la plus éclatante est celle de Cannes en août 216. Mais, malgré le ralliement de Capoue, deuxième ville d’Italie où il aura séjourné des années, malgré ses tentatives de fédérer des provinces italiennes encore peu romanisées et l’alliance conclue avec un Philippe V de Macédoine pressé de stopper les ambitions romaines, Hannibal ne remporte plus

aucun succès décisif après cette date. L’infériorité de la flotte punique par rapport à celle de Rome qui a désormais la maîtrise des mers empêche Carthage de lui envoyer des renforts. Enfin, en entreprenant la conquête de l’Espagne, les Romains privent le Carthaginois de tout recours extérieur. C’est alors que Scipion, surnommé plus tard l’Africain, décide en 204 de transporter la guerre en Afrique afin d’obliger Hannibal à quitter l’Italie et de mettre un terme définitif à la puissance de Carthage. L’alliance nouée avec le royaume numide de Massinissa aura joué un rôle déterminant dans la victoire romaine. Rappelé en urgence, Hannibal se fait tailler en pièces à la bataille de Zama en 202. La paix conclue au printemps 201 signe, cette fois, le glas de la puissance de Carthage. La thalassocratie a vécu même si, près d’un demi-siècle encore, la cité tente de survivre avant l’assaut final. Quant à Hannibal, après un bref intermède politique durant lequel il tente en vain d’assainir le gouvernement de Carthage, il prend le chemin de l’exil pour éviter d’être livré aux Romains par des oligarques plus soucieux de leurs intérêts que du destin de leur cité. Après une longue errance dans tout l’Orient, acculé par les Romains, il se suicide 12 en Bithynie en – 181. Depuis l’Antiquité, les hommages posthumes à cet homme qualifié d’exceptionnel même par ses ennemis se sont succédé, de Tite-Live à Montesquieu et à Michelet. Deux millénaires plus tard, Habib Bourguiba, premier chef d’État de la Tunisie indépendante dont il fait remonter l’existence à Carthage, ira en 1969 lors d’un voyage en Turquie s’incliner sur un tumulus supposé être sa tombe, déplorant à cette occasion l’ingratitude des peuples envers leurs 6 plus grands hommes . Carthage n’est pas morte en 201. Mieux, la cité retrouve en quelques décennies une certaine prospérité malgré le rétrécissement de son territoire du fait des empiétements répétés de Massinissa,

indéfectible allié de Rome qui le laisse faire. Mais le souverain numide commence à faire peur à ses protecteurs. En 153, emmené par Caton, le Sénat craint qu’il ne veuille faire de Carthage la capitale d’un puissant empire et décide, pour parer au danger, de mettre fin à l’existence même de la cité. Carthage veut négocier mais les conditions de Rome sont inacceptables : le Sénat exige que les Carthaginois abandonnent leur ville et la rebâtissent à 15 kilomètres à l’intérieur des terres. En 149, dirigeants et population décident alors de résister jusqu’au bout. En 147, le commandement de l’armée romaine est confié à Scipion Émilien, petit-fils de l’Africain du même nom. La ville est isolée et affamée jusqu’à l’assaut de sa citadelle au printemps 146. Avec une cruauté qui a étonné jusqu’à leurs laudateurs, les Romains pillent la cité avant de la livrer aux flammes. L’incendie dure dix jours. Tout ce qui n’a pas été consumé est ensuite rasé, et le sol même est déclaré maudit. Les survivants de l’holocauste sont réduits en esclavage. Les villes puniques restées jusqu’au bout fidèles à Carthage sont elles aussi détruites et Utique, qui s’était ralliée à Rome, devient la capitale de la nouvelle province africaine. Sept siècles d’histoire ont e ainsi été noyés dans le feu et le sang. En ce milieu du II siècle, le rapport de force a radicalement changé en Méditerranée occidentale. Alors qu’elle avait vécu jusque-là sous l’hégémonie politique, économique et culturelle des Phéniciens et des Grecs de son bassin oriental, sa grande puissance occidentale prend désormais le dessus et sept siècles romains succèdent en Afrique du Nord à ceux de Carthage. Malgré la destruction cependant, le riche legs punique n’a pas disparu totalement, en dépit du silence instauré sur lui par une longue omerta historiographique. Avant d’y revenir, il convient de se pencher sur ces royaumes numides qui ont joué un rôle central dans le conflit entre Carthage et Rome.

LES NUMIDES ENTRE CARTHAGE ET ROME

Les écrivains anciens mentionnent l’existence à partir du début du e IV siècle de royaumes numides auxquels les guerres puniques vont donner l’occasion de jouer un rôle dans la politique méditerranéenne. Mais le récit de la fondation de Carthage, quatre siècles auparavant, montre que les arrivants ont déjà négocié avec une autorité constituée e et lui ont payé tribut. Au IV siècle, les chefs de tribus commencent à se muer en monarques et à constituer les premiers royaumes massyles dans le Haut Tell tunisien autour de Thugga (Dougga), de Zama et de Mactar, et masaesyles dans l’actuel Constantinois, les deux groupes étant connus sous l’appellation de Numides. Étrange destin que celui de ces peuples qui ont puissamment contribué à la chute de Carthage tout en participant avec elle à la construction de la civilisation punique, née justement de la rencontre entre les Phéniciens d’Orient et les Africains du Nord. En effet, tandis que la domination politique punique sur le sol africain a toujours été menacée par les irrédentismes locaux, que des révoltes ont plus d’une fois mis en cause son système d’exploitation économique, les mélanges de populations ont produit une culture qui a survécu longtemps à la mort de Carthage. Autant de sang carthaginois coulait dans les veines de Massinissa, dont les revendications sont à l’origine de la troisième guerre punique, que de sang numide dans celles du Punique Hannibal. Et, très tôt, des mariages scellèrent les alliances ou les réconciliations 7 entre chefs numides et aristocrates carthaginois . L’on signale même e l’existence d’un parti numide à Carthage au début du II siècle. À côté des parlers locaux, les royaumes numides ont adopté le punique comme langue officielle et la religion n’a pas échappé à cette interpénétration des mondes africain et oriental. Toutefois, l’éveil chez les Libyens d’un sentiment que l’on appellerait aujourd’hui national les a conduits à contester l’hégémonie carthaginoise. Ou plutôt, tandis que le Masaesyle Syphax a essayé de le contenir en s’alliant à Carthage,

Massinissa le Massyle a su l’exploiter durant un règne exceptionnellement long (203-148) durant lequel il établit avec Rome une alliance durable tout en édifiant un royaume solide, doté d’institutions inspirées des royautés hellénistiques, à l’économie prospère et à la brillante civilisation. Avait-il l’ambition, comme l’a supposé Tite Live, de réunir tous les territoires africains en un royaume ayant Carthage pour capitale à la faveur d’un retournement d’alliance qui aurait scellé l’africanisation de cette dernière ? Rome en a eu peur. Et, ne pouvant s’attaquer directement à un vieil allié, elle prit la décision de détruire la cité qui, pourtant, ne la menaçait plus. L’entente avec Massinissa fut également repoussée par les derniers sénateurs de Carthage. Elle aurait pourtant été la seule solution susceptible de la sauver de la disparition. 13 Après la mort en 148 du vieil aguellid , l’un de ses fils règne jusqu’en 118. Au terme d’une longue lutte de succession, son neveu Jugurtha s’empare en 116 de toute la Numidie. Ce prince, culturellement romanisé mais avant tout soucieux de préserver la relative indépendance de ses possessions, s’insurge face aux prétentions romaines. En 112, le Sénat crée une province romaine de Numidie pour mener plus facilement campagne contre lui. La guerre commence en 111 pour s’achever six ans plus tard, en 105, par la défaite de Jugurtha, jeté en prison à Rome et probablement étranglé 8 ou mort de faim . Ainsi s’achève, pour ce qui est de l’Antiquité, l’histoire des royaumes autochtones de Berbérie orientale. Mais l’empire romain qui commence à s’édifier en Afrique aura, durant toute sa longue histoire et jusqu’à sa disparition, affaire aux révoltes de ces Berbères qu’il ne parviendra jamais totalement à subjuguer. Et les personnages de Massinissa et de Jugurtha, au même titre que ceux de Koceila et de la Kahéna quelques siècles plus tard, continuent d’être célébrés comme des héros nationaux par la mémoire collective berbère.

LE LEGS DE CARTHAGE Du fait des destructions puis de la forte urbanisation romaine, les traces matérielles de la civilisation carthaginoise sont d’une grande pauvreté. Tout en apportant une masse d’informations de grande e valeur, les fouilles commencées dès la fin du XIX siècle sur le site de Carthage et à partir de 1953 sur celui de Kerkouane au Cap Bon n’ont permis de restituer que quelques pans de cette culture. Quant à son rôle intellectuel dans la Méditerranée antique, il est encore plus difficile à apprécier puisqu’il n’est rien resté des bibliothèques consumées dans les flammes de 146 et que les historiens coloniaux l’ont systématiquement déprécié pour exalter celui de Rome, opposant une fois de plus pour ce faire l’infériorité sémite à la supériorité grécolatine. Pourtant, la présence punique a continué d’imprégner ce morceau de terre où elle s’était ancrée. Six siècles après la destruction de Carthage, on trouve cette remarque sous la plume de saint Augustin : « Ainsi, demandez à nos paysans ce qu’ils sont. Ils vous répondront, en 9 langue punique : Chanani, c’est-à-dire […] Cananoei (Chananéens) . » À plusieurs reprises, dans ses œuvres autobiographiques, le Père de l’Église a fait mention de l’usage du punique chez les populations de l’Afrique romaine. Une telle résilience, sans compter les traces des cultes puniques dans les pratiques religieuses et, pendant longtemps, l’utilisation de termes carthaginois pour désigner les fonctionnaires de l’administration romaine – comme celui de suffète – a fait dire que l’Afrique romaine a baigné durant des siècles dans une ambiance religieuse sémitique et punique différente des croyances italiques et des 10 apports hellénistiques . Des millénaires plus tard, il serait vain de vouloir construire une continuité linéaire entre un lointain passé à bien des égards effacé et le présent. Mais le palais de la présidence de la

république tunisienne domine aujourd’hui Carthage, comme s’il voulait s’approprier le lustre de son ancien pouvoir.

1. Elissa, ou plus exactement Elishat, est son nom tyrien et Didon – dérivé de Deido –, son nom africain, que lui auraient donné les autochtones. 2. Pendant longtemps, les archéologues ont contesté les datations hautes de la fondation de Carthage. Mais, à mesure des découvertes, ils e ont rejoint les historiens pour la situer à la fin du IX siècle. 3. L’actuel Sousse. 4. Les chotts sont des lacs d’eau salée. 5. L’actuel Sahel. 6. L’Andalousie actuelle. 7. Latinisation du mot phénicien shofet (pluriel : shofetim), signifiant juge. Les chroniqueurs grecs et romains ont décrit les institutions carthaginoises avec les mots qui étaient les leurs, comme le Sénat pour le Conseil, sans qu’ils recouvrent forcément la réalité des fonctions.

8. Elle est souvent nommée Tanit Péné Baal, c’est-à-dire Tanit face de Baal. 9. Les kohanim en phénicien. Dans les langues sémitiques, ce vocable et sa racine khn désignent la prêtrise. 10. 64 avant J.-C.-21 ou 25 après J.-C. 11. C’est, entre autres, un des plus célèbres passages de Salammbô de Flaubert. 12. Partie de l’Asie Mineure aujourd’hui située en Turquie. 13. Chef en langue berbère, qui utilise aussi pour les nommer le titre d’amenokal.

CHAPITRE II

L’Afrique romaine Occupation, exploitation, romanisation Il a fallu près d’un siècle pour que Rome commence à s’occuper vraiment de sa nouvelle possession même si Scipion Émilien crée, immédiatement après la conquête, une province d’Africa qu’il sépare des royaumes indigènes par un fossé, la fossa regia, partant des environs de Tabarka sur la côte nord-ouest de la Tunisie actuelle pour aller jusqu’à Thyna, non loin de Sfax. En –122, les frères Gracques y font un premier essai de peuplement en créant la Colonia Junonia Carthago sur le site de l’ancienne Carthage et en proposant une première cadastration foncière. Mais la tentative échoue du fait des conflits politiques à Rome même et de l’assassinat de Caïus Gracchus en 121. Durant le siècle suivant, l’Afrique à peine romanisée est cependant trop près de sa nouvelle métropole pour ne pas prendre part aux guerres pour le pouvoir qui s’y déroulent, les souverains numides s’engageant tour à tour dans un camp ou dans l’autre. Lors de er l’affrontement entre César et Pompée, le roi massyle Juba I prend parti pour le second, mais le premier écrase les troupes pompéiennes à Thapsus en avril 46, prend le contrôle de l’Afrique et transforme la Numidie orientale en nouvelle province. Après son assassinat en 44, la guerre civile reprend à Rome et l’Afrique connaît une nouvelle période de troubles jusqu’à la victoire définitive d’Octave sur Marc-Antoine. En 36, Octave se rend maître des deux provinces africaines. En 27, devenu

Auguste, il les réunit en une seule entité, l’Afrique proconsulaire. Cette date peut être considérée comme l’acte de naissance de la Tunisie romaine. Comme toute entreprise coloniale, car elle en fut une avec les modalités de son époque, la mainmise de Rome sur l’ancien empire carthaginois et ses marches numides s’est déroulée selon un triptyque classique, composé de trois volets : l’occupation et l’organisation administrative des nouvelles provinces, l’exploitation économique de cette partie la plus prospère et la plus densément peuplée de l’Afrique du Nord, et une romanisation qui s’est faite au cours des siècles de plus en plus profonde, au point que cette région d’un empire devenu immense a été l’une des plus romanisées du monde antique.

L’OCCUPATION ET L’ORGANISATION DE L’AFRIQUE ROMAINE Si l’Afrique a vécu des siècles sous l’imperium protecteur de la pax romana, cette dernière a mis du temps à s’imposer. À l’instar de leurs prédécesseurs et comme ceux qui les auront suivis, les Romains ont eu à affronter de fortes résistances autochtones. Réduites à néant dans les périodes d’affirmation de la puissance impériale, elles n’ont eu de cesse de se réveiller au moindre signe de son affaiblissement. Sous Auguste déjà, l’extension de la domination romaine vers le sud se heurte aux révoltes des tribus Garamantes, Gétules et Musulames, qui atteignent les steppes de Tunisie méridionale et ne sont maîtrisées qu’au tout début du premier siècle de l’ère commune. La trêve est toutefois de courte durée puisque la grande insurrection de Tacfarinas débute en 17 sous le règne de Tibère, successeur d’Auguste. Ces soulèvements sont directement liés aux progrès de l’occupation et, dans sa foulée, de la colonisation foncière qui empêche progressivement les populations semi-nomades de s’approvisionner dans les plaines fertiles situées plus au nord. La construction, à partir de 14, d’une route reliant Amaedara (Haïdra) au centre-ouest de la Tunisie actuelle à Capsa (Gafsa) et

Tacapae (Gabès) dans le sud est une des causes de la révolte – relatée par Tacite – qui ravage pendant huit ans la province. Son chef, Tacfarinas, exige que Rome lui cède des terres. Mais, malgré ses premiers succès et le ralliement de plusieurs tribus à sa cause, il est vaincu et tué en 24. Avec la reprise de la colonisation vers les chotts Djerid et Fedjej, Rome contrôle dès lors la Tunisie jusqu’aux confins du Sahara. Pendant toute cette période, le nord du pays – déjà colonisé – est resté à l’abri des troubles qui ont continué de secouer sporadiquement la Numidie et les régions sahariennes. À partir du e règne de Trajan, au début du II siècle, l’Afrique désormais profondément romanisée ne connaît plus de soulèvements. Ils ne reprennent qu’avec le délitement de la puissance romaine qui débute à la fin de la dynastie des Sévères. Dès les débuts, la progression puis la consolidation de l’occupation s’appuient sur deux piliers : la construction d’un dense réseau routier traversant toutes les contrées de la province et la fortification d’une frontière, le limes, dont le tracé se déplace vers le sud et l’ouest à mesure que s’affermit l’autorité impériale sur le territoire africain. À partir de la fin du règne d’Auguste, les routes relient Carthage à l’ouest et au sud-ouest du pays. En 29-30, le prolongement vers les chotts de 1 la route Cirta-Capsa-Tacape atteste de la « pacification » des Musulames. Quant au limes, il se stabilise sous Trajan en enfermant, depuis les plaines atlantiques et dans tout le Maghreb, un maximum de terres gagnées à la colonisation. L’Africa englobe pour sa part ce qui est aujourd’hui la Tunisie, la côte tripolitaine et une bande orientale de l’actuel territoire algérien. Ce tracé frontalier, matérialisé par une route bordant les possessions impériales et une rocade ponctuée de postes er militaires édifiés en partie dans la seconde moitié du I siècle, a toujours eu pour but de tenir un front allant en gros du voisinage de Cirta (Constantine) à la Grande Syrte, de manière à protéger

l’ensemble Africa-Tripolitaine des incursions nomades venues du désert et d’y permettre la circulation des troupes et des marchandises. Car, à toutes les époques de l’histoire, seul le contrôle de l’isthme délimité par les chotts du Sud tunisien et la chaîne montagneuse des Matmata a rendu possible la maîtrise de la façade est du Maghreb. L’on comprend dès lors pourquoi, à deux millénaires d’intervalle, les militaires français se sont tant intéressés au tracé du limes romain lors de leur conquête du Sud tunisien à partir de 1881. Malgré la solidité de l’implantation romaine en terre africaine, l’œuvre de consolidation des frontières de la romanité s’est toujours apparentée à un travail de Sisyphe. Car la constante volonté d’expansion territoriale s’est accompagnée de la nécessité tout aussi impérieuse d’assurer la protection du territoire, et toutes les dynasties s’y sont attachées. Hadrien (117-138) effectue deux séjours en Afrique en 122 et 128, afin d’examiner les confins des Aurès et des chotts et de e transférer à Lambèse la 3 légion Auguste, chargée depuis la conquête de la défense des provinces maghrébines et basée à Théveste (Tebessa) depuis les Flaviens. Il y fait également entamer l’édification d’un monumental système de fortifications, le Fossatum, composé d’un large fossé doublé d’un mur de remblai ou de pierres selon les tronçons, allant des environs de l’oasis de Chebika à l’actuelle ville de Metlaoui. La construction de ce rempart s’est poursuivie pratiquement jusqu’à la fin de l’empire. Aux débuts de l’occupation arabe, les nouveaux conquérants ont nommé Kastiliya la région du Sud tunisien, tant y étaient nombreux les fortins – castella en latin – édifiés au cours des siècles par les Romains. Avec l’avènement de la dynastie des Sévères dont le fondateur, Septime Sévère, proclamé empereur en 193, est natif de Leptis Magna en Tripolitaine, la colonie africaine connaît sa plus grande dilatation. Le premier des Sévères a pour stratégie de doubler le limes vers le sud

et de l’éloigner le plus possible de la côte afin de refouler les nomades vers le désert et d’élargir le domaine cultivable sous contrôle romain. e Au début du III siècle, l’Afrique romaine est protégée par un système e

complet de sécurité. À partir de la seconde moitié du III siècle, sa solidité et sa sophistication sont cependant mises à rude épreuve par la multiplication des incursions nomades, encouragées par l’affaiblissement de l’empire attaqué sur toutes ses frontières, de l’Afrique à la Bretagne et à la Germanie. La remontée des tribus nomades vers le nord oblige l’autorité romaine à se replier sur la e e frontière trajane du II siècle qui, elle, restera stable jusqu’au V siècle. Avant que ne commence le long processus de démembrement de l’empire, le limes n’est pas seulement une frontière politique et militaire. Il matérialise aussi le clivage entre sujets « civilisés » et peuples demeurés à l’écart de la romanité. Il est enfin une ligne de partage géographique entre les zones cultivables du domaine climatique méditerranéen et les régions désertiques restées aux mains des nomades. À partir de 27, l’administration de la vaste et riche province d’Afrique proconsulaire est placée sous l’autorité du Sénat et dirigée – comme son appellation l’indique – par un proconsul, à l’instar des provinces les plus anciennes et les plus romanisées de l’empire comme l’Asie Mineure. Le proconsul, en fonction pour un an, choisit deux 2 légats pour l’assister, l’un résidant à Carthage et l’autre à Hippone . Une dizaine d’années après l’édit d’Auguste distinguant les provinces sénatoriales de celles placées sous l’autorité de l’empereur, Caligula (37-41) ôte au proconsul d’Afrique ses prérogatives militaires, faisant ainsi la différence entre une province africaine en bonne voie de romanisation et une Numidie plus agitée à l’ouest gouvernée par le e légat commandant de la 3 légion Auguste. Aux côtés du proconsul, et souvent en rivalité avec lui, un procurateur appartenant à l’ordre

équestre est l’agent de l’empereur dans la province chargé de percevoir les impôts indirects destinés au trésor militaire, l’empereur demeurant le chef suprême des armées, y compris dans les provinces sénatoriales. Une administration particulière régit par ailleurs ses biens fonciers. Jusqu’au renforcement de la mainmise impériale sur les institutions à l’époque sévérienne puis aux grandes réformes administratives à partir e de la fin du III siècle, les pouvoirs du proconsul et des fonctionnaires impériaux sont limités par ceux des magistrats élus par les villes. Dans cette province densément urbanisée, le pouvoir des cités est en effet considérable, elles s’administrent de façon pratiquement autonome et envoient leurs députés à l’Assemblée provinciale qui contrôle l’exécutif. Cette architecture administrative se maintient plusieurs siècles, jusqu’à la militarisation des institutions consécutive au retour de l’insécurité à l’époque que les historiens ont longtemps nommée le Bas Empire.

L’EXPLOITATION ÉCONOMIQUE Dès la conquête achevée, Rome se retrouve à la tête d’une province réputée pour sa richesse, héritière des pratiques agricoles carthaginoises à l’efficacité reconnue, notamment en matière d’irrigation, de cultures arbustives et de procédés viticoles, et renfermant des ressources minières non négligeables. L’Afrique se mue rapidement en région exportatrice de matières premières agricoles et minérales vers la métropole dont elle devient un des greniers. De la distribution de terres aux colons au développement des routes et des ports, la mise en place des outils d’une économie extravertie attestent de la volonté romaine de tirer le meilleur parti d’une colonie érigée dans ce domaine au rang de fleuron de l’empire. Rome organise d’abord l’occupation du sol. Une fois la Carthage punique détruite, Scipion Émilien revêt l’habit d’administrateur en procédant à un découpage des terres cultivables en lots carrés de 50 hectares, les centuries. Cette cadastration rurale a constitué pour

des siècles le cadre de l’administration foncière et fiscale de la province. C’est en effet sur la centuriation qu’est fondée l’assiette de l’impôt. Ces unités agraires inscrites sur le sol par des chemins, des levées de terre ou des bornes dont on a retrouvé des traces sont distribuées à des propriétaires ou à des locataires. Les vétérans de l’armée romaine sont prioritaires pour l’attribution des terres dont ils deviennent propriétaires, et l’on sait combien ils ont contribué à la colonisation de peuplement jusqu’à la fin du règne de Trajan en 117, époque où le peuplement romain s’est stabilisé autour de 15 000 immigrants, rapidement fondus dans la population. Quant aux indigènes, ils payent pour la location des terres une redevance appelée stipendium, d’où le nom de stipendiaires donné à ces allocataires. La province d’Afrique a d’abord été vouée à la culture du blé er exporté vers la métropole aux immenses besoins. À la fin du I siècle, les terres à blé couvrent tout le nord et, les bonnes années, les rendements peuvent atteindre 30 à 40 quintaux à l’hectare dans les plaines fertiles des vallées de la Medjerda et de l’oued Miliane. La 3 céréale occupe également la région de la Zeugitane et s’étend jusqu’à e sa partie sud, la Byzacène romaine. À partir du II siècle, la politique agricole romaine change de priorité et accorde une importance croissante à la culture de l’olivier qui s’étend progressivement à tout le Sahel et colonise les terres situées plus au sud, autour de Thysdrus, de Taparura (Sfax) et jusqu’aux chotts, à mesure qu’augmentent les besoins de l’empire en huile pour l’alimentation, l’éclairage domestique, la parfumerie, la droguerie et d’autres usages. Comme la vigne, dont le développement suit les progrès du christianisme qui a fait du vin une boisson liturgique, l’olivier est d’autant plus prisé par les colons que sa culture rapporte davantage que celle des céréales. Il offre en outre pour l’autorité l’avantage d’aider à la fixation des populations nomades puisqu’il faut attendre une dizaine d’années avant que l’arbre

ne commence à produire. C’est ainsi qu’il accompagne l’avancée de l’armée jusqu’aux steppes et au désert. Son succès est tel que l’agriculture sédentaire s’est maintenue dans ces régions jusqu’au e V siècle au moins. Plus au Nord, autour de Tuburbo Minus-Tebourba, Tubursicu-Teboursouk, Thugga-Dougga, l’arbre roi voisine avec d’autres cultures comme la vigne, le figuier, et le blé qui demeure la culture dominante des grandes plaines et des vallées littorales. Les traces innombrables de pressoirs, d’huileries, de travaux d’irrigation partout sur le territoire tunisien attestent de l’importance de l’oléiculture durant toute l’Antiquité. Il convient de souligner la permanence de la vocation céréalière et oléicole du territoire tunisien. Le triptyque méditerranéen blé-olivier-vigne n’a cessé de marquer son paysage agraire et la colonisation française, à l’instar de son ancêtre romaine, a développé ces trois cultures pour les besoins métropolitains. Si la vigne a perdu plus tard en importance du fait de l’islamisation du pays puis, après l’indépendance, avec la perte du marché français, elle n’a jamais disparu et occupe aujourd’hui d’importantes surfaces, en e particulier au Cap Bon. Et la Tunisie est au début du XXI siècle un des premiers exportateurs mondiaux d’huile d’olive. Les routes et les infrastructures portuaires assurent le transport de ces productions. Avec les progrès de la pacification, le caractère militaire du réseau routier s’estompe au profit de sa fonction économique. Il dessert les ports où, du Nord à la côte tripolitaine, les compagnies d’armateurs sont dotées d’importants privilèges. Les ports de Bizerte et de Carthage exportent les céréales du bassin de la Medjerda et de l’oued Miliane. Ceux situés entre Hadrumète et Thenae (Thyna) évacuent la production oléicole de la Byzacène. Au nord, Tabarka embarque vers l’Italie et d’autres régions du bassin méditerranéen le marbre de Simithu (Chemtou). Le calcaire coquillier est exporté par les ports du Cap Bon. L’Afrique proconsulaire est ainsi

intégrée au vaste système de circulation des marchandises qui irrigue tout l’empire. Son industrie est d’ailleurs étroitement liée à ses fonctions exportatrices et particulièrement à l’agriculture. Y dominent les outils nécessaires à la fabrication de l’huile, pressoirs et moulins, de même que la poterie d’usage courant dont la province devient un important exportateur. La prospérité du pays ne s’accompagne cependant pas forcément de celle de ses habitants. Les lois foncières régissant la propriété et l’usage du sol sont en effet marquées par une double inégalité, celle octroyant des droits différents aux citoyens romains et aux autochtones mais qui s’estompe avec le temps, et celle qui – à l’inverse – se renforce au cours des siècles entre grands propriétaires et travailleurs de la terre de condition libre ou servile. Par la conquête, l’ensemble du sol africain est devenu propriété du peuple romain (ager publicus Populi Romani) et a été divisé en trois parts : la première laissée aux stipendiaires autochtones, la deuxième attribuée aux citoyens romains installés dans les colonies, et la troisième constituée par les grands domaines (fundi ou salti) devenus possession des membres de l’aristocratie romaine ou entrés dans le patrimoine de l’empereur. Ces salti impériaux ou privés sont pour la plupart situés dans les riches régions du nord-ouest et leur exploitation est réglementée par un ensemble de codes, dont la célèbre Lex Manciana. Cette loi, demeurée en vigueur en Afrique du Nord e jusqu’au V siècle, est bien connue grâce à l’inscription d’Henchir 1

Mettich, gravée dans la pierre en 116 . Selon les textes, ces grands domaines sont affermés à des concessionnaires – les conductores – qui les font en petite partie cultiver directement par des chefs d’exploitation, et sous-louent la plus grande part à des métayers libres qui, sans être propriétaires de leur lot, en sont des occupants héréditaires contre un tiers de leur récolte et un nombre fixé de jours de corvée sur la partie du saltus exploitée directement. Ces coloni ont

remplacé dès la fin du

I

er

siècle les esclaves ruraux, mais leur condition

n’a cessé de se détériorer au fil du temps et ils se voient peu à peu interdire de quitter la terre qu’ils cultivent, jusqu’à ce que l’évolution e aboutisse – comme en Europe à partir du V siècle – à un statut équivalent à celui du servage. Quant aux nomades privés de leurs terres de parcours par l’extension de la colonisation, ils ont été réduits pour beaucoup d’entre eux à la condition de travailleurs journaliers. En revanche, les conductores, entrepreneurs puissants qui ont une influence non négligeable sur les autorités sont, à partir du règne d’Hadrien, de plus en plus choisis parmi les propriétaires locaux, ce qui confirme le développement d’une élite économique autochtone. De fait, la hiérarchie de la fortune a peu à peu remplacé les distinctions ethniques. Cette indigénisation des élites s’est progressivement étendue à tous les secteurs d’activité et a constitué un puissant facteur de romanisation. Ainsi, la légion au recrutement ouvert aux seuls citoyens romains a été aux débuts de l’occupation essentiellement composée de soldats originaires des provinces er occidentales de l’empire, auxquels ont succédé au I siècle des recrues e

venues d’Orient. À partir du II siècle, les Africains deviennent majoritaires en son sein, le nombre de citoyens romains n’ayant cessé d’augmenter dans la province d’Afrique à la rapide croissance démographique durant les deux premiers siècles de l’ère commune. Cette armée est secondée par des corps auxiliaires dont le recrutement e local devient la règle à partir du milieu du II siècle. Si l’économie a reposé sur des logiques d’exploitation par la métropole, la gestion de la colonie s’est appuyée sur une politique de romanisation systématique dont le succès se mesure à la profondeur des traces qu’elle a laissées. L’entreprise a été légalement entérinée en 212 par l’édit de Caracalla octroyant la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’empire. On se penchera cependant plus loin sur les insuffisances de cette politique

dont les inégalités sociales ont constitué l’un des aspects les plus graves et ont compromis la pérennité de la romanisation.

LA ROMANISATION er

e

Du I siècle avant J.-C. jusqu’à l’occupation byzantine au VI siècle de notre ère et même plus tard, la romanité s’est ancrée en terre africaine en y installant ses institutions, ses cultes, sa langue et sa culture, en latinisant ses élites, au point que la province a donné à l’empire quelques-uns de ses plus grands littérateurs ainsi qu’une dynastie, celle des Sévères. Avec leur avènement, l’heure de l’Afrique e succède à la fin du II siècle à celle de l’Espagne dont était originaire la e

dynastie précédente des Antonins. Dès la fin du II siècle, la bourgeoisie municipale africaine fournit nombre de hauts dignitaires à l’empire, 30 % des membres connus de l’ordre équestre et 15 % de ceux de 2 l’ordre sénatorial sont alors d’origine africaine . Mais, de même qu’on a mentionné pour la période antérieure l’existence d’une civilisation libyco-punique, les éléments orientaux et autochtones s’étant fondus en une riche synthèse culturelle, il convient pour les siècles romains de parler de romanité africaine. Si profonde qu’ait été l’influence de l’occupant, elle s’est d’autant plus facilement mêlée au substrat local que les Romains ont fait montre dans tout leur empire d’une étonnante capacité d’acceptation des coutumes et des croyances autochtones, à condition qu’elles ne contestent pas leur imperium. C’est ainsi que la civilisation romaine d’Afrique s’est enrichie des apports du vieux fond berbère et d’un legs punique que la conquête puis l’occupation n’ont jamais totalement éliminé. La Carthage punique avait jeté les bases de l’urbanisation du nordouest de la Tunisie et de son littoral. Rome a ainsi hérité d’une colonie dotée d’un réseau serré de villes qu’elle n’a cessé de densifier dès l’époque où César s’en est emparé. On lui doit le développement de nombreuses cités dont Curubis (Korba), Clupea (Kélibia), Hippo

Diarrhytus (Bizerte), Neapolis (Nabeul) et Thysdrus (El Djem). Il faut toutefois attendre Octave pour que la nouvelle Carthage sorte de terre à côté des décombres de l’ancienne capitale punique, avec l’envoi des premiers colons en 29 avant J.-C. Comme dans le reste de ses possessions occidentales, l’empire débutant a procédé à l’installation de « colonies » militaires, civiles ou mixtes en étendant parallèlement le droit de cité (civitas) à un nombre toujours croissant d’habitants. Les quelque 200 villes qu’a bientôt compté la Proconsulaire – dont une vingtaine dressent encore leurs imposants vestiges dans toute la Tunisie – ne vivent pas toutes sous le même régime : à côté des cités peuplées d’immigrants, les communes pérégrines ou stipendiaires sont des agglomérations où les populations autochtones sont régies par leurs institutions traditionnelles – berbères ou puniques – tolérées par e Rome sans être reconnues de jure. À partir du II siècle, ces statuts municipaux hétérogènes ont fait place à une harmonisation progressive, les communes pérégrines et les municipes se raréfiant au profit des cités de droit romain. En généralisant la citoyenneté, l’édit de Caracalla de 212 unifie les statuts juridiques urbains. Cette densité urbaine exceptionnelle, l’Afrique étant la province abritant le plus grand nombre de cités, explique pour une grande part le succès de la romanisation car il est indispensable de parler latin pour accéder aux charges municipales qui assurent l’accès à la notabilité et à l’exercice du pouvoir. Ce dernier appartient en effet dans chaque ville au Sénat municipal dont le nombre de membres dépend de l’importance de la ville. Les fonctions de ces décurions comme on les appelle, ainsi que celles des magistrats, ne sont pas rétribuées. Au contraire, ce sont eux qui versent leur obole à la cité lors de leur entrée en charge et qui rivalisent de générosité afin d’assurer leur popularité, donc la pérennité de leur influence. On leur doit la construction de la plupart des édifices urbains publics, thermes, temples et lieux de

réunion. Les villes vivent ainsi sous une sorte de démocratie censitaire où la richesse et l’adoption de la langue et des modes de vie de l’occupant ouvrent la voie à la reconnaissance sociale et au pouvoir. Toutes ces cités, grandes ou petites, ont connu une vie publique intense et nombre d’entre elles ont été de puissants foyers de culture et, partant, de diffusion de la romanité. La démographie historique a tenté de quantifier leur population en se fondant sur les traces topographiques qui nous sont parvenues, sans toutefois arriver à des estimations précises. Ainsi, à l’époque de sa plus grande extension e e entre le milieu du II et le milieu du III siècles, Carthage aurait compté entre 100 000 et 300 000 habitants. La seule certitude que l’on puisse avoir est qu’elle a figuré parmi les cités les plus peuplées de l’empire, se situant probablement à la troisième place après Rome et Alexandrie. Les trois autres villes les plus importantes, Thysdrus, Utique et Hadrumète, auraient abrité pour leur part 25 000 à 30 000 habitants chacune. Quant aux dizaines d’autres cités petites ou moyennes, elles 3 pouvaient compter jusqu’à 10 000 habitants . Cette bourgeoisie municipale romanisée connaît son apogée sous le règne de Septime Sévère (193-212) avant de sombrer dans une lente e décadence à partir de la seconde moitié du III siècle qui voit s’effacer les fastes de la romanité classique. Commence alors une ère où c’est autour des églises, détentrices de l’autorité et garantes d’une relative sécurité, que se regroupent les habitations, désertant les centres urbains qui avaient fait pendant des siècles la réputation économique, politique et culturelle de l’Afrique romaine. Mais l’urbanité et l’extension de la citoyenneté, ces deux vecteurs principaux de la romanisation, ont touché les campagnes et les régions périphériques de façon assez superficielle, ce qui explique la relative facilité avec laquelle elle a été balayée une fois disparue la domination politique. À son plus haut niveau de développement, la bourgeoisie municipale –

occupants des charges publiques, industriels et commerçants – n’a compté que quelques dizaines de milliers de familles. Sans demeurer totalement à l’écart de la civilisation dominante, la majorité de la population africaine n’y a été que partiellement associée. Quant aux habitants du désert, ils n’ont pratiquement pas été romanisés. Réservée aux élites, cette romanisation par le droit, les institutions et la langue n’en a pas moins permis l’émergence d’une vie culturelle intense. À côté des Espagnols, nombre d’Africains ont compté parmi les plus grands écrivains de l’empire. Le plus célèbre d’entre eux est Apulée de Madaure (Mdaourouch), né vers 125 et mort après 164, qui se disait mi-Gétule et mi-Numide, et dont les principales œuvres – L’Apologie, Les Florides et surtout Les Métamorphoses ou L’Âne d’or – ont été hissées au panthéon de la littérature latine. D’autres ont brillé dans les disciplines juridiques, et l’Africain Fronton fut le précepteur de Marc Aurèle. Les cités importantes abritaient toutes de riches bibliothèques publiques, et il faut mentionner le luxe de l’architecture romanoafricaine, la Proconsulaire ayant abrité des bâtiments publics parmi les plus vastes du monde romain comme l’amphithéâtre de Thysdrus ou les Thermes d’Antonin à Carthage. On y trouve, comme en sculpture ou dans l’art funéraire, une adaptation des canons romains aux réalités et aux goûts locaux. Ainsi, la maison romano-africaine n’a pas d’atrium comme en Italie, mais une cour centrale autour de laquelle sont 4 disposées les constructions . Ce modèle hellénistique importé à 4 l’époque punique s’est perpétué dans le plan du dar traditionnel maghrébin.

DES DIEUX BERBÈRES AU CHRISTIANISME, UNE HISTOIRE RELIGIEUSE TOURMENTÉE L’histoire religieuse du Maghreb en général et de la Tunisie en l’occurrence s’est caractérisée depuis l’Antiquité par une série de particularismes qui se sont perpétués jusqu’à une époque récente. Elle

s’est toujours distinguée, d’une part par une interpénétration des croyances locales et des cultes importés et, de l’autre, par une tendance permanente à faire de la religion le support idéologique des conflits politiques et sociaux qui s’y sont déroulés. D’autres régions du monde ont certes connu de telles correspondances, mais probablement pas avec la même constance. Du donatisme de la romanité tardive au kharijisme médiéval et au rigorisme malékite qui est la forme dominante du sunnisme maghrébin, peut-on déceler des continuités qui seraient l’apanage d’un indéracinable localisme religieux ayant en quelque sorte digéré les influences extérieures successives en leur imprimant sa marque ? C’est la thèse de nombre d’historiens dont certains ajoutent à ces caractères la précocité du monothéisme qui a conquis l’Afrique et s’y est étendu jusqu’à y devenir prépondérant des siècles avant que l’Europe ne s’y soit entièrement soumise. Les autochtones ont adopté tour à tour les dieux puniques puis ceux des Romains. Ou, plutôt, tout en continuant à vénérer les maîtres surnaturels de leurs forêts, de leurs grottes et de leurs montagnes, ils ont souvent donné à leurs divinités les plus importantes les noms de celles des maîtres du moment, appelant ainsi Neptune leur propre génie des eaux. Ils ont également romanisé les dieux puniques qu’ils avaient intégrés à leur panthéon, Tanit devenant Junon Caelestis et Baal Hammon se muant en Saturne. Hors la révérence obligée au culte impérial et à la triade capitoline, signe de soumission à l’empereur, la plasticité de Rome en matière religieuse a autorisé tous les synchrétismes. Les divinités orientales qu’elle a accueillies, d’Isis à Mithra et à Cybèle, ont également été honorées en Afrique, avant que les fils de Septime Sévère y fassent entrer le culte solaire d’Héliogabale venu de leur ascendance maternelle syrienne. En matière religieuse comme en beaucoup d’autres, Rome n’a pas fait table rase du passé qui l’avait précédée. L’aristocratie et la bourgeoisie ont pour leur part

affiché leur loyalisme à l’égard de l’empire en adoptant les cultes officiels, et leurs membres les plus en vue ont revêtu la dignité de flamine, prêtrise consacrée au culte du couple impérial, garant du bonheur de ses sujets. Seul le monothéisme ne pouvait s’intégrer à ce grand métissage religieux. Car, par définition même, le dieu unique ne cohabite avec personne. Rome s’est donc vite méfiée de ses ambitions, tout en tolérant longtemps le particularisme des communautés juives installées sur le sol africain, essentiellement dans ses villes, Carthage en 5 comptant le plus grand nombre . Si la légende fait remonter les premières implantations juives, celle de Djerba en particulier, à la e destruction du premier Temple au VI siècle avant J.-C. et même avant selon certaines interprétations des textes anciens, les traces irréfutables 5 n’en apportent la preuve que plus tard . La présence juive en Égypte et e en Cyrénaïque est attestée dès le III siècle avant J.-C., et il est probable que ces communautés ont essaimé en Afrique du Nord où leur présence est pratiquement certaine après la guerre de Judée menée par Titus, qui s’achève en 70. L’archéologie a confirmé leur importance en e mettant à jour des lieux de culte et des nécropoles remontant aux III et e

siècles, dont la synagogue de Naro (Hammam Lif) dans les environs de Tunis, celle de Kélibia au Cap Bon, et la grande nécropole de 6 Gammarth qui aurait compté plus de 4 000 tombes . À la fin du e II siècle, leur influence conduit Tertullien à les attaquer dans son IV

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pamphlet Adversus Judaeos. Au V siècle, saint Augustin qui les vilipende mentionne aussi leur présence à Hadrumète, Utique et e Tusuros (Tozeur). La reconquête byzantique au VI siècle et la persécution qu’a exercée contre eux Justinien voient nombre d’entre eux se réfugier dans les montagnes de Numidie où ils feront souche. Est-ce, comme on l’a dit, l’adoption par les indigènes depuis l’époque punique du maître des dieux supérieur à tous les autres, Baal

Hammon ? Est-ce l’origine orientale du monothéisme qui l’a rendu familier à des populations influencées depuis longtemps par les civilisations venues de l’Est ? Les sources attestent en tout cas une adhésion importante au judaïsme, première forme du monothéisme en terre africaine. C’est d’ailleurs au sein des populations juives que le christianisme naissant a massivement recruté. Mais il a des objectifs autrement plus ambitieux que son aîné dont il est issu, et – dès ses premiers développements – il est soupçonné de vouloir menacer l’unité morale de l’empire. L’histoire du christianisme en Afrique peut alors être partagée en deux grandes périodes, la première où alternent persécutions et moments de relative tolérance et la seconde où – devenu hégémonique – il est déchiré par ses propres divisions. e Jusqu’à la fin du II siècle, la nouvelle religion n’est pas assez puissante pour inquiéter véritablement. Septime Sévère, soucieux de ne pas la voir s’étendre, interdit le prosélytisme juif et chrétien. Mais le christianisme, qui rompt à cette époque avec le judaïsme, prend de l’ampleur, et l’Afrique lui donne quelques-uns de ses défenseurs les plus ardents. C’est le cas de Tertullien, né à Carthage vers 155-160 et l’une des trois grandes figures du christianisme africain avec Cyprien et Augustin. Dans son Apologétique écrite en 197, ce champion d’une foi intransigeante réfute violemment le paganisme et s’attaque aux concurrents de l’Église, les juifs et les sectes mystiques qui prolifèrent e avec l’orientalisation de l’empire. À partir du début du III siècle, les persécutions deviennent systématiques, hors de brèves parenthèses. Le martyre de Cyprien en 257 en est un épisode célèbre. Ce Père de l’Église est nommé évêque de Carthage en 251 à un moment d’accalmie. Mais la répression reprend dès 252 et Cyprien, qui a refusé d’abjurer, est exécuté. Le christianisme se répand néanmoins dans toutes les couches de la société, y compris dans les milieux ruraux les moins romanisés, au point qu’il est désormais perçu comme une

menace existentielle et Dioclétien, nommé empereur en 284, pourchasse les chrétiens de plus belle pour tenter de restaurer la religion romaine traditionnelle. L’édit de persécution promulgué en 303 ordonne l’épuration de l’armée de ses éléments chrétiens et la fermeture des églises. Il est cependant trop tard. Entérinant un état de fait, le futur empereur Constantin signe en 313 à Milan l’édit de tolérance qui stipule la liberté religieuse, prélude à la reconnaissance du christianisme comme religion officielle de l’empire. Constantin, devenu empereur en 324, entend mettre cette force nouvelle à son service et l’Église – dotée d’importants privilèges judiciaires et fiscaux – e devient dès lors un rouage essentiel de l’État. Au IV siècle, l’Afrique du Nord compte quelque 600 évêchés, contre à peine une centaine en Gaule à la même époque. L’essor de l’architecture religieuse – basiliques, chapelles, baptistères – témoigne de la puissance matérielle de la hiérarchie ecclésiastique qui concentre peu à peu l’essentiel du e pouvoir. Dans les dernières années du IV siècle, la persécution systématique du paganisme élimine les religions traditionnelles ou, du moins, les rend invisibles, les cultes païens demeurant vivaces dans la sphère domestique. Commence alors ce qui deviendra au cours des âges un marqueur de l’identité religieuse maghrébine, le recyclage des vieilles divinités en figures de martyrs et de saints. e Dès les débuts du IV siècle, il convient toutefois de parler des églises plutôt que de l’Église. Car le christianisme africain a été confronté au schisme donatiste avant d’être divisé par l’arianisme. Audelà de ses péripéties factuelles, le premier a été perçu comme un moment crucial de l’histoire de la région dans la mesure où il a inauguré deux dimensions dans lesquelles on a voulu voir une caractéristique de la berbérité : le rigorisme religieux et la force des contestations sociales le prenant pour étendard. Au terme de la persécution de Dioclétien, les chrétiens se sont divisés entre ceux qui

avaient renié leur foi et ceux qui l’avaient défendue. Les seconds, menés par l’évêque Donat soutenu par l’épiscopat de Numidie, se réunissent dans une église farouchement opposée à la hiérarchie officielle représentée par l’évêché de Carthage. S’ensuit une lutte qui dure un siècle, jusqu’à ce que saint Augustin consacre en 411 le triomphe du catholicisme, le donatisme étant tour à tour réprimé ou toléré par l’autorité impériale. Si cette Église parallèle – caractérisée par son intransigeance doctrinale, son sectarisme et son goût pour le martyre assimilé au véritable baptême – a duré si longtemps, c’est que les masses rurales hostiles à la puissance accrue des grands propriétaires terriens et à l’évolution de leur condition vers le servage se sont reconnues dans sa rhétorique contestataire condamnant la 6 richesse au nom de la sainteté. Les circoncellions , comme on a appelé ces ouvriers agricoles révoltés, ont constitué à partir du milieu du e IV siècle les troupes de choc des donatistes. S’y sont également ralliés quelques grands chefs berbères en guerre contre Rome. Sécession morale, insurrection sociale et paravent religieux d’un irrédentisme autochtone, le donatisme ne peut pour autant être assimilé à ce que l’époque contemporaine appellerait un mouvement prolétaire. Car une partie de sa hiérarchie – attachée à sa richesse et à ses privilèges – s’est désolidarisée des circoncellions dans lesquels elle a vu un ferment de désordre, plusieurs évêques demandant même contre eux l’aide impériale. Sous sa forme la plus violente, la rébellion a été cantonnée à la Numidie et à la Maurétanie, mais la Tunisie n’a pas été épargnée par un schisme qui a affaibli l’autorité étatique alors que les dangers extérieurs se précisaient, et qui aurait joué un rôle majeur dans la 7 désagrégation de la société romano-africaine . L’arianisme lui, dont la e doctrine commence à se répandre à la moitié du IV siècle, connaîtra son apogée à l’époque vandale, une fois que l’empire aura rendu les armes devant les nouveaux conquérants.

1. Sous tous les cieux et à toutes les époques, le vocabulaire colonial a employé le terme « pacification » pour décrire la soumission des peuples conquis à l’issue de campagnes militaires. C’est pourquoi nous le mettons entre guillemets. 2. Bône pendant la colonisation française, aujourd’hui Annaba. 3. Le nord de l’actuel Sahel. 4. Maison en arabe dialectal. 5. Depuis César, en raison du soutien qu’ils lui apportèrent contre Pompée, les juifs ont joui d’un statut privilégié dans les possessions romaines. Jules César leur a en effet octroyé la Magna carta pro Judaeis qui les dispense du culte impérial en leur donnant l’autorisation de prier Dieu pour l’empereur. Leur statut se détériore à partir de l’édit de Constantin en 313 qui fait du christianisme la religion de l’État. 6. Dérivé de circum cellas, ceux qui rôdent autour des granges.

CHAPITRE III

De Rome aux Arabes e

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La période qui s’étend du III à la fin du VI siècle n’a cessé de poser des questions à l’historiographie. Faut-il en effet considérer que cette longue séquence est hachée par une série de ruptures qui la découperaient entre un « Bas Empire » déliquescent et promis à la disparition, un siècle vandale auquel succède un siècle byzantin et, enfin, une conquête arabe mettant définitivement fin à l’Antiquité africaine ? Ou faut-il privilégier la thèse d’une continuité entre les époques successives de cette Antiquité tardive qui a pris en Afrique du Nord des formes différentes de celles qu’elle a connues en Europe ? Auquel cas, il conviendrait de parler d’une longue période de mutations de la romanité davantage que de son naufrage. Dans cette perspective, de nombreux auteurs ne tiennent plus compte du clivage qui a longtemps fait autorité entre période romaine, vandale et byzantine, préférant déceler dans l’histoire des permanences que mettent en lumière les études récentes sur le christianisme africain, sur la résistance de la vie urbaine ou sur la complexité d’un irrédentisme 1 berbère plus marqué par l’influence romaine qu’on ne l’a dit . Ces controverses sur la plus ou moins grande résilience de la latinité vont d’ailleurs au-delà de la conquête arabe, plusieurs auteurs ayant étudié e l’importance de ses traces jusqu’au XI siècle. La longévité du christianisme africain toujours prospère dans les premiers siècles arabes, ou l’existence – attestée par des chroniqueurs médiévaux – d’un

bas latin africain encore parlé dans nombre de régions de l’actuelle Tunisie consolident leur argumentaire. À l’inverse, d’autres auteurs ont souligné la fragilité de la latinité africaine et la résistance de la pluralité linguistique au Maghreb oriental entre parlers libyques et rémanence de la langue punique « derrière la double et brillante façade 2 du phénomène urbain et du phénomène littéraire ». Enfin, dans la même veine et sans épuiser le sujet, beaucoup expliquent le succès arabe par l’ancienneté et l’étroitesse des liens culturels unissant le Maghreb à l’Orient, beaucoup plus qu’au nord de la Méditerranée, en rappelant que la romanité n’a jamais pu effacer la profonde imprégnation de l’Afrique par sept siècles de civilisation punique. En quelque sorte, l’héritage légué par le passé préromain aurait davantage contribué à l’effacement progressif de la romanité que les soubresauts de l’empire finissant, et l’adhésion à l’islam aurait constitué une nouvelle modalité du tropisme oriental de la province africaine.

LE LONG AUTOMNE DE L’EMPIRE En universalisant la citoyenneté romaine en 212, Caracalla a voulu donner un nouveau souffle à un empire désormais si vaste qu’il devenait ingouvernable avec les outils de ses débuts. Mais cette décision, tout en consacrant avec éclat la capacité de Rome à intégrer les peuples soumis, n’a pas suffi à désarmer les forces centrifuges qui se renforcent au contraire de la Perse à la Germanie en passant par les confins sahariens. Dès la fin des Sévères et même avant dans certaines régions, la puissance romaine est menacée sur ses marches par des populations plus ou moins romanisées qui aspirent soit à davantage d’autonomie, soit à la conquête du pouvoir central et de ses bénéfices. e La « crise » du III siècle a cependant été moins longue et moins profonde au Maghreb que dans les autres provinces d’Occident, et l’Afrique s’est redressée pour un temps après l’avènement de Dioclétien. Elle n’en a pas moins été durablement atteinte par la

conjonction ou la succession d’une série de facteurs : l’affaiblissement de la vie municipale due à la reprise en main autoritaire de l’État sévérien, le renouveau des mouvements insurrectionnels berbères inauguré dès 172 par une reprise de l’agitation des Maures Baquates à la frontière des Maurétanies césarienne et tingitane, et les crises e religieuses du IV siècle – alimentées par un regain de religiosité censé comme en tous lieux et en tous temps conjurer les malheurs de l’époque. Plus grave, le précaire équilibre social géré à leur profit par les classes dominantes mais qui n’avait pas interdit un mouvement e d’ascension sociale se dégrade à partir du III siècle du fait de l’accaparement des terres des cités par les grands propriétaires, qui annonce une dérive féodale des statuts du sol et de ses exploitants. Enfin, les nécessités de la défense de l’empire accroissent une pression fiscale qui devient vite insupportable. Si, dans le reste du Maghreb, la paix romaine est toujours restée fragile, cette panne de la prospérité atteint désormais la paisible Proconsulaire et attise les conflits. Devant la montée de l’hostilité des ruraux envers les citadins dont la richesse ou l’aisance est en grande partie assurée par les revenus de l’agriculture, on commence à fortifier les villes et les bourgs par crainte de l’insécurité. Signe de la dureté des temps, une tendance à la dépopulation se manifeste après plus de deux siècles d’accroissement démographique. Pour assurer à nouveau la sécurité dans l’empire et en restaurer la puissance compromise, Dioclétien (284-303) met en œuvre une gigantesque réforme de ses institutions et procède à un redécoupage de ses provinces dotées chacune d’une administration civile et militaire, leur nombre passant de quatre à huit au Maghreb tout en voyant leur territoire limité à ses parties utiles. Cette réorganisation a été accélérée par la grande révolte berbère qui l’a précédée. Les troubles ont commencé en 253 sous la direction du chef Faraxen et se poursuivent

jusqu’à la fin du siècle où le calme paraît rétabli, mais pour un temps seulement puisque les hostilités reprennent dans la seconde moitié du e e IV siècle. C’est à la fin du III siècle que Rome évacue pratiquement tout le Maroc actuel d’où est partie l’insurrection, rattachant à l’Espagne ce qui lui reste de la Maurétanie tingitane. La Proconsulaire est divisée en trois nouvelles entités plus resserrées et mieux contrôlables. Tandis que les zones désertiques à l’ouest de Leptis Magna sont évacuées et l’occupation limitée aux villes de la côte, la nouvelle province de Tripolitaine remonte jusqu’au Djerid, la Byzacène – avec Hadrumète pour chef-lieu – va de Gabès au golfe d’Hammamet et comprend les steppes de l’intérieur, et la Proconsulaire proprement dite s’étend sur le nord de la Tunisie et le nord-est de l’Algérie avec Carthage pour capitale. Signe que la Tunisie utile n’a pas perdu de son importance, le proconsul d’ordre sénatorial qui réside à Carthage reçoit une des indemnités annuelles les plus élevées des fonctionnaires de l’empire. Ses deux légats basés à Hippone et à Carthage appartiennent à la bourgeoisie municipale africaine qui a ainsi achevé son processus de promotion sociale. Le Vicaire d’Afrique, qui a autorité sur toutes les provinces du Maghreb, réside lui aussi à Carthage. Après l’accalmie qui succède à la reprise en main de Dioclétien, Constantin et ses successeurs inaugurent une nouvelle série de réformes tendant à sauver ce qui reste de l’empire. L’Europe devenant de moins en moins sûre, Constantin consacre son orientalisation en quittant Rome et en transportant sa capitale à Byzance. En 395, les fils de Théodose se partagent un empire désormais scindé en deux, Honorius devenant empereur d’Occident et Arcadius prenant la tête de l’empire d’Orient. Quelques années à peine après cette division, en 410, le chef wisigoth Alaric s’empare de Rome, compromettant l’existence d’une des plus importantes constructions étatiques de l’Antiquité. L’Afrique, pourtant, reste relativement épargnée par la tourmente, du

moins pour un temps, et l’aristocratie sénatoriale se réfugie même à Carthage afin de fuir les troupes d’Alaric. La province reste un gros producteur de blé et d’huile et, tout en souffrant des conséquences de l’insécurité, elle est victime d’un appauvrissement moins prononcé que le reste de l’Occident demeuré romain. L’insécurité s’aggrave toutefois avec la reprise de l’agitation berbère dès 363 en Tripolitaine, puis avec une série de grandes insurrections à partir de 372. Mais, comme au moment des guerres puniques et dans les débuts de l’occupation romaine, les chefs berbères n’ont jamais su faire front commun face à Rome et se sont tour à tour révoltés et alliés à elle, tentant d’en instrumentaliser la puissance dans les guerres dynastiques qu’ils se sont livrées. Le cas le plus emblématique de ce type de retournement est celui du chef numide Gildon qui se révolte e contre Rome à la fin du IV siècle après avoir combattu à ses côtés en 372 contre son propre frère Firmius. Ce prince profondément romanisé avait été récompensé en étant nommé comte d’Afrique par Théodose, mais il se révolte à son tour en 395 avant d’être défait et tué en 398 par les forces romaines commandées par un autre de ses frères, Mascezel. De tels épisodes montrent qu’il n’a pas existé de « mouvement de libération » berbère qui aurait profité du déclin de l’empire pour s’en affranchir, comme a parfois voulu le croire une historiographie identitaire, mais des soulèvements ayant plutôt eu pour but un partage du pouvoir et des richesses qui l’accompagnaient. À preuve, l’accumulation par Gildon d’une considérable fortune foncière prise sur le domaine impérial du temps qu’il était un rouage de l’autorité. Un tel constat n’équivaut pas à une sous-estimation de la singularité des sociétés berbères unies par une culture, des modes de vie, des croyances et des formes institutionnelles communes, mais cette unité ne s’est jamais traduite en termes politiques. Faut-il conclure, comme l’ont fait nombre d’historiens à commencer par Ibn Khaldoun, à

la permanence de « l’anarchie berbère » dans la sphère politique ? L’histoire ne pouvant être essentialiste, contentons-nous de constater que ce ne sont pas les révoltes autochtones qui ont scellé le sort de l’empire romain d’Afrique, même si elles l’ont fragilisé, mais l’invasion vandale. L’Église, pourtant, a tenté de pallier les carences de l’État et l’affaiblissement des autorités municipales en prenant une part de plus en plus déterminante dans l’administration de la province à partir du e IV siècle. C’est autour de ses évêchés et de ses édifices que se regroupent désormais des populations voyant en elle un rempart contre les nouvelles menaces. Vieille terre de chrétienté à laquelle elle e e aura donné trois papes entre la fin du II et la fin du V siècle, l’actuelle Tunisie tente de retrouver une stabilité en confiant aux autorités ecclésiastiques désormais toutes-puissantes la charge d’un pouvoir temporel échappant de plus en plus aux structures impériales traditionnelles. Saint Augustin a joué un rôle majeur dans cette évolution qui est la marque de l’empire finissant. Ce natif de Thagaste 1 en Numidie y voit le jour en 354. Converti au christianisme à trentedeux ans, devenu prêtre puis évêque d’Hippone en 395, il consacre sa vie au service de l’Église, combattant sans relâche le schisme donatiste et usant de toutes ses forces pour assurer l’hégémonie du catholicisme. Considéré comme un des plus grands Pères de l’Église – dont aujourd’hui les Algériens et les Tunisiens se disputent la possession dans une rivalité mémorielle qui ne correspond pas aux frontières de l’époque –, il a produit une œuvre immense. La Cité de Dieu aura une influence considérable sur le catholicisme médiéval. Saint Augustin est un des représentants les plus emblématiques des Africains de culture latine – il en a longtemps enseigné la rhétorique et l’éloquence, sans que sa romanité ne lui fasse oublier son appartenance au terreau autochtone pétri de punicité et de berbérité. Dans ses Confessions, il y

fait plusieurs fois référence en rappelant l’usage encore général du parler punique dans sa région natale. Signe qu’une page de la romanité e se tourne au début du V siècle, le célèbre évêque d’Hippone meurt en 430 pendant le siège de sa ville par les Vandales. Un nouveau siècle commence avec eux sans pour autant que l’on puisse parler de rupture radicale avec l’ancien monde.

DES VANDALES AUX BYZANTINS Aucun peuple ayant occupé l’Afrique du Nord n’y a laissé aussi peu de traces que les Vandales. Ces Germains originaires des rives de la Baltique ont déferlé sur toute l’Europe en moins de vingt ans pour débarquer en 429 à l’est de l’actuel Tanger et fonder en terre africaine le seul royaume germanique ayant existé hors du continent européen. 3 Sous la conduite de leur roi Genséric , demeuré célèbre pour avoir mis en échec les armées les plus puissantes de l’époque, environ 80 000 hommes, femmes et enfants, une population entière a franchi le détroit de Gibraltar et s’est dirigée vers les riches terres de Proconsulaire et de Byzacène qui attisent la convoitise des nouveaux conquérants. Hippone est emporté en 430 au terme de quatorze mois de siège. En 439, Genséric s’installe à Carthage après une série de victoires sur les troupes romaines. En 442, Rome s’incline et le chef vandale se voit concéder par traité la Proconsulaire, la Byzacène, la Tripolitaine et la Numidie orientale, c’est-à-dire la partie la plus prospère et la plus romanisée de l’Afrique du Nord. C’est sans doute la raison pour laquelle le royaume vandale s’est coulé facilement dans le moule de la vieille administration impériale et que les immigrants se sont rapidement dissous au sein de la majorité autochtone, adoptant les mœurs romano-africaines. Ils n’en ont différé pendant leur siècle d’occupation que par la religion, puisqu’ils ont pratiqué l’arianisme, cette hérésie aux yeux des catholiques, qui ne reconnaît ni la divinité du Christ ni la Trinité. L’Église catholique, spoliée de ses immenses

domaines par l’aristocratie des conquérants, a d’ailleurs été durant tout le règne vandale le principal adversaire des successeurs de Genséric qui l’ont tour à tour tolérée ou interdite, sans pour autant persécuter ses fidèles, jusqu’à ce qu’Hildéric (523-530) s’engage dans une politique procatholique et romanophile. Véritable puissance méditerranéenne sous Genséric dont le long règne s’achève en 477, le royaume vandale s’affaiblit ensuite sous les assauts conjugués du puissant appareil de l’Église et des confédérations indigènes. En effet, dès la mort du vieux monarque, les Berbères de l’Aurès se révoltent et y établissent un royaume indépendant. Dans la Tunisie actuelle, la région de Gafsa se constitue également en 2 principauté autonome tandis que les Frexe dirigés par Antalas se taillent un puissant royaume dans le massif de la Dorsale, englobant les e régions de Thala et de Kasserine. À partir de la fin du V siècle, la Tunisie centrale et méridionale est régulièrement l’objet d’incursions armées venues de l’ouest et des marches sahariennes. Les catholiques, eux, se font les fervents partisans d’une intervention byzantine en Afrique du Nord, Byzance ayant repris du lustre à partir du règne de er e Justin I au début du VI siècle. L’empereur Justinien (527-565), résolu à reprendre le flambeau de l’empire, décide la reconquête. En septembre 533, une flotte byzantine forte de 500 navires et de 15 000 hommes commandés par le général Bélisaire aborde au sud d’Hadrumète. L’intermède vandale en Afrique est terminé. Ces « Barbares » rapidement romanisés ne lui auront fait ni grand bien ni grand mal. Contrairement à leur réputation de sauvagerie colportée par la propagande catholique et reprise par l’historiographie à partir du e 4 XVIII siècle , ils n’ont pas plus ravagé que d’autres les régions qu’ils ont traversées, et l’Afrique a eu plus à souffrir de la brutale reconquête byzantine.

Longue de cent soixante-quatre ans, de 533 à 705, l’occupation byzantine du Maghreb oriental peut être vue comme l’histoire d’une série de conflits qui s’entremêlent pour aboutir à la fin de la romanité africaine et à l’entrée de l’Afrique du Nord dans une séquence historique qui l’oriente vers un nouveau destin. En entreprenant la e conquête de cette région – encore considérée au VI siècle comme l’une des plus riches de l’Occident méditerranéen –, Justinien poursuit le triple but de reconstruire l’administration des anciennes provinces romaines, de rétablir l’Église d’Afrique minée par le schisme arien et de mettre fin aux insurrections berbères qui ont contribué depuis le e III siècle à l’affaiblissement puis à la chute de l’empire romain d’Afrique. Cette longue période peut être divisée en deux parties. Durant la première, qui dure jusqu’aux premières décennies du e VII siècle, Byzance gouverne d’une main de fer l’ancienne Proconsulaire et en restaure partiellement la prospérité tout en étant contrainte d’affronter à la fois les Berbères qui n’ont pas désarmé et les dissidences religieuses plus difficiles à soumettre que la puissance de l’Église d’Afrique aurait pu le faire penser. La seconde période s’inscrit dans un contexte régional marqué par la fulgurante montée en puissance d’un nouvel acteur, les conquérants arabes, et par le déclin du vieil empire byzantin qui ne parvient pas à leur faire face. Les provinces orientales du Maghreb – la Tripolitaine, l’actuelle Tunisie et la Numidie – sont, dès la conquête de l’Égypte par les Arabes entre 640 et 647 et pendant plus d’un demi-siècle, les théâtres du conflit entre l’empire finissant et la puissance montante qui entame sa course vers les rives atlantiques du nord du continent. Les historiens divergent une fois de plus sur le bilan qu’il convient de tirer de la période byzantine. A-t-elle contribué à prolonger l’existence de la romanité africaine en restaurant les villes ravagées par les conquêtes et les insurrections antérieures ? A-t-elle assuré une

relative sécurité des parties utiles de la province toujours vouées aux lucratives cultures céréalières et arbustives, et ce malgré la lourdeur de la fiscalité et l’ampleur de la corruption dénoncées par Procope, le principal chroniqueur de l’époque ? A-t-elle permis de sauver une e romanité tardive dont on constatera la résilience jusqu’au XI siècle ? Ou son incapacité à réaliser l’unité politique et religieuse de ce qui restait d’Afrique romaine a-t-elle facilité son naufrage final ? Quel a été, d’autre part, le rôle des Berbères dans ces affrontements à multiples facettes ? Comme à leur habitude, alliés ou adversaires des puissances du moment, ont-ils accéléré ou retardé la défaite finale des Byzantins avant de jeter leurs forces contre les nouveaux envahisseurs ? Sans répondre à ces questions qui continuent de faire débat, contentons-nous d’avancer quelques constats qui illustrent la complexité de cette longue transition d’une époque à une autre. Dans un premier temps, les Byzantins s’attachent à fortifier le limes e du IV siècle afin de protéger les territoires reconquis qui forment ensemble le nouveau diocèse d’Afrique, limité désormais à la Tunisie actuelle et à la Numidie orientale. Outre la multiplication des forteresses le long des frontières, ils entourent les villes de remparts pour résister aux incursions berbères en réemployant les pierres de quantité d’édifices romains qu’ils détruisent pour ce faire. Le pays se couvre ainsi de citadelles dont d’imposants vestiges ont continué de se dresser jusqu’à l’époque contemporaine, la muraille du Kef n’ayant par exemple été détruite qu’après l’indépendance de la Tunisie en 1956. Grâce à ces défenses, la vie urbaine retrouve quelque vivacité dans les cités les plus importantes où l’on constate un développement de l’architecture religieuse et une renaissance de l’activité intellectuelle et littéraire. À la fin du siècle dernier, des découvertes archéologiques ont permis de confirmer cette réurbanisation relative de la province 5 africaine . Mais, entamée trois siècles auparavant, la

« médiévalisation » de la société rurale devient la règle au

e

VI

siècle. Le

retour des grands propriétaires expulsés par les Vandales voit s’achever l’évolution du colonat vers le servage et s’accélérer l’appauvrissement de la population paysanne consécutif à la généralisation de ce statut. Malgré la reprise du commerce avec l’Orient, la faiblesse de l’économie monétaire atteste du déclin des échanges et du repli vers des formes d’autosubsistance de communautés regroupées autour de seigneuries de type féodal. Si l’on peut discuter des apports de l’occupation byzantine dans la gestion de l’administration et dans le timide renouveau citadin, force est en revanche de constater son échec dans les deux autres secteurs ayant fait partie des buts de Justinien : la restauration de l’unité religieuse et la mise au pas des tribus berbères. La conquête byzantine s’est voulue à bien des égards une reconquête catholique qui, de prime abord, semble avoir réussi. L’arianisme a immédiatement été proscrit de même que le judaïsme. Temples ariens et synagogues ont été transformés en églises et, dès 534, un concile réuni à Carthage célèbre la revanche du catholicisme. Cette renaissance de la vie catholique est attestée par la construction de nouvelles églises et un important essor de la vie monastique. L’Église e d’Afrique compte à la fin du VI siècle quelque 200 évêques, et des populations de plus en plus excentrées se convertissent au christianisme, comme les habitants du lointain Fezzan en 569. Mais, d’un autre côté, la défaite vandale a fait essaimer les populations restées ariennes jusqu’en Maurétanie. Elles répandent l’arianisme sur leur chemin et contribuent au réveil du donatisme qui resurgit en réaction à l’intolérance catholique et à l’aggravation des inégalités sociales. La résistance de l’arianisme a-t-elle contribué à la décadence du christianisme africain ? Des historiens n’hésitent pas à l’affirmer, estimant que l’hostilité des ariens au culte trinitaire aurait ouvert la

voie au monothéisme musulman caractérisé par le dogme de l’unicité 6 absolue de Dieu . Quant aux Berbères, si leurs chefs se sont ralliés dans un premier temps aux Byzantins et les ont aidés à défaire militairement les Vandales, le siècle et demi de domination byzantine a été rythmé par les guerres contre les princes indigènes. Ils se soulèvent une première fois dès le départ de Bélisaire quand, en 534, la famine pousse les tribus montagnardes vers les riches plaines à blé littorales, et Byzance ne doit alors son salut qu’aux rivalités qui déchirent les chefs insurgés. Après une accalmie de moins de dix ans, la Tripolitaine se soulève en 544 et obtient l’appui du puissant Antalas qui met le feu à la Byzacène. Au terme de quatre années terribles faites de batailles, de retournements d’alliances et de changements fréquents dans le commandement byzantin, la paix est rétablie en 548 à la suite d’une grave défaite d’Antalas, mais pour une quinzaine d’années seulement. À la mort de Justinien en 565, les troubles reprennent dans une province appauvrie par une guerre qui semble sans fin et les révoltes se e succèdent jusqu’à la fin du VI siècle. Les campagnes de Byzacène sont pratiquement abandonnées par l’administration impériale qui se réfugie dans les villes fortifiées. La nouvelle configuration géopolitique engendrée par les premiers raids arabes va toutefois changer la donne en contraignant Byzantins et princes berbères à de fragiles alliances.

LA LENTE CONQUÊTE ARABE En 636, à peine sortis de leur péninsule, les Arabes ravissent d’un coup à Byzance la Syrie, la Mésopotamie, la Palestine et la Phénicie, et pénètrent en Égypte en 640. Ils n’auront mis qu’une dizaine d’années à conquérir tout le Moyen Orient, y compris la Perse pourtant gouvernée par la puissante dynastie sassanide. Il leur faut en revanche plus d’un demi-siècle pour venir à bout de l’Afrique du Nord pourtant affaiblie par une succession de conquêtes étrangères, de conflits religieux et

d’insurrections autochtones contre le pouvoir du moment. Est-ce du fait de la résistance indigène que les envahisseurs ont eu tant de difficultés à consolider leurs conquêtes ? En grande partie assurément, mais Byzance a aussi tout tenté pour ralentir leur progression. Cette disparité entre les deux conquêtes de l’Orient et de l’Occident a pu être expliquée par le fait qu’il a été plus facile pour les conquérants de s’emparer sans coup férir d’entités étatiques centralisées, où la chute du monarque ou de son substitut entraînait celle de tout le pays qui lui était soumis, que d’affronter des régions privées d’autorité centrale, scindées en principautés plus ou moins indépendantes et contrôlées par des chefs de tribus ou de confédérations rompus aux guerres d’usure et décidés à défendre jusqu’au bout leur territoire. Il faut distinguer deux phases dans l’avancée des Arabes au Maghreb. Durant la première période qui s’étend sur un quart de siècle, ils lancent à partir de l’Égypte une série de raids sur les provinces byzantines occidentales encore réputées pour leur richesse qui promet de fructueux butins. À ce stade, leurs buts sont essentiellement militaires et missionnaires. Nombre d’autochtones se convertissent d’ailleurs rapidement, et le prince numide chrétien Koceila aurait déjà embrassé l’islam quand il se lance dans la révolte. De fait, les Berbères n’interviennent pas tant que les incursions se bornent au domaine byzantin, et ne commencent à se soulever qu’au moment où les Arabes envahissent les terres des tribus. Car, à partir de 680, leur entreprise devient politique et le califat omeyade de Damas décide de s’implanter de façon pérenne en Afrique du Nord en y lançant des forces considérables, contrées cependant par plusieurs décennies de résistances locales. Si tous les épisodes de ce long affrontement sont réels, encore que leurs datations divergent selon les sources, les épopées des conquérants successifs et la résistance que leur ont opposée les chefs berbères ont donné lieu à la construction de figures

héroïques diversement instrumentalisées par des récits historiques antinomiques. Quand, d’un côté, la geste d’Oqba Ibn Nafi ou celle de Hassan Ibn Nooman sont chantées comme autant d’épisodes d’un 3 glorieux jihad , les récits berbères encensent à l’inverse les deux grands acteurs de leur lutte contre l’envahisseur, Koceila et surtout la mythique reine Kahéna. Le fait que le plus farouche opposant à la conquête ait été une femme ajoute à la transformation de l’histoire en épopée. Enfin, l’absence de sources autochtones pour cette période, l’origine presque exclusivement arabe des connaissances sur la conquête et le caractère tardif des chroniques par rapport aux événements ajoutent à la difficulté de clarifier un moment capital de 7 l’histoire de la région mais encore traversé de zones d’ombre . Rappelons à titre d’exemple qu’Ibn Khaldoun, le plus prolixe des historiens arabes sur la Kahéna, relate des événements ayant eu lieu sept siècles avant sa propre naissance et les utilise, comme d’autres le feront après lui, pour étayer l’interprétation qu’il en donne. La première incursion arabe en Tunisie proprement dite date de 647. Le gouverneur d’Égypte Abdallah Ibn Saad, frère de lait du calife Othman, écrase à Sufetula (Sbeïtla) les troupes du patrice byzantin Grégoire qui y avait transféré la capitale pour être au plus près des combats et qui est tué dans la bataille. L’armée arabe rançonne pendant plus d’un an le Djérid et la Byzacène avant de se retirer en possession d’une importante contribution de guerre payée par les vaincus. Pendant les quinze années suivantes, les Arabes – empêtrés dans la crise qui suit l’assassinat d’Othman – semblent oublier la région qu’ils appellent Ifriqiya. En 664 seulement, Mu’awiya Ibn Hadaïdi profite des troubles occasionnés par l’intransigeante politique religieuse de l’empereur Constant II et du ralliement de plusieurs chefs locaux hostiles aux Byzantins pour lancer une nouvelle expédition qui se solde une fois de plus par l’occupation et le pillage de la Byzacène.

C’est sous le nouveau pouvoir omeyade avec Oqba Ibn Nafi, nommé en 668 gouverneur d’Ifriqiya par le calife de Damas, que commence vraiment la conquête. L’ambitieux général, à la réputation de prosélyte brutal de la nouvelle religion, s’empare de la Tunisie centrale sans rencontrer de résistance et fonde en 670 la ville-camp de Kairouan dans l’intérieur du pays, première cité musulmane d’Afrique du Nord et érigée à ce titre au rang de ville sainte, voulant par cette création tourner le dos au symbole romano-chrétien que représente Carthage. Son départ en 674 correspond à une relative reprise en main byzantine grâce à l’alliance conclue avec Koceila. Mais Oqba est de nouveau nommé à la tête du Maghreb en 681, qu’il entreprend de traverser pour 4 arriver au terme d’une grande randonnée jusqu’aux rives atlantiques . C’est sur le chemin du retour qu’il tombe en août 683 dans une embuscade tendue par les troupes de Koceila au sud de l’Aurès, dans les environs de Biskra. La mort de ce guerrier marque une pause dans l’avancée arabe. Koceila s’empare de Kairouan et prend la tête d’une importante confédération indigène qui domine à nouveau la Byzacène et une grande partie de l’Ifriqiya tandis que les Byzantins, devenus ses auxiliaires, sont repliés à Carthage. Les opérations arabes ne reprennent qu’en 688, date à laquelle elles sont confiées par le calife 5 Abdel Malik à l’ancien lieutenant d’Oqba, Zouhaïr Ibn Kaïs. En 689 , Koceila est tué au cours d’une bataille, et le nouveau chef de guerre arabe parvient à démanteler la confédération berbère constituée autour de lui. Il semblerait aussi que des divisions internes, avec la formation d’un parti pro-arabe, aient précipité la chute du prince numide par ailleurs trop mollement soutenu par les Byzantins. La mort de Zouhaïr à Barqa en Cyrénaïque, sous les coups des Byzantins, permet une brève accalmie. Mais en 692, le calife Abdel Malik, décidé à en finir avec la résistance nord-africaine, charge le Syrien Hassan Ibn Nooman El Ghassani d’achever la conquête.

Commence alors son ultime épisode, marqué par l’entrée en scène puis l’échec final de la Kahéna. Disputée trois années durant entre Byzantins et Arabes, Carthage tombe définitivement en 698 aux mains de ces derniers qui en détruisent aussitôt les remparts avant de la piller. L’aristocratie byzantine encore présente prend la fuite vers les îles méditerranéennes et l’Espagne. Capitale d’empire ou d’opulente province pendant plus d’un millénaire, la métropole punique, puis romaine, vandale et byzantine ne retrouvera plus jamais ce rôle, son effacement de l’histoire signant aussi la fin d’une époque. Les Arabes lui préfèrent Tunis où ils installent rapidement une citadelle et un arsenal. Dans le même temps toutefois, la Kahéna leur inflige plusieurs défaites dans le sud de la Numidie et parvient à les repousser jusqu’au Djebel Nefoussa, au nord de l’actuelle Libye. Cette veuve du roi des Jerawa, puissante branche de la tribu des Botr Zenata régnant sur l’Aurès oriental, aurait assumé la régence de ses fils à la mort de son époux. Dihya de son vrai nom, elle tiendrait son surnom de Kahéna des dons prophétiques qu’elle aurait eus. Kahéna désignant la prêtrise dans 6 les langues sémitiques , nombre d’historiens – au premier rang desquels Ibn Khaldoun – ont affirmé qu’elle était juive, hypothèse 8 contestée par d’autres qui en ont fait une chrétienne. Tous les chroniqueurs sont en tout cas d’accord pour signaler son aptitude au commandement qui lui fait remporter dans un premier temps une série de foudroyantes victoires et la désigne comme chef de la résistance. Elle contraint Hassan Ibn Nooman à se replier sur la Cyrénaïque avant qu’il ne parvienne à remonter vers le Nord et à s’emparer une fois pour toutes de Carthage. À partir de là, les récits divergent sur la suite et la fin de sa course, ainsi que sur la date et les circonstances de sa mort. At-elle, comme l’en accuse Ibn Khaldoun, pratiqué la politique de la terre brûlée devant les conquérants, s’aliénant ainsi les populations 7 sédentaires de Byzacène ruinées par ses choix tactiques ? Hassan Ibn

Nooman reprend en tout cas l’offensive et la Kahéna est tuée entre 700 et 704, selon les sources, lors de la dernière bataille que lui livrent les Arabes dans l’Aurès. À quelques années près, la mort de cette souveraine devenue mythique met un terme aux résistances berbères qui prendront d’autres formes quelques décennies plus tard. En 703 ou 704, après le départ de Hassan, Moussa Ibn Nusayr est nommé gouverneur de la nouvelle province omeyade d’Ifriqiya. La population romano-africaine semble dans un premier temps avoir accepté les nouveaux maîtres dont les pillages n’ont pas, somme toute, été plus graves que ceux des conquérants précédents et les tributs exigés pas plus lourds non plus. Preuve de cette rapide soumission et de l’ampleur des conversions, les Numides participent massivement à la conquête du reste du Maghreb et en 711, l’armée de Tarik Ibn Ziyad qui traverse le détroit de Gibraltar pour conquérir l’Espagne wisigothique est essentiellement composée de contingents berbères. Ce retournement s’explique peutêtre aussi par le fait que, comme l’avance Hichem Djaït, l’Afrique sédentaire des paysans et des citadins n’aurait pas pris part aux révoltes berbères successives, limitées aux franges du désert et aux 9 massifs montagneux .

LA FIN DE LA ROMANITÉ AFRICAINE ? Si l’historiographie est unanime à voir, avec la conquête arabe du Maghreb, s’ouvrir un nouveau chapitre de son histoire, des divergences existent sur la nature de cette rupture de sa trajectoire historique. Les historiens se sont en effet posé la question de savoir si, à l’orient de la Berbérie, la romanité avait sombré en même temps que le départ de Byzance ou si elle a subsisté sous d’autres formes, s’adaptant aux circonstances nouvelles sans pour autant s’effacer immédiatement. L’Ifriqiya, en somme, a-t-elle connu une romanisation superficielle que la civilisation des conquérants aurait rapidement balayée, ou la

romanité africaine a-t-elle été assez solide pour lui résister plusieurs siècles après la fin de l’empire romain lui-même ? Aujourd’hui encore, le débat n’est pas clos. Tandis que certains voient dans sa rapide islamisation la preuve du caractère superficiel de l’implantation culturelle romaine, d’autres insistent sur l’importance de ses e survivances jusqu’à la conquête almohade du XII siècle, et peut-être même plus tard dans quelques isolats. Pour ce qui est de la conversion des populations, on a vu que nombre d’auteurs s’accordent à considérer qu’elles y étaient préparées de longue date. Le culte punique de Baal Hammon, la judaïsation précoce d’un nombre conséquent d’Africains, leur conversion au christianisme puis leur tropisme arien auraient préparé le terrain à l’islam. Certains se demandent toutefois comment on peut expliquer que l’Africa, la Numidie et même les Maurétanies, si profondément évangélisées, aient été entièrement islamisées – hormis la présence e jusqu’à la seconde moitié du XX siècle de minorités juives – alors qu’aux portes mêmes de l’Arabie ont subsisté d’importantes populations chrétiennes dans la vallée du Nil, en Palestine, au Liban, en Syrie et en Irak. On avance, comme éléments de réponse, que la confusion religieuse provoquée par la multiplication des schismes puis la brutalité de la restauration catholique byzantine ont pu éloigner du christianisme les indigènes qui n’ont pas trahi leur foi monothéiste en devenant musulmans. L’aggravation continue des inégalités sociales à e partir du III siècle et la féodalisation de la société ont également pu accroître l’attrait de la nouvelle religion, l’islam se présentant comme une doctrine égalitaire dont tous les adeptes ont le même statut. Enfin, on peut relever comme une des causes de cette disparité religieuse entre Orient et Occident arabes les caractères particuliers du fait religieux au Maghreb, que l’on a avancés comme un de ses marqueurs culturels. Rigorisme, extrémisme, littéralisme, plusieurs termes ont été

utilisés pour qualifier la foi des Maghrébins depuis l’Antiquité, et l’on en voudrait pour preuve la centralité de la dimension religieuse dans toutes les révoltes ayant rythmé leur histoire. Il n’est donc pas impossible de voir dans le messianisme intolérant des Almohades qui ont mis fin au christianisme maghrébin un trait propre à l’Afrique du Nord, qui n’aurait pas existé sous la même forme au Moyen-Orient. Pourtant, d’autres traits religieux traditionnels ont subsisté dans les milieux ruraux et villageois où l’on a continué de vénérer au quotidien nombre de déités et d’implorer l’intercession de saints locaux pour communiquer avec le divin, sans pour autant avoir le sentiment de trahir l’islam. À moins que, autre hypothèse, l’islam – qui a d’abord été citadin – n’ait pris les habits du maraboutisme pour conquérir les campagnes au prix de concessions secondaires aux coutumes préislamiques. En tout cas, cette religion aux allures de Janus peut expliquer d’une part la faiblesse numérique des minorités religieuses à e partir du XII siècle, et d’autre part les curieux syncrétismes opérés par les croyances locales dans lesquelles on a pu déceler jusqu’à l’époque moderne des traces de paganisme et de chrétienté. Quoi qu’il en soit, cette islamisation importante en deux siècles à peine n’a pas été synonyme d’arabisation immédiate, même en Ifriqiya, la seule région du Maghreb aujourd’hui totalement arabisée pour des raisons que l’on examinera plus loin. Et il convient en définitive davantage de parler d’une longue transition d’une civilisation à une autre ou d’une coexistence plusieurs fois séculaire entre deux cultures s’influençant mutuellement que d’un brutal basculement. Ce dernier n’aurait eu lieu qu’en matière politique, et encore puisque – pour gérer les territoires récemment conquis – les premiers gouverneurs arabes se sont coulés dans les cadres de l’administration byzantine encore opératoire dans les villes. Ayant sous leur autorité des populations urbaines largement latinisées, ils ont d’ailleurs frappé des monnaies à

légendes latines au moins jusqu’au milieu du

VIII

e

siècle, la profession

de foi musulmane figurant même en latin sur certaines d’entre elles. Les Afarik, nom donné par les Arabes aux Romano-Africains, ont longtemps continué à parler le « latin africain ». Selon le géographe Al e Idrisi qui a parcouru la région au XII siècle, ce bas latin était encore en usage à l’époque à Gabès, dans le Djérid – la Kastiliya des Arabes, et en e Byzacène. Au IX siècle, sous la dynastie aghlabide, nombre de hauts fonctionnaires et de lettrés sont soit d’origine byzantine, soit romanoafricains chrétiens, et les sources ont rapporté que l’émir aghlabide Abou Ibrahim Ahmed (856-863) parlait en bas latin avec son affranchi 10 Balâgh, l’un de ses proches collaborateurs . Plus largement, le christianisme s’est longtemps manifesté publiquement en Ifriqiya après l’arrivée des Arabes puisque l’on y compte encore 14 évêchés au début e e du XI siècle contre une quarantaine qui, au VIII siècle, s’étaient maintenus après le départ des Byzantins. Certains historiens vont même plus loin en évoquant l’existence de parentés entre le e christianisme et l’islam ifriqiyen, marqué aux VIIIe-IX siècles par une pratique de l’ascèse proche du monachisme chrétien, les ribat – ces couvents fortifiés servant à la fois de bases militaires et de lieux de retraite religieuse – étant l’équivalent musulman des monastères. Les pratiques sociales auraient manifesté le même type de continuité, l’édification de mosquées et de ribat par les notables musulmans étant un prolongement de l’évergétisme des édiles de l’époque romaine au 11 profit de leur cité . Quelle que soit la persistance de ces rémanences, il ne fait toutefois aucun doute qu’avec la conquête arabe, l’Ifriqiya entre dans un autre habitus culturel, celui de la civilisation araboislamique, qui lui fait tourner le dos à une Europe en pleine e recomposition. C’est aussi qu’à partir du VII siècle, et pour longtemps, l’Orient donne le la aux dynamiques géopolitiques et culturelles qui structurent désormais l’espace méditerranéen.

1. L’actuel Souk Ahras. 2. D’où dériverait le nom des Frechiche, une des tribus peuplant toujours le Centre-Ouest de la Tunisie. 3. L’historien Hichem Djaït emploie systématiquement le terme « martyr », puisé au vocabulaire des guerres religieuses, pour qualifier les conquérants arabes tués au combat au Maghreb. H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, 647-1574, Tunis, Sud Éditions, 2005. Première partie : H. Djaït, « La conquête arabe et l’Émirat ». 4. Cette traversée du Maghreb tout entier a été mise en doute par plusieurs historiens et Robert Brunschvig, entre autres (cité par Ch.A. Julien dans Histoire de l’Afrique du Nord, t. II, op. cit.), en relevant le flou des chroniqueurs, penche pour une randonnée qui aurait atteint au plus loin l’Oranie. 5. En 686 selon Ch-A. Julien (Histoire de l’Afrique du Nord, t. II, op. cit.), mais toutes les dates relatives aux événements de cette période sont approximatives. 6. Voir supra, p. 39. 7. C’est la thèse, longtemps prévalente mais aujourd’hui partiellement abandonnée, de l’irréductible clivage entre Berbères nomades et sédentaires qui aurait structuré l’histoire du Moyen Âge maghrébin. Dans cette vision, la Kahéna aurait aussi été défaite du fait de l’hostilité des sédentaires à son égard. Voir infra.

CHAPITRE IV

Les aventures médiévales de l’Ifriqiya, e e VIII -XII siècle Une question se pose au moment d’aborder l’entrée de l’Ifriqiya dans ces siècles tourmentés qu’on appelle le Moyen Âge en référence à la périodisation européenne. Peut-on apercevoir, dans certains épisodes de cette longue séquence, les linéaments d’une émergence de ce que sera plus tard la Tunisie, ou une telle interrogation relève-t-elle e d’un parti pris d’histoire récurrente ? Si, à partir du XIII siècle, le règne hafside dessine les contours de ce qui serait une proto-Tunisie, le e IX siècle aghlabide a aussi fait de l’Ifriqiya une province différente des autres régions de l’Afrique du Nord. Cette singularité s’origine sans nul doute dans le riche legs de son millénaire et demi d’Antiquité punique et romaine qui lui a laissé en héritage une urbanisation sans équivalent dans le reste du Maghreb, et l’on peut voir dans la permanence de ce trait la racine d’une personnalité particulière. Pourtant, mis à part la période aghlabide, l’historiographie classique a présenté ces quelque cinq siècles comme une sorte de revanche de la berbérité sur les occupations successives qu’a connues le Maghreb. C’est en effet de la Berbérie profonde que sont sorties les dynasties qui l’ont gouverné et qu’ont surgi les mouvements politico-religieux qui l’ont marqué de leur empreinte. Mais cette berbérité a été pourvue de deux faces, et les historiens ont résumé l’histoire de ces siècles à un affrontement entre nomades et sédentaires, les seconds tentant de sauver une civilisation

urbaine et une ruralité villageoise – à bien des égards synonymes pour les commentateurs de civilisation tout court – constamment menacées par les premiers. D’Ibn Khaldoun, toujours lui, aux historiens coloniaux et jusqu’aux premiers travaux tunisiens d’après l’indépendance, la thèse du « fléau bédouin » a dominé l’historiographie, réduisant souvent l’histoire de la période à l’évolution des rapports de force entre Branis 1 sédentaires et Botr ou Zenata nomades . En renforçant ces derniers, les e invasions des tribus nomades hilaliennes au milieu du XI siècle auraient consacré la victoire du nomadisme sur l’urbanité ifriqiyenne qui a mis du temps à reprendre ses droits. Certains auteurs ont donné une explication climatique à cette victoire, l’assèchement du climat e décelable à partir du VII siècle ayant favorisé le mode de vie pastoral au détriment des agriculteurs sédentaires dont le domaine cultivable 1 s’est progressivement restreint . L’histoire contemporaine n’a pas échappé à cette grille de lecture même si le nomadisme a disparu du paysage, et le clivage entre villes et campagnes littorales d’un côté et monde des steppes intérieures de l’autre continue de servir d’élément d’explication aux secousses qui agitent périodiquement la Tunisie. Des nuances ont toutefois été apportées plus tard à cette interprétation des événements, ramenant à des proportions plus modestes la division entre Botr et Branis. Mais un consensus s’est dégagé pour estimer que l’arrivée des Arabes et l’islamisation ont accentué la structure tribale de la société berbère dont les genres de vie étaient similaires en bien des points à ceux des nouveaux occupants, ces derniers renforçant la notion de solidarité lignagère que Rome et Byzance avaient affaiblie. 2 Il aura en tout cas fallu longtemps pour que le Maghreb « digère » l’occupation. Dans un premier temps, l’islamisation n’a pas été synonyme d’acceptation réelle des nouveaux venus et, une fois de plus, les autochtones ont vu dans l’adhésion à un schisme religieux – en l’occurrence le kharijisme – la meilleure manière de manifester leur

opposition. Après la relative stabilisation aghlabide, la déferlante fatimide inaugure le moment chiite de l’Ifriqiya, autre dissidence religieuse au service d’une ambition politique. Enfin, les invasions hilaliennes puis la domination almohade sont à l’origine d’une profonde restructuration sociologique, politique et religieuse de l’Ifriqiya qui change de physionomie durant ce siècle et demi, l’arabisation et l’achèvement en partie forcé de l’islamisation constituant les deux axes de ce bouleversement.

L’INSTALLATION DES CONQUÉRANTS, RÉSISTANCES BERBÈRES ET KHARIJISME Dès la création de la province d’Ifriqiya, les nouveaux maîtres font naturellement de Kairouan – la seule cité de Tunisie qu’ils ont fondée – sa capitale où réside le wali (gouverneur) ou émir, représentant du calife et détenteur des attributs de la souveraineté. Ces gouverneurs ont en général exercé de hautes fonctions en Orient avant d’être nommés en Ifriqiya. En ce premier siècle d’occupation, les autochtones sont exclus des postes d’autorité. L’économie, elle, n’a pas connu de métamorphose. L’agriculture demeure son épine dorsale et reste dominée par la céréaliculture et l’arboriculture. La structure foncière est également restée pratiquement intacte, les grands domaines changeant seulement de propriétaires en passant aux mains de l’aristocratie arabe qui maintient l’attache à la glèbe de ses paysans. Redevenu florissant, le commerce, en revanche, se réoriente en fonction des nouveaux courants d’échanges et des nouveaux marchés. C’est vers l’Orient que va désormais l’essentiel des exportations ifriqiyennes, les routes caravanières prenant pour y parvenir le pas sur la mer. Le commerce des esclaves connaît un fulgurant essor du fait du recours massif de l’économie à la main-d’œuvre servile. Kairouan devient ainsi un grand marché d’esclaves alimenté par la traite négrière

qui se développe et qui fera en Tunisie durant une dizaine de siècles l’objet d’un fructueux commerce. Maîtres de tous les rouages du pouvoir, politique et économique, les Arabes sont pourtant peu nombreux encore, à peine 50 000, et concentrés dans les villes. Mis à part les Rums, nom donné par les nouveaux venus aux Byzantins dont le nombre n’est pas négligeable, Berbères et Romano-Africains constituent l’écrasante majorité de la population. Or, malgré la rhétorique égalitaire de la nouvelle religion, l’islamisation progressive des autochtones n’a pas empêché que les vainqueurs les traitent en peuple soumis et continuent de refouler les tribus vers les régions les moins fertiles. La première génération arabe devient elle-même hostile aux nouveaux arrivants orientaux à mesure qu’elle s’africanise. Mais, de façon générale, les Orientaux – toutes générations et origines confondues puisque l’on trouve dans l’armée des Persans venus du Khorassan et qu’un millier de familles égyptiennes coptes ont été amenées en 699 pour fonder les arsenaux de Tunis – sont dotés d’importants privilèges et occupent les positions les plus enviables, trahissant aux yeux des indigènes la promesse égalitariste des premiers missionnaires. Le mépris dans lequel ils s’estiment tenus et l’exploitation dont ils sont victimes, notamment en matière fiscale, suffisent pour que les Berbères renouent avec leurs traditions de dissidence envers un pouvoir allogène. Mais, pour que la révolte prenne corps, il a fallu que leur amertume rencontre un 3 nouveau schisme religieux venu d’Orient, le kharijisme , dont la doctrine a vite pris racine en terre africaine. Nombreux sont les e historiens qui l’ont comparé au donatisme du IV siècle chrétien, expliquant par cette parenté son fulgurant succès. Son orthodoxie marquée par le rigorisme, son égalitarisme « révolutionnaire », l’aspiration au martyre de ses adeptes, l’adhésion enthousiaste des populations déshéritées à une prédication de type prophétique dans

laquelle elles voient un moyen de chasser des maîtres illégitimes, tout cet appareil idéologico-religieux n’est pas en effet sans rappeler les conflits socio-religieux de la romanité tardive. La prépondérance au Maghreb de l’ibadisme, la plus puritaine des trois branches du 4 kharijisme , aurait également été une nouvelle modalité d’un rigorisme maghrébin se manifestant jusque dans les versions schismatiques du fait religieux. Puisque l’orthodoxie sunnite est représentée aux yeux des populations par le despotisme des gouverneurs arabes, c’est en tout cas par l’adhésion à cette dissidence religieuse que les autochtones manifestent avec violence leur opposition. Le kharijisme gagne d’autant plus vite en force que l’offensive abbasside contre les Omeyades à partir de 746 et la chute de ces derniers en 750 engendre des troubles qui se font sentir jusqu’au Maghreb. L’insurrection kharijite met fin à quatre décennies de relative « paix arabe » qui avait vu Arabes et Berbères aller ensemble à la conquête de l’Occident méditerranéen à partir de leur base ifriqiyenne. Son premier foyer embrase dès 739 l’actuel Maroc, menaçant un temps l’Espagne d’isolement. Le second foyer englobe à sa suite toute l’extrémité orientale de l’Afrique du Nord, du sud du Constantinois à la Tunisie et à la Tripolitaine. Après une première défaite des armées arabes au Maroc, le gouverneur d’Égypte Handhala Ibn Safwan arrête en 742 en 5 Tunisie les troupes insurgées venues du Zab qui ont envahi l’Ifriqiya et menacent Kairouan, donnant un coup d’arrêt provisoire à l’expansion kharijite. Elle reprend cependant en 755 après l’intermède du règne d’Abderrahmane Ibn Habib, arrière-petit-fils d’Oqba Ibn Nafi. À la faveur de rivalités qui suivent son assassinat, une tribu sofrite du Sud tunisien, les Ourfejjouma, s’empare de la capitale, s’y livrant aux pires atrocités. À leur tour, les Ibadites du Djebel Nefoussa conquièrent la ville. Ils y installent en 758 comme gouverneur un noble d’origine persane, Abderrahman Ibn Rostom et se rendent maîtres de l’Ifriqiya.

Voilà donc les Berbères revenus au centre du pouvoir après plusieurs décennies d’éclipse, mais pas pour longtemps. Dès 761 en effet, le califat abbasside de Bagdad décide d’une offensive en Ifriqiya, y dépêche une armée de 40 000 hommes qui reprend Kairouan et consolide la présence arabe dans la province. Dix années sont cependant nécessaires pour expulser le kharijisme de ses foyers e tripolitains et de l’actuelle Tunisie. Jusqu’à la fin du VIII siècle, les envoyés du pouvoir abbasside ont eu à guerroyer contre les insurgés qu’ils ne seront pas parvenus à réduire partout. Si Yazid Ibn Hatim, gouverneur de 772 à 787, rétablit avec férocité l’ordre arabe et orthodoxe en Ifriqiya, une bonne partie du Maghreb échappe à l’autorité de Bagdad et demeure kharijite pendant un siècle encore, jusqu’à l’arrivée des Fatimides. C’est le cas du royaume indépendant de Tahert (Tiaret) dans l’Algérie centrale, gouverné jusqu’en 909 par la dynastie rostémide. Au sud du Maroc, des tribus sofrites fondent en 757 le royaume de Sijilmassa, qui se maintient plusieurs décennies. e Malgré son élimination du paysage politique à partir du X siècle, encore qu’il ait été le moteur de tardives et terribles révoltes comme on le verra plus loin, l’influence du kharijisme a été si profonde que quelques noyaux ibadites ont survécu jusqu’à nos jours dans la pentapole du Mzab aux portes du Sahara algérien, dans l’île tunisienne de Djerba et dans le Djebel Nefoussa au nord de la Libye. Mais, pour l’heure, l’Ifriqiya est rentrée dans le rang. Pour achever sa pacification, le calife Haroun Al Rachid nomme à Kairouan Ibrahim Ibn Al Aghlab qui avait fait ses preuves comme émir du Zab. L’énergique général accepte en 800 l’investiture califale, réclamant en contrepartie que sa charge devienne héréditaire en échange du paiement d’un tribut annuel à Bagdad. C’est ainsi qu’il fonde une dynastie appelée à régner plus d’un siècle.

LA STABILISATION AGHLABIDE, 800-909

Malgré les épisodes conflictuels qui l’ont jalonné, le règne des Aghlabides est présenté dans le récit national comme une période faste de l’histoire de la Tunisie. Protecteurs des arts, des lettres et de la pensée critique, constructeurs de cités et d’imposants édifices à usage civil ou religieux, promoteurs d’une agriculture redevenue prospère, s’imposant comme des acteurs centraux dans la géopolitique méditerranéenne, ils ont redonné à l’Ifriqiya le lustre qu’elle avait temporairement perdu durant le siècle tourmenté de la conquête et des résistances. Mais, surtout, ils ont fondé à l’est du Maghreb le premier État indépendant n’entretenant avec Bagdad que des liens de vassalité théorique, dessinant ainsi les contours d’une Tunisie à venir. Censés descendre d’une impeccable lignée arabe, ayant gouverné avec sagesse – du moins pour certains d’entre eux – une province à laquelle ils ont donné une véritable autonomie dans le cadre devenu idéologiquement hégémonique du Dar el Islam, on comprend qu’ils aient été placés par l’historiographie tunisienne parmi les constructeurs de cette fameuse tunisianité dont l’arabité et l’islam constituent à partir de cette époque les piliers. Alors qu’à la même période le royaume rostémide de Tahert reste attaché au kharijisme et que les Idrissides du Maroc ont adopté le chiisme, les Aghlabides demeurés fidèles à Bagdad ont en outre ancré précocement l’Ifriqiya dans le giron sunnite. Les limites de leur émirat ne correspondent pas tout à fait à celles de l’actuelle Tunisie puisqu’il a englobé à l’ouest la petite Kabylie et la région de Sétif et au sud la côte tripolitaine jusqu’à Barqa. Mais leur suzeraineté sur la petite Kabylie est restée toute théorique, sa population de cultivateurs montagnards ayant toujours manifesté une franche hostilité à leur égard, ce qui e explique en partie leur adhésion au chiisme à la fin du IX siècle. Une fois de plus, les dissidences berbères prendront alors la forme de l’exaltation religieuse pour s’opposer au pouvoir central.

Les règnes successifs de la dynastie ont été tour à tour paisibles et troublés. Son fondateur Ibrahim qui gouverne jusqu’à sa mort en 812, doit d’abord pour s’imposer affronter le Jund, l’aristocratie arabe d’épée. Une fois réduite l’insurrection de cette caste militaire, il la remplace par une importante garde composée d’esclaves noirs basée à Al Abbassiya, la résidence-forteresse qu’il s’est édifiée au sud de Kairouan. La révolte du Jund reprend cependant sous le règne de son er second fils Ziyadat Allah I (817-838) qui n’élimine le dernier foyer d’insurrection de Tunis qu’en 833. C’est ce souverain qui inaugure en 826 une ambitieuse politique d’expansion en Méditerranée. Alors que ses prédécesseurs avaient poursuivi, dans le sillage de Bagdad, une politique de paix avec la chrétienté, sanctionnée sur le flanc ifriqiyen par la signature de traités concernant la Sicile, Ziyadat Allah met à profit le soulèvement de Syracuse contre Byzance pour intervenir dans l’île, passant outre l’avis des notables religieux partisans du respect des traités. Ses successeurs poursuivent sa politique et la quasi-totalité de la Sicile passe sous contrôle ifriqiyen à partir de 831. Dès lors, les Aghlabides deviennent des acteurs majeurs dans les conflits politicomilitaires qui déchirent le sud de la péninsule italienne où s’affrontent Francs et Byzantins, leurs alliés respectifs et la papauté. En 847, un émirat musulman est fondé à Bari et perdure jusqu’en 871. Mais à partir de cette date, et malgré l’éphémère offensive d’Ibrahim II au tout e début du X siècle, les Aghlabides perdent progressivement pied en Italie méridionale. Ils se maintiennent toutefois en Sicile dont une e grande partie demeure entre leurs mains au début du X siècle. En 909, lors de la conquête fatimide de l’Ifriqiya, de nombreux membres de l’élite aghlabide s’y réfugient d’ailleurs pour échapper aux nouveaux conquérants. Mais, au terme de près d’une décennie de luttes entre musulmans, les Fatimides prennent le contrôle de l’île. La longue présence arabo-berbère y a laissé une durable empreinte culturelle et

architecturale, perpétuant ainsi entre les deux rives du détroit une relation à la fois conflictuelle et intime qui ne s’est pas démentie depuis l’époque punique. L’arabe, devenu en 878 la langue officielle d’une grande partie de la Sicile, y a été parlé jusqu’à la conquête normande e au XI siècle. Un dialecte siculo-arabe y a même subsisté jusqu’au e

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siècle et le conquérant fatimide de l’Égypte et de la Syrie, Jawhar Al Siqilli (911-992) était, comme son nom l’indique, originaire de l’île. On l’a dit au début de cet ouvrage, la politique a toujours composé dans ce qui est aujourd’hui la Tunisie avec la géographie qui lui a bien des fois dicté ses logiques. Malgré la brutalité de certains d’entre eux, Ibrahim II (875-902) a même été révoqué par Bagdad en raison de la multiplicité de ses crimes, les émirs aghlabides ont contribué pour la plupart au rayonnement culturel de l’Ifriqiya, faisant de Kairouan une grande métropole universitaire, intellectuelle et religieuse dont la société lettrée – imprégnée de culture romaine et byzantine et enrichie par des penseurs et des artistes venus d’Orient, dépositaires des traditions helléniques – représente alors l’élite de l’Ifriqiya. Alimentés par les écrits de juristes célèbres comme ceux du cadhi Asad Ibn Al Forat (759828), les débats philosophiques et théologiques ont été intenses dans la capitale jusqu’à la victoire du sunnisme malékite sous le magistère de l’imam Abou Saïd Ibn Habib, surnommé Sahnoun (777-854) qui s’en est fait l’ardent propagateur. Pourtant, comme leurs modèles abbassides, les souverains aghlabides ont d’abord été partisans d’une religion rationaliste alors incarnée par les penseurs muatazilites, défenseurs entre autres de la théorie du Coran créé, et largement représentés à Kairouan. Mais au terme d’intenses batailles de clercs non dépourvues d’enjeux politiques, l’émir Mohamed (841-856) suit l’évolution des califes de Bagdad en prenant un tournant prosunnite et Sahnoun assure le triomphe du sunnisme dans une de ses versions les XIV

plus conservatrices, le malékisme. En 850, devenu grand cadhi – c’està-dire le plus haut magistrat de la ville –, il interdit la Grande Mosquée aux « innovateurs », fait jeter en prison son prédécesseur muatazilite qui périt sous la torture et érige le sunnisme en véritable « parti unique », si l’on ose cet usage d’un vocabulaire contemporain. Ce e représentant d’une aristocratie de la piété très influente au IX siècle a joué un rôle majeur dans la conversion de l’Occident musulman au 3 malékisme . Ces conflits politico-religieux, cantonnés il est vrai aux milieux urbains, se déroulent au sein d’une société encore ethniquement et confessionnellement très hétérogène. Les Arabes sont présents dans tous les secteurs mais leur nombre ne dépasse pas 150 000, ce qui en fait l’élément le moins important de la population ifriqiyenne. On les trouve essentiellement dans le Cap Bon, la région de Tunis et le centreouest du royaume où ils se sont vu attribuer des terres taillées dans l’ancien patrimoine de Byzance. Kairouan, Tunis et Tripoli sont les villes d’élection de leur aristocratie et d’une bourgeoisie commerçante aussi dynamique que turbulente. Les Berbères, toujours majoritaires, commencent à s’arabiser, du moins ceux qui sont en contact régulier avec les citadins. Malgré le solide ancrage local des populations 4 chrétiennes et juives , préservé par la politique de tolérance religieuse 6 pratiquée par les Aghlabides et par leurs besoins fiscaux , la population autochtone devient majoritairement musulmane au cours e du IX siècle. La société n’en demeure pas moins fortement hiérarchisée avec, au bas de l’échelle, une main-d’œuvre servile constamment réalimentée par le très prospère commerce des esclaves et qui représente 20 % à 25 % de la population totale, une population d’affranchis – les mawali – qui continuent le plus souvent de rester au service de leurs anciens maîtres, et la catégorie des hommes libres. Ces derniers sont eux-mêmes partagés entre une minorité aristocratique –

noblesse d’épée, grands notables civils et religieux – qui vit globalement dans l’opulence, et la majorité plébéienne composée d’artisans, de boutiquiers, de petits propriétaires, de salariés urbains et ruraux dont une majorité n’échappe pas à la pauvreté. Contrairement à ce que laissaient supposer les tendances socio-économiques de l’Antiquité tardive qui présentaient des analogies avec le processus de féodalisation de la société européenne, la stratification sociale inégalitaire de l’Ifriqiya arabe s’éloigne en revanche de l’ordre féodal, du fait du renouveau de la vie urbaine – marqueur majeur de l’originalité ifriqiyenne – et de l’hégémonie de ses logiques économiques partiellement fondées sur l’exploitation de l’énergie servile. Si la période aghlabide a laissé une telle empreinte sur la Tunisie, c’est surtout du fait de la politique édilitaire de ses monarques. Les Aghlabides ont été des constructeurs et ont laissé à la postérité certains des plus imposants édifices du pays. Ils ont profité, pour ce faire, de la prospérité économique retrouvée qui leur a permis de faire peser sur la population une lourde fiscalité faite d’impôts et de taxes variés, dont la capitation payée par les nombreux non musulmans a constitué l’une des principales sources. Abou Ibrahim Ahmed (856-863), le plus entreprenant des émirs dans ce domaine, embellit la Grande Mosquée de Kairouan, entreprend la construction de celle de Tunis, entoure de remparts les villes de Sousse et de Sfax, et construit à Kairouan des citernes dont la plus vaste est connue sous le nom de bassin des Aghlabides, entreprise indispensable dans une ville soumise à d’importants déficits en eau. Plus généralement, tous les souverains ont fait procéder à des travaux hydrauliques pour maintenir ou accroître la production agricole sur laquelle continue de reposer la richesse du pays. Le cruel despotisme d’Ibrahim II ne l’a pas empêché de reprendre cette politique en construisant la cité princière de Raqqada aux

environs de la capitale, et d’assurer à son royaume une sécurité contribuant à sa prospérité. Mais la brutalité de son règne succédant à la mollesse de celle de son prédécesseur, à la concussion régnant dans les milieux dirigeants et à la multiplication des constructions somptuaires payées par un alourdissement des impôts, fragilise un pouvoir dont la fin s’avère d’une étonnante rapidité. La secousse chiite, dont les premières manifestations éclatent dans le pays des Kutama en Petite Kabylie, l’emporte quelques années à peine après la mort d’Ibrahim II en 902. De fait, la dynastie a surtout succombé à sa désagrégation interne. L’assaut des chiites, auxquels la population pourtant profondément sunnite n’oppose dans un premier temps aucune résistance tant les derniers souverains sont impopulaires, abat sans guère d’efforts un édifice miné de l’intérieur. Sétif est pris en 904. En 906, ils s’emparent du Zab, berceau de la dynastie. Le 18 mars 909 le dernier souverain aghlabide, Ziyadat Allah III, quitte Raqqada pour aller se réfugier en Orient et meurt à Jérusalem quelques années plus tard. Au terme d’un siècle de réelle indépendance où elle a retrouvé son rayonnement économique, culturel et géopolitique, où la dynastie régnante a restauré un ordre centralisé en utilisant les cadres de la vieille administration byzantine recouverts d’une terminologie arabe, e l’Ifriqiya entre à l’aube du X siècle dans une séquence historique la rattachant de nouveau aux grands mouvements politico-religieux qui ont secoué le Maghreb au Moyen Âge. C’est son moment chiite qui commence par la chute des Aghlabides, et qui s’achèvera par un des plus importants bouleversements de sa longue histoire.

DES FATIMIDES AUX ZIRIDES, LE MOMENT CHIITE DE L’IFRIQIYA L’ère fatimide a donné lieu dans l’historiographie à des interprétations contradictoires où se croisent les récits quasi-

apologétiques et les appréciations les plus négatives. On a loué d’un côté les grands califes, fondateurs de villes et constructeurs d’État, en rappelant l’ouverture et la tolérance dont ils ont fait preuve tout au long de leur prodigieuse épopée. À l’inverse, d’autres historiens ont insisté sur la violence de leurs entreprises, mettant l’accent sur leur volonté d’imposer la doctrine chiite à des régions depuis longtemps attachées à l’orthodoxie sunnite et sur leur politique de réactivation des vieux conflits opposant au Maghreb tribus sédentaires et nomades. Certains ont voulu voir dans leur conquête éclair de l’Ifriqiya la revanche du monde berbère sur un pouvoir allogène et discrédité, tandis que d’autres ont souligné la fascination exercée par l’Orient sur une dynastie n’ayant vu dans le Maghreb qu’un point d’appui pour partir à sa conquête. Le moment ifriqiyen des Fatimides n’a constitué, il est vrai, qu’un épisode relativement bref de leur longue histoire, une soixantaine d’années, alors qu’ils ont régné par la suite deux siècles sur l’Égypte. Chiites contre sunnites ou habillages religieux de soubresauts politiques, Berbères contre Arabes ou Berbères contre Berbères, les différends historiographiques sont loin d’être soldés et révèlent surtout la complexité d’une période dont les heures lumineuses ne peuvent masquer l’intensité des crises qui l’ont traversée. Quand, en 972, ils désertent leur berceau ifriqiyen pour installer leur califat au Caire, la ville qu’ils viennent de créer, le Maghreb n’en a pas pour autant fini avec les Fatimides. L’installation sur leur trône de leurs vassaux zirides donne une nouvelle vigueur aux conflits politico-religieux qui n’ont cessé depuis des siècles de l’agiter. Enfin, en chassant vers le nord de e l’Afrique les tribus hilaliennes au milieu du XI siècle, ils auront été les acteurs indirects d’une reconfiguration radicale de l’histoire et de la sociologie de l’Ifriqiya. Ici encore, récit épique et légende noire s’affrontent pour relater ce que beaucoup ont considéré comme un séisme dans lequel s’est abîmée la vieille Ifriqiya berbéro-romano-arabe

pour donner naissance à un nouvel habitus culturel qui a profondément modifié sa trajectoire. La périodisation classique partage les trois siècles séparant les deux moments « tunisiens » de l’époque médiévale – l’aghlabide et le hafside – entre le règne fatimide, ses successeurs zirides, les invasions hilaliennes et la domination almohade. Il nous semble en fait que, du e e début du X siècle à la fin du XII siècle, on a affaire à des moments successifs d’une seule période historique qui voit l’Ifriqiya s’éloigner de son ancien monde encore pétri d’Antiquité pour entrer dans autre chose. Ce moment inaugural qu’est la tempête hilalienne l’ancre définitivement dans une arabité bien plus profonde que celle de ses e voisins occidentaux. À sa suite, au XII siècle, la domination almohade en fait un pays presque exclusivement musulman. Voilà son destin scellé pour longtemps. Certes, l’ancien, nulle part, ne disparaît tout à fait. Il s’occulte sous des formes nouvelles, prend pour subsister des chemins détournés, reparaît selon des modalités différenciées, et la Tunisie d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’elle est si les ruses de l’histoire n’en découvraient à qui veut bien les lire toutes les strates qui l’ont constituée. Il n’empêche. Les trois siècles suivant la chute des Aghlabides sont comme un long tournant qui en oriente la destinée selon des logiques nouvelles. Nous avons choisi de les diviser en deux grandes séquences. La première englobe les règnes fatimide et ziride e jusqu’à la rupture hilalienne. La seconde va du milieu du XI siècle à la e

fin du XII siècle, qui voit s’installer à Tunis le fondateur de la dynastie hafside. Durant ces deux séquences, les péripéties que connaît l’Ifriqiya sont, dans un apparent paradoxe, intimement liées à celles du reste du Maghreb tout en jetant quelques bases de sa singularité. Les chiites – persécutés par leurs vainqueurs omeyades – ont élaboré la doctrine messianique consolatrice de l’imam caché destiné à réapparaître comme Mahdi. Les Fatimides appartiennent à la branche

ismaélienne du chiisme, du nom d’Ismaïl, dernier des imams visibles, e mort au début du VIII siècle. La secte est alors entrée dans un cycle e

d’occultation qui s’achève à la fin du IX siècle par la manifestation du Mahdi Abdullah, plus connu sous le nom d’Ubaïd Allah. Partie d’Orient dès 883, la propagande ismaélienne doit la naissance précoce de son rameau maghrébin à la rencontre à La Mecque d’un de ses fervents prédicateurs, Abou Abdallah, avec des pèlerins Kutama de Kabylie. L’un veut gagner de nouveaux territoires à sa foi, les autres trouvent en sa prédication une doctrine politico-religieuse leur permettant d’exprimer leur hostilité au pouvoir central de Raqqada. Abou Abdallah repart avec eux en Ifriqiya et fonde en 893 dans le Djebel Babor au nord de Sétif – région sous l’autorité purement formelle des Aghlabides – le noyau dur du futur État chiite. Dès lors, on l’a vu, tout va très vite. Il s’empare de toutes les places fortes de l’ancien limes à l’ouest de Kairouan, prend Gafsa et la Kastiliya, et entre en 909 dans Raqqada abandonné par Ziyadat Allah III. Entre-temps, le Mahdi Ubaïd Allah avait fui la Syrie en 902 et avait fini par trouver refuge à Sijilmassa. Dès sa victoire, Abou Abdallah va chercher son maître dans le Maroc extrême, renversant au passage les Rostémides de Tahert, et le ramène à Raqqada où il est proclamé calife en janvier 910. Les Fatimides fondent ainsi leur califat au Maghreb et non en Orient, leur berceau et leur objectif, où ils se seraient heurtés au puissant pouvoir abbasside et aux dissidents qarmates qui ont fondé un État indépendant de Bagdad sur une partie du Kurdistan, de la Syrie et du 5 Yémen . Ils bénéficient aussi, en Afrique du Nord, de la puissante organisation des Kutama qui ont constitué les troupes indispensables à leur expansion. Dynastie d’origine arabe ayant servi des intérêts berbères et s’étant servie d’eux, les Fatimides vont devoir les affronter durant une bonne partie de leur période maghrébine.

Le règne du Mahdi de 910 à 934, date de sa mort à Mahdia, la ville qu’il a fondée entre 912 et 921 afin de ne pas résider dans la capitale de Kairouan restée obstinément sunnite et de pouvoir embarquer plus 7 facilement vers l’Orient , a été partagé entre une ambition – la conquête de l’Égypte –, et une obligation – la nécessité d’asseoir son pouvoir au Maghreb pour contenir les révoltes qui continuent de le secouer. Car, malgré le ralliement précoce des Kutama au chiisme, les dissidences berbères n’ont cessé de se manifester de la façon la plus incandescente jusqu’à l’explosion finale kharijite sous la direction de « l’homme à l’âne », ce personnage entré dans la légende qui a mis durant plusieurs années l’Ifriqiya à feu et à sang. Seules les vingt-cinq dernières années du pouvoir fatimide au Maghreb, de la mort du chef kharijite en 947 à leur installation en Égypte, ont été relativement paisibles. Aboul Qasim – le fils du Mahdi qui lui succède en 934 sous le nom d’Al-Qa’im bi Amrillah – tente par deux fois de conquérir l’Égypte, en 913-915 et en 920-921, et échoue par deux fois. C’est alors qu’Ubaïd Allah décide de renforcer sa base maghrébine en allant renverser en 922 les Idrissides du Maroc après avoir pacifié l’Ifriqiya travaillée par une opposition sunnite encouragée par les docteurs malékites de Kairouan. Mais l’accalmie qui marque la seconde partie de son règne est éphémère. C’est sous celui de son fils (934-946) que se déchaîne un des soulèvements les plus violents qu’a connus l’Ifriqiya médiévale. Abou Yazid, resté dans l’histoire sous le surnom de l’homme à l’âne, son mode de locomotion favori, est né vers 885 dans une famille zénète ibadite du Djérid. C’est la raison pour laquelle on a longtemps voulu voir dans la guerre atroce qu’il a menée, et la répression tout aussi atroce qui s’est ensuivie, un épisode particulièrement sanglant de l’interminable conflit entre nomades zénètes et sédentaires sanhaja 8 dont les Kutama sont une branche , beaucoup plus qu’une guerre de religion entre chiites et kharijites. L’adhésion à un schisme religieux

pour exprimer une revendication politique est, on l’a vu, une constante de l’histoire de la région. En l’occurrence, l’aspect religieux du conflit peut être d’autant plus relativisé que des alliances entre kharijites et sunnites – qui s’étaient naguère férocement combattus – se sont nouées pour chasser l’ennemi commun fatimide. Prédicateur exalté, le petit homme boiteux laboure de sa propagande le Djérid et les Aurès à partir de 934 et remporte un succès tel qu’il peut entreprendre à la tête de ses troupes une guerre sans merci contre le pouvoir en place. Prenant sans coup férir Béjà et Kairouan, il met le siège devant Mahdia en novembre 944 mais la capitale résiste. Pendant les deux ans que dure le siège, les bandes armées d’Abou Yazid ravagent l’Ifriqiya, réduite en 9 peu de temps à un champ de ruines. Al Mansour (946-953) , le successeur d’Al-Qa’im, parvient dès le début de son règne à rétablir la situation grâce au soutien que lui apporte Ziri Ibn Manad, le chef des Sanhaja d’Achir, en Algérie centrale. Une fois Abou Yazid battu devant Sousse, il reprend Kairouan dès août 946 et pourchasse l’homme à l’âne qui meurt de ses blessures en 947 dans la région de Biskra. Le kharijisme, cette « grande force révolutionnaire du Maghreb 6 musulman », est cette fois-ci définitivement liquidé. Al Moezz (953-976), qui conforte la paix dans une Ifriqiya se remettant lentement des blessures infligées par la révolte kharijite, est le dernier Fatimide ifriqiyen jusqu’à son départ en 973 pour l’Égypte enfin ravie au souverain local par son général Jawhar. Lors de ce départ sans retour, il emporte avec lui tout l’or accumulé depuis l’avènement du Mahdi, laissant à son successeur maghrébin des caisses vides. Mais il est aussi un des califes les plus célèbres et les plus loués de l’histoire du monde musulman. Durant sa période ifriqiyenne, il a consolidé son emprise sur le Maroc où les Idrissides ont fait allégeance à son imamat, tenté sans succès de conquérir l’Espagne omeyade à laquelle ses prédécesseurs s’étaient toujours opposés, et assuré – non

sans brutalité – la mainmise musulmane en Sicile et en Calabre où l’empereur byzantin Nicéphore Phocas finit par reconnaître sa suzeraineté. Avant de partir pour Le Caire, il choisit pour lui succéder au Maghreb Bologuin, fils du chef sanhaja Ziri qui avait en 946 sauvé la dynastie en venant à son secours contre Abou Yazid. Commencé dans la fidélité au chiisme et dans l’attachement aux Fatimides, le règne de la dynastie ziride s’achève dans la rupture avec ses suzerains et ce que les historiens classiques ont considéré comme la vengeance des anciens maîtres, les invasions hilaliennes. Il n’y a pas lieu de choisir entre les bilans contrastés qui ont été faits des décennies fatimides de l’Ifriqiya. Les expéditions extérieures et les conflits internes en ont marqué le déroulement. Pour autant, leurs califes ont gardé la réputation d’avoir été de glorieux bâtisseurs de cités dont Mahdia et Mansouriya, la ville édifiée par Al Mansour aux portes de Kairouan. Ils ont également développé l’économie ifriqiyenne et renforcé sa vocation commerciale en assurant, par la sécurité des communications – hormis la brève période de la révolte kharijite – l’essor des centres caravaniers de Kairouan, Béja ou Tozeur. Enfin, leur règne a été considéré comme une époque de riche activité intellectuelle, perpétuant la tradition d’ouverture laissée par les Aghlabides. Les Zirides qui prennent leur succession auront à cœur de poursuivre cette politique, une fois devenus ifriqiyens et citadins. L’histoire des Zirides, dont la dynastie survit formellement jusqu’à la conquête almohade, est en partie celle de tentatives continuellement recommencées d’autonomisation par rapport à la suzeraineté fatimide. Dans ce contexte, la dimension religieuse des conflits et des scissions qui ont rythmé la période a surtout été fonction des rivalités politiques entre les différentes branches de la dynastie qui ont tour à tour, et selon les rapports de force du moment, proclamé leur allégeance au Caire ou à Bagdad. S’il convient de ne pas les surestimer, cela ne

signifie pas pour autant que les querelles religieuses n’ont pas eu leur importance. L’orthodoxie sunnite est en effet restée puissante à Kairouan et l’Ifriqiya ne s’est pas convertie à l’ismaélisme sous les Fatimides. Les élites religieuses ifriqiyennes ont donc pesé de tout leur poids pour échapper à la tutelle du Caire dont les exigences financières ont en outre sapé la légitimité, et pour restaurer la suprématie du malékisme. Après le règne de Ziri qui s’est surtout préoccupé de soumettre le Maroc, Abou Fath Al Mansour (984-996) est le premier émir ziride à tenter de secouer le joug fatimide en déclarant sa soumission au califat abbasside. Malgré les tentatives du Caire de réactiver les luttes entre Kutama et Zénètes pour l’affaiblir, Al Mansour parvient à consolider son autorité sur tout le Maghreb oriental, au prix cependant d’une dislocation de l’empire ziride dont la partie correspondant à l’Algérie centrale tombe sous la coupe de son frère Hammad. Depuis la citadelle de la Qalaa des Beni Hammad fondée en 1007, les Hammadites établissent une autorité indépendante sur la région d’Achir. Monté sur le trône en 996, Abou Manad Badis se rapproche du Caire afin d’affaiblir Hammad, provoquant le ralliement de ce dernier aux Abbassides. La guerre qu’il conduit contre son oncle dans le Maghreb central est sans merci et s’accompagne, sur son versant ifriqiyen, d’une brutale répression contre les malékites. Sa mort en mars 1016, devant la Qalaa des Beni Hammad, donne le signal d’un massacre général des chiites d’Ifriqiya. Quelque 20 000 d’entre eux ont été tués dans cette sanglante vengeance, et les Kairouanais détruisent la cité d’Al Mansouriya naguère édifiée par le calife fatimide et symbole à leurs yeux de la domination ismaélienne. L’accession à l’émirat d’Al Moezz Ibn Badis (1016-1062) à l’âge de neuf ans annonce la plongée de l’Ifriqiya dans l’anarchie. Ses tentatives infructueuses pour restaurer son autorité sur la Sicile inexorablement

grignotée par les Normands qui s’en emparent totalement en 1061, les guerres qu’il est contraint de mener en Tripolitaine et dans le Maghreb central affaiblissent un pouvoir déjà fragilisé. L’encadrement de la société ifriqiyenne et l’autorité centrale sont de plus en plus assurés par les clercs malékites kairouanais qui dictent progressivement sa conduite à l’émir. Alors que, durant la première partie de son règne, il avait entretenu des relations apaisées avec Le Caire malgré le massacre de milliers de chiites, Al Moezz abandonne l’hétérodoxie fatimide, se mue en défenseur du malékisme et se place en 1048 sous l’autorité de Bagdad. Résigné à la perte du Maghreb, le calife Al Moustancir lui envoie dès 1049, par mesure de rétorsion, les tribus des Bani Hilal et des Bani Suleim originaires de la péninsule Arabique et déportées vers l’an 1000 en Haute Égypte après avoir dévasté La Mecque. Les Zirides ont laissé la réputation d’avoir été avant tout des chefs de guerre. Il est vrai qu’aucun de leurs règnes n’a été pacifique. Mais, en quittant les austères hauts plateaux algériens et en s’installant dans les villes d’Ifriqiya, ils en ont vite adopté les mœurs et ont pris pour modèles les fastes des cours orientales qu’ils n’ont cessé de vouloir imiter. La magnificence et la prodigalité d’Al Moezz sont demeurées légendaires. Homme de grande culture, il a lui aussi suivi les traces des Aghlabides en peuplant sa cour de poètes et d’hommes de lettres dont quelques-uns ont traversé les siècles, comme Ibn Charaf né à Kairouan et mort à Murcie en 1068, ou Ibn Rashiq né à M’sila en 1016 puis installé à Kairouan, dont Al Moezz a fait son poète officiel et qui quitte l’Ifriqiya pour la Sicile à la mort de son maître. Fait assez rare dans l’histoire du Maghreb pour être souligné, l’enfance d’Al Moezz s’est déroulée sous la régence et sous l’influence de sa tante paternelle Oum Mallal et, durant toute l’époque ziride, les princesses ont tenu un rôle important à la cour, se montrant en public, prenant part aux discussions politiques et aux affaires de l’État. D’aucuns ont voulu voir

dans cette présence publique une tradition berbère opposée à la pratique de la claustration des femmes par les citadins arabes. La mise en opposition de deux traditions différentes en matière de statut des femmes est une des constantes de l’historiographie maghrébine, et la controverse ne s’est pas éteinte jusqu’à nos jours. En tout cas, les descriptions de la vie des milieux aristocratiques sous les Zirides donnent à voir une microsociété aimant le raffinement et faisant peu de cas des interdits religieux allant à l’encontre de ses goûts. À Ibn 10 Rashiq qui jugeait sa conduite licencieuse, un faqih aurait répondu : « J’honore Dieu dans Sa Maison. Mais dans la mienne, je fais ce qui me 7 plaît . » La civilisation kairouanaise brille alors de ses derniers feux avant d’être emportée par la vague hilalienne. Seules quelques villes côtières échappent à cette dernière en profitant du désordre pour se donner des gouvernements autonomes. C’est le cas de Tunis. Pour se protéger des envahisseurs, ses habitants font appel au souverain hammadite d’El Qalaa qui leur envoie en 1063 pour les gouverner Abdelhaq Ibn Khorassan. Les Khorassanides règnent sur la cité jusqu’à l’arrivée des Almohades en 1159, y préservant la paix et la cohabitation entre les communautés qui y vivent. La ville tourne alors le dos à son arrière-pays occupé par des bandes nomades auxquelles elle paye tribut pour se préserver de leurs incursions, et tire son aisance du développement du commerce maritime, avec la Sicile normande en particulier. Les enclaves littorales restent cependant des isolats en bordure d’une Ifriqiya intérieure livrée à l’anarchie.

INVASIONS HILALIENNES ET DOMINATION ALMOHADE, LA NAISSANCE DE L’IFRIQIYA ARABO-MUSULMANE Sauvages affamés, pillards, sauterelles détruisant tout sur leur passage, responsables d’une effroyable régression des régions qu’ils ont occupées, que n’a-t-on dit de ces envahisseurs originaires du Najd dans

la péninsule Arabique, que le calife Al Moustancir aurait été trop heureux de dépêcher vers l’Ifriqiya rebelle pour s’en débarrasser avant qu’ils n’achèvent de ruiner la Haute Égypte où ils étaient cantonnés ? Avec eux, le fameux « fléau bédouin » aurait eu raison de la civilisation sédentaire qui, malgré la présence immémoriale sur ses marges de tribus nomades, avait modelé l’Ifriqiya durant deux millénaires. Puisant son argumentaire chez bon nombre d’historiens arabes médiévaux, et surtout chez Ibn Khaldoun en qui l’on a vu le grand pourfendeur des invasions, l’historiographie dominante s’est longtemps rangée à cette version. Mais, si cette lecture de l’histoire a fait pendant des décennies office de vérité, elle a été remise en cause à partir des années 1960, c’est-àdire – est-ce un hasard ? – à la fin de la période coloniale, par nombre d’historiens et de géographes. Il n’est pas inintéressant de constater que ces derniers ont figuré parmi les principaux critiques de la thèse de la catastrophe hilalienne, soulignant la complémentarité des modes de vie sédentaires et nomades au sein d’une ruralité ifriqiyenne plus complexe que ne le laisse entendre une lecture sommaire des clivages entre les deux populations. Parmi eux, il convient de citer Yves Lacoste qui n’a pas hésité à parler du « mythe » de l’invasion arabe à propos de cette 8 période . Commentateur exercé d’Ibn Khaldoun, le géographe français a voulu faire justice d’une lecture à son sens biaisée du grand historien médiéval, imputant son instrumentalisation à l’historiographie 9 10 coloniale. De Georges Marçais à Emile-Félix Gautier et à Charles11 André Julien , les historiens coloniaux ont effectivement fait d’une supposée césure radicale entre Berbères et Arabes une grille de lecture incontournable de l’histoire du Maghreb, que Lacoste s’attache à tailler en pièces, faisant état d’une distribution plus subtile des modes de vie et des pratiques sociales entre les uns et des autres. Avant lui, Jean Poncet avait également mis en doute le caractère torrentiel des

invasions hilaliennes en proposant « de ramener à de plus justes 12 proportions le rôle joué par ces dernières ». À leur suite, des historiens se situant dans une autre mouvance idéologique, celle de l’arabisme, ont vu dans les invasions hilaliennes l’achèvement bienvenu de l’arabisation de l’Ifriqiya et son basculement sans retour dans l’habitus de l’arabité même si, au cours des siècles suivants, elle a été gouvernée par des dynasties d’origine berbère jusqu’à la conquête ottomane. Elles auraient eu entre autres pour mérite, selon eux, d’empêcher la chrétienté européenne de prendre pied durablement en 11 Afrique du Nord, ce qui reste cependant à prouver . La Geste hilalienne, ce grand récit épique transmis de génération en génération par la tradition orale dans les régions où les tribus se sont successivement installées, permet de comprendre que la controverse historiographique trouve également sa source dans la confrontation de la vieille Afrique avec d’autres codes d’appréhension du monde, arabes, nomades, bédouins, charriant leurs généalogies et leurs mythes, porteurs de ce qu’on appellerait aujourd’hui une contre-culture heurtant en bien des points la culture dominante. Enfin, la victoire historique des sédentaires sur les civilisations nomades – qui furent partout au Moyen Âge des civilisations conquérantes – a certainement contribué à l’obsolescence des valeurs de la bédouinité, qui ne se retrouvent aujourd’hui dans certains pans de la ruralité tunisienne que sous des formes nostalgiques. Les commentateurs de la Geste ont tous insisté, en tout cas, sur la richesse et la sophistication des mythes, des 13 légendes, des modes de vie et de pensée qu’elle véhicule . Citons à titre d’exemple l’importance du rôle des femmes dans ce récit et la liberté et l’autorité dont elles jouissent au sein de la tribu. Cette position est incarnée sur le plan légendaire par l’extraordinaire personnage féminin de Jazia, dont l’existence réelle ne peut être prouvée mais qui fait figure d’équivalent arabe de la Kahéna par son

héroïsme et le sort tragique que le mythe lui réserve. S’il fallait en somme tenter un bilan de ces invasions, il conviendrait de nuancer les avis sur leur caractère exclusivement prédateur tout en tenant compte du choc qu’a représenté un tel bouleversement démographique et culturel sur une société constituée. Sans minimiser la dimension citadine de l’occupation musulmane du Maghreb et de la civilisation qu’elle y a créée – comme ce fut aussi le cas en Orient –, il convient en tout cas de ne pas simplifier à l’extrême la dichotomie villes-campagnes et de tenir compte de l’étroitesse et du large éventail des relations entre les cités et leur environnement rural dans les siècles ayant précédé les invasions hilaliennes pour tenter de décrypter l’impact de ces dernières. Le biais urbain de l’historiographie classique est en partie dû au caractère exclusivement citadin des sources écrites et au fait que les villes sont les lieux du pouvoir, de l’administration et de la production 14 intellectuelle . Le renouveau des études rurales sur l’Occident musulman depuis le début de notre siècle contribue à nuancer une approche longtemps restée très univoque. Certes, des rapports d’exploitation ont toujours prévalu entre l’aristocratie foncière des occupants, de leurs descendants et des notables urbains d’une part et leurs métayers ou leurs différents types de partenaires ruraux de l’autre, mais une grande partie de l’économie urbaine dépend de l’agriculture qui est de loin – et comme partout dans le monde d’alors – la première activité. Il ne faut pas oublier en effet que, quelle qu’ait été l’importance de la vie citadine dans l’Ifriqiya médiévale, les ruraux – nomades et sédentaires – représentent probablement près de 90 % de la population totale. Et les liens d’échanges ou de dépendance sont intenses entre les deux populations qui ont toujours eu besoin l’une de l’autre, l’une pour se nourrir et commercer et l’autre pour vendre une partie de sa production et s’approvisionner en produits manufacturés

que l’artisanat rural n’a pas les moyens de fabriquer. Les propriétés 12 foncières des institutions religieuses placées sous le statut des habous servent en outre à entretenir toute une catégorie de fonctionnaires de 15 la piété, juristes, oulémas, instituteurs et professeurs . Enfin, les périodes de sécheresse voient affluer dans les villes avoisinantes paysans et éleveurs chassés de leurs terres par la disette et qui viennent y chercher de quoi survivre en s’employant aux tâches les plus 16 précaires. Comme à toutes les époques , ce ne sont donc pas deux sociétés étanches l’une à l’autre qui se côtoient en se tournant le dos mais davantage deux groupes liés entre eux par des relations inégales. Pour autant, on ne peut sous-estimer les profondes mutations de la ruralité ifriqiyenne et de ses rapports à la cité introduites par la nomadisation des campagnes consécutive à l’arrivée des Hilaliens. Peut-on mesurer l’impact réel de cet afflux de populations nouvelles dans une Ifriqiya divisée entre des pouvoirs locaux et régionaux rivaux qui ont tenté de les utiliser à leur profit ? Nous nous contenterons d’avancer quelques conclusions qui font aujourd’hui consensus, quel que soit le sens dont on investit ce moment de l’histoire ifriqiyenne. Comparées à d’autres grands mouvements migratoires qui ont marqué la période médiévale comme les vagues turco-mongoles, il apparaît d’abord que les invasions hilaliennes ont été d’une ampleur moindre. Il est vrai qu’ici les chiffres divergent. Les sous-estimant certainement, Yves Lacoste affirme que, pris ensemble, les Bani Hilal et les Bani 17 Suleim arrivés au Maghreb n’ont pas dépassé 50 000 . Les chiffres les plus communément admis varient plutôt autour de 100 000 arrivants, soit à peine plus que les Vandales qui demeurèrent en Afrique du Nord un siècle sans y laisser aucune trace. Les hypothèses les plus hautes, forgées à partir des informations tirées de la Geste, avancent le nombre de 200 000 Hilaliens et Sulaïmides, dont tous cependant ne sont pas arrivés jusqu’en Ifriqiya puisqu’une partie s’est fixée plus au sud. Ils en

ont en tout cas changé la face, voilà un autre point qui rassemble les historiens. C’est que cette seconde vague arabe ne ressemble en rien à celle qui e l’a précédée au VII siècle. La première invasion s’est en effet bornée à ses débuts à une conquête militaire prolongée par l’installation de gouvernements dominés par les conquérants. Ces premiers Arabes ont occupé les villes, imposant l’arabe comme langue du pouvoir, de l’administration et de l’activité intellectuelle et religieuse. Les campagnes ont continué de parler berbère ou bas latin et de conserver une relative autonomie par rapport à l’autorité citadine, se révoltant contre elle quand son poids se faisait trop lourd. Quatre siècles plus tard, la donne est radicalement différente. Ce n’est pas, en effet, une armée qui se rue vers le Nord mais une population entière avec guerriers, femmes, enfants et troupeaux, bergers et artisans dotée de ses modes vie, de ses structures sociales et de sa langue qui vont irrémédiablement imprégner les régions envahies. Tandis que les Bani Suleim occupent d’abord la province de Barqa puis s’installent en Tripolitaine, les Bani Hilal poursuivent plus loin et abordent le Djerid en 1051. La défaite de l’armée ziride près de Gabès en 1053 leur ouvre les portes de l’Ifriqiya qu’ils occupent presque en entier après avoir pris et saccagé Kairouan en 1056, qui ne redeviendra jamais plus capitale. Vers 1100, les tribus arabes sont définitivement fixées dans les plaines ifriqiyennes et seules quelques villes, Bizerte, Tunis, Sousse et Sfax, ont échappé à leur emprise. Au-delà des controverses sur le caractère régressif ou pas de cette invasion d’un genre nouveau, on s’est demandé comment quelques dizaines de milliers de Bédouins sont parvenus à imprimer si profondément leur marque sur une population locale infiniment plus nombreuse. Le fait a paru d’autant plus étonnant que les nouveaux venus, contrairement à leurs prédécesseurs, n’ont pas cherché à

s’emparer du pouvoir, hormis l’éphémère existence d’un petit royaume hilalien à Gabès, et ont laissé en place la dynastie régnante ziride qui a d’ailleurs tenté de jouer les tribus l’une contre l’autre sans jamais arriver à les affaiblir, et a noué avec leurs chefs des alliances matrimoniales qui les ont fait entrer dans les cercles dirigeants. L’explication la plus courante est la similitude des genres de vie entre les nomades autochtones et les arrivants, dotés au surplus d’une certaine aura due à leur authentique arabité. Le recul de la vie urbaine et la pastoralisation de l’économie et de la société ifriqiyennes auraient donc été le fait de la rencontre entre deux populations étrangères l’une à l’autre mais réunies par des modes de vie et des structures tribales analogues. Si – étant donné les avis contradictoires – il est difficile de conclure que la prospérité du pays a été ensevelie sous ces invasions, elles n’en ont pas moins eu des conséquences incalculables dans la durée. C’est à partir de cette époque que se serait aggravé le divorce entre villes et campagnes et que certains massifs montagneux auraient été suroccupés malgré leur pauvreté, pour avoir servi de refuge aux populations autochtones demeurées sédentaires et fuyant les 18 envahisseurs . En outre, et le fait est fondateur de la singularité tunisienne par rapport à ses voisins, c’est à partir de la seconde moitié e du XI siècle que l’Ifriqiya s’est linguistiquement presque totalement arabisée, abandonnant les parlers autochtones au profit des dialectes arabes importés par les occupants. L’attachement supposé à une généalogie arabe et l’adoption de la langue désormais dominante ont été de puissants outils de promotion symbolique pour les populations locales déjà largement islamisées. De plus, le relief tunisien de côtes et de plaines bousculées çà et là par des massifs de faible altitude n’a guère opposé d’obstacles aux arrivants qui ont pu s’installer presque partout, se mélangeant rapidement aux populations locales, si bien que quelques décennies après leur implantation il était malaisé de

distinguer entre tribus autochtones et descendants des Hilaliens. « Les envahisseurs hilaliens, vraisemblablement peu religieux comme la plupart des nomades, ont moins contribué à l’islamisation de la Berbérie où, en réalité, ils se sont plutôt islamisés sous l’influence de la religion maghrébine, qu’à renforcer son arabisation […] La presque 19 totalité des Bédouins du Maghreb sont leurs descendants . » Le contraste avec le Maghreb central et occidental est ici saisissant : des massifs kabyles aux Aurès et, plus loin, au Rif et aux chaînes atlasiques, les imposantes montagnes qui occupent une large part de l’Algérie et du Maroc ont servi de sanctuaire aux autochtones qui s’y sont réfugiés, et sont demeurées jusqu’à nos jours d’imprenables foyers de la berbérité. Contrairement à la Tunisie où elles ont pratiquement disparu, les langues berbères continuent d’y être parlées par d’importants segments de la population et restent majoritaires dans plusieurs régions, au point que les pouvoirs algérien et marocain postcoloniaux, après s’être longtemps réclamés d’une appartenance arabe exclusive, ont dû se résoudre au début de ce siècle à intégrer l’amazighité comme une composante de l’identité collective. En outre, et pour revenir à notre période, les mouvements de population de la e seconde moitié du XI siècle ont essentiellement affecté la Libye et la Tunisie actuelles et n’ont poussé vers l’ouest que des rameaux moins importants, sous l’impulsion d’ailleurs des stratégies politiques de certains souverains. Ces facteurs réunis ont fait que les Tunisiens, dans leur immense majorité, se pensent depuis longtemps comme des Arabes, même s’ils reconnaissent la berbérité de leur fond ethnique, recouvert à l’évidence plus qu’ailleurs par les apports des nouveaux immigrants. Avant que ne s’effectue la synthèse entre l’ancien et le nouveau, l’Ifriqiya, en tout cas, est affaiblie par l’anarchie qu’y ont installée les tribus arabes. Profitant du désordre consécutif aux invasions et du

délitement de la puissance ziride, même si son dernier sultan n’est officiellement renversé qu’en 1160 par les Almohades, les Normands se lancent à la conquête des côtes ifriqiyennes. Entre 1134 et 1148, tout le littoral entre Sousse et Djerba passe sous leur contrôle, contraignant le souverain ziride à quitter Mahdia pour chercher refuge chez ses lointains cousins, les Hammadites de Bougie. En 1150, toutes les villes de la côte sauf Tunis et Kelibia payent tribut à Roger II de Sicile. Cette occupation, à laquelle les Almohades mettent fin quelques années plus tard, n’a pas laissé de mauvais souvenirs, et la tolérance des princes normands a au contraire été louée par les historiens de l’époque. Sous leurs règnes successifs, en Sicile comme en Ifriqiya, les cours normandes ont été des centres intellectuels cosmopolites, au moins jusqu’à Guillaume II, moins ouvert que son père Roger. C’est d’ailleurs sous son règne que Sfax, puis à sa suite tout le littoral, se soulève en 1157 contre les occupants, ouvrant la voie à la conquête almohade. La facilité avec laquelle les Normands ont momentanément occupé les côtes ifriqiyennes après avoir conquis la Sicile est une manifestation du glissement progressif des sources de puissance qui s’opère en e Méditerranée à partir du début du XI siècle. Alors que l’Europe amorce un essor qui ne se démentira plus, les califats abbasside et fatimide et leurs vassaux entrent dans une phase d’affaiblissement qui ne leur permet plus d’imposer leur ordre dans la région. Après la première e invasion des Turcs seldjoukides à la fin du XI siècle, ce sont les e

e

Croisades qui affaiblissent les pouvoirs musulmans aux XI et XII siècles jusqu’à ce que Saladin reprenne Jérusalem en 1187, après avoir mis fin au califat fatimide du Caire en 1171. Pendant ce temps, au Maroc, les Almoravides se voient contestés par le nouveau mouvement militaroreligieux des Almohades, demeuré dans l’histoire comme la seule dynastie musulmane à avoir politiquement unifié la totalité du Maghreb.

Maîtres pendant plus d’un siècle du Maghreb occidental et de l’Espagne musulmane, les Almoravides n’ont jamais occupé l’Ifriqiya, au contraire de la dynastie qui met fin à leur pouvoir et étend le sien des rives atlantiques à la Méditerranée. Les Almohades (1147-1269) ressemblent pourtant en bien des points à leurs prédécesseurs : nés aux confins méridionaux du Maroc, animés d’une foi intransigeante jusqu’au fanatisme, conquérants et faiseurs d’empires, ils se seront adoucis au contact des vieilles civilisations qu’ils auront soumises avant d’être défaits à leur tour, incapables qu’ils ont été de contrôler durablement leurs immenses possessions. Mohamed Ibn Toumert, le fondateur de ce mouvement puisant aux sources les plus rigoristes de e l’islam, est né à la fin du XI siècle au sein d’une branche de la confédération berbère des Masmouda. Séduit par la doctrine sunnite asharite au cours d’un long séjour en Orient, il emprunte toutefois au chiisme le concept de l’imamat impeccable, et se fait proclamer Mahdi par ses fidèles. Fondant sa doctrine sur le principe de l’unicité absolue 13 de Dieu , il a tenu pour infidèles non seulement les non-musulmans, mais tous ceux de ces derniers qui n’adhéraient pas à sa conception littéraliste de l’islam, et a organisé ses disciples en une communauté religieuse d’un puritanisme sans nuances appuyée sur l’organisation politique des Masmouda. C’est à son compagnon Abdel Moumin Ibn Ali, originaire des environs de Tlemcen, que l’on doit la fulgurante conquête de l’Afrique du Nord. Une fois le Maroc soumis, il occupe tout le Maghreb central et oriental entre 1151 et 1160, date de la prise de Mahdia, et opère un redécoupage de ses provinces. Celle de Tunis – qui en devient la capitale – englobe à peu près la Tunisie actuelle et la Tripolitaine. Mais si le pouvoir almohade parvient à s’imposer au Maghreb occidental et en Espagne où il met un terme provisoire aux tentatives de reconquête des royaumes catholiques, il rencontre des résistances en Ifriqiya dès la mort d’Abdel Moumin en 1163. Ses

successeurs Abou Yacoub Youssouf et Abou Youssouf Yacoub, dit Al Mansour, se heurtent non seulement à des rébellions locales fomentées par les Hilaliens, mais à l’offensive d’un descendant présumé des Almoravides réfugié aux Baléares, Ali Ibn Ishaq Ibn Ghaniya. Débarqué à Bougie en 1184 et après avoir rallié les tribus hilaliennes dépossédées par les conquérants, il reprend Tunis dont son frère sera définitivement délogé en 1207, lors d’une dernière offensive almohade. Pour tenir la turbulente province, le calife Mohamed En Nasr nomme au poste de gouverneur doté de larges pouvoirs Abd al Wahid Ibn Hafs Al Hintati, fils d’un des plus proches compagnons du Mahdi Ibn Toumert, dont la famille a toujours fait partie des cercles dirigeants de la dynastie. C’est pourtant son petit-fils, Abou Zakariya Ibn Hafs, issu de cette lignée à la fidélité sans faille, qui va profiter de l’affaiblissement du pouvoir central pour s’affranchir de la suzeraineté marocaine et proclamer son autonomie en 1229, se faisant ainsi le fondateur d’une dynastie appelée à gouverner la Tunisie pendant trois siècles. À cette date, l’étoile almohade a déjà commencé à pâlir, en Espagne d’abord avec la défaite de 1212 à La Navas de Tolosa qui inaugure une phase décisive de la reconquête catholique, puis au Maroc même sous les coups des Mérinides qui finiront par mettre fin à ce qui était devenu une fiction d’autorité en prenant Marrakech en 1269. En dépit des rébellions ifriqiyennes, le siècle almohade a lui aussi – peu après les invasions hilaliennes – contribué à reconfigurer la physionomie de la région. C’est en effet durant cette période que s’est achevée l’islamisation du Maghreb. Sous l’étendard de la doctrine d’Ibn Toumert, la chasse aux minorités chrétiennes et juives a pris, lors des règnes de ses premiers califes, une ampleur inédite depuis l’arrivée des premiers conquérants musulmans. Sous l’effet des conversions forcées et de l’exil de ses élites vers le nord de la Méditerranée pour échapper aux exactions, le christianisme disparaît d’Afrique du Nord, une des

terres où il avait le plus brillamment prospéré. Quant aux minorités juives qui, au contraire des chrétiens, ne bénéficient pas de positions de repli vers les royaumes européens, elles diminuent en nombre sans pour autant être totalement éliminées, et retrouveront une visibilité e avec l’arrivée des juifs d’Andalousie à partir du milieu du XIII siècle. Le sectarisme des Almohades aura donc eu entre autres pour résultat d’achever l’unification religieuse du Maghreb en en détruisant l’ancienne pluralité. Leur puritanisme n’aura pourtant duré qu’un temps. S’il a rencontré un succès certain auprès des tribus berbères toujours réceptives aux doctrines les plus rigoristes, il s’est en effet rapidement heurté au malékisme prépondérant en milieu urbain, et l’exercice du pouvoir a progressivement conduit les califes à adoucir l’application d’un dogme peu goûté des populations urbaines comme des élites religieuses fortement attachées aux traditions juridiques de l’islam citadin. L’hispanisation des rudes montagnards marocains leur a par ailleurs fait accepter progressivement les canons d’une civilisation andalouse au faîte de son raffinement et de sa production intellectuelle. Sur le plan urbanistique, après avoir construit dans les villes conquises d’austères citadelles inspirées de leur région d’origine, ils sont demeurés dans l’histoire comme les promoteurs d’un art architectural hispano-maghrébin dont, de la Giralda de Séville au minaret de la Grande Mosquée de Tunis, l’Espagne et le Maghreb gardent en bien des lieux les traces monumentales. Il est vrai que la richesse économique d’un empire dont l’unification a profité à la production et aux échanges leur a permis de mener dans toutes leurs possessions une ambitieuse politique de constructions civiles et religieuses. Mais, hors des limites de leur royaume terrien, les Almohades – contrairement à leurs prédécesseurs fatimides ou zirides – n’ont pas joué de rôle central en Méditerranée. En matière e économique, le XII siècle voit les Génois tenir le commerce dans son

bassin occidental tandis que les Vénitiens contrôlent désormais les échanges avec l’Orient. De fait, le puritanisme almohade a connu des hauts et des bas selon les califes qui se sont succédé. Yacoub Al Mansour, devenu calife en 1184, a tenté un moment de revenir à la pureté de la doctrine qui avait perdu de sa virulence sous ses prédécesseurs. Il oblige les juifs à porter un vêtement spécial, fait brûler dans plusieurs villes les ouvrages du 20 fiqh malékite , interdit le chant, la musique et la philosophie alors florissante dans les cercles lettrés des grandes villes andalouses. C’est sous son règne que le philosophe Ibn Rochd, l’Averroès des Européens, perd sa charge de grand cadhi de Cordoue et est contraint à l’exil au Maroc où il finit ses jours dans une semi-disgrâce. Ce retour aux sources est toutefois remis en cause dans les dernières années d’Al Mansour. Mais ce n’est qu’en 1230 que le calife Idriss Al Ma’moun renonce définitivement à l’almohadisme et que le classicisme malékite retrouve son statut prépondérant. L’empire almohade, qui a déjà perdu l’Ifriqiya, achève alors de se décomposer, ouvrant au Maghreb une nouvelle ère où chacune de ses composantes s’achemine vers des destins différents. Si, malgré ses errements fanatiques, il fait figure de période de gloire, c’est qu’il est parvenu pour la seule fois dans l’histoire à unifier sous sa bannière la totalité de l’Occident musulman. Une telle expérience ne se renouvellera plus, même si la nostalgie d’une unité restée impossible est demeurée vivace jusqu’à nos jours.

1. Le pays zénète de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge correspondrait en gros au domaine des steppes au-delà du limes et aux massifs montagneux du sud des Aurès aux Matmata. 2. Si le mot Berbérie a des relents coloniaux, Maghreb est récusé par les défenseurs de l’amazighité (du mot amazigh par lequel se désignent les Berbères dans leur langue) de l’Afrique du Nord. Signifiant en arabe Couchant, il intègre en effet cette dernière au monde arabe en en faisant son prolongement occidental. 3. Littéralement les « sortants », les kharijites sont ceux qui ont refusé de choisir entre partisans d’Ali et de Mu’awiya lors du grand schisme e qui a scindé l’islam dans la seconde moitié du VII siècle et a donné naissance à ses deux grandes branches, le sunnisme largement majoritaire et le chiisme qui regroupe environ 15 % des musulmans. 4. Les deux autres étant le sofrisme et l’azrakisme. 5. Nom donné par les Arabes à la région qui recouvre plus ou moins l’ancienne Numidie.

6. Contrairement à ce que suggère la doxa européenne, les premiers pouvoirs musulmans n’ont pas fait preuve d’un grand prosélytisme dans les pays conquis. L’impôt de capitation réservé aux « gens du Livre » contribuant largement à remplir leurs caisses, ils ont même dans bien des cas dissuadé les juifs et chrétiens de se convertir à l’islam pour ne pas tarir cette importante source de revenus. 7. Dans son article « Réseaux d’échanges et littoralisation de l’espace e e au Maghreb, VIII -XI siècle », dans Élisabeth Malamut et Mohamed Ouerfelli (dir.), Les Échanges en Méditerranée médiévale. Marqueurs, réseaux, circulations, contacts, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2012, D. Valérian note qu’avec la fondation de Mahdia, c’est la première fois qu’un pouvoir musulman installe sa capitale sur un littoral, rappel intéressant quand on sait l’activisme méditerranéen dont ont fait preuve les Fatimides. 8. Les Kutama correspondent aux Kabyles d’aujourd’hui. Rappelons que l’historiographie récente a atténué la thèse d’une opposition irréductible entre les deux groupes de populations pour souligner leurs complémentarités et les relations qu’ils n’ont cessé d’entretenir. 9. Plusieurs monarques se sont attribué ce surnom qui signifie en arabe le Victorieux. C’est pourquoi on le retrouve accolé au patronyme de nombreux souverains. 10. Docteur en droit musulman et en jurisprudence. 11. C’est le cas d’Abdelmajid Dhouib dans H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, 647-1574, op. cit. 12. Les habous ou waqf (awqaf au pluriel) sont des biens de mainmorte inaliénables dédiés à des fondations religieuses ou à usage privé. 13. Al Tawhîd en arabe, d’où le nom d’Al Mouwahidoun – « les partisans de l’unicité » – donné à la dynastie, qui s’est transformé en français en Almohades.

CHAPITRE V

L’Ifriqiya hafside, 1228-1574, un deuxième « État » tunisien ? e

Quand, au début du XIII siècle, les Hafsides prennent en main le destin de la Tunisie, ils héritent d’un pays qui n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’avait gouverné la première dynastie « tunisienne » au e IX siècle, celle des Aghlabides. L’appellation « tunisienne » pourrait sembler abusive puisque l’émir Ibrahim Ibn Al Aghlab venait de la péninsule Arabique. De même, l’Almohade Abou Zakariya Ibn Hafs est un Berbère de l’Atlas marocain et n’a pas d’ascendance tunisienne quand il proclame en 1228 son autonomie par rapport au pouvoir déliquescent de Marrakech. Pourtant, si l’on a rapproché ces deux moments de l’histoire ifriqiyenne séparés de trois siècles, c’est que ces dynasties – chacune avec les moyens et selon les modalités de leur époque – ont jeté les bases d’un proto-État tunisien. Elles ont assuré l’indépendance de leurs possessions, ne consentant, selon les exigences géopolitiques du moment, que des allégeances formelles aux puissances hégémoniques d’alors. Malgré les heures sombres et parfois sanglantes qui ont jalonné leur parcours – un siècle pour les Aghlabides et plus de trois siècles pour les Hafsides –, elles ont également marqué durablement les paysages urbains tunisiens par la magnificence de leur politique édilitaire, encouragée par une prospérité économique que de longues périodes de paix civile ont favorisée. Voilà ce qui les rapproche, au-delà de leurs différences. Car ces dernières sont

évidemment aussi nombreuses qu’importantes. Alors que la période aghlabide peut être vue comme une longue transition entre l’Antiquité punico-romano-byzantine et un Moyen Âge troublé, les Hafsides ont le loisir de façonner un royaume de leur temps, quittant lentement le Moyen Âge pour entrer dans une époque moderne dans laquelle l’Europe s’est déjà engouffrée. Certes, on l’a dit, cette périodisation est e commode sans être tout à fait efficace. De même, en effet, que les VII e

et VIII siècles sont à voir comme une transition qui s’étire autant que comme une rupture, la conquête ottomane inaugure un changement radical d’habitus pour l’Ifriqiya en même temps qu’elle poursuit e e certaines évolutions des XIV et XV siècles. L’administration ottomane reprendra plus d’une fois pour gouverner les méthodes et les cadres hafsides, en matière fiscale notamment, comme l’avaient fait les Aghlabides avec l’héritage byzantin. Longues transitions donc, autant que cassures, et ce qu’on peut appeler stricto sensu le Moyen Âge ifriqiyen se résumerait en fait à ces siècles heurtés au cours desquels l’Orient du Maghreb prend un nouveau visage. e Tandis qu’au IX siècle les Aghlabides ont planté leur sceptre dans une contrée romano-africaine où ni l’islam ni la langue arabe n’étaient encore hégémoniques, les Hafsides prennent les rênes d’un pays arabomusulman. Au début de leur règne d’ailleurs, les chefs des tribus d’origine hilalienne ou sulaïmide ont reconnu de mauvais gré et non sans résistances l’autorité de souverains berbères. Et ces chefs sont désormais puissants, le pastoralisme assis sur de solides bases sociales tribales ayant pris le pas dans les régions intérieures sur les vieilles traditions d’urbanité. Voilà donc ces Atlasiens almohades, légataires d’un puritanisme sectaire peu goûté des élites malékites locales et dont la berbérité déplaît à une contrée désormais profondément arabisée, qui vont s’imposer et s’indigéniser jusqu’à apparaître comme une des dynasties qui aura le plus marqué la Tunisie. Héritiers d’une Ifriqiya

nouvelle forgée dans les péripéties des constructions et des destructions médiévales, les Hafsides succomberont à leur tour à l’émergence d’un monde nouveau où le pays retombera sous domination étrangère jusqu’à ce que – comme depuis toujours ? – ces étrangers ne s’indigénisent pour devenir tunisiens. Sur le plan politique, l’époque hafside peut être divisée en trois phases, deux périodes de rayonnement et de prospérité encadrant un long intermède de troubles et d’affaiblissement. La quatrième phase e des siècles hafsides, correspondant au XVI siècle, voit s’effriter définitivement leur puissance sous l’effet d’un délitement interne et d’une recomposition des rapports de force en Méditerranée. La donnée extérieure y a en effet joué un rôle majeur tout au long de cette période. Tout change au cours de ces trois siècles qui voient disparaître l’empire abbasside en Orient et l’Espagne musulmane en Occident. Depuis la défaite almohade de 1212, l’Aragon et la Castille avancent inexorablement dans la péninsule ibérique, jusqu’à ne laisser subsister en Andalousie que le royaume nasride de Grenade, qui tombe à son tour en 1492, mettant un terme à sept siècles de présence araboberbère en Espagne et à une civilisation qui a marqué de son empreinte tout l’Occident musulman et une bonne partie de l’Europe du Sud. La fin de la Reconquista a également des conséquences démographiques sur le Maghreb puisque l’édit d’expulsion des juifs, promulgué par Isabelle la Catholique en 1492 à l’instigation de la puissante Inquisition, provoque l’exil de quelque 200 000 d’entre eux dont une part se réfugie au Maghreb, redonnant vie à des minorités drastiquement réduites à l’époque almohade. Les musulmans ont aussi commencé à fuir les provinces d’Espagne reconquises par la chrétienté et des milliers d’entre eux s’installent au Maghreb, y apportant leurs savoirs, leurs arts, leurs techniques de production – en matière agricole et hydraulique notamment, leurs réseaux, c’est-à-dire les ingrédients

d’une civilisation parvenue au moment de sa chute à un haut degré de sophistication. L’arrivée des immigrants andalous qui s’installent surtout dans la capitale, dans les riches plaines intérieures et littorales du nord-est où ils créent de nombreuses et prospères bourgades, a eu une influence non négligeable sur le développement de la Tunisie à l’époque hafside. L’Espagne par ailleurs – à la puissance décuplée par la conquête et l’exploitation de l’Amérique – n’est pas seule à vouloir étendre son influence au sud de la Méditerranée. Les villes d’Italie et la Sicile passée aux mains des Hohenstaufen y sont de plus en plus e actives. Quant à la France, elle tente dès le début du XVI siècle de contrer la volonté d’expansion ibérique en s’alliant à un Empire ottoman de plus en plus puissant. Notons que la constitution de ce front anti-espagnol infirme une fois de plus les lectures confessionnelles de l’histoire méditerranéenne qui voudraient voir dans ses conflits des affrontements de nature purement religieuse. Si la religion est certes une dimension des rivalités qui s’y font jour, elle cède la place – comme elle l’a toujours fait – aux logiques géopolitiques et économiques qui restent prépondérantes. Donnée non négligeable enfin, les grands courants d’échanges internationaux cessent peu à peu d’avoir la Méditerranée pour centre. Avec l’occupation des côtes africaines par les Portugais au e XV siècle, l’or du Soudan n’a plus besoin d’emprunter les routes transahariennes et commence à arriver en Europe par la voie maritime. Les cités du sud ifriqiyen perdent en importance au profit de celles du nord, Tunis en particulier, mais le commerce y est désormais aux mains des négociants européens, ce qui contribue à renforcer leur prédominance dans un espace méditerranéen progressivement privé de sa place stratégique dans le commerce mondial. On comprend dès lors que, contrairement aux époques aghlabide et fatimide, le royaume

hafside – sans cesser d’être un acteur de la politique régionale – n’y imposera à aucun moment son hégémonie. À l’Orient du monde arabe, la mutation n’est pas moins importante. En 1258, le chef mongol Hulagu, petit-fils de Gengis Khan, s’est emparé de Bagdad, a massacré sa population et a tué le dernier calife abbasside, mettant fin à l’une des dynasties les plus prestigieuses ayant gouverné la région. L’heure des Turcs est arrivée. En 1362, à la mort d’Othman, le fondateur de la dynastie, la puissance ottomane s’étend déjà vers les Balkans. La prise de Constantinople en 1453 met fin à ce qui restait d’Empire byzantin et ouvre la porte à l’expansion turque en Méditerranée occidentale où elle se heurte à une Espagne devenue conquérante depuis son unification sous l’égide des rois catholiques, et surtout à partir du règne de Charles Quint qui monte sur le trône en 1519. Ces bouleversements ont une incidence directe sur la Tunisie. Dans un premier temps, la chute du califat abbasside permet aux Hafsides d’étendre leur suzerainté au moins formelle sur une partie de l’Orient arabe désorienté par la perte de ses repères d’autorité, et le chérif de La Mecque leur prête même un temps allégeance, jusqu’à ce que le sultan mamelouk Baïbars, maître de l’Égypte, restaure à son profit en 1261 une fiction de pouvoir abbasside qui se maintiendra jusqu’à ce e que les Ottomans s’emparent au début du XVI siècle de toute la région. e

Dans les deux premiers tiers du XVI siècle en revanche, le royaume hafside est un des principaux théâtres de la rivalité hispano-ottomane, et demeure ballotté entre ces deux puissances jusqu’à ce que la seconde en prenne définitivement possession. La composition démographique du pays change elle aussi au cours de cette longue période. Les régions intérieures demeurent aux mains de tribus que l’on peut désormais qualifier d’arabo-berbères même si des différences demeurent entre ces deux segments de populations,

quand les villes du littoral retrouvent un cosmopolitisme qui s’était atténué aux siècles précédents. Outre les Andalous qui forment des communautés de plus en plus importantes, des étrangers affluent de toute la Méditerranée pour s’installer dans les cités côtières dont s’affirme la vocation commerciale au détriment des centres de l’intérieur comme Kairouan, désormais ravalée au rang de modeste ville de province. Négociants italiens, soldats venus d’un peu partout, fonctionnaires recrutés jusqu’en Catalogne se retrouvent dans des quartiers qu’ils édifient avec l’autorisation des autorités. Une nouvelle population chrétienne se constitue ainsi, mais elle est dorénavant étrangère puisque les chrétiens autochtones ont disparu. La diversité confessionnelle et ethnique qui atteindra son apogée sous les règnes ottomans plonge donc ses racines dans la période hafside au cours de laquelle l’Ifriqiya retrouve pleinement une vocation méditerranéenne qu’elle n’avait jamais totalement perdue. Tels peuvent être brossés les traits de ces siècles qui voient la Tunisie changer lentement d’époque, connaître des moments fastueux qui la hissent de nouveau au rang d’acteur régional avant qu’un relatif immobilisme politique et économique n’en fasse une proie facile pour l’appétit des grandes puissances d’alors.

LA PREMIÈRE PUISSANCE HAFSIDE À la mort en 1227 d’Abou Mohamed Abdullah qui a succédé à Abd al Wahid Ibn Hafs, son fils Abou Zakariya Ibn Hafs, âgé de vingt-six ans, prend à son tour la succession de son père et s’empresse, dès 1 1228 , de s’affranchir de la tutelle du calife de Marrakech. Il ne répudie pas pour autant la doctrine almohade et s’en instaure même le gardien alors qu’elle est officiellement abandonnée par le califat marocain en 1230. Mais les docteurs malékites reprennent progressivement le contrôle des institutions religieuses et de l’enseignement, sans que le nouveau pouvoir ne s’y oppose. D’un autre

côté, à la faveur du desserrement de la chappe rigoriste, les vieilles croyances populaires ressurgissent sous la forme d’un renouveau du mysticisme soufi et du culte des saints, honnis des Almohades, ce qui achève de rendre caduque leur doctrine. Tout en préservant officiellement l’héritage, les premiers souverains hafsides se sont d’ailleurs érigés en protecteurs des chefs de confréries qui peuplaient alors leur capitale en plein renouveau religieux. Le nouvel émir a d’abord pour priorité de remettre de l’ordre dans un pays toujours disputé entre les tribus arabes et les Banu Ghaniya. Après avoir mis fin en 1234 au soulèvement de ces derniers, il prend Constantine, Bougie, Alger à l’Ouest et tout le littoral tripolitain au Sud. La Tunisie actuelle, la Tripolitaine et le Constantinois constituent pendant trois siècles le territoire hafside qui, aux heures les plus glorieuses, s’est étendu plus avant vers l’ouest, mais s’est rétracté en deçà de ces limites dans ses e moments de faiblesse, surtout à partir du début du XVI siècle. Une fois ses possessions rentrées dans l’ordre, le règne du premier Hafside (1228-1249) inaugure une longue période de paix qui se prolonge sous celui de son fils Abou Abdallah Mohamed El Moustancir (1249-1277). Pour affirmer son pouvoir, ce dernier prend en 1253 le titre de commandeur des croyants. Son autorité s’étend jusqu’à Tlemcen, les Mérinides lui prêtent allégeance, de même que les Nasrides de Grenade, et l’on a vu que son magistère califal s’est étendu un temps jusqu’à La Mecque. Reconnue comme la grande puissance maghrébine du moment, c’est à cette époque que la Tunisie reprend sa place en Méditerranée. Frédéric II Hohenstaufen, empereur d’Allemagne et roi de Sicile, fin connaisseur de l’islam et de la civilisation arabe avec laquelle il a nourri de profondes affinités, a signé en 1231 un traité de commerce avec Tunis qui garantit à l’Ifriqiya la libre importation de ses céréales moyennant le versement d’un petit tribut annuel. Mais l’alliance avec les Hohenstaufen prend fin avec

Charles d’Anjou qui s’est vu attribuer la Sicile par le pape à la mort de Frédéric II en 1250. Le commerce ne pâtit pas de ce changement de dynastie à la tête de la Sicile, mis à part le bref épisode de la huitième croisade. Le roi de France Louis IX, connu en Europe sous le nom de Saint Louis, a déjà tenté en 1248-1250 de se rendre en Palestine pour reprendre les Lieux saints, et a lamentablement échoué dans sa tentative d’envahir l’Égypte pour y parvenir. Il décide en 1267 de récidiver en voulant dans un premier temps s’emparer du « royaume de Tunis » comme les chroniqueurs européens nomment l’Ifriqiya, malgré les réserves de son frère Charles d’Anjou, plus préoccupé de sauvegarder de fructueuses relations marchandes que de soutenir le zèle mystique du roi de 2 France . Louis IX embarque pourtant au port provençal d’AiguesMortes en mai 1270 et jette l’ancre devant Carthage en juillet. Pendant qu’il attend des troupes siciliennes pour passer à l’attaque, l’armée croisée cantonnée dans les ruines de la cité antique est frappée par une épidémie de dysenterie qui la décime et à laquelle le roi succombe le 25 août. Devant l’offensive de Charles d’Anjou qui s’est résolu à poursuivre la guerre à la mort de son frère, Al Moustancir, qui a de son côté déclaré le jihad à l’arrivée des Croisés, se résigne cependant à négocier. Un traité de paix signé en novembre 1270 met fin à la huitième croisade. Il restaure la liberté du commerce moyennant le paiement d’une indemnité pour frais de guerre par Tunis, et stipule que les chrétiens auront la liberté de culte et celle de construire églises et monastères dans le royaume hafside. À la mort d’Al Moustancir, l’Ifriqiya a retrouvé depuis longtemps sa prospérité, et les deux premiers Hafsides ont eu à cœur de donner à leur capitale un lustre qu’elle n’avait encore jamais eu. C’est sous leurs règnes que la médina de Tunis, c’est-à-dire la cité existant avant la construction de la ville coloniale à partir de 1881, a pris les contours

qu’on lui connaît aujourd’hui. Vu l’accroissement de la population, des faubourgs poussent de chaque côté du noyau urbain primitif et des souks regroupés autour de la Grande Mosquée. Après avoir agrandi et rendu moins austère la citadelle de la Kasbah construite par les Almohades et qui domine la ville, Abou Zakariya se préoccupe d’élargir les espaces commerciaux en faisant construire les souks des parfumeurs et des étoffes. Sensibles au rayonnement culturel d’une métropole qui a remplacé Kairouan comme capitale religieuse, les deux premiers souverains font bâtir plusieurs mosquées et de nombreuses 3 madrasas . À leur suite, princesses, ministres et mécènes rivalisent d’ardeur pour en parsemer la capitale, ce qui atteste de son importance comme centre universitaire et culturel. À la mort d’Abou Zakariya, la bibliothèque de la Zitouna possède quelque 36 000 volumes. Son successeur poursuit cette politique d’embellissement de la cité et de ses 1 alentours où des résidences royales sont entourées de vastes parcs . Le palais du Bardo, édifié à quelques kilomètres de Tunis, devient la résidence des souverains. La population tunisoise a pu atteindre à l’époque 100 000 habitants, ce qui la hisse au rang des grandes métropoles de Méditerranée occidentale. La vocation de capitale politique, administrative, intellectuelle et économique qu’elle acquiert à l’époque pour ne plus la perdre jusqu’à nos jours n’est affectée qu’à la marge par les orages que traverse la dynastie à partir de 1277.

L’ÉCLIPSE ET LE REBOND Abou Zakariya et Al Moustancir étaient parvenus à marginaliser la caste militaire et administrative que constituait l’aristocratie d’origine marocaine. Mais, à mesure que s’est diversifiée l’origine ethnique des cadres de l’armée et des hauts fonctionnaires, à mesure aussi de la place grandissante que prennent les Andalous dans les affaires politiques, la vieille garde almohade, qui perd en influence, s’estime menacée. Ses cheikhs, longtemps demeurés à la tête des provinces,

cèdent en effet progressivement leurs postes à des fonctionnaires, les caïds, souvent d’origine servile. La mort d’Al Moustancir rompt le fragile équilibre entre les forces en présence et ouvre une crise dynastique dans laquelle s’affrontent des partis et des intérêts opposés tandis que, profitant du désordre qui s’instaure, les tribus périphériques s’insurgent contre le pouvoir central et les royaumes concurrents du Maghreb tentent de faire entrer dans leur zone d’influence une Ifriqiya affaiblie. Cette ère de désordres s’étire sur plus d’un siècle avant que la dynastie ne retrouve un nouvel équilibre lui permettant de restaurer sa puissance. En 1277, Al Wathiq est proclamé calife à la mort de son père, mais l’Almohade Abou Ishaq lui reproche d’être influencé par son chambellan (hajib) d’origine andalouse Ibn Jababir. Cette fonction, e apparue dans la seconde moitié du XIII siècle, est en effet le plus souvent occupée par des originaires d’Espagne. Parvenu à prendre Tunis en 1279, Abou Ishaq assassine le calife, ses fils et son ministre. Commence alors une période jalonnée de massacres familiaux perpétrés par d’éphémères souverains manipulés par les tribus arabes du centre et du sud qui s’instaurent faiseurs de rois. Le court répit que connaît le pays durant le règne d’Abou Hafs Omar (1284-1295) est d’ailleurs dû au fait qu’il s’appuie sur elles pour gouverner et faire régner l’ordre. Tandis que le pays profond s’agite, que l’effritement de l’autorité monarchique laisse place à l’arbitraire de puissants premiers ministres comme Ibn Tafragin qui sévit entre 1350 et 1364, l’émir de Constantine échappe à l’autorité de Tunis et mène des incursions répétées en territoire tunisien, en 1321, 1352 et 1365. La région de Bougie entre également en dissidence. À l’Ouest, les Mérinides de Fès estiment l’heure venue de prendre leur revanche sur les Hafsides. La crise de succession ouverte par la mort du sultan Abou Bakr (13181346) leur offre une occasion d’intervenir et leur armée s’empare

brièvement de Tunis en 1347. Le pays est alors au plus mal. Aux désordres et aux guerres de chefs qui le minent s’ajoute en 1349 l’arrivée de la fameuse Peste noire qui le ravage après avoir réduit la population européenne de près de moitié. Sous la direction de leur sultan Abou Inan, les Mérinides réitèrent leur tentative en 1357 mais sont de nouveau chassés et rentrent au Maroc sans avoir pu imposer leur autorité aux populations ifriqiyennes. Durant ce siècle d’épreuves, les menaces, cependant, ne viennent pas que des insurrections locales et des appétits marocains. Pierre III d’Aragon, qui a remplacé Charles d’Anjou à la tête de la Sicile, met fin à la traditionnelle politique de coopération avec les Hafsides que même la huitième croisade n’avait pas réussi à entamer. En 1284, le nouveau roi de Sicile prend et pille Djerba qu’il occupe brièvement, contraignant le fragile Abou Hafs Omar à signer l’année suivante un traité aux allures de capitulation. À partir de cette date, le versement du tribut tunisien payé jusque-là à la Sicile contre l’assurance de la liberté du commerce est transféré à l’Aragon. Grâce à sa position stratégique, l’île de Djerba a toujours été très convoitée par les puissances e commerçantes et, à la fin du XIII siècle, la République de Gênes en fait une escale pour ses flottes. Dès cette époque, les Espagnols n’ont de cesse pour leur part d’intervenir dans les affaires ifriqiyennes. Le développement de la course leur en offre l’occasion à partir de la fin du e XIV siècle, quand une coalition se forme entre Génois, Aragonais, Siciliens et Français pour tenter de neutraliser les redoutables corsaires 2 ifriqiyens dont la base principale est alors Mahdia . Mais, entre-temps, l’Ifriqiya s’est remise de ses troubles et a retrouvé sa prospérité et sa place en Méditerranée à la faveur de trois règnes qui en ont restauré la puissance, ceux d’Aboul Abbas (13701394), d’Abou Farès Abdelaziz (1394-1434) et d’Abou Amr Othman (1435-1488). Après la remise en ordre opérée par Aboul Abbas, Abou

Farès étend de nouveau l’autorité hafside jusqu’à Tlemcen à l’ouest et à la Tripolitaine au sud, tandis qu’en Tunisie même sa politique d’équilibre entre les différents groupes de la population et de tolérance vis-à-vis des minorités lui permet d’y instaurer un calme durable. Cette stratégie de respect des nouveaux équilibres ethno-sociaux consécutifs e aux mutations démographiques du XI siècle expliquerait d’ailleurs en partie la longévité d’une dynastie qui n’a en définitive succombé que sous les assauts extérieurs. Sous les règnes d’Abou Farès et de son successeur, les relations avec les puissances commerciales méditerranéennes retrouvent également une tranquillité que les troubles de la période précédente avaient compromise. En 1423 Florence, qui a ravi à Gênes la prépondérance maritime en Méditerranée occidentale, signe un traité de commerce avec Tunis. En 1461, le « roi de Tunis » conclut un traité de même nature avec le grand maître des Chevaliers de Rhodes. Les commerçants français, surtout les Montpellierains, gagnent à leur tour en influence et nombre d’entre eux s’installent dans la capitale ifriqiyenne. Cette longue période de calme – avant la décadence finale qui s’amorce dans les e dernières années du XV siècle – a permis aux souverains de parachever l’œuvre entamée par le fondateur de la dynastie et par son fils, donnant à leur royaume des cadres politiques et administratifs assez solides pour leur survivre en partie.

UNE SOCIÉTÉ EN MUTATION Malgré la large autonomie dont ont joui les chefs de tribus durant toute la période et le choix du pouvoir central de s’entendre avec eux plutôt que de chercher à les assujettir, il n’est pas abusif de parler à propos de l’administration hafside de la mise en place des rouages d’un État ou, au moins, d’un appareil de commandement et de gestion s’apparentant à une forme étatique en dépit de la nature patrimoniale 4 du pouvoir sultanien. La direction des finances du makhzen se

confond en effet avec celle de la cassette personnelle du souverain, et les ressources étatiques proviennent aussi bien des bénéfices générés par son domaine privé que de la grande variété d’impôts prélevés sur les productions, les terres, les personnes et les échanges, lourdement taxés. Mais c’est une véritable administration qui gère le pays et qui étend ses ramifications du palais royal aux provinces dirigées par des gouverneurs. Le chef du gouvernement central est le sultan qui concentre tous les pouvoirs. Il reçoit, à son intronisation, l’investiture de son peuple lors de la cérémonie de la bay’a au cours de laquelle les notables militaires, civils et religieux lui prêtent allégeance. Il est également le chef religieux du royaume, et la grande prière du vendredi est dite en son nom. Il dirige la justice, mais sa marge de manœuvre en la matière est limitée par l’obligation qui lui est faite de respecter les normes du fiqh dont le corps des faqih – les docteurs de la loi – est le gardien vigilant. Un des personnages les plus importants du pays est d’ailleurs le cadhi al Jama’a, magistrat suprême du pays. Dans les faits, cette concentration du pouvoir aux mains d’un seul homme et de son entourage est tempérée par un pragmatisme voulant que le souverain compose avec les autres détenteurs de toute parcelle d’autorité. Ainsi, les gouverneurs dirigent formellement les provinces, mais leur rôle dans les campagnes se limite en réalité à déléguer leurs prérogatives aux cheikhs des tribus qui gouvernent leurs populations selon les codes coutumiers bien plus qu’en vertu des consignes monarchiques. En ville, l’autorité du représentant du sultan s’exerce plus facilement mais il doit également composer avec le conseil des cheikhs de la cité. Nonobstant ces limites, l’État jouit d’importants privilèges, comme le monopole de la frappe de la monnaie et la gestion de l’administration des douanes, qui lui procurent des ressources considérables. C’est pourquoi l’État hafside a été considéré par ses contemporains et par les historiens comme une construction solide,

sauf au

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XIV

siècle, sous la direction de princes compétents. Dans les

périodes de calme, ils ont servi l’économie en réalisant d’importants travaux d’infrastructures en matière de transport et d’hydraulique notamment, favorisant la production agricole et le commerce. Soucieux de la prospérité de leurs possessions dont dépend en grande partie leur puissance, ils ont en effet encouragé l’économie, qui continue de reposer sur ses bases traditionnelles. L’agriculture demeure l’activité principale, partagée entre le pastoralisme des populations nomades ou semi-nomades vouées à l’élevage transhumant et à une céréaliculture intermittente, et les cultures pratiquées par les sédentaires, réparties entre les petites exploitations privées littorales et 5 le domaine public ou les biens habous . Les céréales et une arboriculture variée continuent de dominer cette activité. L’industrie garde aussi son caractère artisanal et familial. Dans chaque ville, les artisans se regroupent dans des souks spécialisés selon les métiers. La poterie et le travail du cuir développés par les Andalous voisinent avec la verrerie – art que ses fabricants maîtrisent depuis l’époque punique, la fabrication de toiles, d’étoffes, de tapis et d’armes, entre autres. Mais si ces productions alimentent un commerce actif, leurs techniques de fabrication n’évoluent guère et se font peu à peu distancer par une technologie européenne alors en plein essor, ce qui contribuera à fragiliser l’appareil productif. Cela n’empêche pas les exportations d’être importantes. Les échanges s’effectuent par terre avec l’Orient et par mer avec l’Europe vers laquelle l’Ifriqiya exporte toiles, étoffes, armes, tapis, dattes, huile d’olive, poisson salé, corail, céréales quand la récolte est bonne, laine, peaux, cire, et or du Soudan jusqu’au début du e XVI siècle. Elle en importe essentiellement du bois, des métaux, de la quincaillerie, de la verroterie, des draps et du vin. Les produits de luxe comme les épices, les parfums, les plantes aromatiques et médicinales et les étoffes de luxe viennent de Chine, d’Inde et d’Arabie.

Le commerce avec les pays chrétiens est aux mains de leurs ressortissants dont beaucoup se sont repliés sur le Maghreb du fait de l’avancée turque en Orient. Venise tient la mer et ouvre en 1436 une ligne maritime régulière entre Tunis, Tripoli, Séville, Valence et Majorque, complétée en 1460 à la demande des autorités hafsides par une seconde ligne Tunis-Tripoli-Alexandrie-Beyrouth. Cette prépondérance explique le gonflement des communautés étrangères dans les villes côtières, notamment à Tunis. Dans les premières décennies de la dynastie, les étrangers installés dans le royaume appartiennent essentiellement aux différents corps de l’armée. Les anciens esclaves renégats chrétiens jouent un rôle important dans le haut commandement, tandis que les cavaliers venus d’Espagne ou d’Italie forment une partie de la garde sultanienne à côté des esclaves 3 noirs . C’est en faisant appel à ces soldats étrangers, en partie de condition servile, que les souverains ont réussi à saper l’influence des cheikhs des tribus almohades qui avaient permis leur accession au 4 pouvoir . Arrivent par la suite armateurs et commerçants catalans, marseillais, ragusins, siciliens, vénitiens protégés par des traités réglant les conditions de leur commerce et qui préfigurent les Capitulations de 6 l’époque ottomane. Ces négociants résident dans des fondouks au sein de quartiers qui leur sont réservés, dans lesquels se regroupent les ressortissants de chaque nationalité sous la protection de leur consul, e personnage apparu au milieu du XIII siècle et dont le rôle diplomatique ne cessera de croître à l’époque ottomane. Ces étrangers peuvent pratiquer sans entrave leur religion, ce qui ajoute au caractère cosmopolite des grands centres urbains. Quant à la minorité juive revigorée par l’arrivée des Andalous, elle a recouvré sa liberté de culte et est représentée auprès du sultan par un cheikh des juifs, élu par les notables de la communauté.

Les étrangers ne sont pas seulement présents dans les secteurs économiques. Hormis le recrutement massif d’Andalous, la cour hafside commence à prendre l’habitude de confier de hautes fonctions à des chrétiens venus de toutes les régions de la Méditerranée, et même à prendre femmes et concubines dans ces populations. Cette pratique atteindra son apogée avec les Ottomans. Pour l’heure, la société urbaine ifriqiyenne évolue au contact de ces nouvelles élites allogènes et en intègre les influences, qui n’affectent pas toutefois la sphère religieuse.

RENOUVEAU RELIGIEUX ET ATONIE CULTURELLE La religion connaît aussi de profondes mutations aux e

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XIII

et

siècles. D’un côté, l’hégémonie du malékisme est pleinement restaurée. De l’autre, l’essor du soufisme confrérique donne un nouveau moyen d’expression aux formes traditionnelles de religiosité populaire. On le sait, la grande majorité de la population ifriqiyenne pratiquait l’islam sunnite dans sa version malékite à la veille de la conquête almohade, et le strict unitarisme de sa doctrine n’a rencontré chez elle que peu d’échos. Le pragmatisme des premiers souverains hafsides leur fait accepter cette réalité et, en 1260, Al Moustancir nomme un cadhi malékite à Tunis qui a remplacé Kairouan comme métropole religieuse autour de la grande mosquée-université de la e Zitouna. Le malékisme ifriqiyen retrouve tout son lustre au XIV siècle avec Abou Abdullah Mohamed Ibn Arafa al Whargammi, né dans le Djérid en 1316 et mort à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Considéré 7 comme le dernier imam pourvu de la faculté d’interprétation , il a été le défenseur d’un dogme plutôt libéral et – prenant acte de la popularité du maraboutisme – il ne s’est pas opposé au florissant culte des saints qui a fait dans la population un retour en force à partir du e XIII siècle. XIV

Avec le desserrement de la chappe de plomb almohade, guère propice aux expressions hétérodoxes de la foi, le soufisme et ses épigones retrouvent en effet au Maghreb toute leur vigueur. Après le Maroc dont sont originaires la plupart des grands mystiques maghrébins, la Tunisie, Tunis en particulier, en est un des foyers. Les confréries religieuses constituées autour de figures mystiques de grande renommée se multiplient. Les environs du lac Sejoumi au sud de la ville et l’ensemble de ses quartiers méridionaux voient fleurir les écoles de nombreux soufis. Plusieurs disciples d’Abou Saïd al-Béji, mort en 1230, s’y installent, de même que ceux d’Abdelaziz al-Mahdâwi, deux figures tutélaires du soufisme ifriqiyen. C’est aussi dans cette zone qu’un des plus célèbres d’entre eux, Sidi Abou al-Hassan alChâdhilî – le Sidi Belhassen des Tunisois –, élit domicile avec quantité e de ses compagnons. Né au Maroc à la fin du XII siècle, arrivé à Tunis en 1228 et mort en 1258 en Égypte où il fut obligé de s’exiler en 1248 après qu’Abou Zakariya eût pris ombrage de sa popularité, il est le fondateur de l’importante confrérie de la Châdhiliyya qui compte jusqu’à nos jours de nombreux adeptes. Sa renommée fut telle qu’il a été érigé en patron de Tunis à la suite de Sidi Mahrez, la grande figure e tunisoise du X siècle, mort en 1022 et premier saint de la ville. L’autre e

mystique célèbre du XIII siècle est Aïcha Sayida Manoubia, elle aussi devenue sainte patronne de la capitale. Figure féminine majeure de la spiritualité soufie après Râba’a al-’Adawiya qui a vécu en Irak dans la e seconde moitié du VIII siècle, la « Dame Manoubia » a bénéficié d’une aura exceptionnelle pour une femme, bien que la sainteté féminine n’ait pas été exceptionnelle en islam, comme en témoigne le grand e e nombre de saintes répertoriées dans la Tunisie des XIII et XIV siècles. Sayida Manoubia se situe pour sa part au sommet de la hiérarchie des saintes musulmanes médiévales, dont très peu ont fait comme elle e l’objet de recueils hagiographiques. Au XV siècle, le mysticisme

ifriqiyen s’incarne dans la figure de Sidi Ben Arous, originaire du Cap Bon et mort en 1463. Sa réputation de thaumaturge et son enseignement jugé excentrique lui ont valu l’hostilité des juristes e orthodoxes, de même qu’ils avaient condamné au XIII siècle le comportement peu conventionnel de Sayida Manoubia. Mais le saint à la très grande popularité, dont une banlieue de Tunis porte toujours le nom, et fondateur de la confrérie des Aroussia, a bénéficié de la 8 protection du sultan Abou Farès – qui lui a donné une zaouïa , puis d’Abou Amr Othman. D’autres saints ont renforcé la vague mystique du e XIV siècle et sont demeurés vivants dans la mémoire des Tunisois. À Kairouan, Sidi Ahmed Ben Makhlouf, mort en 1482, fonde la confrérie e des Chabbia qui devient au XVI siècle un puissant mouvement politicoreligieux. Son chef Sidi Arfa, à la tête d’une sorte d’entité théocratique, jouera un rôle dans le conflit turco-espagnol en s’alliant alternativement aux uns et aux autres pour sauvegarder sa mainmise sur une partie de la Tunisie centrale. De façon générale, les souverains hafsides ont protégé les saints et les marabouts dès le règne d’Abou Zakariya. Que ce soit par réalisme ou par un processus d’indigénisation, ces souverains d’origine allogène n’ont en tout cas pas tenté d’empêcher un phénomène qui a pris à leur époque les allures d’un fait de société. L’importance du confrérisme et des cultes maraboutiques, qui ne s’est jamais démentie en dépit des tentatives de bien des pouvoirs d’en atténuer l’influence, en a fait jusqu’à nos jours un marqueur central de la religion maghrébine. Le culte des saints est également une caractéristique du judaïsme nord-africain, ainsi rattaché à d’anciennes formes de religiosité dépassant le strict cadre de l’islam. En dépit de l’abondance de la littérature religieuse malékite et du grand nombre de poètes, le plus souvent d’origine espagnole, qui ont peuplé les cours royales, la vie intellectuelle et littéraire ne semble avoir brillé ni par son originalité ni par son audace durant l’époque

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hafside et a plutôt été marquée par une production conventionnelle et répétitive. La fulgurance de l’œuvre d’Ibn Khaldoun ne saurait masquer cette relative médiocrité. Il faut dire ici un mot de ce personnage dont on a déjà fait plusieurs fois mention, qui demeure plus de six siècles après sa disparition une référence pour les historiens du Maghreb, et que d’aucuns considèrent comme le père de la sociologie tant les concepts qu’il a forgés pour analyser les sociétés de son époque sont encore opératoires. Abderrahmane Ibn Khaldoun est né en 1332 à Tunis dans une famille de lettrés d’origine andalouse. Politicien, diplomate, voyageur, il connaît tour à tour les cours et les prisons, séjourne en Espagne après ses études à l’université de la Zitouna, se met au service des souverains mérinides avant de rentrer à Tunis à la demande du sultan, puis quitte de nouveau son pays natal pour aller vivre au Caire à partir de 1383, où il occupe à plusieurs reprises le poste de cadhi malékite avant de se retirer dans l’oasis du Fayoum. En 1400, envoyé en ambassade à Damas assiégée par Tamerlan qui s’en empare en 1403, il y est enfermé avant de pouvoir retourner au Caire où il meurt en 1406. Ayant étudié les disciplines les plus importantes de son temps, du droit à la philosophie et à la théologie, doté d’un impressionnant bagage intellectuel et d’une vaste connaissance du monde politique dont il a été à la fois un acteur et un observateur, il entreprend en 1377 d’écrire son célèbre ouvrage de philosophie de l’histoire, Les Prolégomènes ou Discours sur l’histoire universelle, plus connus sous leur titre arabe de Muqaddîma, avant de consacrer les dernières années de sa vie à finir de rédiger son Livre des exemples – le 9 célèbre Kitab El Ibar – dont la troisième partie est consacrée à l’histoire des tribus berbères et des empires maghrébins. De très nombreuses études ont été consacrées à son œuvre, à sa méthode, à ses analyses des cycles historiques, des filiations entre nomades et sédentaires et de la fameuse asabiyya – l’esprit de clan qui fait la force

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des sociétés lignagères . Cet érudit hors normes, à la fois conservateur social et rationaliste intellectuel, ayant vécu à une époque troublée qui a vu sombrer de grands empires et où commence à pâlir l’âge d’or politique et intellectuel arabo-musulman, a tenté de penser l’histoire, contrairement à ses contemporains orientaux et occidentaux qui ont e tous été de simples chroniqueurs. Ce moderne du XIV siècle a laissé un héritage dont peu d’historiens peuvent se targuer.

L’AGONIE ET LA CHUTE DE LA DYNASTIE HAFSIDE e

La restauration de la puissance hafside au XV siècle n’aura duré qu’un temps et l’inexorable décadence commence dès l’aube du e XVI siècle. Les facteurs internes n’y sont pas étrangers, qui accentuent le décalage entre le Maghreb et le nord de la Méditerranée. Le royaume est certes prospère et ses souverains ont su maintenir le calme en s’appuyant à la fois sur les tribus qui structurent le monde rural et sur les villes qui abritent de dynamiques activités économiques. Mais, s’il dispose d’une armée efficace, sa modeste flotte ne peut rivaliser avec celles des puissances qui tentent de le vassaliser à l’heure où les conflits méditerranéens ont essentiellement la mer pour théâtre. Son commerce, tout en étant florissant, est contrôlé par les marchands européens, tandis que ses industries sont distancées par celles d’une Europe entrée dans une phase d’essor sans précédent dans son histoire. Ces faiblesses font de l’Ifriqiya une proie convoitée par les deux empires rivaux que sont l’Espagne et l’Empire ottoman, et elle apparaît désormais davantage comme un pion sur l’échiquier méditerranéen que comme un des acteurs de sa géopolitque. C’est en partie sur son territoire que Charles Quint (1519-1556), chef du Saint Empire romain germanique et roi d’Espagne et de Sicile et Soliman dit le Magnifique (1520-1566), puis leurs successeurs, se mesurent durant une bonne e partie du XVI siècle, jusqu’à ce que les Ottomans l’emportent sur la puissance chrétienne et intègrent pour de longs siècles l’Ifriqiya à leurs

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possessions. Apparaît en outre à la fin du XV siècle la course, une nouvelle activité à l’intersection du commerce illégal, de la géopolitique et des rivalités militaires, à laquelle participe le royaume hafside mais qui tombe vite dans l’escarcelle des vassaux de Constantinople. La fin des Hafsides annonce donc un tournant dans l’histoire ifriqiyenne, qui la voit perdre son autonomie. Le premier moment de la longue bataille pour la possession de l’Ifriqiya a pour enjeu ou prétexte la course, dans laquelle les derniers rois hafsides voient une occasion de profit. Ils autorisent les frères Barberousse, corsaires originaires de Mytilène convertis à l’islam, à faire de Djerba une de leurs bases moyennant le paiement d’une redevance. Le développement de cette lucrative activité entrave le commerce en pleine expansion des États européens, au point que l’Espagne arme une flotte qui tente sans succès de s’emparer de Djerba en 1511 et bombarde les cités de la côte algérienne qui servent également de ports d’attache aux navires corsaires. Ces derniers sont devenus puissants. Alger les appelle donc au secours contre les Espagnols en lieu et place de son traditionnel protecteur hafside. Bab Arrouj occupe la ville et s’en fait proclamer roi en 1516. Son frère Khayreddine dit Barberousse lui succède en 1519 et, pour s’assurer un er soutien, fait allégeance au sultan Sélim I , prédécesseur de Soliman, qui lui octroie le titre de beylerbey (Bey des beys). Les Ottomans, qui ont pris Bône et Bougie aux Espagnols en 1522, disposent désormais d’un ancrage à partir duquel ils peuvent entreprendre la conquête de l’Ifriqiya. En août 1534, Khayreddine prend Tunis et proclame la déchéance du roi Moulay Hassan, monté sur le trône en 1525. Mais Charles Quint, qui veut à tout prix empêcher la Berbérie de passer sous domination turque, promet au Hafside de le restaurer dans ses États, prend la tête d’une coalition composée du Saint-Siège, de l’Ordre de Malte, du

Portugal, de Gênes et des Flandres alors sous domination espagnole, dont la flotte débarque au port de La Goulette, avant-poste de Tunis, en juin 1535. En juillet, la capitale est prise et mise à sac avec une telle violence que certains ont avancé le nombre de 70 000 tués pendant les trois jours qu’a duré le pillage. « La ville fut saccagée avec toute la 7 licence et la cruauté dont on a coutume d’user en cette rencontre », rapporte un chroniqueur témoin du massacre au cours duquel, entre autres, une bonne partie de la population juive de la capitale et de son avant-port a été exterminée. De nombreux monuments furent également détruits, dont la bibliothèque de la Zitouna. Remonté sur le trône grâce à l’intervention espagnole qu’il avait accompagnée, Moulay Hassan signe en août avec Charles Quint un traité dans lequel il reconnaît la suzeraineté de l’empereur, abandonne La Goulette à l’Espagne qui se voit également concéder le monopole de la pêche au corail. Le voilà réduit au rôle de chef, contesté par sa propre population, d’un protectorat espagnol. Dès lors et pendant de longues années, l’Ifriqiya sert de théâtre à la guerre que se livrent Turcs et Espagnols par supplétifs interposés. D’un côté, Moulay Hassan soutenu par les Habsbourg, tente en vain de reprendre le contrôle du pays. De 10 l’autre, Turgut Reïs , qui a succédé à Barberousse en 1546 – plus connu sous le nom de Darghout ou Dragut pour les Européens –, grignote aux Espagnols leurs places fortes, tandis que dans l’intérieur la dissidence confrérique kairouanaise étend son influence jusqu’à Constantine et Tripoli. À cette guerre dans laquelle aucune des forces en présence ne parvient à remporter de victoire décisive, jusqu’en 1550, s’ajoutent des querelles dynastiques qui achèvent les Hafsides. Moulay Hassan meurt en juillet 1550, probablement empoisonné. Commence alors la dernière séquence de la guerre. D’abord chassé d’Ifriqiya, Darghout y revient par Tripoli en 1556, auréolé du titre de Pacha que lui a délivré le sultan ottoman. Il reprend en décembre 1557

Kairouan des mains de la Chabbia, et s’empare en 1560 de Djerba, exterminant la totalité de la garnison espagnole. Ce sanglant épisode est resté dans l’histoire à cause de l’édification de la « Tour des crânes » avec les ossements des suppliciés, destinée à effrayer les chrétiens qui auraient voulu s’emparer de l’île. Ce macabre monument est resté debout jusqu’en 1846, date à laquelle le consul de France obtint du Bey sa destruction. Darghout, devenu comme les frères Barberousse un personnage de légende, meurt en faisant le siège de Malte en 1565, et son allié Euldj Ali repart à la conquête de Tunis. Au terme d’une ultime série de batailles pour la possession de la capitale reprise en 1573 par don Juan, le vainqueur de la bataille de Lépante en 1571, une puissante armée turque commandée par Sinan Pacha débarque en juillet 1574, s’empare des forteresses qui protègent Tunis et s’y installe définitivement. Dans cet ultime affrontement, les Turcs ont bénéficié du soutien de la population locale, plus disposée à subir la domination d’un empire musulman que celle d’une puissance chrétienne, et qui n’avait jamais accepté la subordination de Moulay Hassan à la couronne espagnole. Ils ont également vu leur entreprise facilitée par le changement de priorité de Philippe II devenu roi d’Espagne à l’abdication de son père Charles Quint, plus préoccupé des affaires européennes que d’une installation durable au sud de la 8 Méditerranée . Ainsi se termine un épisode central de la rivalité hispano-turque. La Porte compense en partie sa défaite à Lépante par le contrôle de la rive sud du détroit de Sicile. Et c’est désormais en Europe que le Saint Empire et la papauté auront à cœur de stopper l’avancée ottomane. Pour la Tunisie, s’achève le long règne d’une dynastie qui en a changé le visage, et commence une nouvelle période de son histoire dans laquelle on a voulu voir son entrée dans les temps modernes. 1. La date diffère légèrement selon les sources, entre 1228 et 1230.

2. L’hostilité de Charles d’Anjou est mentionnée par plusieurs historiens dont M’hamed Ali M’rabet : « L’Ifriqiya à l’époque hafside », dans H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, 6471574, op. cit. Selon certains autres toutefois, c’est le roi de Sicile qui aurait convaincu son frère d’aller à Tunis plutôt que directement en Palestine, sous l’influence de négociants provençaux détenteurs de créances sur la Tunisie. Voir Arthur Pellegrin : Histoire de la Tunisie depuis les origines jusqu’à nos jours, Tunis/Paris, SAPL, 1941, chap. XII : « Les Hafsides ». 3. Écoles enseignant les disciplines religieuses. Madrasa signifie école en arabe. 4. Le makhzen signifie à l’origine l’entrepôt, d’où est tiré le mot français « magasin ». Par extension, ce nom a été donné à l’administration centrale du pouvoir sultanien. 5. Les Hafsides se sont servi des habous comme outil politique permettant de mettre d’immenses domaines sous l’influence de grands personnages, ce qui contribuait à établir des zones de sécurité dans les régions occupées par des tribus remuantes. Les pouvoirs ottomans ont poursuivi cette pratique. Voir sur cette question Jean Poncet, « Un problème d’histoire rurale : le habous Aziza Othmâna au Sahel », Cahiers de Tunisie, 31, Tunis, 1960. 6. Caravansérails. 7. Ijtihad en arabe, qui consiste à lire le corpus sacré à la lumière de son époque. 8. Ensemble architectural faisant office de siège d’une confrérie, abritant en général un lieu de prière et une école coranique. Les saints ont souvent été enterrés dans leur zaouïa, ce qui en a fait des lieux de pèlerinage parfois très fréquentés. 9. Il porte en français le titre d’Histoire des Berbères, car seule la e troisième partie a été traduite par de Slane à la fin du XIX siècle. 10. Reïs en turc ou raïs en arabe signifie capitaine de navire. Par extension, le titre a été donné aux chefs politiques issus de la course. Aujourd’hui, le terme raïs désigne les chefs d’État à tendance autocratique.

CHAPITRE VI

La Régence de Tunis jusqu’en 1830 PÉRIODE OTTOMANE OU TEMPS MODERNES ? Comment faut-il appeler ces deux siècles et demi au cours desquels l’Ifriqiya devient la Régence de Tunis, acquérant les limites territoriales et les cadres sociopolitiques dont les réformateurs voudront faire la pâte d’une Tunisie nouvelle à partir des années 1830 ? Certes, les deux appellations ne sont pas antinomiques, mais la question est de savoir si, reprenant une fois de plus la périodisation européenne, on peut qualifier cette époque de moderne. Encore faut-il s’entendre sur le contenu de ce terme. On sait à quel point l’expression « temps modernes » – d’ailleurs longtemps dotée d’une majuscule – a été saturée de sens par la pensée occidentale. En l’employant, cette dernière a voulu signaler avec emphase qu’à partir de la Renaissance, l’Europe entre dans la voie d’un progrès infini qui constitue désormais son unique horizon. Pour y parvenir, elle s’est dotée de deux outils essentiels à son accomplissement. Le premier est la modernité technique qui lui permettra d’assurer sa suprématie sur le reste du monde. Le second outil est inhérent à la notion même de progrès : l’eschatologie de la modernité ne cherche ni dans l’au-delà ni dans un éternel retour aux origines les fins dernières de la condition humaine, mais dans l’avenir ici-bas. Elle ne peut donc être que profane puisqu’elle veut assurer le mieux-être des hommes durant leur existence terrestre, et là seulement. En dépit de l’importance du facteur

religieux dans la vie des sociétés occidentales entre le XIX

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et le

siècles, progrès technique et sécularisation ont donc été les deux

piliers qui ont permis l’avènement des temps modernes. En s’appuyant sur ces paramètres et sur quelques autres, dont l’accélération du processus de construction de l’État, on a voulu voir dans le tournant des années 1830 le moment fondateur de la modernité tunisienne. Il représente en effet une rupture dont nous parlerons plus loin et fait office, dans le récit historique comme dans la mémoire collective des Tunisiens, de date de naissance de la Tunisie contemporaine. Mais ce tournant a été préparé par la longue période qui l’a précédé, comme l’ont montré plusieurs historiens. Mohamed Hedi Chérif voit ainsi dans le fondateur de la dynastie husseinite e Hussein Ben Ali au début du XVIII siècle l’opérateur d’un État 1

moderne . Fatma Ben Slimane s’est pour sa part attachée à démontrer e e selon quelles modalités les XVII et XVIII siècles ottomans ont construit un État à partir de considérations séculières qui le différencient des 2 logiques ayant structuré les époques antérieures . L’historienne voit e dans les troubles du XVI siècle l’agonie d’un schéma de gestion politique où, depuis la conquête musulmane, l’État s’adossait à une idéologie religieuse. Outre leurs dimensions géopolitiques, les conflits qui ont rythmé ce siècle seraient la manifestation de l’affrontement entre deux projets politiques, l’un – celui des Hafsides – reconduisant les modèles hérités du passé, le second – celui des Ottomans – ayant pour objectif de contrôler les espaces conquis par l’installation de nouvelles institutions administratives, militaires et religieuses. Mais e c’est dans la délimitation des frontières au début du XVII siècle qu’elle et d’autres voient la naissance véritable de la Tunisie moderne. Alors e que, depuis le VIII siècle, les royaumes et les empires maghrébins ne se fixaient pour limite que le lieu où s’arrêtaient leurs conquêtes et

l’hégémonie de leur doctrine religieuse, le tracé de la frontière entre les régences d’Alger et de Tunis en 1614 puis par le traité de 1628 est le résultat d’une logique purement territoriale où ni la religion ni les solidarités tribales n’entrent en jeu. La puissance ottomane, qui exerce sa suzeraineté sur les deux régences, patronne donc la stabilisation des frontières en fonction de critères séculiers. De même, les négociations avec les États européens conduisent la Régence de Tunis à fixer des lignes de démarcation maritimes où les rapports de force géopolitiques se substituent aux paramètres religieux. L’ottomanisation du pouvoir équivaudrait donc à une forme de sécularisation politique, le religieux n’étant plus le moteur de la gestion du territoire, même si son vocabulaire – comme le terme jihad – a pu être utilisé en certaines occasions pour mobiliser les populations contre un adversaire extérieur. Sur le plan intérieur, la Régence de Tunis acquiert aussi durant cette période des attributs de la modernité politique par le biais de la mise en place d’une administration quadrillant le territoire et d’une neutralisation progressive des pouvoirs locaux. On verra cependant que, sur ce dernier point, l’entreprise a été difficile et qu’il a fallu sans relâche en rouvrir le chantier jusqu’à la veille de l’occupation coloniale. L’homogénéité de la sphère tribale a cependant été fracturée par le ralliement de certaines tribus à l’autorité centrale pendant que d’autres ont continué d’y être rétives. La fiscalité a été, entre autres, une façon de les y contraindre. Voilà pourquoi le moment ottoman peut lui aussi être considéré comme fondateur. En mettant fin à la référence religieuse comme raison de l’État, en dessinant les contours d’une formation étatique dotée d’un territoire non contestable et d’une administration qui le contrôle à peu près, il a jeté les bases de ce qui pourra devenir une nation. De tels constats permettent, au passage, de faire justice de

certaines analyses occidentales voulant que l’État ait été une création purement européenne, ce qui expliquerait les échecs répétés de sa « greffe » dans les régions du monde n’appartenant pas à la civilisation 3 de l’Europe et à ses épigones . Ces analyses s’appuient entre autres sur le postulat de l’incapacité de l’État musulman à se séculariser. Certes, et on se penchera sur cette question en abordant la période postcoloniale, ses rapports avec la religion ont toujours pris un tour problématique. Mais des formes de sécularisation n’en ont pas été absentes, et la Tunisie ottomane a été dans ce domaine un précurseur. De fait, le politique a constamment tenté de domestiquer le religieux au profit de ses propres impératifs et, à condition de garantir le respect des piliers de l’islam et du droit charaïque de la famille, il s’en est affranchi dans pratiquement tous les autres domaines, en matière fiscale notamment où les impôts charaïques ont été progressivement intégrés au domaine du beylik et où d’autres taxes parfaitement profanes n’ont cessé d’être créées pour remplir la cassette beylicale. On peut, à l’instar d’Abdelhamid Henia, résumer le processus de sécularisation de l’État tunisien à l’époque ottomane par trois caractéristiques : le religieux et le politique sont certes imbriqués dans certains domaines mais sans être confondus, les institutions et les pratiques politiques se sécularisent et l’État entreprend de domestiquer les Oulémas et les « gestionnaires de la sainteté » en les faisant 4 progressivement entrer dans sa clientèle . La précocité de cette domestication du religieux par le politique peut s’expliquer par le monopole qu’exerce la société citadine sur la gestion du pouvoir. L’originalité tunisienne en la matière s’originerait ainsi dans une autre constante de sa singularité, l’hégémonie politique et culturelle de la citadinité sur la ruralité, même si cette dernière n’a cessé de vouloir défendre son autonomie. Cette sécularisation de l’État justifie donc que l’on fasse appartenir la période ottomane aux temps dits modernes.

Elle suggère par là même que la modernité de l’État tunisien est beaucoup plus ancienne que ne l’a affirmé l’historiographie coloniale qui a voulu en faire un pur produit de la colonisation, et que la trajectoire européenne d’entrée dans la sphère profane n’a pas valeur normative universelle. Cela dit, la sécularisation dont on parle ici a concerné l’État sans affecter forcément la société, et la religion est demeurée une des sources essentielles de légitimation du pouvoir, 5 deux données qui ont produit un « État inachevé ». On y reviendra. En revanche, l’État ottoman n’a pas été générateur de progrès technique, cet autre pilier de la modernité. L’archaïsme de l’appareil productif et des structures sociales sur lesquelles il est resté assis l’a rendu de plus en plus vulnérable aux offensives des puissances européennes alors en plein essor économique et pressées de renforcer par le biais de la conquête du monde les ressorts de leur expansion. L’origine étrangère et le statut servile des élites militaires et politiques durant toute cette période ont-ils été les facteurs ayant bloqué la formation d’une bourgeoisie endogène capable de bousculer les cadres socio-économiques hérités du passé et de mettre fin à l’immobilisme qui a fini par avoir raison de la Régence ? En effet, ses monarques – comme leurs modèles de la Porte – ont eu pour souci de ne jamais placer entre les mêmes mains les pouvoirs politique, économique et religieux. Le premier a été confié aux mamelouks, cette caste allogène aux attributions non héréditaires dérivant du seul bon vouloir du souverain, et dépourvue de toute base sociale locale qui aurait pu la rendre dangereuse. Le second a été partagé, dans le secteur agricole, entre les propriétaires ou allocataires de grands domaines résidant en ville et vivant de leur rente foncière, et les petits propriétaires des plaines littorales, les tribus au mode de fonctionnement moins inégalitaire – encore que les clivages sociaux n’y étaient pas inexistants – étant confinées sur les terres les moins fertiles. Toujours

en matière économique, le grand commerce n’a cessé d’être tenu par des firmes étrangères soutenues par leurs gouvernements, la fabrication artisanale des produits manufacturés restant toutefois aux mains des autochtones engoncés dans un corset corporatiste leur interdisant toute innovation. Seul le pouvoir religieux, appuyé sur une solide tradition juridique remontant à l’école de Kairouan, est demeuré un monopole des élites urbaines locales – tunisoises essentiellement – 1 d’autant que le hanéfisme de la minorité d’origine turque n’a pas essaimé au sein d’une population demeurée obstinément malékite. Cette séparation des pouvoirs a fait la force et la faiblesse des deux dynasties ottomanes qui se sont succédé sur le trône de Tunis jusqu’à l’instauration du protectorat français en 1881. Force, car le despotisme du fonctionnement monarchique a été protégé par le fractionnement des détenteurs de l’autorité entre des catégories partiellement étanches l’une à l’autre, donc peu susceptibles de se regrouper ; faiblesse, car l’appel aux éléments étrangers pour gouverner a alimenté « le caractère 6 en quelque sorte externe du pouvoir par rapport à la société ». On verra cependant comment, dans le même temps, la dynastie husseinite s’est autochtonisée et n’a cessé d’avoir pour souci de conquérir puis de renforcer son autonomie vis-à-vis de Constantinople. Selon quelles modalités ce processus s’est-il poursuivi, quelle a été l’évolution des rapports entre le pouvoir et la société et comment cette e dernière a-t-elle fonctionné jusqu’au premier tiers du XIX siècle, moment à partir duquel ce qui devient la Tunisie connaît des mutations qui bouleversent son édifice institutionnel et politique ? C’est ce qu’il convient maintenant d’examiner.

L’INSTALLATION DU POUVOIR OTTOMAN ET LE XVIIe SIÈCLE MOURADITE De l’arrivée de Sinan Pacha à Tunis en 1574 à l’avènement des deys en 1590, la nouvelle conquête est sous l’autorité directe du corps des

janissaires, fort de 4 000 hommes, et dépend jusqu’en 1584 du beylerbey d’Afrique siégeant à Alger. À cette date, Tunis devient une régence autonome relevant directement de Constantinople. En 1590, une révolution de palais à laquelle prend part une partie de la population tunisoise, excédée par les exactions des officiers des janissaires, inaugure quatre décennies durant lesquelles les deys deviennent les maîtres du pays, assistés du Diwan, sorte de Conseil groupant les chefs des sections de la milice et quelques notables. Ils doivent toutefois composer avec la taïfa des raïs, corporation des chefs corsaires qui ont une influence considérable étant donné que la course procure à l’État naissant l’essentiel de ses revenus. La plupart des raïs sont des renégats d’origine grecque, italienne, corse ou provençale qui deviennent « Turcs de profession », ainsi qu’on appelait ceux qui avaient abjuré de gré ou de force leur religion d’origine pour embrasser l’islam. Comme Tripoli au Sud et Alger à l’Ouest, Tunis est en effet une des métropoles du fructueux commerce d’êtres humains qui prospère alors en Méditerranée. Les raïs arraisonnent les navires des puissances chrétiennes, en prennent les marchandises et les canons et en capturent les passagers qui sont vendus comme esclaves dans les villes de l’empire. Les moins chanceux de ces captifs finissent ce qui leur reste de vie aux galères ou dans les tâches les plus épuisantes, d’autres s’en tirent mieux s’ils ont de bons maîtres et peuvent accéder à des postes enviables, d’autres enfin peuvent être rachetés par des œuvres pieuses de leurs pays d’origine. Étant avant tout un objet d’échange, ils ne sont en général pas maltraités et peuvent vaquer librement à leurs occupations en rentrant chaque soir au bagne où ils sont affectés. De l’autre côté de la mer, on ne se prive pas non plus de capturer le plus grand nombre possible de « mahométans », moins pour un usage économique que pour servir de monnaie de troc dans les tractations régulières qui se nouent pour échanger des prisonniers. D’une rive à

l’autre, des sociétés de bienfaisance s’activent à récupérer leurs ressortissants, en rendant un contingent de captifs ou en payant rançon. Othman Dey, en s’emparant du pouvoir en 1595, met fin à l’autorité directe de la Porte qui se transforme en suzerain plus lointain à mesure que se renforce le règne de ses vassaux locaux. Jusqu’à sa mort en 1610, il s’emploie à « pacifier » le territoire en réprimant les révoltes tribales et en confisquant au profit des siens des milliers d’hectares de terres collectives. Afin de s’assurer le monopole du pouvoir, il réduit les prérogatives du Diwan et soumet le chef de la taïfa des raïs, le Captan, à son autorité. Pour se donner les moyens de construire le nouvel État qu’il ambitionne de diriger, il réactive une ancienne institution hafside chargée de lever l’impôt. Le Bey, c’est ainsi qu’on appelle celui qui la dirige, a pour mission d’aller deux fois l’an le recouvrer dans toutes les régions du pays à la tête de son camp volant, la mahalla, véritable « État itinérant avec ses attributions politiques, 7 symboliques, juridiques, militaires, économiques et fiscales ». Il a, du coup, la responsabilité des finances du royaume ainsi que celle de l’administration des tribus. Ramdhan, le premier Bey, assure à l’État des rentrées fiscales régulières une fois réduites les dissidences, ce qui permet au Trésor de ne plus dépendre des seules recettes de la course. À son décès en 1613, la charge revient à Mourad, son homme de confiance. Destin à la fois exceptionnel et banal pour l’époque que celui de cet homme, né corse sous le nom de Jacques Santi, kidnappé à l’âge de neuf ans par les corsaires de Tunis, converti à l’islam et adopté par Ramdhan qui l’élève comme son fils. Mourad exerce ses fonctions pendant près de vingt avec une redoutable efficacité, à tel point que la Porte lui octroie en 1631, l’année de sa mort, le titre de pacha. Son fils Hamouda lui succède. À partir de son règne, les beys – dont la charge devient héréditaire et se cumule avec celle de pacha qui se réduit

progressivement à un titre honorifique – assurent seuls la réalité du pouvoir et se muent en souverains de plein exercice. Ainsi naît la dynastie mouradite, de l’ascension d’un renégat, et qui préside aux e destinées du pays jusqu’à la fin du XVII siècle. C’est durant ces premières décennies ottomanes que la Régence acquiert quelques-uns des caractères qui en définiront la personnalité jusqu’à l’occupation française. Othman Dey d’abord, après avoir rétabli la sécurité dans les zones intérieures, promulgue un embryon de code de droit public, le Mizan, qui donne valeur juridique à certaines coutumes et améliore les relations jusque-là houleuses entre gouvernants allogènes et gouvernés autochtones. Soucieux d’installer partout l’autorité du pouvoir central, il nomme des caïds à la tête des tribus et des cheikhs à la direction des fractions de tribus, qui sont responsables de l’ordre devant les caïds. Ces derniers sont recrutés au sein de la minorité turque, tandis que les cheikhs appartiennent plus souvent aux élites locales. Othman et son successeur Youssef Dey (1610-1637) – dernier Dey à gouverner avant que le pouvoir ne passe aux beys – favorisent par ailleurs la diversification de la population en accueillant à partir de 1609 des dizaines de milliers d’Andalous – on en estime le nombre à plus de 80 000 – contraints de quitter l’Espagne après la promulgation de l’édit d’expulsion des musulmans par 8 Philippe III . Cette troisième vague migratoire ibérique, après celle de e la fin du XIII siècle puis celle de 1492, s’installe dans les régions les plus riches du Nord-Ouest, fondant un chapelet de bourgs aux environs de Bizerte, dans la vallée de la Medjerda et dans le Cap Bon, ou en occupant d’autres déjà existants auxquels elle apporte une nouvelle prospérité, grâce en particulier à la sophistication de ses techniques e culturales. Au début du XVII siècle également, la Régence acquiert à l’Ouest ses frontières quasi définitives. Un premier tracé est délimité en 1614, qui ne satisfait pas les puissants deys d’Alger désireux d’étendre

leur territoire aux dépens de celui de Tunis. Décidé à contrer leurs appétits, Youssef Dey leur livre bataille en 1618 mais, après la défaite de son armée, il est contraint de signer un nouveau traité qui ampute son royaume de l’Ifriqiya occidentale, soit l’ancienne Numidie, pour en réduire la superficie à celle de l’antique Proconsulaire. Outre la cession d’importants territoires, Tunis est contraint de verser à Alger une indemnité de guerre et un tribut. Cet épisode est la première manifestation de la constante volonté de la Régence d’Alger d’influer sur les destinées de son voisin, qui provoquera régulièrement des e conflits jusqu’à l’aube du XIX siècle. Pour revenir aux constats esquissés au début de ce chapitre, rappelons que cette délimitation a eu aussi pour effet d’instaurer le principe de l’appartenance territoriale des populations et des tribus. L’espace traditionnel de ces dernières est désormais scindé par une frontière internationalement reconnue, et leurs membres sont sujets des princes qui gouvernent le territoire où ils habitent. Certes, le sentiment d’appartenance à une entité commune transcende une ligne tracée par une autorité toujours considérée comme étrangère mais, juridiquement, le territoire l’emporte à partir de ce moment sur la lignée. Pourtant, bien que la complémentarité entre éleveurs et agriculteurs, entre habitants des terres de parcours – cultivateurs à l’occasion – et sédentaires des bourgs agricoles du nord-est et de la façade côtière, ait été plus d’une fois soulignée, les débuts de l’ère ottomane semblent creuser l’ancestral clivage entre les steppes de l’intérieur et la Tunisie littorale. D’un côté, la course déverse dans les ports de la Régence hommes et produits originaires de toute la Méditerranée, et cette Tunisie s’intègre ou se réintègre aux grands 9 courants économiques et aux modes de vie méditerranéens . De l’autre, la Tunisie steppique ne paraît intéresser le pouvoir que pour les revenus que le fisc lui apporte et pour les soldats qu’il y prélève.

Politiquement et économiquement marginalisée, elle se replie sur ses traditions et sur une organisation sociale largement autarcique. Certes, à partir des Mouradites, les beys ont plus d’une fois pris pour femmes les filles de grands chefs de tribus afin de sceller par le sang d’indispensables alliances, mais ces mariages n’ont jamais fait pénétrer les Bédouins au cœur du pouvoir. D’ailleurs, la quasi-totalité des beys ont dû réprimer des soulèvements récurrents. Leurs règnes successifs ont été consacrés d’une part à ramener le calme dans les régions dissidentes et, d’autre part, à surmonter de sanglantes querelles de succession recoupant en partie les rivalités entre les tenants d’un « parti turc » – plus d’une fois appuyés par Alger – et les partisans d’une tunisification du pouvoir. Mourad II (1659-1673), qui succède à Hamouda, se heurte ainsi à la fois aux deys et aux janissaires qui veulent retrouver leur prépondérance et à une grave rébellion de la population du rude massif du Djebel Ousselat dans la région de Kairouan. Il parvient à la réduire au terme d’une expédition qui brise la résistance de son chef coutumier, le cheikh Belgacem Echouk. Quant aux janissaires, demeurés un corps d’élite fermé aux autochtones, ils voient leur influence réduite par le recours de plus en plus massif des beys à des troupes auxiliaires indigènes recrutées au sein de puissantes tribus makhzen – Drid, Hammama, Methellit, Ourghemma – qui ont fait allégeance au trône moyennant des exonérations d’impôts, auxquelles s’ajoutent les spahis qui accompagnent le Bey et sa mahalla 2 lors du camp fiscal et les zwawa , Berbères recrutés dans le nord du pays et jusqu’en Kabylie. Tout en réprimant les velléités de dissidence, les Mouradites ont poursuivi une politique d’alliance avec les tribus arabo-berbères, estimant nécessaire de renforcer leur ancrage local pour s’affranchir plus facilement des revendications des janissaires et de la suzeraineté de la Porte. On comprend dès lors que la politique de la Régence ait été rythmée par l’affrontement entre partisans d’une

indigénisation du trône et défenseurs de la prépondérance turque 3 incarnée par son aristocratie militaire . Pendant deux cents ans, car elle s’est poursuivie sous les Husseinites, la lutte a pris différentes formes, ses protagonistes instrumentalisant plus d’une fois les rivalités dynastiques pour faire gagner leur camp. La mort de Mourad II en 1675, dont le règne fait figure d’apogée de la dynastie, donne le signal d’une guerre civile longue de vingt ans. Elle met d’abord aux prises deux de ses fils et son frère qui se disputent la succession, puis ses fils contre le Dey Ahmed Chelbi qui veut rétablir la prééminence turque, mais qui est défait et mis à mort en 1686. Enfin, 4 en 1694-1695, le kahia Ben Choukr, haut dignitaire de la cour, s’empare du pouvoir avec l’appui de Tripoli et d’Alger et saigne sans 5 ménagements le pays. C’est la deuxième occasion qu’a l’odjak d’Alger d’intervenir dans les affaires de son voisin. En novembre 1694, ses troupes prennent et dévastent Tunis et réclament pour prix de leur départ un tribut d’un tel montant que le pays en sort ruiné. Déjà éprouvées par les rapines de Ben Choukr, les populations se révoltent et ramènent au pouvoir les Mouradites. Mais les querelles de succession – qui recoupent l’antagonisme de deux lignes politiques – reprennent de plus belle jusqu’à ce que Mourad III finisse par triompher de son rival Ramdhan Bey (1696-1699). Le règne de ce despote cruel et probablement désaxé, investi à l’âge de dix-huit ans et 6 véritable personnage shakespearien , ce qui ne l’a pas empêché d’être parfois fin politique, est le dernier de la dynastie. Il est tué en 1702 par les hommes de l’agha Ibrahim Cherif, l’un de ses proches collaborateurs, lequel en profite pour liquider tous les membres de la famille mouradite qui n’avaient pas péri lors de leurs sanglantes luttes intestines. De 1702 à 1705, le monarque autoproclamé – qui cumule les titres de bey, de dey et de pacha – rompt avec la politique probédouine de Mourad III, dont la mère appartenait à la tribu des

Hanencha, pour favoriser la minorité turque et restaurer le pouvoir de son aristocratie militaire. Fidèle officier des Mouradites dont il partage la vision politique et inquiet des effets de ce revirement et de la reprise des hostilités par Alger, l’agha Hussein Ben Ali Turki se fait proclamer Bey le 10 juillet 1705, fondant ainsi la dynastie husseinite qui occupera le trône tunisien jusqu’à la proclamation de la République en 1957, un an après l’indépendance.

LES HUSSEINITES, UNE DYNASTIE TUNISIENNE ? Malgré son nom, Hussein Ben Ali n’est pas turc. Mamelouk par son père, un converti candiote, il est arabe par sa mère, petit-fils et neveu de chefs bédouins de l’Ouest. Ayant commandé les troupes d’auxiliaires tribaux, il connaît parfaitement le pays profond, ce qui en a fait durant une grande partie de sa carrière un véritable « officier des affaires 7 10 indigènes » selon l’expression de l’historien Azzeddine Guellouz . Il convient de se pencher sur la politique d’équilibre qu’il a menée durant son règne entre des forces ethno-politiques antagoniques et les obstacles qu’il a rencontrés, entraînant une fois de plus la Régence dans une longue guerre civile, avant qu’elle ne retrouve la paix avec ses successeurs. Mais cette paix, servie par une grande stabilité dynastique et institutionnelle – hormis les deux crises qui la mettent un moment en danger, huit souverains seulement se succèdent entre 1705 et 1830 – sert à gouverner une société hétérogène, dans laquelle les communautés différentes se côtoient sans se connaître et dont les contentieux sont intrumentalisés par les puissances désireuses d’accroître leur influence dans la Régence. Outre les ingérences étrangères qui font sentir leurs effets sur l’économie, la Tunisie oscille e e du XVII siècle au début du XIX siècle entre périodes de prospérité et crises profondes, sanitaires et frumentaires, qui la fragilisent au point que certains historiens ont parlé de société « en voie de sous11 développement ».

En politique intérieure, Hussein Ben Ali a le temps, avant la crise qui va l’emporter, de poursuivre la politique mouradite qui a reposé sur 8 trois piliers : l’autonomie à l’égard d’Istanbul , le caractère monarchique du régime et la recherche simultanée du soutien des populations arabes et des mamelouks, accompagnée d’une quête d’équilibre entre les différentes composantes de la population. Pour se concilier la communauté d’origine turque, il augmente les émoluments du Dey dont la fonction reste honorifique, de même qu’il consulte régulièrement le Diwan, mais de façon purement formelle. Il partage les postes clés du pouvoir entre mamelouks et Arabes, tout en encourageant le mariage des Turcs avec des filles du pays pour accroître le nombre des Kouloughlis, cette population métisse qui sert de passerelle entre les communautés. Quant aux Turcs de souche, ils sont éliminés de son entourage à l’exception de son biographe officiel, Hussein Khodja. Cette stratégie d’équilibre est cependant mise en échec à la faveur d’une querelle dynastique qui la rompt durablement. Au moment où il prend le pouvoir en 1705, Hussein Ben Ali n’a pas d’enfant mâle et choisit d’élever son neveu Ali à la fonction de Bey du camp, c’est-à-dire de prince héritier. Mais son mariage avec une captive génoise lui donne par la suite quatre fils. Vers 1725, quand son aîné Mohamed Er-Rachid arrive à l’âge adulte, il choisit d’en faire son successeur au détriment d’Ali qui reçoit en compensation le titre de pacha. Ce dernier refuse de s’en contenter et fait sécession en février 1728 en quittant Tunis avec son fils Younès pour rejoindre le Djebel Ousselat d’où il entame une campagne contre son oncle. La rivalité successorale se transforme alors en guerre civile qui met aux prises les tribus husseiniyas – fidèles du Bey, et les Bashiya –, partisanes du Pacha. Dix-huit mois de combats entre avril 1728 et août 1729 se soldent par une défaite des troupes d’Ali Pacha qui se réfugie à Alger pour échapper à la sanction beylicale et, aidé par le Dey

trop heureux d’interférer dans les affaires tunisiennes, prend la tête du parti turc marginalisé par Hussein Ben Ali. Recommence alors, entre 1735 et 1740, une nouvelle guerre civile. En mai 1735, Ali Pacha et les troupes algériennes pénètrent en Tunisie, prennent Le Kef, entrent à Tunis en août, pillent la capitale, et le vainqueur s’installe sur le trône à la place de son oncle réfugié à Kairouan. En mai 1740, son fils Younès s’empare de la ville et tue son grand-oncle. La victoire d’Ali Pacha, qui a entre autres pour conséquence d’accentuer la mainmise d’Alger sur la Régence, peut s’expliquer par la somme de frustrations provoquées par la politique de Hussein Ben Ali, qui a donné à son rival les forces dont il avait besoin pour l’emporter. En favorisant les tribus bédouines au détriment d’autres éléments de la population, le premier bey husseinite s’est en effet attiré l’hostilité de larges secteurs de cette dernière : tandis que les paysans sédentaires goûtent peu ce favoritisme, les Andalous et les citadins en général – inquiets de la montée du « danger » bédouin et mécontents de l’interventionnisme beylical en matière économique – ont souvent fait cause commune avec les Turcs durant cette période dans le but de sauvegarder leurs intérêts. Enfin, Ali Pacha a réussi à rallier certaines tribus – Ousselat, Ouled Ayar, Amdoun – moins gâtées que les Drid, les Zlass, les Hammama ou les Ouled Aoun, fers de lance des troupes Husseiniya. Mais il prend les rênes d’un pays fracturé, et les contentieux révélés par la guerre entre Husseiniya et Bashiya seront appelés à durer bien au-delà de la mort des princes qui les ont utilisés. On retrouvera en effet ces mêmes conflits entre soff – ainsi qu’on appelle les alliances de tribus – au moment de la grande insurrection de 1864 dont il sera plus loin question. En 1735, les fils de Hussein se réfugient à leur tour à Alger. Quant à Ali Pacha, après avoir gouverné en s’appuyant sur les janissaires et en restaurant les usages de l’époque turque, il décide en 1743 de réduire

leur pouvoir devenu exorbitant et réprime férocement leur tentative de mutinerie à l’annonce de leur marginalisation. Ce retournement de situation et la politique anti-turque menée désormais par Ali Pacha fournissent aux fils de Hussein l’occasion de prendre à leur tour, à partir d’Alger, la tête du parti turc. Aidés par le Dey d’Alger et le Bey de Constantine, ils échouent une première fois en 1746 à reconquérir la Tunisie. Il leur faut attendre dix ans encore pour qu’en 1756, les troupes algériennes s’emparent à nouveau de Tunis et livrent une fois de plus la capitale à une mise à sac encore jamais égalée en violence selon les chroniqueurs de l’époque. Ali Pacha est exécuté et Mohamed Er-Rachid, le fils aîné de Hussein Ben Ali, revenu en Tunisie dans les fourgons de l’armée algérienne, monte enfin sur le trône de la Régence. Mais cet homme que l’on a dit sensible et cultivé est épuisé par ses années d’épreuves. Traumatisé par les horreurs commises par les troupes d’Alger lors de la prise de Tunis, il en aurait conçu un dégoût définitif pour le pouvoir dont il laisse l’exercice quotidien à son frère Ali. Durant son court règne (1756-1759), il tente toutefois d’apaiser les rancœurs et de remettre de l’ordre dans un pays dévasté par des années de guerre, en empêchant la milice turque de restaurer ses privilèges et en prônant l’unité du pays fondée sur la reconnaissance par tous de la légitimité de la dynastie. Selon Azzeddine Guellouz, ce n’est pas de restauration de la branche aînée qu’il faut parler en 1756, mais de véritable instauration de la dynastie 12 et de l’État husseinites . Quelques crises émailleront cependant ce processus de réconciliation, dont la plus grave – provoquée par l’insurrection du petit-fils d’Ali Pacha – a lieu entre 1759 et 1762 et se solde par une sanglante répression des tribus demeurées Bashiya. À cette occasion, tous les habitants du Djebel Ousselat sont déportés et e l’accès à leur montagne sera interdit jusqu’à la fin du XIX siècle. Quant à la Porte, qui a plus d’une fois tenté d’œuvrer en faveur du parti turc,

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elle se résout à soutenir la politique d’unité nationale de Mohamed ErRachid, estimant qu’elle a plus à gagner à la stabilité de la Régence sous la houlette d’une dynastie locale qui n’est pas hostile à sa suzeraineté qu’à la perpétuation de conflits qui achèveraient de la ruiner. On notera que, pour la première fois depuis l’occupation turque, les beys de Tunis sont considérés par Istanbul comme des autochtones, alors que les Husseinites ont constamment souffert d’être perçus par une majorité de la population comme une dynastie d’origine étrangère. Dès cette époque, ils sont pourtant davantage intégrés au terreau tunisien que leurs prédécesseurs puisque la cour a abandonné à e la fin du XVII siècle l’usage de la langue turque pour adopter l’arabe. Pour autant, le parti turc ne s’est pas résigné à sa défaite. Il tente encore à plusieurs reprises de reprendre le pouvoir, en 1811 notamment, à la faveur d’une révolution de palais avortée. Pour s’en protéger, le Bey s’entoure d’une garde de mamelouks composée de Circassiens, de Géorgiens, de renégats européens ou venus des provinces balkaniques de l’empire, ce qui annonce la puissance qui sera e la leur durant le XIX siècle. À la suite de sa victoire, les conditions humiliantes qu’a imposées à Tunis le Dey d’Alger pour prix du départ de ses troupes n’améliorent pas la situation du pays. Le traité de 1756 stipule que la Régence doit lui envoyer deux bateaux chargés d’huile par an, que les navires tunisiens doivent réduire la hauteur de leurs mâts et qu’il est interdit au Bey de Tunis de relever sur les frontières les fortifications détruites pendant la guerre. Cette quasi-tutelle algérienne se prolonge pendant cinquante ans, jusqu’à ce que le Bey Hamouda Pacha suspende en 1806 les envois d’huile, rallonge les mâts de ses navires et ordonne la reconstruction des fortifications frontalières. Après la déclaration de guerre à Tunis du Dey Ahmed Khodja, le conflit ouvert ou larvé dure jusqu’à ce qu’en 1821 la paix soit rétablie sous les auspices de

Constantinople. Les Algériens, ou plutôt le pouvoir turc d’Alger, n’ont donc cessé d’utiliser les guerres de succession chez son voisin pour tenter d’en influencer les destinées. Les deux longs règnes d’Ali Bey II (1759-1782) et de Hamouda Bey, plus connu sous le nom de Hamouda Pacha (1782-1814), ont été les plus calmes et les plus prospères de cette période de l’histoire de la Tunisie, malgré la récurrence des révoltes intérieures et des rivalités entre les différentes factions rattachées au pouvoir. Le retour de la paix, favorisant une relance de l’économie qui avait tant souffert du long conflit civil de 1735-1756, a remis la Régence debout. Pourtant, c’est sous ces deux grands beys que s’aggravent les fragilités du pays, dues à l’immobilisme des structures économiques, à la fragmentation de la société et aux ambitions des puissances européennes que les deux souverains ont cru pouvoir utiliser sans avoir pris la mesure du caractère insatiable de leurs appétits. Après le bref intermède d’Othman Bey (septembre-décembre 1814), dernière crise dynastique avant que ne prévale définitivement la règle de succession par primogéniture, les deux règnes de Mahmoud Bey (1814-1824) et de Hussein Bey II (1825-1835) vont révéler ces faiblesses au grand jour et provoquer l’électrochoc réformiste entamé en 1835 avec Ahmed Bey. Renouant avec la politique de Hussein Ben Ali durant ses premières années de règne, Ali Bey tente – tout en renforçant l’autorité de l’État – de concilier l’allégeance à la Porte avec un traitement à peu près égalitaire des communautés coexistant dans la Régence. Pour se concilier une population épuisée par des années d’épreuves, il proclame en montant sur le trône une amnistie fiscale et répartit la charge de l’impôt de façon moins inéquitable. En matière économique, il s’éloigne de l’interventionnisme du premier Husseinite dont le système du mouchtara obligeait les agriculteurs à vendre à l’État un contingent de céréales à prix fixé quels que soient les fluctuations du

marché et le niveau de la récolte, et restaure la liberté du commerce intérieur, ce qui lui vaut la sympathie des ruraux et des commerçants. Sur le plan politique, c’est sous son règne que s’affirme la fulgurante ascension des mamelouks dont la caste va diriger l’État jusqu’à l’instauration du Protectorat. La présence au gouvernement de ces affranchis d’origine allogène éduqués à la cour dans le but d’être placés aux plus hautes fonctions n’est pas une innovation husseinite, mais ils prennent à partir des années 1760 une importance qu’ils n’ont encore jamais eue et qui ne se dément pas durant plus d’un siècle. L’un d’eux, le Géorgien d’origine Mustapha Khodja, devient Premier ministre d’Ali Bey et le demeure sous Hamouda Pacha. Un autre, Youssef Saheb Tabaa, né moldave, va jouer sous le règne de ce dernier un rôle qui le conduira au sommet du pouvoir avant de précipiter sa chute. Mais il faut noter qu’Ali Bey et son successeur sont les premiers, depuis la conquête ottomane, à avoir promu une stratégie d’alliance avec les élites locales en nommant à des postes stratégiques des personnalités qui en sont issues, appartenant en particulier à quelques grandes familles des villes de province dont ils se sont assuré la fidélité en leur affermant entre autres les monopoles de l’État. Enfin, leur politique religieuse, esquissée par Hussein Ben Ali, leur a obtenu le soutien du puissant corps des oulémas malékites, 13 entièrement composé de notables indigènes , contrairement aux autorités religieuses hanéfites toutes d’origine turque. Dotés d’avantages financiers – exonérations d’impôts et salaires pour les enseignants – et de primes en nature, ces gestionnaires d’une sphère religieuse la fois conservatrice, légitimiste et attachée à l’ordre, qui contrôlent l’enseignement et une partie de la justice, ont été des soutiens sans faille du pouvoir contre toutes les velléités de dissidence tribale, d’autant plus réprouvées que les Oulémas « représentent l’islam 14 scriptural des lettrés notables citadins ». Ils ont également soutenu la

contre-offensive de Hamouda Pacha contre le prosélytisme wahhabite, cette branche extrémiste du sunnisme apparue dans la péninsule Arabique dans les années 1750 et décidée à rallier à sa cause l’ensemble du monde musulman. Dès l’apparition dans la Régence de cette version sectaire de l’islam, les autorités malékites ont rédigé contre elle une réfutation théologique, comme l’avait fait peu avant l’université d’El Azhar au Caire. Cette politique de neutralisation des autorités religieuses par la séduction n’a cependant pas valu, de la part des beys, soumission à la doxa malékite. En effet, alors que les Oulémas sont farouchement hostiles aux pratiques tournant autour du culte des saints et à toutes les expressions aux relents de paganisme de la religion populaire, les beys, à l’instar de leurs lointains prédécesseurs hafsides, comblent de faveurs les confréries religieuses dont certaines e ont sur les populations une immense autorité. Comme le XIII siècle, les e

e

et XVIII siècles ont été une période d’essor du confrérisme. De nouvelles grandes zaouïas sont fondées, dont celle de Sidi Ali Azouz à 10 Zaghouan ou celle de Sidi Saad, ancien esclave noir que les abid adoptent pour patron, dont la zaouïa du Mornag dans les environs de Tunis devient le siège d’un culte très fréquenté. Faisant révérence au caractère sacré des marabouts et respectant le droit d’asile dont sont dotées les zaouïas, les beys de l’époque restaurent dans la capitale celles des saints les plus réputés comme Sidi Mahrez et Sidi Bou Saïd al-Béji, et ne manquent pas de rendre visite aux plus importantes d’entre elles lors des grandes fêtes religieuses. De même qu’ils savent utiliser les Oulémas, ils se servent de l’influence maraboutique comme outil de contrôle des populations dans les zones les plus rétives à leur autorité, où les cheikhs des confréries les plus importantes sont souvent des quasi-monarques locaux. Cette politique de maintien d’un équilibre entre la minorité hanéfite toujours titulaire de la charge de grand mufti, l’orthodoxie XVII

malékite majoritaire et la religion populaire incarnée par l’islam confrérique, n’a pas été incompatible avec une autonomisation de l’État par rapport aux dogmes religieux. Dans ce domaine, les Husseinites ont poursuivi la politique mouradite de sécularisation du droit, en matière fiscale notamment où les impôts sont de plus en plus déconnectés des normes charaïques. L’impôt de capitation, la zijia, en principe réservé aux seuls non-musulmans, est ainsi étendu à l’ensemble de la population, excepté les segments des couches dominantes qui en sont exemptés. Le droit de propriété s’adapte également à l’évolution socioéconomique avec la création de l’institution de l’enzel qui permet d’aliéner les biens habous, en théorie inaliénables, ou de les transmettre aux héritiers contre le paiement d’une rente perpétuelle. Cette stabilité politique et institutionnelle, d’abord dans les années pacifiques du règne de Hussein Ben Ali puis dans la seconde moitié du e XVIII siècle, que la Tunisie n’avait pas connue depuis longtemps, lui a permis de retrouver sa prospérité, compromise cependant dès le début e du XIX siècle par la fragilité des bases sur lesquelles elle a reposé.

VILLES ET CAMPAGNES, DEUX SOCIÉTÉS ÉLOIGNÉES L’UNE DE L’AUTRE Depuis la conquête turque à laquelle les raïs ont servi de bras e séculier et jusqu’à la fin du XVIII siècle, une part essentielle de l’économie a été fondée sur la course qui remplit les caisses de l’État et fait vivre des secteurs entiers de la population urbaine, experts en toutes sortes de négoces dont le trafic des êtres humains constitue l’épine dorsale. Course et commerce légal sont en fait étroitement liés, procurant de substantiels bénéfices aux « États barbaresques » comme on les appelle en Europe, mais aussi aux États européens qui arraisonnent leurs navires et font main basse sur leurs cargaisons. Nombre de leurs ressortissants se sont d’ailleurs convertis à cette lucrative activité, en particulier les Maltais et les Italiens, si bien que

les commerçants musulmans sont souvent amenés à naviguer sous pavillon chrétien pour les éviter. On a donc pratiqué la course des deux côtés de la Méditerranée jusqu’à ce que le développement du commerce occidental au long cours et la nécessité de sécuriser des itinéraires devenus stratégiques conduisent les puissances européennes à s’y opposer. Les plus gros armateurs des navires de la Régence ont été, de la conquête ottomane à l’interdiction de la course, les dignitaires du pays : les beys eux-mêmes, leurs ministres, et les caïds des grandes familles fortunées comme les Jellouli de Sfax ou les Ben Ayed de Djerba. Armateurs, commandants de navires, marins, négociants et intermédiaires constituent une importante population vivant de tous les types d’échanges qu’abritent les villes littorales. Ceux qui s’adonnent à ces activités viennent s’ajouter à la communauté andalouse et aux militaires et fonctionnaires mamelouks recrutés par le pouvoir beylical pour donner à Tunis, et dans une moindre mesure aux autres cités côtières, un aspect cosmopolite où se mêlent tous les peuples du pourtour méditerranéen, Italiens, Grecs, Maltais, Espagnols en particulier. Avec 100 000 à 120 000 habitants au début du e XIX siècle, la capitale de la Régence est la métropole la plus importante du nord de l’Afrique, d’autant que la Tunisie est toujours, et de loin, le pays le plus urbanisé du Maghreb avec 15 % à 20 % de sa population 11 composée de citadins . Du fait des nombreuses conversions à l’islam gonflant le nombre des renégats dont beaucoup se recyclent dans l’activité corsaire, les chrétiens libres sont moins nombreux que les e e captifs aux XVII et XVIII siècles. e

Au milieu du XVII siècle, on compte environ 10 000 captifs chrétiens à Tunis, avant que leur nombre ne diminue puis ne e réaugmente à la fin du XVIII siècle, jusqu’à l’interdiction définitive de la course par le congrès d’Aix-la-Chapelle en 1819. Dans la seconde

moitié du

XVII

e

15

siècle, ils sont répartis entre treize bagnes , chacun

doté de sa chapelle, et qui appartiennent aux membres de la cour, à l’institution du Diwan, aux armateurs et aux commandants des navires e de course. Mais, à la fin du XVIII siècle, l’habitude a été prise de loger les captifs chez leurs maîtres ou dans des masures de fortune édifiées aux abords de la ville. Les chrétiens libres n’ont pas dépassé, pour leur part, le nombre total de 4 000. À cette population s’ajoutent les milliers de négociants installés dans la capitale et dans les autres ports. Les plus nombreux sont les juifs livournais, dont l’installation a été encouragée par les premiers e deys ottomans et par les Mouradites, puis au XVIII siècle, en particulier par Hamouda Pacha qui fait construire à leur intention des logements dans les zones limitrophes de la Hara, le quartier juif de Tunis. Au e XIX siècle, une seconde vague de juifs livournais, de culture italienne ceux-là alors que les premiers étaient des Espagnols passés par l’Italie, vient augmenter la population juive d’origine européenne. À part les 12 Grana, c’est ainsi qu’on appelle les juifs livournais , les commerçants e italiens – surtout génois et pisans – sont nombreux au XVII siècle, de même que les Catalans et les Provençaux, avant que ne les rejoignent à e partir du XVIII siècle de plus en plus d’Anglais et de Hollandais à la suite de la signature en 1662 de deux traités avec les Pays-Bas et l’Angleterre assurant à leurs ressortissants la sécurité du commerce. À e partir du XVIII siècle, pratiquement tous les étrangers vivent sous le régime des Capitulations, ces privilèges accordés en 1534 par Soliman er le Magnifique au roi François I en échange de son soutien contre les Habsbourg, consistant au départ en la liberté de séjour dans l’Empire ottoman, la liberté religieuse, l’inviolabilité du domicile et la possibilité de transmettre son patrimoine à ses héritiers. À mesure que s’accroît l’influence des puissances européennes sur le gouvernement de la

Régence, les Capitulations ne cessent d’inclure de nouveaux privilèges et auront été un puissant vecteur de leur mainmise sur le commerce extérieur de la Tunisie. Les fondouks des étrangers sont regroupés à Tunis dans le quartier franc qui, vu leur nombre, s’est beaucoup étendu en lisière de la ville du côté de la « Porte de la mer », et occupe à la fin e du XVIII siècle une assez vaste superficie. Les minorités autochtones, enfin, ajoutent à la diversité de la population urbaine. Les juifs indigènes, estimés à 15 000 à Tunis – soit presque la moitié des juifs indigènes du pays au début du e 16 XIX siècle –, vivent sous le statut de la dhimma censé les protéger, réservé en droit musulman aux « gens du Livre », c’est-à-dire les juifs et les chrétiens, contre paiement d’un impôt de capitation spécifique, la zijia. Mais, tandis que les chrétiens y ont pour la plupart échappé, soit qu’ils aient été placés sous la protection des Capitulations, soit qu’ils aient bénéficié du statut moins stigmatisant de millet répandu dans tout l’empire, les juifs y sont restés soumis. Cette communauté, toujours discriminée malgré la similitude des genres de vie avec la majorité musulmane, exerce en général des petits métiers artisanaux et commerciaux. Elle est également spécialisée dans la bijouterie, l’orfèvrerie et est chargée de la frappe des monnaies du fait de l’interdit musulman pesant sur les gains réalisés avec les métaux précieux, assimilés à l’usure. C’est également à cause de l’interdit charaïque du prêt à intérêt que les juifs ont été des intermédiaires financiers, d’où 13 l’accusation récurrente d’usure qui les a frappés. Ces Twansa , comme on les appelle par opposition aux Livournais qui bénéficient des protections consulaires et ne se mêlent pas aux juifs locaux, appartiennent en partie aux petites classes moyennes de l’époque, et si certains se sont hissés à des postes prestigieux, la majorité vit dans la e pauvreté si bien qu’au XIX siècle, la Hara est un des quartiers les plus misérables de la capitale. Administrés par un caïd choisi parmi eux – en

général le receveur général des Finances qui est toujours un juif –, possédant leurs propres tribunaux en matière de droit de la famille mais soumis pour le reste à la justice charaïque, ils constituent, selon les termes d’un historien de la période, « un groupe social 17 intermédiaire entre la population musulmane et les Européens ». L’autre population – devenue autochtone – à constituer un groupe important à Tunis est celle des Noirs, esclaves ou affranchis. Même s’il e a connu un recul à partir du XVI siècle, le commerce caravanier entre le nord et le sud du Sahara – dominé par la traite des esclaves mais important aussi vers la Tunisie de l’or, de l’ambre, de l’ivoire, du musc, du cuir et des plumes d’autruche – n’a jamais disparu. Jusqu’au début e du XIX siècle, deux à trois caravanes d’esclaves arrivent annuellement à Tunis, dont une partie est réexportée vers l’Orient et les autres vendus à la criée dans les souks. Selon les sources, la population noire totale e compte entre 100 000 et 150 000 personnes au début du XIX siècle, pour la plupart originaires du royaume du Bornou et du Fezzan, et 10 000 à 50 000 d’entre elles sont encore esclaves à la veille de 18 l’abolition en 1846 . Sauf dans les oasis du Sud où ils sont affectés à des tâches agricoles, les esclaves noirs répondent surtout à des besoins citadins et domestiques, le fait d’en posséder étant en ville une marque de notabilité et « un aspect du train de vie des groupes sociaux 19 dominants ». Depuis les Hafsides, les souverains les ont également employés dans les détachements d’élite de leur garde et comme serviteurs dans leurs harems. À Tunis, leur responsable est l’agha des Noirs, qui est souvent le premier eunuque du Bey. Mais, quels que soient leur fonction ou leur statut juridique, les Noirs sont relégués dans une position inférieure, la perception sociale dominante ne voyant en eux que des serviteurs corvéables à merci. Certes cosmopolite, la société urbaine tunisienne de l’époque husseinite est

donc strictement hiérarchisée, chaque communauté occupant au sein de cette hiérarchie des statuts et des fonctions assignés. Dans ces Babel citadines, chaque groupe parle son propre idiome. L’arabe, évidemment dominant, est lui-même divisé entre la langue savante et les versions dialectales, parlers urbains, dialectes bédouins pour les populations ayant migré des campagnes à la recherche de travail et de pain, judéo-arabe des Twansa. Même en ayant fait souche, certaines populations ont gardé leur langue d’origine, à l’instar des Andalous qui ont continué longtemps de parler l’espagnol, ainsi que le 20 rapporte le voyageur français Jean-André Peyssonnel en 1724 . Dans les milieux du négoce et dans toutes les sphères politiques et économiques en contact avec les étrangers, la communication se fait dans la lingua franca usitée sur tout le pourtour méditerranéen. Peyssonnel encore relate ainsi sa rencontre avec le Bey au palais du Bardo : « Comme le Bey régnant aujourd’hui parle italien ou petit moresque qui est un italien corrompu mêlé de français et d’espagnol, 21 nous conférâmes avec luy sans avoir besoin de truchement . » La physionomie même des villes, surtout de Tunis, témoigne de la e multiplicité des influences qu’elles reçoivent. À partir du XVI siècle, le riche patrimoine architectural et décoratif de la capitale emprunte aux modes de toute la Méditerranée, espagnoles d’abord avec les Andalous, puis de plus en plus italiennes, vu le nombre croissant d’habitants de la péninsule qui s’y installent. Grandes familles, dignitaires, négociants fortunés font appel à des architectes, des peintres et des décorateurs italiens, et le style italianisant s’impose dans nombre d’édifices e e patriciens et de palais princiers construits du XVII au XIX siècle. Il en reste d’importants vestiges, et l’on peut encore longer dans certaines rues bordant la médina de Tunis des façades qui font songer à Gênes, à Naples ou à Palerme.

CONDITION FÉMININE ET ORGANISATION FAMILIALE

Cette description de la population des villes de la Régence ne tient compte que de la moitié de leurs habitants. Les femmes, en effet, n’y figurent pas. L’insignifiance de la recherche dans ce domaine nous interdit, hélas, de donner des indications précises sur la société féminine urbaine de l’époque, hormis le fait que l’organisation sociale de la population musulmane repose sur une stricte séparation des sexes. Dans les milieux nobiliaires et fortunés et dans les couches moyennes, la claustration des femmes et leur exclusion de l’espace public est la règle, et l’architecture domestique est organisée en fonction de cet usage. Chez les couches populaires en revanche, l’obligation est moins pesante, pour des raisons économiques notamment car les femmes doivent contribuer par leur travail extérieur à l’entretien du foyer. Dans ces milieux, leur condition se rapproche davantage de celle des femmes rurales dont la liberté de circulation est plus grande et les obligations vestimentaires quasiment inexistantes, leur sortie dans l’espace public n’étant pas conditionnée au port du voile. Au contraire, le travail aux champs l’interdit, et les paysannes circulent vêtues de leur mélia aux couleurs vives, constituée de deux pièces d’étoffe drapées autour du corps et retenues par des fibules, et la tête simplement couverte d’un fichu, antique costume berbère adopté par les Arabes. Dans les campements nomades, les espaces de circulation sont mixtes, hommes et femmes pouvant s’y rencontrer. Leur relative liberté dans les zones rurales n’empêche pas leur exploitation économique puisqu’elles cumulent les tâches agricoles, l’entretien du petit élevage et le travail artisanal, cardage de la laine et fabrication des tapis et des tentes, tissage et confection des vêtements, et la transformation des céréales en produits alimentaires comme la fabrication du couscous. Les règles successorales les éloignent en outre de l’accès aux patrimoines fonciers, d’autant que l’inégalité coranique privilégiant les héritiers de sexe masculin est encore jugée trop

généreuse pour les femmes à qui revient légalement une part inférieure de moitié à celle des hommes – et contournée par le biais des habous dont l’usufruit est réservé aux hommes de la famille ou du clan. Est-ce à dire que, du fait de leur absence de la sphère publique, les femmes n’ont eu aucune existence sociale ? Comme dans toutes les sociétés traditionnelles structurées par les logiques patriarcales, leur influence s’exerce d’autres façons et peut être importante, mais sans jamais franchir les limites assignées à leur sexe ni contrevenir au primat de la domination masculine. L’histoire a gardé la trace de plusieurs de ces mères ou épouses – car c’est seulement ainsi qu’elles existent – ayant joué un rôle à la cour beylicale. C’est le cas de la princesse Amina, sœur de Hamouda Pacha et épouse de Mahmoud Bey qui, selon un chroniqueur de l’époque, « était très aimée du peuple à cause de sa charité infatigable et de son intelligence, dont on citait de 22 lumineux exemples ». Elle aurait activement œuvré en faveur de son époux lors de la brève guerre de succession consécutive à la mort de Hamouda Pacha en 1814. De même Fatima, l’épouse préférée de Hussein II, morte en couches en 1827, aurait eu un grand ascendant sur son mari, au point que le consul de France signale sa mort en écrivant que « le Bey était profondément affligé par la perte d’une femme […] qui avait acquis une telle influence sur son esprit qu’elle 23 gouvernait plus que lui-même ». Alpha et oméga de l’organisation sociale, le patriarcat n’impose donc pas les mêmes contraintes aux femmes dont le quotidien diffère selon qu’elles sont rurales ou citadines et selon la couche sociale à laquelle elles appartiennent. Statistiquement, le voile est en tout cas porté par une minorité d’entre elles car, si importante soit-elle, cette société urbaine composite ne représente elle-même qu’une minorité de e 24 la population, estimée à 1,5 million à la fin du XVIII siècle , pour

tomber à un million au milieu du

XIX

e

siècle

14

à la suite d’une série

d’épidémies et de crises alimentaires. La majorité vit donc en milieu rural partagé entre les régions sédentaires et les steppes, domaine des grandes tribus qui occupent la majeure partie du territoire tunisien. Les plaines littorales et les oasis du Djérid – où la vie sédentaire a progressivement regagné du terrain e après les invasions du XI siècle – sont vouées à l’agriculture intensive, fruitière et maraîchère, et à l’oléiculture pratiquées par des populations villageoises qui ont des liens étroits avec les villes voisines. Dans le nord du pays, populations nomades et sédentaires sont plus ou moins mêlées. Dans le centre, la côte appartient aux sédentaires et la densité de l’occupation villageoise est très importante au Sahel dont les habitants n’ont jamais connu la vie nomade. Le monde tribal, qui vit essentiellement de l’élevage transhumant et de l’agriculture extensive là où elle est possible, est loin d’être étanche et entretient des relations avec son environnement villageois et urbain. La vitalité des marchés hebdomadaires où, dans tout le pays, pasteurs, agriculteurs et artisans font commerce de leurs produits atteste du caractère très relatif de son cloisonnement. Il n’en a pas moins ses logiques propres. La famille agnatique en est la base, plusieurs familles constituant des sous-fractions et des fractions de tribus, ces dernières se reconnaissant dans un ancêtre commun. L’endogamie pratiquée au sein de chaque groupe tribal en assure l’homogénéité et évite autant que faire se peut le morcellement foncier. Ces sociétés se caractérisent aussi par une structure hiérarchique dans laquelle l’âge donne le pouvoir et où le chef de la famille élargie dispose d’une autorité quasi absolue sur son clan. La société tribale, et plus généralement rurale, se distingue également par des pratiques religieuses encore fortement teintées d’animisme et où rites agraires et usages d’origine chrétienne sont restés en vigueur, même si le sens en a été oublié, comme les tatouages

en forme de croix sur le visage des femmes. Le respect aléatoire des obligations et des interdits charaïques fait place à nombre de pratiques de type magique où les femmes jouent un grand rôle. L’islam maraboutique, dont on a vu les correspondances avec la religiosité populaire, est fortement implanté dans les régions tribales et les zaouïas les plus grandes, fonctionnant comme de véritables entités socio-économiques, agglomèrent autour d’elles d’importants segments des populations agro-pastorales, ce qui a fait dire qu’elles ont constitué 25 des poches de sédentarité au sein du monde nomade . Les niveaux de richesse sont certes différents à l’intérieur du monde rural, qu’il soit sédentaire ou tribal, mais même durant les périodes de prospérité, les structures foncières, les modes d’exploitation et les aléas climatiques ont organisé la précarité de ces populations qui s’est aggravée au e XIX siècle, contribuant au déclin général de l’économie tunisienne.

DE LA PROSPÉRITÉ DU XVIIIe SIÈCLE AU DÉCLIN DU XIXe e Les historiens s’accordent à voir dans le début du XIX siècle un changement complet des paradigmes ayant jusque-là structuré l’économie tunisienne. Outre la multiplication des crises sanitaires et frumentaires aux conséquences catastrophiques, en matière démographique notamment, les structures et les modes de production de l’économie traditionnelle tombent sous les coups des offensives commerciales et politiques européennes, elles-mêmes conséquences du développement d’un capitalisme industriel à la recherche constante de nouveaux marchés. Avant de se donner les moyens de les conquérir militairement, il les envahit dans un premier temps de biens manufacturés issus de ses usines, avec lesquels les produits de l’économie artisanale des pays du sud de la Méditerranée sont incapables de rivaliser. Ainsi, assez rapidement, la Régence de Tunis passe d’une économie relativement équilibrée – ce qui n’empêchait pas

les crises périodiques – fondée à la fois sur les productions et les échanges locaux et sur le commerce transnational, à une économie de traite de plus en plus dépendante des importations qui démantèlent une activité locale vitrifiée par ses archaïsmes. Même si elle n’était plus depuis longtemps le principal pourvoyeur du Trésor, la fin définitive de la course en 1819 ôte en outre à la Régence une partie de ses revenus et la prive d’un outil d’influence en Méditerranée. Agressivité des menées impérialistes, immobilisme économique et social et prélèvements de plus en plus lourds d’un État en quête de nouveaux revenus se conjuguent pour mettre fin à la prospérité qu’avait connue e e le pays dans la seconde moitié du XVIII siècle et au début du XIX siècle, d’autant qu’il n’avait subi ni guerres ni grandes révoltes entre 1756 et 1814. Outre la situation de paix durable sous les règnes d’Ali Bey et de e Hamouda Pacha, la prospérité de la seconde moitié du XVIII siècle a reposé sur une série de facteurs qui ont encouragé un important développement de la production agricole et artisanale et, partant, une vigoureuse activité commerciale. Durant cette période, le pays a également été épargné par les épidémies dont la peste, le fléau le plus meurtrier, qui l’avait frappé à la toute fin de la dynastie mouradite. Elle revient toutefois en 1784-1785, faisant partout des ravages. L’inexistence d’une administration sanitaire, la faiblesse des mesures de quarantaine à l’entrée dans les ports et les conditions effroyables d’hygiène dans les milieux populaires ruraux et urbains ont contribué à e son caractère endémique dans les dernières années du XVIII siècle. Mais c’est en 1818 qu’elle se manifeste à nouveau en force à la faveur de plusieurs années de mauvaises récoltes et d’un appauvrissement général de la population, inaugurant une phase de déclin e 26 démographique après la croissance du XVIII siècle . Un quart de la population tunisoise, d’environ 120 000 personnes au début du

XIX

e

siècle, aurait disparu en 1818 et la population totale de la Régence

aurait été réduite de près de moitié. Si l’on y ajoute d’autres calamités sanitaires comme la variole et le choléra et le retour des années de e sécheresse dans le domaine agricole, la première moitié du XIX siècle aura été pour la Tunisie un véritable désastre démographique, engendrant une désertification des campagnes et une spectaculaire contraction des surfaces cultivées. Elles n’ont pourtant cessé de croître au siècle précédent, époque où la production céréalière a été assez importante pour que la Régence redevienne exportatrice, renouant ainsi avec une ancienne vocation. Les statuts fonciers et les modes d’exploitation de la terre varient en fonction des cultures et du type d’implantation territoriale des populations. Dans les zones tribales, qui sont en général les moins fertiles, les moins arrosées et les moins densément peuplées bien qu’elles abritent un peu plus de la moitié de la population, la propriété 15 collective arch est de rigueur et les terres sont essentiellement vouées à l’élevage du mouton et aux cultures dérobées d’orge et de blé dur. En revanche, la propriété privée, melk, domine chez les sédentaires, euxmêmes divisés entre petits exploitants dans les zones à forte densité villageoise et dans les oasis du sud et grands propriétaires non résidents dans les plaines du nord vouées à la culture du blé. C’est dans ces exploitations appartenant pour la plupart aux couches dominantes urbaines et occupant les terres les mieux arrosées du pays que les rendements sont les plus élevés. Dans les zones steppiques où domine l’orge, ils sont en revanche très modestes. C’est la raison pour laquelle, dans les régions d’exploitation indirecte les plus riches, le métayer ne se voit octroyer qu’un cinquième du produit du sol une fois déduits les 16 frais de culture, d’où le nom qui lui est donné de khammès , tandis que le métayage au quart (rabaa) domine dans le Centre et le Sud. Dans les régions arboricoles, surtout celles vouées à l’olivier, le

métayage fait place au contrat dit de mgharsa où le propriétaire fournit un terrain nu au mgharsi qui s’engage à planter les arbres et à les entretenir pendant un nombre d’années déterminé au terme desquelles une partie du terrain planté lui revient en pleine propriété. Ce type de contrat a favorisé la fixation des nomades dans les zones oléicoles et a plus tard été utilisé par la colonisation pour accélérer leur e sédentarisation. Dès le XVIII siècle en effet, l’olivier redevient la culture dominante au Sahel, dans la région de Sfax et dans plusieurs parties du nord du pays, faisant de l’huile un des principaux produits d’exportation de la Régence. L’hégémonie de l’olivier n’empêche pas, dans les régions littorales, la grande variété des espèces plantées – arbres fruitiers, cultures légumières et légumineuses –, d’autant que e viennent s’y ajouter à partir du XVIII siècle les produits d’origine américaine comme la tomate, le maïs et le figuier de Barbarie qui s’intègrent rapidement aux paysages et à l’alimentation au point d’en devenir de véritables marqueurs. Malgré la rusticité des méthodes de production et de l’outillage agricole et la modicité des rendements, les exportations de grains e dominent le commerce agricole jusqu’à la fin du XVIII siècle, en dépit de quelques crises qui en entravent la régularité. Quand la disette sévit chez elles, la France et l’Italie du Sud sont les principaux clients de la Régence. Le Bey a cependant le pouvoir d’interdire les exportations céréalières pour éviter les pénuries et assurer la paix publique les années où la récolte est insuffisante, de même qu’il autorise les importations en cas de besoin. Plus souple que le mouchtara de Hussein Ben Ali mais permettant de lisser les disponibilités en grains, aliments de base de la population, cette régulation étatique du commerce céréalier sera férocement combattue par la France, de même que l’ensemble des monopoles beylicaux. La future puissance dominatrice aura gain de cause en 1830, faisant passer les paysans

locaux sous la coupe directe des négociants étrangers. Avec les sécheresses qui affectent la production à partir des années 1815-1820, la Régence devient importatrice de grains et l’huile accède au rang de premier produit d’exportation dont les fabriques de savon de Marseille sont le premier client, absorbant les trois quarts des exportations tunisiennes. Mais le commerce extérieur devient globalement déficitaire à partir de 1814. Le dynamisme de ce dernier avant cette date contraste avec l’atonie des échanges intérieurs dans une économie cloisonnée par le caractère embryonnaire du réseau routier et des infrastructures de transport et largement dominée par l’autosubsistance. La monnaie circule peu dans les campagnes et les échanges s’y font surtout en nature. Les premiers chemins de fer de la Régence seront construits une dizaine d’années seulement avant l’instauration du Protectorat français. Les villes offrent en revanche un tableau plus dynamique et certains secteurs artisanaux e connaissent au XVIII siècle un développement qui leur donne une dimension quasi industrielle. C’est le cas de la fabrication et du commerce des chéchias, ces couvre-chefs masculins de feutre rouge portés dans tout l’Orient et dans l’Afrique soudano-sahélienne, dont la Tunisie est le principal producteur, important une partie de la matière première et exportant partout le produit fini. Cette activité est si 17 importante que l’amin des chaouachi, ainsi qu’on appelle les fabricants, préside de droit le « conseil des dix grands » faisant office en ville de tribunal de commerce auquel sont soumis tous les corps de métiers réglementés par leurs statuts corporatifs. Seul le travail féminin, c’est-à-dire l’artisanat domestique, n’est pas régi par les corporations. Avant l’arrivée sur le marché des produits industriels européens, l’artisanat local répond en grande partie aux besoins de la population et exporte nombre de ses produits dont les tapis de Kairouan, les couvertures de Djerba et du Djérid et les soieries.

L’industrie du tissage, produit de l’économie domestique ou des ateliers artisanaux, est en effet la plus importante du pays, suivie par celles de la céramique, de la vannerie et de la natterie localisée à Nabeul et dans les oasis du Sud. e Le commerce extérieur de la Régence continue au XVIII siècle de s’effectuer sur quelques grands axes, avec cependant une évolution en faveur des Européens qui annonce les changements du siècle suivant. Les échanges nord-sud avec l’Afrique subsaharienne demeurent importants, comme le commerce avec l’Arabie dont les pèlerins maghrébins en route ou revenant de La Mecque sont d’importants opérateurs, Tunis étant une étape sur la route du pèlerinage. Dans l’immense zone partiellement unifiée par la suzeraineté ottomane, le Levant et l’Égypte sont également des destinations importantes pour les productions tunisiennes, et la Régence en importe aussi nombre de produits primaires comme le coton ou manufacturés comme les toiles et autres tissages de Smyrne, de Constantinople ou d’Alexandrie, sans avoir cependant la maîtrise de ces échanges qui s’effectuent sous pavillons européens. D’importantes communautés de négociants tunisiens, surtout djerbiens et sfaxiens, sont installées dans les grandes 27 e villes de l’empire . Jusqu’à la fin du XVII siècle, des avantages douaniers favorisent le commerce avec le monde musulman puisque les importations venant des pays d’islam ne sont taxées qu’à 4 % de leur valeur contre 11 % pour les produits originaires des pays chrétiens. Mais, dès 1685, Français et Anglais ont obtenu une réduction de ces droits de douane et les Européens font progressivement main basse sur le commerce extérieur de la Régence, à tel point que la France – c’est-à-dire les Provençaux et les e Languedociens – en contrôle près des deux tiers à la fin du XVII siècle. Durant tout le

e

XVIII

siècle, viennent d’Europe la laine d’Espagne, le

vermillon du Portugal indispensable à la teinture des chéchias, la quincaillerie et les textiles d’Angleterre. Les échanges avec l’Orient reprennent le dessus à la faveur des guerres révolutionnaires puis napoléoniennes qui embrasent l’Europe de 1789 à 1815, avant que cette dernière n’impose définitivement son hégémonie commerciale. Quelle qu’ait été l’importance des activités e manufacturières qui ont elles aussi porté la prospérité du XVIII siècle, leur dynamisme et surtout leur capacité d’innovation ont été entravés par un système corporatiste ayant pour seul horizon la reproduction des gestes ancestraux et le maintien des hiérarchies qui les organisent. On compte à Tunis plus de 80 corporations comprenant quelque 20 000 patrons, compagnons et apprentis respectant des traditions qui les maintiennent dans le cadre d’une économie précapitaliste. Cet immobilisme n’a pas préparé la production tunisienne à affronter la concurrence européenne qui mettra quelques décennies à peine à la balayer, provoquant une chute de l’emploi et des revenus et une tragique paupérisation des catégories moyennes urbaines vivant en grande partie de l’artisanat et du commerce, entraînées peu à peu dans un inéluctable processus de prolétarisation. Une grande partie de ces couches qui contribuaient à l’aisance des cités et des villages rejoint ainsi le petit peuple des villes bientôt gonflé par une masse grandissante de paysans chassés des campagnes par les disettes et une fiscalité de moins en moins supportable. e Dès la fin du XVIII siècle en effet, à mesure de la baisse des recettes traditionnelles dont celles tirées de la course, le pouvoir beylical se met en quête de nouvelles sources de revenus, et les innovations apportées dans le domaine fiscal commencent à mettre en péril le fragile équilibre socio-économique des campagnes. De fait, l’État reporte sur la société les pressions auxquelles il est lui-même soumis : fruit d’un renversement des rapports de force, plusieurs puissances européennes

cessent de payer les tributs qu’elles versaient au royaume de Tunis e pour prix de certains avantages, les sécheresses du début du XIX siècle et l’amorce de contraction démographique réduisent l’assiette des prélèvements, tandis que l’entrée de plus en plus massive des produits industriels européens provoque un effondrement de la production. La première mesure prise par Hamouda Pacha pour renflouer les caisses, qui n’est pas fiscale mais a promptement des effets catastrophiques, est l’instauration de la vénalité des charges caïdales. Pressés de rentabiliser la dépense d’achat de leur charge, les caïds – devenus des fermiers généraux – et leurs agents pressurent les populations et inaugurent l’ère des abus de toutes sortes pour les faire payer. Si elle a toujours existé sous différentes modalités et grâce à de multiples méthodes de contournement de l’interdit coranique, c’est à partir de cette époque que la pratique de l’usure explose dans les campagnes, achevant de ruiner des paysans déjà fragilisés par les prémisses du retournement de conjoncture. Par ailleurs, aux anciens impôts sur la terre, sur la production et sur les personnes – qui prennent le nom de mejba en 1856 – vient s’ajouter une cascade de taxes nouvelles frappant l’ensemble des activités. Les impôts en nature, tels que l’achour sur les céréales et les légumineuses, sont complétés par des taxes payables en espèces comme le qanoun des arbres qui frappe les oliviers du Sahel et les palmiers dattiers des oasis. En 1819, un nouvel impôt sur l’huile remplace celui sur les oliviers mais, dès 1840, ces deux taxes sur une des productions agricoles les plus importantes du pays s’ajoutent l’une à l’autre, alourdissant davantage la contribution des producteurs qui doivent en outre payer des droits d’octroi sur les produits portés au marché, sans compter les dons d’avènement aux caïds et aux cheikhs et la zakat, la contribution canonique dont tout le monde est tenu de s’acquitter. Une kyrielle d’amendes pour une série de délits fournit également des rentrées

régulières à l’État. Progressivement, il n’est plus un secteur d’activité qui ne soit frappé par une taxe. Les cheikhs et les caïds assurent au niveau local et régional la répartition et la collecte des impôts, non sans une large part de concussion et d’arbitraire et les deux camps fiscaux, celui de l’été pour le nord du pays et celui d’hiver pour le sud se chargent du recouvrement final. Cette ponction de plus en plus lourde opérée sur la richesse bien aléatoire des populations n’aura pas été sans conséquences sur la stagnation économique de la Régence, aggravée par les prétentions grandissantes de ses partenaires européens.

UNE SOCIÉTÉ BLOQUÉE ? Si l’on ajoute à ces faiblesses l’immobilisme caractérisant l’enseignement et le traditionalisme des notables religieux, on comprendra que la Régence se soit trouvée démunie face à la nouvelle e donne mondiale qui s’impose au début du XIX siècle. Dans la Tunisie d’avant 1830, il n’existe pas d’enseignement autre que celui dispensé par les institutions religieuses, et l’État est totalement absent de ce secteur à l’importance stratégique. Certes, l’université théologique de la Zitouna, à l’ancienne et prestigieuse réputation, contribue au rayonnement intellectuel de Tunis, attirant des étudiants venus de tout le monde arabo-musulman. Mais, outre le fait que son enseignement e est dominé depuis le XII siècle par l’orthodoxie acharite qui a enterré toute ambition novatrice, l’aura de cette institution séculaire ne peut masquer les carences de l’instruction dans un pays dont l’écrasante majorité de la population est analphabète. Dans les campagnes, des rudiments sont dispensés aux garçons dans les zaouïas. Dans les villes et dans les villages, l’école coranique (kouttab) est fréquentée par une minorité de la population enfantine masculine qui apprend à lire et éventuellement à écrire par le biais de l’apprentissage du Coran. Les élèves les plus doués, appartenant en général aux couches moyennes

villageoises ou citadines, poursuivent leur formation à la Zitouna où l’enseignement est centré sur les questions religieuses. Ces études supérieures débouchent sur le notariat, sur les métiers de la justice charaïque (cadhi, mufti) ou sur l’enseignement reproduisant aussi à l’identique les disciplines et les méthodes du passé, ce qui a fait dire que le milieu zitounien de l’époque représente l’élite d’une société 28 archaïque . Nombre d’historiens ont d’ailleurs vu dans ces archaïsmes une raison majeure de la stagnation de la pensée tunisienne d’alors qui se résume à l’attachement à un patrimoine culturel réduit à sa seule dimension confessionnelle et confondu avec le mode de vie des 29 ancêtres . Seule l’aristocratie beylicale est apte, au début du e XIX siècle, à maîtriser au moins en partie les codes d’une société et d’une économie mondiales en plein bouleversement. Or elle est le plus souvent d’origine étrangère et les élites intellectuelles autochtones demeurent confinées à la sphère religieuse prisonnière de son passéisme. Le corps des Oulémas reste de ce fait un groupe social et intellectuel très majoritairement conservateur. Entre le conservatisme des élites et une religiosité populaire largement dominée par le maraboutisme qui se résume désormais au culte des saints, l’espace religieux participe donc de l’immobilisme intellectuel caractérisant la société tunisienne. Alors que l’État est contraint à un processus, même minimal, d’adaptation au monde moderne dont les pratiques sécularisantes évoquées au début de ce chapitre sont la manifestation, l’islam des Oulémas comme celui des marabouts s’enfonce dans la 30 sclérose. Peut-on du coup parler, comme l’ont fait certains , d’une évolution divergente entre la sphère religieuse et l’État, la première n’étant contrainte par personne à l’évolution, contrairement au second ? Il ne nous semble pas que l’on puisse aller si loin, du moins pour l’instant, car l’État husseinite, comme les dynasties qui l’ont

précédé, tire une part incontournable de sa légitimité de son caractère musulman. Quels qu’aient été les processus de sécularisation tentés par e e les pouvoirs tout au long des XIX et XX siècles, on verra que ce fondement religieux de l’État aura pesé comme une lourde hypothèque sur toutes les entreprises de réforme, les pouvoirs ayant été incapables de surmonter la contradiction entre leurs ambitions modernisatrices et le carcan religieux sur lequel elles ont buté. Incapable de se déprendre de ce contexte, la vie intellectuelle et e e littéraire des XVII et XVIII siècles aurait donc été d’une assez grande pauvreté. Certains chercheurs ont toutefois voulu voir les prémisses d’une évolution dans les écrits de quelques historiens de l’époque et, en particulier, dans leur rapport au temps et à l’espace. Ibn Abi Dinar, e l’historien tunisien majeur du XVII siècle, et d’autres au siècle suivant, commencent à abandonner le temps cyclique cher à Ibn Khaldoun pour intégrer la logique du temps politique de l’État. Rompant avec la césure 18 de la jahiliya qui ne rend compte que du temps islamique, Ibn Abi Dinar noue le fil d’une mémoire territoriale ifriqiyenne en faisant remonter l’histoire jusqu’à Didon. Chez eux, l’idée d’avenir commence à remplacer celle de l’inévitable recommencement, inaugurant de e nouveaux paradigmes dont les historiens du XIX siècle comme Ibn Abi 31

Dhiyaf seront les héritiers . Malgré quelques frémissements, il ne fait donc guère de doute que les structures socio-économiques de la Tunisie husseinite ne lui ont pas permis de faire émerger une bourgeoisie apte à relever les défis du monde à venir, et que ses structures intellectuelles n’ont pas fourni le terreau d’une intelligentsia capable d’apporter à la société les outils de e son renouveau. Les réformistes tunisiens du XIX siècle arrivent bien tard, et leur origine étrangère les empêchera d’être en phase réelle avec une population arrimée en bien des domaines à la réitération de son passé. En faisant ce constat, nous ne voulons pas signifier que la

trajectoire européenne d’entrée dans la modernité a forcément valeur universelle et qu’il n’est pas d’autre chemin pouvant y mener. Il s’agit là d’un débat qui est loin d’être clos et n’entre pas dans notre propos. Mais il n’en reste pas moins que l’Europe – par un changement radical d’habitus sociétal et technologique – s’est donné les moyens matériels de soumettre à ses logiques et à sa domination des économies et des sociétés n’évoluant qu’à la marge et inaptes de ce fait à relever le gant e d’un impérialisme dont le XIX siècle signe le triomphe.

LA MAINMISE ÉTRANGÈRE SUR UN PAYS AFFAIBLI e

Il faut remonter à la fin du XVI siècle pour suivre les méandres de la mainmise européenne sur la Régence, les tentatives des puissances et surtout de la France pour s’assurer le contrôle de son commerce n’ayant jamais cessé à partir de l’installation du pouvoir ottoman. Sans parvenir à éliminer totalement les autres acteurs européens, cette dernière s’assure progressivement une position dominante portée par l’agressivité de sa diplomatie, aidée en cas de besoin par une brutale politique de la canonnière. Les relations entre les deux rives de la Méditerranée restent cependant relativement équilibrées jusqu’à la fin e du XVIII siècle avant de basculer en faveur du Nord pour les raisons que l’on a évoquées. C’est en 1577 qu’a été créé un consulat de France « auprès du roi de Tunis, La Goulette et Tripoli ». Grâce aux Capitulations de 1535 qui les mettent également à l’abri des juridictions musulmanes, les Français ont depuis cette date le droit de commercer librement dans les possessions ottomanes moyennant le paiement d’une taxe, et le roi de France est officiellement protecteur des catholiques d’Orient, privilèges étendus à la Régence de Tunis à partir de 1577. Mais, tandis que les relations avec les autres États européens et les grandes cités marchandes sont dominées par la question de la course, les ambitions françaises dépassent déjà de loin ce sujet, même s’il continue de

perturber les relations entre les deux pays. La France veut assurer en Méditerranée la suprématie des commerçants marseillais et languedociens qui ont profité de la décadence des ports italiens à la fin e du XVI siècle, et renforcer leurs positions par rapport aux Anglais et e

aux Hollandais dont la présence s’affirme au XVII siècle. Au terme d’un conflit prenant la lutte contre la course pour prétexte, elle finit par avoir gain de cause en 1665 par la signature d’un traité qui lui assure la liberté du commerce dans la Régence de Tunis, donne à son consul – agent officieux de la Chambre de commerce de Marseille – préséance sur ses collègues européens, accorde à ses sujets des privilèges de justice et octroie des facilités d’implantation à ses missions religieuses au détriment des missions italiennes alors solidement implantées à Tunis. Mais les dispositions concernant le respect de la navigation restent lettre morte, et les corsaires tunisiens continuent d’arraisonner les navires jusqu’à ce que la démonstration de force d’une escadre française devant les ports tunisiens contraigne le Bey à signer un nouveau traité en 1685 stipulant la punition des corsaires, la libération des esclaves français et le paiement par Tunis d’une lourde indemnité avancée à l’État tunisien par la maison Gautier de Marseille qui obtient en garantie de son prêt le comptoir commercial stratégique du cap Nègre au nord-est de Tabarka. Premier d’une série de véritables traités inégaux, celui de 1685 annonce une remarquable poussée de l’influence française dans la e Régence. Durant toute la première partie du XVIII siècle, Paris veut pousser son avantage en tentant entre autres de s’emparer de Tabarka, prospère centre de pêche au corail et entrepôt servant aux exportations céréalières qui est depuis 1540 aux mains de la famille génoise des Lomellini. Mais après une tentative infructueuse de conquête de la ville, un nouveau traité est signé en 1742 qui soustrait Tabarka à la mainmise française tout en confirmant la concession du cap Nègre à la

Compagnie française d’Afrique contre une redevance annuelle. Paris, cependant, ne renonce pas, ayant besoin de sécuriser ses approvisionnements en blé par le contrôle de Tabarka et voulant mettre définitivement la main sur la lucrative exploitation du corail dont les Français ont obtenu la concession en 1768. Le gouvernement français met à profit un incident survenu en 1770 pour provoquer une guerre brève mais décisive afin, dans un premier temps, d’obliger Tunis à reconnaître son annexion de la Corse et, à plus long terme, pour lui assurer une prépondérance durable dans les affaires de la Régence. L’expédition de Bonaparte en Égypte contraint Tunis, sur ordre de Constantinople, à rompre pour un temps les relations avec la France mais, une fois l’aventure égyptienne du futur empereur terminée en 1800, un traité définitif est signé en 1802 qui confirme les avantages accordés à cette dernière. À cette date, elle est déjà le principal partenaire commercial de la Tunisie dont le commerce extérieur se e monte à la fin du XVIII siècle à 13 millions de francs or annuels répartis entre 5 millions seulement avec l’Empire ottoman et 8 millions avec les pays européens c’est-à-dire essentiellement avec les négociants 32 hexagonaux . Faut-il voir dans ces péripéties aboutissant à l’entrée de la Tunisie dans l’orbite de la France – mis à part l’intermède révolutionnaire qui détourne brièvement Paris de ses ambitions méditerranéennes – le résultat d’une politique délibérée de certains hommes politiques tunisiens et, plus encore, une erreur d’appréciation des beys qui n’ont pas su mesurer l’ampleur de l’appétit français ? Azzedinne Guellouz 33 nous y incite en estimant qu’à trop vouloir s’affranchir de la suzeraineté ottomane, ils ont surjoué la carte française, mis à part Ali Pacha qui a tenté durant son règne mouvementé de freiner les convoitises des Bourbons. La France, ayant pour sa part tout intérêt à voir la Tunisie s’éloigner d’Istanbul pour s’y implanter plus fermement,

aurait bénéficié pour parvenir à ses fins du soutien sans faille de l’omnipotent Mustapha Khodja, tout-puissant ministre d’Ali Bey puis de Hamouda Pacha de 1770 à 1794, qui aurait joué auprès du trône le rôle d’un véritable agent français. C’est à l’aune de la division entre un parti pro-français et un parti favorable au rapprochement avec la Porte que l’historien analyse les rebondissements de la diplomatie husseinite sous les règnes des deux beys. Mustapha Khodja aurait ainsi été poussé par Paris à déclarer en 1784, pour un motif futile touchant l’indemnisation de commerçants sfaxiens, la guerre à la République de Venise dont les navires concurrencent directement ceux des commerçants français. Le conflit avec les Vénitiens dure jusqu’en 1792. De même, Paris aurait pris le parti de Tunis dans la guerre tunisotripolitaine de 1794-1795 pour affaiblir la présence ottomane en Afrique du Nord. La Régence de Tripoli est alors gouvernée par la dynastie des Karamanli qui, comme les Husseinites, est de fait autonome par rapport à la Porte. Alger, avec le soutien d’Istanbul, veut y réinstaller au pouvoir l’aristocratie militaire turque et contraint les Karamanli à fuir à Tunis. Hamouda Pacha décide aussitôt une expédition pour rétablir chez son voisin une dynastie amie, intervention souhaitée par la France qui ne veut pas voir Tripoli gouverné par un pouvoir comparable à celui d’Alger. Tunis, entre-temps, assiste à la fulgurante ascension du mamelouk Youssef Saheb Tabaa, acheté enfant à Istanbul par le caïd de Sfax Baccar Jellouli qui l’offre à Hamouda Pacha pour son avènement. 19 Devenu l’homme de confiance du Bey, il est nommé garde du Sceau puis surintendant des impôts et fait office de Premier ministre jusqu’à la mort de son maître en 1814. Envoyé en ambassade à Istanbul pour réconcilier Tunis avec la Porte qui n’avait pas apprécié l’intervention de Hamouda Pacha en faveur des Karamanli, il tente de réorienter la diplomatie tunisienne dans un sens moins favorable aux intérêts

français. Durant ses vingt années passées au sommet du pouvoir, Youssef Saheb Tabaa accumule une fortune colossale d’abord tirée de la course puis de l’ensemble du commerce extérieur de la Régence dont il parvient à s’assurer le quasi-monopole avec un groupe de politiciens et d’hommes d’affaires appartenant à toutes les communautés présentes dans le pays. Homme cultivé, mécène à qui Tunis doit la construction d’une de ses plus belles mosquées, mais s’étant attiré de solides inimitiés du fait de son ascension, il craint d’être écarté à la mort de Hamouda Pacha survenue le 16 septembre 1814 et tente une révolution de palais consistant à introniser Othman, frère du défunt, à la place de Mahmoud Bey, doyen d’âge de la famille. L’échec est total. Othman et ses fils sont assassinés en décembre 1814 et l’instigateur du coup d’État manqué qui fut tout-puissant durant deux décennies connaît le même sort en janvier 1815. Revanche des pro-français sur le parti ottoman ou règlement de comptes interne à la Cour ? Les avis divergent sur ce point. Toujours est-il qu’à partir du congrès de Vienne et de la restauration des Bourbons sur le trône de France, celle-ci reprend sa politique d’immixtion dans les affaires de la Régence. Le règne de Mahmoud Bey (1815-1824) voit en effet la mainmise française s’accentuer par le biais d’une intervention de plus en plus lourde dans les finances de la Régence. La période correspond au début de la ruine de l’économie tunisienne, incapable de soutenir la concurrence de l’industrie européenne qui s’exerce à l’intérieur du pays e comme sur ses marchés extérieurs. Entre la fin du XVIII siècle et le e

milieu du XIX , les exportations tunisiennes de chéchias ont diminué des neuf dixièmes, mettant à genoux des pans entiers de l’activité. Dans le même temps, les cotonnades anglaises inondent la Tunisie d’autant plus facilement que les traités inégaux successifs ont fait baisser jusqu’à 3 % les droits de douane imposés aux produits européens, dépouillant la production locale de toute protection. L’évolution des modes de

consommation urbains accroît en outre les importations de sucre, de café et de thé qui grèvent la balance commerciale. Dépourvue de barrières douanières et d’industries locales concurrentes, la Tunisie devient un marché quasiment captif pour les industriels et les négociants européens. Malgré les tentatives de l’État de se refaire en rétablissant la pratique du mouchtara, en exigeant des paysans des quantités de plus en plus importantes de produits agricoles pour les vendre à son profit et en allant jusqu’à hypothéquer les récoltes à venir, les recettes ne rentrent plus. Quant aux producteurs, ils sont contraints de vendre par anticipation ce qui reste de leurs récoltes aux négociants étrangers, surtout français, qui se font rembourser au prix fort si la production est inférieure aux prévisions, ce qui accroît leur endettement. Au terme d’une première restructuration, l’État prend en charge l’ensemble de la dette tunisienne, devenant ainsi débiteur direct des maisons de négoce européennes. Le déclin de l’économie commence à avoir pour conséquence l’entrée dans le cycle de la dépendance financière. e La méfiance vis-à-vis du « parti turc », défendu depuis le XVII siècle par la Régence d’Alger, et les rancunes accumulées par les Husseinites contre cette dernière, dont ils ont eu à combattre l’interventionnisme, ont-elles conduit Hussein Bey II (1824-1835) à voir d’un œil favorable le débarquement français à Sidi Ferruch et la prise d’Alger le 5 juillet 1830 ? Encore une fois, les avis divergent sur ce point qui s’est révélé représenter une rupture fondamentale non seulement dans l’histoire de la région, mais dans celle du monde, inaugurant l’ère de la colonisation directe en Afrique et dans une partie de l’Asie. Cela, Hussein II ne pouvait le savoir, et les dirigeants de l’époque ont pu considérer que la démonstration de force française – malgré ses dimensions inédites – n’était que le énième épisode d’une confrontation récurrente, pour des raisons essentiellement commerciales et financières, mettant aux prises

les États européens et les régences nord-africaines. Après tout, les expéditions punitives européennes ont été légion tout au long du e XVIII siècle, sans aboutir à des formes d’occupation permanente. Cela peut expliquer l’ambiguïté de la position de Tunis en cette fatale année 1830. Dans un premier temps, Hussein II voit avec satisfaction dans la prise d’Alger en juillet un coup définitif porté à la domination turque en Afrique du Nord et envoie même une délégation au maréchal de Bourmont pour le féliciter de sa conquête. Déjà, lors du débarquement à Sidi Ferruch en mai, le Bey avait refusé à l’ambassadeur de la Porte Tahar Pacha l’autorisation de débarquer à La Goulette afin de se rendre par voie de terre à Alger pour tenter de débloquer la situation en déposant le Dey responsable du fameux « coup de l’éventail » et priver ainsi la France du prétexte justifiant l’occupation. Mais le monarque va plus loin en acceptant, au terme de discussions avec le général Clauzel, chef du corps expéditionnaire français en Algérie, de déléguer son frère et son neveu pour gouverner les provinces de Constantine et d’Oran dont Paris ne parvient pas encore à assurer l’administration directe. En novembre 1830, Hussein II propose donc que son frère Mustapha prenne le gouvernement du beylik de Constantine. Revanche sur l’histoire ? Cette province frontalière de la Tunisie, habitée par les mêmes populations, avec laquelle les liens ont toujours été très étroits, a longtemps fait partie des possessions des dynasties ifriqiyennes avant que les traités e du XVII siècle ne la séparent de ce qui sera la Tunisie. En janvier 1831, Hussein II accepte, dans les mêmes conditions que pour Constantine, la souveraineté sur le beylik d’Oran qu’il délègue à son neveu Ahmed, le futur Ahmed Bey. L’entreprise est ici plus hasardeuse, cette région proche du Maroc et placée sous son influence n’étant pas prête à entrer dans l’orbite de la lointaine Tunisie. Au vu des soulèvements qui

commencent dans les deux provinces et du désaveu par Paris des initiatives de Clauzel, l’affaire fait long feu dès avril 1831, évitant à la Tunisie de passer pour un allié de la puissance conquérante qui obtient cependant de nouveaux avantages dans la Régence, stipulés dans le traité tuniso-français du 8 août 1830. Les termes de l’accord, premier du genre à être rédigé en arabe et non en turc, donne des satisfactions symboliques à Tunis en gratifiant le Bey du titre de roi « maître du Royaume d’Afrique », signifiant ainsi sa promotion au rang de monarque d’un État souverain. Mais cette souveraineté nominale est battue en brèche par les autres clauses du traité qui octroient à la France le statut de nation la plus favorisée et limitent une fois de plus la liberté d’action tunisienne en matière de réglementation commerciale en supprimant tous les monopoles beylicaux sur le commerce intérieur et extérieur de la Régence. Y a-t-il eu, à l’occasion de la prise d’Alger, une conjonction entre les intérêts husseinites et français, les premiers se voyant confirmer leur statut de monarques à part entière et les seconds voyant Tunis se détacher davantage d’Istanbul pour entrer définitivement dans l’orbite de la France, devenue puissance frontalière ? D’autres historiens sont moins affirmatifs, estimant que Tunis a réagi avec prudence à l’intervention française par crainte de subir le même sort, sachant que la Porte, affaiblie par sa défaite navale à Navarin en 1827 et désormais incapable de tenir tête aux armées européennes, n’aurait pu venir à son secours. Tunis aurait donc préféré composer avec son nouveau et redoutable voisin, mais – après l’épisode des accords Hussein-Clauzel – le pouvoir beylical a vite commencé à aider les réfugiés algériens passant la frontière pour échapper aux premières campagnes de la 34 longue et féroce conquête de l’Algérie .

Que l’on adhère ou non à la thèse de l’aveuglement husseinite devant les menées françaises, toujours est-il qu’à partir de 1830, le sort de la Tunisie devient étroitement dépendant du développement de l’impérialisme français au Maghreb. À partir de 1837 et de l’avènement d’Ahmed Bey, les élites de la Régence prennent indirectement la mesure du danger, tentant d’y résister en essayant de s’adapter au monde moderne. 1. Le hanéfisme est une des quatre écoles juridiques de l’islam sunnite, la plus libérale, le malékisme se caractérisant en revanche par son conservatisme. Les deux autres écoles sont le chaféisme et le hanbalisme, ce dernier étant considéré comme la lointaine matrice du wahhabisme. 2. D’où vient le mot français « zouave ». 3. Le parti turc ou pro-turc dans les Régences d’Alger et de Tunis ne représente pas forcément à l’époque les intérêts directs d’Istanbul, mais plutôt ceux de la caste militaire turque qui y est installée. C’est en effet le pouvoir des janissaires qui est remis en cause par les tentatives d’indigénisation de la monarchie tunisienne davantage que la lointaine suzeraineté de la Porte, même si cette dernière a toujours eu pour tentation d’accroître son pouvoir sur ses possessions. Dans la Régence d’Alger, les deys élus par les janissaires ont eu pour souci constant de s’affranchir de la tutelle ottomane pour concentrer entre leurs mains la totalité du pouvoir local. 4. Grade dans le corps des janissaires qui équivaut plus ou moins à celui de colonel, le grade le plus élevé étant celui d’agha. Ces titres se sont au fil du temps transformés en noms de famille, courants dans la population tunisienne d’origine turque. 5. Mot turc signifiant au départ « famille » ou « foyer » et qui a fini par désigner dans les régences ottomanes la milice des janissaires et les troupes qui lui sont associées. 6. Il a d’ailleurs inspiré une tragédie écrite par Habib Boularès : Murad III, Tunis, Media Com, 1998. Traduite de l’arabe par l’auteur. 7. A. Guellouz reprend une appellation coloniale. Le corps des officiers des affaires indigènes a été créé après la conquête française de

l’Algérie, puis transposé dans le Sud tunisien au début du Protectorat. Ces officiers se sont distingués par leur bonne connaissance du milieu et leur maîtrise des langues locales. Quoique tout dévoués à l’entreprise française, ils ont plus d’une fois mis en garde les gouvernements parisiens – peu au fait des réalités du terrain – sur leurs erreurs politiques souvent génératrices de révoltes. Cet emploi par l’historien d’un vocabulaire colonial veut montrer à la fois le caractère allogène du pouvoir beylical et son souhait de se rapprocher des populations locales par une série de stratégies d’intégration. 8. On emploiera indifféremment, pour la capitale ottomane, ses deux e noms d’Istanbul et de Constantinople. En fait, jusqu’au XX siècle, la métropole s’est officiellement appelée Constantinople, Istanbul étant le nom d’un de ses principaux quartiers qui a fini par désigner la ville tout entière. 9. Si l’on nous permet cet anachronisme en matière de vocabulaire, mais qui définit bien la politique de Mohamed Bey. 10. abd, pluriel abid : esclave, en arabe. Le terme désigne les esclaves noirs placés à l’échelon le plus bas dans la hiérarchie de la servilité. 11. Les principales villes sont côtières : Bizerte, Porto Farina, Tunis, Nabeul, Sousse, Monastir, Mahdia, Sfax, Gabès en allant du nord au sud. Dans l’intérieur, les agglomérations les plus importantes sont Gafsa et Tozeur au sud, Kairouan au centre, Le Kef, Béja et Zaghouan au nord. Mais certains gros villages du Sahel, comme Msaken, ont pu compter jusqu’à 10 000 habitants avant le creux démographique du e XIX siècle. 12. D’origine andalouse, ils ont été accueillis par le grand-duché de Toscane qui leur donne en 1593 le droit de s’installer dans les villes portuaires, notamment Livourne et Pise, d’où leur nom dérivé de Ligorna, Livourne en arabe. 13. Tunisiens. 14. Les chiffres diffèrent selon les sources de 1,5 à 2 millions pour la e seconde moitié du XVIII siècle et de 1 à 1,5 million pour le milieu du e XIX siècle. 15. Tribu en arabe. 16. De khamsa, cinq en arabe.

17. Chef de la corporation. 18. Le temps de l’ignorance caractérisant la période précédant la révélation musulmane. 19. Saheb Tabaa est le titre du garde du Sceau avant de devenir un nom de famille.

Conclusion Avant d’aborder, dans notre seconde partie, une période bien plus brève que la première puisqu’elle n’atteint pas deux siècles, mais plus proche de nous en ce qu’elle a jeté les bases de la Tunisie d’aujourd’hui, il faut rappeler les contours de cet objet qui émerge dans les années 1830, au terme d’une gestation de près de trois millénaires. Cette terre plongeant dans la Méditerranée qui l’entoure, mais tout autant ancrée dans le Maghreb profond des steppes et des portes du désert, a connu bien des occupations qui l’ont façonnée, sans rompre pour autant avec un substrat local dont la résilience est une des composantes de sa longue histoire. Punique puis romaine, brièvement e vandale puis byzantine, elle a basculé à partir de la fin du VII siècle dans le giron de l’Orient arabo-musulman qui lui a donné la e personnalité qui est la sienne à l’aube du XIX siècle où elle commence à subir les assauts de l’impérialisme européen en pleine ascension. Que reste-t-il, quand Ahmed Bey monte sur le trône en 1837, de ces strates laissées par les civilisations successives dont ce qu’on commence alors à appeler la Tunisie a porté haut le flambeau ? D’antiques cités en

ruine, des coutumes, des traits culturels, des mots dans la langue courante dont on a perdu l’origine, ou une pâte composite et vivante dans laquelle ce pays en devenir puise une partie de sa singularité ? Les deux sans doute. D’un côté, la personnalité de la Tunisie arabomusulmane s’est forgée dans l’oubli ou le déni du passé ancien. De l’autre, il remonte périodiquement à la surface et ses élites ont e commencé à y faire régulièrement référence à partir du XIX siècle. On verra quelles ont été les modalités de son utilisation dans la seconde e moitié du XX siècle, une fois battue en brèche son instrumentalisation par l’idéologie coloniale. L’arabité de la Régence puise également à plusieurs sources qui ont laissé des traces différentes : tandis que la e e conquête des VII -VIII siècles a été conduite par une aristocratie arabosyrienne, les invasions hilaliennes ont vu le peuple des tribus de la péninsule apporter à ce morceau septentrional de l’Afrique une nouvelle mouture de l’arabité, chacun de ces apports ayant laissé des traces diverses et parfois conflictuelles et s’étant mêlé à sa façon au terreau local. Sur le plan religieux, alors que le christianisme a disparu e au XII siècle, le judaïsme a résisté, maintenant une pluralité qui n’a disparu qu’à notre époque. L’islam a lui aussi revêtu plusieurs habits selon le contexte dans lequel il s’est inséré, scripturaire et citadin d’un côté, mystique et confrérique d’un autre, teinté des restes des religions antérieures chez des populations rurales toujours attachées à leurs génies et à leurs dieux lares. Au fil des siècles, des communautés diverses sont venues s’installer, des Hispaniques aux Siciliens et aux Maltais – entre autres – donnant à la partie littorale du pays ces allures e de mosaïque qui ont caractérisé jusqu’à la seconde moitié du XX siècle toutes les cités côtières méditerranéennes. Les mélanges s’effectuant en tout temps en dépit des barrières ethniques, religieuses et communautaires, peu de peuples ont une population aux origines si 1 diverses, cela aussi ne manque pas d’être singulier .

Périodiquement, les dynasties qui ont gouverné la Tunisie – des Aghlabides aux Hafsides puis aux règnes mouradites et husseinites – ont tenté de s’affranchir des suzerainetés respectives auxquelles elles étaient soumises pour poser les bases d’une entité politique et/ou territoriale autonome malgré la modestie du pays. Sa position stratégique au carrefour des deux bassins de la Méditerranée, de l’Orient et de l’Afrique lui a toutefois donné une importance que certains de ses souverains ont su utiliser pour jouer un rôle dans la géopolitique régionale de leur temps. Terre riche aussi, de la fertilité d’une partie de ses sols et de la relative densité d’une population héritière des savoir-faire de tous ceux qui l’ont habitée, le pays a été un producteur agricole non négligeable, ce qui n’a pas été indifférent aux e Français pressés au XIX siècle de s’en emparer. Il n’a cessé non plus d’être inséré dans les réseaux d’échanges transmaritimes et transcontinentaux, exportant ses productions, important pour ses besoins, y compris et pendant des siècles la marchandise humaine venant des profondeurs du continent. Mais la rigidité de ses modes de production matérielle et de ses structures intellectuelles a progressivement affaibli sa capacité de résistance aux formes nouvelles de domination engendrées par le triomphe du capitalisme en Europe. Sur le plan politique et administratif, la Régence de 1830 est l’héritière d’un double legs hafside et ottoman, qui lui ont tous deux donné une bureaucratie et des institutions relativement élaborées comprenant un appareil judiciaire, une administration provinciale et une machinerie fiscale dont on a évoqué la sophistication, la lourdeur et le caractère inégalitaire. Par ailleurs, bien que de nature autocratique, le pouvoir monarchique a toujours su consentir des avantages à d’autres sources d’autorité comme les gestionnaires de la sphère religieuse et les chefs des grandes confréries et des entités tribales importantes. Mais, malgré les accommodements avec les

détenteurs de la légitimité dans les zones rurales, le modèle politicoadministratif de la Tunisie se caractérise par la domination des villes sur les campagnes et la concentration du pouvoir entre les mains d’une couche dirigeante culturellement et même ethniquement séparée de la masse de la population, composée de la famille régnante et de ses clientèles, du corps des mamelouks et des hauts fonctionnaires issus des grandes familles du pays que leur vénalité rend aussi impopulaires que les dirigeants allogènes. C’est cette catégorie sociale dirigeante – le terme « classe » ne nous paraît pas approprié pour la désigner du fait de son absence d’ancrage indigène et de sa dépendance presque totale vis-à-vis du pouvoir beylical – qui, à partir des années 1830, entraîne le pays dans une ère nouvelle destinée à forger les outils de son autonomie vis-à-vis des appétits impérialistes. Peine perdue peut-être, comme la suite des événements le montrera. Mais ce tournant, dont les ondes de choc ont largement dépassé l’époque où il a eu lieu, jette les bases d’une nouvelle Tunisie dont on va retracer l’histoire.

1. Le terme, emprunté à l’historiographie européenne, est rarement usité par les historiens maghrébins. Nous l’employons ici par commodité. 2. On peut relire, sur cette question l’ouvrage de Germaine Tillion, Le Harem et les Cousins, Paris, Seuil, 1966 pour la quatrième édition.

SECONDE PARTIE

LES QUATRE TEMPS DE LA TUNISIE CONTEMPORAINE

Le mot Tunisie n’a pas de date de naissance précise, mais une conjonction de faits lui en donne une qui s’étale sur les décennies 1830-1850. Durant cette période, la Régence – ce terme qui entérine institutionnellement sa vassalité par rapport à la Porte – cède progressivement le pas à une appellation qui lui appartient en propre, tirée du nom de sa capitale, et se donne les attributs symboliques d’une existence autonome. En 1832, Hussein Bey II fait adopter un drapeau différent de celui de l’empire, même s’il en est un décalque. Le mot même de Tunisie paraît avoir été employé officiellement pour la première fois lors du voyage d’Ahmed Bey en France en 1846, et c’est aussi sous son règne qu’a été émis le premier billet de banque portant son sceau. À partir de M’hamed Bey (1855-1859), le nom du souverain tunisien figure sur les monnaies de la Régence alors qu’auparavant seul celui du sultan y était inscrit. Le groupe qui entend alors transformer le pays lui en donne ainsi le nom et les insignes l’inscrivant dans une trajectoire nationale qui ne se démentira plus. En 2016, une exposition historique au titre évocateur, L’Éveil d’une nation, retraçant dans les murs d’une vieille demeure beylicale les premières décennies de ce parcours, a connu une affluence considérable, montrant par là que les Tunisiens se sont approprié une histoire les instituant comme nation. Il faudra certes faire la part du mythe et du réel dans cette élaboration dont la révolution de 2011 a montré qu’elle n’est pas achevée. Mais la période qui s’ouvre au tournant des années 1840 peut être lue comme la mise en chantier d’une construction nationale à la dialectique complexe et non exempte de déchirements idéologiques, politiques et identitaires qui se sont exprimés durant ces presque deux siècles sur des registres différents et selon des modalités propres au contexte de chacun de ses moments. Après la séquence qualifiée de réformiste au cours de laquelle la Tunisie s’est engagée dans un processus de modernisation ambivalent

et truffé de contradictions, l’ambition nationale s’est heurtée à l’entreprise coloniale qui, comme toutes ses semblables, a fait figure de révolution tant les changements qu’elle a apportés ont été décisifs pour le devenir tunisien. Comme ailleurs dans le monde colonisé, l’occupation étrangère a engendré la naissance et le développement d’un mouvement de libération aux multiples facettes, traversé par de profonds antagonismes, puisant à des références politico-idéologiques différentes, mais marqué tout au long de son histoire par ce quelque chose qui l’a fait spécifiquement tunisien, le démarquant de ses homologues du reste du monde arabe. L’indépendance acquise en 1956 voit s’accélérer la construction d’un État volontariste sous la houlette d’un chef charismatique et despotique pressé de moderniser son pays sans le faire entrer pour autant dans la modernité politique. C’est dans cette entreprise de modernisation autoritaire mais inachevée, et elle aussi souvent ambivalente, que prennent en partie racine les contradictions de la Tunisie d’aujourd’hui. Les impasses dans lesquelles s’est fourvoyé l’État bourguibien, petit Léviathan aux dimensions du pays, ambitieux dans ses objectifs mais prisonnier de son patrimonialisme et rétif aux libertés, ont accouché à la mort politique de son chef d’une dictature clientéliste emportée au bout de vingt-trois ans par une révolution atypique, qui souligne une fois de plus le cheminement particulier de ce pays à l’histoire et au destin singuliers. Nulle part en effet dans la région, ce qu’on a appelé le réformisme n’a été convoqué par les élites avec une telle constance. Le rappel régulier de cette référence réside peut-être dans l’originalité de sa version tunisienne qui se serait affirmée dès l’origine comme un nationalisme 1 postulant la capacité d’un État autonome à diriger le changement . Pourtant, soucieux de figurer dans l’histoire comme le fondateur de la nation et de l’État tunisiens qui seraient redevables à lui seul de leur existence contemporaine, Habib Bourguiba n’a cessé de minimiser le

rôle des réformateurs du

e

XIX

siècle, et surtout celui des monarques

ayant imprimé leur marque au mouvement ou l’ayant encouragé. L’histoire officielle de l’époque bourguibienne n’a donc cessé d’osciller entre une exaltation de cette tunisianité, incarnée entre autres par la précocité du mouvement moderniste, et une occultation du rôle des personnalités de l’élite mamelouke et tunisoise qui l’ont porté. Représentant d’une petite bourgeoisie provinciale vouant une solide antipathie aux groupes sociaux hégémoniques de la capitale et convaincu de sa propre exceptionnalité historique, le premier président tunisien a alternativement revêtu – selon les circonstances et les nécessités de la construction de son mythe – l’habit de continuateur et celui de modernisateur solitaire d’une société encore plongée dans ses archaïsmes. L’historiographie postbourguibienne a commencé à redresser ces torsions et de nombreux acteurs politiques ont tenté de s’affranchir du surplomb bourguibien en se rattachant davantage à ses prédécesseurs. Mais, tout en se réclamant d’un héritage modernisateur e remontant au milieu du XIX siècle, les générations politiques successives se sont donné pour mission de le faire fructifier sans vouloir ou pouvoir faire sauter les verrous idéologiques et sociétaux qui ont empêché sa traduction en projet politique cohérent. Des tentatives d’adaptation au monde nouveau pour s’armer contre les prétentions impérialistes à la colonisation puis à l’indépendance dans le cadre de régimes autoritaires, puis à l’entrée dans un nouvel habitus politique à partir de 2011 marqué par l’édification hésitante et désordonnée d’un régime démocratique, l’itinéraire de la Tunisie n’est certes pas exceptionnel et d’autres pays de ce qu’on appelle le Sud du monde ont connu des évolutions et des soubresauts analogues. Mais ce e pays ancien a, dans cette deuxième décennie du XXI siècle, des façons bien à lui de se chercher au sein d’un monde arabo-musulman plongé dans l’une des crises les plus profondes de son histoire.

CHAPITRE VII

Réformes et dépendance, 1835-1881 C’est un contexte global, mondial, régional et national qui a présidé à l’ouverture de l’ère des réformes dans la Régence. Faut-il ici suivre les historiens qui attribuent à la seule pression européenne les avancées institutionnelles ayant marqué les années 1837-1861, faisant des monarques et de leurs ministres des exécutants contraints des directives des puissances pressées de faire main basse sur un royaume affaibli ? Ou la donnée intérieure a-t-elle joué plus qu’ils ne le disent, du fait de la prise de conscience par une élite politico-intellectuelle de la nécessité de combler le « retard » sur l’Europe en changeant radicalement les paradigmes ayant gouverné jusque-là l’exercice du pouvoir et la gestion du pays ? Dans ce cas, dans quel chaudron est née cette conscience, compte tenu de l’archaïsme du système d’enseignement et du caractère répétitif de la production intellectuelle dans le siècle ayant précédé les tentatives de changement ? Il ne fait aucun doute que les diktats extérieurs ont joué un rôle majeur dans l’accélération des réformes à partir des années 1850, à un moment où les Européens – Français en tête – contrôlent déjà les institutions stratégiques du royaume. Mais cette réalité ne peut occulter l’importance du tournant intellectuel pris par une partie des lettrés e tunisiens dans la seconde moitié du XIX siècle, dont on peut distinguer plus tôt des prémisses. Ainsi, un Hamouda Pacha – admirateur de Napoléon – a porté une grande attention aux changements politiques

en Europe et s’est fait traduire le Code civil français pour pouvoir en prendre connaissance. Le demi-siècle séparant les réformes de l’instauration du Protectorat est donc une période de remise en cause du fonctionnement du monde ancien et de luttes souvent feutrées mais toujours vives entre tenants de l’ordre traditionnel et partisans du renouveau. L’intrusion en 1864 des masses du pays profond dans cet affrontement fait paradoxalement pencher la balance en faveur des premiers, tout en achevant de déstabiliser un pouvoir déjà fragilisé par e les chocs qu’il a subis au long du XIX siècle.

L’ORIENT MÉDITERRANÉEN FACE À L’EUROPE NOUVELLE En 1815, une fois ses conflits internes provisoirement réglés par le démantèlement de l’empire napoléonien et les restaurations conservatrices qui mettent fin aux rêves révolutionnaires, l’Europe peut de nouveau regarder ailleurs. L’impérialisme britannique reprend ses offensives visant à contrôler la route des Indes tandis que la France renoue avec sa politique d’expansion en Méditerranée. Mais de nouvelles aspirations ont surgi des décombres du monde ancien, et la question des nationalités commence à mettre à mal les fondements des grandes constructions plurinationales que sont l’Empire austrohongrois et l’Empire ottoman, maîtres désormais contestés de l’Europe centrale et orientale. Les Balkans s’éveillent, et la guerre d’indépendance de la Grèce sonne le début de la longue agonie de l’hégémonie ottomane dans cette région. Cette contestation, encouragée par les puissances d’Europe occidentale qui voient en elle une occasion d’affaiblir Istanbul, est également mise à profit dans la partie arabe de l’empire où l’Égypte et la Régence de Tunis tentent d’élargir leur marge d’autonomie par rapport à la Porte. La première se lance – sous la conduite du mamelouk d’origine albanaise Mohamed Ali Pacha – dans une politique de modernisation accélérée pour des

raisons analogues à celles qu’invoque peu après Ahmed Bey en Tunisie, et se heurte militairement aux Ottomans pour mener à bien son entreprise. Soucieux d’affaiblir la Porte sans pour autant favoriser la montée en puissance d’un État aussi stratégique que l’Égypte, Français et Britanniques prennent en 1833 l’initiative d’une solution négociée entre Le Caire et Constantinople. Mais Mohamed Ali continuant de gêner ses intérêts dans une zone capitale de la Méditerranée, Londres – entraînant à sa suite la Prusse, l’Autriche et la Russie – met fin par la force en 1841 aux ambitions du souverain égyptien. Elle l’oblige à rétrocéder à l’empire la Syrie et la Palestine conquises par ses armées, à charge pour Istanbul d’ouvrir sans entraves ses possessions au commerce européen. Cette digression égyptienne montre que les puissances européennes ont utilisé tour à tour et selon la seule logique de leurs intérêts les forces politiques en présence dans les nations en formation de la partie arabe de l’Empire ottoman. Tandis que les Britanniques ont systématiquement combattu un Mohamed Ali modernisateur plus dangereux à leurs yeux qu’un Empire ottoman affaibli, les Français ont pratiquement imposé des réformes institutionnelles à Tunis avant d’adopter une attitude ambiguë lors de la révolte de 1864 et de jouer un moment les forces conservatrices contre un pouvoir beylical aux abois. Les entreprises de modernisation des régences ottomanes et de l’empire lui-même n’ont été acceptées ou encouragées par les puissances que quand elles étaient susceptibles d’accélérer le délitement de pays promis à la conquête et à la domination. Car, devant l’accumulation des défaites, la nécessité de changer s’impose aussi à Istanbul dont le pouvoir s’engage dans une audacieuse politique de réformes destinées à arrêter le processus de déclin. En contact constant avec une Europe dont l’empire fait partiellement

partie, les élites ottomanes sont poreuses aux idées nouvelles portées par l’occident du continent. Leur cheminement aboutit, à la fin des années 1830, à l’adoption d’une série de réformes institutionnelles connues sous le nom de tanzimat, qui ont pour but de donner de nouvelles bases à un édifice impérial miné par ses archaïsmes internes et ses défaites extérieures. L’évolution d’Istanbul a des répercussions profondes sur la Régence de Tunis, même si Ahmed Bey refuse dans un premier temps d’intégrer les tanzimat au droit de son royaume, moins par hostilité pour leur contenu que par volonté d’affirmer son autonomie par rapport à la Porte. On verra en effet que la politique e beylicale du XIX siècle oscille entre un désir croissant d’indépendance vis-à-vis du suzerain traditionnel et une volonté de ne pas rompre des liens chargés d’histoire et de sens aux yeux d’une population attachée au maintien de la Régence au sein de la communauté musulmane incarnée par le califat. Des gages d’allégeance sont ainsi régulièrement donnés à Istanbul, comme l’envoi en août 1826 d’une flotte tunisienne pour participer à la guerre gréco-turque, et qui se fait tailler en pièces à la bataille de Navarin avec l’ensemble de la marine impériale. En 1854, Ahmed Bey décide à son tour d’envoyer un corps expéditionnaire aux côtés de l’armée ottomane lors de la guerre de Crimée. Décimés par la maladie plus que par les batailles, les soldats tunisiens ne seront qu’une poignée à rentrer au pays au terme de leur désastreuse aventure. À côté de ces démonstrations de fidélité peu concluantes, des tentatives de rapprochement ont été menées sur le plan politique par les plus brillants ministres de l’époque afin de contrebalancer une hégémonie française prenant de plus en plus les allures d’un véritable étouffement. Pris dans la confrontation entre une puissance impériale déclinante et un impérialisme français pressé d’avancer ses pions au Maghreb, les Husseinites essaient tant bien que mal à partir de 1830 de sauver leur autonomie. Seul un vaste mouvement de réforme peut

alors, à leurs yeux, consolider une indépendance dont dépend la pérennité de leur pouvoir. C’est donc dans le cadre de la mise en place d’un nouvel ordre méditerranéen que s’inscrit le mouvement réformiste de la Régence à partir de 1835. À peine esquissé sous les règnes d’Hussein II (1824-1835) et de l’éphémère Mustapha Bey (1835-1837), il prend véritablement son essor à partir d’Ahmed Bey (1837-1855) pour se poursuivre sous M’hamed Bey (1855-1859), avant d’atteindre son apogée et se terminer par sa ruine avec Mohamed Essadok Bey (1859-1882).

AHMED BEY ET LA MODERNISATION AMBIGUË DE L’ÉTAT Il a été dit que le règne d’Ahmed Bey ouvre l’histoire de la Tunisie moderne. Le fils aîné de Mustapha Bey a-t-il été pour autant un véritable réformateur ? Ce monarque non dépourvu d’instruction mais d’un tempérament capricieux et violent, peu porté à céder sur le caractère absolu de son pouvoir, a voulu faire figure de souverain national tout en étant, par sa naissance et sa formation, perméable aux influences européennes. Sarde par sa mère, captive élevée à la cour du Bardo, l’homme né en 1806 parle l’italien – langue dans laquelle il communique avec ses interlocuteurs européens – et nomme dès le début de son règne son oncle maternel Giuseppe Raffo ministre des Affaires étrangères, bien que ce dernier soit demeuré chrétien et citoyen sarde. Plusieurs autres Européens ont occupé des positions d’autorité durant son règne. En revanche, Ahmed Bey parle à peine le turc et s’inscrit dans la tradition inaugurée par ses deux prédécesseurs en correspondant avec Istanbul en arabe et non plus en osmanli. L’arabe devient d’ailleurs sous son règne la langue officielle du royaume. Conscient de la nécessité d’affermir sa légitimité en renforçant l’ancrage tunisien du pouvoir beylical, il fait accéder des notables autochtones à des fonctions jusque-là réservées aux

mamelouks et les encourage à s’unir à des princesses beylicales, tout en resserrant les liens avec les chefs tribaux de l’intérieur. Il semble que ce tropisme indigène – qui n’est pas allé cependant jusqu’à exclure du pouvoir la caste mamelouke, bien au contraire – ait été aidé par sa déférence vis-à-vis des autorités religieuses qui, on l’a dit, sont presque 1 exclusivement d’origine locale . Admirateur d’une Europe qu’il découvre concrètement lors de son voyage en France en novembre 1846, mais dont il craint la puissance, et désireux de maintenir de bonnes relations avec Istanbul tout en s’en tenant à distance, il est persuadé dès le début de son règne que la préservation de l’indépendance de la Régence passe par le renforcement de sa puissance militaire, sans se rendre compte que ses ambitions ne correspondent ni à la taille ni aux moyens de la Tunisie. Cette conviction se renforce à l’occasion de la reprise en main de Tripoli par la Porte en 1836, qu’il observe avec appréhension, craignant que le même sort ne soit bientôt réservé à Tunis. C’est donc par la modernisation de l’armée que commence son activité réformatrice. L’École polytechnique du Bardo est fondée en 1840, avec pour mission de former les cadres d’une armée moderne. Pour la première fois depuis la conquête musulmane, la Tunisie se voit dotée d’un établissement d’enseignement supérieur détaché de toute autorité religieuse et où l’on enseigne des disciplines profanes telles que les mathématiques, la topographie, le dessin, la physique, l’histoire militaire, le français et l’italien. La formation à ces disciplines de nouvelles élites ayant vocation à renforcer l’indépendance du pays, et qui constitueront dans les décennies suivantes les cadres du mouvement réformiste, se fait cependant sous la houlette de maîtres étrangers. Le premier directeur de l’École polytechnique est un officier italien auquel succède en 1850 un Français. Tous les instructeurs de l’École sont européens à l’exception du professeur de langue et de

littérature arabes, le cheikh Mahmoud Kabadou, une des premières figures du mouvement réformiste. En 1855, l’École polytechnique prend le nom d’École militaire. Elle ferme toutefois ses portes en 1867, à un moment où la Régence – sortie exsangue de l’insurrection de 1864 – est contrainte de se soumettre au contrôle financier européen. Déjà, en 1853, deux ans avant sa mort et pour éviter la faillite, Ahmed Bey a dû réduire des forces armées dont le nombre avait décuplé. Car l’ambition du monarque – que d’aucuns n’ont pas hésité à qualifier de mégalomane – a eu un prix politique et financier exorbitant. Le Bey, en effet, ne s’est pas contenté d’accroître le nombre des troupes. Il a également voulu créer de toutes pièces un tissu industriel plus adapté à ses rêves de grandeur qu’aux besoins et aux capacités du pays, dont l’usine de tissage de Tébourba ouverte en 1844 et consacrée à la fabrication d’uniformes militaires est un des exemples emblématiques. De fait, toutes les activités industrielles à l’existence éphémère créées à l’époque, de la poudrière de la Kasbah à la fonderie de canons de la Hafsia à Tunis et à la minoterie de Djedeida destinée à l’approvisionnement des troupes, sont tournées vers le renforcement d’une illusoire capacité militaire et accroissent la dépendance de la Tunisie dans la mesure où elles sont toutes dirigées par des Français. Le train de vie du souverain doit également, à ses yeux, correspondre à l’idée qu’il se fait de son pouvoir. Abandonnant le palais du Bardo, résidence royale depuis les Hafsides, il fait construire à quelques dizaines de kilomètres de Tunis le palais de la Mohamedia, véritable « Versailles » tunisien, dans lequel sont englouties des sommes considérables, ce qui vide un peu plus les caisses de l’État. Les Français, pour leur part, profitent de chaque occasion qui leur est offerte pour consolider leur présence dans la Régence et se préparer à une intervention directe. En 1840, le Bey les autorise à installer à Tunis une mission militaire. Dirigée par un cartographe réputé, elle se

charge de 1842 à 1855 d’établir une carte détaillée du territoire. Cette première mission est suivie en 1878-1879 d’une seconde du même genre au cours de laquelle une brigade topographique fait un relevé 2 minutieux de Tunis et de son hinterland . C’est dire que l’intervention de 1881 fait partie depuis longtemps de l’éventail des possibilités que se donne Paris pour élargir son domaine maghrébin. Tout en flattant l’ego monarchique du souverain tunisien en l’invitant en France où il est reçu en 1846 avec tous les honneurs, la France n’entend pas pour autant se mettre Istanbul à dos en paraissant trop ouvertement vouloir détacher Tunis de la Porte, ce que lui fait comprendre Louis Philippe lors de son séjour à Paris. Quant à la Grande Bretagne où Ahmed Bey comptait se rendre afin de donner plus de lustre à sa tournée européenne, elle va encore plus loin en refusant de recevoir le monarque tunisien s’il n’est pas accompagné de l’ambassadeur ottoman, ce qui conduit le premier à renoncer à son étape londonienne. Tout en consolidant leur influence respective, qui ne va d’ailleurs pas sans rivalités, les puissances européennes tiennent encore à donner à la Porte l’impression qu’elles n’œuvrent pas systématiquement au démantèlement de son empire. Le Bey lui-même, d’ailleurs, joue l’équilibre en donnant des gages de soumission à Istanbul, gages ambigus cependant, qui tendent également à faire montre de sa nouvelle puissance, comme le catastrophique épisode de la participation à la guerre de Crimée. Outre le renforcement de leur présence politique et diplomatique, entre autres par le biais du rôle grandissant joué par leurs consuls à la Cour, les Européens accroissent leur influence en matière culturelle, usant de plus en plus de ce qu’on appelle en langage contemporain leur soft power. Déjà maîtres des contenus de l’enseignement à l’école du Bardo et forts de la volonté d’ouverture du pouvoir, ils entreprennent de casser le monopole religieux musulman sur l’instruction en ouvrant

des institutions scolaires le plus souvent gérées par un clergé catholique convaincu – à la faveur de la conquête de l’Algérie – que l’Afrique du Nord a vocation à devenir une terre de mission. La France, bien qu’omniprésente, n’est pas seule à la manœuvre dans ce domaine. Ayant inauguré en 1841 à Carthage, sur un terrain offert par le Bey, une chapelle appelée Saint-Louis en hommage au roi croisé mort en 1270 devant Tunis, les Français ouvrent en 1842 une institution scolaire du même nom, placée sous la direction de l’abbé Bourgade, l’aumônier de la chapelle. En 1880, l’établissement devient un collège de plein exercice accueillant, outre les enfants étrangers, des élèves musulmans et juifs. Ces derniers y entreront massivement, et feront de même dans les établissements ouverts à toutes les confessions créés dans les années suivantes. La population féminine est également ciblée par ce développement. L’abbé Bourgade est arrivé en Tunisie accompagné de la mère Émilie de Vialar qui entreprend de développer un enseignement féminin. La première école des sœurs Saint-Josephde-l’Apparition a déjà ouvert ses portes à Tunis en 1840, une deuxième s’ouvre à Sousse en 1843, une troisième à Sfax en 1852, puis à La Goulette en 1855 et à Djerba en 1879. La première école des Frères de la doctrine chrétienne est fondée en 1855 dans le quartier tunisois de la Kasbah. Les Italiens ouvrent quant à eux leur premier collège en 1854 et un second l’année suivante, leur population installée en Tunisie ayant considérablement augmenté du fait d’une importante immigration. En 1881, la Tunisie compte trois écoles italiennes ouvertes aux Tunisiens. Il est vrai qu’à partir de 1830, la population européenne de la Régence n’a cessé de croître, passant d’environ 3 000 en 1830 à plus de 8 000 en 1835 et à quelque 25 000 à la veille du Protectorat, dont une écrasante majorité d’Italiens. Essentiellement composée de ressortissants du sud de l’Europe, les Maltais puis les Grecs venant après les Italiens, elle est en effet caractérisée par une

forte fécondité. L’Alliance israélite universelle s’implante, elle aussi, en Tunisie à partir de 1878, contribuant par le contenu de ses enseignements à l’européanisation des juifs twansa. Avant le Protectorat, les Tunisiens musulmans ont en revanche été rares à fréquenter les écoles étrangères et les filles ne sont même pas effleurées par ce mouvement de scolarisation. En 1875, la création du Collège Sadiki par le ministre réformateur Khéreddine a cependant ouvert aux garçons musulmans – il est fermé aux filles et aux autres confessions – les portes d’une instruction aux contenus modernes. Entré dans la légende du réformisme tunisien, ce collège a formé des générations de dirigeants modernistes puis nationalistes – les deux n’étant pas antinomiques, jusqu’à son intégration au système général d’enseignement après l’indépendance. Les idées nouvelles venues d’Europe se diffusent donc, même indirectement, au sein d’élites tunisiennes dont une majorité est prête à les accepter, au moins en partie. Est-ce du fait de ce début d’imprégnation que les réformes d’Ahmed Bey n’ont pas été seulement d’ordre militaire ou économique, malgré sa réticence à toucher au socle institutionnel sur lequel repose l’organisation du pouvoir ? C’est sous son règne que l’esclavage est aboli en 1846, deux ans avant la France. Si elle n’affecte qu’à la marge l’économie qui a cessé depuis longtemps d’être dépendante de la course et où le commerce négrier ne joue plus qu’un rôle mineur, la mesure a valeur de symbole en faisant entrer la Tunisie dans l’ère annonciatrice des réformes égalitaristes à venir. Depuis le début du e XIX siècle, les sociétés anti-esclavagistes françaises et surtout britanniques mènent une active propagande en faveur de l’abolition à laquelle Ahmed Bey n’est pas insensible, puisqu’il accepte en 1842 de devenir membre protecteur de la Société parisienne pour l’abolition de l’esclavage. En 1841, il a déjà interdit d’exporter des esclaves à partir

du territoire tunisien et avant même l’abolition complète de 1846, un décret stipule que les enfants d’esclaves nés en Tunisie sont automatiquement libres. Cette marche par étapes vers l’égalité en droit, dans laquelle nombre de Tunisiens d’aujourd’hui veulent voir le signe de la précocité de l’entrée du pays dans la modernité, n’a cependant pas été acceptée sans réserves et a rencontré l’hostilité des marchands et des propriétaires d’esclaves. L’esclavage a d’ailleurs survécu longtemps dans le sud du pays et n’a définitivement disparu que sous le Protectorat, à la suite d’un décret d’abolition définitif promulgué en 1890. Et, contrairement aux Européens affranchis qui ont fourni une bonne partie des cadres politico-militaires de l’État beylical, les Noirs sont demeurés des marginaux, même après l’abolition. Cette dernière aurait même aggravé leur marginalité dans la mesure où ils n’ont pu gravir les échelons de la promotion sociale. Une fois libérés, ils sont allés gonfler les rangs d’un sous-prolétariat urbain qui grossit à l’époque du fait de l’exode rural provoqué par l’appauvrissement des 3 campagnes . Car les résistances à cette première modernisation lancée par Ahmed Bey se sont vite fait jour, avant de prendre de l’ampleur avec l’accélération des réformes sous les règnes de ses successeurs. Elles ont été de deux ordres. D’un côté, les milieux conservateurs emmenés par le corps des Oulémas voient d’un mauvais œil le pouvoir s’inspirer de l’Occident pour secouer l’immobilisme dans lequel le pays s’est enlisé. De l’autre, les conséquences financières des réformes provoquent une inquiétude grandissante dans les milieux économiques comme chez les plus ardents partisans d’une évolution. Les Oulémas ont-ils constitué, sous Ahmed Bey et ses successeurs, un bloc homogène opposé aux changements ? Cet avis n’est pas unanime. La plupart des historiens insistent sur l’absence d’hommes de religion dans le clan des

réformateurs, et d’autres complètent ce constat en voyant d’abord dans le mouvement réformiste naissant une tentative de les convaincre de la compatibilité des changements avec le respect du dogme religieux. C’est l’amorce d’un débat éternellement recommencé, qui a pris e différentes formes du XIX siècle à nos jours, et qui est aujourd’hui loin d’être clos. Le corps – la Tabaqa – des Oulémas est en tout cas là pour rappeler au souverain qu’il a le devoir de gouverner au nom de l’islam et que le maintien de sa légitimité est à ce prix. Les beys savent qu’il leur faut ménager ce pouvoir exerçant à côté du leur, auquel ils doivent symboliquement montrer leur soumission, et ils se servent des argumentaires forgés par leurs intellectuels pour les persuader que les 4 emprunts à l’Occident sont religieusement licites . En revanche, d’autres historiens insistent sur le fait que les positions des Oulémas ont été plus diversifiées qu’on ne l’a dit. Ils n’ont pas réagi négativement aux réformes d’ordre militaire et financier, ce qui se comprend vu qu’elles ne remettaient pas en cause leur position dans la hiérarchie sociale et politique, et ont soutenu les tentatives beylicales de s’affranchir de la suzeraineté ottomane, ce qui se comprend mieux encore dans la mesure où les gestionnaires du religieux sont le seul segment autochtone de l’élite, en rivalité constante avec ses éléments d’origine étrangère. Mais, et c’est là que l’on peut voir les limites du consentement religieux aux réformes, ils ont été hostiles à l’abolition de l’esclavage, première mesure à égratigner réellement l’intangibilité du dogme. Et, même si le cadhi Mohamed Ben Slama est allé jusqu’à 5 faire publiquement l’éloge du changement , la suite des événements a montré que les Oulémas, surtout malékites, ont fait figure de gardiens du conservatisme plus qu’ils n’ont soutenu le mouvement réformateur. Comment expliquer – sur l’autre versant des critiques – qu’Ahmed Bey n’ait pas pris la mesure de la faillite dans laquelle il entraînait son pays en l’engageant dans des réformes qu’il n’avait pas les moyens de

mener ? Il y a trois raisons principales à cet aveuglement. D’un côté, l’entêtement du monarque à vouloir acquérir un statut de puissance sans rapport avec les possibilités économiques de la Tunisie l’a conduit à chercher par tous les moyens de quoi financer ses ambitions. Le plus simple techniquement, en même temps que le plus coûteux humainement, a été d’écraser la population sous l’impôt dont le poids n’a cessé de s’alourdir sous son règne. Cette politique aurait peut-être été tolérable si elle n’avait atteint des extrêmes du fait de l’ampleur de la prévarication. Les contemporains d’Ahmed Bey, et toute l’historiographie à leur suite, ont accusé Mustapha Khaznadar, esclave d’origine grecque vendu dans l’enfance à la cour du Bardo, resté Premier ministre de 1837 à 1873, soit une période exceptionnellement longue, d’avoir été l’artisan de la ruine de la Tunisie et de l’avoir placée sous la coupe des puissances européennes afin d’éviter sa banqueroute. Il est vrai que ce tout-puissant vizir qui, malgré les critiques, a non seulement réussi à conserver son poste après la mort d’Ahmed Bey en 1855 mais a conduit sous ses successeurs une désastreuse politique d’emprunts extérieurs, a largement contribué à la descente aux abîmes des finances tunisiennes. Mais la corruption à tous les niveaux de l’État a été une caractéristique systémique des règnes des trois beys ayant précédé l’instauration du Protectorat français. Sous Ahmed Bey, Khaznadar a été à l’origine de réformes qui ont constitué autant d’expédients financiers destinés à cacher l’aggravation de la situation. L’Hôtel de la monnaie créé en 1847, équivalent d’une banque d’État immédiatement affermée à l’homme d’affaires Mahmoud Ben Ayed dont l’avidité a donné lieu à des détournements massifs d’argent public, a permis d’altérer la monnaie métallique – expédient courant à l’époque – et d’émettre du papier-monnaie, très vite déprécié, pour cacher l’ampleur des déficits publics. Troisième élément, enfin, de cette conjonction de facteurs d’appauvrissement, l’encouragement constant

des consuls européens à la politique de Khaznadar – avant qu’ils ne se retournent contre lui peu avant sa chute – n’a pas peu contribué à l’ampleur de sa marge de manœuvre. En 1852, Mahmoud Ben Ayed – qui a réussi à obtenir la nationalité française – s’est enfui à Paris en emportant avec lui des titres du Trésor et des sommes si considérables que l’État tunisien envoie en 1854 en France Khéreddine – un de ses plus grands commis – essayer de récupérer une partie de l’argent détourné. À la fin du règne d’Ahmed Bey, les finances sont exsangues, la fiscalité est intolérable, les caïds et les cheikhs pressurent les campagnes, la conscription – à laquelle les paysans sont farouchement hostiles – prive de bras l’agriculture, les champs sont abandonnés, le commerce est désorganisé par les privilèges accordés aux puissances européennes et par leur force de frappe exportatrice, et le pays ne couvre même plus ses besoins alimentaires. Les importations étant pratiquement exonérées de droits de douane, la Tunisie achète presque tout à l’extérieur, y compris des biens dont elle était naguère exportatrice, tandis que les exportations – en diminution constante – continuent d’être taxées de 8 à 25 %. En 1861, la moitié des importations tunisiennes viennent de France et la future puissance protectrice contrôle plus du tiers de ses exportations. Ahmed Bey, qui avait voulu hisser la Régence au rang d’un État moderne doté d’industries capables d’accroître sa richesse, laisse à sa mort un pays appauvri, privé de la capacité de se défendre contre les appétits impérialistes, soit une situation qui est l’exact envers de son projet initial. Il n’est pas aisé de dresser un bilan de son règne. Despote éclairé, souverain nationaliste, monarque autocratique refusant toute limite à une ambition plus personnelle que réellement nationale, il y a de tout cela dans ce personnage complexe qui, pour de bonnes et de mauvaises raisons, a ouvert une nouvelle période de l’histoire de la Tunisie. Il est

indéniable que sa politique est allée à l’encontre des intérêts de son royaume, et des personnalités réformistes qui l’ont servi, à l’instar de Ben Dhiaf et de Khéreddine, ont jugé sévèrement ses dérives financières qui ont mené le gaspillage des deniers publics à un niveau sans précédent. Mais, dans le même temps, il aura ouvert une porte en formant – grâce à sa réforme de l’enseignement – une nouvelle génération de lettrés qui prend bientôt en charge de façon beaucoup plus audacieuse la poursuite d’une politique réformatrice dont la Tunisie a un urgent besoin. Les dés sont-ils jetés à sa mort ? Le partage de la planète entre les puissances impérialistes du moment – Grande Bretagne et France en tête mais également Allemagne et Italie qui achèvent en 1870 leur processus d’unification – est-il déjà trop avancé pour qu’une modeste nation en formation puisse leur résister ? À supposer que le règne d’Ahmed Bey n’ait pas scellé le destin de la Tunisie – ce qui reste matière à débat –, ses successeurs n’ont pas su ou pas pu redresser la barre ni lui rendre une prospérité qui lui eût permis d’échapper à ce qui devient en quelques décennies le sort commun de la majorité des peuples d’Afrique et d’Asie, la colonisation. Pourtant, c’est entre 1855 et 1863 que se situe l’âge d’or du réformisme tunisien, brièvement prolongé par le vizirat de Khéreddine dont l’échec en 1877 équivaut à l’acte de décès de la vieille Régence de Tunis.

LES PREMIÈRES RÉFORMES POLITIQUES Soit l’on considère M’hamed Bey (1855-1859) comme un des souverains les plus paradoxaux de la dynastie husseinite, soit il faut convenir que, sous son règne, les puissances européennes tiennent si bien en main le monarque qu’elles peuvent tout lui imposer. Le cousin d’Ahmed Bey n’a rien, en effet, d’un réformateur. Pratiquement illettré, ce conservateur a été hostile à l’abolition de l’esclavage, jurant que cette réforme ne franchirait pas les portes de son palais. Pour marquer sa rupture avec son prédécesseur, il fait détruire le palais de la

Mohamedia dès son arrivée au pouvoir et installe à La Marsa, bourgade des environs de Tunis devenue une des résidences beylicales, une cour 1 à l’ottomane. Il est pourtant l’homme du Pacte fondamental , acte fondateur de la modernité politique tunisienne et prélude à la Constitution de 1861, la première du monde arabe, antériorité dont les Tunisiens continuent de tirer un inépuisable motif de fierté. Le Pacte fondamental est en fait le résultat d’un concours de circonstances et d’une convergence d’intérêts qui, quoiqu’éphémères, ont permis l’adoption de ce texte considéré par les uns comme une révolution et par d’autres comme un marché de dupes. Les Européens cherchent une occasion pour imposer au monarque des réformes qui accroîtront leur mainmise sur la Régence. Léon Roches, arabophone et ancien secrétaire de l’émir algérien Abdelkader, est nommé consul de France à Tunis en juin 1855 et s’emploie dès son arrivée à y consolider les positions françaises. Mustapha Khaznadar voit dans les réformes un moyen d’affaiblir le pouvoir du Bey et de renforcer le sien. La poignée de réformistes qui ont une influence à la Cour veulent quant à eux profiter de la volonté européenne pour engager la Tunisie dans la voie d’une réforme profonde des institutions. Les intérêts européens, les rapports de force politiques et les idéaux réformistes coïncident donc provisoirement. Reste à trouver l’occasion d’imposer à M’hamed Bey une charte que Léon Roches a déjà rédigée. Elle se présente sous la forme de l’affaire Batou Sfez. En juillet 1857, ce juif twansa, cocher du 2 caïd et directeur général des Finances Nessim Semama , est accusé d’avoir insulté au cours d’une bagarre le prophète Mohamed et l’islam. Condamné à mort pour blasphème, il est aussitôt exécuté malgré les protestations des Européens qui crient à la persécution des minorités. En faisant appliquer la sentence du tribunal du Charâa en dépit des appels à la clémence, le Bey veut donner des gages aux milieux religieux exaspérés par l’exécution peu auparavant d’un musulman

ayant tué un Européen. De plus, le malheureux Batou Sfez était au service d’un homme impopulaire, connu pour être proche de Khaznadar et de Mahmoud Ben Ayed et pour avoir participé avec eux à la systématisation de la corruption dans le royaume. Semama quittera secrètement le pays à la veille de la révolte de 1864, laissant un découvert équivalent à un an de recettes de l’État. Les Français et les Britanniques ont en tout cas leur prétexte et somment le souverain de faire bénéficier l’ensemble de ses sujets des droits fondamentaux. Pour donner plus de poids à cette mise en demeure, une escadre française arrive en août au port de La Goulette. Le monarque n’a plus le choix. Le 10 septembre 1857, il promulgue solennellement au palais du Bardo le Pacte fondamental qui reprend les principales dispositions des tanzimat turcs rejetés en 1840 par Ahmed Bey. Véritable révolution institutionnelle aux retombées considérables, le Pacte fondamental n’en est pas moins un texte controversé. D’un côté, en instaurant l’égalité devant la loi et devant l’impôt de tous les habitants de la Régence quelles que soient leur nationalité et leur religion et en créant des tribunaux civils à côté des juridictions religieuses, il fait de la Tunisie un État de droit. De l’autre, il comprend une série d’articles octroyant aux Européens une totale liberté d’action économique sur le territoire tunisien. Six articles sur les onze qu’il compte traitent en effet de questions économiques. L’interdiction faite à l’État de se livrer au commerce accentue le monopole des négociants européens sur les affaires de la Régence. L’article 11, qui donne aux non-musulmans le droit d’acquérir des biens immobiliers et fonciers, ouvre l’agriculture à la pénétration européenne. Il ne fait aucun doute que les consuls et les puissances qu’ils servaient ont instrumentalisé l’argument des libertés fondamentales pour faire prévaloir leurs intérêts. Il n’empêche. Quelles que soient les raisons ayant présidé à son adoption, l’État tunisien commence par la promulgation du Pacte

fondamental à changer de nature en faisant du droit public en partie détaché du surplomb religieux un pilier de sa législation. L’ère des réformes politiques est ouverte. Elles ne se feront pas sans de farouches oppositions qui se conjugueront pour y mettre un terme. Mais l’émergence d’une pensée politique moderne date en Tunisie de ce moment fondateur. Dès la prestation de serment du Bey sur ce nouveau texte, embryon de constitution, une commission est créée pour en expliciter les principes. Présidée par Khaznadar, elle est composée de quatre muftis appartenant aux deux rites malékite et hanéfite et de cinq commis de l’État dont Khéreddine et Ben Dhiaf, figures de proue du mouvement réformiste. Il est temps de dire un mot de ces deux hommes que l’on a déjà cités sans insister sur leur importance. Situés, par leur naissance et leur formation, aux antipodes l’un de l’autre, ils se sont alliés pendant des années cruciales pour la Tunisie afin d’en infléchir le cours. L’un, Ahmed Ibn Abi Diyaf (1802-1874), plus connu sous le nom de Ben Dhiaf, a fait partie du cercle rapproché de plusieurs beys successifs. Tunisien de souche, il a été l’un des rares autochtones à accéder à la sphère dirigeante et remplit dès son jeune âge d’importantes missions, notamment à Istanbul en 1831 et en 1842. En 1846, il accompagne le Bey en France. C’est à cette occasion qu’il se lie d’amitié avec Khéreddine, lui aussi du voyage. Le contact direct avec la civilisation moderne européenne fait grande impression sur les deux hommes. Dès lors, Ben Dhiaf participe à toutes les entreprises de rénovation de l’État et a été un des rédacteurs de la Constitution de 1861. Son grand 3 ouvrage, Ithâf ahl al-zamân fi akhbâr mulûk Tûnus wa Ahl al amân , en e fait l’historien tunisien le plus important du XIX siècle, chez qui émerge la conscience d’une histoire mondiale englobant le monde non musulman. La comparaison constante qu’il établit – à la suite de 4 l’Égyptien Jabarti – entre le monde musulman, dont il souligne la

décadence, et l’Occident lui sert à défendre les innovations qu’il 5 considère comme indispensables à une renaissance de la civilisation musulmane. Comme Khéreddine, il aura défendu avec vigueur le principe de l’emprunt au monde occidental en tentant de démontrer sa compatibilité avec le respect du corpus islamique. Rangé parmi les conservateurs au début de sa carrière, cet intellectuel passé au libéralisme aura aussi été l’un des premiers à défendre la notion d’une nationalité tunisienne – même si le mot n’existe pas encore – détachée de l’appartenance religieuse puisqu’il insiste dans ses écrits sur la tunisianité des juifs autochtones. De même, alors qu’il n’a jamais fait mystère de son hostilité à l’accaparement des charges par la caste des mamelouks, il considère Giuseppe Raffo, le ministre et oncle d’Ahmed Bey, comme un authentique enfant du pays. L’ouvrage de Khéreddine – de vingt ans cadet de Ben Dhiaf – publié 6 en août 1868, Aqwam al masâlik li ma rifat ah’wal al mamâlik , véritable manifeste des réformateurs, a été dicté par les mêmes préoccupations et s’inspire de principes analogues. L’homme dont les Tunisiens modernistes ne cesseront de se réclamer a suivi la trajectoire classique des mamelouks. Né vers 1821 en Circassie, au nord du Caucase, il arrive très jeune à Constantinople où il est acheté par un agent d’Ahmed Bey et expédié à Tunis vers 1839. Formé à l’école du Bardo où il rencontre ses premiers interlocuteurs européens, il devient l’aide de camp du Bey qui le marie à la fille de Mustapha Khaznadar. Son long séjour parisien en 1854-1855 pour défendre les intérêts tunisiens contre Mahmoud Ben Ayed, outre qu’il y parfait son français, achève de le convaincre de la nécessité de mener des réformes radicales dans l’ensemble de l’Empire ottoman. Khéreddine estime que la raison essentielle de la décadence du monde musulman réside dans l’absolutisme monarchique, et que le pouvoir du souverain doit être limité par une architecture institutionnelle ayant vocation à l’encadrer.

Lecteur, entre autres, de Montesquieu, cet homme de culture est un fervent partisan de la séparation des pouvoirs et de la mise en place d’institutions libérales. Influencé par les saint-simoniens alors à leur apogée et qui jouent un rôle majeur dans l’élaboration de la politique arabe du Second Empire, il puise dans leur doctrine l’argumentaire d’une réconciliation possible entre foi et raison, science et religion. Son œuvre a voulu convaincre ses contemporains de la possibilité de conduire des réformes sans pour autant trahir les fondements de l’islam, à condition d’en lire les textes en fonction de son époque. Traduit en français en 1868, en anglais en 1874 et en turc en 1878, son ouvrage – première proposition élaborée d’un modèle de constitutionalisme musulman – a connu un large succès dans les milieux libéraux. En politique extérieure, Khéreddine a toujours été partisan d’un rapprochement avec la Porte pour tenter de desserrer l’étau européen. Figure centrale de la vie politique et intellectuelle de la Régence durant près d’un quart de siècle, il la quitte pourtant en 1878 pour retourner à Istanbul. Nommé Premier ministre par le sultan Abdulhamid II, il occupe ce poste un an avant d’en démissionner après avoir échoué, comme en Tunisie, à réduire la conjonction des oppositions à sa politique de réformes. Il se retire alors de la vie politique et meurt en janvier 1890 sur les rives du Bosphore, sans être jamais revenu dans son pays d’adoption. En 1968, sa dépouille sera solennellement ramenée et inhumée en Tunisie, Bourguiba se proclamant par ce geste symbolique le dépositaire de l’héritage e réformiste du XIX siècle. Au sein de la commission d’explicitation du Pacte fondamental, les Oulémas manifestent leur hostilité à certaines de ses dispositions en refusant notamment le principe d’égalité entre les confessions, arguant que les non-musulmans doivent être tenus dans une position d’infériorité consacrant la supériorité de l’islam. D’accord pour garantir

aux dhimmis la liberté de culte, ils s’opposent à la pratique publique des religions autres que l’islam, souhaitent voir les juifs continuer de porter des vêtements distinctifs et les Européens payer l’impôt de capitation réservé aux non-musulmans. Répugnant cependant à s’opposer frontalement au pouvoir, ils cautionnent le Pacte du bout des lèvres après avoir exprimé leurs réserves au nom de la prééminence de la justice charaïque sur la justice civile et finissent par quitter la commission. Provisoirement débarrassés de cette hypothèque, les réformistes peuvent continuer à avancer, d’autant que Khéreddine occupe depuis janvier 1857 le poste de ministre de la Marine et est chargé en 1858 d’animer les travaux de rédaction de la Constitution. En septembre 1858, les contraintes vestimentaires pesant sur les juifs sont abolies et ils sont désormais autorisés à acquérir des biens fonciers et immobiliers. Ils deviennent également justiciables devant les tribunaux civils, seules les questions de statut personnel – c’est-à-dire le droit de la famille – relevant des juridictions rabbiniques. Cette annéelà aussi, les habous publics de Tunis sont retirés au tribunal du Charâa et leur gestion est confiée au Conseil municipal de la ville qui vient d’être mis en place. Ce processus de sécularisation des biens de mainmorte culmine en 1875 avec la création de l’Administration (Djemaïa) des habous placée sous l’autorité de l’État.

LA CONSTITUTION DE 1861, UN TEXTE FONDAMENTAL ET CONTESTÉ M’hamed Bey meurt le 22 septembre 1859, à un moment où les réformateurs ont encore le vent en poupe, mais en laissant une situation financière catastrophique à son successeur Mohamed Essadok Bey (1859-1882). Honni par la mémoire nationale pour avoir signé un an avant sa mort le traité du Bardo faisant passer la Tunisie sous domination française, ce souverain impopulaire a connu un long règne troublé par une succession de contestations et de révoltes,

conséquences à la fois de l’impéritie de son pouvoir et d’une série de crises qui achèvent de mettre le pays à genoux, le livrant à ses créanciers extérieurs. Jusqu’à son éviction en 1873 et pour camoufler la catastrophe, l’inamovible Khaznadar – encouragé par les consuls qui y voient un moyen d’accroître leur emprise sur les finances tunisiennes – entraîne la Régence dans une désastreuse politique d’emprunts auprès d’institutions financières européennes. En 1881, la France – après avoir neutralisé les prétentions d’autres États européens à la possession de la Régence – peut cueillir cette dernière comme un fruit mûr et l’intégrer à son domaine impérial. Pourtant, le règne a commencé sous des auspices politiques dont la Tunisie n’a cessé de s’enorgueillir, y voyant un des signes les plus éclatants de son entrée précoce dans la modernité. La commission de rédaction de la Constitution accouche en 1861 d’une loi fondamentale appelée, dans l’esprit de ses promoteurs, à révolutionner la vie politique et les institutions. Le Pacte de 1857 avait ouvert la voie, mais le nouveau texte va beaucoup plus loin et a été précédé par une série de réformes que Khéreddine et son groupe parviennent à imposer entre ces deux dates, comme la fixation de la conscription militaire à huit ans et le choix des conscrits par tirage au sort, la réforme caïdale de 1860 qui définit les fonctions administratives et les pouvoirs fiscaux – très larges – des caïds, et la réforme de la justice qui dote les principales villes de tribunaux de première instance tandis que les délits graves sont renvoyés devant le Tribunal de Tunis. Cette réforme est complétée par la publication quelques mois plus tard d’un Code de droit civil et pénal. La Constitution, entrée en vigueur le 23 avril 1861, vient couronner cette marche vers la modernisation et lui donner un sens politique dont les Tunisiens comprennent très vite la portée puisque, presque toutes tendances confondues, ils ne tardent pas à s’unir pour en contester les

principes. Car c’est bien une amorce de monarchie constitutionnelle que le texte établit en 114 articles réunis en 13 chapitres, en séparant les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Le Bey, chef suprême de l’État et gardien de la religion, détient le pouvoir exécutif et choisit ses ministres. Il est encadré par un Conseil suprême (Mejless el Alaa) dont les soixante membres choisis par lui et par ses ministres – pour un tiers parmi les hauts fonctionnaires et les officiers supérieurs et pour les deux tiers parmi les notables du royaume – sont nommés pour quatre ans et renouvelés par cinquième tous les ans. Cette assemblée – gardienne de la Constitution – collabore à la confection des lois et vote le budget qui demeure cependant soumis à la validation du souverain. Mais ce dernier ne peut plus disposer à la guise de la cassette de l’État puisqu’une liste civile dont le montant est fixé par le Conseil lui est désormais attribuée. Le Conseil suprême a également le pouvoir de déposer le monarque – qui doit prêter serment sur la Constitution en accédant au trône – si ses actes sont anticonstitutionnels. Enfin, l’instauration de l’inamovibilité des juges doit garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire. Dès sa mise en place, Khéreddine est nommé vice-président du Conseil avant d’en prendre la présidence. Mais, très vite, les difficultés commencent. Le Bey, d’une part, est peu disposé à renoncer à ses prérogatives. De l’autre Khaznadar, qui avait été favorable à l’adoption du Pacte de 1857, est désormais hostile à ce bouleversement de l’édifice institutionnel susceptible de cantonner dans des limites trop étroites à son goût l’arbitraire inhérent à tout pouvoir de nature absolutiste, et mobilise contre la réforme les secteurs conservateurs de l’opinion. Enfin, les Européens et notamment les Français qui avaient imposé l’adoption d’un Pacte fondamental servant leurs intérêts, ne tiennent pas non plus à voir des réformes trop audacieuses légitimer la souveraineté beylicale et surtout aboutir à une gestion de l’économie et des finances susceptible de redonner à l’État

tunisien de la marge de manœuvre. Pourtant, le Bey a semblé dans un premier temps être acquis au changement, s’assurant en septembre 1860 le soutien de Napoléon III en allant rencontrer le chef de l’État français à Alger. Mais l’on sait la défiance qu’a constamment nourrie le parti colonial vis-à-vis de la politique arabe de l’empereur favorable au maintien ou à l’instauration d’institutions indigènes à la fois autonomes et liées à la France. L’on commence à s’agiter dans le pays. Les Oulémas les plus conservateurs prennent la tête d’une campagne vouant aux gémonies des réformes accusées d’être d’inspiration occidentale et contraires à l’islam. Ils organisent même une manifestation à Tunis le 23 septembre 1861. Cet avertissement donne la mesure de la vivacité de l’affrontement entre des réformistes de plus en plus isolés et leurs adversaires qui testent leur puissance. De guerre lasse devant les manœuvres de Khaznadar et peu disposé à présider une assemblée dont le Palais ne cesse de rogner les pouvoirs, Khéreddine démissionne en novembre 1862 du ministère de la Marine et du Conseil suprême. Six membres de ce dernier le quittent avec lui. L’opposition à la Constitution n’aurait pu, toutefois, prendre une telle ampleur si elle n’avait été promulguée dans un contexte économique et social incandescent par un pouvoir incapable de modifier réellement son mode de fonctionnement et donc en décalage avec des réformes qu’il a lui-même promulguées. Ces dernières étant coûteuses pour le Trésor public, par ailleurs vidé par la prédation de quelques grands commis de l’État et de leurs supplétifs dans l’administration et dans les régions, la pression fiscale prend à partir de la fin des années 1850 des proportions insupportables. En 1857, la mejba, nouvel impôt censé remplacer l’ancienne capitation, est venue s’ajouter aux taxes existantes auxquelles elle aurait dû se substituer. Outre la mejba, les paysans

continuent de payer le qanoun sur les oliviers et les palmiers et l’achour sur les céréales et les légumineuses, sans compter une série d’autres taxes auxquelles viennent s’ajouter les sommes extorquées par les caïds et autres fonctionnaires régionaux et celles exigées par les cheikhs et les marabouts – véritables roitelets locaux dans certaines régions. Enfin, la réforme de la conscription militaire a été dévoyée par une corruption systémique et payer les recruteurs devient pour les populations rurales le seul moyen de garder des bras. La ponction est si considérable que l’historien de l’économie Abdelmajid Guelmani a qualifié le régime beylical de « fiscalocratie », insistant sur le fait que la ponction fiscale y est en même temps le moyen et la fin de l’exercice du 6 pouvoir politique . Lucette Valensi parle quant à elle d’une fiscalité e devenue « dévorante » à partir du début du XIX siècle et rappelle que les augmentations successives des impôts ont déjà provoqué des 7 soulèvements en 1831, en 1833-1834 et en 1837 . En 1861, l’année de la promulgation de la Constitution, la sécheresse et la disette frappent les campagnes. Les paysans sont contraints de vendre leur bétail pour s’acquitter des multiples taxes ou abandonnent leur exploitation pour se réfugier en ville. Le camp fiscal chargé de récolter l’impôt rencontre de plus en plus de résistances, dans le Djérid en 1861 ou en Khroumirie en 1862 où le Bey se fait aider par une colonne française pour obliger les montagnards à payer. Dans le Sud, des tribus entières passent en Tripolitaine pour échapper à la mahalla. En 1863, les surfaces cultivées ont diminué de moitié par rapport au début du siècle 8 et ne dépassent pas 500 000 hectares . Pendant que la révolte gronde dans le pays profond, l’État continue de s’endetter pour financer son train de vie. En 1862, devant l’ampleur d’une dette se montant déjà à 28 millions de francs, le Conseil suprême a recommandé de réduire les dépenses et a refusé à l’exécutif l’autorisation de lever un emprunt extérieur. Mais, les réformateurs

partis, Khaznadar procède en mai 1863 à un emprunt de 30 millions de francs consenti par les créanciers à des conditions désastreuses pour la Tunisie. Cela ne suffit pas à renflouer les caisses. En novembre de la même année, le Bey et son Premier ministre décident de doubler la mejba – dont le montant passe de 36 à 72 piastres – et d’en étendre le paiement aux villes jusque-là exemptées. Khéreddine et quelques généraux qui, au cours des camps fiscaux, ont pu prendre la mesure de la colère des campagnes, protestent contre une décision qu’ils jugent dangereuse. Rien n’y fait. En avril 1864, le Bey exige l’application immédiate de la décision de doublement. Le pays s’embrase.

L’INSURRECTION DE 1864 L’histoire de la Tunisie est jalonnée depuis l’Antiquité par la récurrence des révoltes rurales. Dues le plus souvent à l’exaspération des populations des campagnes devant la lourdeur de leur exploitation par les couches dominantes urbaines, elles se sont en général appuyées sur des contestations portées par des groupes idéologico-religieux dont elles ont opportunément constitué la base sociale. Du fait de la régularité et de la fréquence de ce type de soulèvements, l’historiographie a peut-être occulté ce que l’insurrection de 1864 a eu de singulier. Sa dimension socio-économique la situe certes dans une continuité historique, mais elle marque aussi – surtout ? – le refus d’une majorité de la population d’entrer dans un temps nouveau. Il nous semble par ailleurs que l’ampleur et la férocité de la répression qui l’a matée ont délégitimé la dynastie régnante à un degré plus élevé qu’on n’a pu le croire. Depuis leur accession au trône de la Régence, les princes husseinites ont compris la nécessité de s’autochtoniser pour durer et y sont partiellement parvenus selon différentes modalités, parmi lesquelles les alliances tribales et l’utilisation des rivalités entre tribus ont joué un rôle essentiel. Ce processus d’indigénisation, entretenu par la constante volonté de transformer la Régence en

monarchie de plein exercice en desserrant les liens de vassalité avec la Porte, n’a toutefois pas empêché que se perpétue le monopole de l’exercice du pouvoir et de la captation de la rente étatique par la caste allogène des mamelouks, cette incontournable dimension étrangère du système beylical. Malgré la réactivation des vieux clivages entre tribus Husseiniya et Bachiya datant de la guerre civile de 1735-1756 et le rapide ralliement des premières au Bey, la dynastie est apparue à l’issue de l’insurrection totalement coupée du pays réel, et n’a jamais recouvré la légitimité qu’elle s’était patiemment attachée à acquérir au cours des siècles précédents. En entérinant le fait colonial, Mohamed Essadok Bey a creusé la fracture entre le roi et le peuple, ce nouvel objet politique qui émerge au sud de la Méditerranée à la fin du e XIX siècle. Elle ne s’est jamais résorbée, sauf un bref moment durant le règne de Moncef Bey en 1942-1943, seul monarque à avoir reçu 7 l’appellation de « Bey du peuple » et à avoir été pleuré par lui . Enfin, le rôle crucial joué par les puissances européennes dans la manipulation de la révolte est le signe qu’elle s’est déroulée dans le contexte des rivalités impérialistes pour la possession de la Tunisie et, 9 plus largement, de l’Afrique du Nord . Les ondes de choc de ce moment insurrectionnel d’une violence extrême se sont donc répercutées sur la longue durée et se sont incrustées dans les mémoires tunisiennes. Cela explique qu’on s’y attarde. Dès l’annonce du doublement de la mejba, les tribus du Sud s’accordent pour décider de ne pas la payer et des troubles éclatent aux confins algériens. Très vite, l’insurrection se trouve un chef en la personne d’Ali Ben Ghedahem, fils de cadhi d’une cinquantaine d’années appartenant à la grande tribu des Majer, qui regroupe les confédérations tribales des Methellit, des Frechiche, des Zlass, des Ounifa et d’autres parmi les plus importantes du Centre et du Sud. En quelques jours, le mouvement se propage à partir de deux foyers : les

tribus de l’Ouest autour de Kairouan et du Kef et le Sahel, une des régions les plus prospères du pays où les paysans sédentaires comme les citadins jusque-là exemptés de la mejba se rejoignent autour du refus de s’en acquitter. Dès le 16 avril, l’agha Farhat, gouverneur du Kef, est tué lors d’une bataille contre un millier d’insurgés. À Kairouan, le général Rachid, mamelouk comme Farhat, est contraint de s’enfuir à Sousse où il embarque sur un navire anglais pour échapper à la colère populaire. Partout, les gouverneurs sont obligés de fuir les régions dont ils ont la charge. Certains, comme celui des Majer, n’y parviennent pas et se font massacrer. Face à ce soulèvement général, le Bey ne peut aligner que quelques milliers d’hommes d’autant que, dans un premier temps, les tribus makhzen refusent de lui fournir des troupes par crainte de représailles de la part des insurgés. Le 22 avril, il renonce publiquement au doublement de la mejba et en exempte à nouveau les villes. Mais il est trop tard pour canaliser un mouvement dont les mots d’ordre dépassent désormais la simple protestation antifiscale des débuts. Car nombre de cadres religieux et de magistrats de la justice charaïque marginalisés par les réformes ont rejoint le soulèvement et lui impriment une couleur politique qu’il n’avait pas à l’origine. Plus exactement, la volonté d’une partie des notables – rejoints dans les petites villes et les campagnes par les instituteurs des écoles coraniques, les imams des mosquées et tous les gestionnaires locaux des codes socio-religieux coutumiers – d’abolir des réformes qui les pénalisent et de revenir au statu quo ante coïncide avec le refus d’une majorité de la population d’entériner des changements remettant en cause les piliers de la société traditionnelle qu’elle ne veut pas voir évoluer. Ses représentants réclament donc – outre la diminution du montant des principaux impôts et le départ de Khaznadar – le retour à la tradition en matière de justice, la restauration du statut de dhimmi pour les non-musulmans et des discriminations vestimentaires pour les

juifs, le rétablissement du commerce des esclaves, l’abolition de la réforme des habous, la nomination de caïds arabes à la place des mamelouks et, pour couronner l’ensemble, l’abolition pure et simple de la Constitution. On clame partout que son contenu viole l’islam et qu’elle a été imposée au Bey par les chrétiens. Des pillages sont signalés dans plusieurs localités, accompagnés d’exactions antijuives dans certaines d’entre elles, à Sousse, à Sfax et à Djerba notamment. La révolte ayant gagné l’ensemble du pays à l’exception du littoral à partir du nord de Sousse, les puissances entrent alors en jeu pour tenter d’en tirer profit. Britanniques, Français, Italiens, Ottomans, dépêchent des escadres à La Goulette afin de l’orienter dans le sens de leurs intérêts. Les Français ont un triple objectif : faire échouer les réformes désormais considérées comme des entraves à leur immixtion dans les affaires de la Régence, éviter un rapprochement tunisoottoman, et empêcher – en accédant aux revendications des insurgés – la prolongation d’une insurrection capable de contaminer l’est de l’Algérie. Le consul de Beauval, qui veut à la fois l’abolition de la Constitution et le renvoi d’un Khaznadar devenu gênant, appuie ouvertement les insurgés. Le Bey ne cède que partiellement à ces exigences en suspendant la Constitution sans l’abolir, et refuse de se séparer de Khaznadar dont les agents sont à l’œuvre dans tout le pays pour ranimer les vieux conflits entre tribus et soffs opposés afin de fracturer le front antibeylical. La résistance du monarque est facilitée par la position anglo-ottomane pressée de contrecarrer les visées françaises. Le consul britannique Richard Wood, né à Constantinople et parfait connaisseur du Moyen-Orient où il a servi les intérêts anglais, est arrivé en Tunisie en 1855, en même temps que Léon Roches, et la lutte d’influence qu’ils n’ont cessé de se livrer a alimenté durant des années la chronique diplomatique de la Régence. Le remplacement de Roches par de Beauval en 1863 n’y a pas mis fin, Londres n’étant pas

encore disposé à voir Paris étendre son empire maghrébin. En 1863, Wood a obtenu la signature d’une convention anglo-tunisienne conférant aux sujets britanniques résidant dans la Régence – c’est-àdire essentiellement aux Maltais – le droit de posséder des terres, au grand dam des Français. Il n’a cessé par ailleurs d’œuvrer à un rapprochement tuniso-turc, et l’arrivée à La Goulette de trois navires ottomans en mai 1864 conforte sa position. Il utilise également l’Italie qui redoute pour sa part de voir la Tunisie, qu’elle considère comme son prolongement naturel, tomber sous la coupe française. La présence dans la Régence d’une importante colonie péninsulaire et l’ancienneté des relations entre les deux pays incitent en effet l’Italie – réunifiée depuis 1860 à l’exception de Rome qui n’est récupérée qu’en 1870 – à réclamer son « droit » à la possession de la Tunisie. Les Britanniques, tout en instrumentalisant cette prétention, n’ont pas l’intention d’aider le nouveau royaume à la concrétiser, ne souhaitant pas voir le détroit de Sicile contrôlé par une seule puissance. En somme, pendant que Paris surveille les Anglais, redoute les Turcs, se méfie des visées italiennes et cherche à utiliser la révolte pour s’affirmer comme le parrain exclusif de la Tunisie, les menées de Richard Wood, les importants subsides envoyés par Istanbul qui veut saisir l’occasion pour renforcer ses positions en Tunisie, et le succès de la tactique de Khaznadar qui achète ralliements et trahisons permettent au Bey de retourner la situation. Mais cette partie d’échecs qui a pour terrain son royaume montre bien que rien ne peut plus s’y dérouler de façon autonome. Alors que l’insurrection semble, en mai-juin, à son apogée avec le soulèvement de Sousse et de Sfax qui hissent sur leurs fortifications le pavillon ottoman pour manifester leur hostilité aux Français, des signes de lassitude commencent à apparaître en son sein à partir du moment où les tribus traditionnellement husseinites se rallient au pouvoir

beylical. Au Sahel également, des dissensions se font jour. D’abord alliés aux insurgés par hostilité à la politique fiscale du pouvoir, aux mamelouks et aux monopoles étrangers, les artisans, commerçants et notables de Sousse et de Sfax commencent à craindre pour leurs biens dès lors que l’anarchie s’installe, et finissent par attendre avec impatience l’arrivée du camp qui – croient-ils – les sauvera des désordres occasionnés par les Bédouins. Voulant gagner du temps pour préparer sa revanche, le Bey fait d’abord part de sa volonté d’écouter les revendications. En juillet, Ben Ghedahem commence à négocier après l’annonce de la baisse du montant de la mejba et de l’achour et de la nomination de caïds tunisiens à la place des mamelouks. Mais, dès le mois d’août, l’énergique général Rostom – mamelouk lui aussi – est envoyé à Béja pour percevoir l’impôt. Ben Ghedahem comprend qu’il a été joué, mais il est déconsidéré depuis qu’il a reçu un important domaine foncier en récompense de son abandon de la lutte armée et que des membres de sa famille ont eux aussi bénéficié de postes et de prébendes. Sur le plan intérieur, la révolte est condamnée. Quant aux puissances, leurs rivalités finissent par les neutraliser. La France et l’Italie ont abandonné leurs projets de débarquement par crainte d’un embrasement général de la région, Wood – un moment favorable à une intervention turque – y renonce au vu de l’opposition française et appuie de plus en plus le Bey à partir de l’été, tandis qu’Istanbul comprend qu’une modification du statu quo prévalant en Tunisie est impossible. En septembre, après de longs pourparlers, les forces navales françaises, italiennes, turques et britanniques quittent le port de La Goulette. Le Bey a les mains libres pour mater une révolte affaiblie. Elle va être noyée dans le sang. Au Sahel, le général Ahmed Zarrouk, après avoir défait les troupes insurgées, sème partout la terreur. Le 8 octobre, il entre à Sousse et donne le signal d’une

répression impitoyable. Les chefs de la révolte sont tous exécutés. Des centaines de cheikhs de tribus sont emprisonnés, les autorités religieuses de Sfax et de Monastir sont destituées. Les Zlass pillent les campagnes alentour. Exactions, tortures et viols deviennent le quotidien des populations. Zarrouk rançonne également les Sahéliens pour renflouer les caisses beylicales et leur arrache vingt millions de piastres. Cinq millions de piastres sont également soustraites aux Djerbiens. Une amende spéciale frappe les propriétaires qui s’étaient compromis avec l’insurrection. Pendant ce temps, le camp du général Rostom avance vers Le Kef. Les Majer sont vaincus début novembre. À la tête d’un troisième camp, Ali Bey, frère du monarque, fait sa jonction avec Rostom et soumet tous les soffs qui n’ont pas fui en Algérie pour éviter la répression. La région de Béja est mise à sac. Même les tribus qui s’étaient ralliées doivent payer d’énormes amendes et vendent leur cheptel pour s’en acquitter. En mars 1865, deux cents chefs de tribus sont traînés au palais du Bardo couverts de chaînes et sont soumis à la torture, alors qu’ils avaient tous reçu du Bey l’assurance de la protection (aman). Plus de la moitié meurent dans les six mois ayant suivi leur arrestation. L’indignation dans le pays est générale et la presse européenne condamne les atrocités. Les vice-consuls en poste dans les localités saccagées alertent leurs supérieurs sur leur ampleur. « Il est de mon devoir de vous informer – écrit l’un d’eux en février 1865 – de la façon barbare dont agit le général Zarrouk pour exécuter les ordres du Bey, en dépouillant complètement les indigènes, en mettant à la torture les personnes âgées et les femmes qui n’ont pris aucune part à la révolution. » Un autre fonctionnaire français précise en mars que « L’amende n’a pu être perçue qu’au moyen… des rigueurs les plus illégales. […] Je signalerai la confiscation des biens, la torture poussée parfois jusqu’à ce que lésion ou mort s’ensuive, la violation de domicile… et, enfin, le viol des

femmes tenté ou consommé sous l’œil même des pères ou des maris 10 enchaînés ». En novembre, Ben Ghedahem – dont la tête a été mise à prix – rentre en Tunisie après s’être exilé en Algérie et demande grâce au Bey. Il est enfermé à la forteresse de La Goulette où il mourra en octobre 1867, probablement empoisonné. La monarchie a gagné, mais au prix de la dévastation, de la ruine et de la haine à son égard du pays tout entier. Les conséquences de cette victoire à la Pyrrhus se font rapidement sentir. Des explications variées ont été données à l’insurrection de 1864. Révolution sociale, soulèvement proto-national contre les menaces d’occupation étrangère, contre-révolution ayant pour but de stopper les réformes, ce mouvement paradoxal a été tout cela à la fois mais aucun de ces qualificatifs ne lui convient tout à fait. Même si, au Sahel et à Sfax en particulier, le petit peuple des villes et des bourgs – chômeurs, ouvriers agricoles, pêcheurs, petites mains de l’artisanat – a joué un rôle majeur dans le soulèvement, même si des « gouvernements » autonomes ont été mis en place dans certaines localités, il semble difficile de lui reconnaître un caractère révolutionnaire dans la mesure où les dirigeants de l’insurrection – notables des tribus et chefs religieux dans les villes – n’ont jamais réclamé le départ du Bey. De plus, les ambitions personnelles des chefs tribaux – qui expliquent bien des trahisons, et leurs liens avec les dirigeants des confréries –, qui ont pour la plupart prôné la soumission au pouvoir central, ont souvent tempéré le radicalisme des mots d’ordre. Dans les villes, la bourgeoisie s’est momentanément associée à la révolte tout en ayant peur de la plèbe et sans vouloir sortir de la légalité beylicale. Le terme « contrerévolution » n’est pas non plus approprié. Hors la révolte antifiscale, les revendications des insurgés ont certes eu un contenu profondément réactionnaire, mais on ne peut guère qualifier la politique beylicale de révolutionnaire. Conduite par un groupe minoritaire et isolé au sein du

pouvoir comme de la société, cette politique a été méthodiquement entravée par un monarque peu disposé à renoncer au caractère absolu de son pouvoir et par un groupe dirigeant soucieux avant tout de conserver ses rentes et ses prébendes. Le soulèvement leur a opportunément fourni l’occasion de l’abandonner. Enfin, bien que l’envoyé turc Hayder Effendi et le consul de Beauval aient fait allusion à une dimension nationale du mouvement et que Wood ait évoqué des 11 réactions de « patriotisme », il semble prématuré de parler de sentiment national en la circonstance, et d’autres logiques d’appartenance structurent encore la société. Si le ressentiment vis-àvis de la politique beylicale a un moment réuni tous les secteurs de la population, les vieux conflits tribaux ont vite repris le dessus dans les zones rurales tandis que des intérêts de classe antinomiques n’ont pas e tardé à fracturer le front urbain. La donne sera tout autre au XX siècle où – malgré les dissensions que connaîtra le mouvement national – toutes les couches de la société auront pour but commun de bouter la France hors de Tunisie. Enfin, les insurgés de 1864 détestent certes les étrangers, mais pas n’importe lesquels. Le Sahel et Sfax ont un moment réclamé le remplacement du Bey par une administration directe ottomane, préférant avoir pour maître une puissance musulmane plutôt que des États chrétiens. L’étranger, à l’époque, est davantage le non-musulman que le non-Tunisien. À bien des égards, et au-delà de son désir de sauver les structures et les codes du vieux monde, le soulèvement de 1864 a encore les aspects d’une révolte « à l’ancienne ». Involontairement, il aura pourtant accéléré l’entrée de la Tunisie dans les temps nouveaux.

LA MISE SOUS TUTELLE DE LA RÉGENCE ET LES ULTIMES TENTATIVES DE RÉFORME Les témoignages de l’époque sont unanimes pour décrire l’état 8 lamentable de la Tunisie au lendemain de l’effroyable année 1864 .

Dans le Nord, Rostom et Ali Bey se sont fait livrer jusqu’aux bestiaux, aux instruments de labour et aux réserves alimentaires. Au Cap Bon, le recrutement forcé de milliers de soldats ne laisse dans les villages que les vieillards, les femmes et les enfants. Les bourgs du Sahel, ruinés, sont désertés par leurs habitants qui vont chercher de quoi survivre dans les agglomérations plus importantes. Les nomades, auxquels on a confisqué jusqu’à leurs tentes, émigrent eux aussi en ville où beaucoup finissent par mourir de faim et de maladie. À la mise en coupe réglée du pays vient s’ajouter, en 1865-1867, une épouvantable sécheresse vite accompagnée d’une épidémie de choléra. La Tunisie se dépeuple du fait d’une mortalité galopante. En 1867, 60 000 hectares seulement sont mis en culture, soit à peine un peu plus du dixième de la surface agricole. Face à cette catastrophe sociale, démographique, économique et humaine, règne un pouvoir beylical en pleine décomposition qui, débarrassé de la Constitution, a retrouvé ses réflexes absolutistes. L’épisode de la sédition en 1867 du demi-frère du Bey, le prince Adel, montre que son arbitraire ne connaît plus de limites. Ayant pris la tête d’un groupe réclamant la destitution de Khaznadar accusé de tous les maux dont souffre le pays, le prince a rejoint la Khroumirie au nordouest du pays pour y lever des partisans. Son complot éventé, tous ceux qui l’ont soutenu – dont plusieurs hauts dignitaires – sont exécutés sans procès, étranglés, décapités ou battus à mort, tandis qu’Adel Bey lui-même meurt en prison un mois après Ben Ghedahem, vraisemblablement empoisonné lui aussi. Le pillage en règle du pays n’a cependant pas renfloué les caisses, d’autant que la Cour continue de vivre sur un pied somptuaire, couvrant ses dépenses par un endettement croissant. Comme à leur habitude, les puissances européennes, la France en particulier, y poussent d’autant plus que la plupart des emprunts sont contractés

auprès d’institutions financières hexagonales. En 1865, l’État tunisien emprunte 36 millions de francs au comptoir d’Escompte de Paris à des conditions léonines, aussitôt gaspillés en importations de fournitures étrangères conseillées par les créanciers eux-mêmes. En 1867, un troisième emprunt est contracté auprès de la maison Erlanger. L’année suivante, le service de la dette excède la totalité des recettes fiscales et l’État ne parvient pas à payer ses fonctionnaires. Le moment est venu pour les principaux créanciers, France, Grande-Bretagne et Italie, d’imposer une mise sous tutelle en bonne et due forme des finances tunisiennes avec la création en juillet 1869 de la Commission financière internationale chargée de faire rembourser par l’État une dette qui s’élève à plus de 150 millions de francs. Pour ce faire, les revenus de la Régence, estimés à 13 millions de francs par an, sont divisés en deux moitiés, l’une réservée à l’État et la seconde allant – sous forme de revenus concédés – au comité de contrôle de la Commission qui les affecte au service de la dette qui a été consolidée. Khéreddine, nommé président de la Commission, ne peut guère s’opposer à l’hégémonie qu’y exercent les représentants des pays 9 créanciers . Mais l’homme d’État est revenu en grâce et les Européens s’accordent au moins sur la nécessité d’éliminer Khaznadar dont ils parviennent, en octobre 1873, à obtenir la mise à l’écart après trentecinq ans de pouvoir. Sonne enfin l’heure où le chef de file des réformistes peut mettre en pratique les idées qu’il défend depuis si longtemps. Nommé Premier ministre au lendemain de la disgrâce de son beau-père, Khéreddine s’attelle à la tâche colossale de reconstruire un État totalement délabré. Il met en œuvre en un temps record une avalanche de réformes dans tous les domaines. Pour en finir avec la prévarication, il abolit la vénalité des charges en vigueur depuis Hamouda Pacha. En matière financière, il ne crée plus aucun impôt, renonce à tout emprunt

extérieur, et procède en 1876 à la diminution d’un tiers de tous les traitements servis par l’État qu’il dote d’un budget équilibré. Ses réformes dans le domaine de l’enseignement sont les plus révélatrices de son souci de moderniser le pays. Avec la création du Collège Sadiki notamment, par décret du 13 janvier 1875, l’école tunisienne quitte enfin la mosquée. En peu d’années, la situation économique s’améliore, les impôts moins lourds rentrent mieux et la dette commence à diminuer. Malgré l’étendue de son œuvre réformatrice, il ne faut cependant pas prendre Khéreddine pour ce qu’il n’a pas été. Cet admirateur de la modernité occidentale, convaincu de la nécessité d’adapter l’État musulman à son temps en remplaçant l’arbitraire sultanien par des institutions solides et légitimes, a à la fois sapé les bases de l’enrichissement d’une caste politico-administrative aux dépens de l’État et défendu les intérêts des couches possédantes, foncières au premier chef, lui-même étant un des plus grands propriétaires fonciers du pays de par la possession de l’immense domaine de l’Enfidha au nord de Sousse. Le décret qu’il fait promulguer en avril 1874 pour définir les obligations respectives des khammès et des propriétaires est défavorable aux métayers qu’il réduit à un quasi-servage, sécurisant ainsi l’exploitation de la main-d’œuvre 12 agricole au profit des latifundiaires . Mais, en dépit du ralliement à sa politique d’une partie des Oulémas horrifiés par la violence de l’arbitraire beylical après 1864, une coalition d’adversaires des réformes – princes soumis à une cure d’austérité, amis de Khaznadar, fermiers généraux, courtiers et fournisseurs de la Cour et autres bénéficiaires de l’ancien système – se forme pour exiger le départ d’un Premier ministre dont la politique menace les intérêts. Les Européens ne voient pas non plus d’un bon œil l’assainissement des finances publiques qui risque de compromettre leur emprise sur le pays. Le 22 juillet 1877, le Bey demande à son vizir de démissionner,

mettant ainsi fin à la première véritable expérience de modernisation de l’État. Dès lors, les dés sont jetés. Il ne faut plus que quatre ans à la France pour s’emparer de la Tunisie. Khéreddine a échoué, mais son expérience n’en constitue pas moins un jalon essentiel dans l’histoire du réformisme tunisien.

ARRANGEMENTS IMPÉRIALISTES ET VICTOIRE FRANÇAISE Les années qui séparent l’instauration de la Commission financière de la fin du vizirat de Khéreddine ont été riches en événements internationaux ayant une incidence directe sur la Régence. En 1870, la France est défaite par la Prusse à Sedan et perd l’Alsace-Lorraine, le Second Empire s’effondre et l’empire allemand est proclamé à Versailles. L’Italie, de son côté, achève son unité en installant sa capitale à Rome. Deux nouveaux acteurs deviennent ainsi partie prenante dans le partage de l’Afrique entre les puissances impérialistes dont l’un, l’Italie, entend bien faire prévaloir ce qu’elle considère comme ses droits en Tunisie. Conscient de l’opportunité qu’offre l’affaiblissement français, Khéreddine – encouragé par Wood – milite d’abord pour un rapprochement tuniso-ottoman, estimant que la petite Tunisie ne peut échapper à l’appétit des puissances qu’en renforçant ses liens avec un grand État. En octobre 1871, il a obtenu à Istanbul la signature d’un firman impérial rappelant les droits séculaires de la Porte sur la Régence. Mais, craignant les avancées italiennes, il se rapproche en 1874 de la France, désormais représentée à Tunis par Théodore Roustan qui encourage un temps sa politique de réformes. Après son éviction, le nouveau consul français marque des points avec la montée en puissance de Mustapha Ben Ismaïl, ex-enfant des rues devenu le favori du Bey et nommé grand vizir en septembre 1878, qu’il a à sa main. Avec la promotion de ce jeune parvenu irresponsable vite devenu tout-puissant, la Tunisie cesse à nouveau d’être gouvernée.

La France, quant à elle, obtient enfin le feu vert de ses pairs enropéens pour prendre possession de la Régence. En effet, lors du congrès réuni à Berlin en 1878 pour régler la « question d’Orient », c’est-à-dire le sort des Balkans, Bismarck pousse Paris à reprendre sa poussée coloniale, espérant lui faire oublier l’Alsace-Lorraine. Londres accepte aussi le renforcement de la présence française en Afrique du Nord contre sa propre occupation de Chypre et l’abandon par Paris de ses prétentions en Égypte, et par crainte de voir Rome s’emparer des deux rives du détroit de Sicile. Seule l’Italie exprime ses réserves, tout en s’assurant de solides positions à Tunis grâce à l’activisme de son consul Licurgo Maccio, en conflit ouvert avec Roustan. En 1868, des Italiens acquièrent les mines de plomb du Djebel Ressas. En juillet 1880, la société italienne Rubattino obtient la construction du chemin de fer Tunis-La Goulette à la barbe des Français. Paris riposte en enlevant la concession des lignes télégraphiques, la construction du reste du réseau ferré tunisien et celle du port de Tunis. Dans le secteur agricole, Khéreddine renforce la position française en cédant, lors de son départ définitif en Turquie, l’ensemble de son considérable patrimoine foncier – estimé à 100 000 hectares – à la Société marseillaise de crédit malgré l’opposition des Britanniques et des Italiens. La Tunisie est vendue par pièces et la France en acquiert la majorité. L’heure est venue de la conquête, réclamée à hauts cris par les Français d’Algérie et de Tunisie qui se font entendre au sein du puissant lobby colonial. L’arrivée de Jules Ferry à la présidence du Conseil en 1880 lève les dernières réticences des Républicains. La cour beylicale prend enfin conscience de l’imminence du danger. Un groupe de dignitaires conduits par le notable autochtone Larbi Zarrouk s’oppose publiquement à toute intervention française et tente de déjouer les manœuvres de Roustan. Mais il est trop tard. Prenant prétexte d’une incursion des Khroumirs du nord-ouest en territoire

algérien les 30 et 31 mars 1881, ce qui était alors chose courante étant donné la proximité des populations des deux côtés de la frontière, le Parlement français vote le 7 avril des crédits pour une expédition en Tunisie. Dans un ultime sursaut, le Bey rejette la responsabilité de l’incident sur la France et rappelle, par une note du même jour, le « droit souverain » de la Régence. Le 24 avril, Paris fait entrer ses troupes en Tunisie. Le 26, le général Logerot venu d’Algérie avec une colonne occupe Le Kef. Tabarka est bombardé et pris le 26 avril par la Division navale du Levant qui entre le 3 mai en rade de Bizerte et s’empare de la ville. Le 12 mai à 16 heures, le général Bréart se présente devant le Bey en lui intimant l’ordre de signer un texte rédigé par Roustan, plaçant la Régence sous Protectorat français, et donne au souverain un ultimatum de quelques heures avant de faire intervenir ses troupes. À 19 heures, Mohamed Essadok Bey signe le traité du Bardo, mettant fin à la souveraineté tunisienne. Le 23 mai, à Paris, la Chambre des députés ratifie le traité par un vote contre et 89 abstentions.

LE RÉFORMISME, ÉCHEC D’UNE EXPÉRIENCE ET FORTUNE D’UN HÉRITAGE Il est indéniable que les expériences réformistes menées dans la Régence entre 1835 et 1876 ont toutes échoué, et que les volontés successives de modernisation de l’État ont paradoxalement abouti à sa mise sous tutelle. Plusieurs raisons ont été données à cet échec. S’il est aisé d’expliquer celui d’Ahmed Bey dont les réformes ont été essentiellement techniques et ont enclenché un inexorable processus d’endettement du fait de leur inadéquation avec la réalité économique du pays, la faillite du processus – politique celui-là – entamé avec le Pacte fondamental de 1857 a des causes plus complexes. La première, d’où découlent probablement les autres, réside dans le fait que l’expérience réformiste n’a pas été le produit d’une histoire interne. Nul

mouvement intellectuel, nulle réflexion sur la société, aucune évolution 13 de l’habitus culturel des élites locales ne l’ont précédée , et il n’est pas inintéressant de constater que les grandes œuvres de la littérature réformiste ont été postérieures aux réformes elles-mêmes, comme si elles en étaient des conséquences. Ben Dhiaf a commencé à écrire sa chronique en 1862, Khéreddine a composé son ouvrage culte entre 1863 et 1867 et un autre écrit réformiste important, le Safouat Al 14 Ittibar de Mohamed Bayram V , a été rédigé en 1877 pour n’être publié qu’en 1884, au lendemain de l’instauration du Protectorat. Sans assise intérieure, la pensée réformiste s’est d’abord voulue un constat, celui du « retard » des pays musulmans en général et de la Tunisie en particulier par rapport aux avancées technologiques et e politiques de l’Europe du XIX siècle qui lui ont donné les moyens de sa puissance, donc de la nouvelle phase de son expansion. D’une certaine manière, la nécessité des réformes a été vécue comme une contrainte plus que comme une opportunité. S’adapter ou périr, tel a été le dilemme auquel se sont sentis confrontés les premiers partisans de la modernisation. Mais si l’indispensable changement, en partie dicté – on l’a vu – par les puissances européennes, avait pour but de modifier les structures du pouvoir pour en rendre le fonctionnement plus conforme aux temps nouveaux, il devait y procéder sans heurter de front le socle idéologique gouvernant depuis si longtemps cette partie du monde, la religion. En Tunisie, comme en Égypte ou en Turquie, les réformistes ont donc eu pour second objectif de justifier auprès des Oulémas les emprunts au monde « chrétien » en tentant de démontrer que leurs réformes ne violaient en rien les fondements de l’islam. Ils étaient d’ailleurs convaincus qu’il n’y avait pas lieu de franchir cette limite. C’est pourquoi – entre autres – cette première génération de e réformistes, contrairement à celle qui l’a suivie à la fin du XIX siècle et au début du

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, ne s’est jamais demandé si la place des femmes dans

la société relevait du retard qu’il convenait de combler. La question de leur condition est totalement absente de la pensée de l’époque et, quand elle y figure, c’est pour confirmer leur infériorité. Sur ce sujet, les propos d’un Ben Dhiaf sont brutalement misogynes et n’annoncent en rien une évolution sur ce point capital du rapport à la modernité. L’on peut donc s’interroger avec d’autres sur le fait de savoir si des réformes n’étant pas issues d’une maturation intellectuelle endogène et n’annonçant ni une véritable déconnexion par rapport à la sphère religieuse ni l’émergence d’un sujet libéré de hiérarchies sociales et familiales figées avaient des chances d’aboutir. En restant cantonnée à l’intérieur d’un cadre religieux soucieux de « moderniser l’islam » sans bouleverser les équilibres politiques et sociétaux dont la religion s’est instituée le garant, cette première génération réformiste aura aussi fait sans le vouloir le lit d’une autre pensée réformatrice revendiquant, elle, son ancrage dans la religion et son ambition d’« islamiser la modernité ». Ces deux courants concurrents du réformisme arabomusulman n’ont pas cessé, jusqu’à nos jours, de structurer l’ensemble de la pensée politique dans la région. Les réformistes, par ailleurs, n’ont disposé d’aucune base sociale susceptible d’ancrer leur projet dans la réalité. Alors qu’en Europe, les e changements politiques et institutionnels de la fin du XVIII siècle ont été exigés par une nouvelle classe pressée de mettre fin à l’absolutisme monarchique et à des réglementations bloquant le projet socioéconomique dont elle était porteuse, aucune catégorie sociale de ce e type n’a émergé au XIX siècle en Tunisie. En somme, les puissances européennes, relayées par des réformateurs locaux en grande partie d’origine étrangère, ont cru pouvoir jeter dans la Régence les bases d’une démocratie bourgeoise – toute relative d’ailleurs puisque le régime prévu par la Constitution de 1861 ne repose pas sur des élections et ne donne au Conseil Suprême qu’un rôle consultatif – en

l’absence d’une bourgeoisie capable d’en assumer la défense et la gestion. La Tunisie demeure, à la veille du Protectorat, une société statique sur bien des plans, où la mobilité sociale n’est pas à l’ordre du jour. À l’inverse du capitalisme qui est en train de bouleverser les bases socio-économiques du nord de la Méditerranée, c’est encore le rang social et politique des individus qui y donne accès à la richesse et non cette dernière qui ouvre les portes du pouvoir. Si l’on suit Marx pour qui la bourgeoisie a été, dans son jeune âge, une classe révolutionnaire dans la mesure où elle a cassé les cadres de l’ancienne société pour en imposer de nouveaux, il faut bien convenir que nulle classe révolutionnaire ne s’est emparée en Tunisie du projet réformiste. Au contraire, le makhzen comme les détenteurs de l’autorité religieuse, ces piliers de la société d’ancien régime, avaient tout à perdre dans des réformes remettant en cause les bases mêmes de leur pouvoir et de leurs privilèges et n’ont eu de cesse de les saboter. Certes, les commerçants, les maîtres artisans, les propriétaires terriens moyens ont constitué le noyau d’une bourgeoisie naissante, mais le double verrouillage politico-administratif et socioculturel l’a empêchée de se muer en classe dynamique capable de renverser en sa faveur les 15 rapports de force dominants . Un tel constat ne vaut pas justification d’un système – le capitalisme – dont la logique même a rendu indispensable la mise en coupe réglée de la planète, mais il explique qu’aucune construction socio-économique héritée du passé n’avait alors la capacité de s’opposer à son formidable dynamisme. Privé de terreau intellectuel et de classe sociale porteuse de changement, le réformisme tunisien a également été dépourvu d’assise populaire. Non seulement le personnel politique et administratif a été bien incapable d’expliquer au petit peuple des villes et des campagnes très majoritairement analphabète le sens des réformes, mais ce dernier n’en a connu que les aspects les plus rébarbatifs. Pour lui, le

réformisme s’est résumé à un surcroît d’exploitation par le biais de la fiscalité et à une tentative de réduire à néant des cadres coutumiers constituant à ses yeux le seul rempart efficace contre l’arbitraire sultanien. Jamais les masses tunisiennes n’ont vu en lui l’amorce d’un processus libérateur, bien au contraire puisqu’elles ont tout tenté pour empêcher sa mise en œuvre. Et pourtant. Les symboles, comme le note le sociologue Abdelkader 16 Zghal , ont parfois une vie autonome, et l’on ne peut évaluer le moment réformiste à l’aune de ses seuls échecs concrets dans la mesure où il s’est vite transformé en mythe fondateur du mouvement moderniste. La Constitution de 1861 n’a eu que trois ans d’existence, mais le mot même est devenu un marqueur de la singularité politique tunisienne tout au long de la période coloniale et une revendication e centrale des contestations qui ont marqué, depuis la fin du XIX siècle, l’histoire du pays. Le premier parti nationaliste, fondé en 1920, a pris le nom de Destour – constitution en arabe – pour réclamer le droit des Tunisiens à disposer d’une loi fondamentale. En 1934, Habib Bourguiba appelle Néo-Destour le parti qu’il vient de créer et avec lequel il veut conduire le pays à l’indépendance. Plus près de nous, après le soulèvement de 2011, la volonté majoritaire a imposé l’élection d’une assemblée constituante, seule une nouvelle constitution pouvant à ses yeux entériner la rupture avec l’ancien régime. Dans aucun pays, à notre connaissance, ce mot n’a été investi d’une telle charge, et il n’est pas une formation politique de l’arc séculier qui ne se réclame de l’ancienneté de l’histoire constitutionnelle tunisienne. Dans la mémoire collective de l’opinion politisée, la date de 1861 a été érigée en moment inaugural de la modernité nationale. Quelles qu’aient été, par ailleurs, les ambiguïtés, les hésitations et les limites de l’expérience réformatrice des années 1857-1876, elle a concrétisé une possibilité d’État moderne débarrassé d’une partie de ses archaïsmes,

fondé sur un contrat entre la population et son monarque, et a ouvert des perspectives de sécularisation dont s’empareront les premiers constructeurs de l’État postcolonial. Quant à Khéreddine, figure emblématique du moment réformiste, il a pris rang dans le panthéon du roman national auprès des personnages historiques dont tous les écoliers de la République doivent retenir les noms. L’héritage réformiste est en Tunisie un socle sur lequel se sont construits depuis un siècle et demi tous les discours se réclamant de la modernité et récusant le rôle exclusif de la colonisation dans la modernisation du pays. À l’inverse de la vulgate colportée par le récit colonial qui a fait d’elle l’unique opérateur de modernité dans les pays dominés, il faut d’ailleurs se demander si la colonisation n’a pas plutôt bloqué le processus endogène de modernisation de la pensée, incarné par les e réformistes de la seconde moitié du XIX siècle. À bien des égards balbutiante en 1881, tentant de répondre aux défis de son époque sans avoir eu le temps de produire un corpus intellectuel constitué et d’en imprégner la société, cette pensée bouillonnante mais encore en travail s’est en effet trouvée en décalage avec le défi totalement nouveau représenté par l’occupation coloniale. Dès lors, et en peu d’années, s’est opéré un changement radical des priorités des élites tunisiennes : dès e le début du XX siècle, elles ont abandonné l’idée de réformer un pouvoir qui leur échappait désormais pour se convertir à la nécessité de prendre la tête de l’entreprise de libération nationale, seul moyen de le récupérer. D’une certaine façon, la colonisation a tué le réformisme en rendant ses objectifs obsolètes et a été involontairement l’accoucheuse d’un nouveau programme, celui du nationalisme. Ce dernier n’a jamais rompu avec l’héritage réformiste, mais l’intrusion de nouvelles classes sociales dans le processus de libération et sa prise en

main par de nouveaux acteurs en a changé les mots d’ordre, les modes d’action et les objectifs. 1. Ahl El Aman en arabe, littéralement « Pacte de sécurité ». 2. Le poste d’intendant des Finances de la Régence est traditionnellement occupé par un juif. 3. Chronique des rois de Tunis et du Pacte fondamental. L’ouvrage de Ben Dhiaf, dont la dernière édition en arabe date de 1990, n’a jamais été totalement traduit en français. Seuls les chapitres IV et V couvrant les années 1824-1837 ont été traduits et publiés dans une édition critique bilingue en deux volumes : Ibn Abî L-Diyâf, Présent aux hommes de notre temps. Chronique des rois de Tunis et du Pacte fondamental, Tunis, Institut supérieur d’histoire du mouvement national (ISHMN)/Institut de rercherches sur le Maghreb contemporain (IRMC)/ Éd. de la Méditerranée, 1994. 4. Abd al Rahman al Jabarti (1753-1825) a été le témoin de l’expédition de Bonaparte en Égypte et a rédigé une chronique sur l’occupation française dans laquelle il s’est interrogé sur les raisons de la décadence du monde musulman. 5. Le mouvement intellectuel de la Nahdha (renaissance en arabe), qui prend naissance un peu plus tard, est un des courants de pensée les e plus importants du monde arabo-musulman de la fin du XIX siècle et e du début du XX siècle. Se posant la question de savoir comment résister à l’impérialisme occidental, il a prôné un retour aux fondements (salaf) de l’islam, sans pour autant refuser tout apport de la modernité. Le mouvement égyptien des Frères musulmans, fondé en 1928, s’est réclamé de son héritage pour exiger un retour à l’islam « des origines », seul moyen à ses yeux de s’opposer à la domination européenne. 6. La plus sûre direction pour connaître l’état des nations. 7. Voir infra, p. 326. 8. En particulier Ben Dhiaf, dans le chapitre VIII de sa chronique consacré au règne de Mohamed Essadok Bey, qui s’arrête en 1873 du fait de la mort de l’auteur en 1874. e 9. Pendant toute la seconde moitié du XIX siècle, la mise sous tutelle des finances d’États convoités a fait partie des principaux outils

préparant la domination impérialiste directe ou indirecte. Le scénario de la gestion par les créanciers de la dette égyptienne est identique à celui mis en œuvre en Tunisie. Après avoir provoqué l’échec de l’expérience modernisatrice de Mohamed Ali, les Européens n’ont cessé de pousser l’Égypte à s’endetter jusqu’à la conduire au bord de la banqueroute. En 1876, suite au défaut du Caire, les créanciers lui imposent la création de la Caisse de la Dette publique dirigée par les représentants du Royaume-Uni et de la France. Istanbul se voit pour sa part imposer en 1881 une Administration de la Dette publique ottomane. En général, le contrôle des finances a précédé de peu l’intervention militaire directe, de douze ans en Tunisie et de six ans en Égypte.

CHAPITRE VIII

Domination coloniale et lutte de libération 1881-1956 Une fois de plus, comme on l’a fait en d’autres termes pour des temps plus lointains, il convient de poser la question : sont-ce deux Tunisies différentes que l’on observe à l’aube de la colonisation en 1881 et à son terme en 1956 ? La « révolution coloniale » a-t-elle destructuré une « très ancienne société », pour reprendre les mots et 1 l’hypothèse de l’historienne Juliette Bessis ? Ou, comme depuis les époques les plus reculées, peut-on retrouver d’une période à l’autre une série de repères disant la permanence et la relative solidité de structures sociales ayant partiellement résisté au rouleau compresseur colonial ? Et il faudra, au prochain chapitre, se demander qui – des colonisateurs ou des constructeurs nationaux de l’État postcolonial – a le plus contribué à saper les bases d’un ancien monde qui n’était pas tout à fait immobile pour poser celles de la Tunisie contemporaine. Pour l’heure, arrêtons-nous au fait que, comme toute entreprise coloniale, celle de la France dans la Régence s’est d’abord attachée à mettre en place un appareil de domination lui permettant d’exploiter au mieux sa nouvelle possession. Un cadre législatif et réglementaire nouveau et une administration importée ont servi la réalisation de cet objectif, le seul qui était réellement le sien. Quel qu’en ait été l’habillage rhétorique, nulle colonisation n’a eu en effet d’autre but que l’exploitation des territoires conquis puis occupés. Toutefois, et même

si tel n’était pas son propos, l’occupation française a eu, en Tunisie et à e l’instar de toutes les colonisations du XX siècle, des effets collatéraux d’une portée considérable. D’autres logiques de gouvernement, d’autres références intellectuelles et politiques sont arrivées dans ses fourgons et ont contribué à former de nouvelles générations de Tunisiens qui se sont emparés de ces outils pour prendre en charge la libération de leur pays. La lutte pour l’indépendance a, de ce fait, puisé à des registres différents et parfois antinomiques : celui de la tradition et de la religion revisitées par le réformisme musulman et celui d’un nationalisme à prétention modernisatrice s’inspirant des grands e courants d’idées de l’Europe de la première moitié du XX siècle. À cette mise en contact directe des élites avec l’Europe – des trois pays du Maghreb, c’est la Tunisie qui a envoyé durant la période coloniale le plus d’étudiants en « métropole », plus de 400 entre les deux guerres contre quelques dizaines à peine pour l’Algérie et le Maroc –, il faut ajouter un bouleversement de la composition socio-économique du pays : l’exode rural massif provoqué par la colonisation agricole et la dépossession foncière qu’elle a engendrée et l’explosion du salariat consécutif aux nouveaux besoins industriels ont donné naissance à un prolétariat qui a contribué à la lutte nationale avec ses propres cadres et ses propres organisations. Mises à part quelques familles de la vieille bourgeoisie et quelques catégories de fonctionnaires qui ont servi la France comme elles avaient servi les beys, la population tunisienne a pris fait et cause pour l’indépendance. Mais la diversité de ses composantes et de ses héritages a aussi fait de la lutte de libération un champ d’affrontements internes traduisant le caractère composite d’une société entrée dans une période de profonde mutation.

L’ACHÈVEMENT DE LA CONQUÊTE ET LA MISE EN PLACE DU PROTECTORAT

Au terme de deux semaines de « promenade militaire », selon l’expression en vogue à l’époque, et après la signature du traité du 1 Bardo , la mainmise française sur la Régence paraît acquise. Ce n’est pas tout à fait le cas. Il faut deux années à Paris pour la parfaire, et plus encore puisque cinq années supplémentaires ont été nécessaires à l’armée d’occupation pour venir à bout de la résistance des tribus du Sud. Par ailleurs, le texte du traité ne donne pas à la France les moyens légaux de gouverner la Tunisie et le mot « protectorat » n’y figure même pas. Outre la mise au pas des zones rebelles, elle a donc pour seconde priorité de consolider juridiquement sa tutelle. Au lendemain de la reddition de Mohamed Essadok Bey, la question tunisienne semble réglée : aidés par une partie de l’administration beylicale et par quelques généraux comme le ministre de la guerre Ahmed Zarrouk, les officiers français ont obtenu la soumission de nombreuses tribus incitées à ce faire par nombre de leurs notables, et les troupes hexagonales commencent à rembarquer. C’est alors que le sud du pays se soulève. Dès le mois de juin, Ali Ben 2 Khalifa, caïd de la tribu des Neffat et ancien gouverneur de l’Aradh , prend la tête de l’insurrection qui s’étend d’autant plus rapidement à l’Ouest et au Centre que les nouveaux maîtres ont levé auprès des tribus une contribution de guerre et exigent le paiement des arriérés d’impôts. Paris se voit contraint d’envoyer en urgence des renforts aux contingents restés sur place et entame une brève mais véritable guerre de conquête. Le 14 juillet, une escadre bombarde Sfax investi par les tribus soulevées. Après 48 heures d’une résistance au cours de laquelle les insurgés hissent l’étendard vert de l’islam en lieu et place du drapeau tunisien, la ville tombe au soir du 16. Le 24 juillet, l’escadre du Levant arrive devant Gabès qui est bombardé à son tour. Zarzis et Djerba se rendent le 28. La résistance n’est pas réduite pour autant et les « rebelles » refoulés plus au sud trouvent appui auprès de la

puissante confédération des Ouerghema et de la population des Nefzaoua afin de la poursuivre. Après que le Nord montagnard a été vaincu et les grandes plaines des régions de Mateur et Béja occupées, la révolte des tribus du centre au cours de l’année 1881, qui entraîne un moment dans son sillage les cités mi-consentantes et mi-rétives du fait de la peur ancestrale des sédentaires devant les incursions des Bédouins, est une conséquence directe de l’occupation du nord du pays. Comme depuis toujours, les nomades et les semi-nomades voient dans la colonisation foncière et le rétrécissement des zones de parcours une atteinte mortelle à leur économie fondée sur la transhumance et sur l’accès aux réserves céréalières situées plus au nord, donc une menace pour leur survie même. Leur opposition à l’avancée française vers leurs territoires rappelle en bien des points la révolte de Tacfarinas contre la colonisation romaine en 17 après J.-C. À des siècles de distance, les mêmes causes produisent des effets analogues dus au fait que les deux colonisations romaine et française, malgré leurs profondes différences, ont eu pour but commun de s’approprier les terres indigènes afin de les mettre en valeur pour leur propre profit. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les officiers des affaires indigènes de l’époque de la conquête comme les historiens coloniaux n’ont cessé d’insister sur les similitudes existant entre deux entreprises d’occupation pourtant séparées dans le temps par près de deux millénaires. Et quand les officiers franchissent en 1882 les chotts pour réduire les derniers foyers du soulèvement, c’est le limes qu’ils entendent déplacer vers le sud pour sécuriser leur nouvelle possession. Les forces sont cependant inégales et les raids bédouins jusqu’aux environs de Tunis n’empêchent pas les troupes d’occupation d’entrer début octobre dans la capitale. Le 29 octobre, Kairouan est pris et les soldats français pénètrent jusque dans les mosquées de la ville sainte. Gafsa est occupé un mois plus tard, en

même temps que Gabès. Fin décembre, tout l’Aradh est soumis, mais les troupes françaises ne parviennent à franchir la ligne des chotts qu’en mars 1882. Pour fuir l’occupant, de nombreuses fractions des tribus du Sud se réfugient en Libye, toujours possession de la Porte, espérant encore voir Istanbul reprendre la Régence. Les autorités ottomanes n’ont cependant ni les moyens ni la volonté de mener une opération de reconquête dont l’échec serait assuré. Tandis que le Bey n’a cessé d’appeler les populations à la soumission, la France, venue à bout de la résistance, proclame l’amnistie des rebelles en août 1882. Peu à peu les exilés rentrent. Ayant perdu tout espoir après l’échec de la révolte d’Ourabi Pacha en Égypte contre l’occupation britannique, les principaux chefs de l’insurrection en font autant, sauf Ali Ben Khalifa qui meurt en Libye en novembre 1884. Toutefois, les territoires du Sud insuffisamment occupés ne seront définitivement « pacifiés » qu’en 1888. D’ailleurs, signe que l’occupant français n’a cessé de craindre un réveil de l’agitation, tout le territoire situé au sud de Gabès est demeuré zone militaire jusqu’à l’indépendance de la Tunisie. Malgré la rapide victoire, la campagne de Tunisie a provoqué d’importants remous en France même. L’opposition reproche en effet à Jules Ferry de n’avoir pas consulté l’Assemblée avant de mener une guerre essentiellement destinée à protéger des intérêts privés. Il est vrai que l’un des premiers actes des troupes françaises lors de leur entrée en Tunisie a consisté à sécuriser militairement le domaine de l’Enfidha, et ce n’est un secret pour personne à Paris que les grands groupes industriels et financiers tiennent à tout prix à renforcer leurs positions dans la Régence. Gambetta, qui a succédé à Ferry, ne s’y trompe d’ailleurs pas et se convertit à la politique coloniale de son prédécesseur. Mais, pour les gouvernements français successifs – Ferry revient aux affaires début 1883 –, il ne s’agit pas de copier l’expérience

algérienne malgré la pression du parti colonial qui souhaite annexer la Tunisie à l’Algérie. Non seulement la conquête de cette dernière a coûté beaucoup de sang et d’argent mais, depuis 1870, l’opinion métropolitaine place la récupération de l’Alsace-Lorraine au premier rang des priorités, avant l’extension du domaine impérial. Sur le plan extérieur, Paris a par ailleurs intérêt à ménager ses partenaires, la Grande-Bretagne au premier chef qui veut conserver ses avantages dans la Régence. La formule du Protectorat, qui maintient une fiction de souveraineté beylicale, apparaît d’autant plus appropriée qu’elle soustrait l’administration de la Régence au contrôle parlementaire en la rattachant au ministère des Affaires étrangères. Il s’agit donc pour Paris de parfaire sa mainmise sur la Tunisie en imposant à son souverain un protectorat en bonne et due forme. Le préfet Paul Cambon, qui a remplacé Théodore Roustan en avril 1882, s’y emploie. Après la mort de Mohamed Essadok Bey en octobre 1882, son frère Ali Bey qui lui succède signe dès son investiture une déclaration reconnaissant l’autorité de la France, et coupe ses relations avec la Porte en remettant symboliquement les firmans de Constantinople à Cambon. Entretemps, le ministre-résident a écarté de l’entourage beylical toutes les personnalités hostiles à la domination française. Cette politique méthodique de contrôle est couronnée le 8 juin 1883 par la signature entre la France et la Régence de la Convention de La Marsa selon laquelle le Bey devra procéder à toutes les réformes que le gouvernement français jugera utiles et ne pourra contracter aucun emprunt sans autorisation française. Alors que le traité du Bardo mettait fin à la souveraineté extérieure de la Tunisie, celui de La Marsa la place sous le contrôle direct de la métropole. Le nombre des ministres tunisiens est réduit à deux dont le Premier ministre qui n’exerce aucun pouvoir, et le secrétaire général français du gouvernement est le véritable chef de l’administration. Cette mise sous

tutelle est parachevée par l’abrogation fin 1883 des Capitulations dont bénéficiaient jusque-là les puissances européennes et par la suppression en 1884 de la Commission financière internationale. Estimant la conquête achevée, et malgré les réticences de l’institution militaire, le gouvernement du Protectorat crée par décret du 4 octobre 1884 un corps de contrôleurs civils destinés à remplacer les officiers des affaires indigènes dont l’autorité ne s’exerce plus que dans le sud du pays. En 1887, la Régence est découpée en 13 contrôles civils qui ont autorité sur les cheikhs et les caïds. Par décret du 23 juin 1885, le Résident général devient le seul dépositaire des pouvoirs de la République dans la Régence. Afin de masquer la réduction du pouvoir beylical à une simple fiction, Paris invente la théorie de la cosouveraineté franco-tunisienne sur la Régence dont les nationalistes réclameront d’abord l’application réelle avant de la combattre sans relâche à la veille de l’indépendance, quand la France voudra s’en servir pour se maintenir en Tunisie. Parallèlement à la prise en main politique, la France s’attache à mettre en place les instruments d’une administration directe destinée à parfaire sa présence. Dans la foulée de la Convention de La Marsa, Cambon crée les directions des Finances, du Trésor, des Douanes, des Contributions indirectes, des Travaux publics et de l’Enseignement. En matière d’enseignement, la première école normale d’instituteurs est ouverte en 1884. Dix écoles primaires laïques sont ouvertes dès 1885 et l’enseignement secondaire est dispensé dans deux établissements, le collège Saint-Charles qui deviendra le lycée Carnot pour les garçons, et le lycée Armand Fallières qui accueille les filles à partir de 1885. Sur le plan financier, la création en 1890 du franc tunisien qui remplace toutes les monnaies en usage dans la Régence met fin à sa relative autonomie monétaire. La France, très vite, doit être partout. On ne peut comprendre cet empressement que si l’on tient compte du fait

qu’à l’aube de la période coloniale, sa présence en Tunisie est encore très fragile. Certes, elle a écarté ses concurrents dans le domaine économique, mais la situation est bien différente sur le plan démographique.

LA POPULATION DE LA TUNISIE À LA FIN DU XIXe SIÈCLE. COSMOPOLITISME ET HYPOTHÈQUES POLITIQUES La situation démographique de la Tunisie à l’aube de la période coloniale résulte d’une série de facteurs qui ont modifié la composition e de sa population tout au long du XIX siècle. À la suite des crises frumentaires et sanitaires et des conflits civils qui ont ponctué la période précédente, le pays est en 1881 – avec à peine plus d’un million d’habitants – un véritable désert démographique. Des régions entières de l’intérieur sont dépeuplées et leurs terres, retournées à la friche. Parallèlement, le dynamisme démographique des pays de la rive nord de la Méditerranée – à l’exception de la France – déverse sur la Régence des milliers d’immigrants fuyant la misère du Mezzogiorno italien, de la Grèce ou de la petite île rocheuse de Malte. En même temps que sa population a diminué, la Tunisie est devenue une terre d’accueil pour une partie du trop-plein que connaissent les régions déshéritées de l’Europe du sud. C’est surtout le littoral qui accueille les nouveaux immigrants, villes au développement rapide et zones côtières comptant parmi les plus fertiles du pays, comme le Cap Bon. Ces arrivées massives correspondent, si l’on reprend la typologie d’Abdelhamid Larguèche, à la troisième phase historique du e cosmopolitisme de la Régence. La première, au XVII siècle, fut l’époque du brassage forcé lié à la course. Au siècle suivant, le cosmopolitisme urbain a davantage été marqué par l’autonomie des communautés dans e le cadre d’une coexistence à peu près paisible. La fin du XIX siècle voit 2

en revanche s’affirmer un « cosmopolitisme de prépondérance » où les

populations immigrées sont soutenues par les stratégies impériales et consulaires des puissances dont elles sont ressortissantes. L’importance numérique respective des communautés vivant à l’aube du Protectorat dans la Régence ne correspond en rien à la position politique des pays dont elles sont originaires. En 1881, entre 20 000 et 25 000 Européens y sont installés dont à peine plus de 3 700 Français . Les Italiens d’abord, puis les Maltais constituent l’écrasante majorité de cette population, ce qui a fait dire à nombre d’observateurs de l’époque que la Tunisie était alors une colonie italienne sous administration française. Mais la faiblesse de la population autochtone, obstacle de taille à la mise en valeur agricole du pays qui constitue un objectif majeur de la colonisation, contraint la puissance tutrice à tolérer l’immigration italienne en majorité paysanne et prolétaire tout en essayant de l’affaiblir en mettant en œuvre plusieurs stratégies complémentaires : encouragement d’une immigration venant de Tripolitaine et d’Algérie dans le secteur minier qui a besoin de bras, mise en place d’une politique volontariste d’immigration de petits colons français – qui ne donnera d’ailleurs jamais les fruits escomptés – et facilitation de l’accès à la nationalité française pour les immigrés d’origine européenne. C’est ce dernier volet de la stratégie qui, au cours des années, gonflera artificiellement le nombre des ressortissants français dans la Régence. Enfin, la politique sanitaire menée par l’administration coloniale a pour effet d’inverser, à e partir du début du XX siècle, la courbe démographique de la population indigène qui ne cessera dès lors de voir croître ses effectifs. Cet ensemble de mesures ne lève pas pour autant « l’hypothèque 3 italienne » puisque la population péninsulaire ne cesse d’augmenter jusqu’aux années 1940, alimentant par son importance la revendication de sa métropole sur la Tunisie, qui ne s’éteindra qu’avec sa défaite à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Aux débuts du Protectorat, la

France ne peut d’ailleurs lui ôter brutalement les avantages acquis avant 1881. Le traité tuniso-italien de 1868 a donné aux Italiens accès à la propriété immobilière et foncière, ce qui a permis la constitution d’une petite propriété agraire italienne située entre le colonat français et les exploitations autochtones. À la veille de la Première Guerre mondiale, la population rurale européenne compte moins de 4 9 000 Français pour 16 000 à 18 000 Italiens , viticulteurs, maraîchers, arboriculteurs, qui occupent des surfaces de moins de dix hectares autour de Tunis, dans la région de Bizerte et au Cap Bon. Après avoir reconnu de mauvais gré le Protectorat français, l’Italie a en outre obtenu en contrepartie une série d’avantages consignés dans les Conventions franco-italiennes de septembre 1896. Elles protègent notamment l’inviolabilité de la nationalité italienne qui peut se transmettre tandis que les ressortissants d’autres nationalités installés en Tunisie deviennent automatiquement Français dès la deuxième génération. Un protocole maintient par ailleurs l’enseignement privé et public italien dans des écoles échappant à tout contrôle français. Ces dispositions resteront en vigueur jusqu’en 1939. L’empreinte italienne sur la Tunisie est un des faits majeurs de la période coloniale. Son importance numérique n’a cessé de s’affirmer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, alimentée par une émigration anti-fasciste à partir des années 1920 et une émigration économique dans la décennie suivante du fait des conséquences sociales de la crise de 1930 en Italie même. Les arrivées régulières de nouveaux immigrants et une croissance naturelle d’environ 2 % par an font estimer le nombre d’Italiens à plus de 100 000 dans l’entre-deuxguerres, certaines sources allant jusqu’à 130 000, même si les chiffres officiels sont moins importants, l’autorité française étant soupçonnée de les minimiser pour gonfler a contrario la proportion de Français dans la population étrangère de la Régence. La composition sociale de

la population italienne explique également l’influence qu’elle a exercée. Tandis que les Français, dont le nombre a augmenté dans les premières décennies de la colonisation jusqu’à atteindre 54 476 selon le recensement de 1921, sont en majorité des fonctionnaires et pour une moindre part des colons, 88 % des Italiens exercent des métiers manuels. À la fin des années 1920, 24 % des actifs italiens sont des 5 domestiques . Mis à part les quelques milliers de juifs livournais détenteurs de la nationalité italienne, la bourgeoisie est peu représentée dans cette population, ce qui explique sa plus grande proximité sociale avec la masse des autochtones. Bien des exemples peuvent être fournis de ce voisinage. Les Italiens, en grande majorité siciliens et calabrais, vivent pour la plupart dans des quartiers populaires jouxtant ceux des indigènes. À Tunis et dans sa banlieue, au port de La Goulette en particulier, les populations cohabitent, se connaissent, même si l’appartenance communautaire caractérisée à de rares exceptions près par une stricte endogamie est un des marqueurs de la société coloniale. Ainsi, l’arabe dialectal tunisien a emprunté bien plus de mots à l’italien qu’au français, tandis que les parlers italiens de Tunisie sont truffés de mots arabes. Tout un folklore est né de cette proximité et les historiens, comme les nostalgiques d’une époque révolue, citent en exemple la procession du 15 août à La Goulette où la sortie de la Madone de Trapani par les pêcheurs siciliens marquait la fin de l’été et était suivie par une bonne partie de la population de la cité portuaire, musulmans, juifs et catholiques mêlés dans une joviale promiscuité. Cette vision irénique des rapports intercommunautaires ne doit pas occulter une histoire faite aussi d’inimitiés et de conflits, mais une partie de la mémoire tunisienne demeure habitée par le souvenir d’un vivre-ensemble perdu. À preuve, nombre de Tunisois continuent d’assimiler le 15 août aux premières annonces de l’automne et, en

2017, les autorités municipales de La Goulette ont remis à l’honneur la procession de la Madone après plus d’un demi-siècle de confinement dans son église. La vie culturelle urbaine est également frappée du sceau de cette italianité, Tunis en particulier. À la veille du Protectorat et dans les décennies suivantes, la capitale se distingue des autres villes du pays aux dimensions beaucoup plus modestes et qui ont davantage été affectées par le recul démographique. À partir des années 1850, le quartier franc prend les allures d’une véritable ville européenne. Toute une société où se côtoient de nombreuses nationalités déploie ses activités dans les nouveaux espaces situés en lisière de la Médina, progressivement construits sur des terrains pris à la lagune dont de vastes portions sont l’objet de travaux d’assainissement. Le casino de Tunis a ouvert ses portes en 1848. Des « salons » littéraires y voient le jour, dont les plus courus sont animés par des dames de la bourgeoisie livournaise. C’est en effet cette communauté qui, avant la colonisation, donne le la à la vie culturelle dans cette partie de la ville. L’un de ses membres avait ouvert le théâtre Il Cartaginese dès 1826 et deux autres sont fondés par des juifs livournais en 1840 et 1875. L’engouement de la société tunisoise pour le théâtre ne s’est jamais démenti depuis lors, gagnant dès les années 1910 les milieux cultivés arabophones. Car ce dynamisme socioculturel s’affirme à partir de 1881 et la ville européenne devient rapidement le cœur de Tunis, déclassant la Médina au rang de quartier autochtone dont les zones résidentielles sont promises à la sous-prolétarisation du fait d’un exode rural de plus en e plus massif dès le début du XX siècle. Près du port et dans les zones industrielles qui voient peu à peu le jour s’érigent pour leur part des quartiers prolétaires à dominante italienne comme celui de la Petite Sicile.

L’INSTALLATION DES INSTRUMENTS DE LA DOMINATION, 1883-1918 Si, aux débuts de sa tutelle directe et vu la faiblesse numérique de sa population sur place, la France ne donne pas le tempo de la vie culturelle européenne, c’est aussi que ses priorités sont ailleurs. Une fois encore, comparaison n’est pas raison. Mais, comme on l’a souligné en rappelant la parenté des causes qui ont au long des siècles tracé un fil entre les révoltes rurales successives, les entreprises coloniales peuvent revêtir des habits similaires au-delà des millénaires, des contextes et des circonstances qui les séparent. Occupation, exploitation, romanisation, c’est au travers de ce triptyque que nous avons décrit dans la première partie de cet ouvrage la longue colonisation romaine qui, à bien des égards, a rempli les objectifs e qu’elle s’était fixés. La France, à la fin du XIX siècle, poursuit les mêmes dans l’ancienne Proconsulaire. Occupation, exploitation, francisation sont les maîtres mots de ce que ses thuriféraires ont appelé son « œuvre » en Tunisie. D’ailleurs, et on l’a déjà mentionné, ceux-là n’ont eu de cesse de brandir leur filiation supposée avec le grand empire de l’Antiquité et l’historiographie coloniale est en partie un argumentaire de la théorie du « retour » de la France sur cette terre latine qu’elle s’est donné pour devoir de récupérer. L’occupation, premier volet du triptyque, s’est effectuée en peu de temps. La francisation s’est quant à elle faite à son rythme, bouleversant les références et les modes de vie de certains pans de la population, affectant de façon plus ou moins importante les couches sociales les plus aisées, mais elle est demeurée une entreprise inachevée, ne touchant qu’à la marge les ruraux et les couches populaires. S’il était nécessaire de franciser les élites, la masse pouvait demeurer en dehors du mouvement à condition de se soumettre aux logiques économiques de la domination. Les autorités françaises ont

d’ailleurs pris soin, dès les premières heures de leur mainmise sur la Régence, de ne heurter ni les grandes familles du makhzen, ni les notables provinciaux, ni les gestionnaires du religieux, en leur laissant le contrôle du corps social en contrepartie de leur allégeance. Et la France, si pressée de légiférer dans tous les domaines, s’est toujours gardée de toucher à la législation religieuse en matière de droit personnel. La population française installée dans la Régence s’est ellemême divisée entre les tenants de l’extension de l’instruction à l’ensemble des autochtones, en général recrutés à gauche, et ses segments les plus droitiers emmenés par le « lobby » colonial qui ont à maintes reprises critiqué le souhait de certains, à leurs yeux dangereux, de diffuser chez les indigènes – par le biais de l’éducation – la culture 6 et les valeurs universalistes de la république métropolitaine . L’exploitation, en revanche, a été érigée d’emblée en priorité. C’est dans ce but que la Régence a été conquise et, dès 1881, tout est mis en œuvre pour réaliser cet objectif auquel sont soumis tous les autres. Certes, au regard de l’Algérie, de l’Indochine ou des territoires qui commencent à être occupés au sud du Sahara, la Tunisie est une prise plus modeste, mais elle est stratégique, ne manque ni de richesses, ni d’espace, ni d’opportunités, et l’on connaît la réputation qu’elle a depuis l’Antiquité d’être une terre agricole généreuse. Il faut donc la faire rendre pour le plus grand profit de la métropole, de ses hommes et de ses capitaux. Et, afin que le contribuable français n’ait rien à perdre dans cette entreprise, le Palais Bourbon a accepté en 1881 son annexion à condition qu’elle ne coûte pas un sou à la France, le Protectorat étant sommé de vivre et de se développer sur ses seules ressources. « La Tunisie offre […] un vaste champ d’activités à nos compatriotes. Tel agriculteur qui végète actuellement sur une petite propriété […] trouvera de l’autre côté de la Méditerranée les moyens

de donner à son existence un horizon plus large. Tel gros propriétaire verra, dans cette œuvre de colonisation, le moyen d’atténuer les effets de la loi sur les successions car il pourra maintenir l’intégrité de son domaine entre les mains d’un de ses enfants s’il fournit aux autres […] les moyens de devenir […] propriétaires en Tunisie. Il est impossible […] d’énumérer toutes les combinaisons avantageuses que peut offrir à des […] caractères entreprenants une colonie dont le renom s’affirme 7 chaque jour davantage . » Comme l’indique cette citation, la colonisation agricole a été systématiquement encouragée par les autorités. Elle a procédé en deux temps. Dès avant l’instauration du Protectorat, mais plus encore en 1881-1885, ce sont les grandes sociétés qui acquièrent d’immenses domaines. Par la suite, grâce à l’adoption d’une série de dispositions législatives et réglementaires, la colonisation agricole de peuplement se voit assigner pour but d’accélérer la mise en valeur du pays et d’accroître la population française pour – entre autres – parer au « péril » démographique er italien. La loi du 1 juillet 1885 organise le cadre juridique du transfert foncier des autochtones aux colons en instaurant l’immatriculation des terres, donnant le signal d’une véritable explosion de la propriété française qui passe entre 1881 et 1892 de 114 000 à 443 000 hectares, dont plus de la moitié achetés après 1885. 416 000 hectares appartiennent à 16 propriétaires, parmi lesquels de puissantes sociétés comme la Compagnie des Batignolles, la Société foncière de Tunisie nouvellement créée et la Société marseillaise de crédit qui possède à 4 elle seule 110 000 hectares. Le processus de dépossession des fellahs se poursuit dans les années suivantes grâce à la promulgation d’une avalanche de mesures réduisant drastiquement le périmètre des terres collectives. Le décret du 4 avril 1890 ajoute les terres boisées au Domaine de l’État sans tenir compte des droits d’usage ancestraux des tribus qui n’ont pas de personnalité juridique dans le droit colonial. Un

décret de 1903 le complète en incluant dans le domaine public les zones montagneuses, ce qui permet à la colonisation de s’emparer de 100 000 hectares en Khroumirie et de 80 000 hectares dans la région de Makhtar. La loi immobilière de juillet 1885 détourne par ailleurs le caractère inaliénable des biens habous qui occupent environ le quart des terres de la Régence et, en 1898, l’administration des habous est contrainte de mettre à la disposition du Domaine au moins 2 000 hectares par an. Une fois passées aux mains de l’État, les terres sont loties et mises en vente au profit des petits et moyens colons qui bénéficient de crédits d’établissement à des conditions très favorables. Un arrêté de novembre 1902 a créé pour ce faire une Commission de colonisation dont la caisse est alimentée par les excédents budgétaires tunisiens et la vente d’immeubles domaniaux. Le Crédit foncier de Tunisie, créé en 1906, n’octroie des prêts qu’aux propriétaires de terres immatriculées, ce qui exclut dans les faits de ses bénéfices la paysannerie autochtone. La spoliation des indigènes s’est poursuivie jusqu’aux années 1930. Les Européens – Français dans une écrasante majorité, la propriété 5 italienne demeurant de dimensions modestes – détiennent en 1931 774 000 hectares sur une surface agricole utile totale de quatre millions d’hectares, dont trois millions labourables. La majorité des domaines sont situés dans le nord céréalier où se pratique une agriculture très mécanisée facilitée par la taille des propriétés : dans la fertile vallée de la moyenne Medjerda, 80 % d’entre elles ont plus de 8 500 hectares . Dans le Sahel et la région de Sfax où l’olivier est une quasi-monoculture, les Européens utilisent plutôt le traditionnel 6 contrat de mgharsa . Cette nouvelle agriculture a besoin d’un salariat. Il est rapidement constitué par les milliers de paysans arrachés à leur terre qui vont louer leurs bras comme travailleurs permanents ou saisonniers sur les grandes exploitations. Le surplus émigre vers les

villes, grossissant les rangs d’un sous-prolétariat urbain confiné aux activités les plus précaires. Quant aux agriculteurs indigènes, restés nombreux dans les régions vouées depuis toujours à l’agriculture sédentaire, ils continuent d’être soumis aux impôts beylicaux qui ne sont supprimés qu’en 1939 pour être remplacés par l’impôt général sur le revenu. Jusqu’en 1913, la mejba n’est payée que par les autochtones avant d’être remplacée par une taxe personnelle payable par tous. Ils s’acquittent également du qanoun et de l’achour tandis que les colons bénéficient de décharges fiscales et que les produits comme la vigne, uniquement cultivée par les Européens, sont exemptés d’impôts. Enfin, un décret de 1913 oblige à acquitter les impôts en monnaie et non plus en nature, ce qui permet à l’administration d’acheter aux paysans leurs produits à des prix inférieurs à ceux du marché puisqu’ils ont désormais un besoin vital de numéraire. L’appauvrissement général des campagnes, les exactions financières des autorités locales – caïds, khalifas, cheikhs encore chargés de collecter l’impôt et qui sont les seuls bénéficiaires du Protectorat dans les régions –, la monétarisation de ce dernier, le relatif effritement des solidarités traditionnelles fragilisées par la destructuration de l’économie agro-pastorale sur laquelle elles reposaient, tout concourt à faire entrer les masses rurales, à mesure de l’affaiblissement de leurs capacités d’autosubsistance, dans un salariat dont le développement est lié à celui de la grande agriculture. La pression exercée sur ces ouvriers permet de les rémunérer au plus bas, l’indigène étant réputé être « un homme sans 9 besoins ». Dans le nord du pays, la colonisation n’a cependant pas fait disparaître les grandes propriétés foncières de l’aristocratie locale qui fait immatriculer ses terres et se convertit à la mécanisation, accélérant ainsi l’obsolescence de l’institution du khamessat, les anciens métayers venant grossir les rangs des paysans sans terre reconvertis quand ils le peuvent en ouvriers agricoles.

Volet central de l’entreprise coloniale d’exploitation, l’agriculture n’est cependant pas le seul. La nouvelle possession recèle des ressources minières qui entrent rapidement en production, et les infrastructures permettant de les exporter sont construites à un rythme accéléré. Une politique de grands travaux ferroviaires, routiers et e portuaires est ainsi entamée dès la fin du XIX siècle pour acheminer vers les ports phosphates, minerais de fer, plomb et zinc, principales richesses du sous-sol. À la veille de la Première Guerre mondiale, la colonie dispose de tous les instruments juridiques, techniques et administratifs autorisant son exploitation à plein rendement. Ponctionnée de toutes les manières, la population locale participe au financement de sa propre dépossession puisque ses contributions alimentent 90 % du budget qui finance entre autres la politique de grands travaux. Mais les Tunisiens n’en profitent guère puisqu’en 1914, ils ne représentent que 5 % des travailleurs employés dans les chantiers 10 publics . Enfin, la dénonciation dès 1896 des accords commerciaux conclus avant 1881 entre la Régence et plusieurs États européens et l’institution de tarifs douaniers favorables aux produits français et discriminatoires vis-à-vis des importations venant d’autres pays achèvent d’assurer à la France un monopole quasi total sur le marché tunisien. Parallèlement au drainage des richesses du pays et pour contrôler les possibilités de contestation, sont mis en place des outils de gestion disciplinaire de sa population. La liberté de la presse est d’abord limitée par un décret de 1884 imposant aux journaux de déposer un cautionnement pour voir leur publication autorisée, puis par un décret de 1893 qui autorise le Résident général à interdire par mesure spéciale la publication et la circulation des journaux en langue arabe et hébraïque. Créée en 1896 pour proposer à l’administration des réformes jugées nécessaires et exclusivement composée de Français jusqu’en 1907, la « Conférence consultative » est aux mains des

représentants du lobby colonial, qu’on appelle déjà les « Prépondérants ». Effrayés par la montée des revendications sociales et par la formation d’un début de classe ouvrière européenne – cheminots, ouvriers des arsenaux, petits fonctionnaires –, les chefs du parti colonial refusent en décembre 1907 l’application en Tunisie de la loi française de 1884 sur la liberté syndicale, qui n’y sera transposée qu’en 1932. Pour tous les Tunisiens, et quelle que soit la position qu’ils occupent sur l’échelle sociale, l’instauration du Protectorat et la mise en place des instruments de la domination coloniale ont changé la donne. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce bouleversement est loin d’être achevé mais il a déjà des conséquences politiques non négligeables, dont la première est l’apparition des premières formes du nationalisme.

LE PREMIER NATIONALISME En avril 1906, plusieurs fractions de la tribu des Frechiche se soulèvent sous la direction d’un jeune marabout venu de la tribu algérienne voisine des Ouled Abid. Les insurgés massacrent trois colons français et un Italien et tentent de s’emparer du siège du contrôle civil de Thala avant d’être impitoyablement réprimés. Même s’il prend place au début de la séquence coloniale, ce mouvement semble plus proche des soulèvements tribaux des époques antérieures contre tous les occupants venus s’emparer de leurs territoires que des formes nouvelles que va bientôt prendre la lutte anticoloniale. Le nationalisme e – au sens moderne du terme – qui émerge au début du XX siècle est un phénomène citadin, né au sein de la fraction réformiste des élites déçues de se voir écartées de toute charge publique par les nouveaux maîtres. La cosouveraineté dans laquelle elles avaient mis leurs espoirs s’avérant être une fiction, elles vont revendiquer la place à laquelle elles estiment avoir droit dans la vie politique de la Régence. Tout en

ayant pour souci de ne pas céder un pouce de leur pouvoir, les autorités du Protectorat ne se montrent pas insensibles à certaines de leurs réclamations qui se situent encore dans la ligne d’un mouvement réformiste encouragé en son temps par la France, et qui n’incluent pour l’heure aucun rejet explicite de sa présence. Puisque ce chapitre est en grande partie consacré à la longue aventure du mouvement national tunisien jusqu’à la réalisation de son objectif, l’indépendance, il convient d’examiner les différentes influences dont il s’est nourri. La richesse de son histoire et l’abondance des études qui lui ont été consacrées, essentiellement par l’historiographie tunisienne dont il a constitué un des principaux sujets dans les premières décennies ayant suivi l’indépendance nous interdisent – dans le cadre de cet ouvrage – d’en restituer toutes les péripéties. On s’attardera sur ses épisodes et ses acteurs principaux sans pour autant gommer la diversité de ses manifestations, ni les divergences et les crises internes qui ont jalonné la lutte de libération. La multiplicité de ses sources et de ses références où s’entrecroisent les idées venues d’Orient et celles importées d’Europe, la construction d’une identité nationale à base religieuse et l’attrait pour les idéologies séculières, la tentation autoritaire venue de la tradition et renforcée par l’émergence des totalitarismes dans e l’Europe de la première moitié du XX siècle et la séduction qu’ont exercé les démocraties, nous inciterait à parler de nationalismes au pluriel plutôt que de le réduire à un singulier. S’il a fini par les fédérer toutes, le nationalisme n’enferme pas dans son corpus idéologique toutes les formes de lutte de libération et, recouverts durant la colonisation par un objectif commun, les antagonismes ont vite ressurgi une fois l’indépendance acquise. Les premiers nationalistes sont choqués par la rapidité de la mainmise française sur la Régence et par l’arrogance des représentants de la puissance tutrice mais, intellectuellement, ils demeurent plus

proches des réformistes dont ils sont les disciples que des nationalistes qui les suivront après la Première Guerre mondiale. L’hebdomadaire de langue arabe El Hadhira (La Capitale) fondé en 1888 par Ali Bouchoucha en est un exemple : sans contester le principe du Protectorat, son directeur – qui a étudié en Angleterre – défend dans ses colonnes les intérêts des indigènes mais s’en prend également aux structures traditionnelles de la société dont il souligne le retard. Dans la même veine, un groupe d’intellectuels animé par M’hamed Lasram et le président de l’Administration des Habous Béchir Sfar – qui a fait une partie de ses études à Paris – fondent en 1896 l’institution de la Khaldounia, du nom du grand historien ifriqiyen, dont l’objectif affiché est de contrer l’influence des « vieux turbans » de la Zitouna en diffusant en milieu étudiant les idées modernes. Le Résident général d’alors, René Millet, appuie cette initiative qui n’a aucune connotation antifrançaise. En 1905, l’Association des anciens élèves du Collège Sadiki voit le jour, animée par Khairallah Ben Mustapha et Ali Bach Hamba, porteurs de préoccupations analogues. Si l’Europe les séduit, ces bourgeois lettrés sont cependant loin de s’abreuver à ses seules sources. L’Égypte, alors, est un des phares intellectuels du monde arabe, et les penseurs de la Nahdha exercent dans toute la région une influence considérable, en particulier par le biais de leur revue Al Manar (Le Phare), très lue dans les milieux cultivés tunisiens. Mohamed Abdou, un des principaux animateurs de ce courant, y est d’ailleurs invité par deux fois, en 1884-1885 et en 1903, peu avant sa mort. Car l’appartenance à la communauté musulmane est un marqueur central de ce premier nationalisme tunisien. Bien qu’affaibli, l’Empire ottoman n’est pas mort et le monde musulman sunnite reste attaché à l’institution califale qui est le gage de son unité. Panislamisme et panottomanisme se confondent jusqu’à ce que le mouvement des Jeunes Turcs évolue, à la veille de la Première

Guerre mondiale, vers un nationalisme de type ethnique incarné par le pantouranisme et prenant ses distances avec la dimension arabe de e l’ottomanité. Mais, au début du XX siècle, ce sont les Jeunes Turcs qui influencent l’élite tunisienne dont plusieurs membres sont d’origine mamelouk, comme Ali Bach Hamba (1876-1918), chef de file du mouvement des Jeunes Tunisiens qui finira d’ailleurs ses jours à Istanbul. Convaincu que l’action intellectuelle doit avoir un relais politique afin de voir ses revendications satisfaites, le groupe fonde en 1907 le « parti évolutionniste » pour défendre « les intérêts indigènes » et réclame notamment dans son journal en langue française Le Tunisien la suppression de la mejba, la possibilité pour les agriculteurs locaux d’acquérir des lots de colonisation, la participation des Tunisiens à la vie publique, l’extension de l’instruction moderne aux musulmans – y compris les filles – et la création d’une justice indépendante de l’exécutif français. En 1909, Abdelaziz Thaalbi, l’un des animateurs du mouvement, formé à l’université théologique de la Zitouna et futur dirigeant nationaliste de l’entre-deux-guerres, fonde l’organe de langue arabe Ittihad el Islami (L’Union islamique) qui est un relais vigoureux des idées panislamistes. Les dirigeants Jeunes Tunisiens entretiennent par ailleurs d’étroites relations avec les mouvements panottomans actifs en Europe, particulièrement en Suisse et en Allemagne dont un des chefs de file, l’émir druze Chekib Arslan, effectue en 1912 un voyage en Tunisie. L’invasion de la Tripolitaine par l’Italie en 1911 suscite une profonde émotion et exacerbe le sentiment pro-ottoman de la population qui manifeste contre cette nouvelle occupation européenne d’un territoire musulman. Dans un premier temps, l’administration coloniale consent quelques réformes à une élite qu’elle ne tient pas à se mettre à dos. Malgré la farouche opposition du parti colonial, la Conférence consultative se voit adjoindre en 1907 une section indigène de 16 membres dont un

israélite, choisis par le Résident général parmi les notables. Mais les revendications de plus en plus insistantes des Jeunes Tunisiens et surtout l’intrusion des masses populaires sur la scène publique ferment rapidement la porte à toute relation. Car la mainmise française n’est pas ralentie par l’émergence d’un mouvement revendicatif autochtone. En novembre 1911, la municipalité de Tunis annonce son intention d’immatriculer le grand cimetière musulman du Jellaz à Tunis. Y voyant un prélude à sa privatisation, la population manifeste le 7 novembre 1911 contre la mesure. La foule grossissant aux abords du cimetière, l’armée tire et l’on compte des morts. L’état de siège est proclamé, les journaux sont suspendus et les condamnations des émeutiers pleuvent. Quelques mois plus tard, en février 1912, les Jeunes Tunisiens, qui se sont mis au diapason de la rue à la faveur des événements du Jellaz, soutiennent activement la grève des traminots tunisiens qui exigent l’égalité des salaires avec leurs collègues italiens. Le Résident général crie au complot contre la France et expulse Ali Bach Hamba, Abdelaziz Thaalbi et l’avocat Mohamed Nomane en France, Hassen Guellaty en Algérie, tandis que d’autres sont déportés dans le sud du pays. Privé de ses têtes pensantes, le mouvement est décapité. À la veille de la déclaration de guerre, le calme règne dans la Régence. Mais, à la e e charnière du réformisme du XIX siècle et du nationalisme du XX , la précocité du mouvement intellectuel et politique d’opposition à l’occupation française annonce la naissance dès l’après-guerre d’une lame de fond autrement plus importante. Il en porte dès les années 1910 certains mots d’ordre comme l’exigence d’une Constitution, réclamation qui fera florès dans les années suivantes. D’abord conduites par les mêmes élites qui ont dirigé le mouvement réformiste, les nouvelles formations nationalistes s’en affranchissent progressivement pour se voir contrôler par d’autres couches sociales et

s’accompagner du développement d’un puissant mouvement ouvrier, qui n’a pas d’équivalent dans le reste du monde arabe. 1918-1945 : DE L’APOGÉE COLONIAL À LA CRISE

LA CONSOLIDATION COLONIALE, DE LA PROSPÉRITÉ À LA CRISE DE 1930 ET À SES CONSÉQUENCES La Première Guerre mondiale n’a pas eu d’effets déterminants en Tunisie. Certes, la Régence a envoyé 80 000 hommes au front, et environ 30 000 travailleurs ont été réquisitionnés pour aller remplacer en métropole les ouvriers et les paysans envoyés sur les champs de bataille. Quelque 10 000 Tunisiens ont perdu la vie en 1914-1918. Seuls les juifs, les soutiens de famille, les étudiants de la Zitouna et les titulaires du certificat d’études ont été dispensés du service militaire. Stigmatisée par cette discrimination positive dont elle n’était pourtant pas la seule à bénéficier, la population juive a d’ailleurs été l’objet d’une vague de persécutions dans les principales villes du pays au cours de l’année 1917. Mais, sur le plan économique et social, ces années correspondent à une période plutôt faste pour la population. Les exportations européennes marquant le pas du fait de la guerre, l’artisanat local retrouve du souffle et l’industrie agroalimentaire se développe. Soucieuses de se ménager le soutien des autochtones en ce moment délicat, les autorités marquent une pause dans la colonisation agricole et mettent en place une politique d’assistance sanitaire aux indigènes. La période connaît en outre une série de bonnes récoltes et la pénurie de main-d’œuvre occasionnée par l’émigration contrainte ou volontaire a pour effet d’augmenter les salaires. Le contexte change dès la fin des hostilités et, entre l’après-guerre et l’avant-guerre, l’histoire du pays peut être divisée en deux périodes. Jusqu’au début des années 1930, l’ensemble des indicateurs économiques affichent une prospérité qui ne profite cependant aux autochtones que de façon très relative. L’effondrement économique provoqué par la crise de 1930 a en

revanche des répercussions sociales d’une extrême gravité qui déterminent en partie une accélération des revendications nationalistes et l’essor d’un mouvement ouvrier dont les prémisses remontent aux années 1920. Si les empiétements de la colonisation aux dépens des terres tribales et habous sont stoppés dès 1918 dans les territoires sous administration militaire, ils se poursuivent jusqu’en 1935 dans le reste du pays et l’agriculture coloniale connaît un remarquable essor. Très mécanisée, bénéficiant d’investissements considérables et des apports d’une recherche agronomique de pointe effectuée dans les écoles d’agriculture d’Alger et de Tunis qui forment des ingénieurs de qualité, elle voit ses rendements s’envoler. Sa production triple entre 1921 et 1935, dépassant celle des Tunisiens qui ensemencent des surfaces quatre fois supérieures mais dont la plupart des terres sont situées en zones de déficit pluviométrique. La production et les exportations d’huile augmentent elles aussi. La production de vin, spéculation purement coloniale, double entre 1920 et 1925, passant de quelque 500 000 à près d’un million d’hectolitres. De fait, la prospérité de l’agriculture coloniale aggrave la fracture entre une minorité de cultivateurs privilégiés – dont quelques grands bourgeois locaux – et la masse des fellahs que leur pauvreté pousse de plus en plus à l’exode vers les villes. Le secteur minier participe lui aussi à l’essor général. De 70 000 tonnes en 1899, la production de phosphate passe à près de trois millions de tonnes en 1924 et emploie 12 000 ouvriers. Mais, malgré quelques mesures sociales en faveur des autochtones, en particulier en matière de santé où la politique de lutte contre les grandes endémies et d’amélioration de l’hygiène contribue à l’envolée démographique, la population tunisienne ne profite qu’à la marge de l’enrichissement de la Régence. C’est elle pourtant qui en finance la plus grande part, le budget local supportant seul le service de la dette

et l’augmentation des traitements des fonctionnaires français bénéficiaires du tiers colonial depuis 1919, mesure qui accroît leurs salaires d’un tiers par rapport à ceux des fonctionnaires locaux. La charge fiscale augmente pour faire face à ces dépenses alors que, dans le même temps, la reprise des importations de produits manufacturés pénalise les artisans et les commerçants qui avaient vu leurs revenus augmenter pendant la guerre. C’est dans ce contexte d’amélioration en dents de scie mais toujours insuffisante du niveau de vie local, de mécontentement latent provoqué par l’approfondissement des clivages sociaux entre population allogène et masse indigène et d’euphorie coloniale engendrée par le boom économique de la Régence qu’éclate la crise de 1930, provoquant l’effondrement du régime d’accumulation agrominier mis en place par la colonisation. En très peu de temps, ses effets frappent de plein fouet tous les secteurs de la production et toutes les catégories de la population. La réduction de la demande mondiale et l’effondrement des prix des matières premières minières et des denrées agricoles ont des conséquences immédiates sur une économie très extravertie. L’agriculture coloniale subit le contrecoup de la chute des prix et de la mévente et, très vite, les exploitants ne peuvent plus payer leurs dettes. La baisse de la production de phosphate, de fer et de plomb entraîne la fermeture de nombreuses mines. Les recettes de l’État baissent du fait d’une diminution du rendement des impôts acquittés pour plus de la moitié par le monde agricole. La métropole, elle aussi durement frappée, est bien incapable de venir en aide à sa colonie. L’État tunisien doit donc faire face seul aux effets de la crise. C’est peu dire que c’est une gageure car si de nombreux secteurs de la colonie française connaissent des difficultés, la population indigène se voit pour sa part renvoyée aux pires moments de son histoire. Alors que le chômage frappe comme jamais dans les campagnes et dans les

villes et qu’une nouvelle vague d’immigration italienne vient renforcer la concurrence sur un marché de l’emploi saturé, une série de mauvaises récoltes, en 1930 puis de 1933 à 1938, donne le coup de grâce à une paysannerie réduite aux abois. La situation est d’autant plus catastrophique que la population, qui n’a cessé d’augmenter 7 depuis le début des années 1920 , fournit désormais plus de maind’œuvre que n’en a besoin une économie en panne. La famine est de retour en 1937. Selon une enquête effectuée en 1937-1938 par les 8 services du docteur Étienne Burnet, qui a succédé à Charles Nicolle à la tête de l’Institut Pasteur de Tunis, sur 100 familles enquêtées, 11 ont une nourriture à peine suffisante, 15 sont sous-alimentées, 22 sont très gravement sous-alimentées en ne disposant que de 1 000 à 1 500 calories par jour, et 17 sont dans un état de misère alimentaire avec moins de 1 000 calories disponibles par jour, c’est-à11 dire qu’elles meurent littéralement de faim . Cette enquête ne tenant pas compte des différences de statut des individus au sein d’une même famille, on peut supposer que ses membres les plus vulnérables, femmes et enfants, sont encore plus exposés à la dénutrition. Des camps de regroupement, les tékias, sont ouverts à la périphérie des agglomérations pour accueillir des milliers de ruraux fuyant vers les villes dans l’espoir d’y trouver de quoi sauver leurs vies. L’exode est tel que la population urbaine passe de 16 à 20 % de la population totale de 1931 à 1936. Il n’est pas un observateur de l’époque qui ne décrive cet effondrement de la situation des indigènes en des termes apocalyptiques. Les autorités mettent du temps à admettre l’ampleur de la catastrophe. Les premières mesures prises par l’administration sont destinées à redresser la situation des colons. Le contingent de vin admis en franchise en métropole est augmenté, des indemnités d’arrachage des vignes sont octroyées aux agriculteurs et le stockage

des céréales est encouragé par l’attribution de primes. Des offices publics sont mis en place pour appliquer ces mesures. Ce n’est qu’à partir de 1934 que les pouvoirs publics s’alarment de la détresse rurale et surtout de l’effervescence nationaliste qui en est une des conséquences. Le nouveau Résident général Marcel Peyrouton entreprend de parer aux situations les plus urgentes tout en menant une politique de répression brutale de l’agitation. Plusieurs décrets de 1934 décident la suspension momentanée des saisies des biens des agriculteurs insolvables et leur accordent des délais pour le règlement de leurs dettes. Parallèlement, Peyrouton prend des mesures destinées à alléger le fardeau du budget en rognant une partie des privilèges des fonctionnaires français, à la satisfaction de leurs homologues tunisiens. Ces infléchissements ne profitent cependant pas aux catégories les plus pauvres et, à partir de juillet 1935, le gouvernement ouvre des chantiers de travail pour les hommes valides et organise des distributions de nourriture dans les camps où sont réfugiés les affamés. Les mouvements de protestation contre la misère ne se calment pas pour autant et les autorités y répondent en refoulant des milliers de ruraux vers leurs régions d’origine. C’est dire à quel point la situation est explosive au moment où, en France, la gauche gagne les élections de 1936 et où le Front Populaire arrive au pouvoir. Comme toutes les colonisations du siècle passé, la politique du Protectorat a eu toutefois des effets contradictoires permettant d’expliquer les diverses formes qu’a prises l’opposition à l’occupation française. Après avoir eu jusqu’en 1918 des préoccupations sanitaires essentiellement hygiénistes, l’administration coloniale a progressivement évolué en État plus protecteur afin de se relégitimer auprès de la population indigène en lui apportant les services sociaux 12 dont elle avait un pressant besoin . Par ailleurs, certes effectuée en fonction des seuls intérêts français, la mise en valeur capitaliste de la

Régence n’en a pas moins changé la donne socio-économique qui e prévalait à l’aube du XX siècle. Le développement de l’extraction minière, la naissance d’un secteur industriel manufacturier – agroalimentaire notamment –, l’extension des transports ferroviaires et des activités portuaires pour les besoins de l’exploitation ont donné naissance à un prolétariat dont les effectifs n’ont cessé de croître dans l’entre-deux-guerres. Cette classe sociale nouvelle, née d’abord dans la population étrangère puis au sein de la population indigène, s’est progressivement organisée afin d’obtenir les droits dont elle était privée. Le développement d’un mouvement syndical qui a rapidement débordé les sections locales des centrales françaises pour connaître des expressions autochtones est une des caractéristiques de la Tunisie que l’on ne retrouve pas dans le reste du Maghreb, et a eu d’importantes incidences sur le mouvement national. Enfin, la Tunisie a connu une scolarisation dans les cadres français plus importante que ses voisins, due à la relative densité de sa population urbaine et à l’existence d’une bourgeoisie pressée de donner à ses enfants une formation leur permettant d’être partie prenante de la nouvelle organisation politicoadministrative de la Régence. En dépassant le cercle étroit des grandes familles pour inclure la petite et moyenne bourgeoisie des bourgades littorales, la scolarisation française ou franco-arabe a permis l’émergence d’une élite modernisée qui constituera l’ossature des partis nationalistes désireux d’échapper à l’emprise des structures traditionnelles. Les divergences et les ruptures qui ont marqué le mouvement nationaliste de l’entre-deux-guerres s’expliquent aussi par le changement d’habitus culturel des élites à mesure que s’est approfondie l’empreinte culturelle coloniale. Le nombre d’enfants scolarisés des deux sexes de l’ensemble des communautés vivant dans la Régence a pratiquement doublé entre 1921 et 1936, pour tripler encore de 1943 à 1955. Même s’ils demeurent les moins scolarisés en

proportion de leur importance dans la population totale, les musulmans voient leurs effectifs augmenter durant la période coloniale, passant de 28 % de la population scolaire en 1915 à 47 % en 1936 et à un peu plus des trois quarts en 1954, alors qu’ils représentent à cette date 86 % de la population du pays. Mais cette distorsion entre la proportion respective des musulmans dans la population totale et dans les classes d’âge scolarisées ne s’explique pas seulement par les discriminations dont ils ont fait l’objet et par la sousscolarisation des zones rurales. Les inégalités entre les sexes y entrent pour une large part : en 1930, on y compte une fille scolarisée pour huit garçons et à la veille de l’indépendance, le rapport est encore de un à trois. Ce phénomène est resté propre à la population musulmane et ne se retrouve pas dans la population juive tunisienne qui a massivement envoyé à l’école ses enfants des deux sexes, à l’exception 9 de l’île de Djerba . C’est donc sur la double émergence du mouvement syndical et du mouvement nationaliste qu’il convient maintenant de porter le regard.

MOUVEMENT OUVRIER EN TUNISIE ET MOUVEMENT OUVRIER TUNISIEN, LES DEUX FACES D’UNE SINGULARITÉ Le syndicalisme a en Tunisie une ancienneté qui en rend l’histoire singulière en contexte colonisé. Les premières luttes sociales remontent e au début du XX siècle où une grève des ouvriers italiens du bâtiment est signalée en mai 1904. En effet, la formation d’une classe ouvrière d’origine étrangère a précédé celle d’une classe ouvrière autochtone qui ne devient majoritaire qu’au début des années 1930, et les premières organisations syndicales ont été l’émanation de la première. Bien qu’ayant plus d’une fois joint ses forces à ceux des syndicalistes tunisiens dont les cadres ont tous été formés en son sein, le syndicalisme français s’est inscrit dans une rhétorique commune à l’écrasante majorité de la gauche métropolitaine en cherchant à

humaniser la colonisation et à faire profiter les Tunisiens de ses 13 bienfaits, à promouvoir en somme « une colonisation de gauche », raison pour laquelle les autochtones n’ont jamais pu se reconnaître totalement en lui et ont très tôt cherché à créer leurs propres organisations. Dès ses premières manifestations, le syndicalisme tunisien, lui, n’a cessé d’être déchiré par un insoluble dilemme consistant à concilier la nécessité de former un front de classe avec les prolétaires allogènes et celle de s’allier à la bourgeoisie locale pour venir à bout du système colonial. Ces deux tropismes contradictoires expliquent en partie les aléas de ses relations avec un Parti communiste qui a joué depuis sa création un rôle majeur dans la mobilisation sociale, mais que sa composition ethnique – il est d’abord majoritairement français puis les juifs tunisiens en sont une composante essentielle – et son inféodation au Parti communiste français ont plus d’une fois éloigné du mouvement de libération nationale. C’est à l’aune de ces contradictions que l’on peut retracer brièvement l’histoire du syndicalisme dans la Régence depuis sa naissance en 1919 avec la création de l’Union départementale de la Confédération générale du travail, l’UD-CGT, jusqu’à son âge d’or des années 1936-1937. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Italiens dominent encore de nombreux métiers manuels, tandis que 25 % des Français présents dans la Régence sont des fonctionnaires dont une partie se syndique rapidement. Au cours des années 1920 et 1930, les Tunisiens deviennent majoritaires d’abord dans les mines, puis dans le bâtiment et les services publics concédés – transports urbains et chemins de fer notamment. Quant aux dockers, qui seront plus d’une fois à la pointe des luttes, ils sont pratiquement tous tunisiens. Tandis 10 que l’UD, étroitement liée à la SFIO locale, revendique dès 1920 10 000 adhérents, les premiers syndicats dépendants de la CGTU

communiste se constituent à partir de 1922 sans entamer la suprématie socialiste. Les ouvriers tunisiens ont adhéré aux deux centrales tout en déplorant le peu d’intérêt que la plus importante, l’UD, porte à leurs revendications spécifiques qui réclament l’égalité de traitement avec leurs homologues français. De façon générale, les deux syndicats issus des centrales métropolitaines demeurent étroitement eurocentristes et ne comptent alors aucun Tunisien au sein de leurs instances dirigeantes. C’est dans ce contexte que naît en décembre 1924 la Confédération générale tunisienne du travail (CGTT), premier syndicat national dans l’empire français. Les dockers en ont constitué le fer de lance ouvrier. La première grande grève tunisienne de l’après-guerre est en effet déclenchée en août 1924 par les dockers du port de Tunis, bientôt rejoints par ceux de Bizerte et par des ouvriers d’autres secteurs. La brutale répression à leur encontre convainc Mohamed Ali, né en 1896 dans le village d’El Hamma près de Gabès, qui a vécu en Turquie et en Allemagne où il a fréquenté les milieux arabes et la gauche, de créer la CGTT. Il est accompagné par Tahar Haddad, enseignant à l’université de la Zitouna, où un courant populaire a émergé dès l’avant-guerre chez les étudiants, et sensible aux questions sociales comme il le sera quelques années plus tard à la condition des femmes. L’initiative est soutenue sans réserves par le jeune Parti communiste et son principal dirigeant, Jean-Paul Finidori, et par la CGTU. Dès sa création, la nouvelle organisation est en revanche en butte à l’hostilité de la SFIO et du Destour, le parti nationaliste créé en 1920 et dirigé par des éléments de la vieille bourgeoisie de la capitale. Les socialistes français accusent Mohamed Ali de diviser le mouvement syndical tandis que les nationalistes lui reprochent d’affaiblir le mouvement national naissant. Les autorités arrêtent dès février 1925 les dirigeants de la CGTT, ce qui met fin à son existence. Cette expérience, bien que très brève, a fait découvrir l’existence d’une

gauche ouvrière autochtone et témoigne de la précocité de l’affirmation d’un syndicalisme national. « Comme telle, elle prendra la 14 dimension d’un symbole . » Mis à part une vague de grèves en 1928, il faut attendre les premières retombées de la crise de 1930 pour que la Tunisie connaisse à nouveau une agitation sociale notable dans un contexte renouvelé par un changement de la législation – la loi de 1884 autorisant la formation de syndicats est enfin appliquée en Tunisie en 1932 – et par les évolutions du mouvement nationaliste dont de jeunes éléments contestent l’hégémonie des vieux dirigeants du Destour. En attendant, la population prolétaire urbaine s’est étoffée pour compter à la fin des années 1920 quelque 110 000 ouvriers dont environ 45 000 Européens. Le milieu rural compte pour sa part 185 000 journaliers agricoles qui vont faire leur apparition sur la scène syndicale à la faveur de la détresse des campagnes consécutive à la 15 crise . Les premières réponses des autorités aux revendications nées de la dégradation de la situation sont d’ordre répressif sous les proconsulats des Résidents généraux Manceron et Peyrouton entre 1933 et 1936. Plusieurs dirigeants syndicaux français parmi les plus populaires – dont le socialiste Albert Bouzanquet, mentor de Farhat Hached, la grande figure du syndicalisme de l’après-guerre – sont expulsés vers la France et leurs collègues tunisiens déportés dans le Sud. L’arrivée au pouvoir du Front populaire change la donne et l’agitation syndicale prend une ampleur d’autant plus grande que la fraction indigène du mouvement ouvrier entend mettre fin aux discriminations dont elle fait toujours l’objet. L’unité réalisée en février 1936 par la fusion en une seule confédération des centrales CGT et CGTU a également favorisé le développement du syndicalisme et l’UD unifiée revendique en 1936 40 000 adhérents, dont une majorité de Tunisiens. Pour la première fois de son histoire, elle élit

cette année-là à sa Commission administrative un musulman, l’ouvrier communiste Hassan Saadaoui, et tous les dirigeants syndicaux de l’après-guerre y auront fait leurs classes à cette époque. Dès juin 1936, l’UD réclame l’application à la Tunisie des Accords Matignon. Des grèves massivement suivies éclatent partout, dans les mines, à l’usine de superphoshates de Sfax, chez les ouvriers du bâtiment de l’agglomération tunisoise, chez ceux de la métallurgie à Bizerte. En août, plusieurs clauses des Accords sont transposées en Tunisie, dont la semaine de quarante heures et les congés payés, et une centaine de conventions collectives sont signées au cours du second semestre de 1936. Mais, discrètement encouragée par une administration largement hostile au Front populaire et proche des Prépondérants, la réaction patronale s’organise. Les actionnaires des sociétés minières donnent de la voix et leurs responsables participent à la répression des grèves qui immobilisent les mines de phosphates à l’automne 1936. Les colons, de leur côté, dénoncent « l’agitation antifrançaise » dans les campagnes où les travailleurs agricoles ont commencé à se syndiquer, et refusent d’appliquer les décisions prises en 1937 par les autorités, dont la fixation d’un salaire minimum et l’octroi de primes pour des travaux agricoles spécifiques. Pendant que le patronat réclame une « pause » dans l’application des accords favorables aux salariés, le front social se fissure après l’euphorie consécutive aux premiers acquis, du fait des intérêts divergents de ses acteurs et des forces politiques qui leur sont liées ou qui leur font face. D’un côté, une partie des fonctionnaires français refusent toute remise en cause de leurs privilèges, en particulier la suppression du tiers colonial réclamée par leurs homologues tunisiens et partiellement mise en œuvre par Peyrouton, et craignent que la vieille revendication d’une tunisification de l’adminitration ne reçoive un début de satisfaction. La tendance hostile à la politique de la gauche

rompt avec l’UD pour créer une « Fédération des fonctionnaires » très marquée à droite et proche du lobby colonial. De l’autre côté, les fonctionnaires et les travailleurs manuels tunisiens durcissent leurs mouvements et, sous l’influence du Néo-Destour qui prône depuis sa naissance une alliance anticoloniale transcendant les clivages de classe, se rapprochent des secteurs autochtones de l’artisanat et du commerce. Après la création d’une Fédération tunisienne des fonctionnaires, en réaction à celle de la très raciste fédération française, l’idée d’un syndicat national fait de nouveau son chemin. Le 27 juin 1937, la seconde CGTT voit le jour, avec à sa tête deux transfuges de l’UD, Belgacem Gnaoui et Ali Karoui. Son existence ne sera guère plus longue que celle de son ancêtre de 1924, mais sa disparition a des causes moins glorieuses puisqu’elle est due au véritable coup d’État que tente le Néo-Destour pour la noyauter. Les dirigeants de ce dernier, au premier rang desquels Habib Bourguiba, ne tolèrent pas que le mouvement ouvrier autochtone puisse être indépendant du parti nationaliste et entreprennent de dicter à la nouvelle centrale des mots d’ordre plus proches de leur agenda politique que des intérêts syndicaux. Tout en étant sensible à l’aspiration nationaliste et en comptant parmi ses dirigeants des membres du parti, dont Gnaoui luimême, la fraction ouvrière de la CGTT refuse toutefois d’être inféodée au Néo-Destour. Le parti décide alors d’en prendre le contrôle. Le 29 janvier 1938, un commando de dirigeants destouriens de haut rang menés par Hedi Nouira envahit ses locaux et « élit » Nouira à sa tête. Ce faisant, ils signent son décès. Belgacem Gnaoui et la majorité syndicale en démissionnent et rejoignent la CGT. Ne restent en son sein que quelques syndicats de métiers traditionnels qui se désagrègent rapidement. Le syndicalisme tunisien ne trouvera une véritable expression qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et aura

toujours à ferrailler contre les ambitions hégémoniques du parti nationaliste. L’heure, de toute façon, n’est plus à l’optimisme. L’échec du Front populaire et la démission de Léon Blum le 21 juin 1937 permettent au patronat de passer à l’offensive. Déjà, une série de grèves qui ont ponctué la première partie de l’année, dans les grandes exploitations agricoles du nord du pays, aux mines de fer de Djerissa et dans toute la région minière du Sud, aux imprimeries de Tunis, ont été durement réprimées. Dans plusieurs cas, on a compté des morts. Jusqu’à la fin de l’année, les mouvements sociaux se succèdent. Mais, malgré le fait que le nombre d’adhérents à l’UD-CGT n’a jamais été aussi élevé, l’horizon s’assombrit. L’avant-guerre a commencé. Les partis de gauche relèguent au second plan les revendications sociales pour donner la priorité à la lutte antifasciste. Après l’embellie du Front populaire, l’affrontement entre les autorités du Protectorat et le Néo-Destour entre dans une phase éruptive et occupe le devant de la scène. À partir de 1939, la guerre rebat les cartes et les organisations syndicales entrent en sommeil. Cette brève plongée dans son histoire sociale donne à voir un autre aspect de la singularité tunisienne, celle de l’ancienneté de sa tradition ouvrière et syndicale. Né dans le moule d’un syndicalisme européen précocement implanté dans le pays mais porté par l’oppression coloniale à s’inscrire dans l’action nationaliste, le syndicalisme tunisien n’aura cessé d’osciller entre la volonté de s’opposer aux pouvoirs successifs afin d’étendre les droits de sa base salariale et la soumission aux partis nationalistes d’abord, puis aux dirigeants de la Tunisie indépendante farouchement hostiles à toute velléité d’autonomie de la classe ouvrière au nom d’une unité nationale dont ils se proclameront les garants. Nous y reviendrons. Il est temps, pour l’heure, de retrouver

le fil du mouvement national qui reprend vie dès la fin de la Première Guerre mondiale.

L’ÉVOLUTION DU MOUVEMENT NATIONAL, DE LA REVENDICATION À L’AFFRONTEMENT L’évolution du mouvement national est à la fois fonction des dynamiques internes de la société tunisienne bouleversée par le reformatage colonial, des stratégies des autorités du Protectorat ellesmêmes dépendantes des rapports de force politiques en France, et d’un contexte international qui change du tout au tout entre 1918 et 1939. Ces trois données, étroitement mêlées, expliquent sa rupture avec la e matrice réformiste qui était encore la sienne au début du XX siècle et sa reconstitution autour de logiques nouvelles, plus adaptées à l’air du temps, à partir du début des années 1930. Avec la création du NéoDestour en 1934, une nouvelle ère s’ouvre en effet sous la direction d’un parti vite devenu hégémonique ayant à sa tête Habib Bourguiba, leader charismatique prêt à tout pour atteindre un double but : conduire son pays à l’indépendance et asseoir sans partage son propre 16 pouvoir . Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le contexte international a radicalement changé. L’Empire ottoman n’existe plus et la république turque instaurée en 1923 sur ses ruines par Mustapha Kemal abolit en 1924 le califat, cette institution symbolisant l’unité de la communauté musulmane sunnite, au-delà des spécificités de chacune de ses parties. Quoique ayant encore de beaux jours devant elles, les deux vieilles puissances impériales qui dominaient la scène mondiale, la Grande-Bretagne et la France, doivent désormais compter avec deux nouveaux venus, les États-Unis d’une part à qui la guerre a donné le statut de grande puissance, et de l’autre la jeune Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) qui a transformé la carte politique de l’Europe avant de bouleverser celle du monde. Si tout

sépare ces deux nouvelles puissances, elles ont en commun de ne pas 11 porter d’héritage colonial et de vouloir, pour des raisons différentes, affaiblir les deux impérialismes qui avaient au siècle précédent dessiné la carte du globe. Les partis communistes européens, renforcés par la révolution d’Octobre, sont au début des années 1920 résolument anticolonialistes. Au nombre des Quatorze Points devant régir les relations internationales proposés par le président américain Woodrow Wilson à la conférence de Versailles figure le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les populations sous tutelle bénéficient désormais pour se faire entendre du soutien – à géométrie variable car étroitement dépendant de leurs propres intérêts – des deux nouveaux acteurs de la géopolitique mondiale. D’ailleurs, une des premières actions du Parti tunisien qui a succédé au lendemain de la guerre au mouvement des Jeunes Tunisiens a été d’adresser en avril 1919 un mémoire au président américain pour réclamer l’application de ses Quatorze Points à la Tunisie, adresse restée au demeurant sans réponse. Il s’agit là de la première tentative d’internationalisation de la question tunisienne qui ne donnera des fruits qu’après la Seconde Guerre mondiale, au terme d’un quart de siècle de tête-à-tête exclusif et épuisant des nationalistes avec la France. Cette nouvelle donne n’est pas sans avoir des répercussions en Orient. Le mouvement nationaliste s’organise en Égypte avec la création du parti Wafd dirigé par Saad Zaghloul, et les autorités britanniques sont contraintes de reconnaître au moins formellement son indépendance en 1922. Or, Le Caire continue d’être un phare pour le monde arabe et les Tunisiens sont sensibles à tout ce qui s’y passe. Dans la Tripolitaine et la Cyrénaïque voisines, l’Italie, après avoir mené une conquête brutale en 1911, accorde à sa colonie le Statuto, embryon de constitution prévoyant un Parlement élu et un Conseil de gouvernement à large majorité autochtone sous surveillance

italienne. Ce compromis entre autonomie et suzeraineté inspire les Tunisiens qui le donnent en exemple à leur propre puissance tutrice. D’Orient, où ont séjourné plusieurs de ses dirigeants, viennent également une partie des idées qui ont structuré le nationalisme tunisien. Affaibli par la chute de l’Empire ottoman, le panislamisme n’est pas mort pour autant et Chekib Arslan, qui continue d’en être l’infatigable porte-parole, a compris l’importance de l’Afrique du Nord et entretient d’étroites relations avec de nombreux dirigeants nationalistes, dont, en Tunisie, Abdelaziz Thaalbi, puis plus tard Hedi Nouira. Le panarabisme, partiellement émancipé de la référence religieuse, gagne aussi du terrain dans les élites et les masses du monde arabe et n’est pas sans influence au Maghreb où s’organise également dans les années 1930 un mouvement panmaghrébin dont la principale manifestation est la création à Paris de l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA). Le nationalisme tunisien de l’entre-deux-guerres a puisé à toutes ces influences auxquelles s’ajoutent celles venues d’Europe. La France a formé la deuxième génération de ses dirigeants, imprégnés des idées modernistes et, pour une partie d’entre eux, de l’idéal démocratique propagé par les universités où ils ont étudié. Mais le national-césarisme mussolinien a également fasciné certains de ses leaders, à commencer par Bourguiba, plus porté vers l’autoritarisme que vers des principes démocratiques dont il s’est pourtant abondamment servi pour forger ses argumentaires. Si l’on peut esquisser une typologie des idées nationalistes entre un nationalisme « modéré » encadré par les élites traditionnelles qui le dominent jusqu’à la fin des années 1920, un nationalisme « islamique » qui s’appuie sur la profondeur du sentiment religieux dans le pays profond, et un nationalisme moderne dirigé à partir des années 1930 par les diplômés des universités françaises, on ne peut comprendre les ambivalences et les stratégies successives du

mouvement national qu’en tenant compte de la rencontre entre les courants idéologiques auxquels il a puisé pour atteindre ses buts. Tandis que les traditionalistes et les réformistes musulmans n’ont pas été insensibles aux influences occidentales, les modernes n’ont cessé d’instrumentaliser le référent religieux pour attirer les masses dans leur giron. Enfin, une tendance communiste, déchirée entre nationalisme et internationalisme, a joué un rôle non négligeable dans l’engagement d’une partie de la population et a été le creuset dans lequel est née une gauche nationale marxiste appelée à devenir dans les années 1960 une force d’opposition au pouvoir autoritaire postcolonial. « La France doit avoir le devoir impérieux de modifier radicalement et sans retard le régime que nous subissons et qui ne s’est maintenu jusqu’à ce jour qu’au prix de notre dignité […]. Conscient de ses droits, le peuple tunisien […] réclame la transformation radicale d’un régime qui, trop longtemps, l’a fait manquer à toutes ses destinées. » Publié en 1920 sans nom d’auteur mais attribué à Abdelaziz Thaalbi et rédigé en français par Ahmed Sakka, le pamphlet intitulé La Tunisie martyre. Ses 17 revendications , provoque l’enthousiasme de la société tunisienne, la sympathie des milieux socialistes français et l’hostilité des autorités du Protectorat. S’inspirant de la Constitution de 1861, ses auteurs y réclament entre autres que le pouvoir législatif soit transféré à un « Conseil suprême » élu par les Tunisiens. Ce texte, véritable acte de naissance du mouvement national, s’accompagne de la création en février 1920 du Parti libéral constitutionnel (Hezb el Hor el Destouri) dont les revendications sont, comme son nom l’indique, la promulgation d’une constitution, mais aussi l’élection d’un Parlement au suffrage universel masculin, la responsabilité du gouvernement devant cette assemblée et l’instauration de l’arabe comme seule langue officielle. À l’instar de ses antécédents du début du siècle, la nouvelle formation est dirigée par la bourgeoisie tunisoise qui y exerce durant

les années 1920 un monopole tout en parvenant progressivement à élargir l’audience du parti à travers le pays, au point qu’il devient vite aux yeux de la population comme des autorités l’incarnation de l’aspiration des Tunisiens à l’autonomie. Bien que ses dirigeants se gardent de l’employer publiquement pour ne pas provoquer la puissance tutrice, le mot « indépendance » fait même son apparition dans certains discours. Les idées du mouvement sont portées par la floraison de journaux qui caractérise l’après-guerre. On compte une trentaine de titres en langue arabe en 1921 qui soutiennent pratiquement tous ses thèses. En dépit de sa popularité au-delà de la bourgeoisie, le Destour s’adresse en priorité aux institutions qu’il considère comme ses interlocuteurs naturels : la cour beylicale, avec laquelle plusieurs de ses dirigeants entretiennent des liens étroits, et les autorités françaises. En juin 1920, une délégation destourienne dirigée par son secrétaire général Ahmed Essafi – l’un des premiers avocats tunisiens formés en France – rejoint à Paris Thaalbi qui y est déjà. Mais la position française est claire : une constitution et un gouvernement responsable devant un Parlement seraient incompatibles avec l’esprit du Protectorat. Les destouriens sont éconduits, Thaalbi est arrêté, renvoyé à Tunis et inculpé de complot contre la sûreté de l’État pendant que le Résident général Flandin suspend plusieurs journaux et accélère la politique d’occupation des terres réclamée par les Prépondérants. Après avoir édulcoré leurs revendications, les dirigeants destouriens reviennent à la charge en décembre 1920, forts d’une consultation demandée à deux professeurs de la faculté de droit de Paris qui ont conclu que la promulgation d’une constitution ne serait pas en contradiction avec les traités du Bardo et de La Marsa. Leur délégation, conduite par les plus modérés de leurs dirigeants et accompagnée par André Durand Angliviel, chef de la SFIO en Tunisie, est reçue en janvier 1921 par le Président du conseil qui, pour calmer

le jeu, a remplacé à Tunis le mois précédent Flandin par Lucien Saint. Elle obtient la libération de Thaalbi dont le procès se clôt par un nonlieu, et le nouveau Résident général lève dans la Régence l’état de siège en vigueur depuis les événements du Jellaz de 1911. L’action destourienne se déplace dès lors à Tunis où une délégation de quarante notables censés représenter toutes les composantes de la société transmet en janvier 1921 à Lucien Saint un cahier de doléances qui, sans remettre en cause le Protectorat, pose neuf conditions à son acceptation. Outre les revendications institutionnelles présentes dans le manifeste du Destour, y figurent l’accès des Tunisiens à toutes les fonctions, l’égalité des salaires entre Français et Tunisiens et le droit pour ces derniers d’acquérir des terres de colonisation. En juin, le programme du parti nationaliste est porté à Mohamed En-Naceur Bey, monté sur le trône en 1906. Le Bey n’y est pas insensible. Ses fils Hassine et Moncef, le futur souverain qui aura été le plus populaire de la dynastie, y sont ouvertement favorables ainsi que son épouse Lella Kmar qui est auprès de lui une influente conseillère. Mais l’ensemble de ces démarches n’est payé que par la création d’un ministère de la Justice supposé entériner la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire. Pire, le rapprochement du Bey et du Destour donne lieu à une démonstration de force de la part de la Résidence à la suite d’un quiproquo probablement orchestré par ses services. Déformant les propos du monarque lors d’un entretien qu’il lui a accordé, Le Petit Journal transforme son interview en déclaration où il condamne les communistes et critique les revendications du Destour. Son entourage réagit aussitôt à la manipulation et le convainc de poser un acte fort pour restaurer sa popularité. Le 4 avril, Naceur Bey dément formellement les propos qui lui ont été attribués et annonce qu’il abdiquera si Lucien Saint n’accepte pas un programme en 18 points reprenant les demandes du Destour. Sa fronde fait cependant long feu

malgré le soutien immédiat de la population accourue devant le palais de La Marsa pour le lui manifester. Le Résident général se rend à la résidence beylicale à la tête d’un escadron de chasseurs. Naceur Bey retire sa menace d’abdication le 5. Le 27 avril, le président français Alexandre Millerand arrivé d’Algérie fait son premier discours en Tunisie dans lequel il déclare que « La France [est] associée depuis 18 quarante ans et pour jamais aux destinées de la Tunisie ». Dans les faits, la France a répondu aux demandes de ce nationalisme modéré par des réformes qui ont renforcé le pouvoir de ses ressortissants plutôt que de le réduire et ont confirmé les privilèges des notables indigènes pour atténuer la vigueur de leurs revendications. La réforme de juillet 1922 transforme les conseils de caïdat et de région dont les Français peuvent désormais faire partie. Le Grand Conseil, qui remplace la Conférence consultative mais reste dépourvu de tout pouvoir de décision, comporte une section française et une section tunisienne. La première, présidée par le Résident général, est composée de 34 membres élus par les Français au suffrage universel masculin et de 22 représentants des intérêts économiques. La seconde compte 42 membres en partie élus par les notables et en partie nommés par le gouvernement, et présidée par le délégué général de la Résidence. C’est dire à quel point elle est strictement encadrée. Les Prépondérants voient par ailleurs leur influence confirmée par la large politique de colonisation menée par Lucien Saint. Mais, fin politique, le Résident général encourage aussi la fixation des nomades sur les terres domaniales pour réduire leur capacité de dissidence. Comme pour clore une séquence, Naceur Bey meurt le 8 juillet 1922, quelques jours avant la promulgation de la réforme. Mohamed El Habib Bey qui lui succède, puis Ahmed Bey monté sur le trône en 1929, seront pendant leurs règnes respectifs de dociles exécutants des directives de la Résidence. La phase diplomatique et institutionnelle de

l’action du Destour s’est soldée par un échec. En 1924, ses dirigeants – rendus un moment optimistes par la victoire aux élections françaises du Cartel des gauches dont ils espèrent une ouverture – envoient à Paris une dernière délégation. Elle n’obtient rien de concret du président du Conseil Édouard Herriot qui, en la recevant, s’est contenté de quelques promesses sans lendemain. D’autres méthodes vont commencer à être mises en œuvre. Abdelaziz Thaalbi, lui, est déjà parti en juillet 1923, d’abord pour Rome, puis pour l’Orient où il séjourne jusqu’en 1937 afin d’y porter la parole nationaliste maghrébine et participer aux grandes rencontres régionales organisées par les courants panislamistes et panarabes. Les autorités donnent d’abord au parti l’occasion de jouer sur le clavier religieux pour séduire une partie de la population et des élites conservatrices. La loi facilitant les naturalisations promulguée en décembre 1923 et dont le but est de contrecarrer les prétentions italiennes – Mussolini arrivé au pouvoir à Rome s’étant pressé de réactiver la revendication péninsulaire sur la Régence – ouvre plus largement aux Tunisiens la nationalité française. Les ténors nationalistes proclament aussitôt que changer de nationalité équivaut à changer de religion, donc à apostasier. L’argument n’a pas de conséquences immédiates car ce sont essentiellement les Maltais qui se naturalisent massivement, mais sera repris dix ans plus tard avec une ampleur décuplée par les jeunes loups du Destour menés par Bourguiba. En 1925, l’affaire est plus grave. Voulant donner des gages aux institutions ecclésiastiques qui ont été des auxiliaires zélés de la colonisation, les autorités installent à l’entrée de la médina de Tunis une statue du cardinal Lavigerie, promoteur de la restauration de l’Église d’Afrique au début du Protectorat, propagateur de la thèse du retour de la chrétienté en terre africaine et fondateur de la congrégation des Pères Blancs à la vocation première ouvertement

missionnaire, mort en 1892. La loi de séparation de 1905 n’a pas cours dans la Régence où le statut de l’Église est défini par un concordat signé à Rome en 1893 stipulant que l’archevêque de Carthage est nommé par le pape après accord du gouvernement français qui lui alloue une subvention. Le peuple de Tunis manifeste contre l’érection de la statue et, le 5 décembre, la Médina – la « ville arabe » pour les Français – est paralysée par une grève des commerçants. La Résidence répond par la répression à l’ampleur prise par l’agitation. En janvier 1926, Lucien Saint promulgue des décrets restreignant la liberté de presse, de réunion et d’association, ce qui réduit drastiquement les possibilités d’action des formations nationaliste et communiste. L’agitation, cependant, ne faiblit pas, retrouvant de la vigueur en 1928 à la suite d’une réforme controversée de l’enseignement à l’université de la Zitouna, puis en mai 1930 à l’occasion de la tenue à Tunis d’un Congrès eucharistique, ressentie comme une provocation par la population. Des milliers de jeunes pèlerins européens déguisés en croisés ont en effet campé pour la circonstance au pied de la cathédrale Saint-Louis de Carthage et ont triomphalement défilé dans les rues de Tunis. Mais la France, qui célèbre cette année-là le centenaire de l’occupation de l’Algérie, semble pouvoir tout se permettre. À l’apogée de sa puissance, elle fête l’année suivante avec faste le cinquantenaire du Protectorat, anniversaire rehaussé par la visite en Tunisie du président de la République Paul Doumer. Elle n’en a pas pour autant fini avec le mouvement nationaliste, bien au contraire puisqu’il se radicalise dans les années suivantes sous l’influence d’une nouvelle vague de dirigeants. Affaibli par la politique d’un Lucien Saint prêt à faire usage de la poigne tout en ménageant les « beldis » dont plusieurs représentants se rallient d’ailleurs aux autorités du Protectorat, le Destour voit en réalité

s’opérer en son sein une mue radicale. Au cours de la décennie 1920, une nouvelle génération de Tunisiens lettrés – formés aussi bien à la Zitouna qu’au Collège Sadiki et dans les établissements français et dont la plupart sont de parfaits francophones – est arrivée à l’âge adulte. Elle n’est pas uniquement composée des enfants de l’élite de la capitale mais, bien au-delà, de ceux d’une petite bourgeoisie urbaine ou villageoise provinciale – surtout sahélienne – pressée de briser le monopole qu’exerce la vieille caste tunisoise sur le mouvement nationaliste et de recueillir elle aussi les quelques dividendes octroyés aux autochtones par le Protectorat. Un groupe de jeunes diplômés rentrés à la fin des années 1920 en Tunisie après plusieurs années d’études en France commence à faire parler de lui. L’avocat Habib Bourguiba, originaire de la ville sahélienne de Monastir, sorti de la Faculté de droit et de l’Institut d’études politiques de Paris, en prend la tête, avec le médecin Mahmoud El Materi, brièvement passé par le Parti communiste, de Tahar Sfar et de Bahri Guiga, eux aussi rentrés de Paris où ils ont tous noué de solides relations avec des ténors de la gauche. Les réseaux qu’ils se sont constitués dans la capitale française leur seront de précieux soutiens dans les moments difficiles des années suivantes. Cette jeune garde se rapproche du Destour, décidée à en faire bouger les lignes. Bourguiba et ses amis commencent à écrire dans La Voix du Tunisien, journal fondé par le destourien Chedli Khairallah dans lequel ils popularisent des idées en rupture avec celles de leurs prédécesseurs. En effet, c’est le Protectorat lui-même qu’ils remettent en cause et non plus ses seuls effets. Proclamant l’intangibilité de la souveraineté tunisienne, ils militent clairement pour une émancipation progressive de la Tunisie de la tutelle française. La hardiesse de leur ton, leur nouvelle approche des problèmes, les démarquent vite de leurs aînés et alertent les Prépondérants qui tonnent contre eux dans leur journal La

Tunisie française. Le puissant lobby a l’oreille du Résident général François Manceron qui a remplacé Lucien Saint en 1929. Le 12 mai 1931, jour anniversaire du cinquantenaire du Protectorat, plusieurs journaux nationalistes sont interdits et des poursuites sont engagées contre les trublions. Le 9 juin, lors de leur procès, les rues de Tunis menant au Palais de justice sont noires de monde. Dans la Médina, les boutiques sont fermées en signe de solidarité avec les inculpés. À l’annonce du report du procès, ces derniers sont portés en triomphe par la foule. Ils ont gagné la bataille de l’opinion. Il leur reste à se doter de structures et de nouvelles méthodes d’action, ce qu’ils ne tardent pas à faire. Ayant rompu avec Khairallah qui s’est rendu aux propositions de compromis de la Résidence, le groupe de La Voix du Tunisien décide de créer un journal dont il aurait la maîtrise. C’est ainsi que, le er 1 novembre 1932, paraît le premier numéro de L’Action tunisienne qui s’affirme dès sa création comme un organe de combat. La crise économique produit alors ses premiers effets sociaux et Bourguiba, qui se révèle un redoutable polémiste, attaque de front les privilèges dont jouissent les Français de la Régence. Si Mahmoud El Materi, homme aux solides convictions humanistes et démocratiques et unanimement respecté, fait pour l’heure figure de leader de l’équipe de L’Action, Bourguiba s’emploie à y affirmer son emprise et à élargir son audience à tous les secteurs de l’opinion. En 1933, il réactive ainsi « l’affaire des naturalisations » à la faveur de l’inhumation d’un Tunisien naturalisé français au cimetière musulman de Bizerte qui provoque l’hostilité d’une partie de la population. La loi de 1923 avait fait quelques remous au moment de sa promulgation. Dix ans plus tard, c’est une virulente campagne que déclenche Bourguiba contre les naturalisés, profitant de toutes les occasions pour les assimiler à des apostats. À Tunis et à Kairouan, les manifestations contre leur inhumation dans les cimetières

musulmans tournent à l’émeute, au point que les autorités finissent par céder en décidant de les faire enterrer dans des lieux de sépulture particuliers, les excluant ainsi de leur communauté religieuse. La campagne de presse qu’il a menée avec tant de véhémence a fait connaître Bourguiba dans tous les milieux. C’était son objectif. Mais cette victoire, obtenue au prix d’une « dérive xénophobe plus tactique 19 qu’idéologique », révèle la capacité du futur dirigeant à jouer sur tous les registres, y compris les plus contestables, pour atteindre les buts qu’il s’est fixés. En ce début des années 1930, l’homme – marié à une Française dont il a un fils –, dont les convictions séculières et le mode de vie laïque s’affichent au grand jour, qui ne cesse dans ses écrits d’affirmer son admiration pour les principes démocratiques et a déclaré que la Tunisie indépendante dont il veut l’avènement « sera la Tunisie de tous ceux qui, sans distinction de religion ou de race, voudraient l’agréer 20 pour patrie et l’habiter sous la protection de lois égalitaires », aura ainsi donné plus d’un gage aux milieux conservateurs. En 1929, il s’est vigoureusement opposé dans les colonnes du journal L’Étendard tunisien où il tient alors chronique aux propos de la jeune Habiba Menchari qui a publiquement appelé à l’émancipation des femmes musulmanes et à l’abolition du port du voile. L’année suivante, contrairement à Mahmoud El Materi qui le soutient, il ne dit mot pour défendre Tahar Haddad, objet d’un véritable lynchage de la part des Oulémas et privé de son poste à la Zitouna à la suite de la publication 21 de son ouvrage Notre femme, la législation islamique et la société , courageux manifeste contre la condition faite aux femmes en terre d’islam. Car tout est question d’opportunité pour un homme convaincu 22 que « hormis la politique, tout est pour l’heure secondaire ». L’affaire des naturalisations a en tout cas fait grand bruit. Ajoutée à la montée des protestations sociales et au durcissement des discours nationalistes,

elle convainc la Résidence de renouer avec une politique répressive. Le 6 mai 1933, Manceron promulgue deux décrets qualifiés de scélérats par Joaquim Durel, secrétaire général de l’UD-CGT, donnant aux autorités la possibilité d’emprisonner par simple arrêté tout militant nationaliste et de suspendre tout journal ou association « hostile au Protectorat ». Aussitôt, l’organe de la SFIO Tunis socialiste ouvre ses colonnes à ceux qui sont interdits de plume. Le Destour, lui, tient un congrès le 12 mai qui réaffirme le principe de la souveraineté tunisienne et au cours duquel Materi, Habib Bourguiba et son frère M’hamed, Guiga et Sfar entrent à sa Commission exécutive. C’en est trop pour la Résidence. Le 31 mai, le parti est dissous et Paris satisfait la demande de la colonie française qui réclame un Résident général à poigne en envoyant de nouveau à Tunis en juillet Marcel Peyrouton. Après avoir tenté dans un premier temps d’apaiser les revendications en rognant les privilèges des fonctionnaires français et en prenant quelques mesures pour tenter de juguler les effets dévastateurs de la crise, il passe vite à la mise en œuvre d’une politique ultrarépressive au vu de l’évolution de la situation. Au sein du Destour, dont les 80 cellules à travers le pays continuent à s’activer malgré sa dissolution formelle, des dissensions ne tardent pas à se faire jour entre la vieille et la jeune garde. Cette dernière a eu un temps besoin de la solide implantation du parti mais se sent vite contrainte par la propension de ses dirigeants au compromis après les premières mesures prises par Peyrouton. En réalité, tout sépare les deux générations de dirigeants qui cohabitent quelques mois à peine au sein de la Commission exécutive, de l’origine géographique et sociale à la formation et aux influences idéologiques dont elles sont en partie le produit. Les jeunes provinciaux issus, à quelques exceptions près, de couches plus modestes que celles auxquelles appartiennent leurs aînés, ne veulent plus faire allégeance à de grands bourgeois de

plus en plus accusés de collusion avec les autorités. C’est au peuple qu’ils veulent s’adresser. Lors de leur séjour en France, leurs dirigeants ont été au contact des nouvelles formes d’action politique qui ont émergé en Europe au lendemain de la Première Guerre mondiale. La théorisation par Lénine du « parti de type nouveau » est incarnée par les formations communistes dont le modèle est le parti bolchevique soviétique. Pour servir d’autres buts mais en employant des méthodes parfois similaires, Mussolini s’est emparé du pouvoir en Italie grâce à son parti fasciste qui, dans le même temps, séduit les masses par son populisme et les contraint à la soumission par l’emploi systématique d’une violence assumée. Les jeunes destouriens de 1933 ne sont ni communistes ni fascistes. S’opposant aux premiers, ils récusent la lutte des classes au nom de la nécessaire unité du « peuple » – toutes classes sociales confondues – face à l’entreprise coloniale, et sont avant tout des nationalistes, aux antipodes, donc, de l’internationalisme prolétarien qui est un des socles du dogme communiste. S’il est bien une constante chez Bourguiba, qui structurera aussi bien son action politique jusqu’à l’indépendance que ses options en tant que chef d’État après 1956, c’est un anticommunisme qui ne s’est jamais démenti. Dans le fascisme mussolinien, le culte du chef et la sacralisation de l’État fort le séduisent, sans pour autant qu’il adhère à l’ensemble du corpus idéologique forgé par le Duce. Les alliances qu’il noue dans les années suivantes avec les envoyés de Rome auront essentiellement été d’ordre conjoncturel avec pour but de jouer l’Italie contre la France, éternelles rivales en Tunisie. En revanche, les modes d’action de ces nouvelles formations de masse – appel au peuple, maillage du pays au plus près de la population et utilisation de la coercition et de la menace quand la persuasion n’opère pas – servent de modèle au nouveau parti qui sort des limbes à partir de 1933. Le moins que l’on puisse dire est que, en Tunisie comme dans bien

d’autres pays de ce qu’on appellera plus tard le tiers-monde, le parti nationaliste vite devenu hégémonique n’a jamais été une école de démocratie. La suite de l’histoire le prouvera amplement. Une série d’incidents au cours desquels les jeunes recrues du Destour prennent des initiatives sans en référer à la direction font monter le ton entre anciens et nouveaux dirigeants. Ces derniers ont de plus en plus l’oreille de la génération de militants récemment entrés au parti, eux aussi opposés aux atermoiements des caciques. Un noyau rebelle s’étoffe pour demander la tenue d’un congrès appelé à définir une nouvelle ligne d’action. Il recrute essentiellement en province, au Sahel en premier lieu mais également dans le Sud et un peu partout ailleurs, au sein de la petite bourgeoisie d’agriculteurs, d’artisans et de commerçants fragilisés par la crise et exaspérés par la timidité des mesures prises par les autorités pour en atténuer les effets. Nombre d’intellectuels de souche relativement modeste, plus nationalistes que panarabistes ou panislamistes, en rejoignent également les rangs. Les dissidents de la Commission exécutive sillonnent quant à eux le pays pour gagner les militants à leur cause. Las d’attendre que l’establishment destourien convoque un congrès qui le mettrait selon toute vraisemblance en minorité, le groupe de L’Action tunisienne décide d’en fixer la date au 2 mars 1934 et de le tenir à Ksar Hellal, bourgade située au cœur du Sahel. C’est là que 48 congressistes, tous dissidents, font scission d’avec le parti historique et créent le NéoDestour, par opposition à la vieille formation désormais appelée peu glorieusement Archéo-Destour. Mahmoud El Materi est élu président et Habib Bourguiba secrétaire général d’une organisation à la structure fortement hiérarchisée, partant de la cellule locale pour remonter au Bureau Politique en passant par les comités régionaux et le Conseil national. Malgré le soutien discret qu’apportent quelques représentants de la grande bourgeoisie à la nouvelle formation, la fondation du Néo-

Destour correspond à l’émergence sur la scène politique de la classe moyenne villageoise et urbaine qui prend dès lors la direction du mouvement national, même si ce dernier reste marqué jusqu’à l’indépendance par la diversité de ses composantes. Après 1956, l’histoire officielle occultera cette pluralité, faisant du 2 mars 1934 la date de naissance de la lutte de libération et, de Bourguiba, son unique et providentiel dirigeant. La réalité de ce moment d’histoire est autrement plus complexe et le combat anticolonial a été mené, sous des formes et avec des fortunes diverses, par l’ensemble de la société tunisienne, non sans conflits et sans déchirements en son sein. Dans un premier temps, Marcel Peyrouton a vu d’un bon œil une scission susceptible d’affaiblir le parti nationaliste, d’autant que les cinq membres du Bureau Politique de la formation dissidente ont tous des titres universitaires français et qu’ils prennent soin de répéter que leur action ne s’inscrit pas contre la France mais contre sa politique coloniale. Mais la propagande des activistes du nouveau parti qui labourent le pays profond et deviennent d’autant plus populaires que la misère y fait des ravages finit par inquiéter le Résident général, informé par ses propres services de l’état lamentable dans lequel se trouvent les populations. Les mesures sociales cosmétiques prises pour tenter d’apaiser les revendications n’ayant guère produit d’effets sur le plan politique, il choisit dès lors l’arme de la répression pour les faire er taire. Le 1 septembre 1934, les journaux d’opposition tunisiens – dont L’Action et son équivalent en arabe Al Amal – et français – dont L’Humanité, Le Populaire et Tunis socialiste – sont interdits. Le 3 septembre, un vaste coup de filet rafle les principaux dirigeants des deux Destour et du Parti communiste qui sont déportés dans les territoires militaires du Sud. À l’annonce de leur arrestation, le Sahel et les grandes villes s’embrasent. Peyrouton répond aux manifestations en enfermant les déportés du Sud au camp militaire saharien de Borj

Lebœuf. S’enclenche alors un cycle où un tour de vis supplémentaire succède à chaque flambée populaire, si bien qu’au printemps 1935, la majorité de l’élite politique tunisienne est reléguée dans le Sud. La quasi-totalité des dirigeants destouriens s’y trouvent, parmi lesquels ont émergé de nouvelles figures comme celle de Salah Ben Youssef rapidement devenu un leader de premier plan. Dans l’atmosphère confinée de la relégation, des divergences ne tardent pas à apparaître entre les responsables, qui se transforment vite en affrontement entre deux stratégies face à la politique de la Résidence. Un groupe mené par Guiga et Sfar rejoints par Materi critique le jusqu’au-boutisme de Bourguiba et de ses fidèles et invoque le déséquilibre du rapport de force pour plaider le retour à des formes d’action plus légalistes. Les trois hommes qui ont fondé le Néo-Destour avec Bourguiba réprouvent en outre ses méthodes et lui reprochent une gestion de la situation qui répondrait davantage à ses objectifs personnels qu’à la sauvegarde du parti. Un temps masqué par l’éclaircie du Front populaire, le clivage entre ces deux lignes aboutira en 1938 à une fracture qui éloignera définitivement les « modérés » d’un Néo-Destour passé sous le contrôle des durs de la direction. Pour l’heure, la main de fer peyroutonienne a fait preuve de son impuissance à calmer l’agitation. Devant le blocage de la situation et dès avant la victoire du Front populaire aux élections du 3 mai 1936, Paris décide de changer de cap en nommant en mars le socialiste Armand Guillon Résident général, lequel prend dès son arrivée des mesures aux antipodes de celles de son prédécesseur. Les étudiants de la Zitouna condamnés en 1933 sont amnistiés, les déportés du Sud sont libérés et quelques journaux sont réautorisés avant que la liberté de presse et de réunion ne soit totalement rétablie. L’arrivée au pouvoir des socialistes et la nomination de Léon Blum à la tête du gouvernement le 4 juin donnent un nouveau tour à la politique

coloniale française. Pierre Viénot, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères qui se voit confier les dossiers tunisien et marocain, s’empresse d’abroger les décrets « scélérats » pris par Peyrouton et nomme Charles-André Julien à la tête du Haut Comité méditerranéen et de l’Afrique du Nord. L’historien socialiste, qui n’avait pas hésité à qualifier Peyrouton de « satrape », a noué de solides amitiés dans les milieux nationalistes maghrébins. À Tunis, la gauche française est enthousiaste et les nationalistes sont gagnés par l’euphorie. Le Conseil national du Néo-Destour convoqué dès le 10 juin accorde au nouveau gouvernement français un « préjugé favorable » et ses dirigeants affichent leur volonté de négocier. Bourguiba, accouru à Paris, rencontre par deux fois Viénot au cours de l’été et lui remet un mémorandum résumant les revendications nationalistes. Au mois de janvier suivant, il rédige un programme détaillé de revendications politiques et économiques. Mais les dirigeants du Néo-Destour et celui qui s’affirme de plus en plus comme leur chef savent qu’aucun gouvernement français, fût-il de gauche, n’est prêt à entendre le mot d’indépendance. Ils articulent donc leurs propositions sur deux plans, réclamant pour l’immédiat l’arrêt définitif de la colonisation foncière, la réforme de la fiscalité, l’accès des Tunisiens à tous les emplois publics et l’égalité des salaires entre indigènes et Européens. Mais la France, arguent-ils, doit également revenir à l’esprit des traités de Protectorat en restituant aux Tunisiens le gouvernement de leurs propres affaires grâce – entre autres – au remplacement du Grand Conseil par une assemblée élue démocratiquement par deux collèges électoraux – l’un, tunisien, et le second, européen. En mars 1937, Viénot propose lors d’un séjour à Tunis une série de réformes qui, précise-t-il, seront mises en œuvre dans le cadre du maintien du Protectorat. Devant l’hostilité des colons à toute remise en

cause d’un statu quo garant de leurs privilèges, le secrétaire d’État, er dans une allocution prononcée le 1 mars à Radio Tunis, ose affirmer que certains intérêts des Français « ne se confondent pas nécessairement avec ceux de la France ». Alors que la fureur des Prépondérants ne connaît plus de bornes, les nationalistes attendent que les promesses se traduisent en mesures concrètes tandis que les socialistes appellent de leurs vœux des réformes à condition qu’elles ne portent pas atteinte à la présence française dans la Régence. Tel a toujours été le paradoxe d’une introuvable politique coloniale « de gauche » : au lieu de satisfaire au moins ses alliés, elle ne contente personne. Du côté des Français, les lobbies coloniaux étroitement liés à la droite voient naturellement en elle une menace pour leurs intérêts. Dans les milieux progressistes, on souhaite un partage plus équitable du pouvoir, de la richesse et des avantages sociaux avec les autochtones, mais dans le cadre d’une réaffirmation de la pérennité de l’ancrage français en Tunisie. Du côté des Tunisiens, les hésitations puis les reculs de leurs interlocuteurs remplacent vite l’espoir de 1936 par une amère déception. Le fossé entre deux conceptions opposées de l’évolution des relations franco-tunisiennes ne peut plus être masqué par l’irénisme d’un gouvernement socialiste prêt à des gestes mais convaincu comme l’ensemble de l’échiquier politique métropolitain du bien-fondé d’une entreprise coloniale dont seule la forme doit à ses yeux être modifiée.

DE L’AVANT-GUERRE À LA GUERRE, LES NATIONALISTES ENTRE DÉCHIRURES INTERNES ET RADICALISATION

De toute façon, la chute du cabinet Blum le 21 juin 1937 met fin à toute possibilité de compromis, d’autant que l’aggravation du contexte international rebat les cartes des relations entre Paris et les nationalistes. Sur le plan intérieur, ce changement de la donne creuse les dissensions au sein du mouvement nationaliste, aggravées par les

méthodes de plus en plus musclées employées par Bourguiba et son groupe pour occuper la totalité du champ politique autochtone. En Allemagne, Hitler est arrivé au pouvoir en janvier 1933 et l’évolution du rapport de force entre régimes fascistes et démocraties libérales a renforcé l’appétit de Mussolini pressé de donner à l’Italie un empire colonial à la mesure de ses prétentions. La Tunisie est une pièce centrale de cette volonté de reconstitution d’une Méditerranée sous imperium romain. Pour ce faire, la politique italienne se déploie sur plusieurs fronts, incluant le renforcement de la mainmise fasciste sur la population italienne de Tunisie, une entreprise de séduction à l’égard des nationalistes auxquels est suggérée une alliance contre la puissance occupante et le souci de ne pas heurter frontalement une France encore puissante, en attendant que l’avenir fasciste souhaité pour 12 l’Europe fasse entrer l’ancienne Africa dans le giron péninsulaire . En janvier 1935, les accords signés entre Pierre Laval – ministre français des Affaires étrangères – et Mussolini ont officiellement mis fin à la revendication italienne sur la Régence en reconduisant simplement les Conventions de 1896 contre d’importantes concessions territoriales faites par la France aux confins de la Libye et du Tchad et l’engagement secret de Paris de laisser les mains libres à l’Italie en Éthiopie. L’Allemagne nazie et l’Italie mussolinienne pratiquent en fait l’art du double langage. D’un côté, elles ne font pas mystère de leur intention de se tailler un empire ultramarin aux dépens de la GrandeBretagne et de la France, grandes gagnantes du découpage colonial du e XIX siècle et de la distribution à la fin de la Première Guerre mondiale des colonies retirées à l’Allemagne et des débris de l’Empire ottoman. Mais, ayant besoin d’alliés dans leur combat contre les puissances libérales, elles ont toutes deux mis en œuvre une « politique arabe » ayant pour objectif de s’attirer la sympathie des mouvements nationalistes en leur promettant leur soutien contre leurs occupants et

en noyant leurs véritables buts sous une rhétorique promusulmane qui – de l’Irak au Maroc en passant par Tunis – n’est pas sans séduire de larges pans de ces formations. L’ombre de l’Italie va ainsi peser sur les événements qui se précipitent à partir de l’été 1937 pour aboutir à une triple rupture, celle du Néo-Destour avec l’Archéo-Destour, celle entre durs et modérés au sein même du Néo et celle de ce dernier avec la France dont les prémisses s’esquissent dès l’échec du Front populaire. Les deux premières sont dues à de profondes divergences politiques et à des désaccords non moins importants sur la méthode. Le retour à Tunis en juillet 1937 d’Abdelaziz Thaalbi donne le signal de l’affrontement. Le vieux dirigeant, dont le long séjour en Orient a conforté les convictions panislamistes et panarabes, n’approuve pas le nationalisme moderniste du Néo-Destour et rêve de réunifier le parti destourien sous la direction de l’Archéo. Ce dernier dispose encore d’une influence non négligeable et met sa logistique à la disposition de son leader. Mais Bourguiba, qui n’entend pas se laisser ravir la première place qu’il est en train de conquérir, somme Thaalbi de se rallier au Néo-Destour et envoie ses hommes de main perturber les meetings de son concurrent, conspué à chacune de ses interventions. Devant la violence des contremanifestants, le vieux leader renonce au combat. Bourguiba a gagné, mais plusieurs membres de la direction de son parti désapprouvent le cynisme d’un homme qui semble prêt à tout pour éliminer ses adversaires. Les jeunes responsables radicaux voient dans le même temps croître leur ascendant sur les militants, d’autant plus que les discussions avec la France sont au point mort. C’est l’ensemble de la société que Bourguiba et ses disciples adeptes de la manière forte ont pour volonté d’encadrer. La création d’une « Jeunesse destourienne » va dans ce sens, de même que l’opération commando menée par Hedi Nouira en janvier 1938 pour prendre la direction d’une CGTT rétive à

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sa domestication . Tous ont appris du communisme soviétique et des régimes fascistes la formidable efficacité que peuvent avoir les « organisations de masse « comme outils de propagande et de contrôle de la société. En matière d’inspiration par ailleurs, la mise à l’écart de Thaalbi et la rupture avec l’Archéo ne doivent pas faire croire que cette jeune garde prête à en découdre a les yeux uniquement rivés sur l’Occident. Nombre de ses membres entretiennent des liens étroits avec d’autres mouvements nationalistes du monde arabe. Hedi Nouira et le jeune Sliman Ben Sliman écrivent régulièrement dans le journal de L’Étoile nord-africaine de l’Algérien Messali Hadj dont – outre sa dimension nationaliste – l’idéologie est un improbable mélange de socialisme et de révérence à l’islam dont il fait le fondement de la personnalité algérienne. Habib Thameur, dont le rôle ne cesse de grandir au sein du parti, présente à Bourguiba un Chekib Arslan très sensible aux sirènes panarabes de Berlin et de Rome et qui a noué d’amicales relations avec Mussolini. À l’instar de Bourguiba en 1933, ces activistes n’hésitent pas – par conviction pour les uns et par opportunisme pour les autres – à attiser les feux identitaires et religieux pour attirer des masses qui ne sont pas insensibles à ces rhétoriques. Le Néo-Destour dénonce ainsi l’incompatibilité du marxisme avec l’islam pour tenter d’éloigner les ouvriers musulmans de la CGT, et l’on y exalte volontiers le martyre dans ses meetings. Ce brouet idéologique où se rencontrent odes à la démocratie et fascination pour les régimes totalitaires, volonté de neutralité confessionnelle et références constantes à l’islam, recours à la tradition et à l’identité et proclamations d’adhésion à la modernité permet au Néo-Destour de parler à tous les milieux, au prix de contorsions dont ses dirigeants ne sont pas avares. S’agissant des négociations avec la France cependant, Bourguiba tente durant l’année 1937 de calmer l’ardeur de ses jeunes disciples et

de sauver ce qui peut l’être. Car il est avant tout un fin politique et n’use de la violence qu’en dernier recours, c’est-à-dire quand toute discussion devient impossible ou quand il estime son pouvoir menacé. À chaque épisode marquant de son parcours, il aura d’abord épuisé toutes les voies de la négociation avant de recourir sans états d’âme à l’action violente quand il l’a jugée nécessaire. Homme d’exception sans aucun doute, doté d’une vaste culture, orateur exalté, mélange de despote sans scrupules et d’admirateur sincère des principes des Lumières, il connaît parfaitement la classe politique française et ses arcanes et a de l’estime pour ceux de ses membres qu’il juge honnêtes, Viénot, Guillon ou Charles-André Julien auquel le liera l’amitié de toute une vie. Au congrès du Néo-Destour qui se tient en novembre 1937, il tente d’imposer une voie médiane en défendant avec vigueur la politique de l’émancipation par étapes dont il a fait sa stratégie. Les radicaux profitent cependant du raidissement français pour asseoir leur emprise sur le parti, si bien qu’à la suite du congrès Mahmoud El Materi – qui ne se reconnaît plus dans cette formation dont il est pourtant l’un des fondateurs – démissionne de son poste de président. Les conditions d’un affrontement avec la France sont réunies. En Europe, tout le monde sait la guerre imminente après l’annexion de l’Autriche par Hitler en mars 1938. Quelques mois auparavant, en novembre 1937, l’Allemagne, l’Italie et le Japon dirigé 14 par un régime militaro-fasciste ont signé un pacte antikomintern , connu sous le nom de pacte d’Acier, qui accroît l’audace d’un Mussolini plus que jamais décidé à annexer la Tunisie. En décembre 1938, il dénonce les accords signés avec Laval en 1935 et réclame officiellement la Corse et la Régence. Paris, qui a désormais pour souci de tenir en main ses colonies dans la perspective d’un conflit, veut montrer sa détermination aux nationalistes. Le 8 janvier 1938, une manifestation néo-destourienne

est organisée à Bizerte par Habib Bougatfa, un des durs du parti. Le service d’ordre tire et fait sept morts. Le 13 mars, un Conseil national du Néo-Destour décide de passer à « l’action directe » contre la France malgré les tentatives de Materi, de Guiga et de Sfar d’arrêter une dérive qui s’annonce dangereuse. À chaque épisode de tension, la presse parle de collusion d’une partie de la direction du Néo-Destour avec les fascistes et d’intervention plus ou moins ouverte d’agents du consulat d’Italie dans les manifestations, ce que dément L’Action tunisienne. Début avril, l’agitation est à son comble. Plusieurs dirigeants néo-destouriens sont arrêtés. Le bureau politique du parti appelle à une grande manifestation pour le 10. Une fois de plus, Materi tente de stopper l’engrenage en adjurant Bourguiba de calmer les esprits. Mais ce dernier refuse, convaincu de la nécessité d’un affrontement qui ferait plier la France et augmenter son prestige auprès des masses. Le 9 avril, des milliers de manifestants se rassemblent devant le Palais de justice de Tunis où l’on juge Ali Belhaouane, un des leaders les plus populaires de la jeunesse destourienne. Un coup de feu part, que certains disent tiré par un agent italien. La riposte de la troupe fait 22 morts et plus de 15 150 blessés . Bourguiba a perdu son pari. L’état de siège est décrété et la répression s’abat sur le mouvement nationaliste. Le 10 avril, les deux Destour sont dissous, 29 dirigeants sont poursuivis pour complot contre la sûreté de l’État et la collusion avec une puissance étrangère est évoquée. 19 d’entre eux sont incarcérés. Étant donné la gravité des charges pesant sur les inculpés, l’instruction du procès à venir est confiée au Tribunal militaire. La guerre empêchera sa tenue et c’est dans un contexte bien différent que le Néo-Destour refera surface à la fin d’un conflit qui entraîne la Tunisie dans la tourmente. Après l’indépendance, l’histoire officielle s’est emparée de cette journée du 9 avril 1938 et de l’instruction du procès pour en faire un

épisode héroïque de l’épopée bourguibienne et du combat pour l’indépendance. Dans sa monumentale Histoire du Mouvement 23 national , l’historiographe du premier chef de l’État tunisien, Mohamed Sayah, leur a consacré quelques centaines de pages, s’attachant à en gommer les zones d’ombre et à jeter du côté des traîtres à la cause nationale ceux qui se sont alors opposés à Bourguiba. Dans toutes les villes du pays, des avenues ont pour nom la date du 9 avril, érigé en moment structurant d’un roman national dédié à la glorification du seul Néo-Destour. Il est vrai que c’est une partie de la jeune garde destourienne de la fin des années 1930, de Hedi Nouira à Bahi Ladgham ou à Mongi Slim, qui prendra en 1956 les rênes du pays sous la direction de celui qui a retrouvé en avril 1938, et pour de longues années, le chemin de la prison. À partir de cette séquence paroxystique de l’affrontement franco-tunisien, on peut tirer quelques constats sur l’état de la Tunisie à la veille de l’entrée en guerre. Dans l’immédiat, tout espoir d’une évolution apaisée des rapports franco-tunisiens a été enterré. La « parenthèse » du Front populaire connaît son épilogue avec le remplacement d’Armand Guillon par Erik Labonne en octobre 1938. Cet homme de bonne volonté dépassé par la logique coloniale et l’hostilité des Prépondérants aura jusqu’à son départ tenté de protéger Bourguiba en déclarant apocryphe sa correspondance supposée avec un haut fonctionnaire du ministère italien des Affaires étrangères. Malgré la constitution d’un bureau politique clandestin du Néo-Destour qui parvient à entretenir une certaine agitation dans le pays, un calme précaire semble être restauré et le chef du gouvernement français Édouard Daladier reçoit un accueil chaleureux lors de son séjour à Tunis au début de janvier 1939. Il est vrai que les Tunisiens préfèrent à tout prendre l’occupation d’une France qu’ils connaissent à celle d’une Italie dont le langage de plus en plus guerrier les effraie. Même les dirigeants destouriens ont dénoncé

les prétentions italiennes rendues publiques lors de la dénonciation des accords Laval-Mussolini. La question des relations avec les régimes fascistes est par ailleurs l’une des causes de la rupture entre modérés et radicaux du mouvement national que la crise de 1938 a rendue irréversible. Lors de l’instruction du procès, les dépositions de Materi, Guiga et Sfar sont accablantes pour Bourguiba et ses hommes dont ils stigmatisent les méthodes. À l’instar des principaux cadres de l’ArchéoDestour rétifs aux sirènes germano-italiennes, ils n’éprouvent en outre aucune sympathie pour les régimes totalitaires qui attirent une partie des jeunes militants. Cette fracture supplémentaire prendra toute sa dimension durant la guerre. Quant au Parti communiste, il a cessé pour un temps de faire partie de la mouvance nationaliste. Malgré la solidité de sa présence dans ses bastions de Tunis, Bizerte et Ferryville, la priorité qu’il donne à partir de 1936 à la lutte contre le fascisme sur la revendication d’indépendance accentue sa marginalisation, facilitée par sa composition ethnique. Mais, au-delà de ces péripéties, un fait nouveau majeur a marqué la décennie 1930 : grâce au développement d’un mouvement ouvrier certes dirigé par un encadrement européen mais auquel les autochtones adhèrent massivement et dans lequel ils se forment aux luttes à venir, par le biais d’un Néo-Destour qui s’adresse en priorité à lui, le peuple longtemps réduit aux seconds rôles s’exprime désormais à travers les partis et les organisations syndicales. Élevé au rang d’acteur, il sert aussi – comme lors du 9 avril – de masse de manœuvre au service de stratégies qui le dépassent. Mais une constante réunit les différentes expressions de l’intervention populaire dans le champ politique : le refus de l’occupation coloniale qui ne peut dès lors se maintenir que par la contrainte. En 1939, c’est une Tunisie socialement et politiquement épuisée par des années de crise qui voit l’horizon s’assombrir encore. Une grande

partie de ses quelque 2,3 millions d’habitants a vu ses conditions de vie se détériorer jusqu’à l’insupportable. Les 2 000 à 3 000 colons français qui règnent sur l’agriculture et contrôlent les grandes sociétés sont parvenus à bloquer toute tentative de réforme. Les Français – qui sont un peu moins de 110 000 en 1936 – représentent 4,5 % de la population totale. Leur nombre a augmenté régulièrement du fait des naturalisations et non d’une poursuite de l’immigration, stoppée par la saignée démographique qu’a subie la métropole entre 1914 et 1918. Les Européens pris dans leur ensemble constituent un peu plus de 7 % de la population. Comme depuis des siècles, les villes du littoral, la capitale spécialement, se caractérisent par leur diversité ethno-religieuse qui alimente une riche vie culturelle. Malgré les difficultés des années 1930 qui ont succédé à la relative prospérité des années 1920, Tunis demeure une métropole intellectuelle et artistique, dont les activités irriguent aussi bien les milieux européens que tunisiens. Chaque communauté a certes ses propres lieux de sociabilité et de loisirs, chaque catégorie sociale aussi, mais à côté des cercles arabophones, français et italiens, naissent aussi des espaces moins étanches où s’élabore une culture urbaine marquée par une relative mixité. Du côté tunisien, le théâtre en langue arabe a connu ses heures de 24 gloire à partir des années 1910 , jouant aussi bien des pièces d’auteurs libanais et égyptiens que le répertoire européen largement traduit à l’époque, de Shakespeare à Victor Hugo, et a attiré un public dépassant les cercles étroits de la bonne bourgeoisie. Dans l’entredeux-guerres, le monde théâtral a relayé sur le plan culturel l’aspiration nationaliste par le choix de pièces souvent sulfureuses aux yeux de la Résidence et l’engagement de plusieurs de ses comédiens et comédiennes et de ses metteurs en scène. La musique savante et la chanson populaire connaissent elles aussi un bel essor. D’abord dominé

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par des vedettes de confession juive comme Habiba Msika puis Cheikh El Afrit, considéré jusqu’à nos jours comme une des plus grandes voix tunisiennes, le monde de la chanson renoue avec une tradition plus savante avec la création en 1934 de l’Académie musicale de la Râchidiya. Au début des années 1930, un cercle de jeunes lettrés, poètes, auteurs dramatiques, musiciens, journalistes, connus comme le groupe de Taht-as-Sour du nom du café dans lequel ils se réunissent, animent un puissant courant de rénovation artistique et littéraire où se distinguent les plus grands noms de la littérature tunisienne comme l’essayiste engagé Tahar Haddad, le poète Aboul Kacem Chebbi, des musiciens confirmés comme Khemaïs Ternane, des chanteurs qui deviendront célèbres comme Hedi Jouini, et le peintre Yahia Turki, un des fondateurs de ce qui deviendra après la guerre l’École de Tunis. Même si les milieux lettrés européens et tunisiens se mêlent peu, le voisinage facilite des rencontres autour de sociétés littéraires comme la Société des écrivains de l’Afrique du Nord fondée en 1920 par Arthur Pellegrin, et de sa revue La Kahéna. L’Institut des Belles Lettres arabes dirigé par le père blanc André Demeerseman publie la revue Ibla qui aura résisté à toutes les avanies de l’Histoire puisqu’elle existe encore de nos jours. L’historien et haut fonctionnaire Charles Saumagne – qui entretient de nombreuses amitiés dans les milieux nationalistes – préside pour sa part l’Institut de Carthage. La floraison de publications en arabe et en français s’enrichit en 1938 d’un nouveau titre, Leïla, « revue illustrée de la femme, périodique social, littéraire, artistique », premier journal féminin du pays. La même année est ouverte la section en langue arabe de Radio Tunis où les vedettes du monde littéraire tiennent chronique. Ce foisonnement intellectuel qui puise aussi bien aux influences moyen-orientales qu’à celles d’une France présente en Tunisie depuis un demi-siècle trouve aussi une grande partie de son inspiration dans le riche terreau local. La guerre y met fin pour un

temps, mais il aura donné à la culture tunisienne quelques-uns de ses plus beaux fleurons.

LA TUNISIE DANS LA GUERRE, LA TUNISIE EN GUERRE Quand la guerre est déclarée en septembre 1939, l’heure est grave dans la Régence. Le Néo-Destour est décapité malgré les tentatives de jeunes dirigeants comme Habib Thameur, Taïeb Slim ou Bahi Ladgham d’en maintenir les structures. Ils sont d’ailleurs successivement tous arrêtés et Bahi Ladgham passe avec 26 autres responsables l’essentiel de la guerre au bagne algérien de Lambèse où ils sont rejoints en juin 1940 par plusieurs cadres communistes hostiles à Vichy. Le pari perdu de Bourguiba, l’emprisonnement de ses principaux leaders et la division du mouvement entre une aile favorable à l’alliance avec l’Axe et un courant hostile ou au moins réservé à l’égard de ce rapprochement relèguent le parti au second plan et, à partir de 1942, placent la cour beylicale en première ligne de la bataille. Devant la poursuite de l’agitation en Tunisie même, Paris décide d’abord d’éloigner de la Régence les inculpés du 9 avril 1938. Le 26 mai 1940, quelques jours à peine avant la déroute française devant l’offensive allemande, ils sont embarqués vers Marseille et les sept principaux dirigeants – Bourguiba et son frère Mahmoud, Ben Youssef, Nouira, Ben Sliman, Belhaouane et Mongi Slim – sont incarcérés au fort SaintNicolas, tandis que onze autres responsables sont assignés à résidence dans le petit village provençal de Trets où ils resteront près de trois ans. À Tunis, le gouvernement de Vichy a installé en juillet 1940 à la Résidence générale l’amiral Esteva, pétainiste convaincu, qui met en œuvre les lois raciales antijuives. L’atmosphère générale et l’influence

des radios allemande et italienne en langue arabe, très écoutées, provoquent d’ailleurs des flambées antijuives dans la région du Kef en août 1940 et plus tard, en mai 1941, à Gabès et à Gafsa, régions du Sud où pullulent des agents de Rome et de Berlin qui entretiennent l’agitation. Dans l’ensemble cependant, la population musulmane n’a pas cédé aux sirènes antisémites et les nationalistes n’ont pas joué sur cette corde, sans toutefois dénoncer les exactions, malgré la 25 propagande allemande relayée entre autres sur les ondes par Chekib Arslan et le grand mufti de Jérusalem Hadj Amine Al Husseini. Mis à part un petit cercle éclairé ayant eu pour souci de protéger autant que faire se pouvait la population juive et, à l’inverse, un courant acquis à e « l’ordre nouveau » du III Reich, elle est demeurée indifférente à cet aspect de la guerre, y compris durant les six mois qu’a duré l’occupation allemande et lors de la grande rafle des juifs de Tunis par les SS le 9 décembre 1942. La brièveté de cette occupation leur a épargné une déportation massive vers les camps d’extermination européens, mais plusieurs milliers d’entre eux ont été internés dans des camps de travail sur le territoire tunisien et libérés par l’arrivée des Alliés en avril 1943. Sur le plan politique, la situation n’évolue guère jusqu’en 1942, année où la Régence connaît deux événements majeurs, l’intronisation le 19 juin de Moncef Bey et, début novembre, l’entrée sur le sol tunisien des troupes de Rommel refoulées de Libye par l’armée britannique du général Montgomery en même temps qu’un important contingent germano-italien débarque à Bizerte. Le nouveau monarque, fils de Naceur Bey qui avait tenté en 1922 de résister aux diktats 17 français , n’a jamais caché ses sentiments nationalistes. Aidé de son frère Hassine proche de plusieurs personnalités archéo-destouriennes, il inaugure à son tour une phase de confrontation avec la France qui se déroule dans un contexte inédit puisque la Tunisie devient pour six

mois, le temps de l’occupation allemande, un des principaux théâtres de la guerre en Afrique. La partie, dès lors, se joue à plusieurs acteurs. Étant donné l’éclipse du Néo-Destour et l’immense popularité du nouveau Bey, proche du peuple et souvent qualifié de « Bey 26 destourien », la cour prend la direction du mouvement national et affronte directement la Résidence qui a pour priorité de maintenir sa possession dans le giron de Vichy, alors que les troupes alliées ont débarqué en Afrique du Nord le 8 novembre pour prendre en tenaille celles de l’Axe et que la majorité de l’entourage beylical tente de prendre langue avec les Anglo-Américains afin d’échapper à la tutelle française. En août 1941, Américains et Britanniques ont en effet signé la Charte de l’Atlantique aux forts accents anticoloniaux, raison pour laquelle la Résistance française à Londres s’est bien gardée de la parapher. Car il est un domaine où le gouvernement de Vichy et de Gaulle partagent la même préoccupation : la nécessité de maintenir intact l’Empire face à la volonté affichée de Franklin Roosevelt d’en finir avec les vieilles dominations. En janvier 1943, peu après le débarquement allié, le président américain a rencontré le sultan marocain Sidi Mohamed Ben Youssef hors la présence d’un représentant français. En décembre 1942, le représentant américain à Alger, Robert Murphy, avait déjà reçu le dirigeant nationaliste algérien Farhat Abbas. Et Hooker Doolittle, consul général des États-Unis à Tunis depuis février 1941 et lié à Abdelaziz Thaalbi, a établi des contacts avec plusieurs responsables nationalistes. Dès lors, la volonté d’empêcher toute convergence entre les nationalistes maghrébins et les Américains prend l’allure d’une obsession chez les dignitaires de Vichy comme à Alger, devenu capitale du gouvernement provisoire gaulliste. À Tunis, le Bey a présenté dès le mois d’août 1942 un mémorandum à Esteva reprenant les principales revendications destouriennes. Les

relations déjà exécrables entre le Palais et la Résidence se dégradent encore quand Moncef Bey proclame la neutralité de la Tunisie, alors qu’un message de Pétain lui avait enjoint de s’aligner sur la France, c’est-à-dire de se ranger du côté de l’Axe. er Un pas de plus est franchi le 1 janvier 1943 : sans demander l’accord du Résident général, une première depuis l’instauration du Protectorat, le souverain renvoie le Premier ministre Hedi Lakhoua, aux ordres de la Résidence, pour le remplacer par Mohamed Chenik qui constitue un gouvernement composé de personnalités acquises aux Alliés, dans lequel figure entre autres Mahmoud El Materi. En même temps que Moncef Bey a affirmé la neutralité de la Régence, un message explicitement favorable aux Anglo-Américains a été adressé à Roosevelt par l’entremise de Doolittle. Ce message, cependant, n’est jamais parvenu au président américain. Enfin, malgré les demandes pressantes de la Résidence, le Bey refuse de condamner les bombardements alliés qui pilonnent les troupes germano-italiennes sur le théâtre tunisien. Seule mais grave entorse à son souci constant de ne pas se compromettre avec l’Axe, le monarque est contraint par une injonction écrite d’Esteva de décorer le proconsul allemand Rudolph Rahn et ses principaux officiers des plus hauts insignes du royaume, geste qui servira quelques mois plus tard de prétexte aux autorités d’Alger pour le déposer. Mis à part les communistes qui organisent rapidement une résistance clandestine, l’hostilité à l’occupation vient donc essentiellement d’une partie de l’entourage beylical. En effet, à l’inverse de la Cour, la majorité des cadres du Néo-Destour ne cachent pas leurs sympathies pour le Reich et l’une des premières mesures prises par Rahn dès son installation à Tunis a été de libérer les dirigeants destouriens emprisonnés, au premier rang desquels Habib Thameur, chef de file des pro-allemands. Ce faisant, ces derniers sont en phase

avec une partie de la population dont les sentiments germanophiles se sont manifestés par la satisfaction qu’elle a affichée à l’arrivée des troupes allemandes. Il est vrai que tous les moyens de la propagande germano-italienne sont mobilisés pour séduire les autochtones, de la distribution de tracts glorifiant l’islam et les musulmans à la promesse d’importantes récompenses en cas de délation. Les forces d’occupation accordent par ailleurs d’importantes possibilités d’action aux destouriens libérés qui publient dès janvier 1943 leur journal, Ifriqiya el Fatat (Jeune Afrique), ouvertement pro-nazi. Des émissions en langue arabe de la radio des occupants sont également confiées à des responsables néo-destouriens. Enfin, l’on invite à Tunis plusieurs dirigeants nationalistes arabes germanophiles, dont le frère du grand mufti de Jérusalem. Mais si le sentiment pro-allemand domine chez les néo-destouriens, le relatif consensus autour de l’alliance avec l’Axe pour prix – croientils – de la satisfaction des revendications nationalistes s’effrite à mesure que la guerre avance et que se creusent les dissensions dans ce domaine entre l’Allemagne et l’Italie. La première, en effet, tient à ménager Vichy tandis que la seconde veut la Tunisie. Les prisonniers néo-destouriens en France vont dès lors être partie prenante dans ce différend. Au fort Saint-Nicolas comme à Trets, ils sont également divisés entre partisans de l’Axe et adeptes de la prudence. À mesure que le sort de la guerre penche en faveur des Alliés, Bourguiba, suivi au début par le seul Ben Youssef, estime qu’il serait suicidaire de se retrouver à l’issue du conflit du côté des vaincus et multiplie à partir de 1942 les mises en garde à ceux de ses compagnons adeptes de la collaboration avec le régime nazi. Entre-temps, les Allemands ont occupé la zone sud de la France et, le 16 décembre 1942, le chef de la Gestapo de Lyon Klaus Barbie libère les nationalistes tunisiens considérés à Berlin comme des amis du

Reich. L’Italie estime l’heure venue de les rallier à sa cause et les réclame. L’Allemagne cède aux instances de son allié et, le 9 janvier 1943, les internés du fort Saint-Nicolas sont reçus à Rome avec les honneurs. Bourguiba n’a qu’une hâte, rentrer en Tunisie pour reprendre en main un parti divisé et, en attendant, ne pas céder aux pressions italiennes sans pour autant rompre avec un régime qui n’a pas encore sombré. Pendant les trois mois que dure son séjour à Rome, il temporise, réclamant à ses interlocuteurs qu’ils entérinent le droit à l’indépendance de la Tunisie avant qu’il ne leur fasse allégeance. Lors d’une allocution à Radio Bari le 6 avril 1943, il cultive une habile ambiguïté. Tout en affirmant sa volonté de renforcer les relations tuniso-italiennes, il rappelle que la reconnaissance de l’indépendance de son pays demeure le préalable à toute négociation, et avertit qu’il ne peut rien décider sans l’accord du Bey. De guerre lasse, les Italiens le laissent rentrer à Tunis le lendemain, accompagné des onze de Trets qui l’avaient rejoint à Rome tandis que ses compagnons de cellule l’avaient précédé en Tunisie dès février. Il y trouve une situation d’une extrême volatilité. Tandis que la majorité de la population est plongée dans le plus complet dénuement, accablée par les pénuries, les réquisitions des armées et les bombardements, les Allemands sont aux abois, les Alliés sont aux portes de Tunis, les autorités de Vichy gouvernent encore et le trône a supplanté le parti dont il est le chef dans le rôle de leader de l’action nationaliste. Il sait en outre la fragilité de sa propre position puisqu’il est toujours sous le coup de l’inculpation de 1938. Il a donné des gages aux futurs vainqueurs en ayant fait exclure du parti en février Rachid Driss et Hassine Triki, les plus fervents pro-nazis des responsables, et en ayant ordonné à Thameur de donner au journal Ifriqiya el Fatat un ton moins pro-allemand et plus nationaliste. Cette réserve, due au solide réalisme qui – en politique du moins – l’a toujours préservé des

extrêmes, ne l’empêche pas de rencontrer Rahn et Esteva dès son retour après avoir pris soin de rendre d’abord visite au Bey. Mais les dés sont jetés. Les Alliés arrivent à Tunis le 7 mai et, dans un tract daté du 9, le Néo-Destour leur apporte son soutien sans réserve. Pourtant, alors que les juifs, les communistes, les Français et les Italiens antifascistes accueillent avec enthousiasme les AngloAméricains, la majorité des Tunisiens musulmans gardent à leur égard une prudente distance. En relatant les faits de cette période, les historiens tunisiens de sensibilité nationaliste ont d’ailleurs toujours pris soin de mettre entre guillemets le terme de libération pour évoquer la fin de l’occupation allemande. Il est vrai que, dès leur arrivée à Tunis sur les pas des armées alliées, les autorités de la France libre entreprennent avec une brutalité inouïe de reprendre le contrôle de la Régence en restaurant le Protectorat sous sa forme la plus autoritaire. Leur vindicte s’abat d’abord sur Moncef Bey qu’elles accusent, au mépris des faits et malgré ses dénégations, d’avoir été un collaborateur de l’Axe. Le 13 mai, le général Juin, représentant de la France libre à Tunis, lui demande d’abdiquer. Devant son refus, le général Giraud, commandant civil et militaire de l’Afrique française, prend à son encontre une ordonnance de destitution. Le 3 juin, le Bey qui fut le plus populaire de la dynastie husseinite est déporté à Laghouat, dans le Sahara algérien, et remplacé sur le trône par Mohamed Lamine Bey, immédiatement taxé d’usurpateur par les Tunisiens outrés du sort réservé à leur monarque. Cédant à une intense pression française, Moncef Bey finit le 6 juillet par abdiquer « pour raisons de santé » en faveur de Lamine afin de lui donner une apparence de légitimité. Mais ce dernier devra par la suite fournir de nombreux gages au mouvement national pour se laver de l’étiquette infamante de « Bey des Français ». C’est ainsi que la France s’est débarrassée avec des arguments d’une évidente mauvaise foi d’un

monarque trop indépendant d’elle et ayant cherché durant son court règne à jouer la carte anglo-saxonne pour se défaire de sa tutelle. Dans ses Mémoires, Juin avouera plus tard avoir regretté que « le pseudogouvernement d’Alger m’eût imposé l’exécution d’un acte impolitique, au détriment d’un souverain auquel il n’y avait rien de grave à 27 reprocher ». Mais, dans un apparent paradoxe, sa mise à l’écart ouvre pour quelques années la séquence « moncéfiste » du combat pour l’indépendance. Car le Néo-Destour est bien trop affaibli pour en reprendre la tête. Nombre de ses responsables ont fui avec l’armée italo-allemande pour échapper au peloton d’exécution que leur auraient valu leurs faits de collaboration. Bourguiba lui-même s’attache à faire lever l’inculpation de 1938 dont il n’est toujours pas lavé. Soucieux d’entrer dans les bonnes grâces des États-Unis avec lesquels il n’a pas encore de contacts directs, il rencontre dès le 17 mai 1943 Hooker Doolittle qui a retrouvé son poste à Tunis. Le Maghreb et le Moyen-Orient sont devenus deux régions stratégiques pour la première puissance mondiale, et le consul américain est lui aussi pressé d’établir ou de renforcer les liens avec les 28 mouvements nationalistes non communistes . Après avoir rencontré Bourguiba, il s’attache avec succès à convaincre Paris de clore son dossier. Au terme d’une enquête menée au pas de charge, l’affaire du 9 avril 1938 et ses suites sont closes en juin à la suite d’une dernière entrevue entre le chef du Néo-Destour et le général Mourot, patron de la Sécurité militaire. Les Français – qui se sont aliéné la population tunisienne en déposant Moncef Bey – sont en effet prêts à jouer la carte d’un Bourguiba dont la marge de manœuvre est en 1943 quasi nulle. Le non-lieu prononcé en sa faveur ne signale pas pour autant une libéralisation de la politique française. Au contraire, les mois de mai et juin sont marqués par un durcissement de la répression. Quelque 200 Tunisiens sont exécutés et 5 000 d’entre eux emprisonnés pour

collaboration avec des puissances ennemies et, d’un autre côté, les autorités tentent d’empêcher les contacts des nationalistes avec les Anglo-Américains. La famille beylicale se voit interdire toute rencontre avec leurs représentants et Paris parvient à obtenir de Washington le départ de Doolittle qui est devenu sa bête noire. La fin de la guerre est ainsi marquée en Tunisie, comme dans toute l’Afrique du Nord, par l’alourdissement de la chape de plomb d’une France crispée sur le refus d’admettre que le monde a changé et hantée par la crainte de voir les États-Unis démanteler les vieux empires coloniaux. Elle est d’autant plus assurée de son pouvoir sur la Régence que, faisant partie du camp des vaincus, l’Italie ne peut plus y jouer aucun rôle. Même si les États-Unis souhaitent réorganiser le monde pour leur profit dans la perspective d’un inéluctable affrontement avec l’Union soviétique qui, pour sa part, accroît une fois la guerre finie son contrôle sur les appareils communistes des pays colonisés, les nationalistes non communistes jouent sans réserve la carte américaine. Le 15 avril 1945, à l’annonce de la mort du président Roosevelt, Tunis est le théâtre d’une grande manifestation et les princes husseinites en tenue d’apparat défilent le 8 mai dans les rues de la capitale pour saluer la capitulation allemande. Le même jour, le déclenchement des sanglants événements de Sétif dans l’Algérie voisine donne la mesure de la volonté française de maintenir coûte que coûte l’intégrité de son empire. Pourtant, à partir de cette date, onze ans à peine suffiront pour que la Tunisie parvienne à l’indépendance.

LA MARCHE VERS L’INDÉPENDANCE C’est peu dire que la fin de la Seconde Guerre mondiale et la défaite du fascisme en Europe – sauf dans la péninsule Ibérique – ont changé la donne. Les démocraties libérales ont mené la bataille au nom des principes de la liberté et de la dignité humaine. L’Union soviétique place au-dessus de tout le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes,

sauf dans sa zone d’influence que la conférence de Yalta a délimitée. Désormais, les colonisés exigent ouvertement de bénéficier de ces droits, c’est-à-dire d’accéder à l’indépendance. La guerre d’Indochine a commencé dès 1945 du fait du refus français de négocier avec le Parti communiste vietnamien qui a pris la tête du mouvement de libération. En revanche, les troupes françaises se sont retirées de Syrie et du Liban dès la fin du conflit. La Grande-Bretagne se voit en 1947 contrainte d’abandonner l’Inde, joyau de son empire. Au Maghreb, les mouvements nationalistes s’adaptent aux temps nouveaux et tissent des liens avec les États-Unis. Seuls les communistes s’y font le fer de lance de l’anti-américanisme au nom de l’anti-impérialisme et se muent en propagandistes de l’Union française au moins jusqu’en 1947, année où le PCF quitte le gouvernement en France, raison pour laquelle ils sont pratiquement absents en Tunisie de la phase moncéfiste de la lutte de libération qu’ils ne rejoignent sans réserve que plus tard.

LA SÉQUENCE MONCÉFISTE DU MOUVEMENT NATIONAL Les décrets promulgués en juin 1943 et en avril 1944 par le Comité français de libération nationale (CFLN) ont accru les prérogatives du secrétariat général du gouvernement et de l’administration au détriment de ce qui restait à l’État tunisien d’autorité symbolique, sans pour autant décourager les démonstrations nationalistes. Des pétitions er continuent de réclamer le retour de Moncef Bey et, le 1 octobre 1944, les funérailles du vieux leader Abdelaziz Thaalbi sont suivies par une foule immense. Mais le Néo-Destour n’y participe pas. Son relatif effacement de la scène politique, même si son implantation locale reste importante, l’internationalisation des questions coloniales et l’inaction à laquelle est réduit Bourguiba le décident à quitter le pays pour porter hors des frontières la revendication tunisienne d’indépendance. Il n’a accordé jusque-là qu’une attention réduite au Moyen-Orient, et – hormis quelques exceptions – les liens des nationalistes tunisiens avec

l’Orient arabe sont restés un quasi-apanage de l’Archéo-Destour et des élites issues de la Zitouna. Mais les temps ont changé. Le 22 mars 1945, la Ligue arabe est fondée au Caire sous le parrainage de la Grande-Bretagne, la capitale égyptienne devient un point de ralliement des nationalistes du monde arabe et l’Arabie Saoudite s’affirme sur la scène régionale du fait de sa puissance pétrolière et des liens stratégiques qu’elle a tissés avec les États-Unis. C’est donc au Caire que Bourguiba décide de s’installer. Le récit de sa fuite clandestine vers l’Égypte le 26 mars 1945, à la barbe des services français chargés de le surveiller car il est interdit de sortie du territoire, fait partie des morceaux de choix de l’épopée bourguibienne. La réalité est plus prosaïque. Les Français qui le suivent à la trace ne peuvent pas ne pas avoir été au courant de son départ, mais ils ne sont probablement pas mécontents de voir s’éloigner un leader dont ils connaissent les capacités de mobilisation. Le leader tunisien arrive au Caire le 27 avril, inaugurant la phase internationale de son combat, pendant qu’à Tunis la rigidité française pousse les différentes tendances du nationalisme à se rassembler sous la bannière du souverain déchu et exilé à Pau. En février 1945, un « Manifeste du Front tunisien » rédigé par une commission de quarante personnalités représentant tous les courants politiques et toutes les catégories de la population a réclamé l’autonomie interne de la Régence sous un 18 régime de monarchie constitutionnelle. Au « congrès du Destin » convoqué le 23 août 1946 par l’Archéo-Destour et le Néo-Destour – dirigé par Salah Ben Youssef depuis le départ de Bourguiba – sont invités tous ceux qui comptent dans le mouvement national, des cheikhs de la Grande Mosquée aux syndicalistes, à l’exception des communistes. Les quelque 300 personnalités présentes y proclament symboliquement l’indépendance en même temps que la police pénètre

dans les locaux et arrête cinquante participants, répression à laquelle la population répond par une grève générale de trois jours. Une fois de plus, la démonstration de force à laquelle s’est livrée la France n’a pas calmé l’agitation et Paris se résout le 16 janvier 1947 à remplacer à la Résidence générale le général Mast par Jean Mons, ancien directeur de cabinet de Léon Blum, qui prend des mesures d’apaisement. Les décrets du CFLN sont annulés et l’administration est placée sous l’autorité du Premier ministre assisté du secrétaire général du gouvernement. La primauté du premier n’est cependant que formelle et les autorités françaises gardent la réalité du pouvoir, d’autant que le chef du gouvernement nommé en juillet 1947, le bâtonnier Mustapha Kaak, est considéré par l’opinion comme une er marionnette de la Résidence. La mort de Moncef Bey le 1 septembre 1948 dans son exil de Pau va cependant redistribuer la donne au sein du mouvement national. Le rapatriement de sa dépouille à Tunis et son inhumation lors de funérailles grandioses au cimetière du Jellaz donnent la mesure de la popularité dont jouissait ce monarque injustement traité par l’aveuglement colonial. Sa disparition rend enfin légitime l’occupation du trône par son successeur, Lamine Bey. Mais, malgré le soutien de ce dernier à toutes les initiatives nationalistes, il n’aura jamais joui de la confiance qu’avait suscitée son prédécesseur et la séquence beylicale du mouvement national n’aura été qu’une séquence moncéfiste. Désormais, deux acteurs principaux vont mener la dernière phase de la lutte : le mouvement syndical et le Néo-Destour, secondés ou accompagnés selon les circonstances par des acteurs secondaires comme le Parti communiste et la bourgeoisie libérale dont une partie demeure liée au Vieux Destour.

NAISSANCE DU SYNDICALISME TUNISIEN ET NOUVELLES CONFIGURATIONS DU MOUVEMENT OUVRIER

L’après-guerre a affermi l’hégémonie démographique française au sein de la population allogène du fait de la naturalisation massive des Italiens et des autres minorités étrangères. Selon le recensement de 1946, les Français représentent 60 % des 240 000 Européens vivant dans la Régence pour une population autochtone totale de 3 millions d’habitants. Parmi les Français, les quelques milliers de familles – grands propriétaires fonciers, hommes d’affaires, propriétaires de journaux, hauts fonctionnaires – qui constituent la caste des Prépondérants contrôlent la quasi-totalité du secteur capitaliste de l’économie dont les principales compagnies, bancaires, industrielles et minières, maillent du même réseau serré toute l’Afrique du Nord et entretiennent des liens étroits avec les grands groupes métropolitains. Corollaire de leur puissance économique, leur influence sur la classe politique française est telle que le régime du Protectorat s’est montré tout au long de son existence incapable de mener une politique indépendante de leurs intérêts. Très majoritaire, la population rurale déjà appauvrie par la colonisation est sortie exsangue de la crise des années 1930 et de la guerre. Seul un groupe d’anciens latifundiaires reconvertis en une bourgeoisie agricole dynamique s’est intégré aux circuits de l’agriculture capitaliste. Sur le plan industriel, le ralentissement des échanges internationaux durant la guerre a facilité le développement des industries de consommation courante comme les savonneries, les minoteries et les conserveries alimentaires. Mais le prolétariat tunisien n’excède pas 200 000 à 250 000 personnes, 29 prolétariat rural et travailleurs au chômage partiel inclus . Quant aux cadres indigènes, ils sont encore peu nombreux et les Français occupent la majorité des postes de l’administration. C’est dans ce contexte que l’activité syndicale reprend dès la fin de l’occupation allemande. Lors de son premier congrès d’après la libération en mars 1944, l’UD-CGT passe sous le contrôle d’un Parti

communiste auréolé par sa résistance au nazisme. Considéré comme trop nationaliste, Farhat Hached, militant de la CGT depuis 1936 où il a été secrétaire général du syndicat des transports du Sud, n’est pas élu à la Commission administrative. Malgré les réserves de ses éléments tunisiens, dont le secrétaire général adjoint Hassan Saadaoui, l’UD donne en effet la priorité à l’effort de guerre en vue de la victoire sur l’Allemagne, reléguant au second plan le combat pour l’indépendance. Cette position, qui accentue le clivage entre les nationalistes et le Parti communiste, n’empêche pas ce dernier de connaître une forte expansion du fait de son intense militantisme en milieu populaire et de son implantation dans plusieurs bastions ouvriers, comme chez les dockers et dans les mines. Si, sur le plan international, il ne s’écarte pas des positions dictées par l’URSS via les instructions du PCF, ses revendications sociales internes sont plus en phase avec les attentes de la population puisqu’il réclame entre autres la tunisification de l’administration et l’institution de l’arabe comme langue officielle au même titre que le français. Il tente par ailleurs d’élargir son audience en créant ses propres « organisations de masse » comme l’Union des femmes de Tunisie et l’Union des jeunes filles de Tunisie qui lui permettent de pénétrer en milieu féminin où, sans faire preuve d’audace féministe, il diffuse un discours favorable à la scolarisation des filles musulmanes et milite pour l’amélioration de la santé et des conditions de travail des femmes. Mais, là encore, le fait que leur direction soit majoritairement assurée par des Françaises et des Tunisiennes juives le plus souvent francophones limite l’impact de ces deux organisations sur les Tunisiennes arabophones de confession musulmane. Sur le plan syndical en tout cas, les options prises par le congrès de l’UD de mars 1944 ont montré les limites d’un syndicalisme « franco30 tunisien » bloqué par les divergences politiques et les conflits

d’intérêts entre ses deux composantes. Déjà, en 1924 et en 1938, les travailleurs tunisiens avaient pris la mesure de ce fossé en tentant de créer leurs propres structures. Malgré leurs échecs, cette tradition ouvrière habite les mémoires et l’évolution du contexte permet la réussite de la troisième tentative de création d’une centrale syndicale autochtone. D’un côté, l’heure est à l’affirmation nationaliste et, de l’autre, nombre de cadres syndicaux tunisiens formés à l’UD – comme Farhat Hached, Habib Achour et bien d’autres – ont la volonté et désormais la force de s’affranchir de leur maison mère. Farhat Hached s’est mis en congé de l’UD-CGT après le congrès de 1944 et prend la tête des militants décidés à se séparer de la vieille centrale dans laquelle ils ont fait leurs classes en annonçant en octobre 1944 la formation d’un bureau provisoire de l’Union des syndicats autonomes des travailleurs du Sud, scission encouragée à l’origine par les autorités qui y voient un moyen d’affaiblir l’UD. L’homme, originaire de l’archipel des îles Kerkennah au large de Sfax où il est né en 1914, qui devient en peu d’années le leader charismatique du syndicalisme tunisien et l’un des principaux acteurs du combat pour l’indépendance, va tenter jusqu’à sa mort tragique en décembre 1952 de concilier sa conscience ouvrière avec les exigences de dirigeants nationalistes qui en sont fort éloignés. S’il n’a jamais été communiste et s’oppose à la doctrine du PC français qui donne au prolétariat du pays colonisateur un rôle prépondérant dans la libération des peuples colonisés, il ne partage pas l’anticommunisme virulent des hiérarques des deux Destours et des notables zitouniens et a travaillé avec nombre de cadres communistes. Ses positions anticapitalistes vont se heurter plus d’une fois à l’occultation par les nationalistes des fractures de classe qui traversent la société tunisienne, au-delà du clivage entre autochtones et étrangers. Progressivement cependant, les exigences de la lutte de libération le conduisent à privilégier cette dernière sur le combat

social. Cette ambivalence fondatrice, imposée par les contradictions d’un syndicalisme national en contexte colonial, restera une des marques de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui voit bientôt le jour. Elle oscillera durant des décennies entre la primauté donnée à la revendication sociale et l’inféodation au parti au pouvoir au nom de la nécessité de l’unité nationale du fait de cette double matrice du syndicalisme tunisien, protestataire d’un côté et associé de l’autre aux couches dirigeantes locales. Le 20 janvier 1946, le siège de la Khaldounia dans la médina de Tunis abrite le congrès constitutif de l’UGTT. La présidence honoraire de la nouvelle formation est attribuée au cheikh Fadhel Ben Achour, représentant de l’élite nationaliste zitounienne. Pour la première fois dans l’histoire sociale tunisienne, des éléments extérieurs au monde du travail sont ainsi cooptés dans une direction syndicale, signe de la victoire du mot d’ordre destourien de l’alliance de classes considérée comme une condition du succès de la lutte anticoloniale. Une des préoccupations constantes de Farhat Hached aura toutefois été de sauvegarder l’indépendance de la centrale par rapport aux instances politiques, et l’inféodation progressive de l’UGTT au Néo-Destour ne commence qu’après sa disparition. Très vite, la majorité des travailleurs indigènes adhèrent à l’UGTT malgré la transformation de l’UD-CGT en Union syndicale des travailleurs de Tunisie (USTT) toujours contrôlée par le Parti communiste. La rupture n’empêche pas cependant qu’une collaboration s’instaure entre les deux centrales lors des grandes grèves qui secouent le pays à partir du printemps 1946, et nombre d’actions revendicatives ont été menées conjointement par les deux syndicats à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Le contexte international et ses répercussions internes, davantage que la lutte sur le terrain, creuse en fait les dissensions entre des organisations aux fondements

idéologiques différents, donc aux alliances antinomiques, en ces temps où le monde entre dans la guerre froide. Dès sa création, l’UGTT a demandé son adhésion à la Fédération syndicale mondiale (FSM), dans laquelle le mouvement communiste international joue un rôle de premier plan. La FSM, dont l’USTT est déjà membre, n’approuve pas que l’UGTT accepte en son sein des non-salariés, exclut de ses rangs les non-Tunisiens et donne à la religion une place inédite dans un syndicat en ayant fait de Fadhel Ben Achour son président. Elle l’admet toutefois en janvier 1949 et l’UGTT y adhère en réalisant la prouesse de ne pas prendre position en faveur de l’un des deux blocs. Car, entretemps, la création du Kominform en octobre 1947 a entériné la rupture entre les États-Unis et l’Union soviétique, suivis par leurs alliés respectifs. Le Néo-Destour, qui penche résolument pour le bloc occidental et repousse toute idée d’alliance interne avec les communistes, presse l’UGTT d’adhérer à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) créée à Londres en 1949 pour faire pièce à la FSM. En juillet 1950, la centrale tunisienne quitte cette dernière à laquelle elle reproche de s’aligner sur les intérêts soviétiques et d’être partiale en faveur de l’USTT, et adhère à la CISL lors de son congrès de mars 1951. Il s’agit là d’un tournant à la fois pour le syndicalisme tunisien et pour son rôle dans la dernière phase de la lutte de libération. Les syndicats américains de l’AFL et de la CIO jouissent en effet d’une position hégémonique à la CISL qui, à l’instar de la FSM, a proclamé dès sa création le droit de tous les peuples à l’indépendance et ne cesse depuis de condamner le colonialisme, et leur action internationale a pour objectif d’enrôler les syndicats des pays colonisés sous la bannière de ce qu’on appelle désormais « le monde libre ». Une fois l’UGTT membre de la confédération qu’ils contrôlent, ils mettent leur puissante force de frappe au service de la cause tunisienne et

apportent une aide multiforme aussi bien au Néo-Destour qu’à l’UGTT. Car, pour les États-Unis, tout doit être mis en œuvre afin que les nations promises à l’indépendance ne tombent pas dans l’orbite soviétique. En septembre 1951, Farhat Hached, accompagné par Bourguiba jouant pour une fois le rôle de second, est accueilli triomphalement à San Francisco, Washington et New York par les syndicalistes américains. Le rôle de premier plan que joue désormais l’UGTT dans le mouvement national ne l’empêche pas de vouloir continuer à être une force de défense du prolétariat ouvrier dont Hached ne cesse de se faire l’ardent porte-parole. Lors de son troisième congrès en mars 1949, la centrale réclame, outre la reconnaissance du droit au travail pour tous et l’instruction obligatoire, la nationalisation des grands secteurs de l’économie, des mines aux transports et aux grands domaines agricoles, et propose leur gestion sous forme de coopératives dans le cadre d’une politique de planification. Ces idées seront reprises après l’indépendance quand, au début des années 1960, Ahmed Ben Salah – sorti des rangs de l’UGTT – prendra la direction de l’économie du jeune État. Après la mort de Farhat Hached cependant, la mainmise de plus en plus lourde du Néo-Destour sur la centrale modifie la composition sociale de sa direction par le biais de l’influence grandissante de la Fédération des fonctionnaires. Et, en décembre 1952, le leader assassiné est remplacé au secrétariat général par Mahmoud Messadi, intellectuel néo-destourien dépourvu d’attaches avec le monde ouvrier.

DE L’ULTIME CRISE FRANCO-TUNISIENNE À L’AUTONOMIE Jusqu’en 1949, pendant qu’une majorité du mouvement national serre les rangs autour du trône, que le Néo-Destour se restructure sous la houlette de Salah Ben Youssef qui en a pris la direction intérieure, et

que l’UGTT et son dirigeant deviennent des acteurs centraux de la lutte pour l’indépendance, Bourguiba veut – à partir de son exil égyptien – porter la question tunisienne sur le terrain international afin de contraindre la France à négocier. Du Caire, il tente de sensibiliser les dirigeants arabes aux problèmes d’un Maghreb qui fait figure de terre lointaine pour la majorité d’entre eux, surtout en un moment où la création de l’État d’Israël en 1948, la guerre et la défaite arabe qui l’a suivie occupent les chancelleries de la région bien plus que l’émancipation des colonies françaises d’Afrique du Nord. L’heure est alors au panarabisme et les appels à participer à la guerre de 1948 ne sont pas demeurés sans écho en Tunisie. Un Comité de défense de la Palestine a été créé dans la capitale et environ 2 500 Tunisiens sont partis pour le front. Si plusieurs dirigeants destouriens ont vu dans cette mobilisation l’occasion de former militairement des Tunisiens en vue d’un éventuel épisode armé de la lutte nationale, Bourguiba a regretté à plusieurs reprises qu’ils soient allés si nombreux combattre 31 en Orient alors que leur pays avait besoin d’eux . Non que le dirigeant destourien ait été insensible à la question palestinienne, mais d’une part sa manière de l’aborder a toujours tranché avec celle des 19 dirigeants arabes et, de l’autre, il entend donner la priorité absolue à la libération nationale. En juin 1946, il a été rejoint au Caire par les responsables néodestouriens qui avaient fui la Tunisie à l’arrivée des Alliés, s’étaient réfugiés à Berlin et avaient trouvé asile dans l’Espagne franquiste après la capitulation allemande. Grâce à ce renfort, un bureau du NéoDestour est ouvert en juillet, qui devient en 1947 le Bureau du Maghreb arabe, puis en 1948 le Comité de libération du Maghreb arabe, renforcé par l’arrivée au Caire de dirigeants nationalistes maghrébins de premier plan comme Allal Al Fassi, leader du parti 20 marocain Istiqlal , puis Abdelkrim Al Khatabi, le héros de la révolte

du Rif de 1925. Bourguiba, qui renforce à l’époque ses relations avec les responsables algériens et marocains, n’est pas pour autant persuadé qu’il faille coordonner en tout point les luttes des trois pays. À mesure que s’allonge son séjour en Orient, il se convainc en outre qu’aucune aide efficace ne peut venir du monde arabe et n’aura jamais été séduit par un panarabisme auquel il reproche de rester enfermé dans des rhétoriques stériles plutôt que de prendre en compte la réalité des peuples qui le composent. Sa priorité reste la Tunisie dont il estime que sa dimension arabe ne la résume pas et qu’elle est dotée d’une personnalité propre, cette tunisianité qu’il s’attachera, une fois au pouvoir, à valoriser. Ce qu’il sait et ce qu’il apprend lui font construire sa stratégie autour de trois convictions : il ne croit pas en l’Union française proposée par de Gaulle, qu’il qualifie dans une correspondance avec Farhat Abbas de « vague autonomie 32 administrative », il pense que les nationalistes doivent jouer la carte américaine, et veut enfin épuiser toutes les voies de la diplomatie avant d’envisager de passer à une insurrection armée qu’il n’écarte pas mais considère comme un dernier recours. C’est muni de cette feuille de er route qu’il arrive à New York le 1 décembre 1946 pour présenter la cause tunisienne devant l’Assemblée générale de l’ONU. À partir de cette date, les autorités françaises feront tout pour empêcher les questions maghrébines de s’internationaliser. Les Américains, pour leur part, accorderont durant toute cette période un soutien constant aux mouvements nationalistes tout en tâchant de ne pas froisser la France, allié stratégique dans la guerre froide contre le bloc soviétique. Paré de sa nouvelle dimension internationale qu’il s’est attaché à construire entre 1946 et 1949, libéré de l’hypothèque moncéfiste par la mort du souverain en août 1948, et craignant que la direction intérieure du Néo-Destour ne lui échappe du fait de sa longue absence et des ambitions des dirigeants de l’intérieur, Bourguiba rentre à Tunis

le 9 septembre 1949 où l’accueil enthousiaste qu’il reçoit le remet rapidement en selle. Les quelques mesures de libéralisation prises par le Résident général Jean Mons ont permis au parti de refaire surface et de devenir une puissante organisation dont les cellules quadrillent le pays. Appuyé sur l’UGTT et sur un Néo-Destour ressuscité, jamais le mouvement national n’a été si fort. À Paris, on est divisé sur le sort à réserver aux protectorats nord-africains. Tandis que les communistes et les socialistes prennent enfin clairement position en faveur de leur indépendance, ayant compris son caractère inéluctable, la droite continue de relayer l’hostilité des Prépondérants à toute évolution. C’est dans le contexte d’une internationalisation des questions coloniales, d’un regain de l’agitation en Tunisie même et des dissensions qui se creusent au sein de la classe politique française que s’ouvre en 1950 la dernière phase de la lutte pour l’indépendance. Durant cinq années, les relations entre la France et sa possession vont osciller entre des phases de négociations et d’affrontements jusqu’à la conclusion des accords d’autonomie en mai 1955. En 1950 et 1951, le gouvernement français – déchiré entre les partisans du maintien sans changement du Protectorat et les tenants d’une évolution – tente une ouverture en direction des nationalistes. Le 14 mars 1950, Bourguiba venu à Paris plaider la cause de l’autonomie interne présente les revendications tunisiennes : formation d’un gouvernement tunisien homogène, suppression du Secrétariat général, des contrôles civils et de la gendarmerie française, mise en place de municipalités où les Français disposeraient d’une représentation, et élection d’une Assemblée constituante. Dans un premier temps, Paris semble vouloir y répondre favorablement. Le 10 juin 1950, le ministre des Affaires étrangères Robert Shuman prononce à Thionville un discours où il affirme la nécessité d’en finir avec l’administration directe de la Régence et où l’indépendance de la Tunisie est enfin

publiquement évoquée. À Tunis, le Résident général Louis Périllier – qui a remplacé Mons – est chargé de mettre en œuvre les réformes promises. Le 17 août, un nouveau gouvernement est formé sous la direction du nationaliste modéré Mohamed Chenik, qui comprend sept ministres tunisiens. Pour la première fois, le Néo-Destour en fait partie en la personne de son secrétaire général Salah Ben Youssef, considéré comme un modéré et proche du Palais et de Mohamed Badra, un autre de ses dirigeants. Les Prépondérants mobilisent cependant tous leurs relais pour bloquer les avancées alors que la situation sociale ne cesse de se tendre. Le 21 novembre, la brutale répression d’une grève des ouvriers agricoles du domaine d’Enfidaville fait sept morts et les ministres néo-destouriens apportent leur soutien aux grévistes. Malgré les obstacles, les réformes se poursuivent quelques mois encore. En février 1951, cinq décrets beylicaux ôtent au Résident général et au commandant des troupes de Tunisie leurs prérogatives ministérielles et, une première encore depuis l’instauration du Protectorat, le Conseil des ministres n’est plus présidé par le représentant de la puissance tutrice mais par le Premier ministre. Mais l’offensive des Prépondérants, soutenue par une partie de la haute administration française à Tunis, redouble de virulence au point que Périllier, cédant à leurs exigences, réclame au Bey le renvoi de Chenik. Devant le blocage de la situation à Tunis même, ce dernier – bientôt rejoint par Ben Youssef et Badra – s’envole en octobre à Paris pour y poursuivre les négociations loin de la pression du parti français. Celui-ci a cependant réussi à renverser en sa faveur le rapport des forces. Par une note du 15 décembre 1951, le gouvernement français oppose une fin de nonrecevoir aux revendications de la délégation tunisienne en affirmant « le caractère définitif du lien qui unit la France et la Tunisie ». Les Prépondérants exultent. Bourguiba, de passage à Paris avant de rejoindre Tunis au terme d’une longue tournée internationale, annonce

solennellement que le temps de la résistance active est venu. Le NéoDestour, l’UGTT, le Parti communiste, les unions des artisans et commerçants et des agriculteurs lancent un mot d’ordre de grève générale pour le 17. Allant à rebours de l’histoire, la France a choisi la manière forte pour rester en Tunisie, ouvrant au début de 1952 la période la plus sombre qu’a connue le Protectorat depuis sa consolidation soixante-dix ans auparavant. La victoire des jusqu’au-boutistes de la colonisation est confirmée avec éclat par l’arrivée le 13 janvier au port de Bizerte – à bord d’un navire militaire – du nouveau Résident général Jean de Hautecloque, tandis que le général Pierre Garbey, « pacificateur » de la révolte de Madagascar de 1947, est nommé commandant supérieur des troupes françaises dans la Régence. Le 16 janvier, les autorités interdisent la tenue d’un congrès extraordinaire du Néo-Destour qui parvient toutefois à se réunir clandestinement le 18 sous la présidence de Hedi Chaker et réclame l’abolition pure et simple du Protectorat. La réaction d’un pouvoir désormais convaincu que seule la force peut lui permettre de se maintenir ne se fait pas attendre : des dizaines de responsables néo-destouriens et communistes sont arrêtés quelques heures plus tard au cours d’un vaste coup de filet et déportés dans le Sud. Bourguiba est quant à lui expédié à Tabarka dans le Nord en compagnie de Hedi Chaker, de Mongi Slim et de sa nièce Chedlia Bouzgarou, militante de longue date du Néo-Destour. Le pays s’embrase et plusieurs attentats prennent pour cible des ressortissants français. Devant ce qui ressemble à un soulèvement, Hautecloque jette par centaines les « suspects » dans des camps d’internement ouverts dans plusieurs localités du pays. Fin janvier, des renforts de troupes arrivent pour mater la révolte. Du 26 janvier au er 1 février, la Légion étrangère du général Garbay « ratisse » le Cap Bon : exécutions sommaires, viols massifs de femmes et de jeunes

filles, massacres de nourrissons, pillages et destructions, la férocité des exactions contre la population fait en quelques jours plus de 200 morts. Révélée par le correspondant américain de l’Associated Press en Tunisie, la sauvagerie de la répression soulève l’émotion internationale. Le 4 février à New York, le Conseil de sécurité des Nations unies se saisit enfin de la requête qui lui avait été adressée le 13 janvier par Ben Youssef et Badra réfugiés à Genève. Farhat Hached alerte pour sa part la CISL. À Paris, Edgar Faure devenu président du Conseil veut éviter le pourrissement de la situation alors que la France est engluée dans l’interminable guerre d’Indochine et que la situation au Maroc ne cesse e d’empirer. L’instabilité ministérielle de la IV République conduit en fait Paris à s’embourber dans le traitement du dossier tunisien. Profitant de la valse-hésitation des gouvernements qui s’y succèdent, Hautecloque répond au vœu des ultras de Tunis et du Quai d’Orsay en destituant le 26 mars le gouvernement Chenik dont les principaux ministres sont arrêtés et expédiés dans les territoires du Sud. Bourguiba, lui, est séparé de ceux qui l’avaient accompagné à Tabarka, envoyés eux aussi dans le Sud, et exilé seul le 21 mai sur l’îlot quasi désertique de La Galite au large des côtes tunisiennes. Entre-temps, à Tunis, Slaheddine Baccouche, serviteur discipliné de la Résidence, a été imposé au Bey pour remplacer Chenik. À l’exception de Farhat Hached laissé en liberté par crainte des réactions américaines, tous les responsables nationalistes et communistes sont assignés à résidence ou incarcérés. Le parti français croit avoir gagné et Hautecloque propose alors quelques réformes cosmétiques supposées calmer l’opinion, fondées sur la vieille notion de cosouveraineté de la Tunisie et de la France sur la Régence. Bafouée par la puissance occupante quand elle était réclamée par les premiers nationalistes, elle est réactivée pour les besoins du maintien de la présence française alors qu’elle est désormais

réfutée du côté tunisien. Les propositions françaises sont rejetées à l’unanimité pour « atteinte à la souveraineté tunisienne » par un « Conseil des quarante » réuni par le Bey et regroupant toutes les tendances de l’arc politique national – à l’exception des communistes, et toutes les composantes de la population. À l’intérieur du pays, un début de lutte armée s’organise et les attaques contre les colons se multiplient. Les ultras de la colonisation répondent à cette amorce d’insurrection en créant l’organisation la Main rouge dont les dirigeants, qui bénéficient d’actives sympathies à la Résidence, ont pour objectif de semer la terreur parmi les nationalistes encore en liberté. Depuis la neutralisation des responsables politiques, l’UGTT – seule formation encore debout – a pris la direction de la lutte, et Farhat Hached fait figure de chef de la résistance. Le matin du 5 décembre 1952, il est abattu au volant de sa voiture sur une route de la banlieue sud de Tunis. On saura plus tard que Hautecloque, mis au courant du projet d’assassinat, l’avait dûment approuvé. À l’annonce de la mort d’un des hommes les plus populaires du pays, la population est effondrée et le Bey, effrayé de la tournure prise par les événements, se résigne à promulguer la réforme municipale préparée par la Résidence qui donne aux Français la parité de représentation avec les Tunisiens dans les conseils municipaux. Dans la foulée, les élections municipales sont fixées au 10 avril et au 3 mai 1953. Le Néo-Destour appelle à leur boycott et la campagne électorale est ponctuée par la liquidation physique de dizaines de candidats considérés comme des collaborateurs. Les jours du scrutin, l’électorat tunisien s’abstient massivement. Dans le pays, attentats et représailles s’intensifient. Le dirigeant néo-destourien Hedi Chaker est assassiné le 13 septembre dans la ville de Nabeul. Jamais la situation n’a été aussi désastreuse. Près de deux ans de brutale répression l’ont aggravée au point que l’on craint désormais à

Paris qu’elle échappe à tout contrôle. Le gouvernement se décide à changer de tactique en nommant le 23 septembre un nouveau Résident général, Pierre Voizard, chargé de mettre en œuvre des réformes moins timides et d’élargir les principaux dirigeants emprisonnés, à l’exception de Bourguiba dont les conditions de détention sont cependant adoucies. Las d’une violence qui ne paraît pas vouloir s’éteindre, les modérés du Néo-Destour conduits par Hedi Nouira préconisent d’accepter les réformes proposées et de recommander le calme aux 21 fellaghas , ces combattants de l’intérieur qui ont pris le maquis depuis 1952. En revanche, Bourguiba de son île et Ben Youssef depuis Genève récusent le plan Voizard et enjoignent à leurs troupes de poursuivre la lutte. Loin de s’apaiser avec le retournement de la politique française, ces divergences – dont certains des protagonistes changent de rôle en cours de route – vont aboutir à une crise profonde au sein du parti nationaliste et à une coupure si grave entre deux conceptions opposées de l’avenir du pays qu’elle ne se ferme pas avec l’indépendance et se rouvre depuis, sous des formes toujours renouvelées, à chaque étape cruciale de la vie politique de la Tunisie.

L’AUTONOMIE, LA CRISE YOUSSÉFISTE ET L’INDÉPENDANCE Pendant huit mois, le gouvernement français a surtout voulu gagner du temps en changeant sa méthode sans renoncer à ses objectifs, ce qui n’a rien résolu. Les actions des fellaghas se sont intensifiées, instaurant un véritable climat de guérilla dans les campagnes tandis que les attentats se multiplient dans les villes. Mais, depuis la cuisante défaite de l’armée française à Dien Bien Phu le 7 mai 1954 devant les troupes du général Giap, qui a soulevé l’enthousiasme des populations d’un bout à l’autre de l’empire colonial, l’heure n’est plus aux atermoiements. Le 20 mai, les autorités mettent fin à la relégation de Bourguiba qui est envoyé en résidence surveillée sur l’île

de Groix au large de la Bretagne. Il faut toutefois attendre l’arrivée à la tête du gouvernement de Pierre Mendès France le 18 juin pour que se précise la sortie de l’impasse. L’homme est décidé à mettre fin à la guerre d’Indochine et à régler la question des protectorats marocain et tunisien. Alain Savary, chargé du dossier tunisien, sonde Bourguiba qui se montre prêt à accepter une autonomie interne de la Régence même si son but demeure l’indépendance. S’il a choisi de s’opposer frontalement à la France chaque fois qu’il a jugé illusoires ses propositions, le chef du nationalisme tunisien est en effet convaincu de la nécessité de saisir chaque occasion sérieuse d’avancer en attendant de pouvoir passer à l’étape suivante. Il théorisera par la suite cette stratégie des étapes en la proposant à d’autres mouvements nationalistes, aux Algériens d’abord qui la récuseront puis, plus tard, aux Palestiniens. Transféré le 17 juillet dans une résidence aux environs de Paris, il a désormais des contacts fréquents avec les dirigeants du Néo-Destour qui viennent prendre ses directives à mesure des discussions qu’il poursuit avec Savary, convaincu pour sa part des bonnes dispositions et de la finesse du sens politique de son interlocuteur. En Tunisie, la violence n’a pas cessé et Mendès France – désormais assuré du soutien de Bourguiba – est pressé d’y mettre un terme. Le 31 juillet, il atterrit à Tunis et se rend au palais de Carthage pour prononcer devant le Bey un bref discours dans lequel il assure que « l’autonomie interne de l’État tunisien est reconnue et proclamée sans arrière-pensées par le gouvernement français ». L’annonce est historique, mais diversement appréciée au sein du mouvement nationaliste. Le 3 août, le Bureau politique du Néo-Destour réuni à Genève sous la direction de Salah Ben Youssef approuve la constitution d’un gouvernement d’union nationale chargé de négocier l’autonomie. Bien que maître du jeu du côté tunisien, le parti nationaliste soulève trop

d’hostilité dans les cercles français pour que l’un des siens soit nommé à la tête de l’exécutif. C’est donc Tahar Ben Ammar, grand bourgeois qui a donné plus d’une fois la preuve de son attachement à la souveraineté tunisienne tout en faisant partie des modérés, qui est choisi le 7 août pour diriger le gouvernement. Mongi Slim, réputé fin diplomate, se voit pour sa part confier la conduite des pourparlers. Ils vont durer près d’un an. Afin d’assurer la pérennité de sa présence, la partie française veut garder la main sur la justice et la police et tente d’arracher le plus d’avantages possibles pour ses ressortissants. Elle craint en outre, à partir du déclenchement de la lutte armée en Algérie er le 1 novembre 1954, qu’une jonction ne s’opère entre les groupes fellaghas des deux pays. En Tunisie, ils sont alors quelque 3 000, représentant une force combattante non négligeable. Bourguiba, prêt à d’importantes concessions pour franchir l’étape à ses yeux indispensable de l’autonomie, met tout son poids dans la balance pour convaincre leurs chefs de déposer les armes afin de permettre la poursuite des négociations. Au terme de plusieurs mois de laborieuses tractations au cours desquelles Bourguiba – qui les dirige en vérité sans avoir aucun titre formel – a constamment joué le compromis contre les tenants d’une confrontation, les conventions franco-tunisiennes sur l’autonomie interne sont solennellement paraphées le 29 mai 1955 par les deux chefs de délégation, Tahar Ben Ammar et Edgar Faure. Le er 1 juin, une foule immense – quelque 300 000 personnes – accourue de toutes les régions du pays se presse au port de Tunis pour accueillir le « Combattant suprême », c’est ainsi qu’on appelle désormais Bourguiba, qui rentre enfin libre après des années d’enfermement et d’exil. Le gouvernement au complet, Chedli Bey représentant son père le Bey régnant, les autorités religieuses musulmanes et israélites, tout ce que le pays compte de notables, se pressent au bas de la passerelle du paquebot Ville d’Alger pour saluer celui que l’on reconnaît comme

l’artisan de la libération du pays. Au-delà de la liesse populaire que suscite le retour du leader, cette journée apparaît aussi comme une éclatante manifestation d’unité nationale derrière un chef à la stature incontestée. Pourtant, les dissensions se sont aggravées au sein de son parti. Dès le mois de décembre 1954, Salah Ben Youssef qui, malgré son exil, a gardé un ascendant certain sur une bonne partie des troupes et des cadres du Néo-Destour, a réclamé que les prérogatives consenties à la France soient réduites au strict minimum. À la conférence de Bandung d’avril 1955 où il a fait partie de la délégation nord-africaine, il s’est prononcé en faveur de l’indépendance immédiate des peuples maghrébins et, appuyé par les Algériens, a condamné tout accord franco-tunisien qui ne se conformerait pas à cette exigence. Le 16 mai, du Caire où il séjourne depuis son retour d’Indonésie, il appelle solennellement les Tunisiens à rejeter les conventions en passe d’être signées. L’affrontement entre deux hommes et deux lignes semble inéluctable, bien que Bourguiba ait dans un premier temps fait son possible pour l’éviter. L’opposition de plus en plus radicale de Ben Youssef à la stratégie bourguibienne s’explique d’abord par l’ambition 22 contrariée d’un homme . Mais la conversion de ce modéré de toujours à une stratégie de confrontation avec la France, puis son adhésion à une rhétorique reprenant à son compte les fondamentaux de l’arabisme et de l’islam ont rencontré dans la population un écho qui en a fait le porte-parole d’une autre Tunisie, aux antipodes de celle que Bourguiba représente. Né dans une riche famille djerbienne, avocat talentueux, doté d’un sens politique incontestable, Ben Youssef a reconstruit le Néo-Destour lors de l’exil de son chef au Caire. Mais, malgré l’importance des postes qu’il a occupés dans le parti comme au gouvernement, il est demeuré l’éternel second d’un leader qui lui a constamment volé la vedette. Il sait que Bourguiba, comme lui-même

d’ailleurs, est peu enclin à partager le pouvoir et n’a pour solution que de lui ravir le premier rôle s’il veut assouvir son ambition. Or la France a fait du chef du Néo-Destour son unique interlocuteur, et les ÉtatsUnis soutiennent depuis longtemps un homme qui a donné des preuves de son attachement au « monde libre ». Sur le plan des idées, Bourguiba n’a jamais caché en outre sa volonté de mener la Tunisie qu’il veut bientôt diriger sur la voie d’une modernité séculière, même s’il a plus d’une fois instrumentalisé la religion pour les besoins de sa cause. Ben Youssef ne peut donc s’opposer à lui qu’en optant pour un autre discours et en se choisissant d’autres alliés. Le contexte s’y prête. Les « officiers libres » ont pris le pouvoir en 1952 en Égypte et Gamal Abdel Nasser, qui s’affirme vite comme leur chef, fait en peu d’années du panarabisme l’idéologie dominante de 23 l’Orient arabe. Le Zaïm , bientôt adulé des foules moyen-orientales, n’a guère d’affinités avec un Bourguiba auquel il reproche son hostilité aux idées dont il s’est fait le héraut et choisit de soutenir Ben Youssef. En Algérie, la direction du FLN a également choisi l’arabité et l’islam pour socle de sa lutte contre la France. De plus, les dirigeants de la lutte armée algérienne n’ont pas pardonné à Bourguiba sa volonté de dissocier du leur le combat pour l’indépendance de la Tunisie. Pour s’opposer à ce dernier, c’est donc l’arabité et la religion que Ben Youssef choisit comme chevaux de bataille. Ce faisant, il sait qu’il peut rallier le pays profond éloigné des élites littorales et attaché à ces fondamentaux qu’il considère comme les constituants centraux de sa personnalité collective. Dans les villes, les éléments les plus conservateurs de la population et une partie des intellectuels arabophones sont également sensibles à ce discours. Et l’on voit ressurgir, à la faveur de la confrontation entre deux hommes, les clivages qui fracturent depuis si longtemps la société tunisienne, le Sud et le centre ruraux contre le riche littoral, les élites tournées vers

l’Occident contre celles qui regardent vers l’Orient, le monde des tribus contre les régions sédentaires, le Sahel en particulier dont sont issus une majorité des dirigeants destouriens. De nouveau, alors que le combat pour la libération avait paru servir de ciment à l’unité nationale, deux Tunisies se font face ou plutôt se tournent le dos, réactivant d’anciennes dissidences et préfigurant les fractures à venir. Au sein du parti, les divergences n’ont cessé de se creuser depuis le retour de Ben Youssef en Tunisie le 13 septembre 1955, d’autant que de nombreux militants trouvent trop importantes les concessions faites à la France. Le 7 octobre, dans l’enceinte hautement symbolique de la Grande Mosquée de la Zitouna, celui qui est encore secrétaire général de sa formation a prononcé un discours d’une rare violence contre les choix de son rival auxquels il a opposé l’ancrage de la Tunisie à la « nation arabe » et à l’islam. L’exclusion de Ben Youssef du Néo-Destour, facilitée par le soutien qu’apporte à Bourguiba l’UGTT et entérinée par un congrès du parti tenu à Sfax du 15 au 17 novembre 1955 malgré les réserves des partisans d’une indépendance immédiate, ne met pas fin à la crise, bien au contraire. Car si l’ex-secrétaire général du parti a perdu la bataille politique, il s’en faut de peu qu’il ne gagne celle qui commence dans le pays. En effet, la contestation que l’histoire a retenue sous le nom de yousséfisme gagne partout en ampleur et prend un temps l’allure d’une véritable guerre civile. Dans l’intérieur, les fellaghas démobilisés reprennent le chemin des maquis pour réclamer par les armes l’indépendance immédiate, attaquent les fermes des colons et multiplient les coups de main contre les cellules bourguibistes du parti. Plus grave pour Bourguiba et pour Paris, ils renforcent leurs contacts avec les maquisards algériens avec la bénédiction de la direction du FLN désireuse de multiplier dans tout le Maghreb les foyers de guérilla contre la France. Cette dernière, on le sait, a choisi Bourguiba malgré

les tentatives répétées de Ben Youssef pour l’assurer qu’il ne lui est pas 24 hostile , mais qui est soutenu par ses deux bêtes noires, l’Égyptien Nasser et l’Algérien Ahmed Ben Bella. Ce sont donc les troupes françaises encore basées en Tunisie qui vont mater militairement la révolte. Au gouvernement, dans lequel Mongi Slim occupe le poste de ministre de l’Intérieur, on accumule contre Ben Youssef les charges d’incitation à la rébellion. Pour échapper à une arrestation quasi certaine, ce dernier s’enfuit le 28 janvier 1956 vers la Libye pour aller s’installer au Caire. Dès lors, la répression contre ses partisans qui n’ont pas désarmé se déchaîne. Les arrestations pleuvent et une cour criminelle spéciale est créée pour juger les rebelles. Mais, pour retirer aux yousséfistes leur légitimité et réconcilier toutes les tendances du nationalisme, il convient également d’accélérer l’accession à l’indépendance. Le 2 février, Bourguiba se rend à Paris pour rouvrir les négociations malgré les réticences françaises. Le 2 mars, le Maroc accède à l’indépendance. Le sort de la présence française en Tunisie est scellé. L’indépendance est proclamée le 20 mars après soixante-quinze ans d’occupation. Étrange contexte que celui qui voit l’ancienne Régence accéder enfin à la souveraineté. La quasi-guerre civile qui continue plusieurs mois après le 20 mars aura fait plus de morts que le début de lutte armée contre la France et la répression de 1952-1953. Le jour où le drapeau français est abaissé pour laisser place partout à l’étendard tunisien, c’est un peuple en liesse qui salue l’emblème de sa souveraineté retrouvée et l’annonce d’un avenir plein de promesses, tout en étant meurtri par ses déchirures dont les plaies, on le verra, ne se cicatriseront jamais tout à fait. Et l’on pourra se demander longtemps après qui, du vaincu qui ne reverra jamais sa terre natale ou du vainqueur qui s’apprête à en prendre les rênes, aura vraiment gagné la bataille. Mais, en soixante ans d’indépendance, d’improbables

synthèses entre des visions différentes du monde et de la personnalité nationale verront le jour, au prix de pertes irrémédiables et de conquêtes qui auront forgé sa physionomie d’aujourd’hui. 1. Dit aussi traité de Kassar Saïd, du nom de la résidence beylicale où il a été signé, en lisière du palais du Bardo. 2. Nom donné depuis plusieurs siècles à la portion de la Tunisie s’étendant au sud de Sfax et qui est le territoire de puissantes confédérations tribales. 3. Il faut prendre ces chiffres davantage comme des ordres de grandeur que comme des données exactes. Ils varient, parfois de manière importante, selon les sources. L’absence d’état-civil et le fait que de nombreux ressortissants étrangers ne s’enregistraient pas auprès de leurs autorités consulaires rendent les estimations difficiles. Jean Despois, dans L’Afrique du Nord, Paris, Puf, 1949, deuxième partie, chap. III, donne pour sa part le chiffre de 18 000 Européens en 1881. 4. Paysans. 5. En 1902, les Français accaparent 88,5 % et les Italiens 6,3 % des plus de 652 000 hectares possédés par des étrangers. Ces pourcentages ont été calculés à partir des données fournies par Ahmed Kassab et Ahmed Ounaïes (dir.), Histoire générale de la Tunisie, t. IV, L’Époque contemporaine, 1881-1956, Tunis, Sud Éditions, 2010, chap. II : « La mainmise coloniale sur l’espace agricole ». 6. Voir supra, p. 188. 7. De 1 889 400 personnes au recensement de 1921, la population musulmane est passée à 2 335 600 à celui de 1936. 8. Prix Nobel de médecine en 1928 pour avoir découvert l’agent transmetteur du typhus. La Tunisie indépendante a donné son nom à l’un des principaux hôpitaux de la capitale. e 9. À la fin du XIX siècle, la population juive de Djerba a été la seule communauté juive du pays à refuser l’ouverture d’écoles de l’Alliance israélite universelle et à se barricader contre la francisation, continuant de pratiquer un enseignement traditionnel religieux réservé aux garçons. Ce n’est qu’avec l’obligation scolaire inaugurée par l’indépendance que les enfants juifs djerbiens des deux sexes ont commencé à fréquenter l’école publique.

10. Section française de l’Internationale ouvrière, le nom d’alors du Parti socialiste. 11. Leur caractère non colonial prête cependant à discussion. Les ÉtatsUnis se sont en effet octroyé un droit de regard sur les Caraïbes et l’Amérique latine, qu’ils considèrent comme leur arrière-cour, et ont succédé à l’Espagne comme puissance occupante à Cuba puis aux Philippines. Quant à l’URSS, elle a hérité de l’empire de la Russie tsariste, et réprimé dès la révolution d’Octobre toute tentative d’autonomie de ses provinces. Mais leurs positions internationales rompent avec les discours coloniaux. 12. La théorie du « retour » de l’Empire romain en terre africaine est au fondement des prétentions mussoliniennes sur la Tunisie. Comme en France, historiens organiques de la colonisation et hommes politiques ont usé de cette rhétorique pour justifier la volonté italienne de s’approprier la Régence. 13. Voir supra, p. 303. 14. Le Komintern est le nom de l’Internationale communiste. 15. Chiffre officiel. Le Néo-Destour parle, lui, d’une quarantaine de tués et de 2 000 à 3 000 arrestations à travers le pays dans les jours suivants. 16. Dans l’ensemble du monde arabe et particulièrement au Maghreb, le monde de la musique est alors largement occupé par des artistes juifs, hommes et femmes, qui en ont été les principaux interprètes jusqu’aux années 1930. 17. Voir supra, p. 302. 18. Ainsi nommé parce qu’il s’est déroulé la dernière nuit du mois de ramadan, appelée nuit du Destin. 19. Voir infra, p. 383. 20. Indépendance en arabe. 21. Le terme fellaghas signifie à l’origine coupeurs de routes. 22. Ben Youssef a expliqué ses motivations dans un entretien accordé le 23 janvier 1956 à Charles Saumagne, qui l’a consigné dans son journal. Cet entretien a été publié dans la revue Les Temps modernes, 356, mars 1976 sous le titre : « Un épisode de la lutte pour l’indépendance tunisienne, l’affrontement de Bourguiba et de Salah Ben Youssef ».

23. Chef en arabe, avec une connotation superlative. 24. En particulier dans l’entretien cité avec Charles Saumagne.

CHAPITRE IX

De Bourguiba à Ben Ali, les paradoxes tunisiens Au seuil des deux derniers chapitres de cet ouvrage consacrés à la période la plus récente de l’histoire tunisienne, de la proclamation de l’indépendance en 1956 à l’installation d’un régime de type démocratique en 2015, il faut s’arrêter un instant sur la concurrence entre les différents récits qu’on en a fait et sur la façon dont ils structurent les imaginaires collectifs tunisiens. Jusqu’en 2011, la Tunisie indépendante a connu deux histoires officielles, l’épopée bourguibienne et la tentative de son successeur de minimiser le rôle du premier chef de l’État en réintroduisant dans le récit public des segments d’histoire qu’il avait occultés. Chacun des deux maîtres, si différents l’un de l’autre, qu’a connus le pays en près de soixante ans, s’est réclamé d’un passé plus ou moins lointain, le valorisant ou le disqualifiant selon ses objectifs du moment, s’y raccrochant toujours pour y puiser une partie de sa légitimité et servir son dessein politique. C’est dire à quel point ils ont fait de l’histoire, y compris de l’histoire longue, un élément de leur rhétorique et un socle de leur projet. Les opposants aux deux régimes successifs ont également puisé en elle une partie de leurs argumentaires. Plus qu’ailleurs, l’histoire est devenue dans ce pays un référent politique, et l’on reconnaît en grande partie les affiliations idéologiques des uns et des autres aux pans de cette dernière qu’ils mobilisent. Exaltation

d’une tunisianité contre fusion dans l’arabité, construction d’un sécularisme qui – sans être laïque – avait pour vocation d’ancrer le pays à la modernité contre la valorisation de son islamité, ces couples d’opposés fonctionnent jusqu’à nos jours comme des lignes de clivage entre deux conceptions largement antinomiques de la personnalité nationale. Mais le poids du passé réel, les rapports de force internes et les affinités idéologiques des dirigeants successifs les ont contraints, ou conduits, à puiser simultanément dans des registres contradictoires de quoi renforcer leur assise, brouillant de ce fait la cohérence de leurs discours et, partant, l’image que les Tunisiens se sont forgée d’euxmêmes. À l’aube de l’indépendance, Bourguiba voulait édifier une Tunisie moderne, sécularisée, et éloignée de la doxa panarabe qui prévalait alors dans la région. Pour ce faire, il a doté la « tunisianité » de trois millénaires d’épaisseur historique et domestiqué les gestionnaires de la sphère religieuse afin de leur ôter toute capacité de produire un discours noyant la Tunisie dans la communauté arabo-musulmane. Mais, conscient depuis toujours de la force du sentiment religieux chez une majorité de ses compatriotes et placé devant la nécessité de neutraliser une dissidence yousséfiste ayant mobilisé des répertoires d’appartenance familiers au pays profond, il a fait de l’arabité et de l’islam des piliers de la personnalité nationale qu’il entreprenait de modeler. Pour ancrer sa propre légitimité dans une histoire plus longue que celle de la seule lutte de libération, il s’est par ailleurs proclamé le continuateur de l’œuvre des grands personnages de l’histoire du pays tout en s’instituant l’unique fondateur d’un État tunisien censé n’être avant lui qu’un espace informe peuplé selon sa formule d’une « poussière d’individus » n’ayant ni personnalité collective ni conscience nationale. Ces redoutables contradictions se sont compliquées avec son successeur qui – pour des raisons de stratégie

politique – a voulu dès sa prise de pouvoir rendre à l’islam et à l’arabité une place que le sécularisme bourguibien avait selon lui réduite à une trop simple expression, réintroduisant pour ce faire dans le panthéon national la figure tutélaire de Ben Youssef qu’entre-temps les tenants de l’islam politique – apparus dans le paysage à partir des années 1970 – avaient revalorisée. Pour autant, Ben Ali n’a pas rompu avec l’histoire longue, s’en proclamant lui aussi l’héritier, sans toutefois la mobiliser avec la même constance que Bourguiba. Par le biais d’un enseignement politiquement instrumentalisé – ce qui ne constitue pas une spécificité tunisienne –, les générations successives de citoyens ont ainsi été nourries de récits historiques ambivalents dont les contradictions se sont trouvées accentuées selon qu’ils étaient délivrés en arabe ou en français. En effet, la langue héritée du colonisateur, utilisée jusqu’à la fin des années 1970 dans les manuels du secondaire, a plutôt véhiculé l’image d’un pays aux racines millénaires tandis que la dimension araboislamique de l’identité tunisienne a pris une place de plus en plus hégémonique dans les manuels de langue arabe d’abord limités à 1 l’enseignement primaire puis généralisés à tous les cycles éducatifs . En faisant émerger de nouveaux acteurs politiques ayant chacun puisé dans le passé ce qui lui convenait, la période ayant suivi la révolution de 2011 a continué de brouiller les cartes. La dimension méditerranéenne du pays a ainsi été effacée de l’histoire officielle, les rédacteurs de la constitution de 2014 – supprimant d’un trait de plume aussi bien la géographie que l’histoire – ayant refusé de la mentionner dans le préambule de la nouvelle loi fondamentale pour privilégier l’ancrage arabo-islamique de la deuxième république, sans pour autant récuser totalement cette tunisianité que même ses traditionnels détracteurs ont fini par s’approprier.

On comprend dès lors qu’aux prises avec des mythes fondateurs concurrents, des récits changeant au gré des gouvernants, se contredisant plus d’une fois l’un l’autre, peuplés de figures emblématiques aux statuts mouvants, sollicitant des généalogies et des registres d’appartenance antinomiques, les Tunisiens aient un rapport problématique à leur histoire. Cette dernière leur fournit en effet une offre identitaire fracturée dont aucun récit consensuel n’a pu émerger. La résurgence, depuis 2011, de logiques tribales que le jacobinisme bourguibien s’était attaché à éliminer, rend encore plus aléatoire son élaboration. Au contraire, l’histoire continue d’être un facteur de polarisation au gré des instrumentalisations qui en sont faites. Dans les pages qui suivent, plutôt que de nous en tenir à une relation factuelle de la période, déjà très largement documentée, nous tenterons de répertorier ce qui a donné à ce pays sa physionomie singulière et ce qui a dilué dans des ensembles plus larges sa part de spécificité.

L’ÉTAT BOURGUIBIEN ET SES AMBIVALENCES Le 25 mars 1956, cinq jours après la proclamation de l’indépendance, les Tunisiens ont été conviés à élire leurs députés à l’Assemblée constituante dont la convocation avait été décidée au congrès de Sfax de novembre 1955. Les femmes, qui sont encore des mineures au regard de la loi, n’ont pas pris part au vote. Malgré la protestation des minorités politiques – yousséfistes et communistes –, les élections se sont faites au scrutin majoritaire à un tour, ce qui a permis au Front national constitué autour du Néo-Destour de remporter la totalité des 97 sièges de la Constituante. Bourguiba, seul candidat, en a été élu par acclamations le président. Tahar Ben Ammar remet alors sa démission au Bey qui, dès le 10 avril, fait appel au « Combattant suprême » pour constituer le gouvernement. Avec le départ de Ben Ammar, c’est la vieille bourgeoisie tunisoise qui quitte pour de longues décennies les premières loges de la scène publique.

Depuis l’instauration du Protectorat, et même avant pour certains de ses éléments, elle avait dominé la vie politique tunisienne et, en dépit de la collaboration de plusieurs des siens avec la puissance tutrice, avait constitué le noyau des premières générations nationalistes puis globalement aidé le Néo-Destour à conduire le pays à l’indépendance. Mais, logiquement, Bourguiba hisse avec lui aux commandes du nouvel État la petite et moyenne bourgeoisie sahélienne dont il est le représentant. La mise à l’écart de l’ancienne élite sociale dominante est parachevée sur le plan politique avec la proclamation de la République un peu plus d’un an après l’accession du pays à la souveraineté, puis en matière économique avec l’instauration des coopératives agricoles à partir de 1962 qui la privent de l’assise de sa richesse fondée sur la rente foncière. Soixante-quinze ans d’occupation et d’exploitation coloniales ont changé la Tunisie, bouleversant ses structures économiques et administratives, remodelant son droit dans bien des domaines, donnant à voir à ses habitants d’autres modes de vie et d’organisation des rapports sociaux, et confrontant ses élites à des modèles politiques et à des références intellectuelles qu’elles commençaient tout juste à découvrir avant l’arrivée des Français. Toutefois, comme dans le reste de son empire, la France n’a eu qu’une influence mineure sur les codes sociétaux des populations de sa possession. Dans les zones rurales éloignées de la colonisation foncière, les logiques tribales ont été affaiblies par l’impact indirect des nouveaux modes de production et d’échange sans disparaître pour autant. Le droit de la famille n’a pas été modifié et est demeuré pour les sujets du Bey aux mains des autorités religieuses de leurs confessions respectives, musulmane ou juive. Importante pour les garçons des centres urbains, la scolarisation n’a touché qu’à la marge les campagnes et les filles. Bref, le monde ancien n’a pas été emporté par le raz de marée colonial et le ralliement

de pans entiers de la population à la contestation yousséfiste a montré que ses bases étaient encore solides. Ce sont elles que Bourguiba, dès son arrivée au pouvoir, entreprend de démanteler une à une, et il n’est pas exagéré d’estimer que les dix premières années de son règne ont davantage changé son pays que les trois quarts de siècle précédents. En 1956, il poursuit plusieurs buts tout en étant confronté à une série de défis. Il lui faut parachever une indépendance encore limitée par les importantes prérogatives laissées aux Français, mener à bien les réformes qu’il juge indispensables à la modernisation du pays et s’assurer le monopole absolu du pouvoir au sein de son parti comme au sommet de l’État.

LA MISE À MORT DE L’ORDRE ANCIEN Jamais, même durant l’expérience réformiste des années 18351876, la Tunisie n’avait connu un tel train de réformes. Menées au pas de charge, elles répondent à deux objectifs : refonder l’État sur d’autres bases que celles édifiées par des siècles de monarchie et sept décennies de colonisation et faire entrer la société dans un nouvel habitus ancré dans la modernité, dont on verra cependant plus loin les ambiguïtés. Cette révolution est sans nul doute l’œuvre d’un homme qui aura marqué plus que tout autre l’histoire contemporaine de son pays. Mais, malgré son charisme, sa détermination et son autorité, il n’aurait pu la mener seul. Toute une jeune génération de cadres formés dans les dernières années du Protectorat a alors adhéré avec enthousiasme au projet modernisateur bourguibien et s’est sentie investie de la mission historique de construire un État-Nation. La plupart sont issus du NéoDestour mais pas seulement. Les intellectuels du Parti communiste, qui a rajeuni sa direction à son congrès de 1956, s’engagent eux aussi sans réserves dans cette bataille malgré l’ostracisme dont ils font l’objet de la part de dirigeants dont l’anticommunisme n’a pas faibli avec l’indépendance. Certes, nombre de Tunisiens commencent à s’effrayer

de la main de fer d’un président du Conseil qui ne recule devant rien pour mater la rébellion yousséfiste, laquelle s’éteint lentement durant l’année 1957 après l’exécution de ses principaux chefs, la condamnation à la peine capitale par contumace de Ben Youssef luimême et l’enfermement pour de lourdes peines de prison de la plupart de ses responsables. Mais cette répression ne brise pas l’élan donné au pays par un leader qui s’érige en bâtisseur de nation et en instituteur de ses habitants. Ce centralisateur rompt d’abord avec les cadres administratifs anciens trop liés à la géographie tribale et coloniale du territoire. Les caïds et les cheikhs, ces représentants séculaires de l’autorité ainsi que le corps des contrôleurs civils créé par le Protectorat, disparaissent par une loi du 21 juin 1956 qui découpe le royaume en 14 « régions » ayant à leur tête des gouverneurs, équivalents des préfets français. Chaque région est elle-même divisée en « délégations », correspondant à des sous-préfectures. L’État, dont Bourguiba a fait une véritable religion, remplace ainsi partout – formellement du moins – les autorités traditionnelles. Ce découpage administratif a survécu à tous les changements qu’a connus depuis le pays. Seul le nombre de régions a changé, passant plus tard à 24 pour tenir compte de l’évolution démographique. Le 25 juillet 1957, l’Assemblée constituante procède à une révolution constitutionnelle en proclamant la déchéance de la monarchie husseinite et l’avènement de la République, mettant ainsi fin à l’existence d’une dynastie qui régnait depuis deux siècles et demi. Préparée à l’événement depuis plusieurs semaines à la suite d’une série de mesures ayant privé le Bey et sa famille de la quasi-totalité des prérogatives de l’un et des privilèges de l’autre, l’opinion a accueilli sans surprise la destitution de Mohamed Lamine qui était devenu depuis l’indépendance quasi invisible, Bourguiba occupant la totalité

de l’espace politique. En l’opposant au trône alaouite marocain qui a survécu à tous les bouleversements, on a dit que la greffe de cette dynastie d’origine étrangère n’avait jamais vraiment pris auprès de la population malgré ses tentatives constantes d’indigénisation. Nous avons nous-même insisté plus haut sur la perte irrémédiable de légitimité qu’elle a connue à la suite de la féroce répression de l’insurrection de 1864, puis de la soumission de la majorité de ses souverains à la France. Ces raisons cumulées expliquent probablement que les Tunisiens ont accueilli avec faveur le régime républicain et vu avec indifférence le vieux monarque remplacé par un Bourguiba alors au faîte de sa gloire et qui, le jour même du 25 juillet, revêt avec une évidente satisfaction l’habit de président de la République. Certains ont toutefois été choqués par la façon dont ce dernier a traité la famille beylicale. Le Bey, son épouse et plusieurs de ses enfants ont d’abord été placés en résidence surveillée et pratiquement réduits à la misère tandis que d’autres de ses proches ont passé plusieurs années en prison sous des prétextes peu vraisemblables. À la faveur d’un pouvoir devenu discrétionnaire, la vindicte du nouveau chef de l’État s’est étendue à Tahar Ben Ammar qui n’avait pourtant pas démérité, mais qui est traîné en août 1958 devant la Haute Cour de justice malgré l’immunité parlementaire dont il jouissait en tant que député, et qui est jeté en prison avec son épouse. Accusé des pires forfaitures, l’ancien Premier ministre a toutefois échappé à une longue incarcération faute de preuves. Revanche de classe ou volonté d’un homme de montrer le caractère illimité de sa puissance, les deux sans doute, mais le pays sait désormais que son chef ose tout se permettre. Ces réformes s’accompagnent d’une entreprise tout aussi résolue de sécularisation du droit menée par le jeune ministre de la Justice Ahmed Mestiri. En mai 1956, l’État abolit les habous publics et les intègre à son domaine. Les habous privés sont supprimés peu après. En

août, les juridictions charaïques sont abolies et leurs magistrats intégrés à des tribunaux séculiers. Quelques mois plus tard, les tribunaux rabbiniques sont supprimés à leur tour, mesure suivie en septembre 1957 par la disparition des tribunaux français, malgré l’opposition de Paris. Le 18 juillet 1957, un Code d’état civil est promulgué, rendant obligatoire l’inscription de tous les actes sur ses registres. La loi est désormais la même pour tous et appliquée sur une base territoriale par des tribunaux unifiés. L’édifice est parachevé par une réforme radicale de l’enseignement dont les institutions traditionnelles font figure de citadelle du conservatisme. L’ancienne et prestigieuse université de la Zitouna, lien intellectuel et spirituel de la Tunisie avec l’Orient arabe – et refuge des yousséfistes – est ainsi démantelée pour devenir quelques années plus tard une faculté de théologie intégrée à l’Université nationale. La réforme du système d’enseignement est confiée en 1958 à l’intellectuel Mahmoud Messadi. Car c’est par l’éducation que l’équipe dirigeante entend convaincre les mentalités de l’urgente nécessité de la modernisation. Durant les premières décennies de l’indépendance, jusqu’au tiers du budget est consacré à ce secteur, permettant aux écoles et aux lycées de pousser sur l’ensemble du territoire et y faisant accéder une part de plus en plus importante de la population d’âge scolaire, garçons et filles mis sur le même pied, ces dernières ayant enfin acquis des droits dont elles étaient jusque-là privées.

LA RÉVOLUTION PAR LES FEMMES Même si ni Bourguiba ni ses successeurs n’ont osé la mener à bout, c’est bien une révolution qui est entamée avec la promulgation du Code du statut personnel le 13 août 1956, moins de cinq mois après la proclamation de l’indépendance. Cette réforme radicale du statut des femmes, qui gêne les autres pays arabes et a un retentissement international considérable du fait de son caractère unique dans la

région, prend de court une population qui n’y était pas préparée mais qui, hormis ses franges les plus conservatrices, ne s’y montre pas hostile. Bourguiba, pourtant, n’en avait pas fait publiquement un axe de sa volonté de réformer le pays. Au contraire, en s’instituant le défenseur d’une personnalité indigène dont le voile était à ses yeux un symbole, il avait jadis critiqué les prises de position féministes de plusieurs femmes de la bourgeoisie et s’était gardé de cautionner l’ouvrage de Tahar Haddad, bréviaire prémonitoire du féminisme 1 tunisien . e Dès la fin du XIX siècle pourtant, plusieurs penseurs réformismes évoquaient déjà la nécessité de faire évoluer la condition féminine, notamment par le biais de l’instruction, certains préconisant déjà la suppression du voile. Fruit de la scolarisation des filles des bourgeoisies e urbaines à partir du début du XX siècle, des militantes de la cause des femmes ont été dès les années 1920 des précurseures d’un féminisme tunisien qui ne s’est défini comme tel qu’à partir des années 1970, de Manoubia Ouertani en 1924 à Habiba Menchari en 1929, Zohra Ben Miled – membre de la section tunisienne de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté et Habiba Chareh, seule Maghrébine à participer en 1930 au premier Congrès des femmes d’Orient à Damas. Mais, comme ailleurs dans le monde colonisé, les femmes ont vite été sommées par le mouvement nationaliste de ne pas diviser la société par l’exposé public de leurs revendications propres et de se mettre au service de la lutte de libération. Cela explique les réserves de Bourguiba à l’endroit des premières féministes et son soutien constant à l’Union musulmane des femmes de Tunisie, organisation bien plus consensuelle créée en 1936 à l’initiative des cheikhs de la Zitouna par la fille de l’un d’entre eux, Bchira Ben Mrad. Se donnant pour but « d’orienter la jeune fille et la femme tunisiennes vers l’instruction et la 2 morale dans le cadre de l’esprit islamique », elle a servi de relais du

mouvement nationaliste en milieu féminin musulman. Plusieurs femmes proches de lui, comme sa nièce Chedlia Bouzgarou et sa future épouse Wassila Ben Ammar, s’y sont engagées, de même que nombre de militantes du Néo-Destour. À la veille de l’indépendance, il n’existe pas en tout cas de mouvement militant spécifiquement pour les droits des femmes. Les organisations existantes sont étroitement liées à des partis politiques qui, s’ils en parlent à l’occasion, n’en font pas une priorité. L’Union des femmes et l’Union des jeunes filles de Tunisie s’activent surtout dans la sphère sociale et le monde du travail. L’Union musulmane et les cellules féminines destouriennes créées à partir de 1951 ne réclament le droit de vote et d’éligibilité pour les femmes qu’en 1955. Une seule revendication est commune à toutes les organisations féminines de l’époque : l’instruction. Il faut en convenir, le Code du statut personnel (CSP) n’a pas été promulgué sous la pression d’une base militante féminine. Mais Bourguiba a toujours été guidé en politique par sa volonté d’agir au moment jugé opportun. Ajoutée à ses convictions modernistes, la vigueur de la dissidence yousséfiste l’a persuadé de détruire à la racine les bases de l’ancienne société, celle-là même qui l’a rejeté, et le bouleversement du statut des femmes constitue la pièce maîtresse de son opération méthodique de démantèlement des structures traditionnelles. Le nouveau code abolit la polygamie désormais considérée comme un délit, interdit la répudiation qui est remplacée par le divorce judiciaire ouvert aux deux époux sur un pied d’égalité et supprime le droit de contrainte matrimoniale (jebr) qui permettait au père de marier sa fille sans même la consulter. Le mariage ne peut désormais être formé qu’en la présence et avec le consentement explicite des deux époux. Dans les années suivantes, plusieurs dispositions législatives ou réglementaires consolident l’édifice en élargissant ces droits, dont les plus importantes sont

l’interdiction du mariage traditionnel (orfi) en 1957 afin d’éviter un retour déguisé à la polygamie par ce biais et la possibilité donnée aux femmes de travailler ou d’avoir un compte en banque sans autorisation maritale. Une réforme partielle du droit successoral en 1959 rend un peu moins injuste le partage inégal des héritages entre garçons et filles, et en 1981 les veuves obtiennent le droit de devenir tutrices de leurs enfants alors que jusque-là seul un homme de la famille paternelle pouvait exercer la tutelle. L’initiateur de ce séisme se fait quant à lui le propagandiste de la nouvelle loi, parcourant le pays pour la promouvoir. Avec fougue aussi, il incite partout les femmes à ôter leur voile pour entrer de plain-pied dans le monde moderne, n’hésitant pas à le qualifier de « linceul » ou de « misérable chiffon », brocardant en toute occasion les archaïsmes maintenant les femmes dans une immémoriale infériorité et allant même jusqu’à tourner en ridicule la virginité. Dès lors, l’homme du CSP devient l’idole d’une bonne partie des Tunisiennes qui, toutes classes sociales confondues, se dévoilent avec enthousiasme et s’emparent sans tarder de leurs nouveaux droits. Bien plus tard, en 2000, elles se presseront à l’enterrement du président déchu dont le mausolée qu’il s’était fait construire dans sa ville de Monastir porte comme inscription : « Bourguiba, libérateur de la femme tunisienne. » Enfin, une audacieuse politique de planification familiale est mise en œuvre dès le début des années 1960, autorisant la contraception et l’interruption de grossesse à partir de quatre enfants. En 1973, l’avortement est totalement libéralisé. Il ne fait aucun doute que le CSP, ses aménagements successifs et les politiques qui l’ont accompagné sont un marqueur central du particularisme tunisien au sein d’un monde arabe où aucun régime n’a osé ou n’a voulu s’engager sur cette voie et, depuis 1956, la tunisianité se définit en partie par cette exception.

Les autorités religieuses se sont un moment rebellées contre cette 3 politique qualifiée par d’aucuns de féministe et, dès sa promulgation, quelques cheikhs et des membres des tribunaux religieux demandent l’abrogation de sept articles du CSP qu’ils jugent contraires aux préceptes charaïques. Le corps des Oulémas n’est cependant pas unanime dans sa réprobation puisque le cheikh el islam Tahar Ben Achour ne se prononce pas et que son fils Fadhel Ben Achour – alors président de la Cour de Cassation – approuve la réforme. Les voix divergentes sont vite mises au pas, et l’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT) créée au lendemain de l’indépendance après la dissolution de toutes les associations qui lui préexistaient devient la courroie de transmission de la politique du pouvoir au sein des masses féminines. Si Bourguiba a pu faire taire aussi facilement les récalcitrants, c’est que, dans ce domaine comme en bien d’autres, il s’est gardé de rompre avec la religion, faisant au contraire d’un islam revisité par la modernité le pilier de ses argumentaires. C’est ainsi qu’en 1960, et malgré cette fois l’opposition déclarée d’une partie de l’opinion, il met en avant son droit d’interprétation du Coran pour dispenser les musulmans du jeûne du ramadan au nom d’une obligation qualifiée de grand jihad, celle de sortir le pays de la misère et du sous-développement. Cette stratégie, qui le différencie d’un Kemal Atatürk auquel on l’a souvent assimilé mais dont il a maintes fois critiqué le choix de la laïcité, explique cependant les apories de la modernisation tunisienne. En effet, si d’un côté la Tunisie est d’évidence le pays le plus sécularisé du monde arabe, même après le retour en force de la pratique religieuse à partir des années 1980, le caractère tronqué de sa modernité s’origine en partie dans l’arrimage réitéré de la personnalité nationale à l’islam.

UN ÉTAT SÉCULIER AMARRÉ À L’ISLAM

Avant même que Bourguiba n’entreprenne de justifier par une lecture libérale du corpus islamique – en s’en instituant le seul interprète autorisé – les réformes introduites par le Code du statut personnel, l’Assemblée constituante a voté dès le mois d’avril 1956 l’article premier de la Constitution : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ayant l’islam pour religion et l’arabe pour langue. » Les exégètes ont voulu voir dans cette formulation un sommet de l’habileté bourguibienne, l’islam se rapportant selon eux à la Tunisie et non à la nature de l’État. Il est vrai que la Constitution promulguée en 1959, qui adjoint à cet article le caractère républicain du régime, ne contient aucune référence à la Charia comme source du droit, tout en affirmant dans son préambule la « fidélité à l’enseignement de l’islam ». Très rares ont été à l’époque ceux qui ont plaidé pour inscrire dans la loi fondamentale le caractère multiconfessionnel du pays en déclarant l’islam religion simplement majoritaire. Dans la continuité du recours au registre religieux durant la période coloniale, alors érigé en socle de la résistance à l’occupation, les dirigeants du nouvel État n’ont pas écarté la religion de la sphère politique mais inversé le rapport entre l’islam et l’État, donnant au second le pouvoir d’assujettir le premier et d’en interpréter le dogme en fonction de leurs objectifs. La chose a été d’autant plus aisée que les représentants traditionnels de l’institution religieuse sont regardés, en cette période où l’aspiration moderniste est à son acmé, comme les gestionnaires d’une forme de sacré devenue obsolète. Le CSP et la Constitution représentent une véritable entreprise de sécularisation des bases de la société dans la mesure où la liberté de culte et de conscience est affirmée dans la seconde et où tous les citoyens sont dotés de droits égaux, « mais dont les amarres islamiques ne sont 4 jamais franchement larguées ». La communauté nationale est définie par son appartenance à l’arabité et à l’islam qui en deviennent

constitutionnellement les constituants privilégiés, excluant du même coup les segments non arabes et non musulmans de la population. Ce choix, qui ira se renforçant, a remodelé la physionomie d’un pays caractérisé depuis des siècles – au moins dans sa partie littorale – par sa diversité ethnique et religieuse. En un peu plus d’une décennie, de l’indépendance à la fin des années 1960, cette Tunisie laisse place à un nouveau pays religieusement homogène où la totalité des habitants – hormis des marges infimes – appartiennent à une seule confession, l’islam, et à une seule de ses versions, le sunnisme malékite dont on a vu la profondeur de l’enracinement depuis l’époque médiévale. Au début de 1959, il reste en Tunisie 85 000 Européens, soit la moitié de leur nombre de 1956. Avec la tunisification rapide de l’administration, les trois quarts des fonctionnaires français présents en 1956 ont déjà été remplacés. Après la crise de Bizerte de juillet 1961 qui provoque une vague de départs puis, le 12 mai 1964, la promulgation de la loi de nationalisation des terres agricoles, la population française présente en Tunisie avant l’indépendance est drastiquement réduite. Sa quasi-disparition, résultant de la récupération par l’État de l’ensemble des richesses minières, agricoles et industrielles qui avaient fait la fortune de la colonisation, signe la véritable fin de cette dernière. Mais les Français n’ont pas été les seuls à quitter le pays à la fin des années 1950 et au début des années 1960. L’importante population italienne, essentiellement composée d’artisans, de petits exploitants agricoles, d’ouvriers et de personnel domestique, de même que les Maltais, les Grecs et les autres minorités européennes, a également été touchée par les mesures de nationalisation et de limitation de l’accès au marché du travail qui visent tous les ressortissants étrangers sans distinction d’origine, d’appartenance sociale ou d’ancienneté de l’implantation dans le pays. Dans leur majorité, les Tunisiens voient partir sans état d’âme ces populations qui

symbolisaient à leurs yeux la réalité d’une présence étrangère jugée illégitime. L’exode progressif de la quasi-totalité de la population juive, seule minorité religieuse nationale, est directement lié au choix des nouveaux dirigeants de promouvoir un nationalisme à base identitaire dans lequel il lui a été impossible de se reconnaître. Les données chiffrées la concernant varient d’une source à l’autre, les hypothèses les plus hautes ne dépassant pas 100 000 personnes au moment de son apogée démographique à la fin des années 1940. Le recensement de 1946 dénombre 71 000 juifs tunisiens, auxquels il faut ajouter un peu plus de 16 000 juifs ayant acquis la nationalité française et 4 000 à 5 000 Livournais détenteurs d’une nationalité européenne, le plus souvent italienne. En 1956, la Tunisie ne compte plus que quelque 60 000 citoyens de confession juive, dont la moitié vit dans la 5 capitale . Les premières vagues migratoires ont en effet commencé avant l’indépendance et ont eu deux causes principales, l’attrait du sionisme chez une fraction de cette minorité, essentiellement dans ses couches populaires, et la francisation de sa bourgeoisie ayant vu dès la e fin du XIX siècle dans la France républicaine et laïque un agent de sa propre émancipation. De la fin de la Seconde Guerre mondiale à celle du Protectorat, les organisations sionistes ont pignon sur rue dans la capitale, et le bureau de l’Agence juive organise le départ des aspirants à l’émigration à partir de la création d’Israël en 1948. Les sources israéliennes estiment à 25 000 le nombre d’entrées de Tunisiens sur le 6 territoire du nouvel État de 1948 à 1956 . À côté des Livournais et des juifs de nationalité française, les Tunisiens juifs des couches les plus aisées ont connu par ailleurs au cours de la première moitié du e XX siècle un double processus de sortie de la sphère communautaire et de désindigénisation, si l’on nous permet ce néologisme, pour adopter la langue et les modes de vie du colonisateur. Quelques milliers d’entre

eux, craignant une indépendance aux conséquences incertaines à leurs yeux, ont donc suivi les juifs français qui ont été les premiers à quitter le pays dès 1956. L’exode de la majorité a toutefois été plus tardif, le caractère discriminatoire de la politique officielle ayant mis quelques années à se faire sentir. Depuis la période coloniale en effet, une constante ambivalence a caractérisé l’attitude des dirigeants nationalistes successifs qui ont oscillé entre un réel souci d’intégrer les juifs au mouvement national comme une des composantes de la population du pays et le rappel récurrent de l’islamité du peuple tunisien. L’affirmation publique de ces deux postures contradictoires s’est poursuivie dans les débuts de l’indépendance, époque où de nombreux citoyens juifs – souvent communistes – qui avaient pris position en faveur de cette dernière se sont engagés avec ferveur dans la construction du nouvel État et où les lieux de sociabilité mixtes ont été loin d’être rares. En 1956, le premier gouvernement Bourguiba comprend un ministre juif, et un député de la même confession siège à l’Assemblée constituante. Mais, si la qualité de citoyens leur est juridiquement reconnue, la Constitution, comme leur exclusion de l’armée et de certains secteurs jugés sensibles, les maintient à l’écart du « peuple », cette construction idéologique d’une communauté organique soudée par une identité homogène arabo-musulmane. En fait, la posture majoritaire chez les hommes politiques et les intellectuels tunisiens est celle qui ne nie pas la profondeur de la présence juive, mais la cantonne dans une position d’extériorité par rapport à la société. Les juifs, en somme, ne sont pas tout à fait des étrangers sans être vraiment des nationaux. Au fil des années en outre, l’existence de l’État d’Israël, puis son expansion aux dépens des territoires destinés à faire partie de l’État palestinien prévu par le plan

de partage de l’ONU de 1947, ont transformé en fracture la différence communautaire. Débute dès lors l’ère de la confusion entre sionistes et juifs, ces derniers étant vus par beaucoup comme la cinquième colonne potentielle de l’ennemi. En 1961 cependant, ils sont encore quelque 50 000. Mais les réactions antijuives ayant suivi la bataille de Bizerte en juillet 1961, la mise en coopératives des activités commerciales à partir de 1962 qui a touché en priorité les commerçants de confession juive, et l’épuration de l’administration de ses fonctionnaires juifs ont accéléré les départs. Enfin, l’onde de choc interne de la guerre des Six Jours de juin 1967 a convaincu les plus réticents de quitter une terre natale qui ne leur offrait plus ni sécurité ni avenir. Le 5 juin en effet, une manifestation contre Israël et les États-Unis dégénère en tentative de pogrom au cours duquel des boutiques de commerçants juifs de Tunis et la grande synagogue de la capitale sont saccagées par des émeutiers. La condamnation publique de l’événement par Bourguiba n’empêche pas le départ massif de ce qui restait de cette population, à l’exception de quelques milliers d’entre eux dont le nombre n’a cessé de s’amenuiser au fil des ans. Une fois disparue, ou à peu près, du paysage, la dimension juive de la Tunisie a été systématiquement gommée de l’enseignement de l’histoire et la présence millénaire de cette minorité, effacée des mémoires collectives. Même si cette exclusion s’est effectuée de façon moins rapide et moins violente qu’en Égypte et dans l’Orient arabe, raison pour laquelle persistent encore bien des traces de cette histoire ainsi qu’une modeste présence juive, elle n’en a pas moins été radicale et a révélé la nature d’un nationalisme plus proche de celui du reste du monde arabe qu’on ne l’a cru. On peut en déduire que, alors que la politique féminine du pouvoir bourguibien et les dynamiques qu’elle a enclenchées sont une des

manifestations les plus éclatantes de la spécificité tunisienne, le sort réservé aux minorités a en revanche rapproché la Tunisie de son environnement politico-culturel régional dans la mesure où ce processus historiquement inédit d’homogénéisation de la population tunisienne a fait disparaître, comme dans le reste du Maghreb, tout rapport collectif à la pluralité. D’autant que, après une décennie de réformes, l’effacement progressif d’un Bourguiba vieillissant et atteint par la maladie a atténué sa capacité à s’opposer aux tenants d’une fermeture qui est allée croissant à partir des années 1980. Car l’arabité et l’islam n’ont cessé de gagner du terrain, continuant d’une part à être instrumentalisés à des fins politiques et correspondant de l’autre à la montée en puissance d’un courant structuré au sein même du pouvoir bourguibien. La religion a d’abord servi à marginaliser une gauche aux convictions laïques et internationalistes affirmées et faisant figure, durant la décennie 1960, de principale force d’opposition à un régime tolérant de moins en moins la contestation. S’éloignant d’un Parti communiste encore influent dans les milieux intellectuels mais jugé sclérosé, un groupe d’étudiants marxistes a fondé en 1963 à Paris – où plusieurs centaines de Tunisiens poursuivent alors leurs études – le Groupe d’étude et d’action socialiste tunisien (GEAST), plus connu sous le nom de Perspectives, titre de sa revue. Dès avant le retour de ses chefs de file en Tunisie, ce mouvement acquiert une influence non négligeable à l’université et dans le monde enseignant. Favorables aux réformes modernistes et au sécularisme de Bourguiba, ses militants s’opposent en revanche frontalement à sa politique étrangère alignée sur celle des États-Unis et à l’entreprise de collectivisation autoritaire de l’économie dans laquelle ils voient une caricature du socialisme auquel ils aspirent. Les affrontements se multiplient entre cette jeunesse contestataire et le pouvoir. Dès lors, deux stratégies sont

mises en œuvre pour neutraliser un mouvement considéré, malgré la faiblesse de ses effectifs, comme l’ennemi à abattre : une énergique répression d’un côté et le recours à la religion de l’autre pour réduire son influence. La première vague d’arrestations de dirigeants de l’extrême gauche, mais aussi de communistes et de baathistes – dont la rhétorique panarabe séduit nombre d’étudiants –, a lieu en mars 1968 à la suite d’une forte agitation. Grèves et manifestations, à chaque fois brutalement réprimées, ne cessent pas durant toute la fin des années 1960, jusqu’à atteindre un apogée en 1972 et déborder le cadre de l’université. Celle-ci est fermée plusieurs mois, et plus de trois cents étudiants sont arrêtés. Condamnés l’année suivante, la plupart vont rejoindre leurs aînés qui purgent de lourdes peines au bagne de Nador, aux portes de Bizerte. Parallèlement à cette mise au pas, les dirigeants du parti devenu unique en 1963 tentent de lutter contre la séduction exercée par les gauches en reconfessionnalisant partiellement les discours et les pratiques. Le gouvernement facilite ainsi l’ouverture de lieux de prières dans les internats des lycées et dans les foyers universitaires et autorise en 1968 la création d’« associations de sauvegarde du Coran » qui seront les pépinières des futurs cadres du mouvement islamiste. Il est vrai qu’au sein de l’opinion comme dans les cercles dirigeants, l’arabité et le retour à un islam de moins en moins marqué par une lecture réformatrice ont gagné de nombreux adeptes. Une partie de la gauche elle-même a épousé le nationalisme arabe dès le début des années 1970, abandonnant l’internationalisme de la première génération du mouvement Perspectives. Le chef de l’État lui-même ne bloque plus, sauf en de rares occasions, une évolution qui s’accélère. L’arabisation de l’école est, dans ce contexte, un objectif stratégique des « arabistes » du régime. En décembre 1969, Mohamed Mzali – partisan résolu de cette évolution dont il défend le principe et

l’application dans sa revue Al Fikr (La Pensée) – devient ministre de l’Éducation et entame le processus d’arabisation de l’enseignement qui s’accélère lors de son retour au même ministère en 1976. Le problème, en fait, ne réside pas dans l’adoption de la langue nationale comme langue de l’instruction, mais dans le changement du contenu de l’enseignement qui l’accompagne, où les matières à connotation religieuse prennent une place croissante. Car, contrairement au e e Machrek qui a connu au tournant du XIX et du XX siècles un important mouvement de rénovation de l’arabe porté par des élites modernisatrices en partie chrétiennes, l’arabisation a été vue au Maghreb comme un outil privilégié de lutte contre une occidentalisation culturelle portant un danger de dissolution de la personnalité nationale, et la langue arabe y a été indissociable d’une 7 construction identitaire ancrée dans le référent religieux . Avec l’aide du pouvoir donc, le relatif climat de libéralisme sociétal et d’ouverture culturelle prévalant depuis l’indépendance laisse place à partir des années 1970 à ce que certains ont qualifié de retour du refoulé islamique et, dans la décennie suivante, l’islam politique remplace la contestation de gauche à l’université. Signe des temps, une circulaire ministérielle de 1972 interdit à la Tunisienne musulmane d’épouser un non musulman, faisant de la religion une condition au mariage et restreignant pour les femmes seulement la liberté de choix du conjoint. En 1974, la volonté exprimée par Bourguiba de parfaire le Code du statut personnel en instituant l’égalité successorale entre hommes et femmes se heurte à une opposition résolue, non seulement dans l’opinion mais également au sein du gouvernement et de son propre entourage, qui le conduit à renoncer à cette réforme. Toutefois, jusqu’à la fin de son règne trentenaire, quelques garde-fous auront permis de ralentir le processus de réislamisation de la sphère politique et de la société. Ils seront en partie levés par son successeur qui portera à son

apogée la double stratégie de répression d’un mouvement islamiste devenu puissant et de réislamisation des discours et des pratiques officielles. Un des paradoxes de la Tunisie contemporaine réside ainsi dans la force de l’entreprise bourguibienne de sécularisation, qui aura profondément marqué une société se distinguant jusqu’à nos jours du reste du monde arabe et, à l’inverse, dans la résilience de son marqueur religieux qui aura permis son renouveau, une fois affaiblis le verbe et la capacité de son premier président, dilué dans l’exercice d’un pouvoir tout-puissant l’enthousiasme réformateur de la jeune génération dirigeante et réduits au silence les contre-discours d’une gauche démantelée. Plus tard, les ténors vieillissants de cette dernière se revendiqueront comme les seuls véritables héritiers du mouvement e réformiste du XIX siècle et de la modernité bourguibienne.

TROPISME OCCIDENTAL ET CONTRAINTES RÉGIONALES DE LA DIPLOMATIE BOURGUIBIENNE

Si l’ambiguïté du rapport entre les sphères politique et religieuse a caractérisé le processus de construction de l’État, elle n’a pas rejailli sur sa politique extérieure marquée tout au long de l’ère bourguibienne par un alignement sans failles sur l’Occident et des relations pour le moins compliquées avec l’environnement régional. Bourguiba seul en définit dès 1956 les priorités et le tempo en fonction de ses affinités idéologiques, de son pragmatisme politique et des fortes contraintes auxquelles doit faire face le jeune État. Jusqu’à ce que la vieillesse fasse pâlir son étoile, il a donné à la Tunisie une place sur l’échiquier international sans rapport avec la modestie de son territoire et la faiblesse de ses ressources. À la tête d’un pays trop étroit pour ses ambitions, il s’est un temps imposé comme un acteur de la géopolitique mondiale du fait de la hardiesse de certaines de ses positions. Mais, d’abord, il a dû solder de graves contentieux avec l’ex-puissance

tutrice, aggravés par la longue guerre d’indépendance de l’Algérie à laquelle il a apporté un indéfectible soutien, sans partager aucune des options idéologiques du Front de libération nationale (FLN) plus proche du panarabisme yousséfiste que de son parti pris occidental. Pour autant, il n’a pas coupé les ponts avec un voisinage oriental encombrant tout en essayant de soustraire la Tunisie aux prétentions hégémoniques régionales, de l’Égypte d’abord, puis de l’Algérie devenue indépendante, et enfin de la Libye à partir du coup d’État de Mouamar Kaddafi en septembre 1969. Jusqu’en 1962, l’hypothèque algérienne pèse lourdement sur les relations franco-tunisiennes. Le 22 octobre 1956, l’armée française a détourné à la barbe des autorités tunisiennes l’avion amenant du Maroc les principaux dirigeants du FLN – qui demeureront internés jusqu’au cessez-le-feu de mars 1962. Pour la France – qui y dispose toujours de troupes disséminées sur son territoire ainsi que de la base de Bizerte –, la Tunisie représente un hinterland stratégique dont elle n’entend pas laisser la jouissance aux maquisards algériens et dont elle veut garder le contrôle par tous les moyens, du chantage à l’aide financière au jeune État à l’intervention militaire directe. Bourguiba, lui, doit protéger la fragile souveraineté tunisienne à la fois contre les menées françaises et contre la volonté algérienne de disposer à sa guise de ses bases installées du côté tunisien de la frontière où campent des milliers de combattants, dont le nombre est supérieur à celui de l’armée nationale naissante. Il lui faut enfin neutraliser l’alliance nouée entre Nasser, Ben Youssef et le FLN – qui met son régime et sa propre personne en danger – tout en continuant à soutenir le combat des Algériens à la fois par conviction et pour démontrer qu’il n’a rien d’un jouet des Occidentaux comme le clament ses adversaires. Le 8 février 1958, invoquant un « droit de suite » contre les maquisards de l’Armée de libération nationale algérienne (ALN), l’aviation française bombarde

le village frontalier tunisien de Sakiet Sidi Youssef, faisant quatrevingts morts civils. Bourguiba, d’autant plus ulcéré qu’il a toujours prôné la négociation entre Algériens et Français, exige le retrait immédiat de toutes les troupes françaises de Tunisie et dépose une plainte au Conseil de sécurité avec le discret soutien de Washington. En pleine guerre froide, les États-Unis ont en effet trouvé dans l’ennemi acharné du communisme qu’est le président tunisien – avec lequel les liens sont étroits et anciens – leur meilleur allié maghrébin. De Gaulle, entre-temps, est arrivé au pouvoir à la suite du coup de force des ultras à Alger le 13 mai 1958. Peu disposé à voir les Anglo-Saxons prendre la main au Maghreb, il fait évacuer le 17 juin toutes les bases françaises de Tunisie à l’exception de celle de Bizerte. Dès lors, Bourguiba n’a de cesse de vouloir récupérer cette enclave emblématique du caractère inachevé de l’indépendance afin de couper l’herbe sous les pieds de ses adversaires qui continuent de le traiter de « valet de l’impérialisme ». Il ne faut pas négliger, en effet, la centralité du contexte intérieur et régional dans les événements ayant conduit à la bataille de Bizerte, cuisante défaite militaire et victoire diplomatique incontestable pour la Tunisie, tragédie humaine que le pouvoir n’aura de cesse de minimiser et prétexte saisi par Bourguiba pour faire taire chez lui toute opposition. Sur le plan régional, ses relations avec l’Égypte sont au plus bas. Après avoir fait adhérer son pays à la Ligue arabe en 1958, il en a claqué la porte peu après et a rompu avec Nasser à la suite d’une tentative d’assassinat contre lui préparée à partir du Caire d’où Ben Youssef continue de lancer ses diatribes et ses attaques. Ses rapports avec les dirigeants algériens ne sont guère meilleurs. Ces derniers ont qualifié « d’étranglement de la révolution algérienne » sa tentative avortée de traiter par la négociation le contentieux avec la France lors d’une rencontre avec de Gaulle à Rambouillet le 27 février 1961.

Craignant par-dessus tout qu’une Algérie bientôt indépendante dirigée par Ahmed Ben Bella aide Nasser à installer Ben Youssef au pouvoir à Tunis, le président tunisien veut en finir avec l’affaire de Bizerte et exige en juillet son évacuation. Non seulement de Gaulle oppose une fin de non-recevoir à ses émissaires, mais il fait entreprendre des travaux de prolongement de la piste d’envol de la base. Estimant qu’il a tout à gagner à suréagir à la provocation, Bourguiba rompt les relations diplomatiques avec Paris. Dans sa vie politique, le chef nationaliste devenu homme d’État a toujours su mesurer les rapports de force et ne s’est trompé jusque-là qu’une fois, en avril 1938, sur la détermination de la France à garder le contrôle d’une situation, ce qui lui a valu des années de prison. Bizerte, en 1961, a été sa seconde erreur. Convaincu que Paris répugnera à riposter, il y envoie des milliers de civils manifester contre l’occupation. Le 19 juillet, dix mille personnes massées dans les rues, les femmes aux premiers rangs, tentent de forcer les barrages dressés par l’armée française. Les soldats tirent pour empêcher la foule d’avancer. Un carnage qui va durer deux jours commence alors, que l’armée tunisienne totalement inexpérimentée tente en vain d’arrêter. Plus de 2 000 morts, selon les estimations les plus sérieuses, restent sur le 2 pavé . Pour les Tunisiens, qui ne comprennent pas qu’on les ait envoyés sans précautions à la boucherie, le choc est terrible et aura de graves répercussions intérieures. Surpris par l’ampleur de la catastrophe, Bourguiba veut au moins la transformer en victoire diplomatique. Dès le 21 juillet, une plainte est déposée auprès du Conseil de sécurité de l’ONU et, le 25 août, l’Assemblée générale – présidée cette année-là par le Tunisien Mongi Slim – vote à une écrasante majorité une résolution en faveur de la Tunisie. Nasser, de son côté, apporte avec éclat son soutien à son vieil adversaire qui s’est enfin opposé à la France. Prêt selon son habitude à saisir l’opportunité

que représente ce retournement, Bourguiba met à exécution un projet qu’il caressait depuis longtemps et fait assassiner le 12 août Ben Youssef dans un hôtel de Francfort par deux de ses hommes de main. Débarrassé de son pire ennemi et enfin légitimé par ses pairs arabes, il doit cependant attendre l’indépendance de l’Algérie pour voir Bizerte évacué et la Tunisie recouvrer en 1963 sa souveraineté sur la totalité de son territoire. Bourguiba apparaît à l’époque sous les traits de Janus. Tandis que, sur le plan intérieur, l’assassinat de Ben Youssef a montré jusqu’où pouvait aller la violence de son régime, le chef de l’État tunisien a acquis une incontestable popularité internationale en se forgeant une image de réformateur moderne et de leader modéré ayant choisi le camp du « monde libre » malgré ses démêlés avec son ex-colonisateur. Son approche du conflit israélo-palestinien va lui donner l’aura d’un visionnaire. Sur cette question, sa pensée et son langage sont depuis toujours aux antipodes des passions qui habitent les dirigeants et les masses du Moyen-Orient. Il n’a pas craint d’affirmer qu’il considérait comme une erreur la guerre livrée par les Arabes à Israël en 1948, a recommandé aux Palestiniens de faire du « bourguibisme » en privilégiant autant que faire se pouvait la négociation pour atteindre leur objectif, et a eu des contacts avec des personnalités libérales du Congrès juif mondial. Ses relations avec Nasser se sont toutefois améliorées depuis qu’il l’a reçu à Tunis avec Ben Bella en octobre 1963 pour fêter l’évacuation de Bizerte, et il commence le 16 février 1965 sur les bords du Nil une tournée moyen-orientale. La délégation tunisienne arrive le 27 février à Amman. Une visite au camp de réfugiés palestiniens de Jéricho fait partie du programme. Devant le roi Hussein de Jordanie – qui administre depuis 1948 la Cisjordanie – et les milliers de déracinés qui l’écoutent, le président tunisien se livre à une critique sans fard du jusqu’au-boutisme arabe pour affirmer que

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« la politique du tout ou rien nous a menés en Palestine à la défaite ». Le 6 mars, à Jérusalem, il précise sa pensée : tout en insistant sur le caractère colonial du fait israélien, il n’en préconise pas moins une négociation avec l’État hébreu qui pourrait aboutir à la paix. Le 11 mars, à Beyrouth, devant une assistance largement hostile, il prêche la raison aux Arabes et, s’adressant aux Israéliens, leur dit que seule la paix pourra garantir leur sécurité. Ses propos font la une de la presse internationale qui le porte aux nues et provoquent l’ire des leaders arabes. L’Irak et la Syrie annoncent leur refus de recevoir le président tunisien. Dans les jours suivants, de violentes manifestations antitunisiennes ont lieu à Damas, à Jérusalem, à Beyrouth et au Caire. De retour à Tunis, Bourguiba n’en continue pas moins sur sa lancée, réclamant le respect des résolutions de l’ONU et exhortant dirigeants israéliens et palestininiens à se rencontrer. Le Département d’État 9 américain « accueille chaleureusement l’initiative ». Mais la « bombe de la paix » bourguibienne, comme l’a nommée un commentateur de l’époque, est rapidement désamorcée. Le 28 avril, le ministre égyptien des Affaires étrangères déclare que « la cause arabe ne souffre ni médiation ni négociation » et les moins diplomates traitent le Tunisien de valet du sionisme. Ce refus arabe ne manque pas de soulager les responsables israéliens. Quelques-uns d’entre eux ont salué la volonté de paix de Bourguiba, mais la plupart préfèrent en effet l’intransigeance traditionnelle de leurs adversaires à une offre de négociation qui les contraindrait à renoncer à leurs ambitions territoriales. Tout, en somme, est rentré dans l’ordre dans un MoyenOrient dévoré par ses maximalismes. Bourguiba, lui, aura gagné dans cette aventure l’auréole d’un homme de bonne volonté et aucune initiative de dialogue israélo-palestinien n’a eu lieu depuis cette date sans référence à son geste précurseur. À l’époque, les Tunisiens ont sans nul doute admiré la prouesse de leur président et une partie de

l’opinion s’est montrée favorable à ses propositions. La minorité juive quant à elle porte alors aux nues un président qui parle de paix, et même de fraternité possible. Mais à peine deux ans plus tard les 3 événements du 5 juin 1967 révèlent la porosité de la Tunisie aux rhétoriques enflammées venues d’Orient. Bourguiba, lui, ne déviera jamais de sa position. En 1974, il presse de nouveau – mais en vain – les Palestiniens de négocier, ce qui accroît son mépris à l’égard de dirigeants arabes reclus selon lui dans leurs rêves de grandeur et incapables de réalisme politique. À l’été 1982, après l’invasion israélienne du Liban et le bombardement de Beyrouth, c’est pourtant la Tunisie qui accueille la direction de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) accompagnée d’un millier de ses combattants. Bourguiba, au départ, y est hostile car – fort de l’expérience de la guerre d’Algérie et de l’exemple libanais – il ne veut pas d’une armée étrangère sur le sol tunisien. Mais, sous la pression de son épouse qui plaide pour les recevoir et, selon certains, de Washington, il finit par donner son accord. Wassila, dont le pouvoir est 4 devenu considérable depuis son mariage en 1962 et à mesure du vieillissement de son mari, est sensible à la cause palestinienne et entretient des rapports étroits avec ses dirigeants. Le chef de l’État se laisse convaincre à condition que les Palestiniens soient désarmés. Tunis devient ainsi le siège de l’OLP jusqu’en 1993, date à laquelle sont signés les accords d’Oslo entre la direction palestinienne et le gouvernement israélien. La Tunisie, pourtant, aura été bien mal récompensée de cet accueil. Le bombardement par Israël du quartier er général de l’OLP dans la banlieue sud de Tunis le 1 octobre 1985 a été chaudement approuvé par le président américain Ronald Reagan qui n’a eu aucun mot pour déplorer cette attaque contre un des plus fidèles alliés arabes des États-Unis. Malgré l’abstention américaine lors du vote du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant l’opération

israélienne, la diplomatie bourguibienne a pris conscience à cette occasion de la fragilité de l’alliance privilégiée avec Washington dès lors que les intérêts de l’État hébreu sont en jeu. Quelles que soient la profondeur de l’influence orientale, l’ancienneté et l’étroitesse des liens que la Tunisie entretient avec le Machrek et avec les monarchies du Golfe qui ont vite été des bailleurs de fonds importants des projets tunisiens de développement, elle en est également éloignée par son appartenance au Maghreb, cet Occident lointain du monde arabe. Malgré les différences entre les régions et les États qui le composent, l’histoire a montré à quel point leurs destins sont liés, et l’idée d’un Maghreb unifié a tôt germé dans les esprits des dirigeants nationalistes. En 1958, une rencontre a réuni à Tanger les chefs de l’Istiqlal marocain, du Néo-Destour tunisien et du FLN algérien qui se donnent pour objectif dès cette date de parvenir à l’unité des trois pays du Maghreb central, une fois acquise l’indépendance de l’Algérie. Mais les appétits rivaux de Rabat et d’Alger et le refus d’Alger de rétrocéder au Maroc des territoires sahariens dont la France l’avait privé au profit de sa colonie provoquent en octobre 1963 un affrontement armé entre les deux pays avant que l’affaire du Sahara occidental ne les éloigne irrémédiablement à partir de 1975. Ces différends auront eu raison d’une aspiration commune aux opinions des trois pays du Maghreb central et de la partie tripolitaine de la Libye. D’une taille bien modeste par rapport à ses voisins, la Tunisie a tenté d’entretenir avec eux des relations équilibrées et – malgré la faiblesse de ses moyens – d’empêcher l’émergence d’une puissance dominatrice dans la région. Ce souci de promouvoir un équilibre géopolitique régional l’a poussée à reconnaître la Mauritanie dès l’indépendance de cette dernière en 1960, malgré l’hostilité du Maroc qui en revendique alors la possession. Avec ses voisins immédiats,

l’Algérie à l’ouest et la Libye au sud, elle a dû constamment négocier une autonomie que ces deux puissances pétrolières aux ambitions hégémoniques affirmées ont maintes fois tenté de lui confisquer. À partir de la fin des années 1960, profitant de l’affaiblissement d’un 5 Bourguiba miné par la maladie, Alger et Tripoli se sont immiscés tour à tour dans les luttes entre prétendants à la succession du chef de l’État tunisien, trouvant dans l’un ou l’autre des clans en présence des alliés pour servir leurs objectifs. Les relations de Tunis avec Alger n’ont jamais été sereines. Après s’être réchauffées à la suite du coup d’État de juin 1965 ayant démis Ahmed Ben Bella et des concessions territoriales consenties par Tunis à une Algérie voulant conserver la totalité de son immense domaine saharien, elles se sont de nouveau détériorées quand le ministre tunisien déchu, Ahmed Ben Salah, y a trouvé refuge en 1973 lors de sa spectaculaire évasion. Mais le président Houari Boumediene, qui veut enrôler son modeste voisin dans sa sphère d’influence, trouve un précieux soutien en la personne de Mohamed Masmoudi, resté longtemps ministre tunisien des Affaires étrangères. Ce politique rusé qui est depuis 1954 un proche collaborateur de Bourguiba s’est convaincu au fil des ans que, compte tenu de sa dimension et de ses ressources, la Tunisie ne peut avoir d’avenir solitaire et doit renforcer ses liens avec son environnement immédiat. Durant les années 19701974, il est le maître d’œuvre du rapprochement avec Alger d’abord, puis avec Tripoli, avant que l’échec du projet d’union avec la Libye ne mette fin à sa carrière politique. Bourguiba, dont le vieillissement n’a pas tout à fait émoussé la finesse, se méfie toutefois des intentions de son homologue algérien. En 1973, il oppose une fin de non-recevoir à la proposition d’union entre les deux pays que lui présente Boumediene malgré l’énergie déployée par Masmoudi pour voir le projet se réaliser. À la suite de cette déconvenue, le pouvoir algérien tentera

régulièrement de déstabiliser son voisin. En janvier 1980, ses services auront été la tête pensante de la brève occupation de la ville de Gafsa par un commando armé venu de Libye et ayant pour mission de soulever le Sud tunisien aux vieilles traditions de dissidence. Mais l’union nationale provoquée par cette intrusion et l’aide militaire immédiate apportée par la France et le Maroc pour réduire l’insurrection ont eu raison de cette tentative algéro-libyenne de faire tomber le régime bourguibien. Car, depuis 1974, les rapports avec la Libye sont également marqués par une franche hostilité du fait, là aussi, d’une tentative mort-née d’union entre Tunis et Tripoli. La Tunisie, qui entretenait d’excellentes relations avec la paisible monarchie senoussite libyenne alignée comme elle sur l’Occident, a vu d’un mauvais œil l’arrivée au pouvoir en 1969 d’un Kaddafi décidé à devenir après la mort de Nasser le champion d’un panarabisme militant. Après l’échec de ses tentatives d’union avec l’Égypte puis avec la Syrie, le jeune colonel se tourne vers la Tunisie. Il est vrai que les deux pays sont proches et que leur frontière longue de près de 400 kilomètres ne sépare pas vraiment des populations aux liens ancestraux. En 1973, le premier choc pétrolier a donné aux États exportateurs d’hydrocarbures une force de frappe dont ils n’auraient osé rêver. Comme l’Algérie, la Libye en fait partie et les ambitions de Kaddafi s’en trouvent renforcées. Malgré le peu d’estime dans laquelle il tient son voisin, Bourguiba – qui sait la faiblesse de son pays – n’est pas hostile à une forme d’union dont la Tunisie pauvre mais disposant d’importantes ressources humaines serait à ses yeux le cerveau et la Libye riche et désertique l’argentier, et qui donnerait à la nouvelle entité une place de choix sur l’échiquier international. Son état de santé, déplorable à l’époque, l’empêche toutefois de considérer toutes les facettes de l’entreprise. Masmoudi fait le reste et prépare une rencontre entre les deux chefs d’État à Djerba. À la stupéfaction des

Tunisiens et du reste du monde, ils y paraphent le 12 janvier 1974 un traité d’union rédigé par le Libyen qui annonce la fusion des deux États dans une « République arabe islamique ». Masmoudi et les partisans de l’union exultent mais ses opposants, qui avaient été tenus éloignés des préparatifs et la considèrent comme une folie, s’organisent rapidement pour la faire avorter. Le Premier ministre Hedi Nouira et la Première dame Wassila – dont les rapports sont ordinairement exécrables – 10 dirigent ensemble la contre-offensive , épaulés par les dirigeants algériens furieux de n’avoir pas été mis au courant du projet et inquiets de la possible émergence d’une puissance concurrente à leur frontière orientale, et par les capitales occidentales qui craignent de voir la stable Tunisie absorbée par son belliqueux voisin. Le 14 janvier, Nouira menace de démissionner si Masmoudi n’est pas démis de ses fonctions. Bourguiba cède. La « République arabe islamique » aura vécu 48 heures. L’épilogue de cette affaire a lieu le 24 janvier à Genève où le président tunisien qui s’y fait soigner rencontre son homologue libyen pour lui signifier – sous la pression des membres de son gouvernement pratiquement tous opposés à l’union – l’enterrement de cette dernière. Les réserves exprimées par les pays occidentaux ont sans nul doute exercé un rôle majeur dans la reculade du vieux chef affaibli qui n’avait pas prévu l’ampleur des oppositions intérieures et internationales à un projet totalement utopique sous la forme imposée par Kaddafi. Ce dernier n’a dès lors de cesse de tenter de déstabiliser un régime n’ayant pas voulu de lui. Tandis que les relations avec l’Algérie s’améliorent après la mort de Boumediene en décembre 1978 malgré le « coup » de Gafsa à propos duquel le nouveau président algérien Chadli Benjedid assurera plus tard qu’il ignorait tout, il faut attendre 1987 et l’arrivée au pouvoir de Zine El Abidine Ben Ali pour voir se réchauffer les rapports tuniso-libyens. Mais, quels que soient les pouvoirs en place à Alger et à Tripoli, l’influence exercée par les deux capitales sur leur

voisin et ses tentatives plus ou moins réussies pour s’y soustraire doivent être vues comme une constante de la diplomatie régionale de la Tunisie.

DU SOCIALISME AU LIBÉRALISME D’ÉTAT ET AUX CONTESTATIONS POPULAIRES

En 1956, la Tunisie compte quelque 4 millions d’habitants. C’est un pays pauvre dont les principaux secteurs de l’économie sont encore aux mains de l’ex-puissance tutrice, où la population est majoritairement rurale malgré une rapide croissance urbaine, où la misère sévit toujours dans les campagnes plus encore qu’à la ville, où la relative prospérité du Nord et du Sahel côtiers contraste avec la dureté de la vie dans les régions intérieures et dans le Sud, où tout ou presque est à faire pour sortir de ce qu’on nomme alors le sous-développement. Tout occupé à lancer les réformes sociétales qu’il juge prioritaires, Bourguiba délaisse dans un premier temps le champ économique, et les mesures prises de 1956 à 1961 relèvent davantage de la volonté de parfaire la souveraineté tunisienne que du choix réfléchi d’un modèle de développement. Après avoir nationalisé quelques entreprises stratégiques comme les chemins de fer et les mines de phosphates, Tunis se dote en novembre 1957 d’une nouvelle monnaie, le dinar, et s’affranchit de la tutelle monétaire française en créant sa Banque centrale en octobre 1958. En matière économique comme dans tout ce qu’il a entrepris, le chef de l’État est seulement habité par la volonté de moderniser le pays, considérant la lutte pour le développement comme un prolongement de celle qu’il a menée pour la libération, et par la conviction que c’est à l’État seul de mettre en œuvre une politique devant y conduire. Si fortes soient-elles, ces convictions ne font pas un programme et ne s’insèrent dans aucun schéma préconçu. C’est pourquoi sa présidence s’est divisée, en matière économique, en deux grandes séquences largement antinomiques : celle du « socialisme »

destourien pensé et mis en œuvre par Ahmed Ben Salah et, après l’échec de ce dernier, celle de la libéralisation dont Hedi Nouira a été l’architecte pendant une décennie. Dans les premières années de l’indépendance, seule l’UGTT est dotée d’un projet cohérent dont le pivot est l’organisation coopérative des structures productives. Ce projet figurait déjà dans son programme économique de 1951, qui prenait entre autres pour référence les coopératives yougoslaves. L’évolution sociale de l’encadrement de la centrale qui, après l’assassinat de Farhat Hached, est passée sous le contrôle de la petite bourgeoisie urbaine néo-destourienne en dépit des réserves des éléments prolétaires de sa direction comme Habib Achour, bourguibiste convaincu mais pétri de culture ouvrière, ne lui fait pas pour autant répudier ces idées même si l’anticapitalisme résolu de son fondateur est abandonné. L’élection d’Ahmed Ben Salah au secrétariat général de la centrale en juillet 1954 a renforcé cette tendance. Ce Sahélien néo-destourien, enseignant de formation, qui a travaillé à la CISL à Bruxelles, est proche de l’AFL-CIO américaine et des syndicats européens non communistes. Au congrès de l’UGTT de septembre 1956, il en a détaillé le programme socio-économique, aussitôt rejeté par un Bourguiba qui le qualifie de « communiste » et refuse d’apporter sa caution à toute forme de collectivisme. Mais si les vieux cadres du Néo-Destour sont en majorité libéraux sur le plan économique, les plus jeunes sont tentés par la mise en œuvre d’une politique inspirée à la fois du social-réformisme et du centralisme planificateur autoritaire des socialismes nationaux qui fleurissent à l’époque partout dans le tiers-monde. Soucieux de faire de l’État à la fois le conducteur de la modernisation économique, le représentant de l’intérêt général et l’opérateur de la solidarité sociale, et naturellement enclin au dirigisme, Bourguiba se laisse convaincre par Ben Salah de la nécessité de la planification.

Ce dernier est en effet le seul, à l’époque, à lui présenter une marche à suivre cohérente pour développer le pays et le persuade en outre que le socialisme qu’il prône – fondé sur l’unité nationale et non sur la lutte des classes – est aux antipodes du marxisme dont le chef de l’État est un inlassable contempteur. Son projet s’articule autour de deux lignes de force inspirées par les théoriciens du développement de l’école dépendantiste : la collectivisation des biens de production et des circuits commerciaux par la création d’un système coopératif vertical qui s’apparente en fait à une étatisation des structures productives, et une industrialisation de substitution aux importations destinée à réduire la dépendance vis-à-vis des pays industriels des « nations 11 prolétaires » enfermées dans des économies de type primaire. La création de ces « pôles de développement » dominés chacun par une industrie lourde et installés de préférence dans les zones défavorisées est en outre censée entraîner des dynamiques capables de sortir ces régions de leur marginalité. Quelles qu’aient été les conséquences, aux antipodes des objectifs affichés, de la mise en œuvre de ce socialisme autoritaire, les années 1960 ont été les seules au cours desquelles une politique volontariste a tenté de combler l’immémorial fossé séparant les régions intérieures du littoral par le biais d’importants investissements réalisés dans les premières. De la construction d’écoles et de centres de santé à l’installation de complexes industriels – le plus souvent ex nihilo, et ce fut leur talon d’Achille –, les autorités de l’époque ont tenté de mailler le territoire de façon à peu près égalitaire afin de remédier à un déséquilibre régional dangereux pour le développement futur du pays. Une fois Bourguiba convaincu, Ben Salah est nommé secrétaire 6 d’État au Plan et aux Finances et fait adopter un « pré-plan triennal » avant d’élaborer une feuille de route à plus long terme, les « Perspectives décennales ». En 1962, le maître d’œuvre de l’aventure

collectiviste devient également ministre de l’Industrie puis de l’Agriculture et, en 1968, cumule ces portefeuilles avec celui de l’Éducation. Il est tout-puissant, et Bourguiba se fait le plus ardent propagandiste de sa politique et son défenseur auprès des sceptiques, au point d’accepter qu’au congrès de Bizerte de 1964, « son » NéoDestour change de nom pour prendre celui de Parti socialiste destourien (PSD). Le 12 mai 1964, toutes les terres appartenant à des étrangers sont nationalisées et entrent dans le domaine de l’État. À partir de là, et surtout à partir de 1967, la collectivisation de l’ensemble de l’économie s’accélère, de l’industrie au commerce en passant par l’agriculture. L’État et le Parti qui en est devenu un rouage sont sommés de mobiliser toutes les énergies pour la mettre en œuvre en utilisant les méthodes les plus autoritaires quand il faut faire plier les réfractaires. Car plus le processus prend de l’ampleur, plus les voix s’élèvent contre une entreprise qui montre rapidement ses limites. Les premières salves viennent de l’UGTT dont une partie de la direction est toujours hostile à son inféodation au pouvoir. Réagissant à une forte dévaluation du dinar et au blocage des salaires décrété en septembre 1964 par un gouvernement confronté à de graves difficultés financières, Habib Achour réaffirme avec vigueur la vocation revendicative de la centrale et accuse le PSD de vouloir la domestiquer. Fidèle à sa méthode, ce dernier exclut de ses organes dirigeants les syndicalistes contestataires et fait rentrer dans le rang le syndicat. Mais, en décembre 1964, les habitants du bourg de Msaken – logé au cœur d’un Sahel qui est le fief du Parti – refusent d’abandonner leurs lopins de terre au profit des coopératives dont on leur impose la création. Dès lors, la contestation enfle au rythme d’une collectivisation qui s’emballe. La production et l’activité chutent drastiquement, les paysans refusant d’ensemencer des terres qui ne leur appartiennent

plus et les commerçants et les industriels ne voulant pas investir dans des structures qui leur échappent. À partir de 1968, les grands propriétaires fonciers sont touchés à leur tour. Enfin, alors que la Banque mondiale – fervente promotrice de la planification étatique avant de se convertir au libéralisme – avait fermement soutenu l’expérience, elle en dresse en 1969 un bilan très négatif et avertit les autorités tunisiennes qu’elle ne saurait continuer à la financer. Le pays est en ébullition. Dans les zones vouées depuis toujours à l’agriculture sédentaire, les petits exploitants tentent d’empêcher la destruction des clôtures séparant les propriétés. L’on compte des morts dans un village. Le PSD est gagné par la fronde, emmenée en 1968 par Ahmed Mestiri – issu de la vieille bourgeoisie tunisoise à la fortune assise sur la rente foncière – qui démissionne de son poste de ministre de la Défense et du bureau politique du Parti pour se faire le porte-parole des critiques contre une collectivisation qui a pris des allures de raz de marée. Devant la convergence des oppositions, Ben Salah, devenu l’homme le plus détesté du pays, adopte la stratégie de la fuite en avant. Mais l’hostilité quasi générale dont il fait l’objet commence à écorner l’image de Bourguiba lui-même. Ce dernier, affaibli par une crise cardiaque qui a failli l’emporter en 1967, n’a suivi que de loin la révolte de la population dans les régions qui lui sont depuis longtemps acquises. Ses échos finissent cependant par lui parvenir. Sans vouloir, dans un premier temps, mettre fin à une expérience qu’il a défendue sans relâche, il décide d’abord d’en ralentir le rythme et en informe son ministre. Mais Ben Salah, qui ne manque ni de conviction ni d’audace, ne s’avoue pas vaincu et défend au Conseil de la République où siègent les dignitaires du régime et auprès de l’opinion l’accélération du processus devant aboutir à la réalisation de son objectif, le socialisme destourien. La réaction du chef de l’État à cette désobéissance ne se fait pas attendre. Après le limogeage du

ministre au début du mois de septembre 1969, une loi met fin le 22 septembre à l’expérience coopérative. Le pays est en liesse. Cette explosion de joie fait découvrir à Bourguiba à quel point étaient impopulaires l’homme et la politique qu’il a si longtemps défendus. Prenant conscience après coup que la poursuite de cette dernière aurait pu l’emporter, il fait payer très cher à Ben Salah son propre aveuglement. Arrêté en mars 1970, l’ex-ministre tout-puissant est inculpé de haute trahison par la Haute Cour de justice et condamné à dix ans de prison au terme d’un procès durant lequel il aura assuré avec courage mais sans la moindre autocritique sa propre défense. En 1973, Ben Salah parviendra à s’évader grâce à des complicités internes et étrangères pour se réfugier en Algérie, avant de s’installer pour de 12 longues années en Europe . La Tunisie aura donc connu cinq ans de « socialisme », suffisamment pour créer un tissu d’infrastructures et d’industries de base encore présentes dans le paysage, pas assez pour ruiner le pays comme cela s’est produit sous d’autres cieux. La brièveté de cette expérience, dont des équivalents ont connu ailleurs dans le tiersmonde une longévité bien plus grande, trouve en partie sa cause dans l’ancienneté des structures agraires des régions sédentaires. Depuis l’Antiquité, les plaines côtières sont habitées par une population de petits propriétaires exploitants fortement attachés à leurs terres vouées à une agriculture intensive les mettant – hors les années de sécheresse – à l’abri du besoin. L’enracinement pluriséculaire de ce mode d’exploitation familial qui n’a pas été touché par la colonisation foncière française concentrée sur les grandes plaines céréalières du Nord, l’attachement de la paysannerie villageoise – littorale, insulaire et oasienne – à des modes de vie qui n’ont été perturbés qu’à la marge par les soubresauts de la longue histoire, expliquent qu’elle ait farouchement résisté à une étatisation porteuse de sa ruine

économique et de sa mort sociale. C’est elle, avant les acteurs d’autres secteurs socio-économiques, qui a été l’artisan de l’échec du socialisme à la tunisienne. Les expériences similaires – toujours de nature autoritaire – ont en général pu perdurer dans des contextes où la colonisation avait arasé les structures socio-économiques lui préexistant, comme dans l’Algérie voisine, ou dans les pays où la propriété tribale ou communautaire était le mode de tenure dominant. Dans la vieille Africa-Ifriqiya, la propriété privée du sol et des moyens de production et d’échange était une tradition trop solide pour pouvoir être durablement mise à mal par le modèle dominant du moment. Une fois difficilement digéré le choc d’un échec dont il avait refusé de voir les prémisses, Bourguiba nomme en novembre 1970 à la tête du gouvernement Hedi Nouira, jusque-là gouverneur de la Banque centrale, qui fait prendre un virage majeur à l’économie. Celui que l’on a appelé le Guizot tunisien s’inspire de l’expérience des pays du SudEst asiatique qui ont choisi de se développer grâce à la fabrication et à l’exportation de produits manufacturés gros employeurs de maind’œuvre. À la politique de substitution d’importations succède le choix de l’exportation de biens industriels courants, vers les marchés européens essentiellement. Grâce au Code des investissements de 1972 qui défiscalise les sociétés exportatrices, les entreprises européennes sont incitées à délocaliser leurs activités en Tunisie. À celui de l’État interventionniste et producteur quasi exclusif de l’économie succède un modèle fondé sur le postulat de la primauté de la croissance, jugée seule susceptible de créer de la richesse et de l’emploi et d’enclencher le cercle vertueux du progrès social par un partage équitable de ses fruits. Le nouveau cadre législatif et réglementaire encourage l’initiative privée, et les années 1970 sont celles de l’éclosion d’un capitalisme national dont les premiers capitaines d’industrie sont d’ailleurs issus de la matrice industrielle étatique mise en place sous

Ben Salah. Le gouvernement Nouira encourage également le tourisme, gros pourvoyeur d’emplois, dont les bases avaient été jetées au cours de la période précédente, et la Tunisie devient une destination touristique de masse prisée des classes moyennes européennes. La découverte de quelques gisements d’hydrocarbures et la promotion du pays au rang de modeste producteur de pétrole donnent en outre au gouvernement une aisance financière qui lui permet d’accroître les transferts sociaux et de faire progresser régulièrement les salaires minima. Pour autant, et à l’instar de ses modèles asiatiques, Nouira ne met pas en œuvre un libéralisme débridé. L’industrialisation du pays se fait sous la férule d’un État dirigiste, qui protège les entrepreneurs nationaux de la concurrence étrangère et les encadre en dictant les règles et le tempo du développement. Les importants gains de pouvoir d’achat enregistrés entre 1971 et 1983, la généralisation du droit à la retraite pour les travailleurs de l’État, l’instauration d’un congé payé minimum, expliquent que ces années sont perçues dans les mémoires tunisiennes comme celles d’un relatif âge d’or socio-économique. L’émergence d’une classe moyenne urbaine avide de mieux-être et peu sensible à l’autoritarisme du régime renforce la base sociale de ce dernier dont la légitimité avait vacillé durant la période de la collectivisation. Pendant que l’agitation étudiante est matée avec la brutalité que l’on a vue, Nouira s’assure en revanche la paix sociale par une politique de cogestion de la politique salariale avec l’UGTT dirigée par un Habib Achour rentré en grâce. Des conventions collectives sont signées dans toutes les branches d’activité, et la prospérité générale permet un temps de contenir les revendications montant d’une base syndicale de plus en plus éduquée qui veut davantage que ce que l’État lui accorde.

Car, si ses choix et un contexte économique international favorable jusqu’au milieu des années 1970 ont permis au Premier ministre de relancer la machine productive, le libéralisme dirigiste tunisien a des failles dont certaines se creusent rapidement et d’autres ne révèlent leur profondeur qu’avec le temps, comme l’aggravation des déséquilibres régionaux. L’État bensalhiste autocentré s’était voulu régionalement égalitaire. En mettant sur pied un appareil productif à vocation exportatrice, celui de Nouira restaure l’hégémonie du littoral où se concentrent désormais à proximité des ports la quasi-totalité des usines de sous-traitance, textiles essentiellement, ainsi que les grands complexes hôteliers qui ourlent les côtes puisque le gouvernement a choisi de promouvoir un tourisme presque exclusivement balnéaire. Malgré quelques mesures compensatoires, la nouvelle prospérité tunisienne recommence ainsi à délaisser un arrière-pays dont l’appauvrissement relatif ne cessera dès lors de s’accentuer jusqu’à e reconstituer, à l’aube du XXI siècle, le vieux schéma des deux Tunisies vivant dans des univers différents et se tournant le dos. Mais, davantage que cette coupure qui ne fera sentir ses effets que plus tard, c’est la fronde syndicale qui met dans l’immédiat le pouvoir en danger. Coupé du pays réel par une dérive autoritaire interdisant toute parole dissidente, ce dernier ne voit pas la société changer et apparaît progressivement en porte à faux avec la nouvelle dialectique sociale engendrée par la croissance, l’exode rural et la formation d’un jeune sous-prolétariat urbain. Les Tunisiens, désormais urbanisés à plus de 50 %, se répartissent entre une nouvelle bourgeoisie d’hommes d’affaires et de possédants évaluée à quelque 10 % de la population, une classe moyenne partiellement acquise au régime, un salariat ouvrier doté d’une conscience de classe, et une population de 7 « rurbains » plutôt exclus des bénéfices de la croissance. C’est sur ce nouveau terreau que le syndicalisme assoit sa renaissance. À partir des

années 1970, le verrouillage du champ politique en fait le refuge de toutes les oppositions. Une jeunesse turbulente sortie des lycées et des universités y côtoie une aristocratie ouvrière nourrie de culture syndicale, des communistes encore bien implantés dans l’enseignement et les mines, et même des exclus du PSD qui – devant l’impossibilité d’exprimer leurs critiques au sein de leur formation – rejoignent eux aussi la centrale. Sous l’influence de ces nouveaux venus et du fait d’un ralentissement de la croissance à partir de 1976, les revendications se radicalisent. Tandis qu’elles provoquent la colère d’un Bourguiba prêt à y voir des tentatives de sabotage de la part de ses oppositions, le Premier ministre – conscient de l’irrésistible montée en puissance de l’organisation ouvrière – propose en janvier 1977 à son secrétaire général la signature d’un pacte social qui l’engagerait pour la durée du plan quinquennal 1977-1981. Achour accepte un contrat qui érige l’UGTT en principal interlocuteur du pouvoir. Mais l’on ne peut comprendre la rapide détérioration des rapports entre la centrale et ce dernier si l’on ne tient pas compte des âpres luttes qui déchirent le sérail politique désormais obnubilé par la perspective de la succession d’un président de plus en plus diminué par la maladie. Chacun des clans en lice voulant s’assurer une position dominante dans la guerre pour la captation de l’héritage tente d’instrumentaliser à son profit la contestation sociale. Les « libéraux » – emmenés entre autres par Wassila et par le ministre de l’Intérieur Tahar Belkhodja qui est son homme lige – comprennent qu’une alliance ou au moins un compromis avec Achour renforcerait leur avantage. Les « durs » – conduits par le directeur du PSD et historiographe du président Mohamed Sayah et le ministre de la Défense Abdallah Farhat –, craignant de perdre la main, persuadent le Premier ministre de sévir contre ce qu’ils lui présentent comme une tentative de déstabilisation du régime. Le chef de l’UGTT, qui joue sa propre carte

en un moment où chacun estime ses ambitions légitimes, s’est rapproché des libéraux sans rompre pour autant avec un Nouira qui, en sa qualité de Premier ministre, est le successeur constitutionnel du chef de l’État en cas de disparition de ce dernier. Comme en tous temps et en tous lieux, les mouvements populaires servent ici de masse de manœuvre à une guerre sans merci pour le pouvoir. Et la contestation populaire tunisienne est en 1977 en passe de faire les frais de ce conflit dont elle sortira laminée pour un temps. Le contexte mondial contribue en outre à la dégradation de la situation économique et financière du pays : confrontés à un début de récession, les pays européens mettent un frein à leurs importations et ferment leurs portes à une immigration qui sert de soupape de sûreté à la Tunisie. La base syndicale ne cesse alors de se radicaliser. Plusieurs grèves dégénèrent en manifestations violentes. Parallèlement, la lutte entre les deux clans qui se disputent le pouvoir s’envenime et, malgré la pression qu’exercent Wassila et Belkhodja sur le chef de l’État, Nouira obtient le 23 décembre le limogeage du ministre de l’Intérieur immédiatement remplacé par Abdallah Farhat, l’un des chefs de file des durs, tandis qu’un militaire spécialiste du renseignement, le colonel Zine El Abidine Ben Ali, est placé à la tête de la Sûreté nationale. Le 22 janvier 1978, l’UGTT adopte le principe d’une grève générale « d’avertissement au gouvernement » malgré les mises en garde d’amis étrangers, dont celle du secrétaire général de la CISL et celle d’Irving Brown, numéro deux de l’AFL-CIO américaine. Les États-Unis s’alarment en effet d’une possible déstabilisation de la Tunisie, d’autant que, pour accroître sa force de frappe, Habib Achour s’est rapproché de Kaddafi – qui hait Nouira depuis 1974 – et que l’UGTT a rejoint le front du refus arabe contre Israël formé à la suite du voyage à Jérusalem du président égyptien Anouar Al Sadate. Les tentatives de médiation n’ont eu aucun résultat. Le 26 janvier, jour fixé pour la grève, les

responsables de la centrale ne contrôlent plus rien. Des milliers de jeunes hommes issus de ce sous-prolétariat qui n’a pas touché les dividendes de la croissance quittent les quartiers périphériques pour rejoindre le centre de la capitale. Enfants sans emploi et sans espoir des banlieues pauvres, ils saccagent les magasins, brûlent les voitures, attaquent les locaux de tout ce qui représente l’autorité. Devant l’émeute qui s’étend, l’armée est chargée de rétablir l’ordre et déploie ses chars dans la ville. À 17 heures c’est chose faite. On dénombre officiellement 52 morts et 365 blessés à l’issue de cette journée. Ils sont en réalité davantage. Jamais, depuis l’indépendance, la Tunisie n’avait connu pareil bain de sang à la suite d’une contestation populaire. L’état d’urgence est décrété dans la foulée, des centaines de syndicalistes sont arrêtés et une direction aux ordres est portée à la tête de l’UGTT. Bourguiba demeuré hors de cette bataille pour sa propre succession a besoin, comme il l’avait fait avec Ben Salah, de désigner un responsable des violences qui ont secoué Tunis. C’est Habib Achour qu’il veut punir cette fois-ci. En octobre 1978, le ministère public requiert la peine capitale contre lui au procès du leader syndical et de ses 29 co-incupés. Mais la campagne internationale sans précédent en faveur des syndicalistes arrêtés, menée par les syndicats occidentaux et l’opposition tunisienne, évite à leur chef la pendaison. Sensible à l’image extérieure du pays, Nouira parvient à tempérer l’ire présidentielle et Achour est condamné à dix ans de travaux forcés. Au cours d’une série de procès expéditifs, près de 500 personnes sont condamnées à la prison. Le mouvement syndical est brisé et ne se remettra que lentement de cette épreuve. Le pouvoir n’en a pas pour autant fini avec la contestation sociale. La récession dans laquelle sont entrés les pays occidentaux à la suite du second choc pétrolier de 1979 a de graves répercussions sur une économie tunisienne caractérisée par son extraversion. En février 1980,

Nouira – terrassé par une hémiplégie à la suite du « coup » de Gafsa – a été remplacé par Mohamed Mzali à la tête du gouvernement. En dépit de sa rhétorique populiste, le nouveau Premier ministre fait prendre un tournant résolument libéral à la politique économique. La libéralisation des prix et la remise en cause de l’indexation des salaires sur l’inflation bloquent la progression du pouvoir d’achat des salariés. Confronté à une détérioration des équilibres budgétaires, Mzali décide en octobre 1983 de réduire les subventions publiques mettant les produits alimentaires de base à la portée des bourses les plus modestes et, malgré les mises en garde de plusieurs de ses ministres, annonce un doublement du prix de tous les produits céréaliers – pain, pâtes, semoule, farine, soit l’essentiel de la nourriture quotidienne des plus pauvres – pour le 31 décembre. C’est peu dire que la mesure est impopulaire. Le 29 décembre, devant l’imminence de sa mise en œuvre, le pays s’embrase. La révolte part des régions à la fois les plus pauvres et les plus réfractaires à l’autorité centrale. Dans le Sud, les habitants des villages de Douz, Kebili, El Hamma, descendent dans la rue manifester. Le soulèvement s’étend comme une traînée de poudre, gagne le 2 janvier 1984 les villes côtières de Gabès et de Sfax et atteint Tunis le 3 janvier. En quittant les villages pour les métropoles, la révolte a changé de nature. Les mêmes jeunes qu’en 1978 y brûlent tous les signes d’une richesse à laquelle ils savent qu’ils ne peuvent accéder. Pour la première fois depuis l’indépendance, des statues de Bourguiba sont descendues de leur piédestal et piétinées. À Tunis, le service d’ordre est débordé. Pressé par son Premier ministre, le chef de l’État qui ne maîtrise plus grandchose proclame l’état d’urgence et le couvre-feu. L’armée investit aussitôt la capitale et, répétant le scénario de 1978, ouvre le feu sur la foule. Une fois de plus, la révolte a été matée dans le sang. Au sein d’un pouvoir que la longévité de son chef a usé jusqu’à la corde, les

clans s’affrontent de nouveau pour tenter d’exploiter la situation à leur profit. Sachant que la faillite du régime mettrait fin à sa propre puissance, Wassila plaide pour la modération. Convaincu par la majorité du gouvernement de la nécessité de calmer la colère populaire, Bourguiba annonce le 6 janvier la suspension de la mesure de doublement du prix des produits céréaliers. Fortes de leur victoire malgré le sang versé, les foules acclament l’homme qu’elles avaient conspué quelques jours avant. Mais, en montrant l’ampleur de la fracture entre la population et le pouvoir et en faisant apparaître au grand jour le délitement du régime, la révolte du pain a sonné comme l’annonce de sa fin prochaine. Pendant quelques années encore, le pouvoir bourguibien se maintient en se réduisant à une pathétique caricature de ce qu’il fut en ses débuts, jusqu’à ce qu’un prétendant ambitieux y mette fin. Pour comprendre la facilité avec laquelle, en novembre 1987, Zine el Abidine Ben Ali a remplacé le « père de la nation », il faut revenir sur la façon dont ce dernier a gouverné durant trente ans. Car, sans occulter les facteurs de discontinuité entre les deux pouvoirs qui se sont succédé en Tunisie de 1956 à 2011, force est de reconnaître que l’autoritarisme du premier a fait le lit de la dictature 13 du second .

L’ÉTAT AUTORITAIRE ET LE CULTE D’UN HOMME On l’aura compris, l’histoire des trois premières décennies de la Tunisie indépendante se confond pour une grande part avec celle d’un homme qui en aura marqué le cours de manière indélébile. Convaincu de sa vocation à diriger un pays qu’il considère pratiquement comme sa création, Bourguiba n’a jamais caché sa volonté d’exercer la totalité du pouvoir. Sans être adepte d’une lecture de l’histoire au seul prisme de ses grandes figures, on sait toutefois combien la personnalité d’un homme peut avoir d’influence sur son déroulement. C’est le cas pour le premier président tunisien. Mais, s’il a été le principal opérateur de la

mise en place et de la pérennisation d’un régime autoritaire, il a été puissamment aidé par un lourd héritage historique et par une élite à la culture démocratique embryonnaire. On l’a dit, la colonisation n’a pas laissé au réformisme le temps de porter ses fruits, et la Tunisie est passée sans transition d’un beylik encore absolutiste à la férule coloniale où les autochtones étaient exclus du gouvernement de la cité. Au jour de son indépendance, la démocratie n’est nulle part dans le tiers-monde un horizon d’attente politique. L’heure est aux hommes providentiels, chargés par eux-mêmes et ceux qui les suivent de conduire d’une main de fer leurs peuples vers le « progrès ». Bourguiba – malgré sa réelle admiration pour les démocraties occidentales – et les dirigeants de son parti sont les produits d’une histoire nationale marquée par le despotisme de type patrimonial et d’un contexte international où les déclinaisons autoritaires de l’idée socialiste ont toutes en horreur les principes démocratiques. Inscrits dans leur époque, le régime bourguibien et son chef n’en ont pas évité les dérives. S’il est loin d’avoir fait partie des pires dictateurs de son temps, Bourguiba n’a jamais hésité à verser le sang à chaque fois qu’il a senti son pouvoir vaciller. Des yousséfistes de la fin des années 1950 aux islamistes des années 1980 en passant par les marxistes de la décennie 1965-1975, tous ses opposants ont connu la torture et les cachots et ceux considérés comme les plus dangereux ont été passés sans états d’âme par les armes. La modernité sociétale et l’attachement à l’Occident du « despote éclairé » tunisien et l’immense popularité intérieure dont il a longtemps joui ont parfois masqué son archaïsme en politique. C’est peut-être aussi qu’il n’est jamais parvenu à la verrouiller totalement. L’ancienneté de la vie urbaine puis la priorité donnée dès l’indépendance à l’instruction, la réceptivité de ce pays aux vents venus d’Orient et d’Occident, ont produit des générations d’intellectuels qui – dans la diversité de leurs affiliations

idéologiques – ont toujours entretenu la contestation, y compris au sein de la formation dirigeante. Dans les couches populaires, tradition syndicale et mémoires de la dissidence se sont conjuguées pour maintenir vivant le rejet des dérives du pouvoir. Instaurant un régime présidentiel dans lequel le chef de l’État élu au suffrage universel est le seul chef de l’exécutif, dispose d’une partie du pouvoir législatif et contrôle le pouvoir judiciaire puisque les juges sont amovibles sur sa décision, la Constitution de 1959 n’a prévu aucune institution susceptible de limiter ses prérogatives. Précédant ce présidentialisme institutionnel, le culte de la personnalité a été dès l’indépendance une donnée consubstantielle à l’exercice bourguibien du pouvoir. Le portrait du « Combattant suprême » est partout, ses statues ornent les places de toutes les villes de la République, les billets de banque et les pièces de monnaie sont frappés à son effigie, les médias chantent ses louanges, le 3 août – date de son anniversaire – est devenu jour férié, nul ne peut échapper à sa présence. Sur le plan politique, chaque crise lui fournit l’occasion de repousser les limites de son omnipotence. Si les premières élections de l’indépendance ont été truquées pour ne donner aucune chance aux oppositions d’avoir une représentation parlementaire, le Néo-Destour n’est pas encore un parti unique à l’aube des années 1960. Il le devient à la faveur des soubresauts ayant agité le pays à la suite de la bataille de Bizerte. Cette dernière a traumatisé la jeune armée tunisienne envoyée bien trop légèrement au feu. Comme les dictatures, les coups d’État militaires sont eux aussi dans l’air du temps des années 1960. Décidés à renverser le régime, de jeunes officiers et d’anciens chefs maquisards de sensibilité yousséfiste préparent un complot pour le 24 décembre 1962, mais il est éventé avant le passage à l’acte. Le procès ouvert en mars 1963 contre les conjurés se solde par onze exécutions capitales et

des peines de travaux forcés que les condamnés purgeront dans de terribles conditions de détention. Avant même le déroulement du procès, le gouvernement a profité de la situation pour interdire dès le mois de janvier le Parti communiste qui n’était pour rien dans la tentative de complot, ainsi que ses organes de presse et le journal de gauche Tribune du Progrès. À partir de 1963, plus aucune parole dissidente n’a d’existence légale. Les « organisations de masse » des femmes et des jeunes sont de simples courroies de transmission des directives gouvernementales, de même que l’organisation patronale et celle des agriculteurs. La répression de l’opposition étudiante a également permis de mettre au pas son syndicat, l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET). Seule l’UGTT, demeurée silencieuse depuis 1956, renoue à partir de 1964 8 avec la contestation . Elle est elle aussi mise au pas. Habib Achour et Ahmed Tlili, ses deux principaux dirigeants, sont exclus des instances dirigeantes du PSD en juillet 1965. Tandis que le premier est jeté en prison, le second, craignant pour sa sécurité, a quitté le pays dès le mois de juin. Ce natif du Sud, membre du Bureau politique du NéoDestour depuis 1955, qui a dirigé l’UGTT et a occupé des fonctions stratégiques au sein du dispositif bourguibien, prend la parole le 15 juillet au congrès de la CISL à Amsterdam pour formuler au nom de l’UGTT de vigoureuses critiques contre le régime tunisien et dénoncer la brutalité de ses méthodes. Depuis l’exil auquel il est désormais contraint, il récidive en écrivant en janvier 1966 une longue lettre à Bourguiba, véritable réquisitoire contre l’arbitraire du régime. Le chef de l’État n’écoute cependant aucun des avertissements de son vieux compagnon, d’autant que la mort précoce d’Ahmed Tlili fait taire une des seules voix dissidentes qui avait osé s’exprimer au sein même du régime.

La crise cardiaque dont Bourguiba est victime le 14 mars 1967, à l’âge de soixante-six ans, puis deux ans plus tard l’échec de l’expérience collectiviste, soulèvent toutefois un vent de contestation jusqu’au sein du PSD. La longue absence du chef de l’État qui se fait soigner en Europe ouvre un moment de respiration dans une vie politique verrouillée depuis des années. L’intraitable Mohamed Sayah, gardien du temple bourguibien, est remplacé à la tête du parti par le libéral Hassib Ben Ammar et Ahmed Mestiri est réintégré dans ses rangs sans avoir fait amende honorable. Les débats s’y font vifs et une bonne partie de ses dirigeants sont favorables à une démocratisation réclamée par la population. De retour à Tunis en juin 1970, Bourguiba, contraint par les hiérarques de sa formation, se résout à donner le signal d’une ouverture attendue avec impatience. Une large « consultation populaire » lancée à l’initiative des libéraux confirme que les Tunisiens sont majoritairement opposés au parti unique et favorables à une e réduction des pouvoirs présidentiels. Au VIII congrès du PSD qui s’ouvre le 11 octobre 1971 à Monastir, les libéraux ont le vent en poupe malgré les tentatives de Bourguiba et des durs de contrer leur influence. Pour la première fois depuis l’indépendance, le pouvoir personnel est ouvertement contesté par les destouriens eux-mêmes, et les élections au Comité central de la formation dirigeante entérinent la victoire des partisans d’une démocratisation du régime qui y raflent les premières places. Mais, devant l’ampleur de la fronde, le chef de l’État – qui n’a fait de concessions que sous la pression – procède à un coup de force contre les décisions du congrès. Le 20 octobre, Ahmed Mestiri est suspendu du PSD et le président présente une liste de personnes parmi lesquelles le Comité central est sommé de choisir les membres du Bureau politique. Les durs évincés par les congressistes y rentrent massivement.

Cette véritable restauration provoque une immense déception chez ceux qui avaient placé leurs espoirs dans une démocratisation possible après la chute de Ben Salah en 1969. Certes, c’est au sein du seul groupe dirigeant que s’est effectuée la tentative avortée de recomposition du pouvoir portée par le congrès de 1971. Mais l’ouverture qu’elle promettait aurait probablement évité à la Tunisie les dérives d’une fin de règne qui s’est éternisée. Car la reprise en main inaugure une nouvelle ère dans l’histoire trentenaire du régime bourguibien : à la république autoritaire et réformatrice fondée en 1957 vont succéder quinze années d’un règne vieillissant où le chef de l’État monopolise la totalité du pouvoir et de ses symboles alors que son état de santé l’empêche désormais de l’exercer. Dès lors, et mis à part quelques épisodes durant lesquels le leader diminué retrouve un moment ses capacités, les luttes de sérail tiennent lieu de vie politique sous le regard consterné d’une population qui n’en espère désormais plus rien. De 1971 à 1975, la restauration est consolidée. Le congrès du PSD dit « de la clarté » qui se tient en septembre 1974 vote l’exclusion définitive du groupe des libéraux simplement suspendus depuis 1971. Le 18 mars 1975, l’Assemblée nationale nomme Bourguiba président à vie de la République, épilogue peu glorieux du culte de la personnalité dont il a eu le constant souci de s’entourer. À la fois omnipotent et affaibli, son régime connaît au cours de ses douze dernières années d’existence une succession de crises qui en précipitent le délitement. On a vu comment s’est aggravée la fracture sociale entre le pouvoir et les exclus de la redistribution des richesses. Sur le plan politique, c’est l’affrontement féroce avec un mouvement islamiste en plein essor qui rythme cette séquence de l’histoire tunisienne. Encore une fois pourtant, en 1980, l’aile libérale du pouvoir a tenté une ouverture considérée comme le seul moyen de sauver l’essentiel, le régime lui-même, et a reçu pour ce faire le soutien de l’ensemble des

forces politiques. Car après la libéralisation avortée de 1971, après le « jeudi noir » du 26 janvier 1978 et au lendemain du « coup de Gafsa » de janvier 1980 ayant montré que l’État pouvait encore faire front en cas de menace sur le pays, tous les acteurs politiques – des anciens gauchistes libérés en 1979 et 1980 aux syndicalistes écartés après 1978 et aux islamistes qui ont tout à gagner à une ouverture – plaident pour l’instauration du multipartisme. Confirmé comme Premier ministre en avril 1980, Mohamed Mzali veut clore les dossiers les plus explosifs légués par son prédécesseur, dont celui de l’UGTT. Entre août 1980 et janvier 1981, les syndicalistes condamnés en 1978 sont libérés. Au congrès du PSD qui se tient les 10 et 11 avril 1981, le chef de l’État – dûment chapitré par les libéraux de son entourage – déclare qu’il n’a pas d’objection à voir émerger d’autres formations politiques que la sienne. À la fin du même mois, le congrès de l’UGTT réuni dans le bastion syndical qu’est la ville minière de Gafsa se débarrasse de la direction fantoche qui lui a été imposée au lendemain du 26 janvier 1978 pour doter la centrale d’élus légitimes et d’un secrétaire général dépourvu de tout lien avec le PSD. Le 18 juillet, le Parti communiste interdit depuis dix-huit ans retrouve une existence officielle, et – sans être légalisé – le Mouvement des démocrates socialistes (MDS) fondé par Ahmed Mestiri peut mener au grand jour ses activités. Des élections législatives sont convoquées pour le er 1 novembre, auxquelles sont autorisées à concourir toutes les formations légales ou tolérées. Les citoyens se pressent aux urnes, croyant enfin pouvoir choisir librement leurs représentants. Mais, devant la perspective d’une victoire électorale des oppositions, le pouvoir prend peur et truque massivement les résultats. La parenthèse er des « Cent Fleurs » tunisiennes se referme au soir du 1 novembre et la déception de l’opinion est à la mesure des espoirs qu’avait soulevés la

campagne. Elle se désintéressera désormais des ultimes soubresauts d’un régime qui a prouvé son incapacité à se réformer. S’il a répondu à un souhait maintes fois exprimé par l’opinion et par la classe politique, le pouvoir a également autorisé ce bref intermède démocratique en se croyant capable de le contrôler par souci de contrer l’expansion d’un mouvement islamiste qui, malgré l’interdiction dont il fait l’objet, occupe désormais une place déterminante sur l’échiquier politique. On a vu que son émergence a été dans un premier temps encouragée par des autorités considérant la gauche comme l’ennemi principal, et elles n’ont pas empêché en 1979 la constitution du Groupe islamique (GI) dont Rached Ghannouchi est proclamé l’émir. En mai 1981, il se rebaptise Mouvement de la tendance islamique (MTI), qui devient vite une organisation solidement structurée, dotée d’un réseau de cellules sur l’ensemble du territoire. Venu d’Orient, en particulier des monarchies du Golfe auxquelles l’envolée des prix des hydrocarbures a donné les moyens d’exporter leur vision rigoriste et prosélyte de la religion, dopé par la révolution islamique iranienne de 1979, le puissant courant de réislamisation qui a touché la majorité du corps social à partir du milieu des années 1970 a fait le lit de cette nouvelle formation. L’arabisation de l’enseignement qui a remplacé le choix du bilinguisme opéré au début de l’indépendance et la présence d’un courant conservateur au sein même du régime ont également contribué à l’émergence d’une contre-intelligentsia islamiste sachant utiliser des référents puisés dans l’histoire de l’islam et communs à toutes les couches de la population. Plus urbain que rural, recrutant chez les lycéens, les étudiants, les enseignants et dans les professions libérales, le MTI s’affirme comme un mouvement ancré dans le monde moderne et répondant aux attentes idéologiques de classes moyennes dont l’habitus culturel a changé en une décennie.

Alarmé par cette rapide montée en puissance, le régime – à l’instar de tous ses pairs du monde arabe – met en œuvre une double stratégie faite d’un côté de répression des islamistes et de l’autre de réislamisation par le haut des pratiques sociales, tentant par ce recours au registre religieux de se reconstruire une légitimité. C’est ainsi que, parallèlement à l’arrestation des principaux dirigeants du MTI en juillet 1981 et à leur condamnation à de lourdes peines en septembre, le ministère de l’Intérieur fait fermer tous les cafés et restaurants aux heures de jeûne du ramadan qui a débuté en août. Alerté par l’aile moderniste de son entourage, le chef de l’État ordonne aussitôt leur réouverture. Mais le mouvement est trop avancé pour être stoppé et les nouveaux codes, vestimentaires entre autres, d’un islam bien éloigné des traditions locales changent le paysage tunisien. Dans tous les milieux sociaux, les femmes commencent à porter le hijab, ce voile « moderne » érigé en symbole de l’affiliation religieuse, tandis que les adeptes masculins de l’islam politique adoptent la barbe et le kamis – tunique portée à mi-jambes – comme signe de reconnaissance, et propagent de nouveaux modèles de sociabilité censés être calqués sur ceux de l’époque de la révélation mohamedienne. Pour un Bourguiba diminué mais encore conscient, l’islamisme représente l’exact envers de la Tunisie nouvelle dont il a voulu jeter les bases, et les dernières années de son règne sont consacrées à une lutte sans merci contre un mouvement dont son régime a pourtant encouragé l’avènement. Car, dans ce pays où, depuis l’indépendance, toute forme d’opposition a été réduite au silence, la mosquée est devenue le seul espace échappant partiellement au contrôle de l’autorité. Capturé par une idéologie ayant prospéré dans tout le monde arabe sur la faillite du nationalisme panarabe et de régimes autoritaires déconnectés des demandes politiques et sociales, le sentiment religieux un moment recouvert par les aspirations modernistes fait alors retour sous la forme d’une

adhésion de larges pans de la population à l’islam politique. Devenue la seule préoccupation du chef de l’État, la lutte contre un mouvement islamiste de plus en plus radical est confiée à un spécialiste de la sécurité dont elle va favoriser l’ascension. Tandis que la vie politique se résume désormais à de misérables luttes de sérail aiguisées par l’espoir de chacun des protagonistes de succéder bientôt à un président que l’on croit au bord de la tombe, pendant qu’une camarilla chasse l’autre et que des ambitieux médiocres ont renvoyé du palais les quelques personnalités qui tenaient encore à sauvegarder la dignité d’un vieillard devenu la honte de ses concitoyens, alors qu’un Mzali à l’appétit devenu trop voyant est remplacé en juillet 1986 par un nouveau Premier ministre à la personnalité peu consistante, un homme garde la confiance du chef de l’État, le général Zine El Abidine Ben Ali. Sous la houlette de cet ancien patron de la sécurité militaire puis de la Sûreté nationale devenu ministre de l’Intérieur en avril 1986, la chasse aux militants du MTI s’amplifie avec les grandes vagues d’arrestations de février 1987 et la remise sous les verrous de Ghannouchi. Une fois l’éradication du mouvement islamiste devenue la priorité présidentielle, ce ministre de cinquante ans secret et méthodique, orfèvre de la répression mais jouissant d’une réputation de modéré, apparaît de plus en plus comme le véritable Premier ministre et comprend que le vide politique du moment lui ouvre l’accès au pouvoir suprême. Une ultime crise lui donne l’occasion d’être nommé Premier ministre, c’est-à-dire successeur constitutionnel du chef de l’État. La répression dont le MTI fait l’objet a eu pour conséquence de radicaliser davantage ses dirigeants demeurés en liberté, qui décident de passer à des méthodes plus violentes pour déstabiliser le régime. Dans la nuit du 2 au 3 août 1987, en pleine saison touristique, quatre explosions qui ne font heureusement que des blessés ont lieu simultanément dans quatre hôtels de Sousse et de

Monastir où Bourguiba a l’habitude de séjourner pour fêter son anniversaire. Estimant non sans raison que les bombes sont un message que ses ennemis lui adressent, il réclame des têtes. Le 27 septembre, au terme d’un procès qui a duré un mois, sept dirigeants islamistes sont condamnés à mort, dont cinq par contumace, et Ghannouchi se voit infliger les travaux forcés à perpétuité. Le président est furieux à l’annonce du verdict qu’il juge trop clément et pousse à la démission le Premier ministre Rachid Sfar auquel il reproche son manque de fermeté. Craignant que l’exécution de Ghannouchi réclamée à grands cris par le chef de l’État en fasse un martyr et accroisse la popularité de son mouvement, Ben Ali plaide avec habileté pour la modération tout en gardant la confiance présidentielle. Le 2 octobre, il est nommé Premier ministre. Tout n’est dès lors qu’une question d’organisation et de temps. Cet homme qui reçoit depuis des années des rapports réguliers sur la situation du pays sait que la population est épuisée par une crise économique qui s’est aggravée depuis 1984, exaspérée par les sordides intrigues de palais, et lasse de voir s’éterniser un chef à l’image largement altérée. Il sait, en somme, que nul ne regrettera le départ du vieillard atrabilaire qu’est devenu le « Combattant suprême » et que le pouvoir est à ramasser. Assuré du soutien de la police, de la Garde 9 nationale et de l’armée, conseillé par le directeur du PSD Hedi Baccouche qui se fait fort de mobiliser l’appareil du parti dont nombre de dirigeants vomissent la garde rapprochée présidentielle, il attend l’occasion pour passer à l’acte. Elle lui est fournie par la volonté de Bourguiba de faire rejuger les condamnés du 27 septembre et par son intention de le remplacer par Mohamed Sayah, fidèle parmi les fidèles d’un chef dont il a passé sa vie à tisser la légende. Le nouveau procès des chefs du MTI doit s’ouvrir le 9 novembre. Le commandant de la Garde nationale Habib Ammar, proche de Ben Ali,

fait courir le bruit que ses services ont découvert la préparation d’un putsch islamiste pour le 8 novembre. La date de la déposition de Bourguiba est donc fixée au 7 novembre. Dans la nuit du 6 au 7, le palais présidentiel de Carthage est investi par la Garde nationale pendant que les hommes de Sayah et les membres du sérail sont arrêtés. Son organisation ayant été parfaite, la partie militaire du coup d’État a été couronnée de succès et l’équipe entourant Ben Ali passe à sa phase institutionnelle. Sept éminents médecins qui ont tous soigné Bourguiba au cours des années précédentes sont convoqués dans la nuit au ministère de l’Intérieur et priés d’apposer leur signature au bas du document rédigé par l’un d’entre eux, certifiant que l’état de santé du président « ne lui permet plus d’exercer les fonctions inhérentes à sa charge ». L’article 57 de la Constitution stipulant qu’« en cas de vacance de la présidence de la République pour cause de décès, démission ou empêchement absolu, le Premier ministre est immédiatement investi des fonctions de président de la République » peut dès lors être invoqué. À l’aube du 7 novembre, c’est de cette disposition que se réclame Ben Ali pour annoncer à la radio la destitution de son prédécesseur et devenir ainsi le deuxième président de la République tunisienne. Ce « coup d’État médical » comme on l’a vite appelé, perpétré sans qu’une goutte de sang n’ait été versée, est accueilli avec joie par l’immense majorité de la population et avec soulagement par les partenaires de la Tunisie. Rien n’en avait filtré à l’étranger où seul le pouvoir algérien avait été mis dans le secret et 14 avait donné son approbation , ce qui montre une fois de plus l’importance de ce puissant voisin sur la vie politique tunisienne. Une nouvelle séquence de l’histoire contemporaine du pays s’ouvre ce 7 novembre 1987. Personne ne soupçonne alors qu’elle est appelée à durer vingt-trois ans.

Dans l’histoire de toutes les nations, les moments fondateurs, ceux qui laissent une marque durable sur leur formation et leur devenir, sont l’objet de lectures différentes, parfois contrastées, avant que le temps ne fabrique du consensus autour de la nature de la trace qu’ils ont laissée. En ce qui concerne Bourguiba, le temps n’a pas encore fait son œuvre et, dans la Tunisie d’après 2011, ce personnage hors normes est une référence politique davantage qu’un sujet historique. Selon la famille idéologique à laquelle on se rattache, son legs est objet de rejet ou d’adulation. Les sécularistes le brandissent pour s’en instituer les héritiers tandis que les mouvances fondamentalistes continuent de vouer aux gémonies le dirigeant qui s’est partiellement affranchi de la norme religieuse. Dans la classe politique post-révolutionnaire, des formations s’en réclament en disant vouloir poursuivre son œuvre. Pour leur part, les dirigeants du parti islamiste Ennahdha – après l’avoir longtemps diabolisé – ont compris que bien des Tunisiens et surtout des Tunisiennes demeuraient attachés à l’homme et à de larges pans de son héritage et qu’il convenait de s’en approprier aussi une partie. Une sorte de « bourguibamania » a ainsi succédé au pesant silence sur tout ce qui concernait son prédécesseur imposé pendant deux décennies par l’ex-président Ben Ali. Exilée au port de La Goulette pendant vingt-trois ans, l’imposante statue équestre du « Combattant suprême » a retrouvé en 2016 sa place au centre de la capitale, à l’entrée de l’avenue qui porte son nom. Les Mémoires publiés par ceux qui l’ont côtoyé ou à peine connu sont légion, de même que les colloques et les ouvrages tentant d’en analyser « la trace 15 et l’héritage » . Les contradictions ayant marqué son règne en rendent problématique une lecture univoque. Réformateur hardi et autocrate assumé, le combattant obstiné et retors devenu homme d’État a façonné la Tunisie d’aujourd’hui. Cet admirateur de la modernité en a

jeté les bases grâce à l’instauration de l’éducation pour tous, à un Code du statut personnel qui fait encore aujourd’hui des femmes tunisiennes des êtres d’une enviable étrangeté pour le reste du monde arabe, à la mise en œuvre d’une planification familiale qui a évité une explosion démographique connue par tant d’autres pays, à une sécularisation des pratiques sociales qui a résisté sur bien des points à la réislamisation des discours politiques et des comportements. Ambivalente sur d’autres points, sa sacralisation de l’État a favorisé l’émergence d’une génération de grands commis de la République attachés à son service et d’une administration à peu près efficace et peu touchée par la vénalité. Certes, la corruption n’a pas été inexistante sous son magistère. Des hommes de haut rang se sont enrichis grâce aux commissions encaissées sur les contrats de marchés publics et la famille de son épouse a profité de sa proximité avec le sommet du pouvoir pour se constituer de confortables fortunes. Mais la corruption n’a jamais eu le caractère systémique qu’elle a pris sous le règne suivant. Ardent promoteur d’une « tunisianité » – ce concentré de singularité – dont il s’est voulu l’artisan, Bourguiba lui a donné par cette somme d’actions une épaisseur qui a éloigné la trajectoire du pays de celle de ses voisins. Certes, les particularités de la Tunisie sont à maints égards ancrées dans son histoire et sa géographie et ce fondateur est lui-même un héritier. Mais il aura su, comme personne avant lui, les porter aux extrêmes, en quelque sorte les sublimer. Pour autant, le legs de cet e homme qui a marqué le XX siècle tunisien comporte une importante part d’ombre décrite dans les pages précédentes, et Ben Ali n’aurait pu instaurer la dictature vulgaire qui a caractérisé son long passage à la magistrature suprême si son prédécesseur ne lui avait préparé le terrain. Alors que Bourguiba a conquis de haute main le pouvoir, éliminant tour à tour ses oppositions sans jamais toutefois parvenir à les réduire totalement, le deuxième président tunisien a hérité d’un

appareil de répression parfaitement rodé, d’une administration peu portée à la critique, d’une presse accoutumée à chanter les louanges du Chef, de tout un outillage dictatorial qu’il s’est en somme contenté de perfectionner. Son régime est aussi l’enfant du despotisme bourguibien. Malgré ces points communs, les deux dictatures qui se sont succédé de 1956 à 2011 présentent bien des différences. Arrêtons-nous sur l’une d’elles, qui nous paraît de taille. Durant ses trente années de pouvoir sans partage, Bourguiba en a publiquement assumé le caractère autoritaire et, tout en les pourchassant, n’a jamais dénié à ses opposants leur dimension politique. Contre les yousséfistes, contre la gauche, contre les islamistes, la répression bourguibienne s’est toujours doublée de batailles d’idées, et l’animal politique qu’a été cet homme jusqu’au seuil de sa déchéance a toujours avancé – y compris avec mauvaise foi – des arguments pour justifier son refus du pluralisme. En dépit du verrouillage du champ politique, les maigres espaces de respiration consentis par son régime ont laissé vivre un débat qui s’est exprimé à partir des années 1970 dans quelques instances emblématiques de nouveaux engagements. Fondée en 1977, la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) a été durant la dernière décennie du régime un de ces espaces. Au même moment, des lieux informels de discussion comme le Club Tahar Haddad ont dessiné les contours du féminisme tunisien contemporain porté par la première génération de femmes ayant bénéficié des avancées juridiques du Code du statut personnel, de la généralisation de l’éducation et de l’ouverture relative de l’espace public. Né d’un constat – celui du caractère tronqué du « féminisme d’État » bourguibien promoteur d’une émancipation sans égalité – et d’une menace – celle de l’émergence d’un islam politique convaincu du caractère divin de l’inégalité des sexes –, ce mouvement féministe jouera dans les

décennies suivantes un rôle déterminant dans les débats sur les avenirs possibles de la société tunisienne. À l’inverse, Zine El Abidine Ben Ali a érigé le mensonge en discours d’État en se réclamant ad nauseam des principes démocratiques qu’il ne cessait de bafouer et en déniant à ses oppositions tout caractère politique. Tout au long de ses vingt-trois années de gouvernement, chaque violation des droits humains ou presque s’est accompagnée de la création ou du renforcement nominal d’une institution censée les protéger, et ses opposants – à quelque bord qu’ils appartiennent – ont été le plus souvent condamnés pour des motifs de droit commun. Jamais le deuxième président de la République ne s’est aventuré sur le terrain du débat pour contrer les contestations qui ont ponctué un règne pourtant entamé sous des auspices prometteurs.

L’ÈRE BEN ALI, DE L’AUTORITARISME POLITIQUE À LA DICTATURE POPULISTE

UNE OUVERTURE EN TROMPE-L’ŒIL La brève déclaration que Ben Ali prononce à la radio à l’aube du 7 novembre 1987 peut faire croire aux Tunisiens qu’ils entrent dans une nouvelle ère : « Notre peuple a atteint un tel niveau […] de maturité que tous ses éléments et ses composantes sont à même d’apporter leur contribution constructive à la gestion de ses affaires, conformément à l’idée républicaine qui confère aux institutions toute leur plénitude et garantit les conditions d’une démocratie responsable. […] Notre peuple est digne d’une vie politique évoluée et institutionnalisée, fondée réellement sur le multipartisme. » La population est prête à croire cet homme jeune à l’allure débonnaire, issu comme une bonne partie de ses concitoyens de la petite classe moyenne, et qui ressemble bien plus à la majorité des Tunisiens que son inclassable prédécesseur. Les dirigeants islamistes lui doivent la vie et les démocrates issus de la gauche, las d’être tenus à l’écart de la chose publique, sont disposés à le prendre au mot. Les premières mesures prises par le nouveau président confortent les espoirs initiaux. Afin de marquer la rupture avec l’époque bourguibienne, le Parti socialiste destourien (PSD) change de nom pour prendre celui de 10 Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) . Rached Ghannouchi est libéré en juin 1988, Abdelfattah Mourou – le numéro deux du MTI – rentre en septembre de son exil saoudien, de même que d’autres figures de proue du mouvement. Parallèlement, des

discussions menées avec les ténors politiques, toutes sensibilités confondues, aboutissent à l’adoption d’un « Pacte national » dans lequel toutes les formations politiques et les associations représentatives de la société civile s’engagent à respecter un socle républicain commun. Ce texte est solennellement paraphé le 7 novembre 1988, premier anniversaire de l’arrivée au pouvoir de celui que l’on commence à appeler « l’artisan du changement ». Peu avant, le chef de l’État a reçu Ghannouchi qui a consenti à rebaptiser sa formation en vue d’une légalisation qu’on lui fait miroiter. Selon les règles en vigueur, aucun parti politique ne doit en effet se référer dans son appellation à une affiliation religieuse. En février 1989, le MTI devient ainsi Ennahdha (La Renaissance), référence explicite au grand e mouvement intellectuel de la fin du XIX siècle ayant cru pouvoir moderniser le monde musulman tout en le protégeant de la contagion occidentale en revenant aux sources du message religieux. Dans la foulée de ce consensus national que le pays n’avait pas connu depuis longtemps, des élections présidentielles et législatives sont organisées en avril-mai 1989. Ben Ali a en effet besoin de l’onction électorale pour se légitimer, et sa popularité le met à l’abri de toute mauvaise surprise. D’ailleurs, aucune formation politique n’a présenté de candidat contre lui, ce qui fait du scrutin présidentiel une simple formalité. Les législatives sont en revanche pluralistes et les islamistes, dont le parti n’a pas encore été légalisé, sont autorisés à s’y présenter sous l’étiquette d’indépendants. Le mode de scrutin majoritaire à un tour et quelques truquages assurent une victoire écrasante au RCD qui rafle la totalité des sièges. Mais le scrutin a été assez transparent pour donner une idée correcte du paysage et Ennahdha s’est affirmée comme la première force d’opposition avec 13 à 14 % des voix au niveau national et plus du quart des suffrages dans huit gouvernorats urbains, confirmant son ancrage dans la jeunesse des grandes villes,

partiellement issue des classes populaires mais aussi des couches moyennes. L’opposition légale a quant à elle été laminée, l’ensemble des partis autorisés ayant obtenu à peine 5 % des voix. Il est vrai qu’en un an, l’habile président l’a considérablement affaiblie en lui prenant bon nombre de ses slogans et de son personnel, tout en donnant d’un autre côté des gages aux secteurs conservateurs de la société. Ces élections ont ainsi mis au jour une polarisation de la vie politique entre le pouvoir et les islamistes que le chef de l’État n’aura de cesse de vouloir accentuer pour persuader l’opinion et les partenaires extérieurs du pays qu’il constitue le seul rempart contre ces derniers. Car 1989 marque la fin de cette courte séquence démocratique. Convaincu que les islamistes représentent la seule force organisée capable de le menacer, le président fraîchement élu met fin aux espoirs d’ouverture qu’il avait un moment entretenus et entre dès 1990 dans une confrontation ouverte avec le parti Ennahdha qui voit vite s’envoler toute perspective de légalisation. Jusqu’en 1994, il parvient cependant à donner le change en continuant à s’entourer de personnalités issues de la gauche dont il nomme quelques membres à des postes clés. Il est vrai que la plupart d’entre eux ne voient pas d’un mauvais œil la répression qui commence à sévir contre les islamistes considérés comme les ennemis du projet moderniste dont ils se veulent les dépositaires. Il faudra quelques années avant qu’ils ne prennent conscience de la nature dictatoriale d’un pouvoir qu’ils ont commencé par soutenir. Les élections de 1994, où Ben Ali est élu avec quelque 97 % des voix, leur ôtent leurs dernières illusions et – mis à part quelques transfuges du mouvement démocratique devenus des serviteurs zélés du régime – ses principales composantes rejoignent progressivement l’opposition. De fait, la mainmise du pouvoir sur le pays s’est organisée autour de quelques lignes de force qui n’ont pas changé tout au long des vingt-

trois années qu’il a duré. La première a consisté en la mise au pas de toute force susceptible de le remettre en cause et de brouiller l’image qu’il a voulu donner d’une nation unie sans dissonances derrière son chef. La deuxième a vu s’installer un système perfectionné de prédation des ressources nationales qui s’est accéléré avec l’entrée dans le clan présidentiel de la famille de la seconde femme du chef de l’État qu’il a épousée en 1992 après avoir divorcé d’avec la première. L’insatiable appétit du « clan Trabelsi » devient à partir de là une des constantes du régime et va peser de façon grandissante sur l’économie. La troisième préoccupation du pouvoir a été d’apparaître comme un régime consensuel guidé par un paterfamilias soucieux de conduire son peuple sur le chemin d’une démocratie dans laquelle se retrouveraient toutes les sensibilités du pays. Le talent d’illusionniste dont a fait preuve le deuxième président tunisien pour y parvenir et des circonstances qui l’ont servi permettent de comprendre la bonne réputation dont il a joui auprès de la quasi-totalité des observateurs étrangers, pris de court par la rapidité de sa chute en 2011. La lecture de sa politique à l’aune de ces quelques critères montre que ses contradictions apparentes doivent davantage être imputées à sa capacité d’adaptation à des contextes changeants qu’à de véritables incohérences. Il en est ainsi, par exemple, de l’étonnant mélange de réformes sécularisantes et de recours au registre religieux et identitaire qui a marqué son séjour au sommet de l’État.

LES ISLAMISTES, OBSESSION DU RÉGIME Au souci manifesté de 1987 à 1989 de faire entrer Ennahdha dans le jeu politique pour tenter d’en neutraliser les éléments qualifiés de modérés et de rejeter sa composante radicale dans l’illégalité a succédé un durcissement consécutif aux élections de 1989 qui ont apporté la preuve de son influence, avant que ne s’ouvre une confrontation appelée à durer. Durant la première période, et tout en s’attachant à

séduire les démocrates, c’est aux tenants de l’islam politique et plus largement aux conservateurs – largement représentés au sein du RCD et au MDS, principal parti de l’opposition légale – que le nouveau pouvoir donne le plus de gages. Quelques semaines après le 7 novembre 1987, le chef de l’État se livre à une critique à peine voilée des « dérives » laïcisantes de son prédécesseur, exalte « l’identité araboislamique » du pays, et prend une série de mesures destinées à la renforcer, comme l’interruption des programmes de télévision pour transmettre les appels aux cinq prières quotidiennes. En 1988, il effectue un pèlerinage surmédiatisé à La Mecque et fait rouvrir l’ancienne université théologique de la Zitouna que Bourguiba avait transformée en faculté de théologie dépendant de l’université publique. Ce faisant, Ben Ali et ses collaborateurs tentent de couper l’herbe sous le pied des islamistes en affichant un « islam d’État » sans commune mesure, par son omniprésence, avec celui de l’ère précédente. Sans pour autant s’éloigner des pays occidentaux auxquels elle est liée par des rapports étroits et multiformes, la diplomatie tunisienne opère parallèlement un recentrage remarqué sur son environnement arabe et se rapproche des deux voisins libyen et algérien avec lesquels le pouvoir précédent avait entretenu des relations passablement orageuses. Sans que soit abandonnée cette stratégie appelée à se poursuivre durant deux décennies, le pouvoir redresse toutefois le balancier à partir du moment où il décide d’en finir avec un mouvement islamiste à ses yeux trop influent. Face à l’agitation qu’entretient le syndicat UGTE (Union générale tunisienne des étudiants) qui lui est affilié, le président de la Ligue des droits de l’homme Mohamed Charfi, connu pour son hostilité à l’islam politique, est nommé ministre de l’Éducation nationale avec pour mission de rétablir l’ordre à l’université et de procéder à une refonte du contenu des manuels scolaires. La

direction d’Ennahdha réagit vivement à cette nomination qui est à ses yeux une provocation et, en octobre 1989, Abdelfattah Mourou, pourtant considéré comme un dirigeant de son aile modérée, exige le renvoi du nouveau ministre qualifié « d’ennemi de l’islam ». En novembre, le chef de l’État déclare en retour qu’il ne légalisera jamais un parti religieux, en prenant soin toutefois d’ajouter que c’est à l’État qu’incombe la défense de l’islam. Tandis que Ben Ali et son équipe sont désormais convaincus qu’aucun accord n’est possible avec un mouvement disposé à n’entrer dans les cadres légaux que s’ils lui ouvrent la porte du pouvoir, l’interdiction d’Ennahdha renforce l’influence des radicaux en son sein. Tous les ingrédients de l’affrontement sont dès lors réunis, lequel est accéléré à partir de 1990 par l’évolution du contexte international. Au niveau régional, le pouvoir tunisien ne cache pas son inquiétude devant la victoire des islamistes aux élections municipales algériennes de juin 1990, alors que Ben Ali avait tenté à plusieurs reprises de convaincre son collègue Chadli Benjedid de ne pas légaliser le Front islamique du Salut (FIS) qui a remporté haut la main le scrutin. Il n’est pas question que pareille mésaventure arrive chez lui. En août 1990, l’invasion du Koweït par l’Irak et la formation sous l’égide de Washington d’une large coalition internationale chargée de chasser Saddam Hussein du riche Émirat donnent le signal de la répression. Pour coller à une opinion massivement favorable au despote irakien devenu l’emblème de la résistance arabe à la puissance américaine, Ennahdha rompt avec l’Arabie Saoudite qui avait été jusque-là son indéfectible soutien. De son côté, sans les empêcher, le pouvoir s’emploie à encadrer les manifestations pro-irakiennes de façon à ne pas s’aliéner ses alliés occidentaux et à avoir les mains libres dans la chasse aux islamistes qui est devenue sa priorité. Profitant de la polarisation de l’attention sur la crise du Golfe, les autorités arrêtent en

novembre 1990 plusieurs activistes accusés de préparer des attentats. La tendance radicale d’Ennahdha étant désormais aux manettes du parti, un local du RCD est attaqué en février 1991 dans un quartier de Tunis et deux gardiens sont brûlés vifs dans l’opération. Cinq de ses auteurs sont exécutés au mois d’octobre suivant au terme d’un bref procès. Tandis qu’en mai 1991 le campus universitaire de Tunis est le théâtre de graves incidents, le ministre de l’Intérieur Abdallah Kallal, partisan de la manière forte, déclare que ses services ont démantelé un réseau prêt à commettre des actions terroristes et procède à 300 arrestations, notamment celles de 100 militaires, dont des officiers. Le procès de 279 islamistes supposés être les auteurs d’un « complot terroriste visant à renverser le pouvoir » s’ouvre en juillet 1992 et se clôt par de lourdes peines de travaux forcés que les condamnés purgeront dans d’épouvantables conditions de détention après avoir été systématiquement torturés lors de l’instruction. Entre 1991 et 1992, quelque 5 000 islamistes ont été arrêtés tandis qu’un millier d’entre eux sont parvenus à prendre le chemin de l’exil. Après un séjour de quelques mois à Alger, Rached Ghannouchi s’installe à Londres où il demeurera jusqu’en 2011. Craignant que le mouvement islamiste survive à cette première et violente vague de répression, le régime n’aura de cesse de la poursuivre jusqu’au milieu des années 2000 en procédant régulièrement à de nouvelles arrestations et en privant de travail et de ressources les parentèles des militants emprisonnés. Parallèlement, il a besoin de se trouver des alliés dans son combat contre l’islam politique et réactive la tradition réformatrice bourguibienne après avoir semblé rompre avec elle entre 1987 et 1989. Les concessions au conservatisme ambiant avaient alors été si nombreuses que les femmes avaient craint un moment que le CSP ne

soit sacrifié sur l’autel de la réconciliation nationale, au point que le chef de l’État avait dû donner des assurances sur sa préservation. Mais, dans le nouveau contexte, les cercles dirigeants s’avisent qu’un discours mobilisateur doit accompagner une répression ne pouvant à elle seule tenir lieu de programme. Les femmes, dans cette optique, peuvent être de précieux soutiens pour peu que l’on tienne compte de leurs revendications. Dès 1990, elles deviennent un thème central de la nouvelle rhétorique modernisatrice, et des mesures sont prises en leur faveur. En instituant des sanctions contre les parents qui se dérobent à la scolarité obligatoire de leurs enfants, la loi de 1991 sur la réforme du système éducatif tente ainsi de lutter contre l’abandon scolaire qui touche surtout les filles. La refonte des manuels a également pour but de donner des femmes une image plus conforme aux réalités de la Tunisie moderne où elles représentent au début des années 1990 21 % de la population active salariée, le quart des effectifs de la fonction publique, le tiers des enseignants et la moitié du corps médical. Un nouveau pas est franchi en 1992. Dans un discours prononcé le 13 août, jour de la « Fête de la femme » depuis 1956, le chef de l’État rattache le changement du 7 novembre 1987 aux grandes dates de l’histoire tunisienne, au premier rang desquelles il cite la promulgation du CSP qui fait partie, déclare-t-il, de ce glorieux héritage. En se proclamant l’héritier des pères de la Tunisie moderne, il rompt avec la timidité qui avait marqué dans ce domaine les premières années de son régime. Certes, le discours présidentiel demeure borné par des obligations religieuses considérées comme intransgressibles. En explorant « les voies et moyens permettant de promouvoir et de renforcer les acquis de la femme sans altérer notre identité araboislamique », le chef de l’État – à l’instar de ce qu’avait fait son prédécesseur – fixe les limites qu’il s’interdit de franchir et s’abstient de parler d’égalité des sexes. Le retournement n’en est pas moins réel. Un

an plus tard, d’importants amendements sont apportés au CSP, au Code du travail et au Code de la nationalité, qui accroissent les droits des femmes. Simple utilisation des femmes dans le jeu d’un pouvoir qui a besoin d’alliés contre l’islamisme ? Les arrière-pensées politiques de cette évolution ne font aucun doute, et les deux associations féministes légalisées en 1989, l’ATFD (Association tunisienne des femmes démocrates) et l’AFTURD (Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement), qui deviennent à partir du milieu des années 1990 un des fers de lance de l’opposition démocratique, ne cessent de dénoncer l’instrumentalisation dont elles font l’objet, refusant de jouer le rôle de faire-valoir d’un régime dont elles combattent la dérive autocratique. Il n’empêche. Malgré ses ambiguïtés, en faisant de sa politique féminine un outil stratégique d’insertion dans la modernité et se situant ainsi dans le droit-fil de son prédécesseur, Ben Ali ne manque pas d’accentuer la singularité tunisienne dans ce domaine. D’autant que ce tournant s’accompagne d’une nouvelle vulgate officielle glorifiant le prestigieux passé antique du pays, la pluralité des sources de sa personnalité et sa diversité culturelle qui serait un garant de sa modération. Ce faisant, le président tunisien se pose en enfant d’un pays où, si puissant soit-il, l’arrimage à un monde arabo-musulman l’englobant dans une identité transnationale a toujours été tempéré par un particularisme local qu’une partie de ses élites ont eu soin de cultiver. Mais si la tunisianité fait partie de l’habitus culturel dans lequel s’est formé Ben Ali, âgé de vingt ans à l’indépendance, sa convocation à éclipses relève pour beaucoup du calcul comme en témoignent les palinodies de sa politique. En effet, confronté après 2000 à l’érosion du consensus économique et social sur lequel il avait assis sa popularité et de plus en plus contesté pour sa manipulation des institutions, son

régime a de nouveau tenté de réactiver la fibre identitaire et religieuse pour se relégitimer. Signaux sans équivoque de la volonté de se concilier les segments fondamentalistes de l’opinion, l’érection d’une vaste mosquée à Carthage – cité emblématique de la splendeur de la Tunisie pré-islamique – précède la création en 2007 par Sakhr El Materi, gendre affairiste du président, de la radio Zitouna dédiée à la propagation du Coran et le lancement en 2009 d’une banque islamique du même nom. Le jeune milliardaire, dont s’est vite affirmée la proximité politique avec son beau-père, ne manque pas une occasion de revendiquer publiquement sa religiosité, de même que l’ensemble des dignitaires de l’État. Approchés par Sakhr El Materi, des dirigeants d’Ennahdha libérés avant les élections de 2009 ont un ton étonnamment conciliant à l’égard du pouvoir et n’ont fait entendre aucune critique à l’occasion d’un scrutin à l’évidence manipulé. L’insurrection de décembre 2010-janvier 2011 ne permet pas de savoir jusqu’où aurait pu aller ce rapprochement. Il ne fait en revanche guère de doute que le nomadisme idéologique du président et de son clan a eu pour objectif d’assurer la pérennité de leur pouvoir. Il ne fait pas de doute non plus que les multiples concessions faites à la partie la plus conservatrice de l’opinion ont contribué à réislamiser les comportements et les pratiques sociales d’une grande partie de la population et à modifier l’équilibre des forces en faveur d’un islamo16 conservatisme en passe de devenir majoritaire . Pourtant, une fois les islamistes mis hors d’état d’occuper le champ politique, ce sont les segments démocratiques de l’opinion qui ont empêché le pouvoir d’entretenir l’illusion d’un consensus national autour de lui.

VERROUILLAGE AUTORITAIRE ET CONTESTATIONS DÉMOCRATIQUES

Sans schématisation excessive, l’histoire des vingt-trois ans de la république benaliste peut être vue comme la mise en place d’une

succession de dispositifs destinés à pérenniser le pouvoir du chef de l’État et à garantir l’enrichissement de sa parentèle. On verra plus loin quelles en ont été les incidences économiques. Pour l’heure, il convient de s’attarder sur un système autocratique imperméable à tous les signaux d’alarme et dont l’aveuglement a abouti à la chute d’un régime pourtant internationalement considéré comme un parangon de stabilité. À partir du milieu des années 1990, les démocrates issus des milieux politiques et associatifs de gauche ou venus des organisations de défense des droits humains, qui s’étaient dans un premier temps accommodés de la répression ayant frappé les islamistes en voyant ainsi s’éloigner le spectre d’une dictature religieuse, commencent à devenir la cible d’un pouvoir décidé à faire taire toute voix dissidente. Dès 1992, les premières inquiétudes sont apparues avec le vote par un Parlement aux ordres d’une loi restreignant drastiquement la liberté d’association. Elles se confirment avec les élections de 1994, malgré le visage pluraliste que tente de se donner le régime en faisant entrer au Parlement 20 % de députés de formations appartenant à une opposition qu’il a à sa main. Les voix se font dès lors plus nombreuses pour critiquer un autoritarisme qui ne connaît plus de limite. En 1995, le principal dirigeant du MDS dénonce dans une lettre ouverte les pratiques du pouvoir et se voit infliger onze ans de prison pour son audace. En avril 1997, 202 intellectuels lancent un appel réclamant l’instauration d’un véritable pluralisme. En 2000, le journaliste dissident Taoufik Ben Brik se lance dans une grève de la faim largement médiatisée par la presse internationale, sans pour autant que le pouvoir ne s’en émeuve. Au contraire, il réduit au silence la Ligue des droits de l’homme en prenant une série de mesures destinées à empêcher son e fonctionnement. Le 20 mars 2001, à l’occasion du 45 anniversaire de l’indépendance, une centaine de personnalités politiques et

intellectuelles rendent public un « manifeste des démocrates progressistes », tenant à la fois de la profession de foi démocratique et d’un véritable programme d’alternance. Parallèlement, une pétition « pour une citoyenneté souveraine » est signée par près de 300 personnes, dont beaucoup n’avaient encore jamais pris position contre le régime. D’octobre à décembre 2003, l’avocate d’extrême gauche Radhia Nasraoui conduit à son tour une longue grève de la faim pour alerter l’opinion internationale sur les violations des droits humains en Tunisie. Si la contestation s’emballe alors, c’est que les années 2000 à 2002 ont été marquées par quelques événements ayant choqué l’opinion. L’ancien président Bourguiba est mort le 6 avril 2000. Pour comprendre l’émotion de la population à cette annonce, il faut revenir sur le sort qui lui a été réservé depuis sa destitution en novembre 1987. On l’a dit, son successeur en est à bien des égards un héritier, y compris dans l’instauration d’un culte à sa personne de plus en plus voyant à mesure que s’est affirmé son pouvoir. Mais il lui a fallu, pour ce faire, effacer l’image du « Combattant suprême » dont les dernières années de règne n’ont pas totalement altéré l’aura. Or Ben Ali, craignant que l’étoile d’un Bourguiba même sans pouvoir ne ternisse la sienne, a proprement tenté de le soustraire à la vue de ses concitoyens en l’assignant à une stricte résidence surveillée. Certes, l’ancien président – enfermé dans une spacieuse résidence non loin de sa ville natale de Monastir – a joui de tout le confort auquel pouvait prétendre un ex-chef d’État. Mais, hormis sa famille et quelques intimes, il lui a été interdit de recevoir qui que ce soit et de franchir les murs de sa villa. À de rares occasions, des personnalités étrangères faisant partie de ses amis ont reçu un droit de visite, essentiellement pour témoigner que l’illustre retraité était bien traité. Pendant treize ans, le premier président a ainsi vécu dans une réclusion forcée qu’aucune demande

venant de sa part ou de celle de ses proches n’est parvenue à adoucir. Ses obsèques, le 8 avril 2000, auront montré jusqu’à la caricature la crainte que sa popularité n’a cessé d’inspirer à un Ben Ali qui, malgré ses efforts, n’a jamais réussi à se débarrasser de son image d’homme terne et bien éloigné des fulgurances de son prédécesseur. Sur ses instructions, les autorités ont tenté de dissuader nombre de sommités internationales désireuses d’assister à l’enterrement. Des milliers de Tunisiens et de Tunisiennes ont par ailleurs été empêchés d’arriver jusqu’à l’esplanade du mausolée de Monastir par les quelque cinq mille policiers présents sur les lieux. Enfin, alors que des médias internationaux souhaitaient retransmettre les funérailles en direct, la télévision tunisienne a envoyé, « deux heures durant, des panoramas de coucher de soleil, de paysages, d’animaux divers alternant avec des 17 images pieuses, des évocations religieuses ou la lecture du Coran ». Quoi qu’elle ait eu à reprocher à Bourguiba, la population n’a pas pardonné à Ben Ali la façon indigne à ses yeux dont il a été inhumé, à l’exception de la mouvance islamiste continuant à vouer à l’artisan de la sécularisation de la société une franche détestation. L’année suivante, les milieux politiques, modernistes et islamistes pour une fois réunis, se sont par ailleurs alarmés de la manipulation de la Constitution entreprise pour permettre au président de se faire réélire sans restriction, alors que la loi fondamentale n’autorise que trois réélections et fixe l’âge limite pour se présenter au scrutin présidentiel à soixante-dix ans. Le scrutin de 2004 aurait donc dû être le dernier pour un président élu pour la première fois en 1989 et qui aurait soixante-treize ans en 2009. Anticipant cette contrainte, les juristes du régime font subir au texte constitutionnel une modification levant la limitation des mandats et repoussant l’âge limite d’une candidature à la présidence à soixante-quinze ans. Ce véritable « coup d’État constitutionnel », selon la formule de l’opposition, a été

approuvé par référendum en mai 2002 avec 99,5 % de oui, instituant de fait une présidence à vie. Plus personne, y compris à l’étranger, n’est dupe de la nature d’un régime qui affiche désormais sa prétention à une durée illimitée. S’il a pu longtemps donner le change, c’est que – outre une conjoncture économique un temps favorable –, il a bénéficié au cours des années 1990 et 2000 d’une série d’effets d’aubaine qui l’ont mis à l’intérieur du pays à l’abri de contestations plus graves et l’ont protégé à l’extérieur de toute réprobation sérieuse. La descente aux enfers de l’Algérie à partir du coup d’État militaire de janvier 1992 et de l’atroce guerre civile qui l’a suivi l’a d’abord fait considérer par la majorité de la population tunisienne comme un moindre mal face au bain de sang dans lequel le pays voisin était plongé. Au début de la décennie suivante, deux événements confortent l’image de seul rempart crédible contre l’islamisme que s’est forgée le régime. Le coup de tonnerre du spectaculaire attentat perpétré par un commando de l’organisation jihadiste Al Qaïda contre les États-Unis le 11 septembre 2001 rebat d’abord les cartes de la géopolitique mondiale. Tous les régimes du monde arabo-musulman qui parviennent à contenir leurs islamistes radicaux sont dès lors considérés comme des alliés sûrs d’un Occident désormais menacé jusqu’en son centre par un ennemi aussi dangereux qu’insaisissable. Le pouvoir tunisien en fait partie et bénéficie de ce fait de l’indulgence de capitales occidentales avant tout préoccupées de leur sécurité. Le 11 avril 2002, un attentat au camion bourré d’explosifs contre la Ghriba, la grande synagogue de Djerba réputée être la plus ancienne d’Afrique et haut lieu du tourisme, fait sept morts et une trentaine de blessés, la plupart de nationalité allemande. Malgré leurs réticences, les autorités sont contraintes de reconnaître qu’il s’agit d’un acte terroriste perpétré – dira l’enquête – par des agents locaux d’Al Qaïda.

L’on découvre à cette occasion que, si l’islam politique a pu être contenu, un jihadisme local s’est développé sur ses marges, que le pouvoir n’a pas vu émerger. Cette nouvelle menace est confirmée quelques années plus tard : le 23 décembre 2006, des affrontements éclatent dans la ville de Soliman, à une trentaine de kilomètres de la capitale, entre un important groupe armé et les forces de l’ordre qui, ne parvenant pas à juguler ce début d’insurrection, font appel à l’armée pour la mater. Le calme n’est rétabli dans l’agglomération qu’au terme d’une semaine de bataille rangée entre les militaires et le commando qui a fait 14 morts, dont un officier. Ses membres survivants sont jugés et emprisonnés, mais ce grave incident prouve que la Tunisie est entrée dans l’œil du cyclone jihadiste et qu’une partie de sa jeunesse n’est pas insensible à la rhétorique de la guerre sainte propagée par les tendances extrêmes de l’islamisme et qu’elle ne répugne pas à l’utilisation de la violence pour renverser le régime. Ayant toujours fait la preuve de sa modération diplomatique, résolument située depuis l’indépendance dans l’orbite des États occidentaux qui, en contrepartie, ont constamment assuré sa protection, limitrophe de l’Europe dont elle constitue – avec le Maroc à l’Ouest – le plus proche hinterland africain, la Tunisie partage désormais avec elle la nécessité de lutter contre l’expansion du jihadisme. Allié sûr, son régime doit être soutenu malgré ses piètres performances démocratiques. Ces dernières ont toutefois fini par faire évoluer la donne politique. Les dirigeants d’Ennahdha restés en Tunisie – dont certains ont été libérés –, ou toujours en exil, ont compris que seule une alliance avec les forces démocratiques serait susceptible de les sortir de la marginalité dans laquelle leur parti a été confiné. Leur discours a changé et la défense du pluralisme en est devenu l’un des points forts. De leur côté, les opposants des mouvances séculières, dont les actions n’ont jamais mobilisé plus de quelques centaines de personnes, jugent

le moment venu de mener une lutte commune avec un mouvement islamiste qui multiplie les gages de son engagement démocratique. Seul le parti Ettajdid (Le Renouveau), qui a succédé au Parti communiste en 1993, défend des positions résolument anti-islamistes et se tient à l’écart du rapprochement. Ce dernier, qui réunit dans une même condamnation de la dictature des responsables d’Ennahdha et ceux de plusieurs petits partis de l’arc séculier ainsi que des associations de défense des droits humains et des personnalités de l’opposition, aboutit le 18 octobre 2005 à la décision d’entamer une grève de la faim commune. Le succès de cette action aboutit peu après à la constitution d’un « Collectif du 18 octobre pour les droits et libertés » et à la signature d’un véritable programme commun 18 d’alternance politique . Le contexte international se prête d’autre part à des recompositions. Tétanisés par la montée en puissance d’une Internationale jihadiste dopée par l’invasion américaine de l’Irak en 2003, les capitales occidentales se persuadent que les composantes considérées comme modérées de l’islam politique peuvent constituer un antidote efficace à ses franges armées. Un puissant courant culturaliste qui se développe dans les milieux intellectuels euroaméricains conforte cette évolution en assignant comme horizon politique aux pays musulmans l’avènement de régimes islamistes qui signerait le retour à leur véritable identité. Cette nouvelle conjoncture interne et extérieure – front commun entre séculiers et islamistes pour combattre la dictature et contacts de plus en plus fréquents entre responsables occidentaux et dirigeants islamistes en exil qui y gagnent en respectabilité – amène, on l’a vu, le pouvoir à changer d’attitude visà-vis de ces derniers sans pour autant desserrer le carcan autoritaire dans lequel le pays est enfermé. Mais la détérioration de la situation socio-économique à partir des années 2000 ajoute à la somme des

mécontentements politiques des frustrations sociales à l’ampleur inédite depuis les années 1980.

L’ÉCONOMIE ENTRE LA CAPTURE DE L’ÉTAT ET L’ÉPUISEMENT D’UN MODÈLE Ben Ali a conquis le pouvoir en un moment où la Tunisie traversait une mauvaise passe et où les mesures d’ajustement structurel imposées par le Fonds monétaire international (FMI) pour redresser les comptes avaient entamé le pouvoir d’achat des couches modestes et des segments inférieurs des classes moyennes. Une série de bonnes années agricoles, le redressement des finances publiques, l’essor du secteur industriel exportateur et la reprise du tourisme après un creux consécutif à la première guerre du Golfe ont fait redémarrer la croissance à partir du début des années 1990, si bien que l’on a pu parler pendant une décennie du « miracle » économique tunisien. Cette conjoncture favorable a donné des marges de manœuvre au régime qui a entrepris de conforter son assise par des mesures destinées à doper le pouvoir d’achat et à consolider une classe moyenne constituant le cœur de sa base sociale. Mais la poursuite de la croissance, considérée comme une condition sine qua non de la stabilité politique en permettant l’adhésion ou – au moins – l’inertie de la population, n’a pu cacher qu’un temps la fragilité des bases de l’économie qui s’est révélée au grand jour dans la décennie suivante. Plusieurs raisons permettent de l’expliquer. D’une part, le modèle libéral-étatiste mis en place par Hedi Nouira dans les années 1970 et fondé sur les exportations de produits manufacturés à forte intensité de main-d’œuvre est demeuré confiné à des segments industriels bas de gamme de plus en plus concurrencés par d’autres pays offrant des coûts de production moins élevés que la Tunisie. De l’autre, la libéralisation de l’économie menée dans les années 1990 a aggravé la fracture entre la Tunisie intérieure coupée des circuits de la

mondialisation et le littoral. Enfin, le caractère devenu systémique de la prédation opérée par le clan présidentiel sur tous les secteurs productifs à forte rentabilité a miné une économie déjà obérée par l’obsolescence de ses structures. Sous les apparences de la bonne santé, les fondamentaux économiques se sont donc détériorés. Ayant concentré sa production sur quelques secteurs orientés presqu’exclusivement vers les marchés européens, l’économie a accru sa dépendance vis-à-vis de ces derniers en signant en 1995 un nouveau traité de libre-échange avec l’Union européenne. Si, du fait de la proximité géographique et de l’intensité des liens historiques entre les deux rives de la Méditerranée, l’Europe a vocation à être un partenaire privilégié de la Tunisie, le changement des paradigmes économiques mondiaux avec la conversion planétaire au libéralisme a toutefois donné à ce nouvel accord une physionomie bien différente du premier, signé en 1976, et octroyé à l’UE des avantages léonins. L’accès aux marchés tiers étant devenu une priorité de cette dernière, le traité de 1995 a ouvert les frontières tunisiennes à ses produits en échange de modestes contreparties. L’accent mis sur le biais exportateur du tissu industriel – en partie justifié par l’étroitesse du marché intérieur et l’impossibilité politique d’édifier un Maghreb économique qui aurait pu changer la donne – a d’autant plus bénéficié aux zones littorales déjà les mieux nanties que l’offre touristique a continué de s’adresser à une clientèle de masse demandeuse de tourisme balnéaire. Bien que le niveau général de développement des régions intérieures ait progressé depuis l’indépendance, ce sont les seules régions côtières qui ont bénéficié des choix économiques opérés par les gouvernements successifs à partir de 1969. Au début des années 2000, près de 70 % de la population vit à proximité du littoral et le Grand Tunis en abrite près du quart. Plus de 90 % de l’industrie et 95 % des infrastructures hôtelières y sont concentrées. 11 % seulement

de l’investissement public et à peine plus de 5 % de l’investissement global est dirigé vers l’intérieur devenu un espace de plus en plus répulsif dont le dépeuplement s’est accéléré du fait d’un solde 19 migratoire négatif . Liée à son extraversion, la littoralisation de l’économie a aggravé la marginalisation de l’ouest du pays dont le soulèvement de décembre 2010 a été l’une des conséquences. Relevant davantage de la compensation et du populisme que de la correction, les mesures sociales de l’État benaliste n’ont pas ralenti cette évolution. La création du Fonds national de solidarité, appelé 26/26 du nom de son numéro de compte en banque, a servi à financer des opérations de colmatage social dans ce que le langage officiel a désigné comme les « zones d’ombre », c’est-à-dire les régions rurales les plus défavorisées et les quartiers pauvres des grandes agglomérations peuplés par l’exode démographique venu de ces espaces laissés à l’abandon. Si l’on ajoute à ces faiblesses structurelles la mise en coupe réglée des richesses du pays par un clan présidentiel insatiable, on e comprendra que la Tunisie est entrée dans le XXI siècle alourdie d’un passif économique venu s’ajouter à l’étouffement de toute vie politique. Dans un rapport rendu public après la révolution de 2011, la Banque mondiale a fait l’inventaire des ponctions opérées sur l’économie tunisienne par l’entourage de l’ex-président et de son épouse Leïla 20 Trabelsi, et sur les stratégies employées pour y parvenir . La « famille » a procédé habilement – selon l’organisation internationale – en se livrant à des techniques sophistiquées de « capture de l’État » et de sa rente par le biais d’une manipulation systématique des textes réglementaires et législatifs, ce qui lui a permis de s’emparer en près de deux décennies de dizaines de sociétés et d’en créer quelques centaines d’autres, l’ensemble ayant réalisé en 2010 21 % des profits totaux du secteur privé tunisien. De 1993 à 2010, le chef de l’État a signé 22 décrets portant modification du Code des investissements, dont la

plupart taillés sur mesure pour faire bénéficier ses proches des privatisations et leur assurer le monopole dans un secteur, ou faire assumer par la puissance publique des investissements d’infrastructures dans le but de multiplier leurs profits. Au lendemain du 14 janvier 2011, quelque 550 propriétés, 48 bateaux et yachts, 40 portefeuilles d’actions, 367 comptes en banque et environ 400 entreprises ont été confisqués à 114 personnes, dont l’ex-président, détentrices de ces biens représentant des actifs cumulés de 13 milliards de dollars, soit le quart du produit intérieur brut tunisien de 2011. Le retournement de la conjoncture interne et internationale a aggravé dès le début des années 2000 les effets cumulés de ces fragilités, à tel point que 2002 a pris l’allure d’un annus horribilis pour l’économie. Alors que le taux de croissance n’était jamais descendu audessous de 4 % depuis 1995, il a péniblement atteint 1,9 % cette année-là. À une saison agricole catastrophique est venue s’ajouter une baisse importante des recettes touristiques due au repli mondial du secteur après le 11 septembre 2001 et aux conséquences de l’attentat de Djerba. Durant la décennie 2000, le taux de chômage n’a cessé d’enfler pour atteindre officiellement 14 % de la population d’âge actif en 2009 – frôlant les 30 % chez les 18 à 29 ans selon certaines sources, et commençant à toucher les diplômés de l’enseignement supérieur dont près du quart selon les chiffres officiels et 45 % d’après d’autres 21 sources sont alors inemployés . Depuis l’indépendance, la généralisation de l’accès à l’instruction avait été une des clefs de l’ascenseur social ayant permis la formation d’une classe moyenne éduquée, et la population a longtemps cru en une méritocratie républicaine permettant aux enfants des familles modestes de changer de condition sociale. Mais la politique éducative de l’ère Ben Ali a davantage relevé de la démagogie que d’une amélioration générale du niveau d’éducation. Tandis qu’avec près de

400 000 étudiants pour une population de 10 millions d’habitants, elle a ouvert les portes de l’université à des cohortes de plus en plus nombreuses de jeunes issus d’un enseignement secondaire de moins en moins performant, elle n’a pas donné à un secteur universitaire au développement trop rapide les moyens des ambitions affichées. Pourvue de diplômes dévalués par la baisse du niveau de l’enseignement et ne correspondant pas aux besoins du secteur productif, une partie de la jeunesse exclue du marché du travail et privée de perspectives a rejoint les bataillons du soulèvement qui a fini par emporter le régime. Exaspérées par un népotisme devenu institutionnel et par un début de stagnation ayant des effets négatifs sur le pouvoir d’achat, les couches moyennes et populaires ont ainsi commencé à s’éloigner d’un pouvoir qui ne s’acquittait plus de sa part du contrat implicite passé avec la population selon lequel l’absence de liberté et l’empêchement à l’exercice de la citoyenneté étaient payées par une amélioration des conditions de vie et l’accès à la société de consommation. Dans cette atmosphère de désenchantement, la révolte du bassin phosphatier de la région de Gafsa peut être vue a posteriori comme une « répétition générale » de l’insurrection de la fin 2010. Cette zone dont les indicateurs sociaux révèlent la pauvreté, où le taux de chômage atteint le double de la moyenne nationale, abandonnée des investisseurs publics et privés, produit pourtant une des principales ressources du pays. Mais, en vingt-cinq ans, la modernisation de l’exploitation a diminué de 75 % le nombre des mineurs, réduisant de façon dramatique la principale source de revenu des habitants. En janvier 2008, les cités du triangle Metlaoui-Redeyef-Oum Laarayes – cœur du bassin minier – se révoltent à la suite d’embauches marquées par le favoritisme du principal employeur de la région, la Compagnie des phosphates de Gafsa. Pacifique, la protestation est pourtant

réprimée avec brutalité et le pouvoir reste sourd à la demande de justice qu’elle exprime. L’agitation a duré près de six mois malgré la condamnation des « meneurs » pour des motifs aussi graves que « la déstabilisation de l’ordre républicain ». Outre sa longueur, plusieurs faits majeurs sont à noter dans le déroulement de cette révolte. À mesure que les hommes ont été arrêtés, les femmes ont pris la relève, permettant la poursuite du mouvement. Rapidement, l’ensemble des associations de défense des droits humains et des formations de l’opposition se sont mobilisées pour le soutenir, y compris financièrement, lui donnant ainsi la possibilité de durer malgré la répression. Enfin, alors que la direction nationale de l’UGTT n’a pas échappé à la mainmise du pouvoir sur toutes les organisations de masse et qu’elle a gardé le silence, les responsables locaux du syndicat ont vite rejoint les protestataires, annonçant une fracture entre dirigeants nationaux et régionaux de la vieille centrale qui va aller s’approfondissant durant les dernières années du régime. Soucieux de calmer la tension, le chef de l’État gracie les condamnés le 7 novembre 2009, jour anniversaire de son arrivée au pouvoir devenu fête nationale. Mais il est alors bien tard pour restaurer une légitimité qui n’a cessé de s’effriter. Sous l’apparence de la légalité constitutionnelle, les élections de 2009 – gagnées avec un score légèrement inférieur à 90 % par un président croyant ainsi donner l’illusion d’un scrutin démocratique – ont irrité jusqu’aux partenaires les plus fidèles de la Tunisie, provoquant une ferme protestation du Département d’État américain. Quant à l’agitation dans les régions défavorisées, elle ne cesse plus. Les caciques du régime restent toutefois sourds à ces mises en garde qui se multiplient.

LES INGRÉDIENTS D’UNE FIN DE RÉGIME

Ayant transformé l’État autoritaire en État policier au sens propre du terme, c’est-à-dire gouverné non par la politique mais par sa police, l’ayant privatisé au profit d’un clan qui en a fait sa propriété, Zine El Abidine Ben Ali et le cercle dirigeant ont cru pouvoir mater les contestations à l’œuvre dans tous les secteurs de la société, sans voir que leur addition préparait leur convergence. Au mécontentement politique et aux frustrations sociales est venue s’ajouter dans la seconde moitié des années 2000 une effervescence culturelle portée par une jeunesse bien différente de celle qui avait applaudi vingt-trois ans auparavant l’arrivée à la magistrature suprême de « l’homme du 7 Novembre ». Condamnée dans sa majorité à une instruction au rabais mais massivement éduquée, formée dans la révérence à des valeurs religieuses et identitaires mais grandie dans un environnement plus sécularisé que celui de ses voisins, cloîtrée dans un pays ne lui offrant guère de perspectives d’accomplissement mais ouverte sur le monde et adepte des réseaux sociaux, elle s’est emparée des nouveaux outils mis à sa disposition par les technologies de la communication pour explorer des territoires où sa colère pouvait s’exprimer. Les dernières années du régime voient ainsi fleurir une scène artistique, théâtrale, plastique, musicale, dont les productions narguent le pouvoir et se jouent de ses tentatives de faire taire ces nouvelles voix. Chanteurs et chanteuses, blogueurs et blogueuses, 22 cyberdissidents , peintres en herbe du street art disent à leur manière iconoclaste les souffrances et les attentes de populations qui, de leur côté, n’hésitent plus à brocarder les hiérarques de l’entourage présidentiel. Dans les quartiers populaires pourtant quadrillés par les milliers d’indicateurs d’une police omniprésente, les cafés et autres lieux de sociabilité résonnent des critiques formulées contre les agissements de la « famille ». C’est le temps où les gens fredonnent

sans plus avoir peur les paroles contestataires de jeunes chanteurs et rappeurs devenus célèbres malgré le harcèlement dont ils font l’objet. En août 2010, moins d’un an après les élections d’octobre 2009, l’appel lancé à Ben Ali par nombre de thuriféraires à se représenter en 2014 – au mépris des dispositions constitutionnelles concernant la limite d’âge – sonne d’une certaine façon le glas de son règne en donnant aux Tunisiens le sentiment d’être définitivement piégés par un pouvoir vieillissant à l’immobilisme assumé. En outre, l’omniprésence de l’épouse du président et l’ambition qu’on lui prête de succéder le moment venu à son mari sont ressenties comme l’annonce du pire à venir. Couches populaires affectées par la panne économique, classes moyennes ayant cessé de croire en leurs possibilités d’ascension, élites intellectuelles lasses d’être tenues à l’écart de la chose publique, milieux d’affaires fragilisés par la kleptocratie familiale, jeunesse avide d’avenir et privée d’horizon, tous les segments de la société ont désormais à perdre dans la pérennisation du régime. Alors que ce dernier avait réussi jusque-là à gérer séparément les mécontentements venus de secteurs différents, son incapacité à répondre au moindre d’entre eux a aidé à leur conjugaison. En cette fin des années 2000, l’apparence de stabilité devient un leurre cachant de plus en plus mal la fragilisation d’un pouvoir désormais en sursis. Le 14 janvier 2011, la plupart des observateurs étrangers ont déclaré que sa chute était imprévisible et qu’elle faisait partie des surprises que réserve l’histoire au destin des peuples. Certes, nul n’aurait pu se hasarder à en prévoir la date quelques semaines avant que l’incendie ne se propage au pays. Ce qui a vite pris l’allure d’une révolution aurait pu avoir lieu un peu plus tôt, ou plus tard. Elle n’en était pas moins inscrite dans les chiffres de la désespérance sociale, dans la colère d’une population lasse d’être infantilisée, dans l’impatience d’une jeunesse pressée de connaître autre chose que la

dictature, bref dans une déconnexion devenue totale entre l’involution du pouvoir et l’évolution de la société. Sonne alors pour la Tunisie la fin d’une longue période ouverte avec l’indépendance et le début d’une autre, pleine d’inconnues, de promesses et d’inquiétudes, dont il faut maintenant décrire la naissance. La fin si soudaine d’un régime ne paraissant pas vraiment moribond s’explique par deux séries de causes qui se sont conjuguées pour faire e entrer la Tunisie dans le XXI siècle alors qu’elle semblait s’attarder dans e

le XX . Elles permettent également de comprendre pourquoi la période Bourguiba s’est close sur un passage de relais au sein de la couche dirigeante, même s’il a pris la forme d’un coup d’État, tandis que celle de Ben Ali a engendré une révolution. Malgré le monopole du pouvoir exercé par le premier, sa gestion éminemment politique de la chose publique a permis – en dépit de la répression – le développement d’une société politique qui s’est déterminée par rapport à ses choix, les endossant ou les réfutant selon les cas mais les discutant toujours, des réformes sociétales à celles de l’économie ou encore du rapport de l’État à la sphère religieuse. En revanche, les trente premières années de l’indépendance n’ont pas vu émerger de véritable société civile, hormis quelques associations apparues dans les dernières années du règne bourguibien. C’est que la Tunisie, durant ces trois décennies, a d’abord changé sociologiquement en s’urbanisant, en se scolarisant, en passant de la famille traditionnelle plurigénérationnelle à la cellule familiale nucléaire, en voyant les femmes se marier de plus en plus tardivement, faire de moins en moins d’enfants et entrer sur le marché du travail salarié, bref, en quittant la vieille société pour entrer dans un habitus nouveau. De cette société en devenir qui commence à sortir de son cocon dans les années 1980 naîtront dans les décennies suivantes de nouvelles formes d’organisation. En 1987 donc, quand Ben Ali ose

le parricide, il doit composer avec une intelligentsia politisée à l’extrême, en enrôlant certains éléments et en s’inspirant de leur corpus et en en renvoyant d’autres dans l’illégalité. Il lui aura fallu un certain temps pour démembrer cette société politique et dépolitiser par là même l’ensemble de la société, du moins si l’on enferme la chose politique dans les formes qu’elle a acquises dans la première moitié du e XX siècle. Paradoxalement en apparence, mais les deux phénomènes sont liés, cette désertification du paysage partisan – composé durant toute la période de partis croupions du pouvoir et de petites formations indépendantes tentant de survivre au harcèlement du régime – a facilité l’émergence de cette société civile dont il a tant été question après la révolution. Puisque le débat politique a cessé d’être à l’ordre du jour, le groupe hégémonique benaliste n’ayant d’autre programme que celui de sauvegarder son pouvoir et ses rentes par la surveillance généralisée de la population, la conquête des droits, de la citoyenneté, de la liberté et de la justice a été la seule revendication possible d’une société muselée. Certes, la quête de démocratie n’a pas été absente à l’époque bourguibienne, mais elle n’a pas été prioritaire à l’indépendance et a fait ensuite partie d’un ensemble de problématiques l’englobant et la dépassant. Dans la période suivante, elle a occupé presque seule l’espace de la revendication portée par de nouveaux acteurs en phase avec l’ère du temps. Mais, paradoxalement encore, la nature du pouvoir benaliste a eu deux types de conséquences divergentes. Du fait de la capture de l’État par des intérêts privés érigée durant vingt-trois ans en système, la corruption n’a pas seulement touché le domaine économique, elle a aussi gravement corrodé le corps social. L’évolution que l’on vient de décrire – soit l’émergence de nouvelles formes de prise en charge de la chose politique – s’est accompagnée d’un délitement du sentiment

d’appartenance à un collectif national lentement forgé depuis la fin du e XIX siècle et renforcé par la lutte de libération, et d’une dissolution du civisme abîmé par le retour à des solidarités locales et par le développement d’une société régie par l’informel, technique privilégiée de survie pour une partie de la population écartée du champ de la protection étatique. Ces nouvelles contradictions sont venues s’ajouter aux anciennes fractures pour composer un paysage sociopolitique inédit, une sorte d’alambic d’alchimiste dans lequel les Tunisiens et les Tunisiennes s’efforcent depuis 2011, avec des fortunes diverses, de reconstruire les bases de leur vivre-ensemble.

1. Voir supra, p. 308. 2. Aucune donnée officielle n’a comptabilisé le nombre de victimes de la bataille de Bizerte. 3. Voir supra, p. 374. 4. En 1961, Bourguiba a divorcé d’avec Mathilde, sa première femme française, pour épouser Wassila avec laquelle il entretenait une liaison depuis 1945. 5. On notera que, ce faisant, l’Algérie renoue avec une tradition de sa période ottomane au cours de laquelle elle a instrumentalisé les luttes de succession dans la Régence de Tunis pour y multiplier ses interventions. Voir supra, p. 170. 6. Équivalent de ministre jusqu’au début des années 1970 où le titre de ministre a été rétabli. 7. Terme forgé par la sociologie pour désigner les populations mal urbanisées des quartiers populaires périphériques issues de l’exode rural. 8. Voir supra, p. 393. 9. L’équivalent tunisien de la gendarmerie française. 10. Le changement est toutefois moins évident en arabe, le terme destour voulant dire constitution. L’appellation arabe du RCD comprend donc le mot destour.

CHAPITRE X

La révolution et après, une nouvelle séquence de l’histoire tunisienne Dans l’introduction de cet ouvrage, on a employé le mot révolution pour qualifier les événements de 2011, renvoyant à maintenant la justification du choix de ce terme. Si, par révolution, on entend un bouleversement radical des paradigmes sur lesquels fonctionne une forme de gouvernement et leur remplacement par des modalités nouvelles de gestion de la chose politique, alors c’est bien une révolution qu’a connue la Tunisie. En quelques jours, sous les yeux d’un monde médusé, les Tunisiens et les Tunisiennes se sont affranchis de la peur, semblant libérer du même coup l’ensemble du monde arabe de sa glaciation dictatoriale, suivis qu’ils ont été dans les semaines suivantes par les foules du Caire, de Benghazi, de Bahreïn, de Sanaa et de Deraa en Syrie. On sait ce qu’il est advenu de ce séisme dont les ondes de choc ont façonné la géopolitique mondiale contemporaine. Constatons pour notre propos que c’est un des pays les plus modestes du vaste monde arabe qui a donné le signal de ce bouleversement avant d’emprunter un itinéraire le distinguant une nouvelle fois de son environnement. De 2011 à 2015, date à laquelle nous arrêterons notre plongée dans son histoire longue, ses citoyens ont en effet tenté d’inventer un régime démocratique qu’ils n’ont jamais connu, et de jeter ainsi les bases d’un

nouveau type de fonctionnement politique. Y parviendront-ils ? Ce n’est pas à nous, à l’heure où nous écrivons, de répondre. Nous nous contenterons d’examiner ici ce qui a changé, et comment, et de décrire la façon dont les Tunisiens ont tenté au cours de ces années d’en terminer avec l’ordre installé à l’indépendance, autoritaire toujours, fossilisé dans les dernières années du bourguibisme et dévoyé par la pratique benaliste du pouvoir. Le 14 janvier 2014, une constitution a été adoptée, la seconde depuis l’indépendance, ouvrant la voie à l’instauration de ce que les Tunisiens appellent la deuxième république. En décembre 2014, des élections présidentielles et législatives ont eu lieu sous l’égide de cette nouvelle loi fondamentale, mettant constitutionnellement fin à la période de transition ouverte par la chute du régime de Ben Ali. C’est pourquoi nous avons choisi cette date comme conclusion de notre ouvrage. Certes, l’histoire ne s’est pas arrêtée alors, mais la relation de ce qui se joue depuis 2015 relèverait davantage de l’analyse de l’actualité que d’un véritable travail historique, qui demande un minimum de recul pour avoir quelque pertinence. La Tunisie, dit-on, est le seul pays de la région où le « Printemps arabe » n’a pas accouché d’un épouvantable hiver. Trop déterministe, la métaphore saisonnière prisée par nombre d’observateurs ne rend pas compte des processus complexes qui ont différencié les destins récents des pays arabes ayant tenté d’en finir avec les dictatures qui les emprisonnent depuis si longtemps. Tout au long de ce livre, on a inventorié les éléments d’une singularité qui a fait de la Tunisie ce qu’elle est, tout en en traçant les limites. Depuis 2011, cette singularité explique pour une grande part sa trajectoire atypique qui prend aujourd’hui plusieurs formes pouvant expliquer pourquoi le pays n’a pas sombré dans le chaos. On l’a dit, l’Afrique-Ifriqiya-Tunisie est un vieux pays aux frontières plus ou moins fixées depuis des siècles et qui

ne doivent pas grand-chose au découpage colonial, créateur d’entités hétérogènes aux composantes arbitrairement regroupées sous le vocable d’État. Cette ancienneté tunisienne, la possibilité qu’elle a offerte à ses habitants de s’ancrer dans une histoire bien antérieure à celle inaugurée par les puissances impérialistes, a sans doute joué en faveur d’une gestion jusqu’ici relativement pacifique des conflits intérieurs. Sa position géographique, certes importante puisqu’elle la situe à l’intersection des deux bassins de la Méditerranée, ne fait pas de son contrôle un enjeu stratégique majeur, ce qui l’éloigne des incendies moyen-orientaux. Dépourvue de ressources indispensables à la marche du monde, à l’écart des foyers de tension israélo-palestinien et araboiranien, elle n’intéresse donc que modérément les puissances, ce qui est aujourd’hui une protection de taille, leurs interventions dans cette région faisant davantage partie de ses problèmes que de leur éventuelle solution. Sa situation, toutefois, la met au contact d’autres menaces dont l’influence sur la donne intérieure n’est pas négligeable. La proximité de la Libye fait du sud du pays une zone hautement perméable à tous les trafics qu’abrite le voisin démembré par les guerres que s’y livrent des dizaines de milices concurrentes. Le SudOuest tunisien est en outre au contact de l’immense espace saharosahélien devenu lui aussi une vaste étendue échappant à tous les contrôles étatiques et livrée à un jihado-banditisme porteur de graves menaces. Dépourvue de politique africaine, affectée d’un provincialisme diplomatique inauguré sous l’ère Ben Ali, elle n’a guère de prise sur un environnement difficile, susceptible de fragiliser sa transition. Enfin, l’ingérence des acteurs extérieurs que sont les États pétroliers du Golfe arabo-persique dans les rivalités entre les forces politiques internes est une donnée qui l’a rendue perméable aux luttes

d’influence que se livrent ces monarchies dans l’ensemble du monde arabe et au-delà. Malgré cette porosité entre la Tunisie et son environnement régional, elle a été jusqu’ici géostratégiquement protégée du pire et intérieurement assez solide pour affronter l’inconnu, et a voulu renaître autrement après 2011. Ce cheminement s’est effectué en plusieurs étapes.

LE MOMENT RÉVOLUTIONNAIRE, JANVIEROCTOBRE 2011 Si la révolution a une date de naissance, celle du jour du départ précipité du président Ben Ali dans l’après-midi du 14 janvier, elle a commencé vingt-neuf jours plus tôt, dans la localité de Sidi Bouzid, au 1 Centre-Ouest du pays . Le 17 décembre 2010, un jeune vendeur de légumes du nom de Mohamed Bouazizi s’immole par le feu après qu’une policière, le soupçonnant d’avoir faussé sa balance, lui a confisqué sa marchandise. La nouvelle, d’abord passée inaperçue, fait le tour du monde à mesure que le pays tout entier s’enflamme à son tour. En effet, le jeune homme n’ayant pas survécu à ses brûlures, le suicide de Bouazizi le transforme très vite en martyr d’un régime l’ayant poussé à commettre son geste désespéré. À travers lui, tout un peuple est érigé en victime d’un pouvoir aveugle à ses difficultés et sourd à ses revendications. Différentes versions ont été données de la mort de ce héros malgré lui qui a successivement pris le visage de tous les laissés pour compte du pays. D’abord décrit comme un diplômé chômeur contraint de se faire marchand des quatre-saisons pour entretenir sa famille et devenu une figure à la dimension christique, il a ensuite été ramené à de plus humaines proportions, (re)devenant un jeune homme de condition modeste contraint d’être un débrouillard à la limite de la légalité pour joindre les deux bouts. Peu importe. L’intérêt de ces récits est qu’ils ont renvoyé chacun à leur tour l’image

que le pays se forgeait à différents moments de lui-même. En tout cas, au lieu de garder le statut d’un incident tragique comme quelques autres qui s’étaient produits au cours des mois précédents, cette mort a donné le signal d’une révolution. Parties de Sidi Bouzid où elles ont débuté dès le 18 décembre, les manifestations gagnent rapidement les localités voisines de Thala, 1 Regueb et Kasserine où les Brigades de l’ordre public tentent sans succès de les mater, malgré un usage systématique de la force et l’utilisation d’armes à feu qui font de nombreux morts parmi les manifestants, des jeunes pour la plupart, bientôt suivis par une bonne partie de la population. Dans ces régions de l’intérieur qui se sentent depuis longtemps abandonnées, l’agitation se transforme en quelques jours en insurrection. Très vite, des mots d’ordre politiques viennent s’ajouter aux revendications sociales d’abord exprimées par les foules en colère, et l’on entend dans les rassemblements les premiers « Ben Ali dégage ». Dans un premier temps, les autorités croient pouvoir cantonner l’agitation au Centre-Ouest en ratissant les villes et les villages de la région et en tentant de calmer la révolte par quelques gestes comme le limogeage du gouverneur de Sidi Bouzid. Mais, dès la fin du mois de décembre, elle gagne les cités côtières et change de nature pour prendre l’allure d’un soulèvement général contre le régime. Tour à tour, Nabeul, Hammamet, Sfax, Bizerte sont touchés. Une première manifestation a lieu à Tunis le 25 décembre, suivie d’une autre le 29. Si le mouvement a pu prendre une telle ampleur et se politiser aussi vite, c’est aussi que, dès les premières protestations, l’UGTT l’a pris en charge. Alors que la direction nationale demeure un temps muette, les sections locales jettent tout leur poids dans l’action, rendant ainsi à la centrale historique la fonction tribunicienne qu’elle n’a cessé d’avoir à chaque fois que des luttes sociales ont embrasé le pays. Avec les militants locaux, les antennes régionales des syndicats

de branche assurent la structuration d’un mouvement dont les débuts ont été spontanés et contribuent à lui donner la dimension nationale qu’il acquiert rapidement. Le 12 janvier, Sfax, la deuxième ville du pays, est paralysé par une grève générale. Tunis est déjà en état d’insurrection. Le 13 janvier, les affrontements se multiplient entre manifestants et forces de l’ordre dans la capitale où le couvre-feu est décrété. Prenant enfin la mesure de ce qui se joue, celui qui est encore pour moins de 24 heures le chef de l’État prononce à 20 heures une courte allocution à la télévision où il annonce des réformes radicales, promet d’instaurer le pluralisme et jure qu’il ne se représentera pas en 2014. Pour la première fois depuis deux décennies, des ténors de la société civile et de l’opposition sont invités à s’exprimer après lui. Mais il est trop tard. Une manifestation est programmée pour le lendemain matin devant le siège de l’UGTT, en plein centre-ville. Les quelques centaines de manifestants qui s’y rassemblent sont vite rejoints par des milliers d’autres et commencent à défiler sur l’avenue Bourguiba au bout de laquelle trône la sévère bâtisse du ministère de l’Intérieur, symbole d’un régime dictatorial où – depuis Bourguiba – des générations d’opposants ont été interrogés et bien souvent torturés. Des cortèges d’avocats et de médecins, dont les associations ont appelé leurs membres à gagner le rassemblement, rejoignent le défilé. Comme ailleurs dans de pareilles circonstances, cette séquence révolutionnaire qu’est en train de vivre le pays est le fruit d’une alliance momentanée de classes et de catégories socioprofessionnelles qui ont chacune, pour des raisons différentes, tout à gagner dans la chute du régime. Moment paroxystique, l’acte fondateur de la mise à mort de l’ancien est un 2 instant de réconciliation nationale . Rapidement, deux slogans s’imposent à la foule hétérogène qui hurle en chœur le fameux « Dégage » et « Le peuple veut la chute du régime ». On ne saurait être

plus clair. Les deux seuls symboles que se donnent les manifestants sont le drapeau et l’hymne national qu’ils libèrent, en quelque sorte, du rapt qu’avait commis sur eux la dictature. En début d’après-midi, les forces de l’ordre chargent la manifestation avec une surprenante violence compte tenu du discours présidentiel d’apaisement de la veille, dernière démonstration de force d’un pouvoir aux abois. Pendant que les manifestants pourchassés par la police antiémeutes s’éparpillent, laissant des blessés sur le pavé, les heures qui suivent sont nimbées d’un mystère que les différentes enquêtes menées depuis 2011 n’ont pas réussi à lever. L’on peut en effet se demander pourquoi le chef de l’État et une partie de sa famille ont fui aussi précipitamment aux alentours de 17 heures pour prendre un vol sans retour vers Riyadh, la capitale de l’Arabie Saoudite. L’armée a refusé de prêter main-forte au régime et les soldats ont à plusieurs reprises fraternisé avec les manifestants. Mais il n’est pas impossible que cette journée révolutionnaire ait également été le théâtre d’une tentative de coup d’État de la part du général Ali Seriati, chef de la garde présidentielle, le véritable bras armé du régime, qui aurait persuadé Ben Ali de quitter provisoirement le pays en attendant que la fièvre tombe. Dans le même temps, une fois apprise la fuite de ce dernier et en conformité avec l’article 57 de la Constitution, le président du Parlement Fouad Mebazaa – âgé de soixante-dix-huit ans et entré en politique à l’époque de Bourguiba – est chargé par le Conseil constitutionnel d’assurer l’intérim de la présidence de la République pendant soixante jours, au terme desquels doivent avoir lieu des 2 élections présidentielles et législatives. Mohamed Ghannouchi est maintenu au poste de Premier ministre qu’il occupe depuis onze ans. Ce haut fonctionnaire de formation, personnellement intègre, n’a pas été impliqué dans la répression mais n’a rien fait non plus pour freiner les dérives d’un pouvoir dont il connaissait parfaitement les rouages.

L’immédiat après Ben Ali est donc marqué du sceau de l’ambiguïté que quelques semaines incandescentes vont permettre de lever. C’est en effet entre le 14 janvier et le 27 février qu’ont été jetées les bases du changement de régime auquel aspire une majorité de la population. La fuite du dictateur est d’abord suivie par quelques jours d’ivresse de liberté, de promenades de foules joyeuses dans les rues de toutes les villes d’un pays brusquement propulsé à l’avant-scène de l’actualité mondiale. Les opposants exilés rentrent tour à tour, défenseurs des droits humains, militants de gauche et islamistes. Mais le régime chassé en quelques semaines par la rue n’a pas renoncé sans combattre et ses hommes de main – éléments de l’ancienne garde présidentielle et des milices des ex-familles régnantes – ont tenté durant plusieurs jours de semer le chaos pour empêcher toute possibilité de transition pacifique, jusqu’à ce que l’armée se substitue à une police encore peu sûre dans les tâches de maintien de l’ordre et neutralise les auteurs des troubles. Dès son installation le 17 janvier, par ailleurs, le premier gouvernement de transition est énergiquement contesté. Le nombre important de ministres ayant servi sous l’ancien régime conservés par Mohamed Ghannouchi conduit l’UGTT sollicitée à refuser d’y entrer et provoque la fureur d’une opinion convaincue qu’on est en train de lui voler sa révolution. Le 26 janvier, sous la pression de la rue, le Premier ministre congédie les caciques du pouvoir déchu. Mais, pas plus que le premier, son second gouvernement n’est accepté, la majorité de la population refusant de voir le groupe dirigeant qu’elle a renvoyé simplement remplacé par une équipe plus présentable. La colère monte dans une opinion ayant vite appris, après des décennies de silence, à manifester bruyamment son avis. Aux cris de « Ghannouchi dégage ! », la place de la Kasbah à Tunis, siège du premier ministère, est occupée pendant plusieurs jours par de jeunes manifestants venus pour la plupart des

régions intérieures. C’est dans ce désordre apparemment incontrôlable que se développe un débat de grande ampleur sur la nature du régime appelé à sortir de la transition. Après la dissolution du RCD par la justice début février, la majorité des forces politiques rejettent l’option de l’organisation rapide d’élections présidentielles et législatives pour demander la suspension de la Constitution de 1959 et l’élection d’une Assemblée constituante ayant pour mission d’élaborer une nouvelle loi fondamentale afin de refonder la République. Le parti islamiste, er légalisé le 1 février, est l’un des premiers à se prononcer en faveur de cette refondation, suivi par plusieurs petites formations militant comme lui pour l’instauration d’un régime parlementaire. Des associations depuis longtemps à la pointe de la contestation prennent également fait et cause pour cette solution. En peu de temps, les partisans d’une assemblée constituante deviennent majoritaires, pendant que la rue qui les soutient continue de réclamer le départ du Premier ministre. Le 25 février, un rassemblement de quelque 100 000 personnes, du jamais vu à Tunis depuis l’indépendance, le somme de démissionner. Le 27 février, Mohamed Ghannouchi démissionne. Le chef de l’État par intérim nomme aussitôt pour le remplacer Béji Caïd Essebsi, un homme de quatre-vingt-quatre ans ayant derrière lui une longue carrière politique. Plusieurs fois ministre sous Bourguiba qui fut son mentor, il s’est retiré en 1992 de la vie publique après avoir été président du Parlement dans les premières années de l’ère Ben Ali. Sa nomination montre qu’il aura fallu aller chercher un homme formé dans les années 1950 pour déminer le terrain, tant les vingt-trois ans de la présidence Ben Ali ont désertifié le paysage politique à la génération suivante. Dès sa prise de fonctions, le nouveau chef du gouvernement s’emploie à éteindre les brasiers en se ralliant, avec le président par intérim, à la solution de l’Assemblée constituante, et se

donne pour but de préparer les élections. Conçue d’abord comme un simple organe consultatif composé de juristes, la Commission des réformes politiques mise sur pied dans les derniers jours de l’ère Ben Ali est transformée en une « Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique » chargée de définir les modalités de l’élection de l’Assemblée constituante dans un contexte politique totalement bouleversé par la vague révolutionnaire. La brève histoire de cet organe dirigé par Yadh Ben Achour, juriste respecté pour son indépendance du temps de la dictature, résume le chemin parcouru par la Tunisie en quelques semaines à peine. Composée d’une commission d’experts et d’un conseil de quelque 150 membres réunissant les représentants de tout ce que le pays a compté d’oppositions à l’ancien régime – partis politiques, associations et personnalités indépendantes –, elle a fait office de février à octobre 2011 d’assemblée à la fonction à la fois politique et symbolique, et a jeté les bases du régime démocratique que les Tunisiens et les Tunisiennes tentent depuis lors de mettre en place. Durant ses sept mois d’existence, elle a modifié le code électoral, choisi le mode de scrutin proportionnel et procédé au découpage des circonscriptions, et nommé les membres d’une « Instance supérieure indépendante des élections » (ISIE) chargée de les superviser. Sous la pression d’une partie de ses membres dont de nombreuses femmes issues de la mouvance féministe, elle a également fait de la parité hommes-femmes sur les listes électorales une obligation légale, renforçant ainsi le particularisme tunisien dans ce domaine. Les élections sont fixées au 23 octobre 2011, et la classe politique prépare le premier scrutin démocratique depuis l’indépendance dans un contexte où l’agitation est devenue endémique. Partis, associations, représentants légitimes ou autoproclamés de toutes les catégories

socioprofessionnelles et des régions de l’intérieur érigées en gardiennes de la pureté révolutionnaire ont en effet découvert les ressources de la liberté d’expression et en utilisent tous les ressorts pour se faire entendre. Un nouveau vocabulaire, où les mots « dégage », « grève », « occupation », « sit-in », « manifestation », « dignité », « justice » sont 3 devenus des termes rois, remplace la langue de bois de la dictature . Derrière ce désordre, ou ce foisonnement, apparaissent quelques tendances lourdes appelées à structurer la vie politique post-électorale, au premier rang desquelles la montée en puissance du parti Ennahdha et l’émergence simultanée d’une importante mouvance salafiste, et l’aggravation des tensions socio-économiques qui ont pour première conséquence de faire apparaître au grand jour la fracture longtemps cachée entre les deux Tunisie de l’intérieur et du littoral. La longue répression qui a frappé le parti islamiste n’est pas parvenue à démanteler totalement ses structures qui se réorganisent rapidement et couvrent le pays d’un maillage serré. Durant les mois précédant les élections, les leaders d’Ennahdha délivrent à un électorat qu’ils veulent séduire des messages truffés d’ambiguïtés. D’un côté, sachant qu’un discours extrémiste risquerait de les couper d’une bonne partie des Tunisiens, ils se donnent publiquement comme modèle l’AKP turc avec lequel ils entretiennent des liens étroits, proclament leurs convictions démocratiques et tentent de rassurer l’électorat féminin en promettant de ne pas toucher au CSP que nombre d’entre eux avaient pourtant plus d’une fois stigmatisé. De l’autre, leurs éléments radicaux n’hésitent pas à tenir des propos incendiaires, promettant à la Tunisie l’avènement prochain d’un régime fondé sur leur lecture des préceptes de l’islam. Mais pour les deux pôles de la formation, celui qualifié de modéré et celui emmené par les durs, la réislamisation d’une société trop sécularisée à leurs yeux fait figure de priorité, et tous les deux sont pressés de refermer une « parenthèse » laïcisante étrangère selon

eux aux fondements de l’identité tunisienne. Sur les marges du parti émerge parallèlement une mouvance salafiste qui s’impose rapidement dans le paysage. Reprenant du service dès leur sortie de la clandestinité ou leur élargissement à la suite de l’amnistie générale décrétée le 19 février, ses éléments multiplient dès la fin du mois de janvier les attaques contre les femmes, tentent d’incendier une synagogue, lancent leurs assauts contre un cinéma et une chaîne de télévision coupables d’avoir programmé des films jugés iconoclastes, organisent d’imposantes prières de rues et réclament dans leurs manifestations l’instauration d’un État islamique. Tout en gardant une prudente réserve sur les agissements de ces franges extrêmes, les dirigeants d’Ennahdha ne cachent pas les affinités idéologiques qu’ils entretiennent avec elles et s’en servent comme d’une armée de réserve et un outil de réislamisation du corps social. Les débordements répétés de cette mouvance sont également utilisés par Rached Ghannouchi pour présenter son parti comme une formation de « juste milieu » face aux deux extrémismes qui menaceraient le consensus tunisien, le salafisme jihadiste – par opposition au salafisme non violent considéré comme acceptable – et les « extrémistes laïques », c’est-à-dire les partisans d’une séparation entre les sphères politique et religieuse. L’intrusion sur la scène politique de formations œuvrant à la confessionalisation d’une société travaillée en outre depuis des années par le soft power médiatique des monarchies du Golfe a eu pour conséquence de réactiver dans des proportions inédites le débat autour des questions identitaires et de la place de la religion dans l’espace public. Jamais depuis l’indépendance, même aux heures où Bourguiba portait à la pratique religieuse ses plus sérieux coups de boutoir, l’affrontement n’a été aussi vigoureux entre les tenants d’une tunisianité puisant au répertoire arabo-musulman sans en faire la source exclusive de l’identité et les partisans d’une

inclusion de la Tunisie dans le seul espace de la oumma islamique. Alors que le moment révolutionnaire – dans lequel la mouvance islamiste s’est signalée par son absence – a été areligieux, portant exclusivement des slogans de nature politique et sociale, les questions religieuse et identitaire occupent dès lors une place centrale dans les débats qui agitent la classe politique et la société civile. Cette centralité, qui atteindra son paroxysme sous le pouvoir sorti des urnes en octobre 2011, ne commencera à s’estomper qu’après la grave crise de l’été 2013 et la construction d’un laborieux consensus aboutissant finalement à l’adoption en 2014 d’une Constitution de compromis entre la partie laïcisante de l’opinion et sa composante islamiste. Recrutant leurs partisans ou leurs sympathisants dans toutes les catégories sociales, le mouvement islamiste et ses marges salafistes ont également renforcé leur implantation dans les zones défavorisées du pays et dans les périphéries populaires des grandes agglomérations dont les populations – à la fois sociétalement conservatrices et se voulant le cœur de la révolution – sont séduites par un langage radical répondant à leurs frustrations. Car cette première phase de la transition a fait apparaître au grand jour l’ampleur du clivage séparant les régions marginalisées et leurs prolongements démographiques des banlieues urbaines de la Tunisie « utile » relativement épargnée par la montée du chômage de masse ayant caractérisé les dernières années du régime de Ben Ali. L’unité nationale ayant eu raison de la dictature s’est rapidement fracturée devant l’hétérogénéité des revendications portées par des populations aux aspirations différentes. Tandis que les catégories supérieures des couches moyennes et les élites intellectuelles travaillent avant tout à un changement politique, c’est une révolution sociale que réclame la Tunisie intérieure d’où est parti le soulèvement. Très vite, ses habitants s’estiment floués par la tournure prise par la

transition. Ils veulent, et tout de suite, des emplois, des infrastructures, un mieux-être concret que l’État est bien incapable de leur apporter. C’est donc à lui que s’en prennent les jeunes laissés pour compte du bassin phosphatier en dissidence depuis 2008, du grand Sud travaillé depuis longtemps par des forces centrifuges, de la Tunisie centrale qui a donné le signal de l’insurrection. Si des événements plus ou moins violents secouent l’ensemble du pays depuis le 14 janvier, c’est dans ces régions que l’autorité de l’État est la plus contestée. Outre les revendications sociales d’une population décidée à réclamer sa part du gâteau national dont elle estime avoir été privée, ce sont tous les symboles de l’autorité qui sont visés. D’une ville à l’autre, les sièges des gouvernorats et des délégations, les tribunaux, les commissariats de police sont systématiquement saccagés. Les productions phosphatière et pétrolière concentrées dans le sud du pays sont périodiquement interrompues par des groupes de chômeurs exigeant du travail. Partagée entre la nostalgie d’un embryon d’État-providence – esquissé dans les premières décennies de l’indépendance puis laminé par la libéralisation de l’économie – et les vieilles traditions de rejet de l’autorité centrale, la population refuse les compensations que cette dernière lui propose. Débordé par la multiplication des mouvements, le gouvernement procède en effet à des milliers de recrutements dans les sociétés d’État et dans la fonction publique, accorde des indemnités de chômage, promet sans être cru de faire ce qu’il peut. Mais l’État a cessé d’être craint, il n’est pas non plus respecté et, comme elle l’a fait à d’autres époques, la majorité de la population de ces régions se situe dans une position d’extériorité par rapport à lui. C’est durant cette période que se tissent ou se renforcent d’autres réseaux de solidarité et d’autres opportunités économiques. Alors que la réalité économique et sociale de la tribu a depuis longtemps disparu, apparaissent un néotribalisme et des localismes mettant en

concurrence des groupes pourtant soumis aux mêmes contraintes mais qui voient dans la réactivation d’anciennes appartenances une garantie de sécurité. L’éclipse d’un État affaibli par le bouleversement révolutionnaire laisse également la place aux activités informelles qui explosent dans les zones frontalières de la Libye et de l’Algérie. S’y installe durablement une contrebande faisant vivre la population et prospérer des réseaux transnationaux liés à tous les trafics, des produits de consommation courante à la drogue et bientôt aux armes fournies aux groupes jihadistes qui commencent à occuper les zones montagneuses de l’Ouest. Ces nouvelles configurations ne disparaîtront 4 pas avec la fin de la transition . En attendant, bien que les régions intérieures ne pèsent plus que le tiers de la population totale du pays, la question régionale est elle aussi un élément central des débats qui agitent la Tunisie révolutionnaire.

LES ÉLECTIONS D’OCTOBRE 2011 ET LE GOUVERNEMENT DE LA TROÏKA La campagne pour les élections du 23 octobre se déroule dans cette atmosphère teintée à la fois d’euphorie, de colère, d’espoir et d’inquiétude. Chaque sensibilité politique, chaque fraction de l’opinion, chaque clan local ou régional croyant pouvoir peser dans le contexte inédit d’un scrutin à la proportionnelle, plus de 1 500 listes se disputent les 217 sièges de la Constituante. Touchant les dividendes de sa capacité d’organisation, du souhait des citoyens de donner sa chance à un mouvement paré de l’auréole du martyre et de l’éparpillement des autres forces politiques, le parti islamiste l’emporte avec une majorité relative de 89 sièges, insuffisante pour gouverner seul mais assez forte pour imposer son agenda aux deux formations qui le rejoignent afin de former une coalition. La première est le Congrès pour la République (CPR), dirigé par l’ancien militant des droits humains Moncef Marzouki, qui entretient depuis longtemps des liens étroits avec

Ennahdha, et a remporté 29 sièges. Plus étonnant aux yeux de l’opinion et de son propre électorat, le troisième pilier de cette Troïka – comme les Tunisiens l’appellent – est le parti Ettakatol (Regroupement) dirigé par Mustapha Ben Jaafar, de sensibilité socialedémocrate et membre de l’Internationale socialiste, qui a gagné 20 sièges. Les 79 sièges restants se répartissent entre une dizaine de formations et quelques listes indépendantes ayant échappé au laminage électoral. La gauche est représentée dans la nouvelle assemblée par le Pôle démocratique moderniste (PDM), héritier du Parti communiste, doté de cinq députés, et le Parti communiste ouvrier de Tunisie (PCOT), dernier avatar de l’extrême gauche des années 1970 qui a gagné 3 sièges. Avec 16 représentants, le Parti démocratique progressiste (PDP) dont le chef, Ahmed Najib Chebbi, a été un farouche opposant à la dictature, se veut lui aussi situé dans le 3 camp moderniste tout en cultivant un discours identitaire nationaliste et islamisant. Avec 26 sièges, une formation populiste nouvellement apparue dans le paysage et un petit parti libéral doté de quatre députés complètent le tableau d’une Assemblée dont l’hétérogénéité donne à Ennahdha et à ses supplétifs les quasi-pleins pouvoirs. L’Assemblée constituante ouvre ses travaux le 22 novembre. Hamadi Jebali, un des leaders historiques d’Ennahdha, est nommé chef du gouvernement tandis que Moncef Marzouki se voit octroyer le poste prestigieux mais largement honorifique de président de la République et Mustapha Ben Jaafar celui de président de l’Assemblée. De fait, la première loi votée par cette dernière portant sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics confère la réalité du pouvoir au gouvernement dirigé par le parti majoritaire. Débute alors la deuxième phase de la période de transition. Alors que la quasi-totalité des partis, à l’exception du CPR, s’étaient accordés avant les élections sur la nécessité de limiter à un an la durée de vie de

la Constituante pour éviter que la transition ne s’éternise, cette étape tumultueuse va durer jusqu’à l’automne 2013 et être ponctuée de crises faisant craindre un moment que la Tunisie ne s’enfonce dans le chaos. Au lendemain des élections, les dirigeants d’Ennahdha ont d’abord soufflé le chaud et le froid : d’un côté, ses porte-parole qualifiés de modérés se sont voulus rassurants, adressant un discours apaisant aux secteurs de la population éloignés de leurs convictions, tandis que de l’autre les représentants de l’aile dure se signalent par des propos résolument extrémistes. Très vite, cependant, le ton dominant est donné par le Premier ministre qui, peu après sa désignation, promet aux Tunisiens l’instauration d’un « sixième califat », avant de se reprendre devant le tollé soulevé par son propos. Pour la première fois depuis l’indépendance, une formation politique qui revendique une filiation idéologique explicite, l’islam politique, va exercer le pouvoir pendant deux années en consolidant son emprise sur la sphère gouvernementale, sur l’administration et sur les appareils sécuritaires, et en tentant d’imposer son projet à une Tunisie qui lui est de plus en plus rétive. Car, habités par leur volonté de transformer le pays dont – à peine sortis de prison ou rentrés d’exil – ils connaissent mal la complexité, les dirigeants islamistes ont confondu la profondeur du sentiment religieux des Tunisiens et le conservatisme d’une bonne partie du corps social avec une adhésion sans réserve à leur projet. N’ayant pas pris la mesure des effets d’une sécularisation relative mais réelle, ils ont sous-estimé l’attachement de la majorité de leurs compatriotes – en particulier des femmes – aux acquis d’une modernisation sociétale largement intériorisée. En ce e début du XXI siècle, si l’immense majorité des Tunisiens privilégie la dimension arabo-islamique de leur identité sur toutes ses autres composantes, elle n’est pas prête pour autant à être gouvernée par la

Charia ni à adopter les codes sociaux et comportementaux des pays où cette dernière règne en maître et dont elle se sent fort éloignée. Une double césure s’affiche vite entre les nouveaux gouvernants et la population. La première voit les secteurs sécularistes de l’opinion s’opposer frontalement aux tentatives du gouvernement et de ses troupes de concrétiser leur programme. Mais, à côté de cet affrontement prévisible, une autre faille apparaît entre islamo-salafistes et musulmans « tunisiens » qui refusent de se plier aux injonctions religieuses des premiers et de se voir imposer une version de l’islam qu’ils considèrent comme étrangère à leurs coutumes. Les liens étroits entretenus par Ennahdha avec le Qatar et l’ingérence de l’Émirat dans les affaires intérieures tunisiennes pendant le gouvernement de la Troïka accroissent la méfiance des Tunisiens peu disposés à voir leur pays transformé en protectorat d’une micro-monarchie dont les financements arrosent ses alliés de la galaxie islamiste. À l’opposé, la minorité totalement acquise au programme de l’islamisme est renforcée par une mouvance salafiste dont la radicalité – encouragée par une noria de prédicateurs venus d’Orient qui considèrent alors la Tunisie comme une terre de mission – peut tout de même paraître étonnante au vu du substrat sociologique dont elle est issue. S’il permet de l’expliquer partiellement, l’approfondissement des fractures sociales ne suffit pas à faire comprendre l’adhésion d’une partie de la jeunesse au radicalisme fondamentaliste, y compris dans ses versions les plus violentes. En effet, à partir de la transformation des contestations moyen-orientales en guerres ouvertes, de l’apparition sur le théâtre irako-syrien de l’organisation État islamique et, plus près des frontières 4 tunisiennes, de l’implantation d’antennes avancées de Daech en Libye, des milliers de jeunes Tunisiens vont rejoindre les terres du Jihad, au point que leur pays est celui qui a compté la plus forte proportion de

jihadistes au sein de sa population tout en étant le seul à ne pas avoir vu sombrer sa mutation politique dans un bain de sang. Sur ce chapitre, la période allant de novembre 2011 à juillet 2013 est la plus troublée qu’a traversée la Tunisie entre la chute de la dictature et les élections de fin 2014 marquant officiellement la fin de la transition. Outre les débats houleux autour du projet de constitution, elle se caractérise en effet par le renforcement de la mouvance salafiste ouvertement protégée par Ennahdha qui y puise une partie de sa base et ses hommes de main, et par l’apparition des premiers maquis jihadistes sur la frontière tuniso-algérienne à partir de 2012 qui, dans un premier temps, ne sont combattus qu’avec mollesse. D’autres ont dressé l’inventaire des affrontements qui ont secoué le pays durant cette période marquée par deux assassinats politiques, une première dans l’histoire récente depuis le meurtre de Salah Ben Youssef en 5 1961 . On en relatera ici les événements les plus marquants. Durant l’année 2012, les débats sur la Constitution sont dominés par la tentative d’Ennahdha de revenir sur ses promesses de campagne de ne pas toucher aux acquis modernistes de la Tunisie. Les rédacteurs islamistes du projet de loi fondamentale veulent y introduire une référence explicite à la Charia comme source de la législation, criminaliser « l’atteinte au sacré » et instaurer la notion de « complémentarité » entre les hommes et les femmes « dans le cadre de la famille » en lieu et place de l’égalité. Sur ces points, ils sont toutefois contraints de reculer face à la mobilisation de la société civile qui s’est traduite par d’imposantes manifestations et a été relayée à l’Assemblée par les représentants de l’opposition. C’est cependant la présence de plus en plus massive des salafistes dans l’espace public et la violence de leurs méthodes qui font alors craindre le pire. Dès novembre 2011, l’importante Faculté des lettres de la Manouba – dans la banlieue de Tunis – est le théâtre d’une offensive d’étudiants qui tentent de faire

autoriser le port du niqab, le voile intégral, interdit dans l’enceinte de l’université. Commence alors un long feuilleton qui va opposer le doyen et l’ensemble du corps enseignant aux groupes extrémistes tentant de prendre le contrôle du campus. En mars 2012, le drapeau noir des salafistes est brièvement hissé sur la faculté. D’autres universités sont le théâtre d’offensives analogues. Début 2012, la petite ville de Sejnane dans le Nord-Ouest a été investie par un groupe salafiste qui lui a brutalement imposé sa loi sans que les autorités ne réagissent, au point que la population a fait appel à la Ligue des droits de l’homme pour alerter l’opinion. Des imams extrémistes prennent le contrôle de dizaines de mosquées à travers le pays, dont beaucoup servent de centres de recrutement d’apprentis jihadistes prêts à rejoindre les théâtres de guerre du Moyen-Orient. En juin de la même année, une exposition de peintres contemporains jugés « offensants » pour l’islam est saccagée par des groupes de même obédience. En 2012 se constituent les « Ligues de protection de la révolution », véritables milices au service du parti majoritaire. Le paroxysme de cette violence est atteint le 14 septembre avec l’attaque de l’ambassade des États-Unis. Depuis plusieurs jours, le monde musulman est secoué par une vague de manifestations à la suite de la circulation sur la Toile d’un obscur film islamophobe. Le 12, l’attaque de la représentation américaine en Libye s’est soldée par le meurtre de l’ambassadeur, et le représentant de Washington à Tunis a demandé aux autorités un renforcement de la protection de ses locaux. Le 13, plusieurs chefs islamistes radicaux, dont le dirigeant de l’organisation jihadiste Ansar Charia, qui a désormais pignon sur rue, appellent à une marche sur l’ambassade pour le lendemain. Sans s’y associer, Ennahdha ne s’y oppose pas et elle est autorisée par le ministère de l’Intérieur. Des milliers de manifestants se dirigent le 14 vers l’ambassade dont la protection n’a pas été renforcée, saccagent les

bâtiments et pillent l’école américaine située à proximité. Quelques jours plus tard, le 17 septembre, Abou Iyadh, le chef d’Ansar Charia, officiellement recherché, échappe à la police sur ordre du ministre de l’Intérieur qui le laisse quitter sans être inquiété la mosquée de la capitale dans laquelle il s’est retranché. Un mandat d’arrêt ne sera lancé contre lui qu’un an plus tard. La collusion entre le parti majoritaire et les groupes extrémistes ne fait alors guère de doute, même si certaines de leurs actions gênent un gouvernement tenant à garder une image de respectabilité. Loin de s’atténuer, les violences s’amplifient durant la première moitié de l’année 2013. Elles débutent par une vague de destructions de mausolées soufis à travers le pays, qui provoquent la colère de larges secteurs de l’opinion profondément attachés à ces hauts lieux de l’islam confrérique réprouvé depuis toujours par les tenants des mouvances fondamentalistes de l’islam. L’indignation de nombreux Tunisiens devant le saccage d’une cinquantaine de mausolées montre une fois de plus la discordance entre les modalités locales de la pratique religieuse et une version de l’islam considérée par beaucoup comme une denrée d’importation. De latente, la crise devient ouverte à partir de février. Le 6 février, Chokri Belaïd, dirigeant nationaliste de gauche qui n’a cessé de dénoncer les dangers que fait peser la déferlante salafiste sur le pays et ses connivences avec Ennahdha, est criblé de balles en sortant de chez lui. Dans un pays où le meurtre ne fait pas partie des mœurs politiques, cet assassinat sonne comme un coup de tonnerre. Le 7, jour de son enterrement, l’UGTT décrète la grève générale et des centaines de milliers de personnes défilent partout pour dénoncer le crime et conspuer les dirigeants. Ayant pris conscience de l’ampleur du choc, le Premier ministre Hamadi Jebali annonce sa décision de former un nouveau gouvernement composé de personnalités non partisanes. Mais, désavoué par son parti qui tient à demeurer aux commandes, il

est remplacé par le ministre de l’Intérieur Ali Laareydh, lui aussi pilier historique d’Ennahdha. Alors que l’entourage du défunt accuse ce parti d’avoir commandité le meurtre, l’enquête bâclée sera close en 2014 par l’annonce de la mort de l’assassin présumé dans une opération antiterroriste. Tandis que les groupes jihadistes se renforcent aux frontières, le changement de gouvernement n’a rien résolu et la poursuite des violences fait craindre aux Tunisiens comme à leurs partenaires étrangers un embrasement général. Le 25 juillet 2013, jour anniversaire de la proclamation de la République, le député à la Constituante Mohamed Brahmi, lui aussi résolument anti-islamiste, est assassiné à son tour. Ce point d’orgue provoque une secousse qui, paradoxalement, contribue au bout de quelques mois à faire sortir le pays d’un engrenage mortifère. La situation est d’autant plus grave que les couches populaires sont de plus en plus affectées par la dégradation de leurs conditions de vie depuis les élections. À la panne de croissance résultant des soubresauts révolutionnaires a succédé l’amateurisme d’un gouvernement incapable de présenter un programme économique cohérent. En la matière, Ennahdha se caractérise par un mélange d’ultralibéralisme, de discours social d’inspiration religieuse et de type compassionnel, et d’appel au Qatar et à la Turquie, ses principaux alliés, priés d’investir dans le pays. Les membres d’une équipe gouvernementale pléthorique ont été choisis sur le critère du militantisme ou du népotisme plus que sur celui de la compétence. Alors que les touristes ont déserté la Tunisie et que les activités pétrolière et phosphatière sont affectées par des mouvements sociaux qui ont pour effet de réduire drastiquement la production, les équilibres économiques et financiers sont mis à mal en 2012 et 2013, la dette extérieure et les déficits se creusent, et le chômage stagne à plus de 16 % de la population active selon les chiffres officiels. Malgré les promesses réitérées des États occidentaux d’aider la Tunisie à

poursuivre une transition démocratique jugée exemplaire, les financements américains et européens – bien que non négligeables – demeurent en deçà des engagements pris. Les investisseurs privés étrangers hésitent pour leur part à s’implanter dans un pays qui voit sa situation sécuritaire se dégrader dangereusement. Sans paraître prendre la mesure de cette descente aux enfers, le parti au pouvoir a d’abord pour objectif d’asseoir son contrôle sur l’administration et de fidéliser sa clientèle en multipliant les recrutements dans le secteur public et dans les sociétés d’État et en distribuant subventions et prébendes à ses troupes qui entendent bien profiter de l’installation au pouvoir de leur formation pour en toucher les dividendes. Plus de 160 000 emplois ont été créés dans le secteur public entre 2011 6 et 2014 sans pour autant apaiser des revendications sociales attisées par la permanence d’un chômage de masse, surtout dans les régions intérieures où explosent les activités informelles. La tentative d’Ennahdha d’imposer son hégémonie sur le champ politique et sur la société a par ailleurs provoqué une recomposition du premier par la création d’un nouveau pôle regroupant la majorité des forces opposées au parti islamiste. En juin 2012 est en effet apparu sur la scène le parti Nida Tunes (L’Appel de la Tunisie) créé par Béji Caïd Essebsi, l’ancien Premier ministre de la transition de 2011, qui a su faire du rejet de plus en plus manifeste des islamistes un facteur de cohésion de la classe politique de sensibilité séculière. Sa rhétorique puisant explicitement aux sources bourguibiennes et proclamant son refus de la confusion entre politique et religion lui vaut le soutien de larges secteurs de l’opinion et de personnalités de la gauche qui participent à la naissance de la formation. La polarisation entre modernistes et islamistes poussée à l’extrême par l’assassinat de Mohamed Brahmi trouve ainsi un relais qui s’exprime avec force durant la crise ouverte le 25 juillet 2013.

LA CRISE DE L’ÉTÉ 2013 Cet assassinat a en effet mis le feu aux poudres et fait craindre que n’éclate un conflit civil auquel la Tunisie a jusque-là échappé. Les députés de l’opposition réclament aussitôt la dissolution de la Constituante et la formation d’un gouvernement de salut national. Dans la rue, les manifestations se multiplient pour les appuyer. Devant la montée de la tension, le président de l’Assemblée décide d’en suspendre les travaux jusqu’à ce qu’une solution à la crise soit trouvée. Pendant plus d’un mois, des milliers de manifestants se rassemblent chaque soir sur la grande place du Bardo jouxtant le siège du Parlement pour exiger la démission du gouvernement. Des sit-in analogues ont lieu dans de nombreuses autres villes du pays. Craignant que la Tunisie ne sombre à son tour, Washington et les capitales européennes poussent à la recherche d’un compromis, et une sortie de crise commence à s’esquisser à partir du mois de septembre. Plusieurs facteurs ont contribué à sa résolution. Sur le plan intérieur, la puissante UGTT s’est imposée comme un acteur central du vaste 7 mouvement anti-islamiste qui mobilise une bonne partie du pays . Mais si la pression de l’opinion, des partis de l’opposition emmenés par Nidaa Tunes et de la société civile séculière ont pesé pour amener Ennahdha à composer, la donne extérieure a également joué un rôle dans son évolution. En Égypte, profitant d’une large mobilisation populaire contre le président islamiste Mohamed Morsi, le général Abdelfatah Sissi a renversé le 3 juillet le chef de l’État élu démocratiquement mais qui avait outrepassé ses pouvoirs et, à la faveur de ce coup d’État, ramené les militaires à la tête du pays. Le contexte est certes différent en Tunisie dont la modeste armée a toujours été tenue à l’écart du pouvoir, contrairement à l’Égypte où elle ne l’a pas quitté depuis 1952. Mais Rached Ghannouchi a compris que le vent géopolitique régional a commencé à tourner en défaveur des

islamistes et a dû constater que son parti n’a réussi à s’imposer ni par l’accaparement des principaux leviers du pouvoir ni par la force. Un compromis qui éviterait à Ennahdha les affres d’une répression à l’égyptienne et lui garderait une place centrale sur l’échiquier politique lui apparaît alors comme la moins mauvaise des solutions. Pour les partis d’opposition comme pour la société civile, la priorité doit être donnée à la finalisation et à l’adoption de la Constitution dont la rédaction s’éternise et à la formation d’un gouvernement non partisan chargé de préparer les élections devant enfin ouvrir la voie à l’instauration de la deuxième république que les Tunisiens attendent depuis 2011. Au terme de longues tractations, quatre organisations jouant 5 chacune un rôle central dans la vie du pays, l’UGTT, l’UTICA , la Ligue des droits de l’homme et l’Ordre des avocats sont chargées en septembre d’organiser un « dialogue national » entre les forces en présence. Dans une feuille de route adressée aux partis politiques, le « Quartet » – comme est appelé cet attelage – propose une série de mesures destinées à mettre un terme rapide à la transition. La formation d’un gouvernement politiquement neutre, la reprise des travaux de l’Assemblée, la fixation d’échéances électorales permettant de mettre un terme à ses activités et la rédaction de la version finale de la Constitution en sont les principales. En dépit des réserves exprimées par leurs troupes, les dirigeants islamistes n’ont d’autre choix que d’accepter ces propositions en forme d’ultimatum. Dans le pays, la détestation d’Ennahdha a en effet atteint des sommets, ses leaders sont conspués dans les manifestations et des permanences du parti sont brûlées dans plusieurs localités. En outre, la multiplication des affrontements entre forces de l’ordre et commandos jihadistes, faisant de part et d’autre des morts, fait comprendre aux chefs d’un parti en perte de vitesse qu’il est temps de prendre des distances avec ses

franges extrémistes s’ils veulent rester des interlocuteurs crédibles aux yeux des Occidentaux et des acteurs politiques internes.

L’ADOPTION DE LA CONSTITUTION ET LE DERNIER GOUVERNEMENT DE TRANSITION Après des mois de laborieuses tractations entre les protagonistes réunis sans relâche par le Quartet, un gouvernement de technocrates dirigé par Mehdi Jomaa, un outsider de la vie politique, est constitué en janvier 2014 avec deux missions principales : lutter contre un jihadisme qui ne cesse de s’étendre et préparer les élections. Entretemps, une « commission du consensus » a été mise en place à l’Assemblée, chargée de trouver les termes d’un compromis constitutionnel acceptable à la fois par les islamistes et les forces séculières. Alors que les débats s’éternisaient depuis deux ans, la Constitution est enfin adoptée à une majorité écrasante des députés le 14 janvier 2014, trois ans après la chute de la dictature, et promulguée le 27 janvier. Deux faits majeurs sont à noter dans le processus qui a mené à cette adoption et dans le contenu même de la nouvelle loi fondamentale. Quels qu’aient été les déboires de la marche vers la démocratie dans laquelle s’est engagée la Tunisie depuis 2011, ses citoyens se sont mués durant deux années en acteurs de l’élaboration du texte constitutionnel. Dans toutes les instances collectives, partis politiques, centaines d’associations créées à la faveur de l’ouverture, dans tous les lieux de sociabilité publics et privés, les différents projets de constitution ont été discutés et chaque article problématique dûment pesé. Au-delà de la volonté de faire prévaloir un projet sur un autre, ces débats passionnés autour d’un texte engageant l’avenir du pays ont été marqués par un réalisme amenant les camps en présence à accepter la nécessité de tenir compte de la diversité des sensibilités et des affiliations idéologiques des Tunisiens. La longueur et le caractère collectif d’un débat dans lequel les questions cruciales ont été abordées

– de la nature du régime à venir à la place de la religion dans la vie publique et à la recherche d’un nouveau contrat entre l’État et les régions passant par l’abandon du centralisme – auront été une école d’apprentissage politique et un phénomène inédit dans la région et même au-delà. On a voulu voir dans cette aptitude à la discussion, si dure a-t-elle été, une manifestation de « l’exception tunisienne » qui a évité la guerre au pays. Il est vrai que le caractère tumultueux – mais demeuré relativement pacifique – de la transition et son épilogue négocié ont été le fruit d’une histoire dont on trouve les prémisses dès la fin du règne bourguibien. L’existence – au sein des intellectuels de sensibilité islamiste – d’un courant libéral dès les années 1980 regroupé autour du e mouvement 15/21 ayant pour objectif de réconcilier le XV siècle e

musulman avec le XXI siècle mondial a jeté les ponts d’un débat toujours houleux mais jamais rompu entre une partie de l’intelligentsia ayant l’islam pour référence et des intellectuels séculiers. Des personnalités appartenant au groupe 15/21 ont participé dès cette époque aux activités de la Ligue des droits de l’homme où, malgré de durs affrontements, se sont noués des liens réactivés à partir de 2011. 6 Le mouvement du 18 octobre 2005 a également laissé des traces dans les mémoires politiques et a été érigé, après la révolution, en exemple magnifié de la possibilité d’une entente sur un socle minimal de 8 principes démocratiques . Enfin, si une partie de l’opinion a fait sien le référentiel de l’islam politique transnational, y compris dans ses acceptions totalitaires, nombre d’analystes ont insisté sur la conversion partielle de la structure dirigeante d’Ennahdha à une tunisianité qui en aurait gommé les positions les plus clivantes. La mise à l’écart de ses membres les plus radicaux dès la fin de l’année 2013 et les concessions consenties pour faire coexister dans la Constitution des visions du monde contradictoires militent en faveur d’un tel constat. Il est vrai par

ailleurs que l’expansion mondiale du jihadisme et ses sanglantes retombées en Tunisie même où les attentats meurtriers se sont multipliés à partir de 2013 ont contraint Ennahdha à se démarquer clairement de l’extrémisme islamiste armé pour pouvoir faire partie du consensus interne et international s’étant donné pour priorité de le combattre. Mais sur le plan des idées, c’est-à-dire sur l’impératif de réislamisation de la société, les islamistes n’ont pas cédé sur l’essentiel, d’autant qu’une partie de leur base et un noyau dur en leur sein ne sont pas prêts à abandonner l’idéologie qui les a construits. Les centaines d’associations liées au parti qui maillent le pays avec une efficacité certaine continuent en outre à populariser un logiciel idéologique toujours ancré dans les fondamentaux de l’islam politique. Cette évolution – qu’elle ait été conjoncturelle ou le signal d’une véritable mutation –, la reprise par Béji Caïd Essebsi et son nouveau parti de l’héritage bourguibien ayant consisté à instrumentaliser la religion sans jamais rompre avec elle, et le constat fait par la gauche qu’elle ne pouvait tout obtenir, ont en tout cas montré la capacité des Tunisiens à s’entendre, au-delà de leurs divergences, pour éviter le pire. Et le pire a été évité au prix, il est vrai, de l’adoption d’un texte constitutionnel truffé de contradictions. D’un côté, en effet, la nouvelle Constitution garantit les droits fondamentaux des citoyens et des citoyennes, dont la liberté de conscience et l’égalité entre les sexes. L’article premier de la Constitution de 1959 a été maintenu, mais suivi d’un deuxième article insistant sur le caractère civil de l’État et d’un troisième faisant du peuple « le dépositaire de la souveraineté et la source des pouvoirs » sans aucune référence à une quelconque primauté de la loi religieuse. À côté de ces avancées majeures, la place de la religion a été confortée dans le nouveau texte dont le préambule contient – comme celui de 1959 – une référence explicite aux « enseignements de l’islam » et dont l’article 6 est un exemple des

contorsions auxquelles ont dû se livrer les constituants pour faire coexister des exigences antinomiques. Cet article postule en effet que « l’État est le gardien de la religion » et assure « la protection du sacré et l’interdiction de toute atteinte à celui-ci », tout en garantissant « la liberté de conscience et de croyance » et « le libre exercice des cultes ». Sur le plan de l’organisation des pouvoirs, la Constitution de 2014 rompt avec l’hypertrophie présidentialiste instaurée en 1957 en optant pour un régime parlementaire dans lequel le chef du gouvernement, devant appartenir à la majorité issue des urnes, détient l’essentiel du pouvoir exécutif. Mais, là encore, un compromis a prévalu entre parlementaristes et présidentialistes puisque le chef de l’État est élu au suffrage universel, cette double légitimité électorale étant toutefois source de brouillage des attributions entre les deux têtes de l’exécutif. Enfin, les constituants n’ont pas oublié qu’ils étaient issus d’une révolution dans laquelle les dimensions sociale et régionale ont joué un rôle majeur, et ils ont jeté dans la loi fondamentale les bases d’un processus de décentralisation garantissant aux populations – juridiquement du moins – l’exercice de leurs droits économiques, sociaux et environnementaux. Le déchirement de la Tunisie entre tropisme identitaire et aspiration à un universel séculier aura ainsi été gravé dans le marbre, et les rapports de force politiques auront seuls dans l’avenir la capacité de déterminer de quel côté du balancier penchera l’interprétation du texte constitutionnel. Après l’adoption de la Constitution, ce qui a valu au Quartet l’attribution du prix Nobel de la paix en 2015, cette fracture a toutefois semblé passer au second plan au profit de considérations plus immédiates. La préparation des premières élections législatives et présidentielles devant marquer le terme de la transition institutionnelle l’a cependant réactivée un moment avant que ne s’esquisse un compromis entre les deux partis dominant la scène politique.

Pendant les douze mois durant lesquels il est demeuré à la tête du pays, le gouvernement Jomaa a d’abord eu pour souci d’enrayer la dégradation des comptes publics. Mais un autre impératif s’est rapidement imposé à lui, celui de la lutte contre un jihadisme interne auquel la complaisance initiale du gouvernement de la Troïka, les ambivalences algériennes et la proximité du brasier libyen ont donné la possibilité de prospérer. Les maquis des massifs montagneux frontaliers de l’Algérie se sont consolidés grâce à cet environnement politique et géographique favorable jusqu’à oser quelques attaques spectaculaires. Le 27 mai 2014, le domicile du ministre de l’Intérieur Lotfi Ben Jeddou est attaqué à Kasserine, sa ville natale, provoquant en pleine ville de violents affrontements entre les forces de l’ordre et le commando extrémiste. Le 16 juillet suivant, en plein mois de ramadan, un commando attaque au lance-roquettes des miliaires au mont Chaambi, situé non loin de Kasserine et épicentre de l’implantation jihadiste, faisant quatorze morts parmi des soldats peu préparés à la lutte antiterroriste. L’endiguement du terrorisme devient dès lors une priorité du gouvernement et le restera après les élections de la fin 2014.

LES ÉLECTIONS D’OCTOBRE ET DE DÉCEMBRE 2014 Les élections législatives qui ont eu lieu en octobre, puis présidentielles qui ont suivi en décembre ont tracé, chacune à leur manière, un portrait contrasté de la Tunisie postrévolutionnaire. Les premières ont mobilisé deux appareils politiques hégémoniques dont l’un, Nidaa Tunes, fort du soutien des anciens réseaux destouriens, a surjoué la carte de l’affrontement idéologique pour mobiliser derrière lui les troupes modernistes, et l’autre, Ennahdha, a voulu garder un profil modéré afin de gagner les hésitants. Dès l’été 2014 cependant, les chefs des deux formations ont noué des contacts, officiellement pour assurer un bon déroulement du processus électoral, en réalité

pour s’échanger des garanties de sécurité en cas de victoire de l’un ou de l’autre. Les élections présidentielles en revanche, pour lesquelles Ennahdha n’a présenté aucun candidat, ont mis face à face Béji Caïd Essebsi, ce vieux professionnel de la politique, et Moncef Marzouki, président de la transition convaincu d’être bien placé pour renouveler son bail au palais de Carthage. Ce dernier, originaire d’un Sud largement acquis aux islamistes, n’a cessé de radicaliser son discours durant la campagne et de se rapprocher de la mouvance salafiste, espérant par cette stratégie rallier à sa candidature la base d’Ennahdha hostile au tournant modéré pris par ses dirigeants, tout en bénéficiant sur le terrain de l’appui de l’appareil du parti islamiste. Les deux élections se sont ainsi déroulées dans le contexte d’une extrême polarisation entre les pôles islamiste et séculier de l’arc politique. Déçu par les deux années de gouvernement islamiste, l’électorat donne en octobre une courte victoire à Nida Tunes qui l’emporte avec 86 sièges contre 69 à Ennahdha qui perd la majorité tout en conservant de solides positions. Pénalisés par leur participation au gouvernement de la Troïka, le CPR et Ettakatol ne recueillent que des miettes. À gauche, l’ancien Parti communiste, laminé par le vote utile des modernistes en faveur de Nida Tunes, disparaît de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) – nouveau nom donné au Parlement par la Constitution, tandis que le Front populaire rassemblant plusieurs petites formations d’extrême gauche et nationalistes arabes remporte 15 sièges avec moins de 4 % des suffrages grâce au scrutin proportionnel aux plus forts restes. La rhétorique incendiaire de Marzouki durant la campagne pour les présidentielles et sa proximité avec les ténors salafistes d’un côté, l’appel au vote utile de Caïd Essebsi pour faire barrage aux islamistes de l’autre, ont accentué en décembre la polarisation, confirmée par les résultats. Ayant remporté un tiers des voix au premier tour, Marzouki

perd honorablement au second avec 44,32 % des suffrages, et la large victoire de Caïd Essebsi avec 55,68 % des voix ne peut occulter l’ampleur du succès du perdant dans les régions déshéritées. La cartographie des résultats donne en effet une image précise du fossé qui s’est creusé depuis la révolution entre les deux Tunisie. Le littoral jusqu’à Sfax et le Nord ont largement voté Nida Tunes puis Caïd Essebsi tandis que tout le Sud et une partie du Centre-Ouest ont plébiscité Ennadha d’abord puis Marzouki dont le discours contestataire a porté ses fruits. Le laborieux compromis élaboré par la classe politique n’a donc pas permis de gommer la fracture entre les régions marginalisées et le pays utile, qui ira au contraire en s’aggravant après 2015.

LES INCONNUES DE L’AVENIR L’année 2015 ouvre une nouvelle période qui n’est pas close à l’heure où nous terminons cet ouvrage. Quatre ans après la chute de la dictature, au terme de ces années de soubresauts révolutionnaires, de recomposition du paysage politique, d’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux défis, la Tunisie est dotée d’un chef de l’État et d’une Assemblée élus pour cinq ans après une séquence électorale agitée mais marquée par une transparence laissant inaugurer un début d’appropriation des règles démocratiques. La sortie de la transition ne vaut pas pour autant une entrée dans une période de stabilité, et ce pays qualifié d’exemplaire par ses partenaires étrangers a encore un long chemin à parcourir pour réduire les fractures régionales et les inégalités sociales qui le minent, construire une économie rompant avec des modèles obsolètes incapables de le remettre à flot et voir émerger une nouvelle génération politique en phase avec les problèmes et les aspirations de la jeunesse de ce siècle. Sur le plan politique, et malgré ses promesses électorales, le nouveau chef de l’État a coopté Ennahdha au sein du gouvernement et

de l’appareil dirigeant, au grand dam des bases des deux mouvements moins disposées à la collaboration que leurs dirigeants. Cette cohabitation a été dans un premier temps dictée par une arithmétique électorale n’ayant pas donné de majorité stable à Nida Tunes, rassemblement hétérogène créé pour affronter les islamistes et qui, perdant sa raison d’être et miné par des querelles internes, a éclaté en 2015. L’improbable alliance entre deux partis que tout semblait opposer et entre leurs deux leaders s’est de ce fait transformée un temps en véritable cogestion qui a mis sous le boisseau l’affrontement autour des questions religieuses et identitaires. Cet apaisement aurait pu servir à régler des problèmes socio-économiques si graves qu’ils sont devenus susceptibles de compromettre l’avenir du pays. Cela n’a pas été le cas. À quelques voix dissonantes près, la classe politique tunisienne se caractérise par un manque de vision qui lui a fait poursuivre un modèle e de croissance ayant montré depuis la fin du XX siècle son obsolescence. Son incapacité à infléchir une trajectoire bloquée, ajoutée à l’explosion du clientélisme et de la corruption, a aggravé une situation socioéconomique marquée par une exaspération sociale croissante dans la partie marginalisée du pays. Le retrait de l’État peu performant, déficitaire et endetté, a laissé la place à une économie pudiquement qualifiée d’informelle pesant désormais plus de la moitié du produit national brut et contrôlée par de puissants réseaux dotés de relais jusqu’au cœur de la puissance publique. Pénalisée par un environnement géopolitique délétère, encombrée de partis politiques à la culture clientéliste, la Tunisie serait-elle en passe de voir échouer une expérience en tous points inédite ? L’absence de projet collectif capable de mobiliser une population désenchantée et le retour depuis 2015 du personnel et de certaines pratiques de l’ancien régime sont certes des signes inquiétants. Mais

arrêter l’analyse à ce constat équivaudrait à ne pas tenir compte de ce qui pourrait être l’essentiel. Depuis 2011, c’est une société en travail qui tente d’échapper aux lourdeurs du passé récent et qui manifeste par tous les moyens à sa disposition son refus de tout retour en arrière. Outre l’évolution politique, le profond changement culturel qui s’est opéré en quelques années fait penser que rien ne peut plus être « comme avant ». L’histoire ne s’est pas arrêtée dans un pays dont la population se cherche confusément un avenir vivable malgré un horizon brouillé par les incertitudes du court terme. Restons-en là dans la mesure où l’historien ne peut donner de sens à ce qui n’est pas encore advenu et laissons le dernier mot à Germaine Tillion : « On sait bien que l’événement doit avoir achevé son cours pour devenir “histoire”, et que par conséquent toute histoire vraie n’existe que par sa 9 conclusion, et commence par elle sa carrière historique . » Celle de la révolution tunisienne n’a pas encore commencé. 1. Équivalent des CRS français. 2. Sans lien de parenté avec le chef d’Ennahdha. 3. Nous devons expliquer l’utilisation fréquente dans ce chapitre des mots « moderniste » et « démocrate ». Ils recouvrent en réalité des catégories aux contours flous. Les partisans de l’ancrage de la Tunisie dans ce qu’on nomme communément la modernité ne sont pas tous, en effet, des inconditionnels de la démocratie, certains préférant la poursuite de l’expérience modernisatrice sous la houlette d’un régime autoritaire plutôt que de voir leur pays passer sous contrôle islamiste. À leur tour ces derniers, sauf à leurs marges, ne sont pas des partisans d’un « retour » à un passé islamique mythifié et sont davantage des réactionnaires que des conservateurs. En faire de purs passéistes ignorant le monde contemporain interdirait de comprendre l’attrait qu’ils exercent sur de larges segments de la population et de la jeunesse. Le vocabulaire est d’autant plus piégé que tous les opposants à la dictature, à quelque bord qu’ils aient appartenu, ont été qualifiés de « démocrates », y compris quand leur idéologie ne l’était pas, tandis que tous les adversaires des islamistes – quels que soient les

fondements de leur opposition – ont reçu l’appellation « modernistes ». Si les démocrates-modernistes sont sans conteste une composante du paysage politique tunisien, si l’affrontement entre des projets de société antagoniques est réel, les frontières entre les différentes affiliations sont plus poreuses que les facilités de langage ne le laissent entendre. 4. Acronyme de « l’État islamique en Irak et au pays de Cham ». 5. Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, syndicat patronal. 6. Voir supra, p. 434.

Conclusion On peut conclure une histoire portant sur un temps court auquel on a assigné un début et une fin. L’exercice est en revanche impossible au terme d’un voyage qui couvre trois millénaires. Le territoire, qu’on appelle depuis près de deux siècles la Tunisie, a tant de fois changé de parcours et de physionomie qu’il apparaît davantage en ce début de e XXI siècle lesté des lourdeurs du passé qu’emmené vers un avenir prédictible. Quelques constats ayant traversé ce livre constituent toutefois une sorte de fil d’Ariane qui permet – du moins nous l’espérons – de saisir la complexité de sa trajectoire. Il n’est pas fréquent qu’un pays aussi modeste par sa dimension, sa population et ses ressources ait eu de tout temps un rôle aussi stratégique dans sa région, et parfois au-delà. Cela peut forger une histoire. Celle de la Tunisie doit beaucoup, on l’a maintes fois souligné, à sa géographie qui a en partie déterminé son destin. Posée à l’Orient du Maghreb, elle en est depuis dix siècles la région la plus arabisée tout en faisant partie de cet Occident du monde arabe doté de ses caractères propres. Et on ne peut comprendre cette tunisianité dont on a tenté de saisir les contours si on oublie qu’elle est le fruit de rencontres multiples, parfois pacifiques, souvent conflictuelles, entre nord et sud, est et ouest de la Méditerranée, qui ont peut-être donné à la population de ce pays une aptitude particulière à la synthèse. Ses élites – modelées depuis des millénaires par l’urbanité – ont cultivé autant que faire se pouvait l’art du compromis, devenu un fondement

de leur pratique politique. L’époque contemporaine en a apporté plus d’une preuve où, de la conquête de l’indépendance à la transition ayant suivi le soulèvement de 2011, la négociation – c’est-à-dire la politique – l’a jusqu’ici emporté sur la guerre. L’histoire tunisienne n’en est pas pour autant irénique. Car si louable soit cette capacité collective à négocier, les compromis qui en jalonnent le cours ont toujours été le fruit d’arrangements entre les différents segments des couches dominantes. Les masses du pays profond, celui dont les villes ouvertes sur la mer ont toujours tenté de se protéger, ont pour leur part usé régulièrement de la dissidence et de la révolte pour se faire entendre des groupes hégémoniques. C’est en ce sens que la construction nationale de la Tunisie, entamée depuis si e longtemps, n’est peut-être pas achevée en ce début du XXI siècle. Car les fractures sociales y conservent un indéniable caractère régional compromettant cette tunisianité dont la majorité des citoyens sont fiers et mettent à mal une unité à laquelle ils sont par ailleurs fortement attachés. Les quelque 11 millions d’habitants que compte en 2018 le pays sont en fait confrontés à deux types de défis. Les uns puisent dans les héritages du passé en se manifestant sous des formes nouvelles. C’est le cas de la césure qui ne semble pas devoir se réduire – malgré les moments d’accalmie – entre les tenants d’une Tunisie ancrée dans une histoire où l’universel a sa place et les défenseurs d’une identité puisant au seul legs arabo-musulman. Malgré les victoires obtenues par les premiers, les seconds semblent dominer aujourd’hui dans une population qui a pour une bonne part adopté les codes sociétaux d’un e islam reformaté depuis la fin du XX siècle par les idéologues de l’islamisme. Par ailleurs, du fait de l’urbanisation, les ancestrales fractures régionales trouvent désormais leurs prolongements dans les agglomérations où elles ont achevé leur mutation en conflits de classes.

Les jeunes laissés pour compte, privés de perspectives d’avenir par une économie en panne incapable d’œuvrer à leur insertion, forment les bataillons de ces classes « dangereuses » tentées par le jihad ou par l’émigration vers une Europe qui n’en veut pas. Sommée de concrétiser une promesse démocratique qui a marqué e sa fracassante entrée dans le XXI siècle mais déchirée par des césures anciennes remises au goût du jour et des fractures nouvelles créées par un contexte économique national et mondial porteur de graves incertitudes, la Tunisie traverse depuis 2011 une période troublée dont personne, pour l’heure, ne peut prévoir la durée ni l’issue. Elle en a connu d’autres au cours de son histoire. Celle d’aujourd’hui pourra se clore à deux conditions, au moins. À l’extérieur, seul l’improbable retour à la paix des régions qui la bordent à son orient et à son sud éloignera une partie des menaces pesant sur son futur proche. À l’intérieur, il faut attendre qu’une nouvelle génération politique remplace celle aux commandes aujourd’hui, qui s’est révélée inapte à rendre acceptable le présent et surtout à penser l’avenir et à en jeter les bases. Celle-là, qui fait sur un nouveau terrain politique et social son apprentissage, devra tenter des synthèses nouvelles pour réinventer une fois plus, comme d’autres l’ont fait en d’autres temps, ce très vieux et très singulier pays. La tâche de la prochaine génération sera rude. Il lui faudra rebâtir une économie sinistrée en s’appuyant sur d’autres paradigmes que ceux du vieux clientélisme et du nouveau libéralisme, tous deux porteurs d’inégalités que la jeunesse de ce siècle n’est plus prête à accepter. Elle devra reconstruire un État aux fondations anciennes mais dont le délitement postrévolutionnaire met en danger la survie même. Mais outre ces urgences, pour mobiliser les Tunisiens autour d’un projet collectif qui les libérerait de leurs rancunes et de leurs désillusions, elle devra aussi relire l’histoire, porter sur elle un regard neuf débarrassé

des mythes qui l’enferment. « Le passé a eu lieu », a écrit quelque part Paul Ricœur, et l’effacer s’est toujours révélé plus difficile que ne l’ont cru ses contempteurs. Contrairement aux romans nationaux qui choisissent en elle ce qui convient à leurs prescripteurs, l’histoire est un tout. Ce tout a fait ce qu’est aujourd’hui la Tunisie. C’est ce tout que ses citoyens sont appelés à s’approprier pour mener à son terme le chantier encore inachevé de la construction d’une nation. Le voudront-ils ? Le pourront-ils ? L’historien n’a pas le pouvoir d’avancer des hypothèses. Il a, en revanche, celui de tenter une lecture aussi impartiale que possible de l’immense matériau que la succession des siècles a mis à sa disposition. C’est ce que nous avons voulu faire tout au long des pages qui précèdent. Nous espérons avoir réussi.

Notes Notes de l’introduction, p. 7 1. Émile-Félix Gautier, Le Passé de l’Afrique du Nord. Les siècles obscurs, Paris, Payot, 1964. 2. H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, 6471574, Tunis, Sud Éditions, 2005, chap. I : Hichem Djaït, « La conquête arabe et l’Émirat ». 3. On peut mesurer l’actualité de ce travail à la lecture, entre autres, de Sami Bargaoui, Hassan Remaoun (dir.), Savoirs historiques au Maghreb. Constructions et usages, Tunis, Diraset-Études maghrébines/CRASC, 2006. 4. Abdallah Laroui, L’Histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, Paris, François Maspero, 1975. 5. Pour reprendre l’expression de Hichem Abdessamad in « La périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, le bricolage et la patience », in Fatma Benslimane, H. Abdessamad (dir.), La Périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, Université Mohamed V Rabat-Agdal/Université de Tunis/Éd. Arabesques, Tunis, 2010. 6. C’est le cas de Mohamed Lazhar Gharbi : « L’historiographie tunisienne de la période moderne et contemporaine et son espace », in S. Bargaoui, H. Remaoun (dir.), Savoirs historiques au Maghreb, op. cit.

Notes du chapitre premier, p. 27 1. Sophie Bessis, « Elissa », in Cinq Tunisiennes dans l’histoire, Tunis, Elyzad, 2017. 2. Gilbert et Colette Charles-Picard, La Vie quotidienne à Carthage au e temps d’Hannibal. III siècle av. J.-C., Paris, Hachette, 1958.

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3. Voir Mohamed T. Barira. « La présence grecque à Carthage du V au e II siècles avant J.-C. », in Actes en hommage au doyen Mohamed Hedi Cherif, Les Communautés méditerranéennes de Tunisie, Tunis, Centre de publication universitaire/Université des lettres, des arts et des humanités de la Manouba, 2006. 4. L’expression « guerres romaines » est empruntée à Habib Boularès in Hannibal, Paris, Perrin, 2000. 5. H. Slim, A. Mahjoubi, K. Belkhoja, A. Ennabli, Histoire générale de la re Tunisie, t. I : L’Antiquité, Tunis, Sud Éditions, 2015, 1 partie, chap. IV. re 6. S. Bessis, Souhayr Belhassen, Bourguiba, Tunis, Elyzad, 2012 (1 éd. Jeune Afrique, 1988 et 1989). 7. Voir Gabriel Camps, Les Berbères. Mémoire et identité, Tunis/Arles, re Elyzad/Actes Sud, coll. « Babel », 2007 (1 éd. Les Hespérides, 1980). 8. Voir Charles Saumagne, La Numidie et Rome. Masinissa et Jugurtha, Publications de l’Université de Tunis, série Histoire/Paris, Puf, 1966. 9. Augustin, Explication de l’épître aux Romains, cité par Fr. Decret, Carthage ou l’empire de la mer, Paris, Seuil, 1977. 10. G. Camps, Les Berbères, op. cit.

Notes du chapitre II, p. 51 1. Sur l’inscription, voir G. Charles-Picard, J. Rougé, Textes et documents relatifs à la vie économique et sociale dans l’Empire romain, 31 avant J.-C.-225 après J.-C., Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, coll. « Regards sur l’histoire », 1969. 2. H. Slim, Ammar Mahjoubi, K. Belkhoja, A. Ennabli, Histoire générale e de la Tunisie, t. I : L’Antiquité, op. cit., 2 partie, chap. II. 3. Voir A. Mahjoubi, Les Cités romaines de Tunisie, Tunis, Société tunisienne de diffusion, 1972. 4. Ibid., chap. VIII : « L’architecture domestique ». 5. Paul Sebag, Histoire des juifs de Tunisie des origines à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1991. 6. Voir Mireille Hadas-Lebel, « Les juifs en Afrique romaine », in Histoire communautaire, histoire plurielle. La communauté juive de Tunisie, Actes du colloque du 25 février 1998 à la Faculté des lettres et

sciences humaines de La Manouba, Tunis, Centre de publication universitaire, 1999. 7. G. Camps, Les Berbères, op. cit.

Notes du chapitre III, p. 71 1. Pour l’état de la question, voir Houcine Jaïdi, « Tendances récentes e dans la périodisation relative à l’Histoire du Maghreb antique (III e VII s.), in F. Benslimane, H. Abdessamad (dir.), La Périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, op. cit. 2. Serge Lancel, « La fin et la survie de la latinité en Afrique du Nord. État des questions », Revue des études latines, LIX, 1981. Cité par A. Mahjoubi, « Survivance du latin et de la culture antique au Maghreb », Leaders, 13 janvier 2017. 3. É.-F. Gautier, Genséric roi des Vandales, Paris, Payot, 1932. 4. Pierre Salama, « De Rome à l’islam », in Unesco, Histoire générale de l’Afrique, t. II : L’Afrique ancienne, Paris, Jeune Afrique/Stock/Unesco, 1980, chap. XIX. 5. Voir Yves Modéran, « La renaissance des cités dans L’Afrique du e VI siècle d’après une inscription récemment publiée », in Claude Lepelley (dir.), La Fin de la cité antique et le début de la cité e médiévale. De la fin du III siècle à l’avènement de Charlemagne, Actes du er colloque tenu à l’université de Paris X-Nanterre, 1 -3 avril 1993. 6. H. Slim, A. Mahjoubi, K. Belkhoja, A. Ennabli, Histoire générale de la e Tunisie, t. I : L’Antiquité, op. cit., 3 partie, chap. III. 7. Voir au sujet du caractère tardif des sources Charles-André Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, t. II : De la conquête arabe à 1830, Paris, e Payot, 2 éd. 1952, chap. I. Sur la rareté des sources documentaires et leur fiabilité, le point a été fait plus récemment par Christophe Picard : e « Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (VII e XII siècle) : le contexte documentaire », in Dominique Valérian (dir.), e Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (VII e XII siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Bibliothèque historique des pays d’Islam », 2011. 8. G. Camps, Les Berbères, op. cit.

9. H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, op. cit., chap. I : H. Djaït, « La conquête arabe et l’Émirat ». 10. Faouzi Mahfoudh : « Itinéraire d’un affranchi aghlabide : Kahalef, un constructeur hors pair 818-867 », in Actes en hommage au doyen Mohamed Hedi Cherif, op. cit. 11. Voir Fathi Bahri : « Les Adjam al-balad : une minorité sociale e e d’origine autochtone en Ifrîqiyya aghlabide (III -IX s.) », in Henri Bresc et Christine Veauvy, Mutations d’identités en Méditerranée. Moyen Âge et époque contemporaine, Paris, Bouchene, 2000.

Notes du chapitre IV, p. 93 1. G. Camps, Les Berbères, op. cit. ; Jean Despois, L’Afrique du Nord, Paris, Puf, coll. « Colonies et empires », 1949. 2. Voir Mohamed El Aziz Ben Achour, « Une relation méditerranéenne deux fois millénaire : la Tunisie et la Sicile », Leaders, 5 février 2017. 3. H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, op. cit., chap. II : Mohamed Talbi, « L’Ifriqiya à l’époque aghlabide ». 4. Voir D. Valérian, « La permanence du christianisme au Maghreb : l’apport problématique des sources latines », in D. Valérian (dir.), Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval, op. cit. 5. H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, op. cit., chap. III : Farhat Daachraoui, « L’époque fatimide ». 6. Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, t. II : De la conquête arabe à 1830, op. cit. 7. H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, op. cit., chap. IV : Abdelmajid Dhouib : « L’époque ziride ». 8. Yves Lacoste, Ibn Khaldûn. Naissance de l’histoire, passé du tiersmonde, Paris, La Découverte/Poche, 1998, chap. IV : « Le mythe de re l’invasion arabe », 1 éd. Paris, Maspéro, 1966. 9. Georges Marçais, La Berbérie musulmane et l’Orient au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1946. 10. É.-F. Gautier, Le Passé de l’Afrique du Nord, op. cit.

11. Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, t. II : De la conquête arabe à 1830, op. cit. 12. Jean Poncet, La Colonisation et l’agriculture européennes en Tunisie depuis 1881. Étude de géographie historique et économique, Paris/La Haye, Mouton & Co, 1962. 13. Voir La Geste hilalienne, version de Bou Thadi (Tunisie), recueillie, établie et traduite de l’arabe par Lucienne Saada, Paris, Gallimard, 1985. 14. Voir Tariq Madani, « De la campagne à la ville : échanges, exploitation et immigration dans le Maghreb médiéval », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (REMMM) 126, Mohamed Ouerfelli et Élise Voguet (dir.) : Le monde rural dans l’Occident musulman médiéval, novembre 2009. 15. Voir Mohamed Tahar Mansouri, « Les Ulamas et la propriété er e e e foncière en Ifriqiya, I -III siècle/VII -IX siècle », REMMM 126, op. cit. 16. Pour la période postérieure aux invasions hilaliennes, les arabisants peuvent consulter Mohamed Hassan, al-Madîna wa al-bâdiya bi ifrîqiya fi al-’ahd al-hafsi (La ville et la campagne en Ifriqiya à l’époque hafside), Tunis, Éd. de l’université de Tunis, 1999. 17. Y. Lacoste, Ibn Khaldûn, op. cit. 18. J. Despois, L’Afrique du Nord, op. cit. 19. Hady Roger Idris, in Encyclopédie islamique IV. Cité par L. Saada dans son introduction à La Geste hilalienne, op. cit. 20. Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, t. II : De la conquête arabe à 1830, op. cit., p. 116.

Notes du chapitre V, p. 129 1. Voir la description de Tunis sous les Hafsides in J. Binous, F. Ben Becher, J. Abdelkafi, Tunis, Tunis, Sud Éditions, 1985, première partie : « Tunis à l’ombre de ses remparts ». 2. L’expédition est racontée par le chroniqueur français de l’époque Jean de Froissart, in Les Chroniques, livre quatrième, chap. XIII : « Historiens et chroniqueurs du Moyen Âge », Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1952. 3. Voir H. R. Idris : « La société au Maghreb après la disparition des Almohades », in Unesco, Histoire générale de l’Afrique, t. IV : L’Afrique

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du XII au XVI siècles, Paris, Jeune Afrique/Stock/Unesco, 1980. 4. La politique des dynasties arabes, puis ottomanes, consistant à utiliser pour gouverner des élites politiques de condition servile dépourvues de base sociale locale a été analysée par M. El Aziz Ben Achour in L’Excès d’Orient. La notion de pouvoir dans le monde arabe, Paris, Erick Bonnier, 2015. 5. Voir H. Djaït, M. Talbi, E. Dachraoui, A. Dhouib, M. A. M’rabet, F. Mahfoudh, Histoire générale de la Tunisie, t. II : Le Moyen Âge, op. cit., chap. V : M’hamed Ali M’rabet, « L’Ifriqiya à l’époque hafside ». 6. On peut se référer, entre autres, à Y. Lacoste, Ibn Khaldûn, op. cit., à la préface de Vincent Monteil à La Muqaddima, Arles, Actes Sud, coll. e « Thesaurus Sindbad », 3 éd., 1997, à A. Cheddadi, Ibn Khaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard, 2006. 7. Histoire des derniers rois de Tunis d’après Marmol et Vermeyen, présenté par Jean-Pierre Vittu et Mika Ben Miled, Tunis, Éd. Carthaginoiseries, 2007 ; L’Afrique de Marmol, livre sixième : « Du royaume de Tunis », chap. XVI. 8. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à e l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1979, 4 éd., t. II, chap. IV : « Lépante ».

Notes du chapitre VI, p. 155 1. Mohamed Hedi Cherif, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn bin Ali, thèse de doctorat d’État, université Paris-Sorbonne, 1979. 2. F. Benslimane, « Le temps politique de la Tunisie “moderne”. Héritage et questionnements », in F. Benslimane, H. Abdessamad (dir.), La Périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, op. cit. Les arabisants pourront aussi se référer à sa thèse : Al-ardh wa alhuwiyya, nushū’ al-dawla al-turabiyya fī Tūnis (Territoire et identité, la formation de l’État territorial dans la Tunisie ottomane), Tunis, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, 2009. 3. Entre autres, Bertrand Badie, L’État importé. Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992. 4. Adbelhamid Henia, « Rapports du religieux et du politique à l’époque moderne 1574-1830 », in ACMACO (Association Club

Mohamed Ali de la culture ouvrière) & CEMAREF, Tunisie 2040. Le renouvellement du projet moderniste tunisien, Tunis, Sud Éditions, 2012. 5. Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Ali Mezghani, L’État inachevé. La question du droit dans les pays arabes, Paris, Gallimard, 2011. 6. M. El Aziz Ben Achour in L’Excès d’Orient, op. cit., première partie, chap. III : « Les traits constitutifs de l’État ». 7. Leïla Temime Blili in Sous le toit de l’Empire. Deys et beys de Tunis, t. II : Du pouvoir militaire à la monarchie, chap. V : « Territoire éclaté et pouvoir itinérant », Tunis, Script, 2017. 8. Sur l’influence andalouse en Tunisie à l’époque moderne, voir Miguel de Epalza, Ramon Petit (dir.), Études sur les Moriscos andalous en Tunisie, Tunis/Madrid, Instituto hispano-árabe de cultura/Centre d’études hispano-andalouses, 1973. 9. Voir Azzedine Guellouz, A. Masmoudi, M. Smida, Histoire générale de la Tunisie, t. III : Les Temps modernes, Tunis, Société tunisienne de diffusion, 1983, deuxième partie : Abdelkader Masmoudi, « La Tunisie e mouradite au XVII siècle ». 10. Ibid., troisième partie, A. Guellouz : « La Tunisie husseinite au e XVIII siècle ». 11. En particulier Lucette Valensi qui en fait le titre de la troisième partie de son ouvrage Fellahs tunisiens. L’économie rurale et la vie des e e campagnes aux XVIII et XIX siècles, Service de reproduction des thèses, université de Lille III, 1975, et Mustapha Kraiem in La Tunisie précoloniale, t. II, Économie, société, Tunis, Société tunisienne de diffusion, 1973. 12. A. Guellouz, A. Masmoudi, M. Smida, Histoire générale de la Tunisie, t. III : Les Temps modernes, op. cit., troisième partie, chap. II : A. Guellouz, « Le nouveau régime à l’épreuve ». 13. Voir M. H. Cherif, « Hommes de religion et pouvoir dans la Tunisie de l’époque moderne », Annales, 35/3-4, mai-août 1980. 14. Ibid. 15. Voir Ahmed Saadaoui, « Documents relatifs aux Européens de e e Tunis aux XVII et XVIII siècles », in Actes en hommage au doyen Mohamed Hedi Cherif, op. cit. 16. P. Sebag, Histoire des juifs de Tunisie, op. cit., chap.

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: « Sous les

16. P. Sebag, Histoire des juifs de Tunisie, op. cit., chap. V : « Sous les deys et les beys ». 17. A. Guellouz, A. Masmoudi, M. Smida, Histoire générale de la Tunisie, t. III : Les Temps modernes, op. cit., Mongi Smida : « La Tunisie e husseinite au XIX siècle », chap. I, « Crise des structures sociales et de l’économie traditionnelle ». 18. Abdelhamid Larguèche, L’Abolition de l’esclavage en Tunisie à travers les archives 1841-1846, Tunis, Alif/Société tunisienne d’études e e du XVIII siècle, 1990, et « La minorité noire de Tunisie au XIX siècle », in Fanny Colonna, Zakya Daoud (dir.), Être marginal au Maghreb, Paris, CNRS Éditions, 1993. 19. A. Larguèche, L’Abolition de l’esclavage en Tunisie…, op. cit. 20. Jean-André Peyssonnel, Voyage dans les Régences de Tunis et d’Alger, Paris, La Découverte, 2001, Lettre cinquième, 25 juin 1724. 21. Ibid., Lettre seconde, 20 juillet 1724. 22. In Charles Monchicourt, Relations inédites de Nyssen, Filippi et Calligaris, Paris, 1929, cité par André Raymond in Édition critique et traduction des chapitres IV et V d’Ibn Abi Diyaf, vol. II : Commentaire historique, partie notices bibliographiques, Tunis, Institut supérieur d’histoire du mouvement national (ISHMN)/Institut de rercherches sur le Maghreb contemporain (IRMC)/Éd. de la Méditerranée/Alif, 1994. 23. Ibid. 24. Selon L. Valensi qui fait état de chiffres différents selon les sources, Fellahs tunisiens, op. cit., première partie, chap. I : « Le nombre des hommes, leur distribution ds l’espace et les mouvements migratoires ». 25. Ibid. 26. Ibid., troisième partie, chap. I : « Les hommes : calamités e e démographiques aux XVIII et XIX siècles ». e e 27. Voir A. Zouari, « Tunisiens en Égypte aux XVIII et XIX siècles », in CNRS et Maison de la Méditerranée, Les Relations entre le Maghreb et le Machrek. Des solidarités anciennes aux réalités nouvelles, Actes de la table ronde du Groupement d’intérêt scientifique « sciences humaines sur l’aire méditerranéenne », Aix-en-Provence, novembre 1981, Cahier o n 6, Aix-en-Provence, IRM/Université de Provence, 1984. 28. Mustapha Kraïem, La Tunisie précoloniale, t. II : Économie, société,

28. Mustapha Kraïem, La Tunisie précoloniale, t. II : Économie, société, op. cit., chap. VI : « L’enseignement dans la Régence de Tunis ». 29. A. Guellouz, A. Masmoudi, M. Smida, Histoire générale de la Tunisie, t. III : Les Temps modernes, op. cit., M. Smida : « La Tunisie e husseinite au XIX siècle », chap. I, « Crise des structures sociales et de l’économie traditionnelle ». 30. M. H. Cherif, « Hommes de religion et pouvoir… », art. cité. 31. Voir A. Henia, « Les catégories temporelles de l’historiographie tunisienne à l’époque moderne », in F. Benslimane, H. Abdessamad (dir.), La Périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, op. cit. 32. François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (dir.), Dictionnaire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2015, sv. « Tunis ». 33. A. Guellouz, Histoire générale de la Tunisie, t. III : Les Temps modernes, op. cit., deuxième partie : « De la souveraineté ottomane à la domination française ». 34. A. Guellouz, A. Masmoudi, M. Smida, Histoire générale de la Tunisie, t. III : Les Temps modernes, op. cit., M. Smida : « La Tunisie e husseinite au XIX siècle ».

Note de la conclusion de la première partie, p. 205 1. Voir sur cette diversité, Lotfi Aïssa (dir.), Être tunisien. Opinions croisées, Tunis, Nirvana, 2014.

Note de l’introduction de la seconde partie, p. 209 1. Sana Ben Achour, « Aux sources de l’État moderne, des tanzimat au qânun al-dawla », in R. Moumni (dir.), L’Éveil d’une nation, Tunis, Éd. Officina Libraria, 2016.

Notes du chapitre VII, p. 213 1. L. Carl Brown, « Ahmed Bey, un monarque éclairé à l’aube de la Tunisie moderne », Les Africains, Paris, Jeune Afrique, 1977, t. 9. 2. M. Kraïem, La Tunisie précoloniale, op. cit., t. II, chap. IV : « Répercussions du renversement de la conjoncture sur l’économie de la Régence ». 3. A. Larguèche : « La minorité noire de Tunisie au

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XIX

siècle », in

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3. A. Larguèche : « La minorité noire de Tunisie au XIX siècle », in F. Colonna, Z. Daoud (dir.), Être marginal au Maghreb, op. cit. 4. André Demeersman, Aspects de la société tunisienne d’après Ibn Abi Dhiyaf, Tunis, Publications de l’Institut des belles-lettres arabes, 1996, chap. IV : « La tabaqa des Oulémas ». 5. F. Ben Slimane, « La Tunisie à l’ère des réformes précoloniales, le référent religieux et ses usages », in ACMACO, Tunisie 2040, op. cit. 6. Abdelmajid Guelmani, La Politique sociale en Tunisie de 1881 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1996, introduction au chap. I : « Refonte de la société et nouvelle régulation de l’ordre social ». 7. L. Valensi, Fellahs tunisiens, op. cit., troisième partie, chap. IV : « Une fiscalité dévorante ». 8. Voir Béatrice Slama, L’Insurrection de 1864 en Tunisie, Tunis, Maison tunisienne de l’édition, 1967, introduction : « Les causes de l’insurrection ». Cet ouvrage relate dans le détail le déroulement de l’insurrection. 9. Jean Ganiage, Les Origines du protectorat français en Tunisie (1861re 1881), Tunis, Berg Éditions, 2015 (1 éd. Paris, Puf, 1959). 10. Correspondances des archives du consul de Beauval au ministre Drouyn de Lhuys, cité par J. Ganiage in Les Origines du protectorat français en Tunisie, op. cit., chap. V : « L’insurrection de 1864 ». 11. B. Slama, L’Insurrection de 1864, op. cit., première partie, chap. III. 12. M. Kraïem, La Tunisie précoloniale, t. II, op. cit., chap. V, et J. Poncet, La Colonisation et l’agriculture européenne…, op. cit., chap. I : « La Tunisie avant l’intervention française ». 13. Voir L. Temime Blili, « Des beys et des réformes, entre cadre global et contingences locales », in R. Moumni (dir.), L’Éveil d’une nation, op. cit. 14. Safouat Al Ittibar bi mustawda al amsar wal aftar (La meilleure étude sur les cités et les pays) a été publié au Caire en 1884. 15. A. Guelmani, La Politique sociale en Tunisie de 1881 à nos jours, op. cit., introduction au chap. I. 16. Abdelkader Zghal, « Penser le projet moderniste tunisien », in ACMACO, Tunisie 2040, op. cit.

Notes du chapitre VIII, p. 259

1. Juliette Bessis, Maghreb. La traversée du siècle, Paris, L’Harmattan, 1997, deuxième partie, chap. IV. 2. A. Larguèche, « Les communautés et la ville : Tunis à l’époque moderne », in Actes en hommage au doyen Mohamed Hedi Cherif, Les Communautés méditerranéennes de Tunisie, op. cit. 3. Expression empruntée à J. Bessis in La Méditerranée fasciste. L’Italie mussolinienne et la Tunisie, Paris, Publications de la Sorbonne/Karthala, 1981, première partie : « La fixation de l’hypothèque italienne en Tunisie ». Sauf indication contraire, la plupart des données chiffrées sur la population italienne sont empruntées à cette thèse. 4. J. Ganiage, Histoire contemporaine du Maghreb de 1830 à nos jours, Paris, Fayard, 1994, chap. V : « La Tunisie de l’indépendance au protectorat 1830-1914 ». 5. Chiffres donnés par Adrien Salmieri, « La communauté italienne de e e Tunisie, milieu XIX -milieu XX siècle », in Actes en hommage au doyen Mohamed Hedi Cherif, Les Communautés méditerranéennes de Tunisie, op. cit. 6. Voir Béchir Tlili, Socialistes et Jeunes Tunisiens à la veille de la Grande Guerre (1911-1913), Tunis, Publications de l’université de Tunis, Faculté des lettres et sciences humaines, quatrième série « Histoire », vol. XVI, 1974. 7. Régence de Tunis, Protectorat français, Direction de l’agriculture, du e commerce et de la colonisation, Notice sur la Tunisie, 6 éd., 1909, Introduction. 8. J. Poncet, La Colonisation et l’agriculture européenne…, op. cit., deuxième partie : « La colonisation européenne et les campagnes de Tunisie jusqu’en 1914 ». 9. A. Guelmani, La Politique sociale en Tunisie de 1881 à nos jours, op. cit., première partie, chap. I : « Refonte de la société et nouvelle régulation de l’ordre social ». 10. Ali Mahjoubi, Les Origines du mouvement national en Tunisie, 19041934, Tunis, Publications de l’université de Tunis, Faculté des Lettres, 1982, première partie, chap. I. 11. P. Sebag, La Tunisie. Essai de monographie, Paris, Éd. sociales,

11. P. Sebag, La Tunisie. Essai de monographie, Paris, Éd. sociales, 1951, chap. V : « Les résultats économiques et sociaux de la colonisation ». 12. A. Guelmani, La Politique sociale en Tunisie de 1881 à nos jours, op. cit., deuxième partie, chap. I : « L’édification d’un État-providence colonial ». 13. Pour reprendre l’expression de Mustapha Kraïem dans Le Mouvement social en Tunisie dans les années trente, Tunis, Université de Tunis/Centre d’études et de recherches économiques et sociales, « Cahiers du Ceres, série Histoire », 2, 1984, Préface. 14. J. Bessis, Les Fondateurs. Index biographique des cadres syndicalistes de la Tunisie coloniale (1920-1956), Paris, L’Harmattan, 1985, Introduction. 15. Chiffres tirés de M. Kraïem, Le Mouvement social en Tunisie, op. cit. et J. Bessis, « Le mouvement ouvrier tunisien de ses origines à l’indépendance », in Maghreb. Questions d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2003. 16. Dans les pages suivantes, les informations ayant trait à la personne de Bourguiba sont tirées, sauf indication contraire, de S. Bessis et S. Belhassen, Bourguiba, Tunis, Elyzad, 2012. 17. La Tunisie martyre. Ses revendications, Paris, Jouve & Cie éditeurs, 1920. 18. Cité par Arthur Pellegrin in Histoire de la Tunisie depuis les origines jusqu’à nos jours, Tunis/Paris, SAPL, 1941, chap. XVIII : « Le Protectorat français de 1919 à 1940 ». 19. Voir J. Bessis in Maghreb. La traversée du siècle, op. cit., chap. V. 20. S. Bessis, S. Belhassen, Bourguiba, op. cit., chap. II. 21. Trad. fr. : Tahar Haddad, Notre femme. La législation islamique et la société, Tunis, Maison tunisienne de l’édition, 1978. 22. S. Bessis, S. Belhassen, Bourguiba, op. cit., chap. II. 23. Mohamed Sayah, Histoire du Mouvement national tunisien, Tunis, Centre de documentation nationale. Cette histoire monumentale en e 25 volumes est indispensable à la connaissance du XX siècle tunisien mais doit être lue avec la plus grande circonspection vu son absence évidente d’objectivité.

24. Voir sur cet aspect de la vie culturelle Hamadi Ben Halima, Un demi-siècle de théâtre arabe en Tunisie (1907-1957), Tunis, Publications de l’université de Tunis, Faculté des lettres et sciences humaines, sixième série « Philosophie, littérature », vol. VI, 1974. 25. Charles-Robert Ageron, « Les populations du Maghreb face à la propagande allemande », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, avril 1979. 26. Sur l’action de ce Bey, figure centrale du récit national tunisien, voir essentiellement Saïd Mestiri, Moncef Bey, biographie en deux volumes, Tunis, Arc Éditions, 1990, et J. Bessis, « Sur Moncef Bey et le moncéfisme. La Tunisie de 1942 à 1948 », in Maghreb. Questions d’histoire, op. cit. 27. Cité par S. Mestiri, Moncef Bey, op. cit. 28. Au sujet de la politique américaine en Afrique du Nord, voir ministère de la Défense, Actes du colloque international de Tunis sur « La deuxième guerre mondiale en Tunisie », Tunis, 2-14 octobre 1982, en particulier la communication d’Arthur L. Funk : « The United States and Tunisia during World War II » et J. Bessis : « La politique américaine en Afrique du Nord pendant la Deuxième Guerre mondiale », in Maghreb. Questions d’histoire, op. cit. 29. P. Sebag, La Tunisie…, op. cit., chap. V. 30. Abdesselem Ben Hamida, Le Syndicalisme tunisien de la Deuxième Guerre mondiale à l’autonomie interne, Tunis, Publications de l’université de Tunis, Faculté des lettres et sciences humaines, quatrième série « Histoire », vol. XXXV, 1989, chap. III : « La situation syndicale après-guerre ». 31. Voir Nourredine Sraïeb, « Les réactions tunisiennes à la guerre de Palestine de 1948 », in CNRS et Maison de la Méditerranée, Les Relations entre le Maghreb et le Machrek. Des solidarités anciennes aux réalités nouvelles, op. cit. 32. S. Bessis, S. Belhassen : Bourguiba, op. cit, première partie, chap. V.

Notes du chapitre IX, p. 357 1. Pour la contribution de l’enseignement à l’utilisation politique de l’histoire, voir Driss Abbassi, Quand la Tunisie s’invente, Paris, Autrement, coll. « Mémoires/Histoire », 2009.

2. Voir entre autres S. Bessis, S. Belhassen, Femmes du Maghreb. L’enjeu, Paris J.-C. Lattès, 1992 et I. Marzouki, Le Mouvement des e femmes en Tunisie au XX siècle, Tunis, Cérès Productions, 1993. 3. À propos d’un « féminisme d’État » en Tunisie, voir S. Bessis, « Le féminisme institutionnel en Tunisie », Clio, 9, 1999 : Femmes du Maghreb, Toulouse, Presses univesitaires du Mirail, 1999 ; S. Ben Achour, « Féminisme d’État : figure ou défiguration du féminisme », in Mélanges Mohamed Charfi, Tunis, Centre de publication universitaire, 2002 ; S. Bessis : « Bourguiba féministe. Les limites du féminisme d’État bourguibien », in Michel Camau, Vincent Geisser (dir.), Habib Bourguiba, la trace et l’héritage, Paris/Aix-en-Provence, Karthala, IEP, 2004. 4. H. Abdessamad, « Politique et religion dans la Tunisie postcoloniale. Bourguiba et l’invention d’un “modèle tunisien” », in ACMACO, Tunisie 2040, op. cit. 5. Ces données ont été principalement tirées de P. Sebag, Histoire des juifs de Tunisie, op. cit., et Histoire communautaire, histoire plurielle, op. cit. Voir également Abdelkrim Allagui, « Bourguiba et les juifs, 1930-1967 », in M. Camau, V. Geisser, Bourguiba, la trace et l’héritage, op. cit. 6. Citées par J. Bessis in Maghreb, la traversée du siècle, op. cit. 7. Voir Gilbert Grandguillaume, « L’arabisation au Maghreb et au Machrek », in CNRS et Maison de la Méditerranée, Les Relations entre le Maghreb et le Machrek, op. cit. 8. S. Bessis, S. Belhassen, Bourguiba, op. cit., chap. IX. 9. Ibid. 10. Tahar Belkhodja, alors ministre de l’Intérieur, en a raconté les péripéties dans ses Mémoires : Les Trois Décennies Bourguiba, Paris, Arcantères/Publisud, 1998, chap. VI : « Djerba ou le mirage panarabe ». 11. Expression empruntée à Pierre Moussa, Les Nations prolétaires, Paris, Puf, 1963. 12. Sur l’histoire de la collectivisation, voir Marc Nerfin, Entretiens avec Ahmed Ben Salah, sur la dynamique socialiste dans la Tunisie des années 1960, Paris, François Maspéro, 1974 ; Noura Borsali, Livre d’entretiens avec Ahmed Ben Salah, Tunis, 2008 ; Ahmed Ben Salah, Pour rétablir la

vérité. Réformes et développement en Tunisie, 1961-1969, Tunis, Cérès, 2008, ce dernier ouvrage étant un plaidoyer pro domo de l’ancien ministre. 13. Voir sur ce sujet M. Camau, V. Geisser (dir.), Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, Introduction. 14. Voir sur ce « feu vert » algérien l’interview de Kamel El Taïef, un intime de Ben Ali jusqu’en 1992 et l’un des organisateurs du coup in Tunisie numérique du 11 mars 2011. 15. Pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif dirigé par M. Camau et V. Geisser, Habib Bourguiba, la trace et l’héritage, op. cit. Cet ouvrage regroupe les communications du premier colloque international, réuni en 2002, sur Bourguiba et son legs et qui a mobilisé une quarantaine de chercheurs et d’acteurs politiques ayant travaillé sur le personnage ou ayant participé à son action. Durant la période de Ben Ali, plusieurs livres ont malgré tout été publiés, essentiellement par des hommes politiques. Outre ceux que l’on a cités, signalons celui de Béji Caïd Essebsi, Habib Bourguiba. Le bon grain et l’ivraie, Tunis, Sud Éditions, 2009. 16. Voir Lotfi Hajji, Bourguiba et l’islam, Tunis, Sud Éditions, 2004. 17. Voir, pour la description des obsèques, Amor Chadli, Bourguiba tel que je l’ai connu. La transition Bourguiba-Ben Ali, Tunis, Simpact, 2011. 18. Collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés, Notre voie vers la démocratie, recueil de déclarations de principes rédigé à la suite de discussions entre les partenaires du Forum du 18 octobre, Tunis, novembre 2007. Sur la signification et les répercussions de cette action, voir H. Abdessamad, La Gauche et l’Islam politique ou le conflit suspendu. Retour sur le mouvement du 18 octobre en Tunisie, Tunis, Nirvana, 2017. 19. Voir l’analyse d’Amor Belhedi, « Le mouvement moderniste tunisien et la question spatiale », in ACMACO, Tunisie 2040, op. cit. 20. Banque mondiale, Tout dans la famille. La capture de l’État en Tunisie, Washington, mars 2014. 21. Chiffre fourni par l’Observatoire national de la jeunesse au lendemain du 14 janvier 2011, cité par B. Hibou, H. Meddeb,

M. Hamdi, La Tunisie d’après le 14 janvier et son économie politique et sociale. Les enjeux d’une reconfiguration de la politique européenne, Copenhague, Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme, juin 2011. 22. Le documentaire Ouled Ammar (Les fils d’Ammar) relate le harcèlement dont ont été victimes les animateurs de réseaux sociaux dans les dernières années du régime. Le titre du film est une allusion au « 404 not found » qui s’affichait sur les écrans d’ordinateur quand les sites interdits étaient bloqués et surnommé « Ammar 404 » par les jeunes contestataires.

Notes du chapitre X, p. 447 1. Pour la relation détaillée de ces vingt neuf jours, voir JeanMarc Salmon, 29 jours de révolution. Histoire du soulèvement tunisien, 17 décembre 2010-14 janvier 2011, Paris, Les Petits Matins, 2016. 2. Voir Hassen Boubakri, « La brise des steppes… sur le littoral », La Lettre de l’IRMC (Institut de recherches sur le Maghreb contemporain), bulletin trimestriel, 5, janvier-mars 2011, dossier spécial Tunisie ; S. Bessis : « De l’utilisation du mot peuple dans les révolutions arabes. L’exemple de la Tunisie », in Michel Wieviorka (dir.), Le peuple existe-til ?, Auxerre, Sciences humaines, 2012. 3. Hédia Baraket, Olfa Belhassine, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie, Tunis, Cérès, 2016. 4. International Crisis Group, La Tunisie des frontières. Jihad et contrebande, rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, 148, 28 novembre 2013. 5. Plusieurs rapports et ouvrages ont été consacrés à cette question. On peut consulter le rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de l’International Crisis Group, 137, du 13 février 2013, Tunisie. Violences et défi salafiste. Les ouvrages en français ont pour la plupart été écrits par des auteurs anti-islamistes mais fournissent une chronologie précise des événements. Voir, entre autres, Habib Mellakh, Chroniques du Manoubistan, Tunis, Cérès, 2013 ; Jean Fontaine, Du côté des salafistes en Tunisie, Tunis, Éd. Arabesques, 2016 ; Nadia Chaabane, Chronique d’une Constituante, 2011-2014, Tunis, Déméter, 2018. 6. Mahmoud Ben Romdhane, Tunisie. La démocratie en quête d’État,

6. Mahmoud Ben Romdhane, Tunisie. La démocratie en quête d’État, Tunis, Sud Éditions, 2018, chap. III. 7. Voir Hèla Yousfi, L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête sur les syndicalistes en révolution, 2011-2014, Tunis/Paris, Karthala/IRMC, 2015. 8. Voir l’analyse de H. Abdessamad sur les héritages contrastés de ce mouvement in La Gauche et l’Islam politique, op. cit, conclusion : « Le bel avenir d’un échec ? ». 9. Germaine Tillion, Le Harem et les Cousins, op. cit.

Bibliographie La bibliographie sur trois millénaires de l’histoire de la Tunisie est évidemment considérable, en français comme en arabe et dans une moindre mesure dans d’autres langues. Je n’en donne ici qu’un aperçu très sommaire. Mon choix a obéi aux critères suivants : cet ouvrage s’adressant à des lecteurs francophones, je n’y ai pas inclus – à quelques exceptions près – l’abondante production en langue arabe, à laquelle j’ai eu partiellement accès grâce à l’aide d’amis qui ont pallié ma connaissance insuffisante de l’arabe écrit et que je tiens à remercier ici. Je n’ai pas mentionné non plus les documents de première main, archives, annuaires, correspondances, pour privilégier les ouvrages généraux accessibles au lecteur non spécialiste. Par ailleurs, quantité d’ouvrages étant mentionnés dans les notes, je n’ai pas jugé utile de les citer tous ici. Enfin, on pourra trouver modeste la bibliographie concernant la période postérieure à 1956. C’est que ma documentation a beaucoup puisé dans la presse, dans les revues et dans de nombreux rapports dont la mention en bibliographie aurait été fastidieuse. De plus, travaillant depuis une quarantaine d’années sur la Tunisie, j’ai utilisé ma documentation personnelle ainsi que les ouvrages et articles que je lui ai consacrés comme journaliste et comme chercheure, et n’ai pas voulu m’autociter trop souvent. Pour la période postérieure à 2011, les travaux de référence sont encore rares et ma relation des faits puise surtout dans le suivi quasi quotidien que j’en ai fait.

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Index Abbas, Farhat 327, 344 Abdel Malik 86 Abdelkader 228 Abdou, Mohamed 280 Abdulhamid II 233 Abdullah, Mahdi 12 Voir (voir Ubaïd Allah) Abou Abdallah 108 Abou Abdallah Mohamed Al Moustancir 135, 137-138, 145 Abou al-Hassan al-Châdhilî (Sidi Belhassen) 146 Abou Amr Othman 140, 147 Abou Bakr 139 Abou Farès Abdelaziz 140, 147 Abou Fath Al Mansour 112-113 Abou Hafs Omar 139-140 Abou Ibrahim Ahmed 91, 104 Abou Inan 139 Abou Ishaq 138-139 Abou Iyadh 468 Abou Manad Badis 113 Abou Mohamed Abdullah 134 Abou Saïd al-Béji 146, 176 Abou Yacoub Youssouf 125 Abou Yazid 110-111 Abou Youssouf Yacoub 125, 127 Aboul Abbas (1370-1394) 140, 142 Aboul Qasim (Al-Qa'im Bi Amrillah) 109, 111

Achour, Habib 339, 391, 393, 397, 399-401, 406 Adawiya (Al), Râba'a 146 Adel Bey 248 Agathocle 33 er Ahmed I Bey 173, 203-205, 209, 215-217, 219-220, 222-229, 232, 253 Ahmed II Bey 303 Alaric 75 Alexandre 28, 31, 35, 37, 43 Ali III Bey 245, 247, 264 Ali Azouz (Sidi) 175 Ali Bey II 171, 173-174, 187, 199, 204 Ali Pacha 169-172, 199 Al-Qa’im bi Amrillah 12 Voir (voir Aboul Qasim) Amina 184 Ammar, Habib 414 Antalas 78, 82 Antonin 65 Apulée de Madaure 64 Arcadius 75 Arfa (Sidi) 147 Aristote 36 Arslan, Chekib 281, 298, 318, 326 Atatürk 12 Voir (voir Kemal, Mustapha) Auguste (Octave) 37, 52-54, 56, 62 Augustin 48, 67-68, 70, 76-77 Averroès 12 Voir (voir Ibn Rochd) Bab Arrouj 151 Baccouche, Hedi 414 Baccouche, Slaheddine 348 Bach Hamba, Ali 280-282 Badra, Mohamed 345-347

Baïbars 133 Balâgh 91 Barbie, Klaus 329 Barca, Amilcar 34, 41-42 Barca, Asdrubal 37, 42 Barca, Hannibal 15, 34, 36-37, 42-44, 46 Bayram V, Mohamed 254 Beauval, Charles (de) 242, 246 Belaïd, Chokri 468 Belhaouane, Ali 320, 325 Bélisaire 79, 82 Belkhodja, Tahar 399-400 Ben Achour, Fadhel 340, 369 Ben Achour, Tahar 369 Ben Achour, Yadh 456 Ben Ali, Hussein 156, 167-171, 173-174, 176, 189 Ben Ali Zine El Abidine 359, 389, 400, 403, 412-421, 423-424, 427, 430-431, 435, 439, 441-444, 448-451, 453-454, 456, 459 Ben Ammar, Hassib 407 Ben Ammar, Tahar 351-352, 361, 364 Ben Ammar, Wassila 367, 385, 388, 399-400, 403 Ben Arous (Sidi) 147 Ben Ayed, Mahmoud 225-226, 229, 232 Ben Bella, Ahmed 355, 381, 383, 387 Ben Brik, Taoufik 429 Ben Choukr 166-167 Ben Dhiaf 12 Voir (voir Ibn Abi Diyaf, Ahmed) Ben Ghedahem, Ali 240, 244-245, 248 Ben Ismaïl, Mustapha 251 Ben Jaafar, Mustapha 462-463 Ben Jeddou, Lotfi 477 Ben Khalifa, Ali 261, 263 Ben Makhlouf, Ahmed (Sidi) 147 Ben Miled, Zohra 366

Ben Mrad, Bchira 367 Ben Mustapha, Khairallah 280 Ben Salah, Ahmed 342, 387, 391-392, 394-395, 397, 401, 408 Ben Slama, Mohamed 224 Ben Sliman, Sliman 318, 325 Ben Slimane, Fatma 156 Ben Youssef, Salah 312, 325, 329, 335, 342, 345-347, 349, 351-355, 359, 363, 380-382, 466 Ben Youssef Sidi Mohamed 327 Benjedid, Chadli 389, 424 Bismarck, Otto (von) 252 Blum, Léon 295, 313, 315, 336 Bologuin (Ziri) 111-112 Bonaparte, Napoléon 43, 199, 214 Bouazizi, Mohamed 450 Bouchoucha, Ali 280 Bougatfa, Habib 319 Boumediene, Houari 387, 389 Bourgade, François 221 Bourguiba, Habib 44, 211, 233, 257, 295, 297, 299, 304, 306-308, 310-313, 315, 317-318, 320-322, 325, 329, 332, 334-335, 341-356, 358-364, 366-367, 369-370, 373-384, 386-396, 399, 401, 403-404, 407, 409, 412-417, 423, 430-431, 443, 452-453, 455, 459 Bourguiba, Mahmoud 325 Bourguiba, M’hamed 308 Bourmont, Louis Auguste (de) 203 Bouzanquet, Albert 293 Bouzgarou, Chedlia 347, 367 Brahmi, Mohamed 469-470 Bréart, Jules Aimé 253 Brown, Irving 400 Burnet, Étienne 286 Caïd Essebsi, Béji 455, 470, 475, 478-479 Caïus Gracchus 51 Caligula 56

Cambon, Paul 264-266 Caracalla 61, 63, 72 Caton 44 César, Jules 51, 62, 70 Chaker, Hedi 347, 349 Chareh, Habiba 366 Charfi, Mohamed 423 Charles d’Anjou 136, 139 Charles Quint 133, 150-151, 153 Chebbi, Aboul Kacem 324 Chebbi, Ahmed Najib 462 Chedli Bey 352 Cheikh El Afrit 323 Chelbi, Ahmed 166 Chenik, Mohamed 328, 345-346, 348 Cherif, Ibrahim 167 Clauzel, Bertrand 203-204 Constant II 85 Constantin 69, 74 Cyprien 68 Daladier, Édouard 321 Darghout 12 Voir (voir Turgut Reïs) De Gaulle, Charles 327, 344, 380-381 Demeerseman, André 324 Denys d’Halicarnasse 27 Didon 27, 196 Dihya 12 Voir (voir Kahéna (la)) Dioclétien 68-69, 73-74 Dion Chrysostome 32 Donat le Grand 69 Doolittle, Hooker 327-328, 332 Doumer, Paul 305 Dragut 12 Voir (voir Turgut Reïs)

Driss, Rachid 330 Durand Angliviel, André 301 Durel, Joaquim 308 Echouk, Belgacem 165 Elissa 12 Voir (voir Didon) En Nasr, Mohamed 125 Er-Rachid, Mohamed 169, 171-172 Essadok Bey, Mohamed 217, 234, 240, 253, 261, 264 Essafi, Ahmed 301 Esteva, Jean-Pierre 325, 327-328, 330 Euldj Ali 152 Faraxen 74 Farhat 240-241 Farhat, Abdallah 400 Fassi (Al), Allal 343 Fatima 184 Faure, Edgar 347, 352 Ferry, Jules 252, 264 Finidori, Jean-Paul 292 Firmius 75 Flandin, Étienne 301 er François I 179 Frédéric II Hohenstaufen 135-136 Fronton 65 Gambetta, Léon 264 Garbay, Pierre 347 Gengis Khan 133 Genséric 77-78 Ghannouchi, Mohamed 454-455 Ghannouchi, Rached 410, 412-413, 419-420, 425, 458, 472 Giap, Vo Nguyen 350 Gildon 75 Giraud, Henri 331 Gnaoui, Belgacem 294-295

Grégoire 85 Guellaty, Hassen 282 Guiga, Bahri 306, 308, 312, 319, 321 Guillaume II 123 Guillon, Armand 313, 319, 321 Guizot, François 396 Hached, Farhat 293, 337, 339-342, 347-348, 391 Haddad, Tahar 292, 308, 324, 366, 418 Hadj, Messali 318 Hadrien 54, 60 Hammad 113 Hamouda Bey 163, 165 Hamouda Pacha 173-175, 178, 184, 187, 192, 199-201, 214, 249 Hannon 30 Hassan, Moulay 151-153 Hassine Bey 302, 326 Hautecloque, Jean (de) 346-349 Hayder Effendi 246 Héliogabale 66 Herriot, Édouard 304 Hildéric 78 Himilcon 30 Hitler, Adolph 315, 319 Honorius 75 Hugo, Victor 323 Hulagu 133 Hussein Bey II 173, 184, 202-204, 209, 217 Hussein de Jordanie 383 Hussein, Saddam 424 Husseini (Al), Hadj Amine 326 Ibn Abi Dinar 196 Ibn Abi Diyaf, Ahmed 196, 227, 230-232, 254-255 Ibn Affan, Othman 85 Ibn Al Aghlab, Ibrahim 99-100, 129 Ibn Al Forat, Asad 102

Ibn Ali, Abdel Moumin 124-125 Ibn Arafa al Whargammi, Abou Abdullah Mohamed 145 Ibn Badis, Al Moezz 113-114 Ibn Bologhine, Hammad 113 Ibn Charaf 114 Ibn Habib, Abderrahmane 98 Ibn Habib, Abou Saïd (Sahnoun) 102 Ibn Hadaïdi, Mu’awiya 85 Ibn Hafs, Abou Zakariya 125, 129, 134, 137-138, 146-147 Ibn Hafs Al Hintati, Abd al Wahid 125, 134 Ibn Hatim, Yazid 99 Ibn Ishaq Ibn Ghaniya, Ali 125 Ibn Jababir 139 Ibn Kaïs, Zouhaïr 86 Ibn Khaldoun, Abderrahmane 12, 76, 85, 87, 94, 116, 196 Ibn Khorassan, Abdelhaq 115 Ibn Manad, Ziri 111 Ibn Nafi, Oqba 84-86, 98 Ibn Nooman El Ghassani, Hassan 84, 86-88 Ibn Nusayr, Moussa 88 Ibn Rashiq 114 Ibn Rochd 127 Ibn Rostom, Abderrahman 98 Ibn Saad, Abdallah 85 Ibn Safwan, Handhala 98 Ibn Tafragin 139 Ibn Toumert, Mohamed 124-125 Ibn Ziyad, Tarik 88 Ibrahim II 101-102, 104-105 Idrisi (Al) 91 Isabelle la Catholique 131 Ismaïl 108 Jabarti (Al), Abd al Rahman 231 Jazia 117 Jebali, Hamadi 463, 468

148,

Jellouli, Baccar 200 Jomaa, Mehdi 473, 477 Jouini, Hedi 324 Juan d'Autriche 152 er Juba I 51 Jugurtha 15, 47 Juin, Alphonse 331 Julien, Charles-André 116, 313, 319 er Justin I 79 Justinien 67, 79, 81-82 Kaak, Mustapha 336 Kabadou, Mahmoud 219 Kaddafi, Mouamar 379, 388-389, 401 Kahéna (la) 21, 47, 84-88, 92, 117 Kallal, Abdallah 425 Karamanli 200 Karoui, Ali 294 Kemal, Mustapha (Atatürk) 297, 370 Khairallah, Chedli 306-307 Khatabi (Al), Abdelkrim 343 Khayreddine (Barberousse) 151-152 Khaznadar, Mustapha 225-226, 228-230, 232, 234, 236-238, 241-243, 248-250 Khéreddine Pacha 222, 226-227, 230-238, 249-252, 254, 258 Khodja, Ahmed 173 Khodja, Hussein 169 Khodja, Mustapha 174, 199 Kmar, Lella 302 Koceila 47, 84, 86 Laareydh, Ali 469 Labonne, Erik 321 Ladgham, Bahi 321, 325 Lakhoua, Hedi 328 Lasram, M’hamed 280 Laval, Pierre 316, 319, 321

Lavigerie, Charles 304 Lénine, Vladimir Ilitch 309 Logerot, François Auguste 253 Louis IX (Saint Louis) 136 Louis Philippe 220 Maccio, Licurgo 252 Magon 32 Mahdâwi (Al), Abdelaziz 146 Mahmoud Bey 173, 184, 201 Mahrez (Sidi) 146, 176 Mallal, Oum 114 Ma’moun (Al), Idriss 127 Manceron, François 293, 306, 308 Mansour (Al) (946-953) 110, 112 Mansour (Al) Yacoub 127 Marc Aurèle 65 Marc-Antoine 52 Marzouki, Moncef 462-463, 478-479 Mascezel 75 Masmoudi, Mohamed 387-389 Massinissa 43-44, 46-47 Mast, Charles 335 Materi (El), Mahmoud 306-308, 311-312, 319-321, 328 Materi (El), Sakhr 428 Mathô 41 Mebazaa, Fouad 453 Menchari, Habiba 308, 366 Mendès France, Pierre 350-351 Messadi, Mahmoud 342, 365 Mestiri, Ahmed 365, 394, 407-408, 410 M’hamed Bey 209, 217, 227-228, 234 Michelet, Jules 44 Millerand, Alexandre 302 Millet, René 280 Moezz (Al) 111 Mohamed (841-856) 102

Mohamed Ali 292 Mohamed Ali Pacha 215 Mohamed Ben Youssef (Sidi) 327 Mohamed El Habib Bey 303 Mohamed En-Naceur Bey 12 Voir (voir Naceur Bey) Mohamed Lamine Bey 331, 336, 364 Moncef Bey 240, 302, 326-328, 331-332, 334, 336, 364 Mons, Jean 335, 344-345 Montesquieu, Charles Louis (de) 44, 232 Montgomery, Bernard 326 Morsi, Mohamed 471 Mourad II 165-166 Mourad III 167 Mourad Bey 162-163 Mourot, Louis Albert Lucien 332 Mourou, Abdelfattah 419, 424 Moustancir (Al) (1035-1094) 113, 115 Msika, Habiba 323 Murphy, Robert 327 Mussolini, Benito 304, 309, 315-316, 318-319, 321 Mustapha Bey 203, 217 Mzali, Mohamed 377, 402, 409, 412 Naceur Bey Mohamed 302-303, 326 Napoléon III 236 Nasraoui, Radhia 430 Nasser, Gamal Abdel 353, 355, 380-383, 388 Nicolle, Charles 286 Nomane, Mohamed 282 Nouira, Hedi 295, 299, 317-318, 321, 325, 349, 388-389, 391, 396-398, 400-402, 435 er Othman I 133 Othman (calife) 85 Othman Bey 173, 201 Othman Dey 162-163

Ouertani, Manoubia 366 Ourabi Pacha 263 Pellegrin, Arthur 324 Périllier, Louis 345-346 Pétain, Philippe 327 Peyrouton, Marcel 287, 293-294, 309, 312-313 Philippe II 153 Philippe III 163 Philippe V de Macédoine 43 Phocas Nicéphore 111 Pierre III d’Aragon 139 Polybe 31 Pompée 51 Procope 80 Pygmalion 27 Pyrrhus 33 Rachid 240 Rachid (Al), Haroun 99 Raffo, Giuseppe 217, 232 Rahn, Rudolph 328, 330 er Ramdhan I Bey 162 Ramdhan Bey 167 Reagan, Ronald 385 Roches, Léon 228, 242 Roger II de Sicile 123 Rommel, Erwin 326 Roosevelt, Franklin D. 327-328, 333 Rostom 244-245, 247 Roustan, Théodore 251-253, 264 Saad (Sidi) 175 Saadaoui, Hassan 293, 337 Sadate (Al), Anouar 401 Saheb Tabaa, Youssef 174, 200 Sahnoun 12 Voir (voir Ibn Habib, Abou Saïd)

Saint, Lucien 301-303, 305-306 Sakka, Ahmed 300 Saladin 123 Santi, Jacques 12 Voir (voir Mourad Bey) Saumagne, Charles 324, 356 Savary, Alain 350-351 Sayah, Mohamed 320, 400, 407, 414 Sayida Manoubia, Aïcha 146-147 Scipion Émilien 45, 51, 57 Scipion l'Africain 43 er Sélim I 151 Semama, Nessim 229 Septime Sévère 55, 64, 66, 68 Seriati, Ali 453 Sfar, Béchir 280 Sfar, Rachid 413 Sfar, Tahar 306, 308, 312, 319, 321 Sfez, Batou 228-229 Shakespeare, William 323 Shuman, Robert 345 Sidi Belhassen 12 Voir (voir Abou al-Hassan al-Châdhilî) Sidi Bou Saïd al-Béji 12 Voir (voir Abou Saïd al-Béji) Sinan Pacha 152, 161 Siqilli (Al), Jawhar 102, 111 Sissi, Abdelfatah 471 Slim, Mongi 321, 325, 347, 351, 355, 382 Slim, Taïeb 325 Soliman le Magnifique 150-151, 179 Spendios 41 Strabon 39 Syphax 46 Tacfarinas 52-53, 262

Tacite 53 Tahar Pacha 203 Tamerlan 148 Ternane, Khemaïs 324 Tertullien 67-68 Thaalbi, Abdelaziz 281-282, 298, 300-301, 304, 317, 327, 334 Thameur, Habib 318, 325, 328, 330 Théodose 74-75 Tibère 52 Timée de Taormine 27 Tite-Live 44, 47 Titus 67 Tlili, Ahmed 406-407 Trabelsi, Leïla 437 Trajan 53-54, 57 Triki, Hassine 330 Turgut Reïs (Darghout) 152 Turki, Yahia 324 Ubaïd Allah 108-109 Vialar, Émilie (de) 221 Viénot, Pierre 313-314, 319 Voizard, Pierre 349 Wathiq (Al) 138 Wilson, Woodrow 297 Wood, Richard 242-244, 246, 251 Younès 169-170 Youssef Dey 163-164 Zaghloul, Saad 298 Zarrouk, Ahmed 244-245, 261 Zarrouk, Larbi 252 er Ziyadat Allah I 101 Ziyadat Allah III 105, 108

Table des cartes 1. La Tunisie e 2. Les provinces romaines d’Afrique du Nord au III siècle e

3. Le Maghreb au XIV siècle 4. Les gouvernorats de la Tunisie

DU MÊME AUTEUR L’Arme alimentaire, Paris, François Maspero, 1979. La Dernière Frontière. Les tiers-mondes et la tentation de l’Occident, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983. Femmes du Maghreb. L’enjeu (avec Souhayr Belhassen), Paris, JeanClaude Lattès, 1993. La Faim dans le monde, Paris, La Découverte, 1991. Femmes de Méditerranée (direction), Paris, Karthala, 1993. Habib Bourguiba. Biographie en deux volumes (avec Souhayr Belhassen), Paris, Jeune Afrique, 1988 ; réed. Tunis, Elyzad, 2012. Mille et une bouches (direction), Paris, Autrement, 1995. L’Occident et les Autres. Histoire d’une suprématie, Paris, La Découverte, 2000. Les Arabes, les Femmes, la Liberté, Paris, Albin Michel, 2007. Dedans, dehors, Tunis, Elyzad, 2010. La Double Impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La Découverte, 2014. Les Valeureuses. Cinq Tunisiennes dans l’histoire, Tunis, Elyzad, 2017.

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