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Les peuples musulmans dans l’histoire médiévale Claude Cahen

DOI : 10.4000/books.ifpo.6354 Éditeur : Presses de l’Ifpo Lieu d'édition : Damas Année d'édition : 1977 Date de mise en ligne : 12 juin 2014 Collection : Études arabes, médiévales et modernes ISBN électronique : 9782351594292

http://books.openedition.org Édition imprimée Nombre de pages : XXVII-496 Référence électronique CAHEN, Claude. Les peuples musulmans dans l’histoire médiévale. Nouvelle édition [en ligne]. Damas : Presses de l’Ifpo, 1977 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782351594292. DOI : 10.4000/books.ifpo.6354.

Ce document a été généré automatiquement le 5 mai 2019. Il est issu d'une numérisation par reconnaissance optique de caractères. © Presses de l’Ifpo, 1977 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

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Dans Les peuples musulmans dans l’histoire médiévale (1977), Claude Cahen a choisi de rassembler les textes qu’il juge avoir été les plus marquants de sa carrière d’orientaliste qu’il a initiée durant les années 1930. Cette anthologie débute par une série de réflexions sur le métier d’historien du monde musulman médiéval et sur la méthode que ce dernier dont adopter dans la conduite de ses travaux (« Réflexions sur la connaissance du monde musulman par les historiens », “Editing Arabic chronicles: A few suggestions”, “The historiography of the Seljuqid period”, « Considérations sur l’utilisation des ouvrages de Droit musulman par l’historien »). Internationalement reconnu comme le premier spécialiste de l'histoire économique et sociale du Moyen Âge islamique, l’auteur nous invite également à la (re)lecture d’articles portant sur son domaine de prédilection : « L’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval », « Y a-t-il eu des corporations professionnelles dans le monde musulman classique ? », « Quelques problèmes concernant l’expansion économique musulmane au Haut Moyen Âge », « Quelques problèmes économiques et fiscaux de l’Iraq būyide ḍ’après un traité de mathématiques »… etc. La liste exhaustive de ses publications scientifiques et les dernières pages de l’ouvrage, qui traitent de sujets aussi divers que le nomadisme, l’émigration persane ou l’évolution des techniques militaires, témoignent enfin des nombreuses cordes que Claude Cahen avait à son arc d’historien.

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SOMMAIRE Introduction Bibliographie

Réflexions sur la connaissance du monde musulman par les historiens Editing Arabic chronicles: A few suggestions The historiography of the Seljuqid period Notes de diplomatique arabo-musulmane Considérations sur l’utilisation des ouvrages de Droit musulman par l’historien À propos et autour d’Ein arabisches Handbuch der Handelswissenschaft Points de vue sur la « Révolution ‘abbāside » À propos des shuhūd Histoire économico-sociale et islamologie Le problème préjudiciel de l’adaptation entre les autochtones et l’Islam

La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses L’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval L’évolution de l’iqṭā‘ du IXe au XIIIe siècle Contribution à une histoire comparée des sociétés médiévales

Notes pour l’histoire de la ḥimāya Réflexions sur le waqf ancien Y a-t-il eu des corporations professionnelles dans le monde musulman classique ? Quelques notes et réflexions

POST-SCRIPTUM

Quelques problèmes concernant l’expansion économique musulmane au Haut Moyen Âge Quelques mots sur le déclin commercial du monde musulman à la fin du Moyen Âge Quelques problèmes économiques et fiscaux de l’Iraq, būyide ḍ’après un traité de mathématiques A. LES APPORTS DU KITĀB AL-ḤĀWĪ B. COMMENTAIRE

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Appendice Fiscalité, propriété, antagonismes sociaux en Haute-Mésopotamie au temps des premiers ‘Abbāsides D’après Denys de Tell-Mahré

Nomades et sédentaires dans le monde musulman du milieu du Moyen Âge L’émigration persane des origines de l’Islam aux Mongols Une source pour l’histoire ayyūbide : les mémoires de Sa’d al-dīn ibn Ḥamawiya Djuwaynī Les changements techniques militaires dans le Proche-Orient médiéval et leur importance historique

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Introduction

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Le chercheur qu’à un certain âge des amitiés efficaces amènent à relire, pour les rassembler en un recueil, des travaux de lui-même parfois déjà anciens, se trouve confronté à un problème délicat. Même si sans fausse modestie il estime qu’ils ont apporté quelque chose à la discipline qu’il sert, ils ne seraient pas œuvre humaine si au bout d’un certain temps même les plus utiles ne demandaient pas des addenda et des corrigenda. Mais l’auteur sacrifierait ses recherches en cours s’il devait passer des semaines et des mois à reconsidérer dans leur intégralité tout ce qu’il a livré de ses recherches passées. Il est donc obligé de se résigner à choisir dans cet ensemble ce qu’il estime garder encore le plus d’intérêt, en y ajoutant seulement une ou deux corrections dans le cas d’erreurs précises, et quelques indications bibliographiques permettant au lecteur de poursuivre l’enquête sur ce qui aura retenu son attention. Une bibliographie générale ici facilitera pour ce lecteur, s’il en éprouve le besoin, la reconstitution de tout ce que j’ai pu écrire sur tel ou tel ordre de sujets.

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Le présent recueil réunit surtout des articles qui ont paru à leur auteur avoir quelque valeur d’orientation méthodologique en matière d’histoire musulmane. On en a exclu, ne pouvant tout mettre, les publications de textes arabes (presque tous parus dans le BEO), les études consacrées à al-Makhzūmī (surtout JESHO, cf. infra 166), les études consacrées aux relations turco-byzantines et aux Croisades (reproduites dans le recueil Byzantinoturcica et Oriens christianus de la série des Variorum reprints, Londres 1974), les articles d’histoire exclusivement turque (qui trouveront peut-être place ailleurs), les gros articles ayant fait l’objet de vente en volumes séparés (Mouvements populaires, Douanes et Commerce), enfin les articles de vulgarisation, d’encyclopédies, les comptes rendus, les varia. Les travaux ici réunis constitueront, on l’espère, quelques ensembles autour de quelques thèmes assez élastiques...

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Je dois bien entendu une vive reconnaissance, dans l’édition de ce volume, aux deux directeurs successifs de l’Institut d’Études arabes de Damas, M. André Raymond, qui en a le premier eu l’idée, et M. Thierry Bianquis, qui en a assuré l’exécution, avec l’Imprimerie Catholique de Beyrouth, en des temps particulièrement difficiles. Et j’y joins M. Pascual, qui a corrigé les épreuves avec une patience et un savoir-faire remarquables.

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Bibliographie

(Les articles précédés d’un astérisque * sont reproduits dans ce volume.)

LIVRES 1. La Syrie du Nord à l’époque des Croisades et la Principauté franque d’Antioche, 1940, 768 p. (Thèse principale de doctorat d’État). 2. Le régime féodal de l’Italie Normande, 146 p. (Thèse complémentaire). 3. Douanes et commerce dans les ports méditerranéens de l’Égypte médiévale, 1965, 98 p., d’abord dans JESHO. 4. Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l’Asie musulmane du Moyen-Age, 92 p., 1959, d’abord dans Arabica. 5. Preottoman Turkey, Londres 1968, 460 p., édition française très augmentée en préparation. 6. L’Islam, éd. en allemand (Fischerweltgeschichte, 1968), italien (Feltrinelli, 1969), française (Bordas, 1970), arabe (1972), espagnole. 7. Participation à : A History of the Crusades (Univ. of Pennsylvania : I, 1955 et II, 1962). 8. Le Moyen-Age, dir. E. Perroy, PUF, 1955, chapitres sur l’Islam, Byzance et les Slaves. 9. The Cambridge History of Islam, 1970, II-VIII chap. 3, 1970. 10. The Cambridge History of Iran, IV chap. 8, 1976. 11. Leçons d’Histoire musulmane, 3 fascicules, CDU, 1957-58. 12. J. SAUVAGET, Introduction à l’histoire de l’Orient musulman, éd. Refondue 1961, trad. anglaise mise à jour, 1965. 13. En préparation: Autour des Croisades. 14. En préparation : Un volume de la collection de l’Évolution de l’Humanité faisant suite au Mahomet de GAUDEFROY-DEMOMBYNES. 15. En préparation, dans Cambridge History of Arabic Literature, les Historiens arabes. Voir aussi infra les éditions de textes.

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COLLABORATION A DIVERS AUTRES OUVRAGES : ENCYCLOPÉDIE, ETC 16. Encyclopédie de l’Islam, art. ‘Afrīn, aḥdāth, Āḳ-Sunḳur al-Bursuḳī, Alp-Arslan, Alp Takīn, ‘amīd, amīn, Ardjīsh, ‘arīf (avec S. al-Ali), Armīniya (avec M. Canard), Arslan b. Saldjūk, Artuḳides, ‘aṭā’, atabeg, Atsiz b. Uvak, Ayyūbides, ‘Aẓīmī, bābā’ī, Baghrās, Bakhtiyār, Balak, Barkyārūk, bayt almāl, Besni, Bursuḳ, Buwayhides, Čaghri-Beg, Čāshna-gīr, Croisades, dār al-ṣinā‘a (avec G. Colin), ḍarība) ḍay‘a, dhimma, dīnār (Malik), Diyār Bakr (avec M. Canard), Diyār Muḍar, Diyār Rabī‘a (avec M. Canard), Djahīr (Banū), djarād, djawālī, djaysh, djizya, Eretna, Fakhr ad-Dawla, Fasandj us, (Banū), futuwwa, Ghāzī Čelebī, Ghuzz, ḥarb, Ḥasan b. Ustādh-Hurmuz, Ḥasanwayh, ḥimāya, ḥiṣār, ḥisba (avec M. Talbi), Ḥiṭṭīn, Ibn ‘Abbād (avec Ch. Pellat), Ibn Abī Ṭayyi’, Ibn al-‘Amīd, Ibn Baḳiyya, Ibn al-Djawzī (Sibṭ), Ibn al-Furāt, Ibn al-Ḳalānisī, Ibn al-Muslima, Ibn Muyassar, Ibn alṬuwayr, Ibn al-Ukhuwwa, īghār, iktā‘, ildjā’, ‘Imrān b. Shāhīn, itāwa, ḳabāla, al-Ḳāḍī al-Fāḍil, Ḳalawdhiya, kānūn, Karasi, karm, kasb, katī‘a, Kay-Kā’ūs, Kaykhusraw, Kayḳubād, kharādj, khash ab, Kiahta. 17. Encyclopaedia Britannica, art. Alp Arslan, Sandjar, Toghrul-Beg, Malik-Shah, Seldjukides, Syrie (histoire, éd. 1971). 18. Encyclopaedia Universalis, Omayyades, Saladin et notes sur divers historiens (pour l’Index). 19. Les hommes d’Etat célèbres, éd. Mazenod, Saladin, 1969. 20. Clarté, les Croisades (avec Ed. PERROY). 21. Dictionnaire des Lettres Françaises, Croisades (littératures des). 22. Repertorium Fontium Historiae Medii Aevi, sur divers historiens orientaux. 23. Atlas général Larousse, cartes historiques du monde musulman. 24. Projets envoyés à l’atlas conçu pour l’Encyclopédie de l’Islam.

PUBLICATIONS ET TRADUCTIONS DE TEXTES 25. La Djazira au XIIIe s. d’après ‘Izz ad-din b. Shaddad, REI, 1954, 109-128. 26. La Chronique de Ḳirṭāy et les Francs, JA, 1937, 140-145. 27. La chronique d’al-‘Aẓīmī, JA, 1938, 253-348. 28. Une chronique syrienne : le Bustān al-Djāmi‘, BEO, 1937, 113-158. 29. Un traité d’armurerie composé pour Saladin, BEO, 1948, 101-163. 30. Le service de l’irrigation en Iraq, BEO, 1951, 117-143. 31. Document relatif à quelques techniques irakiennes, Ars Islamica, 1951, 25-28. Cf. Quelques Problèmes, n° 74, infra. Ces trois articles consistant en édition commentée de parties d’al-K. al-Ḥāwī. 32. Le recueil transcaucasien de Mas‘ūd b. Nāmdār, JA, 1949, 93-142 (avec MINORSKY). 33. La chronique des Ayyubides d’al-Makīn b. al-‘Amīd, BEO, 1958, 109-184 : cf. Arabica VI, 198-199. 34. Histoires coptes d’un Cadi ayyubide, BIFAO, 1960, 133-150. *35. Les mémoires de Sa‘d ad-dīn b. Ḥamawiya, Bull. Fac. Lettres Strasbourg, 1947, 320-337. 36.

NĀBULSĪ,

Lam‘ al-qawānīn, BEO, 1960 (avec C.

BECKER,

posthume), 1-78 et 118-134. Cf. Quelques

aspects de l’Administration égyptienne, Bull. Fac. Lettres Strasbourg, 1948. 37. Un récit inédit du Califat de Dirgham, Annales Islamol., 1969. 38. ‘Abdallaṭīf historien de son temps, BEO, 1970, 100-128 (partiellement traduit dans Iran and Islam, Mémorial Minorsky, 1971).

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39. Un texte inédit relatif au tiraz égyptien, Arts Asiatiques, 1964, 165-168. Les articles 86-89 infra consistent en extraits commentés du Minhadj d’AL-MAKHZŪMĪ, dont je prépare l’édition complète. De même l’article précédent et 39a. L’agriculture égyptienne d’après al-Makhzūmī, Mémorial Wiet, 1975. 40. Al-Makīn et Ibn Wāṣil, Mélanges Pareja, Madrid, 1974, 158-167. 41. En préparation, Le mulakhkhas al-Fitan avec R.B.

SERJEANT

; cf. A Fiscal survey of Yemen, Arabica,

1957, 23-33. 42. La chronique d’Ibn abī Tayyi’, dans Ibn al-Furāt, en préparation pour l’Académie, avec E. N.

ELISSÉEFF;

SIVAN

et

cf. Une chronique chiite au temps des Croisades, dans C. r. séances Ac. Inscript., 1935,

258-269. 43. Lettres à un marchand égyptien, papyrus Louvre, JESHO 1973 (avec † J.

DAVID-WEILL

et Mireille

ADDA).

ÉTUDES DE SOURCES 44. Quelques chroniques anciennes relatives aux derniers Fatimides, BIFAO, 1938, 1-27. 45. Les chroniques arabes dans les Bibliothèques d’Istanbul, REI, 1936, 333-368. 46. Une chronique buyide inédite, dans Studi orientalistici... Levi della Vida, 1958, 83-97. 47. La correspondance de Diya’ ad-din b. al-Athir, BSOAS, 1952, 34-43. *48. Seldjuk Historiography, dans Historians of the Middle East, éd. Lewis et Holt, 1962, 59-68. *49. Editing Arabic chronicles, dans Islamic Studies, 1962, 1-25. 50. La première partie de la chronique d’Ibn al-Qalānisī, dans Arabic and Islamic Studies... H.A.R. Gibb, 1965, 157-167. 51. Extraits d’al-Djazari, joints au c.r. de Sauvaget, Oriens, 1951. Cf. Addenda sur al-Djazari, Mémorial Stern (Israel Oriental Studies, 1972, cf. correction ibid. 1973, in fine). 52. Pour une recherche à l’Escurial, Andalus, 1962, 555. 53. Moyen Age, dans Les Arabes par leurs archives, 1974-76, 9-15.

HISTOIRE MUSULMANE, GÉNÉRALITÉS ET VARIA 54. The body politic, dans Unity and Variety in the Muslim World, éd. G.E. v. Grünebaum 1955, 132-166. 55. L’Islam et les minorités confessionnelles, La Table Ronde, 1958, 61-72. *56. Points de vue sur la Révolution abbaside, Revue historique, 1963, 295-338. 57. Le Diyār Bakr au temps des premiers Urtuḳides, JA, 1935, 219-276. 58. Contribution à l’histoire du Diyār Bakr au XIVe siècle, JA, 1955, 65-100. 59. Bagdad au temps de ses derniers Califes, Arabica, 1962, 289-302. 60. Supplément à deux ouvrages d’archéologie musulmane, Cahiers techniques de l’Art, 1950. 61. Kiahta au Moyen Age, envoyé pour le volume préparé par Dörner sur ses fouilles à Kiahta. 62. L’acculturation en Islam, rapport au Congrès des Sciences Historiques, Vienne 1955. *63. Le monde musulman d’après ses historiens, dans Folia Orientalia, Mélanges Lewicki, 1970, 41-49. *64. La technique militaire dans le monde musulman médiéval, Actes du colloque de Londres, 1970, paru dans War, Technology and Society, éd. Parry et Yapp, 1975, 113-124. *65. Notes de diplomatique arabo-musulmane, JA, 1963, 311-325. 66. Notes sur l’accueil des Chrétiens à l’Islam, Revue de l’Histoire des Religions, 1964, 51-58.

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*67. La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses dans L’Élaboration de l’Islam, 1962, Actes du Colloque de Strasbourg, éd. par moi-même. 68. Préface au même recueil. 69. Note sur les origines de la communauté syrienne des Nusayris, REI, 1970. 70. Musulmans d’Occident en Orient, Mélanges Le Tourneau (Revue de l’Occident Musulman, 1974). 71. Relations entre les Mongols et le Maghreb ?, Cahiers de Tunisie, 1968. 72. Deux petits textes sur les relations entre Almohades et Orientaux, Mémorial Levi-Provençal, 1962, 79-85. *73. L’émigration iranienne... dans Persia nel Medioevo, Rome 1969-1971. 74. Cinquante ans d’orientalisme, Études Arabes et Islamiques, avec Ch. PELLAT, JA, 1973.

HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MONDE MUSULMAN MÉDIÉVAL *75. Quelques problèmes économiques et fiscaux de l’Iraq buyide, Annales de l’Institut d’Et. Or., Alger 1952, 326-353. *76. L’évolution de l’iqtā‘ du

IXe

au

XIIIe

s., pour une histoire comparée des sociétés médiévales,

Annales ESC, 1953, 25-52. *77. L’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval, Studia Islamica, 1955, 93-115. *78. Note sur l’histoire de la ḥimāya, Mélanges Massignon, I, 1956, 287-303. *79. Fiscalité, propriété et antagonismes sociaux au temps des premiers Abbasides, Arabica, 1954, 136-152. 80. Zur Geschichte der städtischen Gesellschaft, Saeculum, 1958, 57-76. 81. Mouvements populaires dans les villes de l’Orient musulman, Société Jean Bodin, 1955, 273-288: cf. n ° 4. 82. Un texte négligé relatif au commerce d’Amalfi en Égypte, Arch. Stor. Napoletano, 1954. 83. Le commerce oriental d’Amalfi à la veille, au moment et au lendemain de la 1 ère Croisade, Colloque d’Amalfi 1973 (sous presse). 84. Note sur les débuts de la futuwwa d’an-Nāṣir, Oriens, 1953, 18-22. 85. Coran IX-29, hatta yu‘tu’ l-djizyata..., Arabica, 1962. 86. Un traité financier inédit d’époque fatimide, JESHO, 1962, 139-159. 87. Contribution à l’étude des impôts dans l’Égypte médiévale, JESHO, 1962, 244-278. 88. L’administration militaire de l’Égypte médiévale, JESHO, 1972, 163-182. 89. L’administration monétaire de l’Égypte médiévale, Studies in honor George C. Miles, 1974. Cf. n° 39. Ces cinq articles sur la base du Minhadj d’al-Makhzūmī. 90. Le régime des impôts dans le Fayyum ayyubide, Arabica, 1956, 8-30. 91. Du nouveau sur les frontaliers, JESHO, 1959, 333-335. *92. Nomades et sédentaires dans le monde musulman médiéval, dans Islamic Civilization, éd. Richards, 1973, 93-104. 93. Note sur les Hilaliens, JESHO, 1968, 130-133. *94. A propos d’Ein arabisches Handbuch der Handelswissenschaft, Oriens (Festschrift H. Ritter), 1962, 160-171.

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95. L’évolution comparée des sociétés musulmanes et occidentales au Moyen Age, Cahiers de civilisation médiévale, 1958-59, 451-463 et 37-51. *96. Quelques problèmes concernant l’expansion économique musulmane au Moyen Age, Settimani de Spolète, 1964 (paru en 1965), 391-432 (et discussion). *97. Réflexions sur le waqf ancien, Studia Islamica, 1961, 31-56 (résumé aussi dans les Trudi du Congrès des Orientalistes, Moscou 1961). 98. Y a-t-il eu des Rahdanites? Revue des Et. juives, 1964; cf. Der Islam, 1971. *99. A propos des Shuhud, Studia Islamica, 1970. 100. L’alun avant Phocée : un chapitre d’histoire économique islamo-chrétienne au temps des Croisades, Revue d’Histoire économique, 1965, 443-449. * 101. Y a-t-il eu des corporations dans le monde musulman médiéval, dans The Islamic City, éd. Stern et Hourani, 1970 (actes du Colloque d’Oxford, 1965). 102. Note sur la littérature agronomique arabo-musulmane, JESHO, 1971,63-68. 103. Les facteurs économiques et sociaux de l’ankylose spirituelle de l’Islam, dans Classicisme et déclin culturel, éd. Brunschvig et Grünebaum, 1957, 185-200 (Colloque de Bordeaux). *104. Quelques mots sur le déclin commercial du monde musulman médiéval, dans Studies in the Economic History of the Middle East, éd. M.A. Cook, 1970 (Colloque de Londres 1967). 105. Le commerce musulman dans l’Océan Indien au Moyen Age, Colloque d’histoire maritime, Beyrouth, 1966 (paru dans Sociétés et Compagnies de commerce en Orient, Paris 1971). *106. Histoire économique et sociale du monde musulman médiéval: la question préjudicielle de l’adaptation des indigènes et de l’islam (Colloque Bruxelles, 1961), dans Correspondance d’Orient, 1961, 197-215). 107. Les finances urbaines dans l’Orient musulman médiéval (Colloque Bruxelles 1970), Paris, 1971. *108. L’utilisation des ouvrages de Droit par l’historien, Congrès d’Études arabes, Ravello, 1966. 109. Les escales dans le monde musulman médiéval, Colloque Jean Bodin, 1969. 110. Contribution promise au vol. Monnaie prévu à la 6e Section de l’EPHE. 111. Les marchands étrangers au Caire au Moyen Age, Millénaire du Caire, 1969 (paru 1973).

HISTOIRE TURQUE 112. La campagne de Mantzikert d’après les sources musulmanes, Byzantion, 1934, 613-642. 113. La première pénétration turque en Asie Mineure, Byzantion, 1948, 5-67. 114. Les grands traits de l’histoire de l’Asie Mineure Seldjuqide, Congrès des Orientalistes, Bruxelles, 1938. 115. Le commerce anatolien au début du XIIIe siècle, Mélanges Louis Halphen, 91-101. 116. Le problème ethnique en Anatolie, Cahiers d’histoire mondiale, 2/1954, 347-362. 117. L’occupation turque et le régime de la terre en Anatolie, ibid., 566-580. 118. Quelques textes négligés concernant les Turcomans de Rum, Byzantion, 1939, 131-139. 119. Note sur l’histoire des Turcomans de Rum, JA, 1951, 335-354. 120. Les tribus turques d’Asie occidentale pendant la période seldjukide, WZKM, 1952, 178-187. 121. Seldjukides de Rum, Byzantins et Francs d’après le Seldjuknameh anonyme, Annuaire de l’Institut de Philol. Or. et slave = Mélanges H. Grégoire, III, 1951, 97-106. 122. Sur les traces des premiers akhis, Mélanges Köprülü, 1953, 81-91. 123. A propos de quelques articles du Köprülü Armaghani, JA, 1954, 271-283, cf. 1956, 133.

10

124. La tughra seldjukide, JA, 1945, 167-172. 125. Le Maliknameh et l’histoire des origines seldjukides, Oriens, 1949, 31-65. 126. Qutlumush et ses fils avant l’Asie Mineure, Der Islam, Festschrift Taeschner, 14-27. 127. L’Iran du nord-ouest face à l’expansion seldjukide, Mélanges Massé, 1963, 65-71. 128. Une campagne du Seldjukide Alp-Arslan en Géorgie, Bedi Kartlisa, 1962, 17-21. 129. Seldjukides Turcomans et Allemands pendant la 3 e Croisade, WZKM, Festschrift H. Duda, 1960, 21-31, 1968. 130. Une famille byzantine au service des Seldjukides, les Gavras, Polychronion, Festschrift Dölger, 1968. 129. Introduction à Khadr, Deux actes de waqf des Qaramanides, JA, 1967, 305-312. 130. La diplomatie byzantine face aux Seldjukides, Byzantion, 1965, 10-15. 131. Le chi‘isme dans l’Asie mineure turque préottomane, Actes du Colloque sur le chi‘isme imamite, Strasbourg 1968 (paru 1970), 115-129. 132. Baba Ishaq, Baba Ilyas, Hadji Bektash et quelques autres, Turcica, I, 1970. 133. Simples questions hérésiographiques en Asie Mineure, Festshrift Fs. Meir, 1975. 134. Note sur l’esclavage musulman et le devshirme ottoman, JESHO, 1970, 211-219. 135. La description de l’Anatolie par Ibn Sa‘id, Ankara Univ. DTC Fak. Tarih Araṣtirmalari Dergisi, 1968, 41-50. 136. Questions d’histoire de la province de Qastamonu, dans Selcuk Araṣtirmalari, 1971, 145-158. 137. En préparation, Études sur l’Anatolie au XIVe siècle. 138. Sous presse, Contribution à l’Histoire de la Nation turque (Hovarth) dirigée par R. Mantran. 139. Frédégaire et les Turcs, Mélanges Perroy, 1973, 24-29.

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154. Une inscription mal comprise relative au rapprochement entre Maronites et Latins, Mélanges Atiya, 1973. 155. La politique orientale des Comtes de Flandre et la lettre d’Alexis Comnène, Mélanges Abel, 1974.

VARIA 156. Mâcon, étude de ville, Annales de Géographie, 1932. 157. La Révolution à Rouen (avec G. DUBOIS), 1939. 158. Pour une science de l’histoire, La Pensée, 1946. 159. Féodalité ? féodalités ?, L’information historique, 1947. 160. Réflexions sur l’usage du mot féodalité, JESHO, 1960, édition revue dans Recherches Historiques, 1963. 161. Ce qu’il faut savoir de l’Islam, Cahiers pédagogiques, 1959. 162. Très nombreux comptes rendus, parfois développés, dans Revue Historique, Arabica, Oriens, JESHO, etc... Cf. infra. 163. Un certain nombre d’articles de presse, dont je cite ici seulement Massignon historien, Les Lettres Françaises, numéro spécial novembre 1962. 164. Conférences et communications à la radio. Les articles 112 à 115, 126 à 130, 136-138 (turcobyzantina), 143, 145 à 148, 153 à 157 ont été reproduits dans le volume Turcobyzantina et Oriens christianus (Orient Latin) de la série des Variorum Reprints, Londres 1974. Les articles 3, 39, 39a, 86 à 89 dans Makhzūmiyyāt, Brill 1977.

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La Napoule 1976, Notes sur l’historiographie musulmane, sous presse pour la Revue des Études Islamiques. Birmingham 1977, Quelques considérations sur la ville musulmane au Moyen Age. Semaines de Spolète, avril 1977, Ports et chantiers navals dans le monde musulman médiéval, sous presse. Société Jean Bodin, Varsovie 1976, La communauté rurale dans le monde musulman médiéval, sous presse. Les études consacrées à al-Makhzūmī, supra p. VII, sont publiées sous le titre Makhzūmiyyāt chez Brill 1977. Le waqf de Talāi’ b. Ruzzīk, à paraître dans les Annales Islamologiques. Un épisode épico-féodal franc dans une chronique arabe, dans La Noblesse au Moyen Age, essais à la mémoire de R. Boutruche, éd. Ph. Contamine. En lisant Shikari, préparé pour WZKM, 1978. Quelques petits articles sous presse pour Encyclopaedia Persica. Un certain nombre de comptes rendus, en particulier :

18

Shaban, Islamic History 2, Revue Historique 521/1977. Ashtor, A Social and Economic History of the Near East in the Middle Ages, Rev. Hist., sous presse. Avec Ibr. Chabbouh, Le testament d’al-Malik as-Sālih Ayyūb, sous presse dans le volume de Mélanges dédié à H. Laoust, BEO, XXIX/1977

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Réflexions sur la connaissance du monde musulman par les historiens*

1

Tadeusz Lewicki a réparti son activité scientifique en deux grands domaines : l’Afrique, surtout le Maghreb et, depuis peu, l’Afrique noire occidentale, et les apports des géographes arabo-persans, surtout orientaux, à la connaissance du monde slave médiéval. Je ne suis, hélas ! qualifié pour apporter de contribution ni à l’une ni à l’autre de ces recherches. M’occupant du monde musulman surtout oriental, j’ai simplement pensé que je pourrais essayer d’établir un pont entre mon Orient et l’Occident de notre éminent collègue. Qu’il veuille bien m’excuser de n’avoir pu faire plus.

2

Le problème que je traite ici est le suivant. Il est bien connu que les Musulmans ont toujours eu d’une certaine manière, même si elle se matérialise difficilement dans la vie politique, une conscience profonde de la ’umma. Cette ’umma est évidemment conçue sur un plan moral comme la communauté de tous les hommes qui adhèrent à la foi musulmane sans considération de race, de position géographique ni de moment historique. On pourrait néanmoins s’attendre, dans une civilisation qui a toujours eu le sens de l’histoire, à ce que la conscience de la ’umma s’accompagnât d’un souci de connaître l’histoire effective de tous les peuples musulmans. Or force nous est de constater, étrangeté qui n’a peut-être pas été remarquée1, la quasi-absence, ou en tout cas l’apparition seulement tardive, d’un tel souci. Illustrons un peu ce propos.

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Bien entendu les Musulmans des bords du Tage ou de l’Oxus n’ont pas moins que ceux des Villes Saintes d’Arabie voulu connaître les faits et gestes de leur Prophète et de ses Compagnons2 ; cela les obligeait à une certaine connaissance de l’Arabie en un moment de l’histoire, sans que cela signifiât naturellement aucun intérêt pour cette Arabie en ellemême. Pourtant, Arabes ou arabisés, ils ont aussi soigneusement conservé le souvenir de la vie préislamique en Arabie du peuple maintenant dispersé sur un quart du tour de la Terre ; une incitation entre d’autres à cet intérêt pouvait se trouver dans la valeur sociale, voire matérielle, des généalogies3 ; mais on ne voit pas qu’il en ait résulté aucun souci spécial de connaître la vie subséquente de ceux des Arabes qui étaient restés en Arabie, alors même que chaque année un certain nombre de Musulmans se rendaient dans cette Arabie à l’occasion d’un Pèlerinage à valeur hors du temps et de l’espace. Il est certain aussi qu’il y a eu une littérature des Conquêtes, où le lecteur est promené à travers le tout ou une certaine partie des pays désormais soumis à la Loi de l’Islam ; là encore l’attrait

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pour la période héroïque se doublait d’un intérêt pratique4, les conditions de chaque conquête pouvant avoir des conséquences sur l’organisation ultérieure des pays conquis ; mais cette littérature s’arrête, en gros, avec la stabilisation des frontières et des premières mesures d’organisation, elle n’entraîne apparemment, là où elle est connue, aucun désir particulier de savoir ce qu’il est ensuite advenu des provinces ou États au loin ainsi constitués. Et si alors nous dépassons la période des origines, plus ou moins largement comprise, et considérons l’attention portée par les Musulmans à connaître le monde musulman chronologiquement plus proche d’eux5, nous constatons une assez étrange contradiction. 4

D’un côté nous avons les géographes, qui, s’ils ont relativement peu étudié, encore que non systématiquement ignoré, les territoires extérieurs au dār al-islām, ont donné de celui-ci une description approfondie s’étendant souvent à la totalité des pays qu’il englobait, si bien que, pour le moderne, la documentation dont il dispose pour la connaissance de l’Occident musulman peut en partie reposer sur des géographes orientaux (Ya’qūbī, Ibn Ḥawqal, etc.) et réciproquement celle de l’Orient sur des auteurs occidentaux (Idrīsī, etc.)6. Mais, au même moment où fleurit cette littérature géographique, les historiens de chaque pays manifestent pour une éventuelle connaissance de l’histoire des autres une indifférence à peu près totale. Deux exemples en sont particulièrement éloquents : celui de Ya‘qūbī qui, comme géographe, décrit avec détails l’Afrique du Nord, où il a été, et qui, comme historien, ne connaît plus rien en dehors de l’Orient ; et celui de Ṭabarī qui, tenu par des générations d’historiens pour être la Somme de la connaissance relative aux trois premiers siècles de l’Hégire, n’a cependant trouvé moyen, sur les milliers de pages de son Histoire, de consacrer que quelques lignes en tout aux événements de l’Occident, dont les plus importants lui sont inconnus ou indifférents.

5

Qu’on m’entende bien. Il y a eu presque partout des chroniqueurs qui se sont attachés à relater les faits du pays qui était le leur, et autour du Califat, qui exerçait une tutelle plus ou moins effective sur des pays divers et en recevait des informations, l’horizon a pu être plus vaste. Là même, Ṭabarī en témoigne, il n’était pas œcuménique, et ce qui nous importe ici est que les chroniqueurs d’un pays ou groupe de pays se désintéressaient des autres et que probablement même leurs lecteurs se préoccupaient peu de suppléer à cette carence par l’acquisition de chroniques étrangères. Ṭabarī, il est vrai, a été connu en Espagne, au Yémen, en Asie Centrale, partout sans doute, mais il a peu été réutilisé hors des zones centrales du monde musulman par les historiens des deux ou trois siècles postérieurs. Un peu après lui Ṣūlī, Mas‘ūdī peut-être, ont encore eu une diffusion presque comparable. Mais de leurs successeurs pendant plusieurs siècles aucun ne paraît plus y avoir atteint ; si l’on peut déduire de l’existence d’un manuscrit maghrébin que Muhammad b. ‘Abdalmalik al-Hamadhānī (mort en 525), continuateur tardif de Ṭabarī 7, a été connu en Afrique du Nord, rien n’indique que ç’ait été le cas, ni en Espagne, d’auteurs aussi importants, que Miskawayh ou Hilāl al-Ṣābī, l’un et l’autre également, à leur manière, antérieurement continuateurs du même Ṭabarī. Et en tout cas, si l’on trouve encore peut-être une amorce de curiosité pour les ouvrages iraqiens tenus pour un peu œcuméniques, il ne me semble pas que l’on puisse trouver en Occident musulman de curiosité pour aucun ouvrage historique proprement oriental même en arabe, qu’il vienne d’Iran ou du Yémen8, et cela est encore beaucoup plus vrai en sens inverse, ou sûrement aucun historien d’époque classique vivant en Orient au sens le plus large, Iraq, Syrie et Égypte comprise cette fois, n’a manifesté de curiosité pour ce qui avait pu être

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écrit au Maghreb ou en Espagne. Plus largement, nous constatons, je le répète, que même l’Expérience des Nations de Miskawayh se concentre sur l’Iraq, connaît secondairement l’Iran, a de rares allusions à l’Égypte, et ignore l’Occident ; a fortiori les autres. Réciproquement, si Arīb9 a continué Ṭabarī pour un demi-siècle en combinant à des connaissances espagnoles et occidentales la continuation égyptienne de Ṭabarī par Farghānī10, voire des extraits de l’Iraqien Ṣūlī, il n’y a plus rien ensuite de comparable ; et si en Égypte encore, vice versa, le Kitāb al-‘Uyūn rédigé par un anonyme au XIIe siècle 11 combine à ses sources orientales, dont Miskawayh et Farghānī, le Maghrébin d’Ifrīqiya Ibn al-Djazzār, c’est un cas exceptionnel, dû peut-être à ce que le manuscrit d’Ibn alDjazzār avait été apporté en Égypte par des exilés, et qui constitue en un sens l’exception qui confirme la règle, car, beaucoup moins complet chronographiquement que les sources orientales, l’ouvrage utilisé d’Ibn al-Djazzār l’a visiblement été par défaut, et l’auteur n’a rien trouvé d’autre12. Des remarques similaires pourraient être faites pour l’est iranien où, une fois traduit Ṭabarī (en version abrégée), on n’écrit plus, même sous les Saldjūqides, que sur soi. 6

A quoi est due cette carence, comparée à la relative information synchronique des géographes, et, ajoutons-le, des auteurs de recueils littéraires, scientifiques, etc. 13. Évidemment, l’auteur peut noter, dans les ouvrages de ces derniers genres, les informations qu’il trouve, même incomplètes, sans que les lacunes ressortent trop, tantôt parce qu’il s’agit de caractères intemporels, tantôt parce qu’on a affaire à des individus dont il n’est pas nécessaire d’exposer l’histoire en continuité les uns avec les autres. Il est certain qu’on recevait dans les grandes métropoles des nouvelles de ce qui se passait ailleurs, néanmoins ces nouvelles étaient fortuites, discontinues, et exigeaient donc pour être insérées dans une chronique un travail de recomposition qui ne correspondait pas à ce qu’avaient à faire les chroniqueurs pour la partie centrale de leur œuvre, et dont même ainsi le résultat pouvait être peu satisfaisant : d’où tendance passive à s’abstenir. Néanmoins ce motif technique n’est pas une explication tout à fait suffisante, puisque par la suite il n’a pas arrêté quelques auteurs. Il paraît difficile d’échapper à la conclusion que l’histoire des divers pays musulmans, en raison de son aspect particulariste, intéressait moins que leurs apports à la commune civilisation ou même les images géographiques à additionner pour composer une vue globale du dār al-islām. Naturellement cette constatation, si elle existe, n’est pas encore vraiment une explication, mais là je m’avoue incompétent.

7

L’image se renverse en une certaine mesure à la fin du Moyen Âge, et c’est là le paradoxe qu’il faut expliquer. Après Yāqūt, Ibn Sa‘īd14, Dimashqī, Qazwīnī , Abū 1-Fidā15, al-‘Umarī, qui jalonnent le XIIIe siècle et les premières décades du XIVe, il n’y a plus de grand géographe16 ; après Ibn Baṭṭūṭa, dans le second quart du XIVe, plus de grand voyageur ayant raconté ses voyages. Par contre, et bien que le monde musulman soit politiquement divisé, il y a un intérêt mutuel plus grand de chacune des parties qui le composent pour l’histoire aussi bien des autres.

8

Même s’il a de légers précurseurs, l’initiateur, et du coup le seul auteur à avoir véritablement réussi à écrire originalement une histoire générale du monde musulman dans toutes ses parties ou peu s’en faut est Ibn al-Athīr qui, étrangement, ne vivait même pas normalement dans une des grandes métropoles culturelles de son temps (début du XIII e siècle). Je ne sais si l’on a jamais suffisamment souligné cet extraordinaire mérite d’un auteur dont on s’est parfois plu à reconnaître les qualités d’exposition et l’intelligence, mais dont on a aussi relevé certaines partialités dans l’exposé des faits de son temps et de

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son pays, et critiqué le caractère de compilation (comme si tout historien n’était par la force des choses une certaine façon de compilateur). Ce qui nous importe ici est qu’Ibn alAthīr est parvenu à trouver une documentation suffisante pour écrire, sur l’histoire aussi bien du Maghreb ou de l’Espagne que de l’Asie Centrale, des chapitres d’une qualité qui en fait pour nous-mêmes une source à consulter à égalité avec les sources autochtones ; pour l’époque de Ṭabarī même, il ne s’est pas contenté de résumer son illustre devancier ; il s’est procuré les œuvres de chroniqueurs qui avaient écrit sur ces pays, mieux que n’avait su le faire Mas‘ūdī (du temps duquel il y en avait un peu moins), telles l’histoire d’Espagne d’al-Rāzī ou d’Ibn Ḥayyān17 ou l’histoire de Qayrawān, en réalité de l’Ifrīqiya et environs, dont l’auteur, ‘Abd al-‘Azīz b. Shaddād, ayant fini sa vie en exil en Égypte, y avait laissé son manuscrit, désormais utilisé par toute une série d’auteurs orientaux18. Puis, en approchant de son temps, les chroniques de devanciers lui manquant, Ibn al-Athīr a réussi à réunir des informations de marchands et autres encore suffisantes en général pour lui permettre de donner un exposé suivi de l’histoire de la plupart des pays au passé desquels il s’était préalablement intéressé. Il y a là une réussite inégalée qui témoigne certes à la fois d’un particulier savoir-faire de l’auteur, mais aussi par opposition de la relative indifférence de ses devanciers. Après lui un seul auteur a eu une ambition plus explicitement encore analogue, et plus large si l’on veut puisqu’il joignait aux événements des obituaires, Dhahabī dans son Tārīkh al-Islām, Histoire de l’Islam ; mais il ne parvient pas à un égal équilibre, et de toute façon son exposé repose précisément pour une large part sur celui d’Ibn al-Athīr. A celui-ci comme source bien des auteurs ont préféré par exemple Sibṭ b. al-Djawzī, moins large et moins intelligent, mais plus pratique dans sa disposition chrono-graphique plus rigoureuse, et plus détaillée sur la Syrie. 9

Au temps de Dhahabī cependant une nouvelle conception de l’histoire œcuménique du dār al-islām faisait son apparition. Ibn Zāfir19 et quelques autres 20 en avaient été si l’on veut les précurseurs, mais on reprenait leur schéma sur une base d’une part plus détaillée et d’autre part maintenant volontairement aussi complète que possible et non plus sélective. Le premier auteur du nouveau genre en arabe est Nuwayrī, dans la large fresque historique qu’il donne comme partie intégrante et principale de son Encyclopédie, la Nihāya21. On expose l’histoire dynastie par dynastie, et non plus année par année. Certes cela rend plus difficiles à saisir certains synchronismes, certaines relations, mais tel n’est pas le but, qui est d’avoir une somme, et à cet égard le nouveau plan permet d’utiliser sans combinaison les sources régionales les unes après les autres, et de la même façon qu’elles soient rédigées elles-mêmes selon un plan annalistique ou de façon continue de règne en règne. Peut-être plus tôt encore que Nuwayrī, en Iran, en langue persane, le plus illustre Rashīd al-dīn avait fait quelque chose de plus vaste encore, en ce sens que, ministre d’un État mongol, il avait le sens non plus tant du dār al-islām que de l’Humanité en général, et s’était efforcé de joindre à l’histoire musulmane l’histoire des Chinois, des Mongols, des « Francs », etc. Mais rien ne permet de supposer que Rashīd al-dīn et Nuwayrī aient entendu parler de l’œuvre l’un de l’autre. Par la suite leur conception eut d’illustres représentants22, puisqu’elle fut celle d’une part d’Ibn Khaldūn, juxtaposant un exposé de la sorte à son introduction synthétique, d’autre part de plusieurs auteurs iraniens, dont le plus illustre est Mīrkhwand. Le premier est le seul Occidental à avoir écrit une histoire universelle du monde musulman ; mais il finit sa vie en Orient, où il s’était rendu en partie parce qu’il n’aurait pu en Occident achever une telle œuvre. Le second ignore l’Occident.

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10

Quelle est l’explication de cet intérêt pour l’histoire de tous les pays musulmans, alors que le morcellement politique n’est pas moindre qu’en d’autres moments, les empires qui l’interrompent éphémères et toujours limités à une partie du dār al-islām ? Ceux-ci ont pu tout de même jouer leur rôle, mais non uniquement. Il est possible que les relations avec les Francs, si circonscrites dans la Méditerranée qu’elles aient été, aient un peu développé certains aspects de l’idée de la ’umma. Le nouveau type d’aristocratie militaire pour lequel écrivaient en général nos auteurs y est-il pour quelque chose ? Dhahabī et Mīrkhwand en sont issus, mais non certe Ibn al-Athīr. Il resterait de toute façon à expliquer la mentalité de cette aristocratie, par des témoignages plus explicites qu’une induction quelque peu subjective. D’une façon plus terre à terre, les contacts entre musulmans ont-ils été plus fréquents ou profonds à la fin du Moyen Âge qu’auparavant ? Il paraît difficile de le croire, et pourquoi l’effet aurait-il été nul sur la géographie ? Un point tout de même à cet égard peut être signalé, qui est l’afflux en Égypte et Syrie de réfugiés tant de l’Occident que de l’Orient, fuyant qui la Reconquista, qui les Mongols ; ils apportaient des livres, et sans doute la revendication d’une place pour leur pays d’origine dans l’histoire de la communauté musulmane. Par contre la langue est une cause de gêne dans la documentation. Quelques Persans lettrés savent encore l’arabe, mais bien peu ; et aucun Arabe ne sait le persan, pour ne pas parler du turc, qui n’est pas encore une langue historiographique. L’ignorance du persan n’avait pas trop gêné Ibn al-Athīr en un temps où en Iran on écrivait encore pour moitié en arabe. Il n’en va plus de même aux temps mongols. La raison linguistique explique pour une part, encore que non exclusivement, la relative ignorance où l’on est dans les pays arabes et persans même voisins de l’histoire anatolienne avant l’unification ottomane23.

11

Tout cela n’est que points d’interrogation, et je n’ai rien expliqué. Le fait du moins est là, qui subsiste, et qu’il faut bien expliquer.

NOTES 1. Rien dans la History of Muslim historiography, si riche, de Rosenthal. 2. Les ouvrages classiques orientaux les ont dans l’ensemble atteints mais il en a aussi été composé en Occident, tel K. al-Iktifā’ d’al-Kilā‘ī édité par H. Massé. 3. Rappelons que c’est à l’Occidental al-Bakrī qu’est dû l’un des principaux dictionnaires historico-géographiques de l’Arabie ancienne, et que le grand écrivain et penseur andalou Ibn Ḥazm n’a pas négligé de composer un ouvrage spécial sur les généalogies tribales arabes. 4. Ainsi que l’a montré particulièrement pour Ibn ‘Abd al-Ḥakam R. Brunschvig, dans les Annales de l’Institut d’Ét. Orientales d’Alger, VI/1947. 5. En Ifrīqiya, porte de l’Occident sur l’Orient, on a peut-être porté intérêt compréhensiblement à la lutte entre Omayades et ‘Abbāsides, puisqu’on se trouvait dans l’obédience théorique des ‘Abbāsides, mais à proximité de l’Espagne omayade. D’un tel intérêt possible témoigne peut-être encore au VI/XII6 siècle l’ouvrage conservé sur ce sujet de Bayāsī ( BROCKELMANN, GAL, Suppl. I, 588-589). 6. Idrīsī, qui écrit sous les Normands de Sicile, est évidemment un cas un peu spécial, mais auparavant déjà al-Bakrī avait incorporé à son ouvrage géographique des chapitres sur l’Orient

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empruntés aux géographes de là-bas, et au

XIIIe

siècle — mais ici nous débordons un peu notre

époque présente — nous devrons à l’Andalou Ibn Sa‘īd d’importantes informations sur l’Orient, où il faut cependant se rappeler qu’il a passé toute la seconde partie de sa vie. 7. Takmila, éd. Kan‘ān, d’après ce manuscrit, jusqu’ici paradoxalement unique. 8. Même les Fāṭimides, une fois partis du Maghreb en Égypte, occupent très peu de place dans l’historiographie maghrébine. 9. Cas un peu spécial, sans qu’il faille trop y insister, puisque c’était un chrétien. 10. Je ne peux justifier ici le qualificatif d’égyptienne, qui exigerait une étude détaillée, mais résulte en gros clairement du contenu de l’œuvre telle qu’elle apparaît dans les extraits conservés et des pays où elle a été connue (Espagne, Égypte, Syrie, par ailleurs). 11. Édition par Omar Saïdi, Institut d’Études Arabes, Damas, 2 vol. 1972-74. 12. On doit des ouvrages historiques sur l’Orient aux Espagnols Ibn Sa‘īd et Ibn Dihya au

XIIIe

siècle, mais ils vivent en Orient. 13. Exemples entre bien d’autres aux deux bouts du monde musulman, Ibn ‘Abd Rabbih et Tha‘ālibī ; en science, plus tard, Ibn al-Qifṭī et Ibn Abī Uṣaybi‘a ; le moraliste Ṭarṭūshī. 14. Éd. juan Vernet, Tétouan 1957 ; G. Potiron, Thèse Sorbonne 1964. 15. Qui copie Ibn Sa‘īd. 16. Même chez ces géographes, il serait intéressant de remarquer qu’Idrīsī, qui a été connu de Yāqūt, ne paraît pas l’avoir été des autres, et quand Abū l-Fidā connaît quelque chose de l’Occident, c’est grâce à Ibn Sa‘īd, qui le guide à travers presque tout le dār al-islām. Qazwīnī, après trois siècles, connaît directement ou non le premier et le seul en Orient l’exposé sur l’Europe du Juif espagnol Ibrāhīm b. Ya‘qūb al-Ṭarṭūshī, connu bien plus tôt en Occident par al-Bakrī. 17. Voir en dernier lieu E.

FERRÉ,

Une source nouvelle pour l’histoire de l’Espagne musulmane, dans

Arabica XIV/1967 p. 320 sq. 18. Voir à ce sujet la dissertation de C. Brockelmann, Das Verhältniss von Ibn al-Athirs Kâmil zu Tabari, 1890, et les notes éparses dans la traduction d’Ibn Khallikān par De Slane. 19. Al-Duwal al-Munqaṭi‘a, éd. A. Ferré. 20. Surtout l’auteur inconnu du Mudjmal al-Tawārīkh persan écrit probablement à Hamadhān vers 1125 (éd. Bahar, Téhéran 1936). 21. Dont malheureusement l’édition s’est interrompue au dix-huitième volume, qui entame juste l’histoire, plus longue à elle seule que tout ce qui précède. 22. Il faut signaler, un peu en marge, les contributions historiques d’al-‘Umarī et de ses successeurs en son genre à son traité de chancellerie Masālik al-abṣār. 23. Les historiens ottomans de la grande époque composeront, en langues diverses, des tableaux historiques de toutes les dynasties en y incorporant cette fois ce qu’ils pourront reconstituer des dynasties turcomanes et autres de l’Anatolie préottomane.

NOTES DE FIN *. Publiée dans Folia Orientalia, XII, 1970, 41-49.

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Editing Arabic chronicles: A few suggestions*

1

If we want to improve our knowledge of Islamic history, obviously one of our main tasks is to publish the sources1. Chronicles are by no means the only sources to be considered2, but they are of course one of the first ones, and as they need some special treatment, of which sufficient care has not always been taken, it will be convenient to speak more particularly of them in the present article.

2

Naturally the first chronicles which have been published are those which were most easily found in libraries. As European scholars had closer contacts with Christians than with the Muslims, the first chronicle to be published, among those written in the Arabic language, was that of the Copt al-Makīn ibn al-‘Amīd3; the first chronicle by a Muslim author followed only a century later. It was the general history of the Muslim World down to the beginning of the VIIIth/XIVth century by Abū 1-Fidā4, the prince of Ḥamā. (Syria). There is nothing to blame our forefathers having proceeded that way. Knowing almost nothing of Muslim literature, they had to bring to public knowledge first what chance offered them. What is, however, to blame is the frequent continuation of kindred methods — if that may be called method — down to our own times. What could easily be forgiven in centuries lacking an international postal system, improved means of travel and photography cannot be forgiven nowadays. In order to be able to undertake successful editing of Mss. one should be able to understand the task of publishing — what to publish and why; one should have practically complete knowledge of what exists in the libraries of the East and the West, and decide what should be published and published first, and the manuscripts to be used. Much precious work, of course, has been done in this field in the past century and the present. This cannot be underrated. Unfortunately much work has, on the other hand, been wasted in preparing unsatisfactory editions. Perhaps it will be useful to say something more on this point.

3

It is nothing new to say that, when one intends to publish an old literary work, one must inquire about the manuscripts, compare and collate them, decide which appears to be the best, and, while making his edition from it, note the significant variations. A few years ago, there was an edition of the Mir’āt al-Zamān of Sibṭ ibn al-Djawzī 5 prepared in Hyderabad (India) with the collaboration of a Western scholar: of course I must hasten to assure our colleagues in Hyderabad, not to speak of the Western scholar, who is dead,

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that I have no desire to specially single them out, as I know that they have done much useful work in the field of editing. I only happen to choose the example of the Mir’āt alZamān because, as will be seen, much can be learned from it. The Mir’āt al-Zamān is an important chronicle, and the idea of providing an edition of it was a good one. Half a century ago, an American scholar, Jewett, had made a facsimile edition of that part of the Mir’āt which comprises its last one-and-a-half century. This edition is now difficult to find, and the facsimile edition is by no means equivalent to a printed one, unless the manuscript is an extremely good one. The manuscript used by Jewett was a very bad one, not because of the writing but because some pages are disorderly and disarranged and above all it lacks a lot of things which are to be found in other manuscripts 6. Thus it was advisable to consider Jewett’s edition only as yet another manuscript still leaving room for the study of other. Unfortunately that was not done. The Hyderabad edition of the Mir’āt improves on Jewett’s only in that it is easier to read, but is a misleading one in that it suggests to the reader that this text is the genuine text of Sibṭ ibn al-Djawzī, which is by no means the case. 4

Now coming to something less self-evident, chroniclers can be divided into two kinds, or rather in their works there are two kinds of parts. Sometimes the author writes about events and matters on which he is the first to write, whether he was himself a witness or whether he heard the story from others; and sometimes he only copies, paraphrases or abbreviates the narration of a predecessor. It needs no explanation to say that in the first case his work is of primary importance to us, while in the second case what we must do is to look for the predecessor’s work, even if it is more difficult to find or less agreeable to read. Now it may be that this predecessor’s work no more exists, or at least is no more to be found in the known libraries; in that case the later author, though not the original one, is as important for us as the original one7. Thus the first thing to be done, when one happens to study a chronicle, is to see whether he is, or at least whether he is for us the equivalent of, an original author. In most chronicles, some parts are, or are to us, original, and others not. Our first care must be to make the distinction clearly. Now, coming back to Sibṭ ibn al-Djawzī’s Mir’āt al-Zamān, an easy comparison shows that, for the first half of the VIth/XIIth century, he almost only reproduces Ibn al-Qalānisī’s History of Damascus and Ibn al-Djawzī’s al-Muntaẓam, while for the period of Ṣalāḥ al-Dīn’s reign he draws almost exclusively on ‘Imād al-Dīn’s al-Barq al-Shāmī8. Ibn al-Qalānisī was unknown in Jewett’s time, but was published a few years later by Amedroz, and has been translated into English and French9; Ibn al-Djawzī was known, but not published (he has now been published in Hyderabad)10; of ‘Imād al-Dīn’s only three fragments are known to exist, but the main part of the al-Barq al-Shāmī is reproduced, though slightly shortened, in Abū Shāma’s Kitāb al-Rawḍatayn11; so that it may be said that for the whole of the VIth/XIIth century the value of the Mir’āt is very meagre. On the contrary, the part dealing with the author’s time (d. 653/1255) is of course original, and the part dealing with the Vth/XIth century, which draws on the History of Hilāl al-Ṣābī, which is lost, and the Continuation of it by his son Ghars al-Ni’ma Muhammad, which is also lost, is of primary importance, the more so because no other author seems to have ever made use of the very detailed narratives of Ghars al-Ni’ma. Thus, the Mir’āt being of such a length that a complete edition would take much time, and three-fourths of it being practically useless, what was urgent was to edit the Vth and the VIIth centuries. The VIIth forms part of Jewett’s and Hyderabad editions; the Vth remains unedited and unhead of12.

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5

The Mir’āt in its turn was one of the chronicles on which later historians drew most heavily. It was continued by al-Yūnīnī. Of al-Yūnīnī’s chronicle two very different redactions exist: the Western scholar already mentioned managed to have a separate edition of the first years of both the redactions made after that of the Mir’āt in the Hyderabad series, without any comparison of the useful manuscripts, and without nothing being said which could suggest that the editor knew the work to be going down to the year 711 A.H.; unfortunately, the last part, as could be supposed, is the most original and the most important one, the first one drawing on predecessors whose works have only been partially preserved13.

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A sound historical method and even the simple care, I dare say, of not wasting time would have eliminated such defects. Frankly speaking, it is true to say that to make such a choice and comparison of sources, as is suggested, is not always an easy task. It might be, if there existed good repertoriums of sources, such as we have for some European countries, and if there had been made, for each section of Muslim history, previous studies in the above-indicated spirit. Indeed there is no such repertorium and there are very few such studies. In my book La Syrie du Nord à l’époque des Croisades, Paris 1940, I tried to show that such a study should be made in the field of Syrian history for the VIth/ XIIth and the VIIth/XIIIth centuries, and this study, although too short, has value, with the exception of a few corrections and additions which should be made. Although in some other works critical bibliographies are now given14, it is difficult to say that in so doing the exact desired method is observed, that is the constant endeavour of discovering the sources of each work, thus determining what are the original and important works to be consulted first. As for the repertories, it is well known that C. Brockelmann’s History of Arabic Literature15 is a repertory of all existing works, their manuscripts, editions, translations etc., or at least in so far as it was intended to be such a repertory. But the task was too heavy for a single man, and historiography was not a field in which Brockelmann could claim to have specialised. His method in classifying the historical works is purely literary, or rather arbitrary, and even this method he does not follow, because in each paragraph he gives the entire list of writings of the authors he chooses to cite, whereas only some of these writings can be placed in the mentioned category.A historian would have grouped the works (and not the authors) in such a way as to put together all sources to be used for each section of History. The defect would not have been very serious if the titles of Arabic works always meant what the author wanted to say (which is well known not to be the case), and if Brockelmann’s Geschichte had had a subject-index, of which he does not seem to have any idea. Still worse, the Geschichte is full of errors and lacunae. The result is that it must be considered impossible to make out one’s bibliography of sources by using Brockelmann only; it can at the most provide a first approach, and the information thus gathered must always be completed and checked. Professor Franz Rosenthal published a few years ago a very interesting History of Muslim Historiography16, but, although providing a deep insight into the cultural side of Muslim historiography, it was not intended to be a methodical repertory of sources for historians. And there are no other works worth mentioning. Thus in most cases, where special studies have not been previously attempted, one must do the whole work himself, from the beginning to the end. What I want to stress is that this work must be done even by scholars only willing to edit texts. One cannot edit a historical text in the same way as a literary one. The choice of what is to be published and what is not or what can wait, depends on a comparison of the information contained in, and the interrelation between,

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the sources whose appreciation cannot be obtained without a good knowledge of all of them, whether edited or in manuscript. The lack of these conditions explains why so many editions provided by learned scholars and Arabists are deceptive irrespective of the fact whether the choice was bad or the historical treatment defective. 7

When such a text is being edited, what is of importance to the historian is not only to provide him with the textual, linguistic and historical explanations which help him in understanding the narrative17, but also to give him the references to all other sources, I mean the original sources, not the bulk of compilations, and which of them (if there be any), were known and used by the author now edited, and in what way. If there is some doubt about it, with what other works the present one must be compared, because of common information found in them, in order to discover what are their source or sources.

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Unhappily it is the case that such a method has very seldom been followed. I need not go into further details here, but, bearing in mind the above consideration, I shall review the main chronicles which are preserved for the period beginning from the middle of the IVth/Xth century (that is, after the great works of Ṭabarī, al-Mas‘ūdī, Ṣūlī, etc.) to the end of the VIIth/XIIIth, in order to find out what are our precise needs in the field of editing for this period. My reason in beginning with the middle of the IVth/Xth century is that for the preceding period, which is considered to the classical period of both Islamic History and Islamic literature, the preserved historical works, which are of great importance but not very numerous, have been, generally speaking, correctly edited. On the contrary, the historical literature of the following times, which is much more ponderous, but also much more scattered, and which deals with periods that were too often considered as lacking in interest, is less well-known and less well-edited. Nevertheless it is impossible in this paper to study the whole bulk of Mamlūk historiography, and it will be alluded to it only in so far as it preserves original information about previous times. For the late Middle Ages, Arabic literature becomes also less interesting for the history of the non-Arabic speaking peoples of the Muslim East, and it may be less attractive to some of the readers of this Journal.

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To start with the historiography around the Caliphate, which, in the first half of our period, is more wide-sighted than any other, it is well-known that, for two centuries after the death of Ṭabarī, some kind of a continuation of a semi-official character of his History was kept up. This is the collective work of a learned family of the heathen city of Ḥarrān in Upper Mesopotamia, the elder members of which were even no converted to Islam, but all of whom held high offices in the Caliphal administration. Ṭabarī thus was continued, truly speaking, with quite another angle, by Thābit ibn Sinān, of whose work only a small bit has so far come to light; it is in the possession of Prof. Bernard Lewis of the University of London18, who has been prevented by the Second World War from completing the edition he had begun to work upon, but who, it is hoped, will find time to resume it. In Thābit’s life-time his contemporary and compatriot Abū Isḥāq al-Ṣābī, main secretary to the Caliph, devoted to the history of the first Buyids an eulogizing work which came to be known as the Kitāb Tādjī, a part of which has recently been discovered and will, it is hoped, be published19. Thābit’s and Abū Isḥāq’s families became interrelated by marriage, and their common grandson Hilāl al-Ṣābī, in the second quarter of the Vth/XIth century, wrote the continuation of his ancestor’s chronicle down to 447 A.H., he in his turn being continuated, down to 478 A.H., by his own son Ghars al-Ni‘mah Muḥammad, already mentioned20. Of Hilāl al-Ṣābī’s work only a small portion, covering about three years, has

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been hitherto discovered and edited by Amedroz21, and of Ghars al-Ni‘ma’s work nothing at all has been found. These works were very lengthy written as day-to-day accounts of the events known to the authors, and this characteristic explains why no manuscript seems to have been seen or consulted by any historian later than the middle of the VIIth/ XIIIth century; nevertheless, it is possible that one day some fragments of them come to light, and the scholars should bear in mind the interest such a discovery would have, and look for the works in Eastern libraries. So long as these momentous works remain unknown, the only thing we can do is to depend on those among their successors who made the most extensive use of them. We have already discussed the primary importance of Sibṭ ibn al-Djawzī’s Mir’āt al-Zamān in that respect 22. Before, his grandfather Ibn alDjawzī in his al-Muntaẓam had made use of the same sources, but, being not interested in non-Iraqian history and, even there, dropping many significant facts, he is not so useful for us as is his grandson. To the end of the IVth/Xth century, the most important work for us is of course the Tadjārib al-Umam of Miskawayh, with its continuation by Abū Shujā‘ al-Rudhrāwārī, the first of whom wrote in the Buyid times, the second at the beginning of the Seljuq rule23; there is no doubt that they both made very extensive use of the works of Thābit and Hilāl, though they dropped many details which seemed of no interest to them, and rewrote the whole with the literary and moralizing aim in view. In any case, since their work comes to an end with the year 388 A.H. we can only rely for later times on more recent compilations. Before Sibṭ ibn al-Djawzī another writer appears to have been equally important, that is, Muhammad ibn ‘Abd al-Malik al-Hamadhānī, who wrote around the year 500 A.H.24. Strangely enough, only the first part of his chronicle has hitherto been discovered, and that in a Maghribī manuscript; it has now been published in the Mashriq25; but the chronicle which was known to many later compilers, might be lying hidden in some Eastern libraries, and that alone would constitute an important research work for scholars in those countries. Of course all surviving parts of these works should be compared with one another in order to complement each other; in that respect a few minor chronicles may also be of some interest, among which I should like to mention the general History forming the twelfth and last part of Ibn Ḥamdūn’s encyclopaedic Tadhkira (middle of VIth/XIIth century), edition prepared in a doctorate thesis, Paris26. 10

A new author must be introduced here, who is one of the greatest historians in the Muslim world, although not always considered as such i.e. Ibn al-Athīr, the author of the al-Kāmil fīl-Tārīkh. Of the Kāmil there exist numerous manuscripts and four editions; however none of these comes up to the standard as none of these has been made by comparing all manuscripts. Above all in none of these has been considered the main difficulty of the Kāmil for historical purposes. Ibn al-Athīr was a remarkable man. The bulk of his information, even dealing with very distant and remote parts of the Muslim world, is astonishing, so that there is not a single Islamic country for whose history the Kāmil is not a valuable source ; and in many cases it is the principal one, sometimes even the only one. But, contrary to most Muslim historians, he does not quote his predecessors verbatim, but intermingles them and re-writes them in his own manner, worst of all he does not even mention, with very few exceptions, who are the authors whose works he uses as his sources. The result of this method is that, if we read the Kāmil alone, we cannot know from where the author derives his information, nor can we consequently be sure of its value. This being the case, the reader will agree that an urgent need of our studies is the preparation of a critical edition of the Kāmil (or at least of that part which is a continuation of Ṭabarī) constituting not only the ordinary work of establishing the text

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through comparisons of various manuscripts, but above all the comparison of the Kāmil with all other sources on the subject, whether original or later compilations, in order to determine the origins and the historical value of Ibn al-Athīr’s information and his own method of rewriting and rehashing. As long as we do not possess such an edition, which should be prepared, say by a small group of scholars working together, we cannot make the correct use of the Kāmil; and run the risk of committing heavy mistakes. 11

Coming to the historiography of the Muslim world on a country-wise basis, I shall not say much about Iran, partly because I have dealt with it elsewhere27, partly because in our period Iranian histories and chronicles are mostly written in Persian. Of course our needs about Persian historiography are the same as about Arabic historiography, but we cannot speak of everything at the same time. The last important preserved historical work in the Arabic language in the East Iranian territories is the eulogizing history of Sulṭān Mahmūd of Ghazna by al-‘Utbī, of which there exists no good edition. In the next century, Ibn Funduq al-Bayhaqī, who wrote both in Arabic and in Persian, chose to write in Arabic his seemingly important general history called Mashārib al-Tadjārib, thus named because it was inspired by Miskawayh’s Tadjārib al-Umam; unfortunately the Mashārib, which was lastly known to Ibn al-Athīr in the beginning of the VIIth/XIIIth century, probably did not survive the Mongol invasion, although a discovery, which would be important, always remains possible. In the Iranian West there was composed at the end of the VIth/XIIth century the Akhbār Dawlat al-Saldjūqiyya of which Muhammad Iqbāl provided us with a satisfactory edition at Lahore. With the Iranian West and East, together with Iraq, deals the History of the Seljuqs by ‘Imād al-Dīn al-Iṣfāhānī, who wrote it in Syria somewhat earlier; it was edited in a slightly abridged form by his compatriot al-Bundarī half a century later. The original work is, however, also preserved. This original work hardly deserves to be published after Bundarī’s, but a careful comparison of both should be made 28 . Lastly we must recall the well-known life of the Khwārizmshāh Djalāl al-Dīn Mangubartī (Mankubirnī) by his secretary Muhammad Nasawī29.

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For the history of Iraq in the last century of the ‘Abbāsid Caliphate, there existed an important work by Ibn al-Sā‘ī, of which only a small part has been so far discovered and published30; everything of it did not disappear in the Mongol flood, for it was known to Ibn al-Fuwaṭī, a later historian (whose Baghdād Chronicle has been published by the same editor)31, and to al-Dhahabī (see infra)32 and some others. It may be hoped that some new fragments will appear here or there one day; in any case they must be looked for 33.

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For the history of Upper Mesopotamia, there exist two important works, one by Ibn alAzraq al-Fāriqī, the first half of which has now been edited34, (the second half, it is hoped, will be edited by two English scholars), and the second by ‘Izz al-Dīn Ibn Shaddād, about whom see below.

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Syrian historiography does not seem to have been of any importance before the time of the Crusades. Of course one may recall the history of the Arab-Christian Yaḥyā al-Anṭākī, who continued the work of his Egyptian ancestor Sa‘īd or Eutychius ibn Biṭrīq, but who wrote in the Byzantine city of Antioch, about the middle of the Vth/XIth century. A good edition of this work has been published in the Patrologia Orientalis 35. After him many Muslim authors wrote local chronicles, most of which, however, are lost36. The only extensive work to be preserved from Syrian historical literature prior to the reign of Ṣalāḥ al-Dīn al-Ayyūbī is the so vivid Damascus Chronicle of Ibn al-Qalānisī which, as has already been said, has been published and translated into two Western languages 37. Of the others a glimpse may be had through the résumé (which I edited about twenty years ago)

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of al-‘Aẓīmī, a contemporary of Ibn al-Qalānisī, himself the author of a lost larger history of Aleppo, and through later chronicles and historical works whose value lies in the preservation of this scattered material. Chronologically the first to be named is the Bustān, an abridged chronicle from Ṣalāḥ al-Dīn’s time, which I edited about the same year as al-‘Aẓīmī39. Then comes a very important work, a general history of the Muslim world from a Syrian and Shī‘ite point of view, by Ibn Abī Ṭayyi’, a native of Aleppo, in the beginning of the VIIth/XIIth century. This History in its turn, partly because somewhat heretical in character, has not been preserved, although some part of it, at least, was still known in Egypt about 800 A.H. and perhaps later. However, from this work very extensive quotations concerning Nūr al-Dīn’s and the beginning of Ṣalāḥ al-Dīn’s reigns are to be found in the Kitāb al-Rawḍatayn of Abū Shāma (a fact already noticed by many scholars); and for the earlier half century, not noticed for long, in the great work of the much later Egyptian historian Ibn al-Furāt40. Of Ibn al-Furāt’s a few volumes dealing with the old periods have been preserved and almost the whole (but for Ṣalāḥ al-Dīn’s reign), of the volumes dealing with the VIth/XIIth and VII/XIIIth centuries, as well as those bearing on the lifetime of the author (end of VIIIth/XIVth century). This last, which of course bears genuine testimony to the events of that time, has been correctly edited41. The volumes giving the history of the VIIth/XIIIth century are far less useful to us, as most of the information contained therein is derived from preserved chronicles, of which we will speak later and it is to be regretted that the editor of the above-mentioned volumes has spent much of his time in editing the last of them, rather than publishing the earlier volumes which constitute original sources42. As for the volumes dealing with the first half of the VIth/XIIthe century, it has recently been proposed to edit them, but they remain hitherto practically unknown to the great majority of scholars. Of course the same cannot be said of Abū Shāma’s extracts from Ibn Abī Ṭayyi’, of which we will be provided with a good edition on the completion of the new edition of the Kitāb al-Rawḍatayn. Lastly some other quotations are found in Ibn Shaddād’s al-A‘lāq, for which see below. 38

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A second great Aleppo historian, who lived generation after Ibn Abī Ṭayyi’ is Kamāl al-Dīn ibn al-‘Adīm. Although the name and one of the works of this author have long been known in scholarly circles, even this work has not so far been completely edited. Kamāl al-Dīn ibn al-‘Adīm has written two great historical works. One of them is the Zubda, a history of his native town down to his own times, some parts of which were edited by different scholars43, while the last century, still unedited, was translated, very badly indeed — in French half a century ago44; a complete edition has by now been taken in hand by the Syrian scholar Sāmī Dahhān who, it is hoped, will bring it quickly to an end 45. But for our purpose the main work of Ibn al-‘Adīm is his Bughya. This is a biographical dictionary of the illustrious men of Aleppo, which one could believe is more or less on the same lines as Ibn ‘Asākir’s History of Damascus or al-Khaṭīb’s History of Baghdad, that is devoted only to notices of learned or pious people. Indeed Ibn al-‘Adīm intended to rival these two works, but what he achieved is something partly different. First, he gave a much larger place in his own work to all kinds of persons and problems; secondly he inserted a lot of quotations from earlier chronicles, which he used while compiling both the Zubda and the Bughya, but cites them only in the Bughya. It is not sure that the work was ever finished, and in any case only some volumes of it were preserved two centuries later and are still extant. Only quite recently was attention paid to them46, and it is to be hoped that Dr. Dahhān, alone or with some help, will be able to publish the whole when he has done with the Zubda, as both works must be read together. Lastly, a third Aleppo historian must be mentioned, of whom more will be said later, that is ‘Izz al-Dīn ibn

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Shaddād, who, in his al-A‘lāq, combined geographical, administrative and historical data relating to the provinces of Syria, Palestine and Upper Mesopotamia47. 16

Outside Aleppo three almost contemporary chronicles need be mentioned for the purpose of our present study; these are by Ibn Abi l-Damm, Ibn Naẓīf, and the Tārīkh Ṣāliḥī by Ibn Wāṣil — all three from the city of Ḥamā. But only the first one having actually written his chronicle there. About Ibn Abī l-Damm there arises a question: what is preserved of him consists of an abridged general history down to the reign of al-Muẓaffar of Ḥamā and the year 629 A.H.48. However, quotations in the Mufarridj of Ibn Wāṣil (see below) and even in a few European works of the XVIIth century, taken from a manuscript in the Escurial, testify to the existence of a much larger history, also dedicated to al-Muẓaffar and named after him, which Ḥājji Khalīfa either knew or at least knew to have existed49; its mention in the manuscript catalogue of Ayā. Sofyā, Istanbul, is an error, and, since the work is no more to be found in the Escurial, it must be considered as lost. However, it is known that many manuscripts in the Escurial were destroyed by fire at the end of the XVIIth century, but fragments of them still survive in uncatalogued fragmentary manuscripts in the library. An inquiry should be made there, with the possible result of discovering remains of Ibn Abī l-Damm’s greater work, which are believed to be of some interest. As for Ibn Naẓīf, the work, preserved in a unique manuscript in Leningrad, has quite recently been published in photostat by a young Russian scholar50. It bears great resemblance with the Bustān. Lastly, the Tārīkh which Ibn Wāṣil51 dedicated to his master al-Malik al-Ṣāliḥ in Egypt is also an abridged universal history. While none of these chronicles brings much new material to our knowledge, nevertheless a comparison of their contents with the other preserved sources shows that their authors also utilized a few others, not now preserved, which only a joint reading of these chronicles may help to precisely fix. Thus, if Ibn Abi l-Damm and the Tārīkh Ṣāliḥī do not deserve a complete edition, in addition to Ibn Naẓīf (more important for the Ayyūbid period), they deserve at least a joint study.

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If, for the time being, we leave Syria and turn to Egypt, to return soon to the later historiography of both Syria and Egypt, we are faced with still more difficult questions. The period under examination in Egypt is that of the Fāṭimid rule, of which the orthodox later régimes tried to suppress all evidence. In that way many works were lost, though some were concealed to reappear later when people became interested in past Egyptian history; some preserved in foreign countries, where only contemporary scholars found them out. However, as for chronicles, in the present state of things, next to nothing has directly come to us from the Fāṭimid historiography. What we know we owe to later compilers; first of all to al-Maqrīzī, who wrote only in the IXth/XVth century his invaluable Khiṭaṭ Miṣr and some other works. But it is difficult for us even to use Maqrīzī’s compilations owing to lack of a good edition. The only complete edition of the Khiṭaṭ is full of errors, typographically inconvenient to consult, and totally lacks index in a kind of book which cannot be consulted without such an index. The critical and annotated edition which was begun by Professor G. Wiet52 was stopped by the First World War and subsequent events: it must be resumed.

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As for the history of the Fāṭimids by the same author, it was long believed that only the opening chapters had survived53, and this part has been edited twice54. In 1936 I had the good luck of discovering a complete manuscript, which, however, has only recently been published (Cairo)55. Other late authors namely the above-quoted Ibn al-Furāt (only for the VIth/XIIth century), al-Qalqashandī and Ibn Taghrībardī enable us to complete our knowledge of the same sources which were used by al-Maqrīzī, Ibn Taghrībardī’s Nudjūm

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and al-Qalqashandī’s Ṣubḥ al-A‘shā have since been edited 56, but not the relevant chapter in Ibn al-Furāt. The main source which was used by them and not by the earlier writers is Ibn al-Ṭuwayr who had composed under Ṣalāḥ al-Dīn a most valuable history of the last Fāṭimids and had given an account of their administrative system57. 19

Going back to the older works, the most important chronicle for the first fifty years of the Fāṭimid rule in Egypt was that of al-Musabbiḥī. Written by way of a political diary, it was so long and uneasy to consult for ordinary readers of hasty compilers that no complete manuscript of it is likely to have survived the author, though in the time of Maqrīzī substantial parts of it could still be found with different persons. Whatever be the case, only a fragment of it is preserved today in an Escurial manuscript; detailed as it is, it gives much valuable information about the life in Egypt; only a small portion has since been published58; the remaining should also be studied and published59. No other extensive history of Egypt with the exception of Ibn Muyassar’s Continuation of al-Musabbiḥī’s, truly in a much more concise form, is preserved before the second half of the VIIth/XIIIth century; about one half of it exists in a single manuscript, which has been edited60, but there has been no attempt to supplement the information contained in the missing parts. This supplement is rather easy to obtain through two works: one the Tārīkh al-Duwal alMunqaṭi‘a by the Egyptian Ibn Ẓāfir al-Azdī, who flourished during Ṣalāḥ al-Dīn’s reign. This work deals with all past dynasties, but is of particular value for the history of the Fāṭimids, for which his sources were the same as those of Ibn Muyassar; the second is the encyclopaedic work of al-Nuwayrī (see below) whose part, treating of the history of the Fāṭimids, is based on Ibn Muyassar, including those parts which have not come down to us61. Unfortunately, the Duwal has been edited only recently (Ferré, Cairo)62. As for alNuwayri’s work an edition is in progress63, but owing to the bulk of the work and the slowness of editing, it is likely that we all shall be no more before the volume on the Fāṭimids could be published. It would have been more advisable to decide which parts were to be the most useful and urgently published than to undertake such a lengthy enterprise as a whole. In the same period as Nuwayrī’s (first half of VIIIth/XIVth century), a Mamlūk officer, Ibn al-Dawādārī, wrote a general history, the sixth volume of which is devoted to the Fāṭimids; although the extracts from the original sources it preserves are much more important for the Maghribine than for the Egyptian period of the Fāṭimids, there can be found a few supplements to other existing Fāṭimid histories, and we may be satisfied that, after having remained quite unknown, this chronicle, I mean the Fāṭimid part of it, has now been edited64. (For the ninth part part see below.)

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The Ismā‘īlis themselves, during and after their supremacy in Egypt, seem to have written more on Ismā‘īlian theory than history. As late as the IXth/XVth century, a Yemenite dā‘i Idrīs, composed a general history, of which a photostat copy exists in England, but which does not seem to yield as much original material as might have been expected.

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Another kind of chronicle to be mentioned here is the History of the Coptic Patriarchs of Alexandria, the collective works of a team of authors down to the VIIth/XIIIth century. The narrative very often extends beyond the pure ecclesiastical history, and is of real value for the knowledge of popular life. Unfortunately the edition, which had been undertaken half a century ago for the Patrologia Orientalis by Evetts65, and has since been resumed by the Coptic Archaeological Society, has made very slow progress and the two last centuries of it remained hidden in the Paris manuscript (until a recent time) 66. From the time of Ṣalāḥ al-Dīn, Egypt and Syria were united under the same régime, which situation endured until the Ottoman conquest. From that time also their historians are

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practically the same, although here and there a Syrian or an Egyptian group might have attained distinction. It has already been said that for the life of Ṣalāḥ al-Dīn the main source is the al-Barq al-Shāmī of ‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī, but only three fragments of it were extant, and the remaining work was known only through the use which was made of it, very extensively indeed, by Abū Shāma and, to a less extent, by all other writers about the great Sulṭān. Nevertheless, for the sake of comparison, those three fragments should be edited, the more so as they preserve many official letters67. Ṣalāḥ al-Dīn had another biographer in the person of Bahā’ al-Dīn ibn Shaddād of Mawṣil, not to be confused with the Aleppo scholar ‘Izz al-Dīn ibn Shaddād. The work is well-known and has been edited 68. 22

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Of the works of Ibn Abī Ṭayyi’, Ibn al-Athīr, Ibn Abī l-Damm, Ibn Naẓīf, Sibṭ ibn al-Djawzī and Kamāl al-Dīn ibn al-‘Adīm, who wrote in the time of the Ayyūbids, much has already been said69. But other authors, who wrote some time after the fall of the Ayyūbids, under the early Mamlūks must also be considered. The History of the Christian Ibn al-‘Amīd was, as has been said above, the first to be known to the European world; but the edition stopped at the year 525 A.H. The published part was of an abridged character and was consequently neglected by later scholars; it was only quite recently that I paid attention to the unedited part and could publish it70. The valuable Dhayl written by Abū Shāma to his Rawḍatayn has been edited recently71. But the main source for the history of the Ayyūbids is the Mufarridj al-Kurūb of Ibn Wāṣil, the same author who in his younger days wrote the Tārīkh Ṣāliḥī quoted above. The story as to how this work came to notice or rather did not attract notice, is very interesting. The Mufarridj is by far the most detailed, the most richly informed, the most intelligent narrative we possess on the period of the Ayyūbids. It lay ignored in four good manuscripts in such well-known libraries as that of Paris (2 copies), Cambridge and Istanbul. However, almost no one paid attention to it, and, when the Académie des Inscriptions et Belles-Lettres planned the Recueil des Historiens des Croisades, including in it the Arabic historians who had told of the Crusades, the name of Ibn Wāṣil was forgotten72. This may seem strange but the reason is obvious. Ibn Wāṣil had a younger compatriot in Ḥamā, who was none else than the prince Abū l-Fidā. Abū 1-Fidā had an interest in history, and he wrote a general History of Islam which, for the period of the Ayyūbids, merely shortens the narrative of his predecessor : as he was a prince, he had a number of manuscripts made of his History which indeed is easy to read. The editors of the Recueil, and others, having no idea of the elementary treatment of sources in historical research, published Abū l-Fidā and did not take care of Ibn Wāṣil 73. Only in our own time could the value of the Mufarridj be realised74, and an edition be undertaken, which it is hoped will progress more speedily75. The same kind of story may be told for some historians of the early Mamlūks. The main source is Muḥyī al-Dīn ibn ‘Abd al-Ẓāhir who deals with the lives of Baybars and his successors down to al-Ashraf. Although his Life of Baybars was as rich in content and beautiful in form, very small notice was taken of it. Only a few years ago was a complete manuscript discovered in an Istanbul library, an edition of which is now under preparation76; but even before, while a partial manuscript existed in the British Museum, it had to wait till 1956 for an edition to be made (by a young lady of Dacca) 77 and the character of the work was, with a few exceptions, so deeply misunderstood that Brockelmann, even in the second edition of his History of Arabic Literature, and the Supplement describes it as written in verse78. As for the life of Qalāwūn and that of alAshraf, it was long till the right name of the author could be discovered79; the life of Qalāwūn still awaits an editor80. Once more the reason is obvious. Ibn ‘Abd al-Ẓāhir’s work

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was the main, sometimes the unique source on which relied most of the later historians of the Mamlūk régime. Of course very little information can be found in his chronicles which could not be and had not been found in various general histories, in a somewhat abridged but more readable form. Since Quatremère had made, more than a century ago, a French translation of the first half of Maqrīzī’s History of the Mamlūks 81, together with footnotes which are still valuable, the history of Baybars’ reign was studied through him and even in our own days the learned Egyptian scholar Muṣṭafā Ziyāda thought it advisable, prior to other works, to make an edition of Maqrīzī’s, which he could not yet bring down to the author’s lifetime, wherefrom it would have become an original source 82 . The same may be said of the edition of Ibn al-Furāt’s History dealing with the end of the VIIth/XIIIth century and of the proposed edition of those chronicles treating of the reign of Baybars83 and even of the edition of al-Bidāya of Ibn Khatīr (second half of VIIIth/XIVth century)84, which although well-informed and well-written, has nothing new to teach us before the author’s lifetime. 24

Next to Ibn ‘Abd al-Ẓāhir’s Life of Baybars, another writer had written a life of this Sulṭān, the above-mentioned ‘Izz al-Dīn Ibn Shaddād of Aleppo. Of this work only the second half was discovered twenty-five years ago, in the Library of Edirne (Turkey). At present only a Turkish translation is available85, but no edition of the text has been published. From the undiscovered part many quotations are preserved in later chronicles, first of all in that of al-Yūnīnī. It has already been said86 that of al-Yūnīnī’s only a small part has been edited and that too not well.

25

From our present point of view special mention must be made of the authors who, like Yūnīnī, wrote under the Mamlūk régime in the first of the VIIIth/XIVth century. Though by far less well-known and less made use of than their successors of the later Mamlūk régime, they alone, for the history of the first Mamlūks, and sometimes even for more ancient times, have preserved the information which, completing Ibn ‘Abd al-Ẓāhir’s and Ibn Shaddād’s chronicles, was used through them by the later compilers. Along with Yūnīnī in this respect come Baybars Manṣūrī, al-Djazarī, al-Dhahabī, Birzālī in Damascus and Nuwayrī in Egypt. The chronicle of Baybars Manṣūrī, which relies on Ibn al-Athīr and Ibn Wāṣil, as long as they are available, becomes useful in the middle of the VIIth/XIIIth century, especially for the history of Asia Minor: it is still unedited and practically ignored87. The History of al-Djazarī was until quite recently not even identified, though several manuscripts of it are to be found in European libraries88; a detailed analysis of the Paris fragment has been published by J. Sauvaget89, but the remaining portion still awaits an editor90. The different parts of the enormous Tārīkh al-Islām by al-Dhahabī are, of course, of very unequal value. It combines with the narration of the events extensive biographical data, which are of the same kind and richness as those of al-Dhahabīs’ contemporary and compatriot al-Ṣafadī’s, but are arranged chronologically instead of alphabetically. For the section of events, al-Dhahabī has preserved some sources, for instance, Ibn al-Sā‘ī’s History of Iraq, or ‘Abd al-Laṭīf’s and Sa‘d al-Dīn’s Memoirs, which are not to be found elsewhere91. Thus the last volumes of this monumental work fully deserve the attention of an editor whom they still await, whereas an edition of the whole work will prove a cumbersome and not very useful enterprise. However, that is what was proposed, with the result that only a few of the unimportant first volumes have appeared, and there is no hope of the whole work being ever finished92. As for Birzālī, this work is an invaluable diary of Damascus life, unfortunately difficult to read in the unique

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manuscript in Istanbul. Nobody has ever made any use of it and it must be brought to light93. 26

The above-mentioned works also deal with a part of Muhammad al-Nāṣir’s reign, about which two other interconnected special historical writings have been edited and published94. Now a little digression. It is well-known that the term tārīkh is applied not only to chronicles but also to other kinds of works devoted to the study of a province or of a town, among which are included especially dictionaries of learned, pious and sometimes other distinguished men of a city. We have already discussed the remarkable value of Kamāl al-Dīn Ibn al-‘Adīm’s Bughya for the history of Aleppo. A great number of other ‘dictionaries’ were composed, among which the two most illustrious are al-Khaṭīb’s History of Baghdād and Ibn ‘Asākir’s History of Damascus, of which something has been said above. Many of these dictionaries are lost, but many others are still preserved. Other dictionaries, also partly lost and partly preserved, are devoted to men no more from one city but from one category (scholars, jurists of various schools, physicians, poets, etc.). Our aim here is not to give a list of them95; but to suggest the way of dealing with them, because they cannot be separated from the chronicles: the latter, since the VIIth/XIIIth century, very often append to the narrative of the events of each year, biographical notes on celebrities who died in that year, and the material used by them is exactly the same, as was used by al-Dhahabī and al-Ṣafadī, in their dictionaries: the only difference being here and there chronological or alphabetical.

27

Now two points emerge: first, that it would be useful for us if we were able to consult all these dictionaries, not only because of the additional information they provide but because they explain to us who was such and such a person mentioned in the chronicles; but secondly, that it is quite impossible to have all these bulky dictionaries published, and that their utility would be meagre as most of the people named are of little significance and what is said about others is too often awfully monotonous. Thus what should be done is to publish alphabetical lists, with full references, of all the persons listed in such dictionaries, so that we should know whether such and such a person is dealt with and where. This would suffice to get the relevant paragraph in the manuscript photographed or copied when needed. A few lists of various kinds have been prepared96, but they are not exhaustive and do not always give the necessary references. That is only a very small part of what should be done.

28

A last word. There is a kind of documents which is quite different from the chronicles, but which occurs often in them. I mean archival documents. Of course, it is well known that, till the end of the Middle Ages, such archives, but for the Egyptian finds, are extremely rare. For this reason it is interesting to study those documents which have partly or entirely been reproduced in the chronicles and elsewhere. This is being done for the Fāṭimid period97 and it is a good idea. It has also been done for the first three centuries of Islamic History98. Of course the kind of documents quoted in the chronicles consists almost exclusively of letters and diplomas from sovereigns or high state dignitaries; and very seldom emanate from the lower classes. This is not to say that some of them do not possess a high value, and it is easy to see that often the information they give is precisely that on which the chroniclers rely; it may even happen that high ministers are known to have written such letters, and on these have been based the chronicles, for instance those of ‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī and his contemporary the Qāḍī al-Fāḍil 99. Now it so happens that these great men not having preserved their letters and diplomas themselves, there are collections of those of their official or private letters which were thought either by

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themselves or by their admirers to be the most beautifully composed or the most valuable for posterity. Much more care should be taken of these collections than has hitherto been the case. Suffice it to say how marvellously instructive is the published inshā’ collection of the Būyid minister, the Ṣāḥib Ibn ‘Abbād 100. Perhaps less varied, but also interesting, is in the same period the collection of the Caliphal secretary, the well-known Abū Isḥāq al-Ṣābī (for whom see above). Of this collection some extracts have been edited101, almost without any commentary, but the great majority of his letters and diplomas, of which there exist quite a large number of manuscripts, still await their editor. These two instances should suffice as we do not intend to give an exhaustive list102. There is yet another example which may be cited: the letters of the Qāḍī al-Fāḍīl. We possess not only many extracts from them in the Rawḍatayn of Abū Shāma and other literary works, but several manuscript collections of them are also extant. Half a century ago a young German scholar103 made an examination of those documents etc. he could find in published works and in some (mostly German) manuscripts, but neither his list nor his study are complete, and cannot form the basis of an edition of the letters themselves. I know that such an edition demands patience and hard work, because, as the letters are not the same in all the collections and literary works, and are not quoted in the same order, and as there are other letters of which only the fragments are met with, their classification may prove somewhat a hard task. But it is strange to be confronted with the fact that, although alQāḍī al-Fāḍil was in his time and in the eyes of posterity one of the most renowed stylists, no attempt at publishing his writings seems to have ever been made104. 29

To conclude, I very consciously feel that many a reader will ask why this paper was devoted to such elementary matters. However, I think I have no apology to offer. Those among our colleagues and younger scholars who very well know what I have said above, also know very well that some of these things are not generally known to those whose duty it is to know them. I happen to have been trained as a historian, as scholars are in European history. Later, I became interested in Muslim history, and for this reason I was distressed to see how often with Orientalists, even with the greatest of them, something of the historical method and spirit, as experienced in the field of European history, do not seem to have found favour.

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It is evident that very happily a growing number of scholars in many countries are applying themselves to the task of editing. I wish I could give them some ideas both on the selection of works to be edited and the way of editing them, in order to prevent them from (partly) wasting their time as was too often the case with some of their predecessors. If that be the case, I shall be glad; if not, let my devotion to Muslim history be my apology.

NOTES 1. On these sources and the way to deal with them, see generally J.

SAUVAGET,

Introduction à

l’Histoire de l’Orient Musulman, édition refondue par Claude Cahen, Paris 1961, pp. 18-69. An English translation of this work was published 1965.

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2. On the contrary, our growing interest in non-political, economic, social and spiritual history leads to the search or other kinds of sources; but the chronicles alone provide the frame within which general history can be written. 3. By Erpenius in 1625. But see p. 29. 4. By Pococke in 1722. See p. 30. 5. On Sibṭ ibn al-Djawzī see GAL (below p. 15, n. 2) I: 347 and my Syrie (below p. 15), p. 64-68. 6. I gave a partial list of them in Arabica, 1957, p. 191, and had already alluded to the fact in 1940 in my Syrie, loc. cit. 7. This may be true of very late authors: Minorsky found in Munadjdjem Bashi (XVIIth century) parts of an XIth century chronicle of the Caucasian countries. 8. I gave the few exceptions in my Syrie, p. 66 n. 2. What is stated here is true of the narrative of events: as for the long obituaries, they depend on Ibn al-Djawzī for learned Irāqians, Ibn ‘Asākir for Syrians, and on ‘Imād al-Dīn’s Kharīda for poets (all three now published). 9. Ed. Amedroz, 1908; English translation by H.A.R. Gibb, 1932; French tr. by R. Le Tourneau, 1952 (both lacking part of the chronicle not contemporary to the author, but both giving the part corresponding to Jewett’s Sibṭ manuscript text). 10. See below p. 19. 11. Below p. 23. 12. An edition of it by Ali Sevim, Ankara 1968 (see Arabica, 1971 pp. 83-91). 13. See my review of the edition in Arabica, 1957 pp. 193-94. After I had written the above lines, I received two new volumes of

YŪNĪNĪ’s

Continuation; a better search for manuscripts has been

made, but again we are left in ignorance as to whether the editors know the end of the work and will publish it. I hope so. 14. For instance M. CANARD, Les Hamdanides, I, 1951; H.L. GOTTSCHALK, Al-Malik al-Kāmil, 1958 and B. SPULER’S

works, Iran im frühislamischer Zeit,l952 and Die Mongolen in Iran 2, 1955. See also the papers

by H. A. R. Gibb and B. Lewis on the sources for the history of Saladin and of the Assassins in Speculum 1950 and 1952, and the former’s Notes on the Arabic Materials for the History of the Crusades, in Bulletin of the School of the Oriental Studies (VII), 1935-37. 15. Geschichte der arabischen Litteratur, hereafter quoted as GAL, 2 vols. (2d. ed. 1943-1949 and 3 Supplements 1937-1942) as is well known, these Supplements, larger than the first volumes, were compiled after the edition of 1902 of the GAL, but lacked themselves much information so that the 2nd edition of the basic volumes is both a redaction of the older information and a supplement to the Supplements... Of course both series must be consulted together. The character of the book makes it possible even for persons knowing no German to consult it. 16. Brill, Leiden 1952. 17. Even the linguistic explanations and notes cannot be given on historical or other technical texts exactly as on purely literary texts. As is well-known, Arabic lexicography is based on the old literature, and there exists at the time no dictionary of the various medieval languages, a fortiori of the technical terms, though a lot of information about them may be found above all in

DOZY’s

Supplément aux Dictionnaires Arabes, which must be the Bible (or the Qur’ān) of all historians of the Muslim world. Several authors in addition to their editions of texts, have given glossaries; this habit ought to be generalised, only thus it will be possible to prepare the future technical dictionaries of every branch of science. 18. See his Origins of Ismā‘īlism, Cambridge, 1940, p. 13. 19. It was announced in the Congress of Orientalists, Moscow, 1960. A photocopy of the manuscript is with Professor Minovi. 20. See the Introduction of Amedroz to his edition referred to below. 21. 1910, and reproduced in MARGOLIOUTH’s Eclipse of the Abbaside Caliphate, vol. III (English Transl., vol. VI), 1921.

39

22. See my paper on Seljuq Historiography in the Acts of the Colloquium on Historiography of the Muslim World, edited by B. Lewis and P.M. Holt, 1962, reproduced in this volume, pp. 37-63. 23. Both of whose editions form the bulk of the Eclipse... referred to in n. 21. 24. Seljuq Hist., 61-62. 25. By Kan‘ān, 1954-1957. 26. To a lesser extent we may cite also the History of the ‘Abbāsid Caliphs by ‘Imrānī (GAL, I: 420, no. 5c, and Suppl. I: 586, no. 5c). Instead of that, there was published half a century ago by H. Derenbourg (and translated into French by E. Amar and recently republished in the East) the later al-Fakhrī of Ibn Ṭiqṭaqā, which really did harm our studies in that it prevented us from seeking more genuine sources. 27. Seljuq Hist., see p. 19, n. 1. 28. On these works see Selj. Hist.; on a Caucasian chronicle see above p. 13, n. 1 and

MINORSKY,

A

History of Sharvān, 1958. 29. The first edition was published by O. Houdas with a French translation; others have since appeared in the East. 30. By Muṣṭafā Djawād and Anastase-Marie, Baghdād, 1934. 31. By Muṣṭafā Djawād and Riḍā’ Shabīlī, Baghdād, 1934. 32. Perhaps through al-Djazarī (see text). 33. For other Iraqian chroniclers, see my Syrie 48-9 and 71-3, and my Chroniques Arabes dans les Bibliothèques d’Istanbul, in Revue des Études Islamiques, 1936. 34. Badawī, ‘Abd al-Latīf ‘Awād, Cairo 1959. There are two very discrepant manuscripts. 35. Vols. XVIII and XXIII. 36. List in my Syrie, pp. 38-46, and see S. Dahhān’s paper in the Colloquium, quoted above, p. 19, n. 1. 37. See p. 13, n. 3. 38. Journal Asiatique, CCXXX/1938. 39. Bulletin d’Études Orientales de l’Institut de Damas, VII-VIII. 40. Syrie, 55-7. 41. C.K. Zurayk, Beyrouth 1938, 2 vols. 42. Ibid., 1939-1942. 43. List in J. SAUVAGET, Alep, Paris 1941, p. xxi. 44. By E. BLOCHET in Revue de l’Orient Latin, 1896-1898 or separately 1900. 45. Three volumes have appeared; Damascus 1951, 1954 and 1968. 46. A few extracts from a Paris MS. in the Recueil des Historiens des Croisades on the other Mss. in Istanbul, see J. SAUVAGET in Revue des Études Islamiques, 1933, and Cl. CAHEN, ibid. 1936. 47. Only parts of it have been edited, mainly the part on Aleppo by D. Sourdel, Damascus 1953; the part on Damascus by S. Dahhān, ibid. 1956, a few fragments in various works. The part on Upper Mesopotamia is analysed and partly translated by Cl.

CAHEN

in Revue des Études Islamiques,

1934. [Unfortunately S. Dahhān has now died.] 48. BROCKELMANN, GAL, I, 346 mistakes the manuscript in Alexandria, which is the same as the one in Oxford, for a manuscript of this abridged History. 49. GAL, loc. cit. 50. Griaznevich, Moscow 1960. 51. Who for the Ayyūbid period, becomes of real and original interest. 52. In the Mémoires de l’Institut d’Archéologie Orientale au Caire, 4 vols., Paris (Mémoires XXX, XXXIII, XLVI and LIII). 53. Even by Brockelmann in the second edition of his GAL, II, 38 and Suppl. II, 36. 54. First by Bunz 1909, then by Shayyāl 1949 (with a few additions). 55. Revue des Études Islamiques, 1936, p. 352, Arabica 19/1972.

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56. Bis 365 A.H. by Juynboll 1855, then by Popper (Chicago); also an entire edition in Cairo; alQalqashandī, ed. Cairo (14 volumes). 57. See my Chroniques des derniers Fatimides, in Bull. de l’Inst. Franç. d’Archéol. Orient, au Caire, 1937, pp. 10-14. 58. By C. BECKER in his Beiträge zur Geschichte Aegyptens, I, 59 et. sq. 59. In course by Th. Bianquis and Ayman Fuad Sayyid. 60. By H. Massé, Cairo 1920. 61. See the Chroniques cited supra n. 2, pp. 4-6. 62. They were used by F. Wüstenfeld in his Geschichte des Fatimiden, 1881. 63. 18 volumes have appeared. 64. By Ṣalāḥ al-Dīn al-Munadjdjid, Cairo 1961. 65. Vols. I, V and X (with English translation). 66. Some idea of it may be obtained from the old Latin analysis of Patriarcharum Alexandrinorum, 1713 and notes of Blochet to his translation of

RENAUDOT, MAQRĪZĪ’s

Historia

Sulūk (see

below p. 30, n. 2) and Revue de l’Orient Latin, XI/1908 [now edited]. 67. See H. A. R.

GIBB,

al-Barq al-Shāmī, in Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, LII/1953.

Third in a Moroccan library. 68. With French translation in the Recueil des Historiens des Croisades, tome III; English translation by C.R. CONDER, 1897. 69. On a few other authors see my Syrie, pp. 60-8. 70. In the Bull. d’Et. Or., Damas, XV/1955-1957. 71. Cairo 1947. 72. Much useful material from it has been utilized by Michaud and Reinaud in their Bibliothèque des Croisades, vol. IV, 1829. I would not dwell here too long on what has often been said of the great and marvellously printed Recueil des Historiens des Croisades, although it is a much clear instance of the lack of historical method even among the best Orientalists of the XIXth>th century : the list of the chronicles to be published was made without any care for their originality ; only some fragments were published without stating that there were some missing parts also; the translation was done without attending to the technical terms, etc. The harm done was great as the Recueil was widely known, and prevented unprejudiced scholars from seeking better or more complete sources and editions. French translation of Ibn Wāṣil in course by Br. Halff. 73. Very typical also is the behaviour of Edgar Blochet who, while publishing in the Revue de l’Orient Latin, VIII-XI his French translation of the Ayyūbid part of

MAQRĪZĪ’s

Sulūk, very often

quoted Ibn Wāṣil in his footnotes, but had not had the idea that it was Ibn Wāṣil, and not Maqrīzī, who ought to have been translated first. 74. Syrie, 68-70. 75. By Shayyāl, four volumes published (out of five or six?), Cairo 1953-72. 76. By Khuwaiter (London University doctoral thesis). 77. Miss Sadeque, 1956 under the title Baybars the First of Egypt. 78. GAL, I: 318. 79. Syrie, p. 74, n. 3; Chroniques des d. Fat., p. 24, n. 2. 80. The Life of al-Ashraf was edited by Moberg, Lund, 1902 [Qalāwūn now edited]. 81. Two volumes 1835-45. 82. I do not of course mean that this edition is not useful, as we had none, and there are good footnotes, but it seems it would have been better either to begin with the last volumes, which are both more original and lacking in Quatremere’s translation, or, for the history of the Ayyūbids and first Mamlūks, to publish first more original sources. 83. See above, p. 23, n. 2.

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84. The work is of great value for the period of the author’s lifetime, but it cannot be original visà-vis the previous bulky volumes, and it does not seem to have preserved any lost source. 85. By Sherefuddin YALTKAYA, Baypars Tarihi, Istanbul 1941. 86. Above p. 14. 87. Syrie, 78-9. 88. Chroniques des d. Fat., 8-9; Syrie, 80. 89. 1949 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences Histor. et Philol., CCXIV). 90. Notes by myself in Orient 1951. Now M. Haarmann, Quellenstudien... 1969. 91. See Chroniques Arabes d’Istanbul 348, and Les Mémoires de Sa‘d al-Dīn b. Ḥama-wiyah Djuwaynī, in Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1950, reproduced in this volume. 92. Meanwhile there has been published quite useless small opuscules by the same author. 93. On a few other works see Syrie, 77 et sq. 94. One is the anonymous work published as Beiträge zur Geschichte der Mamluken Sultane by Zetterstéen, 1919; the other is the ninth part of Ibn al-DAWĀDĀRĪ’s Chronicle (see above p. 28) published by H. Roemer, Cairo 1960. 95. Which can be obtained through Fr. Rosenthal’s edition/translation of

SAKHĀWĪ’s

al-I‘lān in his

History quoted supra p. 29 with his footnotes to it. 96. One of the most useful would have been the general Index to al-Ṣafadī begun by G.

GABRIELI

in

the Rendiconti dell’ Accademia dei Lincei, XXII-XXV/1913-1916, had it been continued. See now the Onomasticon Arabicum and a few papers prepared with the help of computers. 97. By SHAYYĀL, Madjmū‘at al-Wathā’iq al-Fāṭimiyya, I, Cairo 1958. 98. Ahmad Zakī SAFWAT, Djamhara Rasā’il al-‘Arab, 4 vols., Cairo 1935-1937. 99. Ed. ‘Abd al-Wahhāb ‘Azzām and Shawqī Ḍayf, Cairo 1947. 100. Who composed a kind of Diary, the Mutadjaddidāt, known to Maqrīzī and others. 101. By Shakīb Arslān, 1899. On a third collection, see my Correspondance Buyide in Studi Orientalistici in onore Levi della Vida, I/1956. Now published by Chr. Bärzel. 102. Mādjid has published al-Sidjillāt al-Mustanṣiriyya, that is the letters sent by the Fāṭimid alMustanṣir to his vassals in Yemen; and the Dā‘ī al-Mu’ayyad Shīrāzī has left us his official correspondence relating to his oriental missions. 103. Helbig in 1908. 104. For other countries see the Letters of Rashīd al-Dīn Wāṭwāṭ (Khurāsān) and the collection of Mas‘ūd Nāmdār analyzed by myself and Minorsky in Journal Asiatique, 1949 (North-West Iran and Transcaucasia).

ENDNOTES *. Publié dans Islamic Studies, 1962, 1-25.

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The historiography of the Seljuqid period*

1

The Seljuqs, in spite of several useful partial studies, still await the comprehensive historian whom their role in Muslim history would seem to deserve. The indispensable preliminary assessment of the sources has itself so far been the subject of only incomplete soundings1. Short of being complete itself, the present report aims at least to assist in establishing certain data and directions of enquiry.

2

Neither the beginning nor the end of Seljuq rule marks a true break in the development of Muslim historical literature; the drawing of a specific picture of Seljuq historiography is therefore uncalled-for. What we more especially propose to do here — because it is at the same time the most indispensable to the historian and the least often carried out — is the systematic examination of the sources and of the documentary value of the works on which the modern historian must base his researches. For this reason it has seemed preferable, at the risk of leaving a few temporary gaps, to concentrate on the Seljuq domain proper, namely the Iraqi-Iranian territory from the middle of the eleventh to the end of the twelfth century A.D. There have been left on one side, therefore, as regards territorial extent, the too specific historical writings of Syria-Djazīra on the one hand, and of Asia Minor (even under the Seljuqs) on the other, and, as regards time, the previous history of the Seljuqs2 as well as their epigons of Khwārizm.

3

As is to be expected of authors who composed their works during the heyday of the ‘Abbāsid caliphate, or at least when the memory of this heyday and of the unity of Muslim was still alive, the first great monuments of Muslim historiography mostly include, as far as possible, the whole domain of Islam. Baghdād especially, although the historians who lived there had an understandable tendency to grant to it a pre-eminence, was the focus of this pan-Islamic conception of historiography, and it did not cease to be so even when the Buwayhids had made the Caliph their puppet and converted Iraq in fact into a separate principality. The great works of Thābit b. Sinān, Hilāl al-Ṣābī, and Miskawayh in fact date just from this Buwayhid period. However, in the regions which led a more or less separate life the idea of separate chronicles had been born: in Egypt and the West, in the Yemen, etc. Moreover, from the tenth century, and even earlier in the original case of Mecca, the development of civic pride or autonomy in certain places had given birth to

43

city histories. The idea of histories centred on dynasties could occur only when and where dynasties were encountered which were endowed with their own personalities independent of the countries where they held sway. Even the Buwayhids as such hardly had historians. Later on their religious quality produced some for the Zaydis of the Yemen and the Fāṭimids; the Ṭūlūnids alone had had some ratione personae, so to speak, but only for a short time, for their rule had been brief. The West set apart, in the East the true dynastic history of which the tradition could pass over into the Seljuq period appeared under the Ghaznavids, both in Arabic (‘Utbī) and in Persian (Bayhaqī), so that at the moment when the Seljuqs appeared on the scene three types of historiography: panIslamic, regional and dynastic, and (in the territories where they settled) two languages, Arabic and Persian, were flourishing. For the moment it is not necessary to speak of certain other works of a more special or marginal character. 4

Strangely enough, it seems that the Great Seljuqs produced no historian during their lifetimes. Later on we shall discuss the sources from which the authors of dynastic histories composed a century after them may have gathered the, on the whole, rather meagre information on them. But for us, in any case, the essential sources for the history of Ṭughril Beg, Alp Arslan, and Malikshāh are to be found in the Baghdād historiography of a general character which carries on without great change that of the Buwayhid period.

5

The great enterprise with which most of the others are connected is the History of Hilāl al-Ṣābī3, of which the section covering approximately the three years 989-92 (which do not concern us) alone is preserved. It is to be assumed that he first wrote the history of the period going from Thābit b. Sinān’s end to his own time, and carried it on subsequently to the entry of Ṭughril Beg into Baghdād in 447/1055. The importance of the work is well known despite the fact that it has not always been sufficiently stressed that, for the century which it covers, it is practically the sole source of all subsequent Baghdād historiography, if only indirectly; Sibṭ Ibn al-Djawzī tells us, however, that for the last fifteen years (433-47) he had been unable to find a manuscript in Syria4. It is a fact that general historiography on this period is rather thin; Ibn al-Athīr, whose accounts concern the activity of the Turkomans, then of the Seljuqs in western Iran, Kurdistan, and the Djazīra, is the one exception. It is not impossible that the reason may simply be that he, unlike the others, had access to a manuscript of Hilāl. It is not so well known that Hilāl had a son, Ghars al-Ni‘ma Muḥammad, who continued his father’s work in the same spirit until 479/1086, and that his History is not less important for his time than Hilāl’s for the previous century. It is true that this time absolutely nothing has come down to us directly of this History, and it even seems that the Mesopotamian historians did not have it at their disposal for long; in particular, it is unlikely that Ibn al-Athīr can have known it in spite of the abundance of his materials.

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One author only has preserved for us long extracts or analyses of it; rather paradoxically it is a thirteenth-century Syrian author, Sibṭ Ibn al-Djawzī, in his Mir’āt al-zamān, which is still unpublished for this period in spite of the great importance conferred upon it by the use of this source, unrecognized until now. It may be that the manuscript of Ghars alNi‘ma, possibly unique, had found its way to the Syrian capital (see note p. 37).

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The History of Ghars al-Ni‘ma Mufiammad, as it appears through the Mir’āt (of which, for these years, apart from the obituaries, it forms almost the sole source), consists first of an exact and intelligent diary of Baghdād political events and then of a fund of information, often without correspondence elsewhere, concerning the rest of the Muslim world from

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Egypt to Iran, passing sometimes even through Asia Minor. This information is based on the author’s personal experience, on the accounts of persons of his acquaintance, on documents. As the heir to a great fortune5 he had perhaps never followed a profession but had always been highly esteemed among the entourage of the Caliph al-Qā’im. As for his History, entitled ‘Uyūn al-tawārikh, I have long had the intention of publishing the version by Sibṭ Ibn al-Djawzī, completing it by the few other discoverable quotations6; but there is a difficulty in the fact that the Mir’āt itself, for this period, has come down to us in two very different versions, between which, of course, comparison must be made7. 8

A comparison between works posterior to that of Ghars al-Ni‘ma and his own work shows an undeniable relationship but, as has been stated already, it does not follow that the utilization is without error, or in all cases, direct. It seems that later authors generally contented themselves, whether or not of necessity, with summaries including additional matter or with works based on parallel information. The chief historian to be considered in this respect is probably Muḥammad b. ‘Abd al-Malik al-Hamadhānī (d. 515/1121) 8. It is not always easy through the scattered information and quotations to reconstruct exactly what his work may have been; this again is almost wholly lost. It seems that it comprised, as far as history is concerned, a relatively detailed continuation of Ṭabarī, of which a portion remains for the tenth century only (and paradoxically in a Maghribī manuscript) 9 , then a more abridged general history (lost but for quotations) with the title ‘Unwān alsiyar, and lastly a History of the Viziers in continuation of that of Hilāl al-Ṣābī 10. But during the lifetime of our Hamadhānī there were other Hamadhānīs, themselves more or less historians, and it is posssible that their works have been confused, especially by Hājjī Khalīfa11. It is not impossible that a manuscript of the ‘Unwān may still be found one day, especially in Syria, since in the fifteenth century al-‘Aynī (still unpublished) quotes it systematically. The hope for the later works is not so good, later authors quote them little but rather refer to ‘the ‘Irāqīs’ comprehensively, apparently because the differences between several works derived from the same sources were slight. I am not in a position to assert that Muḥammad b. ‘Abd al-Malik utilized Ghars al-Ni‘ma, whom in any case he does not reproduce slavishly; but his information is drawn from the same source, and for the tenth century he quotes al-Ṣābī by name.

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However that may be, it seems to be Muḥammad b. ‘Abd al-Malik al-Hamadhānī who ends the series of the great Baghdād historians of pan-Islamic attitude. It is true that there were still in the 6th/12th century writers with pretensions to carry on the tradition, whom al-Zawzānī quotes12: al-Raghūni until 527/1132, Ibn al-Ḥaddad until the eve of his death in 570/1174. Their works, still not found, seem to have been second-rate and practically confined to Iraq and the regions in immediate contact with it. This is henceforth the case with almost all Baghdād historiography which witnesses, truly enough, a revival of the caliphate but of the caliphate now as a regional principality much more than as a pan-Islamic institution. The only work to concern us here is the Kitāb almuntaẓam of the famous Ḥanbalī doctor Ibn al-Djawzī13. This History, which pretends to be universal, is in reality above all Baghdādī. It carries on the chronicles of the 5th/11th and 6th/12th centuries which we have just enumerated, after utilizing them and supplementing them by Ḥanbalī informants up to 573/1177. The Muntaẓam has enjoyed a reputation which certainly seems to us a little exaggerated, and has been constantly used by later writers; but, however interesting it may often be for the history of Baghdād proper, it cannot stand as a general history. Even in regional history it has unevennesses of exposition which are surprising, and which are perhaps solely due to the author’s

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habitual haste. Basically he was interested only in setting forth the lives of scholars. He seems to have originated the habit which became general after him of following the account of events for each year by more or less detailed obituaries, and so distributing in chronological order the material which is found in alphabetical order in the biographical dictionaries. 10

Before Ibn al-Djawzī there is no need to call attention further to anything except the historical section, which appears to be unpublished, of the Tadhkira of Ibn Ḥamdūn. This was terminated in 553/115814 and gathers concisely information relating to the various eastern Muslim countries. After Ibn al-Djawzī a certain importance should probably be attached to another lost work, the continuation of the Abridgement of Ṭabarī composed about the end of the 6th/12th century by an ‘Irāqī immigrant in Syria. Quotations from the writer, Abū Ghālib b. al-Ḥusayn al-Shaybānī, in the Bughya of Ibn al-‘Adīm, scattered over this book’s account of the 5th/l 1th and 5th/12th centuries, although centred on Syria, show him to be abundantly informed on the general activity of the sultan Alp Arslan15. Of another genre is the History of the Caliphs, distributed by reigns, composed some years after the Tadkkira and probably partly based on it by another ‘Irāqī exile, Muḥammad ‘Imrānī16. It is not possible to prolong here the examination of works which would oblige us to go far outside the Seljuq domain17. Practically our knowledge of IraqiIranian historiography in the 6th/12th century draws largely from the somewhat later Kāmil of Ibn al-Athīr, of which, apart from the specifically Seljuq sources which we shall deal with below, Ibn al-Djawzī, who is once quoted by name18, is by far not the sole provider of Mesopotamian documentation. It is possible that he used directly the Dhayl of Abū Ghālib, and also Ibn al-Ḥaddād, as his pupil Ibn Khallikān was occasionally to do again after him19. He refers several times to ‘the ‘Irāqīs’ in opposition to the historians of other regions, which proves that in any case he followed several, but for the moment we must confess our inability to be more precise.

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From the same point of view as the Kāmil a Syriac work (translated into Arabic by the author himself), the Chronogaphy of Gregory Abū l-Faradj Bar-Hebraeus20, ought as an exception to be considered. Gregory, besides Syriac predecessors, had used Persian and Arab historians. Ibn al-Athīr appears as the principal of the latter, but for the history of the Great Seljuqs he had supplementary information, though certainly drawn for the most part from Baghdādī sources, especially those of the same family as Sibṭ Ibn alDjawzī’s21.

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Several more or less general histories were composed also in Iran. In these Iran generally occupies a greater place. One or two authors had already written histories of the Muslim world conceived as a succession of dynasties22. In 520/1126 an anonymous author, writing possibly at the court of the Kākūyid princes of Yazd in Fārs, finished a work of this type in Persian. This Mujmal al-tawārīkh begins with the ancient kings of Persia. Its last pages, devoted to the Seljuqs up to this date, are probably related to the ‘Irāqī sources, perhaps to ‘Abd al-Malik al-Hamadhānī: for the earlier period the work names Hilā1 al-Ṣābī 23.

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More important for the Seljuq period in Iran was apparently the Mashārib al-tadjārib of the Khurāsānī ‘Alī b. Zayd al-Bayhaqī known as Ibn Funduq, of which we have once again to lament the total loss. The title seems evidently to suggest a continuation of the Tadjārib al-umam of Miskawayh (itself adapted from the chronicles of Thābit b. Sinān and Hilā1 alṢābī). When Ibn Funduq appears to inform us elsewhere24 that he took the continuation from the Ghaznavid writer al-‘Utbī, who stopped at 410/1019, that cannot mean that he began at this date for we have an earlier quotation from the Mashārib25. The fact that Ibn

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Funduq had composed this work in Arabic in a country which was giving up this language and that, inversely, he probably lacked documentation on the Arab countries, which could have made certain of the preservation of the Mashārib if its contents had satisfied them, no doubt explains its disappearance. Nevertheless, one could possibly still become acquainted with it at the beginning of the Mongol period if the quotation made by Djuwaynī26 rests on direct acquaintance. Moreover, a manuscript may have reached the Arab countries in the 7th/13th century as it is a fact that not only Yāqūt27 who had travelled in Iran, but also and above all Ibn al-Athīr28 used it. 14

The quotations given by these authors plus allusions in other works (this time preserved) of Ibn Funduq are all that we can exploit in an attempt to ascertain the character of the Mashārib. We cannot discover if it was a true general history or in fact a regional one. The date when it was finished is obscure. In a first form, which consisted of four volumes, Yāqūt extracted from it the autobiography of Ibn Funduq which he has preserved for us and which stops at 549/115429; but this autobiography and autobibliography mentions already among the works of the author his collection of biographies, Tatimmat ṣīwān alḥikma. Now, he alludes in this latter to the eighth volume of his Mashārib30; thus the two works must have been carried on side by side. Ibn al-Athīr seems to father on Ibn Funduq an account of the history of Khwārizm which he introduces in 568/1172 but carries on till 595/1198. But this last date is practically impossible since Ibn Funduq by his own account was born in 499/1105, and in fact Yāqūt, according to an unknown source, gives the date of his death as 565/1169, and the last date of the History of Bayhaq, another extant work of Ibn Funduq which does not appear in Yāqūt’s list, is 562/116631. Can it be that Ibn alAthīr knew the Mashārib only through an intermediary of whom he failed correctly to delimit a quotation (which could even deal with facts previous to 568/1172 if he found it in a general account of the beginnings of the Khwārizmian dynasty), or did he allow his notes to become disordered ? We shall come across this question again when we seek eventually to determine more generally the place of the Mashārib among the sources of the Kāmil.

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But however that may be, the Mashārib itself came too late for the author to be able to refer to direct testimony on the subject of the first Seljuqs, and so we are faced with the problem of its own sources. The first histories of a general character to which Ibn Funduq alludes elsewhere are a continuation of ‘Utbī’s biography of Maḥmūd of Ghazna by a certain Abū l-Ḥasan Muḥammad b. Sulaymān and the famous vast History of Abū l-Faḍl Muḥammad b. Ḥusayn al-Bayhaqī of which he had still been able to consult the volumes scattered between Sarakhs and Nīshāpūr which today have only been rediscovered in part32. As from the middle of the 5th/11th century it certainly seems that apart from scattered notes in local histories Ibn Funduq no longer had the work of predecessors at his disposal, and had to make an effort to gather material himself. This effort could have been made easier by his long stay at Nīshāpūr and his familiarity with highly placed personages at the court of Sultan Sanjar.

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The only extant work in which the Masharib may have been extensively used is the Kāmil of Ibn al-Athīr. It would have had a considerable interest for the distinguished historian, for, much as we may admire on the one hand the breadth of his documentary researches, nothing, on the other hand, indicates that he knew Persian, and so, in the Iranian field, he would have been considerably handicapped if he had had no Arabic texts at his disposal. His information on eastern Iran cannot all be due to such of bis other sources as we know (see again below) and this information, which is specially abundant for the middle of the

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6th/12th century, suddenly diminishes about 560/764 and that is an especially plausible date for the termination of the Mashārib. Though the local and fragmentary character of the accounts of events in the Tārīkh-i Bayhaq of Ibn Funduq prevents any definitive comparison, at least the background of general history is the same. On the other hand, the sole specific reference to the Mashārib in the Kāmil faces us, as we have seen, with a quasi-impossibility; and until the middle of the 6th/12th century events in eastern Iran, when they are not linked with those of western Iran, are after all treated by Ibn al-Athīr in a relatively summary fashion. It is true that Yāqūt, in connection with the vizier alKundurī and his relations with the poet Bākharzī, quotes from the Mashārib passages which are undoubtedly at the sources of Ibn al-Athīr’s corresponding account; but the comparison is not completely conclusive, for these accounts are also to be found in the commentaries on the Dumyat al-qaṣr of Bākharzī and also in the Zubda, of which we shall speak presently33. It may be that Ibn al-Athīr knew the Mashārib, complete or certain of its volumes, only through an intermediary, which would have to be determined, it is true. There is again for the events of c. 568-90/1193 concerning the Khwārizm-shāh Töküsh a parallelism between Ibn al-Athīr and Djuwaynī, and we have said that the latter could have been acquainted with the Mashārib; but the express quotation which he makes from it at the beginning of his History of the Khwārizmshāhs solely concerns the remote origins of the dynasty, and he also may have known it through an intermediary. It is possible that our two authors had a common intermediary which was presumably in Arabic. One among others could be al-Ma’mūnī’s History of Khurāsān, which was later known to Ibn Khallikān; but it stopped at 570/117434. 17

In any case we reach with the Mashārib al-tadjārib the period when one after another three important histories special, now, to the Seljuq dynasty are composed. It is not of course totally out of the question that one had existed already at the beginning of the century, by Abū Ṭāhir al-Khātūnī, a well-known man of letters and high official of the Seljuqs at the end of the 5th/11th and beginning of the 6th/12th century. But the only testimony to this effect comes from Dawlatshāh35 who wrote at the end of the 9th/15th century, and the quotations which he makes from it consist entirely of extracts from poets similar to those which he borrowed from an Anthology of the same author. ‘Imād al-Dīn and Ẓahīr al-Dīn (see below) likewise testify to Abū Ṭāhir’s poetic activity. They attribute to him several anecdotes or satires to accompany his verses but do not speak of a historical work in the ordinary sense36. One may even assert that it was either a negligible or nonexistent work or at least that it remained unknown, since the information of later authors on the time of the Great Seljuqs is by and large strangely meagre (with the exception of ‘Imād al-Dīn’s borrowings from Iraqi sources, see below). Possibly Abū Ṭāhir had composed illustrative anecdotes forming the materials for memoirs around an anthology of verse by himself and his contemporaries; but this conjecture is the most that can be made, and is gratuitous at that.

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In contrast, there are memoirs which, although lost in their original Persian form, are substantially preserved in the Arabic guise given to them by ‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī 37: those of the vizier Anūshirwān. They do not seem to have been either exclusively personal memoirs not yet a true complete chronicle, but something in between, ‘memoirs as a contribution to the history of their time’. The personal affairs and rivalries of the milieu of viziers and their associates rather, unfortunately, than their governmental functions seem to have constituted the essential part. It is for the reign of Malikshāh, where Anūshirwān remains nevertheless incomplete, that ‘Imād al-Dīn introduces

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Anūshirwān; he names him for the last time in 522/1128, in spite of having said elsewhere that the work went up to 528/113338. Anūshirwān’s Memoirs do not seem to have been known to any other Persian or Arab author than ‘Imād al-Dīn, and everything indicates that the latter, who belonged to the same circles, had in his hands a unique manuscript which had ceased to be useful and had disappeared because of the Arabic translation made by him in an Arab country. 19

The author of an insignificant Seljuq History of the Mongol period, ‘Alī b. Ḥusayn, declares in his preface that he had found no predecessor other than an author stopping at the reign of Maḥmūd39. Since there is no question of ‘Alī’s dependence on Ẓahīr al-Dīn or Rawandi (see below) for the whole of his work he has been accused of plain falsehood 40. That is perhaps a little hasty. It is a fact that for the reign of Maḥmūd these three authors are strangely laconic as though there were in fact a break in their information. The reference could not be to the Mudjmal al-tawārīkh even though ‘Alī seems to say that the work included the reign of Maḥmūd, because in the Mudjmal it is this very reign which is described with an exceptional abundance of detail. For the same reason the Memoirs of Anūshirwān cannot be taken into consideration either. Those of Abū Ṭāhir, if they existed, do not seem on the other hand to have been able to include the reign of Maḥmūd. At all events the work in question cannot be here either a very important one.

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The first in date of the important Seljuq Histories to have come down to us and apparently the first to have been composed is that of ‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī 41. It is true that according to his own testimony42 he did not put it into its final form until 579/1183, when he had already been in Syria for seventeen years; but the detailed history practically ceases at the moment when the author had to leave Iraq, and he states himself 43 that his being far away prevented him from doing more. This would have prevented him a fortiori from discovering records concerning the past, and it is difficult to believe that his own memory alone or the chronicles available in Syria could have sufficed to provide him with all the material for the detailed accounts by which he continues and completes the Memoirs of Anūshirwān which he translates. It must therefore be concluded that he had nursed the project of his History, taken notes for the composition of it, and acquired the manuscript of Anūshirwān before 562/1166. The Nuṣrat al-fatra, as this history is entitled, like everything else from the pen of ‘Imad al-Dīn, is over-flowery in style, which explains why his compatriot al-Bundārī, likewise an immigrant in Syria, made in 623/1226 an edition which is simpler in style but faithful in substance 44. But already the work had had a certain success, since it is found to be known to Ibn Abī Ṭayyi’ 45 and to the author of the Akhbār of which we shall speak presently. It was also to be known to Ibn al-Athīr about the time when al-Bundārī was working.

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The sources of ‘Imād al-Dīn are rather complex. The nucleus of the book is formed by the Memoirs of Anūshirwān; but as he says himself, for the very period for which he translates them, he completes them and corrects them when necessary. On the other hand, it is evidently not Anūshirwān who furnished him with the history of the Seljuqs subsequent to his Memoirs, nor that of the first representatives of the dynasty. For the latter the notes taken by ‘Imād al-Dīn, his own experience, and the experience of his relatives who were all important personalities under the régime are probably a complete list of the sources of information of the Nuṣra. For the 5th/11th century the question is less simple because the author always abridges too much for exact textual comparisons to be often possible. But as a general rule the nature of his additions to Anūshirwān for the reign of Malikshāh and the content of his versions of the reigns of the first two Seljuqs

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likewise incline us, without being possible to be more exact46, toward Baghdādī historiography, with which its general correspondence is undeniable. He had not necessarily read Ghars al-Ni‘ma, but he had almost certainly read Hamadhānī. 22

The History of ‘Imād al-Dīn is very nearly the sole source for the years 485/1092-547/1152 of a work which is otherwise independent of it and which has come down to us in the form of a unique manuscript with the rather strange double title of Zubdat al-tawārīkh, Akhbār (not preceded by fī) al-umarā’ wa l-mulūk al-saldjūqiyya47. The end of the text as we have it was composed in 622/1225 but the real narrative stops at 590/1193, the date of death of the last Seljuq of Iran, Ṭughril, of whose entourage the author had known a member48, so that it is probable that the work was composed at the end of the 6th/12th century (we shall see a confirmation of this presently), and that the references to 622/1225 are due to a later copyist or editor. The work opens by an attribution (at least of the first sentences) to a certain Sayyid Ṣadr al-Dīn ‘Alī b. Nāṣir, who is in fact named by Djuwaynī49 and Kamāl al-Dīn b. al-‘Adīm50, as the author of a Zudbat al-tawārikh devoted to the Seljuqs. However, an author who, in the text which we have, expresses himself in the first person, met during a journey to Khwārizm a merchant whose teachers (shaykhs) had taken part in the battle of Manzikart (464/1071)51. This evidently excludes an author of 622/1225 and makes rather improbable an author of the 6th/ 12th century; moreover, the final author belongs evidently to the northwest of Iran (see below) whereas one is tempted to see in the traveller to Khwārizm an easterner responsible for the important information about Khurāsān in the 5th/llth century. But if there are two authors, which of them is ‘Alī b. Nāṣir? Süssheim52 once proposed to identify him with a sayyid of this name whom he found mentioned in the ‘Umdat al-ṭālib fī ansāb āl Abī Ṭālib and who must have been alive in the middle of the 6th/ 12th century. But Djuwaynī still attributes explicity to one ‘Alī b. Nāṣir53 an apparently slightly later paragraph (under the reign of Arslan, about 560/1164), which would place our author in north-west Iran. Some paragraphs, for example the one which is devoted to the horoscope of Sanjar, seem to have been composed soon after the latter’s death54. What is more, the manuscript has as its title Akhbār etc., and it is the first sentence only of the text which introduces ‘Alī as the author of a Zubda, coupled, perhaps by the copyist, with the Akhbār, which might mean that the author of the Akhbār refers us to that of the Zubda, ‘Alī b. Nāṣir55.

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The question of the composition of the Akhbār which we have is, however, more intricate still. From the death of Malikshāh (sporadically even earlier) to 547/1152 it is composed in fact almost entirely of borrowings (acknowledged) from ‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī’s Nuṣrat al-fatra, which was finished, as we have seen, in 579/1183. Thereafter there are two possible hypotheses: either the author of our Akhbār was acquainted with the Nuṣra and used it to compose a work which is the Zubda; or this latter was a distinct work and a later author combined them into one. Ibn al-Qifṭī and Ibn Ẓāfir, who, by virtue of being EgyptoSyrians, may well have been acquainted with ‘Imād al-Dīn’s work, had each composed at the beginning of the 7th/13th century, according to their friend and contemporary Yāqūt 56 , a Seljuq History which could hardly, in the region where they lived, be original. Of the first nothing is known57; but the second seems to lie behind Nuwayrī’s account in the Nihāya, and Süssheim58 remarks that a quotation given by Nuwayrī towards the end on the death of Sanjar59 corresponds word for word with a sentence in our Akhbār. All the same I do not think that these Akhbār are the work of Ibn Ẓāfir; at any rate the work which later authors call the Zubda is explicity attributed by Ibn al-‘Adīm and Djuwaynī to ‘Alī, while neither the first of these nor Ibn Khallikān, who often uses, on the one hand, other

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writings of Ibn Ẓāfir, and, on the other hand, the Zubda60, establishes a link between them. Besides, an examination of Nuwāyrī seems to suggest that Ibn Ẓāfir’s Seljuq History was arranged on the same plan as the other dynastic histories of his, preserved in his work alDuwal al-munqaṭi‘a, which is not the case with the Akhbār. But to explain the parallelism pointed out by Süssheim it must be admitted that Ibn Ẓāfir employed possibly in combination with the Nuṣra a version of the Zubda, which therefore was in existence before 613/1216, the date of his death, but which did not necessarily include the narratives concerning western Iran in the second half of the 6th/12th century which are very briefly echoed in Nuwayrī. 24

Moreover, the text of our Akhbār suggests that it consists of a résumé of an original or originals61. That this résumé is the Akhbār and not the Zubda appears to be implied by the fact that the quotation found in Duwayni does not appear in our Akhbār (the epitomizer, perhaps the introducer, of the Nuṣra). In fact the following facts become clear from the comparison. On the one hand, while parallelisms are frequent and clear for the 5th/11th century they are lacking for all that part of the 6th/12th century, the second half, which does not consist of an abridgement of ‘Imād al-Dīn. It is true that for this period Ibn alAthīr had other quite good sources of information at his disposal, but not so much as to make the Zubda, if he knew of it, quite useless. One thus has the impression that he was acquainted with a Zubda which, for his purpose, did not go usefully beyond the middle of the 6th/12th century, even though for some years it still gave sundry information such as the undated quotation in Djuwaynī.

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On the other hand, what do the parallelisms between Ibn al-Athīr and our Zubda for the 5th/11th century consist of? First, in the version from the Maliknāma of the origin of the Seljuqs until Dandānqān (432/ 1040). That Ibn al-Athīr did not use this Maliknāma directly is shown not only by the fact that he was apparently ignorant of Persian, but also by a passage which I have pointed out elsewhere62, where the interpretation which he gives of it is identical with that of the Zubda and contrary to that of Mīrkhwānd, who referred directly to the original. However, and in spite of the difficulties of comparison arising from the fact that Ibn al-Athīr combines various sources, it is difficult not to think that the text of our Zubda lacks details which are present in the Kāmil and inseparable from the Maliknāma. The impression is even clearer for the period following, and especially for the reign of Alp Arslan. There are considerable correspondences of form and matter but even here there are various additions in one or the other (but especially in Ibn al-Athīr) of which some can hardly be supposed to be drawn from other sources.

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Of course for the 5th/llth century even the author of the original Zubda must have used earlier sources (for the first half of the 6th/12th century his information must have been scanty since the Nuṣra was substituted for them). First there is the Maliknāma which breaks off at Dandānqān; for the sequence of events the author of the Zubda takes little interest in facts outside Iran and completely ignores the activity of Ṭughril Beg before his entry into Baghdād (in which he resembles the other Persian Seljuq historian of whom we shall speak presently). On the other hand, he is informed about Čaghri Beg or more precisely on Alp Arslan from the time when he was still in Khurāsān in the reign of the latter. And, though one may be tempted to suppose that the valuable information in the Akhbār on the wars against the Georgians are the result of Adharbāydjānī accounts gathered by the second author, it seems more probable that they form part of an ancient collection of materials on Alp Arslan. The chapter on the relations between Čaghri Beg and the Ghaz-navids gives, however, the impression of being drawn from a Ghaznavid

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history. Must we suppose the introduction of the Mashārib as the passage already pointed out63 about al-Kundurī and Bākharzī seems to invite us ? Not necessarily, for the same reasons adduced for the Kāmil. At all events, as for the Kāmil, a utilization of the whole of the Mashārib seems to be out of the question if one wishes to take into account also the places where the author of the Zubda shows a lack of knowledge (to judge by the Akhbār). The place which the ‘Amīd Khurāsān Muḥammad b. Manṣūr al-Nasawī, a well-known personage, occupies in the Akhbār inclines one perhaps to look for the source of information particularly about Alp Arslan in his entourage. On Niẓām al-Mulk the author names a special anonymous work of faḍā’il composed by a client of the vizier and possibly used by later writers64. 27

As a very imprecise and provisional conclusion it may be supposed that about 560/1164 there was a Zubdat al-tawārīkh by ‘Alī b. Nāṣir which was itself based on a combination of partial sources for the 5th/11th century, and less well informed, if it continued, for the 6th/12th century. About 600/1203 an Iranian from the north-west, probably not ‘Alī, enlarged it by adding a history of the sultanates of Arslan and Ṭughril and the atabegs of Adharbāydjān: his personal situation must have rendered him independent of any literary source. He himself or a third person who might, just conceivably, be Ibn Ẓāfir, introduced the Nuṣra into the original, but at the same time abridged, work. The date of 547/ 1152 which marks the interruption in the borrowing from the Nuṣra is perhaps that at which the second author began his work, but might also be the result of a possible third author. Thus the Akhbār, as we have it, is not in any case an original source except for the second half of the 6th/ 12th century, but for the 5th/l 1th century preserves for us, alongside Ibn al-Athīr, an extract from previous sources lost to us.

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We have been brought back time after time to Ibn al-Athir. The intelligent way in which this author recasts his sources, which he rarely names, makes it difficult to assess the precise value of his information. But since no author has gathered such a wide documentation it is the more urgent that a general critical study of the Kāmil should be attempted, at least for the 5-6th/11-12th centuries. This ought perhaps to proceed as for a new edition.

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There is however a family of works which remains distinct from all those which we have considered so far : those which are based upon the Saldjūqnāma of Ẓahīr al-Dīn Nīshāpūrī. The Histories which we have studied up till now were Arabic, or dependent, like the Mudjmal, on Arabic sources, or have come down to us, like Anūshirwān, through Arabic translations. Ẓahīr al-Dīn was a Persian writing in Persian. He knew none but Persian authors, and was himself known only by Persian authors. It was during the reign of that same Arslan in whose time ‘Alī b. Nāṣir was probably working that Ẓahīr al-Dīn Nīshāpūrī, the sultan’s preceptor also began to compose his Saldjūqnāma, which he could not complete until shortly after the accession of Ṭughril, Arslan’s successor and the last of the Seljuqs of Iran65. It was long thought that the text of the Saldjūqnāma proper was wholly lost and that it was consequently necessary to have recourse in its place to the version, overloaded with literary interpolations, made of it right at the beginning of the 7th/13th century by Rāwandī, another personage of the same milieu, in his Rāḥat al-ṣudūr 66. Rāwandī, however, for lack of an Iranian Seljuq, had to dedicate his work, once it was finished, to Kaykhusraw I, a Seljuq of Rūm. But some time ago Ismā‘īl Khān Afshār 67 showed that Ẓahīr al-Dīn’s text seemed to be much more faithfully preserved as a part of the simple collection of chronicles constituted by Qāshānī’s Zubdat al-tawārikh (beginning of the 8th/14th century). Recently the text has been published68.

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There is no doubt that this publication, though in itself rather negligent69, restores to us the original of Ẓahīr al-Dīn much better than Rāwandī, to such an extent that henceforth Rāwandī is valuable to us only as a control except for the last years (reign of Ṭughril and immediate sequel to his death) which are an original contribution by the latter author. The more awkward style, the often more precise details, collation with the various Persian chronicles which are stated to be based on Ẓahīr al-Dīn — all prove in fact that we are dealing, if not certainly with an absolutely faithful copy of the original, than at least with a version which in general is very close to it. The slight reserve which, however, I introduced is due to the fact that here and there statements of detail are to be found in Rāwandī which seem to be too much a part of the narrative to be derived from any of the other sources which he had70. As a matter of fact he does not recognize any sources outside a number of limited oral sources71. On the other hand — not to mention the first pages (Seljuq origins) where Rāwandī perhaps passes over certain words which he found difficult to understand — in the account of the battle of Manzikart the details of Ẓahīr alDīn’s account are much more numerous than those of Rāwandī’s and one may ask why Rāwandī, for so famous an event, should have omitted them. These have, in places, a slightly suspect air72 which brings them close to later Persian historiography, and one may consequently wonder whether they were not an interpolation in Qāshānī’s manuscript by himself or a predecessor. The answer is uncertain, but the question must be asked73. Before Rāwandī a certain ‘Abd al-Ḥamīd Kirmânî had added an appendix to Ẓahīr al-Dīn which carried on the history up to the fall of Ṭughril. This text, preserved by Rashid alDīn and not used by Rāwandī, is published by the editor at the end of Ẓahīr al-Dīn. Henceforth we know Ẓahīr al-Dīn sufficiently surely in general to study his work in itself. What can his sources of information have been? It is certain that he had relatively poor sources at his disposal for the Seljuqs before his own lifetime, especially if we compare the impression left on men’s minds by one such as Malikshāh, for example, with the very perfunctory chapter which he devotes to him, or if we consider the almost total emptiness of his account of the reign of Maḥmūd at the beginning of the 6th/12th century which was, however, full of complications. (This proves, by the way, his ignorance of Anūshirwān.) It may be that he desired purposely to centre his work on the sultans who were his direct masters, but it is difficult to avoid the impression that he lacked good sources. Nevertheless, whatever shortcomings they may have had, it appears that he must all the same have had some for the 5th/11th century and the Great Seljuqs. It is remarkable that this man, who was personally attached to Arslan, had not inkling of the existence of the Maliknāma, of which the manuscript, as we have pointed out, cannot have been found at his court. In practice he knew the history of the Seljuqs before the empire only in so far as it is part of Ghaznavid history, and thus through a Ghaznavid source. As long as Rāwandī or other adaptors only were known one could ask whether the important place occupied in this account by Isrā’īl and Qultumush, the ancestors of the Ruim Seljuqs, was not an addition by Rāwandī for the sake of his patron74; but the account goes back to Ẓahīr al-Dīn and is thus to be explained by the fact that it is placed in Ghaznavid territory, which would not be the case with accounts dealing with the other Seljuqs at the same period75. As for determining the Ghaznavid source used, I can state definitely only that it appears not to coincide with those used by the Arabic-using Iranians studied previously (though it is difficult to believe that writers using one or the other language in Iran did not each know the other, just as the author of the Zubda used

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the Maliknāma). More generally, though we have seen, until towards the middle of the 6th/12th century, Iranian authors profiting in works composed in Arabic from predecessors who wrote in both languages, and though, until the Mongol period, Persian translations of old Arabic works on Iranian history were made, as far as Seljuq history is concerned we have the impression that Ẓahīr al-Dīn and his epigons knew nothing of the Arabic group of sources, even the Iranian ones, and that, in short, there are two families of histories, each ignorant of the other, separated by a cleavage of language. Moreover, it appears to be out of the question that there was any important monument of Seljuq or eastern Iranian history between the end of Bayhaqī’s History and the Mongol period. To be convinced of this one has but to consider the effort which the author of the Ṭabaqāt-i Nāṣiri had to make, and for what meagre results. Collections of anecdotes were all that was made, such as those which we have of Niẓāmī ‘Aruḍī, Awfī, and Mubārakshāh, who themselves declare that they drew on no historical work, contrarily to what they acknowledge of previous authors76. It is not our task here to study non-Seljuq easternoriental historiography, but this general impression had to be given. 33

To return to Ẓahīr al-Dīn al-Nīshāpūrī: his work, compared with later Iranian historiography, is characterized by relative soberness and accuracy. He or Rāwandī are directly or indirectly the essential and often the sole source of all the writers in Persian who, under the Mongols or the Timurids, from Rashīd al-Dīn and Mustawfī Qazwīnī, include a chapter on the Seljuqs in their universal histories. Even in Asia Minor, where the Rāḥat al-ṣudūr, though dedicated to Kaykhusraw, seems hardly to have attracted attention, Aqsarayī’s introduction to his History of the Rūm Seljuqs (beginning of the 8th/14th century)77 bears an evident relationship to Ẓahīr al-Dīn. The anonymous Saldjūqnāma78 composed about the same time seems, on the contrary, to be acquainted, directly or not, with the Baghdādī sources. To study this late historiography would be another subject.

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To the general Histories of the Seljuqs must be added the one special to the autonomous line of Kirmān. This line found its chronicler in Afḍal al-Dīn Kirmānī, a high official of the last members of the dynasty and their immediate successors. His work is not extant directly, but it has proved possible to reconstitute a text which one may be assured is in agreement with the original79 by a comparison between the history of Kirmān by Muḥammad b. Ibrāhīm (10th/16th century)80, which copies it, and other works of which the chief is the Djāmi‘ al-tawārīkh of Ḥasan Yazdī (7th/13th century), which a scholar has recently thought of using for this purpose. It seems that the author composed first an account, entitled ‘Iqd al-‘ulā, of the reign of Malik Dīnār, who inherited from the Seljuqs (583-602)81; later he prefixed to it a history of the Seljuqs under the title of Badā’i‘ al-azmān fī waqā’i‘ Kirmān; he himself seemingly carried on the whole to 612/1215 by a Risāla recently rediscovered in a composite Arabic-Persian collection in the Vatican82. Later another writer wrote, under the title Simṭ al-‘ulā, the history of the Karakhiṭāy dynasty, which gained control of the country soon after and kept it as vassals of the Mongols 83. The Badā’i‘ al-azmān, which does not appear to have had any help from previous historiography, Baghdādī, Ghaznawid, or other, for the 5th/11th century, is meagrely, though usefully, documented for the period; but for the 6th/12th century it becomes really interesting.

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With the history of Kirmān we broach the category of regional or local histories which we cannot study here, for each has its own problems which generally extend beyond the Seljuq period. But certain of them were composed in the Seljuq period and have a

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substantial importance for its history. We mention only those of Ibn Isfandiyàr for the south Caspian provinces (beg. 7th/13th century)84, of Ibn Funduq (already named) for the town of Bayhaq85, and of an anonymous author who wrote about the beginning of the 6th/12th century and had a continuer in the Mongol period for Sīstān86. There is also much history in the chiefly geographical Fārsnāma of Ibn al-Balkhī (beg. 6th/12th century)87, which is rather summarily supplemented in the 7th /13th century by the Shīrāznāma of Ibn Zarkūb88. It has recently been pointed out that a History of Bāb alAbwāb composed about 500/1106 and still known to Mūnejjim-bashi in the 11th/17th century89 should be of great interest. It is difficult to judge from meagre quotations of what the History of Khurāsān composed in 570/1174 by al-Ma’mūnī for the Khwārizmshāh Töküsh90 consisted, or that of Khwārizm, most probably biographical, composed at the end of the same century by Abū Muḥammad Maḥmūd b. Muḥammad b. Arslan91. It is well known that the same word tārīkh is in fact used for biographical dictionaries, especially of towns, which general history, despite their rather minor interest, cannot ignore, but which we cannot study here. The historians of the Seljuq period seem to have availed themselves particularly of those of Baghdād (Sam‘ānī and Ibn al-Nadjdjār, continuing Khaṭīb Baghdādī), and that of Nīshāpūr92. 36

Other works of a semi-or para-historical kind must be simply mentioned here: the partially rediscovered Journal of the 6th/12th century Baghdādī Abū ‘Alī b. al-Bannā’ 93; Mas‘ūd b. Nāmdār’s account, varied by verse, letters, and documents, of his misadventures at Baylakān towards the end of the same century94; the Siyāsatnāma of Niẓām al-Mulk, naturally95; the Histories of Viziers, whether Persian96 or even Arabic 97; and all the historians have used the Dīwāns of poets who inversely sometimes include useful information in their commentaries. I need not concern myself with the inshā’ documents which we are fortunate to possess for the Seljuq period, particularly for the kingdom of Sanjar.

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Moreover, I have only considered Muslim chronicles in this account. For the history of the western activities of the Seljuqs the Armenian, Syriac, and Greek chroniclers must of course be added to them. I have already spoken of Bar Hebraeus, who, because of his Syriac, Arabic, and Persian sources is to be partially assimilated to the Muslim authors. He was acquainted with the Maliknāma and Baghdādī sources which relate him partially to Sibṭ Ibn al-Djawzī (and thus perhaps to Ghars al-Ni‘ma) for the Great Seljuqs; for subsequent events such of his work as is not drawn from Michael the Syrian appears to come from Ibn al-Athīr. At all events, he was an author of the Mongol period who could work only as a compiler, unlike Michael the Syrian, Matthew of Edessa, or Anna Comnena, to mention only three especially illustrious writers of the various Christian confessions, but who all wrote outside the proper domain of the Iraqi-Iranian Seljuqs. There is, however, a Nestorian chronicle of Baghdād, that of Mari, continued by ‘Amr bar Sliba, which does belong to this domain98 and to which I draw attention here because it has hardly ever been used and yet, without being of the first importance, contains useful points of detail on the period of the Great Seljuqs in particular.

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The foregoing exposition is not, of course, even a contribution to the analysis of the general characteristics of the historical work of the Seljuq period. But it has become evident that it constituted an essential preface to it and that, for lack of time to do everything, an even incomplete research of this kind, still too often neglected in our discipline, was the best effort that I could make in view of our conference. It needs, of course, to be taken up again and completed, but I shall be happy if, whether in the Seljuq

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domain or others, it gives currency to the idea of an indispensable Quellenforschung. In the undertaking of this task we have at our disposal an important assistance in our colleague Rosenthal’s Muslim Historiography; but historians (in the proper sense) hope that it may be completed and deepened in the direction which has just been indicated. 39

He who engages in the study of branch of Arabic literature knows the preliminary services rendered by Brockelmann’s GAL; he knows too how it has caused him to be misled subsequently. This last statements is nowhere perhaps more true than in respect of historiography. It was probably beyond the power of any one to do better, and is consequently so to produce a new and revised edition; but at the last a few historians might perhaps pool their efforts to compile a more complete and less inaccurate list of the products of Arabic historiography. Storey is much less to be reproached for Persian historiography; nevertheless he takes only extant works into consideration and his Survey might thus be supplemented in this respect. Since the frontier between the two literatures is not always sealed the two projects might gain by being combined.

NOTES 1. Especially V.A. Hamdānī in an unpublished thesis (cf. Abstracts of dissertations of the University of Oxford, 1939). 2. Of which I have spoken in Le Maliknāmeh etc., Oriens, ii (1949). 3. H.F. AMEDROZ , The historical remains of Hilāl al-Ṣābī (Leiden, 1904), reproduced in The eclipse of the Abbasid Caliphate, ed. Amedroz and Margoliouth, vol. iii (tr. vol. vi). 4. H.F. AMEDROZ, History of Damascus by Ibn al-Qalānisī, p. I, n. 2. 5. His biography in

AMEDROZ,

Hist. Rem., Preface, especially after Sibṭ Ibn al-Djawzī (slightly

shortened); add Bundārī, Paris, Bibl. Nat. arabe 6152, 95 r°. 6. Especially in the Bughya of Ibn al-‘Adīm; also Ibn al-Qifṭī, ed. Lippert, p. 211. The interest of the Mir’āt has been recognized also by G. Makdisi who fortunately has agreed to share in the editing (but see supra p. 37). 7. Revue des Études Islamiques, iv (1936), 339-40. 8. As for others, Simnānī, see my Syrie du Nord (Paris, 1940), p. 72, n. 1, adding that he is quoted by Sibṭ Ibn al-Djawzī for the end of the reign of Malikshāh; Ibn Bābā al-Qāshī, for whom see infra, p. 44, n. 2; and Ibn Bannā’, for whom infra, p. 62. 9. Bibl. Nat. arabe 1469, now edited by Kan‘ānī in Mashriq, 1955-8. 10. An explicit quotation from the great History, Ibn Khallikān (De Slane), i, 464; from the ‘Unwān in the Bughya, Saray, ii, 61 r°, vi, 94 r°, Historiens orientaux des Croisades, iii, 706 and 729, and above all in ‘Aynī, see infra. Quotations without title in Ibn Khall., iii, 231-2, 284, 289,

YĀQŪT,

Irshād, v,

69-72, Sibṭ Ibn al-Djawzī in his biographies of Malikshāh and Niẓām al-Mulk, etc.. 11. In particular with Abū Shujā‘ Shihrawayh b. Shahriyār al-Hamadhānī, see F.

WÜSTENFELD ,

Die

Geschichtsschreiber der Araber, p. 225, YĀQŪT, Irshād, i, 94, and Sakhāwī quoted in ROSENTHAL, Muslim historiography, Index under the two Hamadhānīs. 12. The abbreviator of Ibn al-Qifṭī. The passage, already cited by De Slane, Ibn Khall., i, 290, is also in Rosenthal, p. 73. 13. Ed. Krenkow (Hyderabad) 5 vols, and Index 1357-60/1938-41.

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14. REI (1936), p. 337. The Khanjī firm of Cairo printed something of the Tadhkira in 1345/1927 but I have not been able to ascertain the contents. 15. Syrie du Nord, p. 53; consider also Ibn al-Dahhān, ibid., p. 54. 16. REI, loc. cit. ; a copy of the Istanbul Ms. (not identified in the catalogue) exists in the Bibl. Nat. arabe 4842 [recent ed. Samirrāī]. 17. I permit myself to refer to my Syrie, pp. 48-9, 53, 54, and 71-2. 18. Only in connection with his death, it is true (xii, 112); but textual similarities are very numerous. 19. De Slane, ii, 138. 20. Ed. and tr. Budge (1932), 2 vols. 21. See for example my article La Campagne de Mantzikert, in Byzantion (1934), especially the last pages. 22. For example Ibn Bābā al-Qāshī, who announced a Seljuq History which probably never saw the light (HAMDANI, Some rare Mss. in Istanbul, JRAS (1938), pp. 562-3). 23. Ed. Bahār (Tehran, 1936) (it does not contain the chapter on the Gaznavids, particular to the Paris Ms.). 24. Tārīkh-i Bayhaq, ed. Ahmad Bahmanyār, p. 25, with the Preface by Muḥ. Qazwīnī. 25. YĀQŪT, Irshād, ii, 314, concerning the Buwayhid vizier Ibn ‘Abbād. 26. Tārīkh-i djahān-gushā, ii, I. 27. Irshād, loc. cit. and v, 124-6 (on the Seljuq vizier al-Kundurī). 28. Kāmil, ed. Tornberg, xi, 249, but cf. infra. 29. Irshād, v, 208-12. 30. Tatimma, ed. Muḥ. Shafī‘ (Lahore, 1935), p. 166. 31. Supra, p. 44, n. 4. 32. Tārīkh-i Bayhaq, 19, 175. 33. Irshād, v, 124-7; Kāmil, x, 20-1. The Dumya, an anthology of poetry, devotes a special section to al-Kundurī, who was the poet’s patron and himself a poet on occasion. 34. It went back to the Buwayhid period; Ibn Khali. (De Slane), ii, 334. The same author quotes it in connection with the death of Dubays, of whom he may have spoken apropos of the reign of Sanjar (i, 506) and in the life of Alp Arslan (iii). In Persian, see the historical chapter of the Djavāmi‘ al-‘ulūm of Fakhr al-Dīn Rāzī. 35. Ed. E.G. Browne, pp. 64, 76. 36. Apart from lines of verse here and there (which do not coincide with those of Dawlatshāh), ‘Imād al-Dīn quotes Abū Ṭāhir as the author of a satire against a vizier of the end of the 5th/11th century. Bundārī (ed. Houtsma), p. 88, and Zahīr al-Dīn, pp. 32 (= Rāwandī,p. 131), claims to have seen an anecdote about Malikshāh written in Abū Ṭāhir’s own hand, which seems to exclude the possibility that he used some more general work than this. 37. Ms., Bibl. Nat. arabe 2145. 38. Bundārī, p. 150, and Houtsma’s Preface, p. xxx. 39. Al-‘Urāda etc., ed. K. Süssheim, p. 15. 40. Muḥ. Qazwīnī in the Preface to his edition of Djuvaynï, Tārīkh-i djahān-gushā, p.

LXXV,

reproduced by Muḥ. Iqbāl in that to his edition of RĀWANDĪ, Rāḥat al-ṣudūr, p. xxxiv. 41. See p. 48, n. 2. 42. Bundārī, p. 136. 43. Bundārī, p. 904. 44. Ed. Houtsma (Recueil de textes, etc., ii). I once made a minute comparison of Bundārī with the original for the long account of the campaign of Manzikart (supra, p. 44, n. 1) and several other passages, from which it becomes clear that Bundārī scrupulously preserved all the hard facts. 45. Everything about the East quoted by Ibn al-Furāt from Ibn Abī Ṭayyi’ is the equivalent of ‘Imād al-Dīn without addition.

57

46. And with the exclusion of the poetical borrowings from Abū Ṭāhir and others. 47. Ed. Muḥ. Iqbāl (Lahore, 1933). 48. P. 191. 49. T. djahān-gushā, ii, 44. 50. Bughya, Bibl. arabe 2138, 189 r°, quotation corresponding with Muḥ. Iqbāl’s edition, p. 30 at head. 51. P. 51. 52. Prolegomena zu einer Ausgabe der Seldschukgesckichte etc. (Leipzig, 1911), 22 ff. 53. See n. 3 above; cf. Ibn al-Athīr, xi, 210, and xii, 100, for the determination of the probable date. 54. Pp. 64-5; see also p. 26 at foot. 55. I pointed out, without insistence, in Oriens (art. cit, n. 2, p. 34), that Awfī, Lubab al-albāb, ed. E. G. Browne, ii, 142-3, eulogized a Khwārizmian History by an anonymous ‘king of the sayyids, ṣadr al-adjall’ Nīshāpūrī whose style was superior to that of ‘Utbī (and so perhaps in Arabic?). The date seems to be very early. 56. Irshād, v, 228, 484. 57. Though there may have existed at Kazan a Ms. bearing its name. 58. Op. cit., n. 52, 22. 59. Leiden Ms. 2k, 16 v° = Muḥ. Iqbāl’s ed., p. 124. 60. This in the Bughya (see p. 51, n. 4) and in Ibn Khall. (De Slane), particularly i, 151, 612, and iii (life of Alp Arslan). 61. P. 100. 62. Oriens, art. cit., n° 2, p. 42, n. 29. 63. See p. 45, n. 2 and p. 47, n. 1. 64. See p. 62, n. 2 and 3 and Akhbār, p. 70. The few parallelisms between the two works pointed out by K. Süssheim are probably due to the use of such a source also by Hamadhānī. 65. See Muḥ. Iqbāl’s Preface to his edition of the Rāḥat al-ṣudūr. 66. Ed. Muḥ. Iqbāl in Gibb Mem. Ser. 67. In the review Mihri, 1313/1934. 68. By Gelāleh Khāwar, Tehran 1332/1953. But see p. 37 *. 69. Especially in the orthography and identification of the proper names; there is a useful index. 70. For example, the name of Göher-Aïn, p. 119, as master of the slave who captured Romanus Diogenes, cf. Ẓahīr, p. 25; in the reign of Malikshāh only Rāwandī gives the name (Sulaymān) of the Khān vanquished by the Sultan in his second eastern campaign and fixes the number of Seljuq soldiers at 46,000, rounded by the copyist of Ẓahīr al-Dīn to 50,000. The verse by Abū Ṭāhir quoted at the end of the reign is different, as though two different selections were made from an original combining them both, etc. 71. See for example pp. 98, 102. 72. The most delicate question is the enumeration, freely taken up again afterwards by Persian historiography, of a series of Turkoman chiefs at the battle of Manzikart: Artuq, Saltuq, Mangudjak, Dānishmand, Čavli, and Čavuldur. Except for the last these are numbered again a little afterwards for the conquests made just after in Asia Minor. It is easily understood that the descendants of these families, become relatively powerful, should be eager for their ancestors to have taken part at Manzikart. But general literature is unaware of them and does not know most of them till twenty, not to say thirty or forty, years later. If it is true that at the time of Qāshānī the descendants of Artuq only still existed, and if one may if need be suppose that Rāwandī omitted the list of chiefs, some of whom had descendants reigning in his time, because they were more or less rivals of the Rūm Seljuq to whom he dedicated his work, nevertheless the name of Čavli is unknown in the Asia Minor of the time of the conquests, while the name Čavuldur, which in the Dānishmandnāme romance is attached to that of the historical chief Čaka, is the name of a

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tribe of which the texts say nothing then, whereas the growth of Turkoman influence in the Mongol period caused these names to be carefully gathered. 73. It must be pointed out, in the reverse sense to the previous reservation, that the Khiṭāy are mentioned in the account of the reign of Sandjar as still masters of Ma warā’ al-nahr at the time of the author, which cannot refer to the time of the Mongols, nor even of Rāwandī. 74. Which I made the error of doing in the article ‘Arslan b. Saldjūḳ’ in EI 2, not yet having Ẓahīr al-Dīn at my disposal. 75. Moreover, the author, like that of the Zubda (but not ‘Imād al-Dīn nor the Baghdādīs), wishes to represent Sulaymān b. Qultumush as regularly invested by Malikshāh, which is very improbable. For an opposite reason this affirmation is taken up again by the Seljuq or post-Seljuq Rūm historiography. 76. Cf. especially Muḥ.

NIẒĀM AL-DĪN,

Introduction to the Djāmi‘ al-ḥikāyāt of Muḥammad Auf ī

(London 1929). 77. Ed. Osman Turan (Ankara, 1943). 78. Ed. Feridun Hafiz Uzluk (Ankara, 1952). 79. Ed. Mahdī Bayānī (Tehran, 1326/1947). The editor has established that Afḍal al-Dīn, though in more abbreviated form, was also used, among others, by Qāshānī. 80. Ed. Houtsma, Recueil de textes etc., i. 81. Ed. (Tehran, 1311/1932). 82. Ed. ‘Abbās Iqbāl (Tehran 1331/1952), whose preface provides an excellent exposé of the questions concerning Afḍal al-Dīn. 83. Nāṣir al-Dīn Kirmāni, ed. ‘Abbās Iqbāl (Tehran, 1328/1949). 84. Ed. Tehran, 1952, and pruned translation by E. G. Browne, 1905. 85. See p. 44, n. 4. 86. Tārīkh-i Sīstān, ed. Bahār (Tehran, 1936). 87. Ed. Le Strange and Nicholson, GMS (1921). 88. Ed. Bahmān Karīmī (Tehran, 1932). 89. V. MINORSKY, Studies in Caucasian history (1952). 90. Above, p. 47, n. 2. 91. Abundantly quoted by all authors of biographical dictionaries. 92. Cf. Ritter in Oriens, iii (1950) [now ed. R.N. Frye]. 93. Ed. and tr. G. Makdisi, BSOAS (1956-7). 94. Analysis by C. Cahen and V. Minorsky in JA (1949). 95. To which should be added the late compilation, but which perhaps preserves some authentic old material (see p. 55, n. 1) called Waṣāyā of Niẓām al-Mulk, where the Zubda of ‘Alī b. Nāṣir seems to be used; on them cf. H. Bowen in JRAS (1931). 96. For the Seljuq period these works seem to be based substantially on the Nuṣra of ‘Imad al-Dīn, on the one hand, and on the anonymous Nasā’im al-ashār (Ḥamdānī, in JRAS (1938), p. 563) of the beginning of the 8th/14th century, on the other hand. The information in this latter does not seem to be entirely derived from that in our chronicles. Another later History of Viziers Āthār alwuzarā’ (Ethé 347 of the Bodleian), knows in addition the (or a) treatise on the faḍā’il of Niẓām alMulk (supra, p. 55). 97. Besides the already mentioned History of the Viziers by al-Hamadhānī, let us mention, for the close of our period, that of al-Qādisī (elsewhere the continuator of Ibn al-Djawzī) at the beginning of the 7th/13th century. Ibn Khallikān knew this work. 98. Ed. Gismondi (Rome, 1896).

59

ENDNOTES *. Publié dans LEWIS et HOLT, Historians of the Middle East, Londres, 1962, 59-78. Dans la préface à son édition de la section de l’Histoire de Rashīd al-Dīn concernant les Saldjūqides, Ahmet Ateṣ a contesté, assez valablement, que le texte publié sous le nom de Ẓahīr al-Dīn Nīshāpūrī pût être réellement de cet auteur. — La section du Mir’āt al-zamān qui reproduit Ghars al-Ni‘ma Muḥ. b. Hilāl al-Ṣābī a été publiée, avec quelques lacunes, par Ali Sevim, Ankara 1968. Cf. mon compte rendu dans Arabica 1970, pp. 83-91.

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Notes de diplomatique arabomusulmane*

1

La parution, dans la nouvelle édition de l’Encyclopédie de l’Islam, de l’article Diplomatique est en un sens un événement, puisque rien de tel n’avait jamais existé, mais aussi, me semblet-il et je m’en excuse, une manifestation de l’étrange retard où nous nous trouvons encore en ce domaine. C’est une question préjudicielle évidemment de savoir s’il est même possible en général d’entreprendre une Diplomatique de l’Islam1 ; je pense qu’il ne serait pas inutile que chacun de nous fît part des remarques que son expérience peut lui suggérer à cet égard. Et c’est ce que, sans plus de prétention, je voudrais faire ci-après.

2

Fait remarquable, mais paradoxal à sa façon, c’est sur les branches tardives et dérivées du tronc musulman qu’ont porté jusqu’ici les seules études de diplomatique islamique de caractère suffisamment large et approfondi que nous possédions. Tour à tour Fekete2, Reychman et Zajaczkowski3, et Guboglu4 ont donné en effet des traités de diplomatique ottomane, cependant que H. Busse accompagnait une importante publication de documents persans d’une étude de diplomatique islamo-persane jusqu’alors sans précédent5. Néanmoins le domaine arabe, sans la connaissance duquel on ne peut a priori comprendre tous les caractères des diplomatiques ottomane ni persane, n’a connu jusqu’ici que des études de pionniers partielles et rares6, dont aucune n’équivaut aux travaux des auteurs précités pour la turcologie et l’islamo-iranologie. Il n’y a pas à s’en étonner exagérément, car, si ce qui a été publié d’archives ottomanes est insignifiant par rapport à ce qui existe, on possédait tout de même un lot important d’actes authentiques, réparti entre d’assez nombreux dépôts, et dont l’étude ne se heurtait à des difficultés que d’ordre technique ; et si l’on est moins avancé pour les documents persans, du moins sommes-nous là en présence d’un groupe relativement unifié, ce qui simplifie l’enquête. Le champ arabe est, dans l’espace et dans le temps, autrement vaste, et la documentation s’y présente sous de moins heureux auspices, si bien qu’il est difficile de l’embrasser dans son ensemble, et qu’on y est plutôt amené par le hasard à des études particulières. Néanmoins cette situation est scientifiquement inacceptable, et il serait temps de prendre conscience de l’urgence qu’il y aurait à faire le maximum du possible pour en sortir.

3

Pratiquement la documentation utilisée jusqu’ici consiste en deux catégories de textes, les uns et les autres égyptiens, mais de genre et d’époque différents. Il y a d’une part les papyrus (et papiers, etc.), abondants pour les premiers siècles de l’Hégire, fournissant

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surtout des actes de l’administration financière subalterne, voire des lettres privées ; il y a d’autre part les traités de chancellerie de l’État des Mamluks, ou plus exactement le plus monumental d’entre eux, le Ṣubḥ al-A‘shā de Qalqashandī, où nous sont présentés tous les cas de la correspondance et de la rédaction administrative du gouvernement central. Sur la base des papyrus, A. Grohman a dessiné7 les linéaments d’une diplomatique arabe qui est utile, mais qui, limitée à des documents si simples et peu variés, reste plus partielle qu’il ne le précise explicitement. Sur la base du Ṣubḥ al-A‘shā, W. Björkmann a, plus anciennement8 et dans un esprit moins résolument diplomatiste, rassemblé d’importantes données qui, elles aussi, cependant, restent de portée limitée et, malheureusement, constituent encore à peu de chose près la substance de la section arabe, qui lui est due, dans l’article Diplomatique de la nouvelle Encyclopédie de l’Islam. Ni l’un ni l’autre de ces auteurs n’ignore certes le caractère restreint de son enquête, ni l’existence, tout de même, d’un certain nombre d’autres documents qui éventuellement en permettraient une plus large. Mais cette enquête plus large n’a en fait jamais été tentée. Je voudrais en dessiner quelques nouvelles lignes, en me bornant au Moyen Âge. 4

Le premier point doit être de faire le tour, avec toute la précision voulue, des documents utilisables. Il n’est pas nécessaire de revenir ici sur ce qui a été dit bien des fois de l’absence, par comparaison avec l’Europe, d’« archives » musulmanes à proprement parler ; il ne faut pas cependant exagérer: les agents du pouvoir conservaient souvent par devers eux, mêlant le public au privé, certains des documents qu’ils avaient eus entre les mains pendant leur activité, et les bureaux gardaient, à n’en pas douter, la documentation, surtout financière, nécessaire à leur fonctionnement quotidien. C’est d’ailleurs la première forme de conservation qui est à l’origine de l’abondance relative des papyrus égyptiens ; et la traduction en turc, pour les besoins de l’administration ottomane, d’un grand nombre de documents arabes antérieurs rend certainement compte pour une part qu’on ait négligé de désormais conserver certains de ceux-ci, qui l’avaient été jusqu’alors. Quoi qu’il en soit, en dehors des papyrus livrés par le sol égyptien et, occasionnellement, syro-palestinien quelques documents tout de même existent9. Pour la fin du Moyen Âge, depuis le XIIe siècle, plusieurs dépôts européens conservent des correspondances échangées ou des traités conclus avec des États musulmans, et même quelques lettres d’affaires privées ; évidemment, trop tardifs dans le temps pour nous fournir les bases d’une étude diplomatique, ces documents sont aussi en général d’un genre trop spécial et extérieur pour nous renseigner, même pour leur temps, sur la rédaction administrative ou juridique en général: ils n’en existent pas moins pour leur champ propre. Spéciaux aussi, mais précieux tout de même, sont les actes d’archives, encore égyptiens conservés exceptionnellement par le monastère du Sinaï, dont quelques-uns remontent aux Fātimides10. Beaucoup plus importants pour l’histoire générale, mais de signification très restreinte au point de vue diplomatique, sont les documents judéo-arabes de la Géniza, encore une fois égyptiens, dont certains tout de même débordent le cercle propre de leur communauté d’origine11. Enfin il s’est conservé (originaux ou copies), surtout en Turquie et en Égypte, des actes de waqf, voire des décisions de cadis, à partir du XIIe siècle et surtout du XIIIe siècle 12, et ceux-là au moins nous renseignent, pour leur région et leur période, sur un aspect courant de la vie économico-juridique musulmane.

5

Il n’en reste pas moins que tous ces documents mis bout à bout, papyrus à part, outre qu’ils sont peu nombreux, émanent de périodes relativement basses et représentent certaines catégories, et non les principales, de la rédaction archivistique musulmane ; en

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outre, et papyrus compris, ils proviennent de pays qui, par rapport à l’Empire musulman, sont provinciaux, ils ne sortent pas des services centraux dans lesquels se sont élaborés en premier les usages ensuite plus ou moins fidèlement diffusés. Il est donc indispensable de chercher à combler ces lacunes dans toute la mesure du possible. 6

Les chroniques, et éventuellement d’autres ouvrages littéraires, nous ont transcrit d’assez nombreux documents, lettres surtout, mais d’autres aussi, dont, pour les trois premiers siècles de l’Hégire, on trouvera un utile répertoire dans la Djamhara d’Aḥmad Zakī Ṣafwat 13 . Évidemment l’authenticité de ces documents et l’exactitude de la copie peuvent être discutées. Il va de soi que la plus grande prudence s’impose — sans aller jusqu’au rejet systématique — lorsqu’on nous présente des textes émanés du Prophète ou de ses premiers et plus éminents successeurs ; la falsification a moins de raisons d’être lorsqu’il s’agit de textes postérieurs écrits au nom de personnages moins prestigieux et créant moins de prédédents. De toute manière, du point de vue où nous nous plaçons en ce moment, même des textes faux portent témoignage d’une manière de faire au moment où ils ont été forgés — ou de celle qu’on imaginait alors avoir caractérisé leurs auteurs supposés ; et, en général, ils montrent un état des choses qui, quelle qu’en soit la date précise, est antérieur à la plupart des autres sources documentaires, et par conséquent, par confrontation avec elles, peut comporter d’utiles enseignements : j’ignore combien de traités de capitulation conclus par les Arabes avec les villes soumises14 sont authentiques, mais il ne me paraît en général guère douteux qu’ils expriment ce que la pratique omayyade a considéré ou voulu faire considérer qu’ils étaient, ce qui pour nous constitue un acquis minimum déjà solide.

7

Du point de vue diplomatique, la transcription par les chroniqueurs et autres écrivains est évidemment souvent imparfaite, parce qu’elle supprime fréquemment des formules de préambule, d’enregistrement, etc., qui nous seraient utiles, et se borne à donner la partie du texte contenant les stipulations matérielles ; ou bien, parfois, tout au contraire précise une titulature intéressante, en omettant de nous dire la suite, ou, pis que tout, cite une phrase pour ses qualités stylistiques en omettant le contexte. Néanmoins, la confrontation avec les autres sources ne permet pas de nier qu’en général les copies, complètes ou non, sont à peu près fidèles (le déchiffrement n’était pas forcément aisé), et, pour certaines questions, autorisent d’utiles conclusions ou réflexions.

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Aux sources littéraires narratives dont il vient d’être fait état il convient d’en ajouter d’autres, de caractère plus technique, dont aucune assurément n’a les intentions que nous appellerions proprement diplomatiques, mais peuvent tout de même contribuer à une formation de ce genre. Il y a d’une part des ouvrages de culture générale, mais aussi de renseignements plus professionnels, destinés aux kuttāb, aux secrétaires qui à tous les étages, et surtout au gouvernement central, élaborent les actes de l’autorité publique et la correspondance des hauts dignitaires15. Les instructions qui leur sont données relèvent surtout de la stylistique et de la culture littéraire et spirituelle de l’honnête homme ; mais, cela faisant, elles abordent naturellement certains aspects de la technique rédactionnelle dont le diplomatiste doit tenir compte16.

9

En dehors de cette famille d’ouvrages, une autre encore est ici importante à considérer. Il a été rédigé, à l’époque ‘abbāside et ensuite, des traités d’administration, dont le modèle est le Kitāb dit al-Kharādj de Qudāma b. Dja‘far ; il s’y trouve, à côté de renseignements à utiliser dans la rédaction administrative, quelques modèles de diplômes17 qui certes sont imaginaires, en ce qu’ils ne reproduisent aucun diplôme particulier réel, mais sont rédigés exactement comme devaient l’être les diplômes réels et de notre point de vue par

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conséquent en sont l’équivalent. Même un petit lexique encyclopédique, comme les Mafātiḥ al-‘Ulūm, qui, en matière administrative, combinent aux renseignements de Qudāma ceux de la pratique samanide, nous renseigne utilement sur les aspects terminologiques de la rédaction des actes administratifs et gouvernementaux18. Pour l’Égypte fāṭimide, d’une particulière valeur est le traité d’Ibn al-Sayrafī. 10

En troisième lieu il y a les recueils d’inshā’. L’inshā’ est l’art de la rédaction officielle, et le Dīwān al-Rasā’il, de la correspondance d’État, est souvent à partir du IVe siècle de l’Hégire, appelé Dīwān al-Inshā’, et son directeur munshi’. Sous les Būyides, puis occasionnellement dans d’autres États arabes ou persans ultérieurs, il a été réuni, sur l’initiative des auteurs eux-mêmes ou sur celles de disciples et admirateurs, des recueils de morceaux choisis de leurs lettres et diplômes ; si en fin de recueil il se trouve souvent des phrases isolées extraites de pièces non autrement citées, en général les lettres et actes choisis sont cités in extenso, à l’exception des formules d’enregistrement, sceau, etc. Certes la sélection n’est faite guère que suivant des critères de stylistiques, mais il n’en résulte pas moins que nous avons là, à défaut d’originaux, des copies d’actes qu’il n’y a aucune raison, en général, de considérer comme inauthentiques, et qui peuvent être, dans leur contenu comme dans leur formulation, d’un très riche enseignement. La correspondance administrative d’Abū Isḥāq al-Ṣābī, secrétaire califal au temps des premiers Būyides 19, et plus encore celle du ṣāḥib Ibn ‘Abbād, vizir des Būyides Mu’ayyid al-Dawla et Fakhr alDawla20, sont à cet égard particulièrement remarquables, sans parler du prix que leur confère leur date encore relativement haute21.

11

Les ouvrages que nous venons de passer en revue se réfèrent à peu près exclusivement aux actes et à la correspondance publics, des princes et de leur haute administration. Mais il n’y a pas moins d’intérêt dans les actes privés dressés par les cadis. A cet égard, il faut souligner l’importance d’une série de traités de shurūṭ, trop peu considérés jusqu’ici, dont le but est de pratique juridique, mais qui, en enseignant aux cadis, etc., la manière précise dont il convient de rédiger des actes de telle sorte qu’ils ne puissent être révoqués en nullité par des adversaires, comportent eux aussi des informations de la nature de celles qu’étudient les diplomatistes, voire occasionnellement fournissent des modèles d’actes rédigés. La littérature de shurūṭ est pour nous surtout représentée par des manuels du bas Moyen Âge, émanant de l’État des Mamlūks22 ou du Maghreb23 ; mais il y en a d’espagnols des alentours de 500/110024, et, en Égypte, celui d’al-Taḥawī, dont il a surnagé des fragments25, remonte aux environs de 300/900 ; en outre il est tout à fait évident que la préoccupation qui l’a dicté remonte aux origines du Droit hanéfite, c’est-àdire de la pratique ‘abbāside primitive26.

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A tous ces genres s’apparente un peu celui des épistoliers modèles qu’ont produit aussi bien le Moyen Âge musulman que l’occidental. En général il s’agit de correspondance privée cultivée uniquement pour l’amour du beau langage, et cela ici ne nous intéresse pas ; mais précisément parce que la distinction des catégories n’est pas clairement ressentie, il arrive que figure dans un même recueil, à côté de tels modèles, un groupe d’autres, rédactions émanant de, ou adressées à, un service administratif. Tel est un petit peu le cas, par exemple, d’un recueil inédit de Hilāl al-Ṣābī27 ; tel est surtout celui d’un manuscrit, malheureusement inaccessible, dont le contenu, qui le place dans l’État saldjūqide, a été sommairement révélé par Cl. Huart28.

13

Au total il est bien évident qu’aucune de ces catégories de documents ne serait de nature à se suffire à elle-même ; mais leur juxtaposition et leur confrontation sont capables de fournir non seulement une certaine somme de renseignements, mais surtout une

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vérification mutuelle de leur valeur respective, qui pallie, jusqu’à un certain point, l’absence de collections meilleures. Dès lors au moins un certain nombre d’enquêtes spéciales deviennent possibles, dont la convergence peut-être pourra conduire à des conclusions de portée plus large. 14

Pour confronter les documents, ils doivent être classés bien entendu non plus d’après leur provenance, mais d’après leur contenu ou leur nature.

15

Cherchant à inventorier les types d’actes, Björkmann se réfère à la classification de la diplomatique occidentale. Certes, il y a entre les catégories d’actes européens ou orientaux, du point de vue de leur contenu, de naturelles similitudes. Néanmoins, il me semble méthodologiquement erroné de partir, pour classer les actes musulmans, de caractérisations qui ont été faites pour d’autres. Il est vrai qu’en fait Björkmann combine aux distinctions du fondateur de la diplomatique allemande, Bresslau, celles qu’il trouve dans Qalqashandī ; mais celles-là même — sans parler de la dose de réinterprétation que cette combinaison implique — valables apparemment pour l’État des Mamlūks, ne le sont pas évidemment pour celui des ‘Abbāsides, malgré les citations qu’il fait de quelques textes émanés d’eux29. Autant que possible, il faut établir une classification qui ressorte des textes eux-mêmes ou corresponde aux conceptions de leurs rédacteurs. A cet égard, il faut remarquer que les recueils d’inshā’ ou bien ne comportent aucune classification ou bien, lorsqu’ils en comportent, n’instituent aucune différenciation fondamentale, dans les textes cités de leur auteur, entre leur correspondance et leurs diplômes administratifs d’une part, leurs lettres personnelles d’autre part. Les félicitations et condoléances, les lettres d’amitié voisinent donc avec les annonces de victoires et les nominations de fonctionnaires30. Ces dernières n’ont d’ailleurs pas moins que les autres forme épistolaire. Il est vrai qu’il existe aussi des recueils de correspondances de personnes privées (au sein desquelles peut s’insérer une lettre officielle occasionnellement demandée au personnage)31 et des recueils de modèles de ce genre (incluant d’ailleurs des réclamations au pouvoir, etc.)32 ; mais on voit que la distinction est là plus ratione personae que ratione rei. Seuls, les actes du pouvoir judiciaire, cadis, etc., sont à l’écart de ces recueils et, au contraire, objet exclusif des traités et recueils de modèles de shurūṭ, il y a donc ce qu’écrivent les kuttāb et les lettrés — c’est, on le sait, à peu de choses près le même milieu — et ce qu’écrivent les hommes de loi et leurs auxiliaires. Dans une certaine mesure, cette distinction correspond à celle du Droit public et du Droit privé, mais avec les réserves et entorses qu’on a vues à l’instant.

16

Mais il ne s’ensuit pas que chaque petite section à l’intérieur de ces grands compartiments vagues n’ait pas eu, assez tôt semble-t-il, ses règles rédactionnelles précises et spécifiques, à côté de certaines autres commune à l’ensemble de toutes. C’est ce qui va apparaître le plus facilement sur l’exemple des diplômes de nomination.

17

Abstraction faite des diplômes nombreux de désignation d’un prince héritier et de nominations de vizirs, les diplômes de nomination qui nous sont parvenus des califes et des Būyides sont, à ma connaissance, les suivants :

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1. Diplôme de ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz à Mansūr b. Ghālib pour un commandement militaire, attribué par d’autres à ‘Umar b. al-Khaṭṭāb33 ; authenticité incertaine, mais date en tout cas antérieure à la Sīra de ‘Umar II par ‘Abdallāh b. ‘Abd al-Ḥakam (début IIIe s. H.), qui le cite, éd. 1954, p. 51 et suiv. ;

19

2. Diplôme d’al-Mahdī nommant un gouverneur d’Arménie (A. Z. Ṣafwat, III, n° 100, p. 152 et suiv. d’après l’Ikhtiyār al-Manẓūm d’Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr, XIII, p. 503) ; le nom du

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destinataire est supprimé, mais à cela près le diplôme paraît conservé intégralement, préambule compris et authentique ; 20

3. Diplôme d’al-Rashīd pour Harthama nommé gouverneur du Khurāsān (Ṭabarī, X, 102 ; A. Z. Ṣ., III, 328 et suiv.) ;

21

4. Diplôme du régent al-Muwaffaq, rédigé par Ibn Thawāba34, à un gouverneur de Rayy (A.Z.Ṣ., IV, 334 et suiv.), d’après la même source XIII, p. 346 ;

22

5-9. Diplômes réels ou supposés contenus dans le K. al-Kharādj de Qudāma, au nombre de cinq: nomination d’un cadi, nomination à la prière ṣalāt, nomination à la guerre ḥarb et à la police ma‘ūna, nomination au commandement d’une place maritime, et nomination à la poste barid. Inédits, ms. d’Istanbul, f° 8 et suiv. ;

23

10-25. Diplômes d’Abū Isḥāq al-Ṣābī35 : • au Ḥamdānide Abū Taghlib (éd. Shākib Arslan 126) et au Būyide Fakhr al-Dawla (ibid., 98) les investissant respectivement de leurs États ; • nomination de cadis: Abū l-Ḥusayn Muḥ. b. ‘Abdallāh al-Ma‘rūf, grand cadi (ibid., 115), le même antérieurement comme cadi de Samarra (Qalqashandī X, 276) ; son père Abū Muḥ. ‘Abdallāh b. Aḥmad — également connu comme grand cadi — auparavant cadi de BagdadOuest (Paris, 6195, 81 r°-83 r°) ; Abū Bakr b. ‘Abdarraḥmān dit Ibn Qāri‘, cadi de Djundishāpūr (Shākib Arslan 143) ; • autres fonctions: le sharīf Abū Aḥmad al-Ḥusayn b. Mūsā, pour les maẓālim à Baghdad (Qalq. X, 242) et la niqābat al- Ṭālibiyyīn (Shākib Arslan 150) ; mêmes emplois pour son fils Abū 1Ḥasan Muḥ., ainsi que l’administration des mosquées et le Pèlerinage (Qalq. X, 247) ; alḤasan b. Muḥ. al-Hāshimī, ḥukm de la province de Baṣra (Paris, 79 r°-81 r°), Aḥmad b. Muḥ. b. Hashim (?), prière, maẓālim et niqābat al-‘Abbāsiyyīn à Samarra et route de Mossoul (Paris, 86 vo-88 vo) ; investiture anonyme du ḥadjdj (Shākib Arslan 154) ; administration des mosquées de Baghdad au cadi Abū l-Qasm ‘Umar b. Ḥassān (Paris, 88 v o) ; Abū l- Ḥārith Muḥ. b. Mūsā (frère d’Abū Aḥmad ci-dessus nommé), prière en général (Qalq. X, 254) ; Abū l-Ḥasan à la shurṭa de Wāsiṭ (ms. de Leyde, 213 ro et suiv.) ; Abū Ṭarif b. ‘Ulyān al-‘Uqaylī à la ḥimāya de Kūfa (Qalq. X, 262)36.

24

26-35. Diplômes d’Ibn ‘Abbād :

25

— à l’ispahsalār Ibn Kūrkandj comme gouverneur de Qazwīn (éd., p. 46-50) ; à ‘Abdaldjabbār b. Aḥmad comme cadi de Rayy (p. 42 et suiv.), puis, en outre, de Djurdjān et Ṭabaristān (p. 34 et suiv.) ; à un anonyme, de ḥisba (39-42) ; à un mustawfī local (50-51) ; au kātib Muḥ. b. Aḥmad pour les impôts de Qadmān (53-54) ; à un anonyme pour la direction de la distribution de l’eau du Zārim-Rūd (54-55) ; au ḥādjib Ibr. b. Muḥ. pour le gouvernement local de Rārūrqridīn (55-56) ; à al-Ḥusayn b. Aḥmad b. ‘Abdallāh b. Hārūn pour le Kharādj d’Iṣfahān (57-58) ; à un anonyme pour la direction du ḥadjdj de Rayy (59) ; à la ḥimāya du Djabal (61) ; à un anonyme nommé naqīb des ‘Alides (236).

26

Je ne doute pas que l’on puisse ajouter à cette liste quelques autres spécimens 37, mais, telle qu’elle est, elle permet déjà quelques considérations.

27

Qalqashandī a parfaitement défini le formulaire des diplômes de nomination de hauts fonctionnaires (sauf le vizir) par les ‘Abbāsides : la formule introductive est hadhā mā ‘ahida bihi fulān (le prince) ilā fulān (le bénéficiaire), dont il vante ensuite les mérites ; il continue alors fa-qallada-hu kadhā wa kadhā, puis énumère les consignes qu’il donne au personnage nommé en les introduisant chacune tour à tour par l’expression wa amara-hu bi- ; après quoi il conclut par hadhā ‘ahd amīr al-mu’minīn ’ilay-ka, ou quelque chose d’approchant. Le formulaire diffère de celui des diplômes aux princes et aux vizirs en ce

66

que ceux-ci commencent par animā ba‘d, suivi d’un à trois taḥmīd, et évitent la formule amara-hu ou la remplacent par amara-ka. 28

Cela étant, il est intéressant de constater que tous les diplômes de hauts fonctionnaires énumérés dans la liste précédente contiennent pour l’essentiel les traits définis par Qalqashandī. Il est spécialement intéressant à cet égard de considérer le diplôme attribué à ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz, parce que, si l’authenticité en pouvait être démontrée, elle établirait que le formulaire califal des ‘Abbāsides avait été mis au point déjà sous les Omayyades. Quoi qu’il en soit, il apparaīt à une époque relativement ancienne, et cette ancienneté se caractérise aussi par quelques nuances significatives ; le style est plus sobre (comme de tous les actes prêtés à ‘Umar par la Sīra) que celui des actes ultérieurs (il ne comporte pas encore l’éloge de l’intéressé), il y manque le rappel final du ‘ahd, et les consignes indiquées sont peu nombreuses ; le premier trait caractérise encore tous les diplômes proprement ‘abbāsides (antérieurs aux Būyides), mais, depuis celui d’al-Mahdī, ils contiennent le rappel final du ‘ahd, et, dans ceux d’al-Rashīd, d’al-Muwaffaq et de Qudāma, les consignes tendent à s’allonger. La tendance s’accentue au temps des Būyides, en même temps qu’au début de l’acte intervient maintenant l’éloge de l’intéressé ; néanmoins, il est significatif de constater que non seulement rien de fondamental n’est changé dans le formulaire califal, ce qui est normal, mais que ce formulaire se retrouve dans celui des principautés būyides même extérieures à l’Iraq ; le personnel évidemment en avait été formé dans la tradition ‘abbāside ; simplement les diplômes d’Abū Isḥāq alṢābī sont rédigés au nom des califes al-Muṭī‘ ou al- Ṭā’i‘, alors que ceux d’Ibn ‘Abbād le sont — même pour les fonctionnaires de justice et de religion — au nom de Mu’ayyid alMulk, le prince būyide du Nord-Iran.

29

Ce que nous voudrions savoir est si cette même analogie se poursuit en domaine samanide. D’une manière générale, les Mafātiḥ al-‘Ulūm donnent l’impression d’un vocabulaire administratif largement apparenté à celui de l’Iraq — sans, toutefois, identité complète38 — et le reste de la littérature corrobore cette impression. Mais nous manquons, pour juger sur pièces, de documents d’archives directement ou indirectement conservés, et ce que nous avons des Ghaznévides39 est bien maigre encore. La lacune est regrettable, parce que c’est en ce domaine, au temps des Ghaznévides et surtout des Saldjūqides, que la rédaction en langue persane apparaît puis triomphe40 ; et si, comme on peut le supposer, elle a commencé par plus ou moins traduire des formes arabes, ce sont évidemment celles qu’elle pouvait connaître sur place. Cela dit, je remarque que dans divers diplômes du VIe-XIIe siècle, en particulier émanant de l’État khwārizmien, le prince qui nomme un fonctionnaire lui énumère ses devoirs selon un schéma très voisin de celui des diplômes iraqiens classiques, et en commençant chaque paragraphe par un fermudim qui traduit exactement amar-nā, si non amarnā-ka ou amara-hu41.

30

Le formulaire califal resta en usage jusqu’à la catastrophe de 1258, ainsi qu’en témoignent les documents conservés par exemple dans Qalqashandī42. Au contraire, les Fātimides en Égypte, sans sortir évidemment d’un certain cadre général comparable à celui des ‘Abbāsides, ont, toutefois, un vocabulaire précis différent, où les formules amara-hu, etc., n’interviennent pas. Il n’y a pas à s’en étonner, puisque d’une part certaines de leurs habitudes ont pu venir d’Occident, et que d’autre part et surtout, s’opposant radicalement aux ‘Abbāsides et s’affirmant à égalité de puissance, il leur fallait en tous points se constituer des usages autonomes. Fait digne de remarque, les Ayyūbides, bien que se posant en restaurateurs de l’orthodoxie et de l’unité islamique dans l’obédience ‘abbāside, n’ont pas songé ou pas réussi à introduire le formulaire ‘abbāside, et c’est, mutatis

67

mutandis, celui des Fāṭimides que, dans la continuité du personnel, continue leur chancellerie ; comme plus tard celle des Mamlūks. Qalqashandī43 a bien vu qu’il y avait lieu de distinguer à cet égard les deux chaînes de traditions. 31

Je n’aurai garde, dans cette note sans prétention, de tirer de vraies conclusions historiques d’un examen mené sur un groupe si limité de textes. Mais je suis, je crois, autorisé à conclure sur des points de méthode et de programme. Je crois que, de ce qui a été dit, résulte la possibilité — à condition de reprendre le travail sur des bases documentaires plus larges que ce qui a été fait jusqu’ici — de reconstituer certaines lignes de la diplomatique arabe classique, avec les conséquences qui en découlent pour l’histoire ultérieure de la diplomatique musulmane en général ; il existe une documentation en laquelle on peut avoir confiance. Et l’étude précise de cette diplomatique peut apporter des compléments, des confirmations, des précisions à l’histoire institutionnelle en général au même titre que le peuvent l’épigraphie, la numismatique, etc. Il ne reste plus, maintenant, qu’à s’y mettre44.

NOTES 1. L’exemple européen nous a fort bien enseigné que la diplomatique, loin de n’être qu’une étude gratuite de minuties formelles, apporte à l’Histoire à la fois de précieuses informations et de nécessaires contrôles. Dans le domaine de l’Islam, les travaux de M. Van Berchem, de G. Wiet, etc., en matière d’épigraphie ont montré ce qu’on peut attendre de l’examen serré des titulatures et formules, et il n’est pas nécessaire de rappeler tout ce qu’on doit à la numismatique envisagée de ce point de vue. A fortiori, en peut-il être autant de la considération des documents d’archives, moins limités dans leurs dimensions. Voir à ce sujet, J.

SAUVAGET

et Cl.

CAHEN,

Introduction à

l’histoire de l’Orient médiéval, éd. 1961, p. 18-23 et 57-61. 2. L. FEKETE, Beverzotés a hodoltság török diplomatikajábá, Budapest, 1926. 3. J.

REYCHMAN

et A.

ZAJACZKOWSKI,

An outline of Ottoman Turkish Diplomatic, 1973, traduction du

polonais (1965) ; c’est à ces auteurs qu’est due la section turque de l’article Diplomatique dans l’EI. 4. M. GUBOGLU, Paleografia ṣi diplomatka turco-osmana, Bucarest, 1959. 5. H.

BUSSE,

Untersuchungen zum islamischen Kanzleiwesen (Abh. d. Deutschen Archäol. Institut

Kairo, Islamische Reihe, 1), 1959 ; Id., Persische Diplomatik und Probleme, dans Der Islam, XXXVII/1961, résumé par le même dans la section persane de l’article susnommé de l’EI. 6. A la bibliographie donnée par W. Björkmann dans la section arabe de l’article de l’EI, ajouter maintenant surtout S.M.

STERN,

Three Petitions of the Fatimid Period, dans Oriens, XV/1962, et,

comme publication documentaire, H.

ERNST,

Die mamlukischen Sultansurkunden des Sinai-Klosters,

1961. Pour l’Occident, la contribution de G. Colin à l’article de l’EI ; dans l’EI, aussi l’article Daftar (Defter) de B. Lewis. 7. A. GROHMANN, Einführung in die arabische Papyruskunde, 1955 (avec bibliographie des publications de papyrus arabes à cette date), chap. VII, p. 107-130 (un volume supplémentaire de Chrestomathie est sous presse). 8. W. BJÖRKMANN, Beiträge zur Geschichte det Staatskanzlei im islamischen Aegypten, 1928. 9. Témoin la récente découverte, faite par D. et J. Sourdel, de documents de la mosquée de Damas. 10. Voir ci-dessus, p. 66, n. 2.

68

11. Voir surtout S.D.

GOITEIN ,

The Cairo Geniza as a source for the History of Muslim Civilization, dans

Studia Islamica, III/1955, p. 75-92. 12. Les principales publications, pour la Turquie, sont celles d’O.

TURAN

dans la Revue de la Société

turque d’Histoire, Belleten, 1947-1948. En Égypte, c’est depuis peu ‘Abd al-Laṭīf Ibrāhīm qui s’est attelé à la tâche (voir la Madjalla kulliyyat al-Ādāb, 1958 et suiv.) [voir les travaux plus récents de G. Stern et R. Vesely]. 13. Aḥmad Zakī

SAFWAT,

Djamhara Rasā’il al-‘Arab, 4 vol., Caire, 1937, à quoi l’on ajoutera les

documents conservés par le Tārīḫ-i Qumm. Pour les Fatimides, Djamāl al-Dīn al-Shayyāl a entrepris de publier les Wathā’iq relevés par lui dans les sources littéraires (un volume paru, Caire, 1958, de documents adressés aux vizirs). 14. Voir pour eux le recueil de Muḥ.

ḤAMĪDULLĀH ,

Madjmū‘at al-wathā’iq al-syāsiyya fī l-‘ahd al-

nabawī wa l-khilāfat al-rāshida, Le Caire, 1941. 15. Une étude en est donnée par Björkmann, op. cit., p. 4-16 pour le califat classique et p. 21-56 pour l’Égypte. On ajoutera seulement aux premiers que le K. al-kuttāb d’ AL-BAGHDĀDĪ (p. 8) a été publié par D. SOURDEL dans le Bulletin d’Études orientales de l’Institut français de Damas, XIV/1954, p. 55-85, et aux seconds mes indications sur al-Makhzūmī, Un traité financier inédit d’époque fatimideayyubide, dans JESHO, V/1962, n° 2, et Contribution à l’étude des impôts en Égypte, etc., ibid., 1962, n° 3. Björkmann ne distingue pas suffisamment les recueils de traités à l’usage des kuttāb et les «morceaux choisis», recueils d’exemples destinés également aux kuttāb, mais non sous forme de traités didactiques. 16. A cette catégorie d’ouvrages se rattache le livre IV d ’al-‘Iqd al-Farīd d’ IBN

‘ABD-RABBIH

qui

contient, pour une période assez ancienne, des expressions de début et de fin de lettres, d’intitulé et de datation. 17. Voir ci-dessous, p. 75. 18. Voir par exemple, dans l’EI, l’article Daftar, cité n. 6. Les Rusūm Dār al-Khilāfa, éd. M. ‘Awwād, Bagdad, 1964 de HILĀL AL-ṢĀBĪ (Ve/XIe s.) contiennent des renseignements d’ordre protocolaire (cf. D.

SOURDEL,

dans Revue des Études islamiques, 1960) utiles à confronter avec la diplomatique

proprement dite. Certains ouvrages historiques notent spécialement, à l’occasion de la biographie de souverains ou de vizirs, quelle était leur ‘alāma, à laquelle se reconnaissaient leurs diplômes, remplacée, à partir des Saldjūqides, en Orient, par la ṭughra, par exemple le Mudjmal alTawārīkh persan (vers 520/1125) ou la Nuṣra (Histoire saldjūqide) de ‘Imād al-Dīn AL-ISFAHĀNĪ. 19. Une partie a été éditée par Shakīb Arslān, 1898, et il s’en trouve de larges extraits aussi dans des compilations postérieures comme celle de Qalqashandī ; mais l’essentiel reste inédit dans des manuscrits de Paris, de Leyde et d’Istanbul. 20. Éd. ‘Abd al-Wahhāb ‘Azzām et Shawqī Ḍayf, 1947 ; le volume conservé ne contient que le règne de Mu’ayyid al-Dawla ; nous ignorons si un recueil semblable a été fait pour le règne de Fakhr al-Dawla, à la fin duquel Ibn ‘Abbād meurt. Pour un troisième receuil būyide, purement épistolaire, voir ma Correspondance būyide inédite, dans les Studi Orientalistici... Levi delta Vida, I, 1956. 21. Antérieurement à ces recueils, Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr avait composé, sur un plan plus vaste, l’ Ikhtiyār al-manẓūm wa l-manṯūr (BROCKELMANN, Geschichte der arabischen Litteratur, Suppl. I, 210), qui m’est resté inaccessible, mais dont le contenu, en ce qui nous concerne, a été transcrit dans le recueil d’A. Z. Ṣafwat, cité p. 69. Postérieurement, dans le domaine proprement ‘abbāside, il ne s’est plus conservé que des citations dans des compilations tardives. En domaine iranien, il en apparaît sous les Saldjūqides au VIe-XIIe siècle, mais, dès lors, presque exclusivement en persan. En domaine fāṭimide le plus ancien recueil, la correspondance autobiographique de l’Ustādh Djawdar (éd. Kāmil Ḥusayn, 1954, trad. franç. M. Canard, Alger, 1958) remonte à la période maghrébine terminale de la dynastie, donc au même moment que les recueils būyides ; du siècle suivant, en Orient, s’est conservé, parmi d’autres que nous savons avoir existé, un recueil de

69

correspondance officielle adressée aux Ṣulayḥides, les vassaux yéménites (éd. Mādjid, 1954), ainsi que celle, autobiographique, du missionnaire al-Mu’ayyid al-Shīrāzī (éd. K. Ḥusayn, 1950). La correspondance officielle du qāḍī al-Fāḍil (à laquelle il faut joindre une partie de celle de son ami ‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī) est conservée en manuscrits nombreux et en extraits, seuls publiés, dans le Kitàb al-Rawḍatayn d’Abū Shāma et secondairement d’autres compilations plus tardives. Des Ayyūbides après Saladin, sous lequel écrit al-Fāḍil, on peut signaler la correspondance de Ḍiyā’ al-Dīn b. al-Athīr, sur laquelle voir des articles, avec extraits, de Ḥabīb Zayyāt dans al-Mashriq, XXXVII/1939 ; Cl. Cahen dans le Bulletin of the School of Oriental Studies, XIV, et l’édition (incomplète) d’Anīs al-Maqdisī, Beyrouth, 1959 ; et la correspondance du prince al-Nāṣir Da’ūd mise en ordre par un de ses fils, inédite. En Occident musulman, je ne crois pas qu’il se soit conservé de recueil de correspondance officielle antérieur aux Lettres almohades publiées par LÉVIPROVENÇAL, dans Hespéris, XXVIII/1941.

22. Voir la liste donnée par J.

SCHACHT,

Aus den Bibliotheken von Konstantinopel und Kairo (Abh. d.

Preuss. Akad., Ph. Hist. Kl., 1928) ; quelques autres manuscrits parmi lesquels plusieurs parisiens, dans la GAL de Brockelmann, au nom des auteurs et à Ṭarsūsī, Suppl. II, 87 ; en outre, il faut signaler, ce qui paraît être resté inaperçu, que l’Encyclopédie de Nuwayrī (la Nihāya) contient, au t. IX de l’édition, un recueil de modèles à la fois d’inshā’ public et de shurūṭ privés. 23. Les plus anciens sont, je crois,

AL-QAFSĪ,

Zaytūna, Ibdiliyya, 1498-1500 (début

VIIIe/XIVe

al-Fā’iq fī ma‘rifat al-aḥkām wa l-wathā’iq, Tunis, s.),

AL-FISHTĀLĪ,

al-Fā’iq fī l-wathā’iq, lithographié à

Fès, s. d. (milieu du même siècle). 24. Deux manuscrits à Madrid signalés par RIBERA et ASFN, Manuscritos arabes de la Junta, 1912, nos V et XI (cf. E. LÉVI-PROVENÇAL, Histoire de l’Espagne musulmane, III, 242, note), avec liste des chapitres. 25. En partie édité par J.

SCHACHT

dans Abh. u. Sitz. d. Heidelberger Akad. 1926 et 1930, et utilisé au

vol. 30 du Mabsūṭ de Sarakhsī. Relativement ancien et, comme Sarakhsī, provenant d’Asie centrale sont encore les Ghurar al-Shurūṭ wa durar al-Sumūṭ d’al-Fatḥābādī la fin du

Ve/XIe

AR-RIGHDAMŪNĪ,

mort à

siècle, dont Schacht signale sept manuscrits à Istanbul. Voir maintenant pour

Taḥawī aussi J. Watkin. 26. Le « Traité des Waqfs » d’AL-KHASSĀF, par exemple, témoigne fondamentalement d’une grande volonté de précision terminologique comme condition de validité des actes à rédiger. 27. Analysé par BJÖRKMANN, Beiträge..., p. 14-15 (chap. 2 à 5, ms. Laleli, 1879). 28. Clément HUART, Un formulaire arabe anonyme du XIe siècle, dans JA, XIe série, t. X, 1917, p. 219-311 (K. al-Makhzūn fī salwat al-Mahzūn). 29. Et qu’il lui arrive de classer de travers, soit qu’il veuille à tout prix trouver des précédents illustres à un type d’acte, soit qu’il veuille en voir là où il n’y en a pas, soit qu’il en interprète involontairement de travers (par exemple en confondant iqṭā‘ et muqāṭa‘a, ou lorsqu’il classe parmi les diplômes d’investiture de rois l’acte de nomination du Būyide Fakhr al-Dawla que le calife affecte encore significativement de considérer comme un gouverneur, etc.). Voir maintenant les travaux de R. Vesely. 30. Il est vrai que les destinataires sont souvent les mêmes, l’art du gouvernement consistant surtout à entretenir de bonnes relations personnelles avec les autres hauts personnages du milieu gouvernemental répartis à travers l’État ou les États voisins. 31. Par exemple, les correspondances d’al-Hamadhānī et al-Khwārizmī au Waṭwāṭ au

Ve/XIIe

siècle. L’ouvrage al-Mathal al-Sā’ir de Ḍiyā’ al-Dīn b.

IVe/Xe

AL-ATHĪR,

siècle, celle de

au début du VIIe/

XIIIe siècle, est un recueil d’extraits de lettres.

32. Voir ci-dessus, p. 73, n. 6 et 7. 33. C’est du moins l’avis de l’éditeur, mais le texte qu’il invoque dans Qalqashandī (Ibn ‘Abd Rabbih) est non un diplôme, mais une lettre (à Abū Mūsā al-Ash‘arī, déjà auparavant nommé), sans rapport avec le nôtre. 34. D. SOURDEL, Le vizirat ‘abbāside, 2 vol., Index, Damas 1959-1969.

70

35. Ceux que contient l’édition Shākib Arslan se retrouvent tous, bien qu’il les ait pris dans un manuscrit d’Istanbul, dans le manuscrit de Paris ; mais je ne cite d’après celui-ci que les inédits. 36. Björkmann, 147, suivant Qalqashandī X,75 cite à tort comme ‘ahd du Būyide Sharaf al-Dawla ce qui n’est qu’une lettre à ce prince. 37. Le manuscrit d’Istanbul, Shehit Ali Pacha 882 des Shurūṭ de Taḥawī, contient dans ses premières pages des indications sur les actes de nomination des cadis et de leurs subalternes. 38. Il me semble que les Mafātīḥ al-‘Ulūm, en ce qui concerne l’administration, combinent des emprunts à Qudāma, donc à la pratique iraqienne et ‘abbāside, avec des descriptions de celle du Khurāsān et du Māwarānnahr. 39. Dans l’histoire de Bayhaqī ; cf. C.E. BOSWORTH, The Ghaznevids, p. 92. 40. Pour les Saldjūqides, nous avons le précieux recueil, intitulé ‘Atabat al-Kitāba, d’un rédacteur du sultan Sandjar (au Khurāsān, première moitié du

Ve/XIIe

s.), Muntadjab al-Dīn Badī‘ al-

Djuwaynī ; il a été par ‘Abbās Iqbāl (Eghbāl) à Téhéran en 1950. De la même tradition est encore, un demi-siècle plus tard, le Tawaṣṣul al-Tarassul de Bahā’ al-Dīn al-Baghdādī qui concerne les premiers Khwārizmshāhs : il a été publié par Aḥmad Bahmaniyār. D’autre part, tout récemment, A. S. Erzi a publié (Ankara, 1962) le Dastūr-i Dabīrī de M.N. ‘Abdalkhāliq al-Mayhānī, court mais précieux traité de chancellerie avec modèles d’actes (plus sommaires que les actes connus par ailleurs). 41. Il arrive même que le diplôme soit conclu par la formule arabe hadhā ‘ahd, etc. La ‘Ataba est moins nette. 42. Ṣubḥ, X, 99 et suiv. et 145 et suiv. 43. X, 308 et suiv. et XI. 44. W.

HOENERBACH ,

Les parentés islamo-chrétiennes dans la diplomatique de l’Espagne médiévale (Some

notes on the legal language of Christian and Islamic Deeds, dans LAOS, LXXXI/1961, fournit des suggestions profitables). Voir p. 74, n. 1 fin.

NOTES DE FIN *. Publié dans le Journal Asiatique, 1963, 311-325.

71

Considérations sur l’utilisation des ouvrages de Droit musulman par l’historien*

1

Il serait tout à fait présomptueux de ma part, à moi historien, de parler de Droit musulman en présence de quelques-uns de ses plus éminents spécialistes, si c’était à eux que je prétendais m’adresser. Ils voudront bien m’excuser, mais c’est à mes collègues historiens surtout qu’est destiné l’exposé qui suit. M’appliquant depuis un certain temps, vous le savez, à étudier l’histoire économico-sociale du monde musulman médiéval, j’ai en effet été frappé de ce que, dans les ouvrages qui en traitent, même dans ceux qui sont dus à des auteurs largement informés de genres très divers de littérature, il en est un, le Droit, qui paraît leur être presque complètement étranger1 ; et je me suis demandé si, pour notre usage ultérieur, cette omission était justifiée. Cette question n’aurait peut-être pas une très grande importance si, pour la reconstitution de l’histoire économico-sociale musulmane, nous disposions de sources archivistiques comparables à celles qui sont conservées pour l’histoire européenne ; mais, avec une exception relative pour l’Égypte, il est bien connu qu’avant les derniers temps du Moyen Âge nous n’en avons pratiquement pas2. Cela étant, force nous est bien de nous retourner vers les autres catégories de sources, pour tirer d’elles le maximum de profit possible. Les sources juridiques traitent naturellement, de leur point de vue propre, des choses économico-sociales, et nous ne pouvons éluder la question de savoir dans quelles conditions elles peuvent ou doivent être utilisées, à côté de l’historien du Droit, par l’historien proprement dit.

2

Cependant les ouvrages de Droit musulman ont eu longtemps, auprès des historiens, mauvaise presse. Ce sont, dit-on souvent encore, des traités théoriques, d’où aucune conclusion sérieuse ne peut être tirée pour la reconstitution de la réalité sociale. Les juristes certes s’en servent pour la pratique même du Droit, mais un homme de l’ouverture d’esprit de Jean Sauvaget pouvait encore écrire en 1943 : « Ces ouvrages... méritent la plus grande méfiance de la part de l’historien qui chercherait à les utiliser pour l’étude de la vie sociale : la perspective qu’ils ouvrent sur l’histoire des institutions n’est en fait qu’un faux collectif »3. Il est vrai que le même auteur, quelques lignes plus loin, atténuait cette rigueur en faveur de quelques catégories spéciales d’exposés juridiques ; et, depuis une génération environ, plusieurs voix se sont fait entendre pour

72

réclamer en faveur du Droit musulman la possibilité de certaines formes d’utilisation aussi bien par l’historien pur que par l’historien du Droit. On a montré, en général, que la constitution de ce Droit comme de tout autre traduit à sa manière la sociologie du milieu où elle s’est produite4. On a remarqué ensuite que l’étude des divergences, même d’apparence minime, entre les solutions données par les diverses écoles juridiques aux mêmes questions peut exprimer à sa manière une différence dans les réalités sociales des milieux où leur doctrine s’est élaborée et fixée5. On a enfin mis l’accent sur les enseignements qui peuvent être tirés sinon des traités généraux de Droit, du moins de certains exposés plus limités dont le but plus concret est de répondre à des consultations précises issues des besoins de la Justice effective6, ou de combattre comme innovations certaines pratiques répandues7, ou au contraire de montrer comment on peut tout en respectant à la lettre un article de la Loi légitimer en fait un comportement usuel différent8, etc.9. On a même incidemment, sur quelques exemples particuliers, tirés de quelques ouvrages de Droit, des allusions à des faits spéciaux du milieu où ils ont été écrits, voire rassemblé un certain nombre d’indications de même ordre éparses en divers endroits de ces ouvrages de façon à en composer le dessin d’un problème qu’ils n’abordent pas explicitement10. Tout cela témoigne d’un besoin de reconsidération du procès ; mais cela reste un peu fortuit, dispersé, implicite, il n’en a pas été fait d’exposé d’ensemble systématique, et en tout cas il n’est que trop certain que les historiens ont en général continué à ignorer la littérature juridique comme si rien n’avait changé dans l’appréciation que nous devons en faire. Il ne sera sans doute donc pas inutile de proposer ci-après spécialement à leur intention quelques réflexions qui, je dois le répéter, ne reposent sur aucune prétention de ma part à une quelconque connaissance supérieure de la littérature juridique, mais tout simplement sur mon expérience fragmentaire d’historien. 3

Une première réflexion sera d’ordre extérieur. J’ai dit que la valeur relative des sources juridiques était accrue par l’insuffisance des sources d’archives. Mais cette vérité d’ensemble doit être encore accentuée pour certaines périodes ou certaines régions où nous font particulièrement défaut les autres catégories de sources littéraires. Sans aller même jusqu’à une déficience complète, il est bien certain que pour le Maghreb entier par exemple la production historiographique conservée est en volume et en qualité intellectuelle, avant Ibn Khaldūn, bien inférieure à sa production juridique (mālikite) ; et R. Brunschvig, avant d’autres, a magistralement montré ce que cette production intelligemment utilisée pouvait apporter à l’histoire du Maghreb oriental dans les derniers siècles du Moyen Âge11. On a fait moins attention au fait qu’il en est de même (pour l’école hanafite) de l’Asie Centrale, où il est étrange de constater que les savants russes de l’ancien comme du nouveau régime, pourtant si curieux d’histoire économique et sociale et qui ont scruté avec un si admirable courage toutes les ressources de la littérature historico-géographique et de l’archéologie, ont pratiquement ignoré ou négligé la masse imposante de la littérature juridique, dont les manuscrits abondent sur place, en Turquie et en diverses bibliothèques à travers l’Occident12. On reverra dans un moment des exemples de ce qu’ils pourraient apporter, mais je signale tout de suite qu’il vient d’être trouvé dans un Traité de shurūṭ d’Asie Centrale un acte de waqf qui fournit une intéressante contribution à l’histoire si mal connue de la dynastie turque des Qarakhānides13. Toutes proportions gardées, des remarques analogues pourraient être faites d’autres régions encore14, sans exclure même celles où, comme en Iraq les sources littéraires, en Égypte les papyrus fournissent des informations abondantes : ces

73

informations restent incomplètes et ne sont pas de la même nature que celles des sources juridiques. 4

On dira, il est vrai, que le Droit musulman n’est pas maghrébin, iraqien, égyptien, ou d’Asie Centrale, mais tout simplement musulman, uniforme d’un bout à l’autre du monde islamique. Il y a là à la fois une vérité d’évidence et une exagération. Naturellement les bases théoriques, les principes fondamentaux du Droit musulman sont les mêmes partout, et le schéma conceptuel dans lequel nous en sont présentées les stipulations particulières l’est à peu près aussi. Cela même cependant n’est pas vrai absolument sans nuance : il s’est créé peu à peu, comme bien l’on sait, plusieurs écoles de Droit, dont chacune a une aire géographique dominante ; ce caractère ne provient pas uniquement du fait fortuit et extérieur du prestige d’un maître et de la répartition de ses disciples, mais aussi de ce que les attitudes mentales et pratiques qui les caractérisent ont répondu aux besoins de la région où ils ont remporté le plus de succès. En outre et plus concrètement et directement, même là où certains auteurs reproduisent l’enseignement de maîtres qui ont vécu ailleurs, par exemple les ḥanafites d’Asie Centrale les enseignements des fondateurs de leur école, qui avaient vécu en Iraq, ou les Mālikites du Maghreb ceux de Mālik le médinois, on est en droit de supposer que, tout au moins dans les problèmes de détail, ils opèrent parfois une sélection qui leur fait insister sur ceux qui ont un intérêt chez eux, réduire ceux qui n’en ont pas : du moins des enquêtes topologiques comparatives de ce genre devraient-elles être expérimentées. Enfin et de toute façon il n’est guère d’ouvrage dont la forme soit si abstraite qu’il ne s’y trouve aucune allusion à des réalités ambiantes. Pour résumer l’ensemble de ces idées simples et sommaires, il faut se souvenir que, dans les conditions de la production littéraire du Moyen Âge, un Traité de Droit écrit par exemple en Asie Centrale est certes d’un côté un Traité où s’exprime le Droit musulman dans son universalité, mais tout de même aussi une édition de ce Droit à l’usage spécial des gens au milieu desquels vit l’auteur ; et c’est pour les dynasties persanes et turques qui s’y sont succédé jusqu’à l’invasion mongole ainsi que pour leurs agents qu’ont été composés les si nombreux traités dont beaucoup encore, bien qu’enfouis dans des Bibliothèques variées, sont parvenus plus ou moins entièrement jusqu’à nous15. Et tout le monde sait bien qu’à l’autre bout du monde musulman, si la Mudawwana de Saḥnūn transmet l’enseignement de Mālik, elle est faite pour organiser la Loi en Ifrīqiya.

5

Si élémentaires que soient ces idées, et bien qu’elles paraissent aller de soi, on voit qu’elles font apparaître certaines carences des études historico-juridiques exécutées jusqu’ici. A de rares exceptions près, nous ne disposons en effet que d’exposés généraux d’histoire du Droit envisagé dans les principes d’ensemble de sa constitution ou, s’ils descendent à la considération des stipulations du Droit positif, mêlant pratiquement, au moins à l’intérieur d’une école, les périodes et les pays. Dans une assez large mesure, le Droit mālikite fait exception, parce que son développement presque exclusif en Occident musulman confère aux études qui lui ont été consacrées, que l’auteur ait ou non consciemment aperçu la portée de ce caractère, la signification, en même temps, d’études régionales. En Orient, l’entrecroisement plus grand des écoles place le travailleur dans d’autres conditions. Mais qui constate l’extrême abondance de la production hanafite en Asie Centrale (Khurāsān et Māwarānnahr) ne peut éviter l’idée de l’utilité et de la motivation qu’il y aurait à la considérer en elle-même elle aussi, comme un des éléments et Tune des sources de l’histoire générale de cette Asie Centrale. Et quelle que soit l’unité du Droit musulman, il me semble qu’il y a quelque danger à en constituer un corpus sans aucun souci de distinction d’emprunts à des œuvres de dates et de lieux différents.

74

6

En veut-on un exemple ? Les auteurs iraqiens, dans l’échelle des fortunes qu’ils établissent au point de vue du paiement des impôts personnels, zakāt et djizya, et de la détermination des ayants droits au bénéfice de la charité publique d’une forme ou d’une autre, fixent à 200 dirhams le revenu annuel au-dessous duquel on est « pauvre ». Or Sarakhsï, dans le Mabsūṭ écrit au Khurāsān, nous dit, en soulignant la différence, que, dans son pays, on est riche à 50. Cette opposition est évidemment d’une grande importance pour l’histoire économico-sociale.

7

Bien entendu, ce qui vient d’être dit a plus ou moins de vérité suivant les œuvres dont il s’agit. Il y a en général à opérer une distinction entre les premières et les suivantes. Les premières — jusqu’à une date limite qui peut varier selon les cas mais ne dépasse jamais le début du Ve siècle H. — ont été fréquemment composées pour répondre aux demandes ou besoins directs des cadis. Quelles que soient leurs préoccupations théoriques, elles ont une raison d’être et un aboutissement au moins en partie immédiatement pratiques. C’est aussi en un sens le cas des traités ultérieurs, mais ceux-ci sont soumis à l’autorité des grands ancêtres, on ne peut y sortir des cadres qu’ils ont dessinés, on ne peut laisser tomber, de leur enseignement, sous peine d’encourir le soupçon d’ignorance, les points sur lesquels ils ont insisté, et on est partagé, dans le traitement des problèmes, entre l’expérience quotidienne directe et le respect obligatoire pour les textes des Maîtres.

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Il faut d’autre part, à l’intérieur du Droit en général, distinguer les chapitres. Il est certain qu’il y a des catégories de questions qui sont traitées de manière plus concrète et réaliste, d’autres de manière plus abstraite ou théorique ; plus généralement peut-être il y a des questions qui, parce qu’elles ont été l’objet de décisions nombreuses dans les premiers temps de la société musulmane et que les conditions de réponses ont depuis lors évolué, sont l’objet de développements abondants qui, s’ils ne peuvent être qualifiés d’irréalistes, se réfèrent cependant à une réalité qui n’est plus. Tels sont par exemple bien des paragraphes relatifs au djihād, qui nous renvoient au temps des conquêtes et ne correspondent pas aux conditions ultérieures. Il y a par contre des chapitres dont le réalisme saute irrésistiblement aux yeux, et c’est le cas de la plupart de ceux qui traitent de choses économiques. Le Livre des Ventes que M. Chehata a extrait du Kitāb al-Aṣl de Shaybānī et publié il y a quelques années est à cet égard particulièrement remarquable ; il est absolument certain que l’on peut avec lui non seulement se faire une idée des litiges soumis réellement aux cadis, mais même plus concrètement et largement encore composer une image vivante des souqs bagdadiens au premier siècle ‘abbāside. Il serait facile, si nous en avions le temps, de fournir bien d’autres exemples. Même dans ces chapitres qui peuvent paraître plus théoriques on tombe parfois sur des notations concrètes précieuses : récemment dans une autre enceinte j’avais l’occasion de m’occuper des corporations ; on sait que le Droit pénal musulman, pour la punition des crimes, met enjeu des solidarités diverses selon les groupes sociaux et envisage entre autres la solidarité professionnelle ; cette dernière règle est en général tenue pour peu appliquée en fait, mais deux traités d’Asie Centrale précisent qu’elle l’est dans le cas des professions qui ont une organisation de solidarité, tanāṣur, tels les cordonniers de Samarqand ou les bûcherons d’Adharbāydjān : je n’ai pas besoin de souligner l’importance de telles notations16.

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En somme, méthodologiquement, ce qui est fondamental, plutôt que d’affirmer en général que le Droit musulman est ou n’est pas réaliste, est de distinguer d’un certain cadre conceptuel les stipulations positives qu’il admet, et dans celles-ci de dégager les couches de réalités diverses qu’il enregistre ; il peut y avoir juxtaposition de cas qui

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primitivement n’avaient qu’une valeur particulière en un endroit ou un milieu donné et ont été généralisés, il peut surtout y avoir superposition de pratiques chronologiquement successives mais présentées maintenant côte à côte. C’est à redissocier ces éléments que notre critique doit tendre, par comparaison avec les sources d’autres natures quand faire se peut, et par une plus difficile critique interne quand nous en sommes réduits à cela. Je me permets d’en prendre deux exemples dans mon expérience personnelle. Il y a un certain temps, j’ai étudié l’évolution du régime de l’iqtā’ des temps de la conquête à celui des Croisades, et je suis arrivé à la conclusion qu’il y a eu deux types très nettement différenciés dont l’un correspond à la pratique courante des trois premiers siècles de l’hégire, l’autre à celle qui s’instaure en gros au IVe siècle en Orient 17 ; or, sous le nom d ’iqṭā’ tamlik et d’iqṭā’ istighlāl, les deux voisinent purement et simplement dans le Traité de Droit public d’al-Māwardï, au Ve siècle, parce qu’il est essentiellement préoccupé (comme le montrerait aussi le chapitre fameux sur le Califat) de légitimer les exemples que lui procure l’histoire musulmane, quelle qu’en soit la périodisation. 10

Plus récemment j’ai été amené à me préoccuper du régime douanier des territoires musulmans, et je suis tombé sur les stipulations bien connues du taux de droits à payer variable selon qu’il s’agit d’un musulman, d’un sujet non musulman, ou d’un pur étranger. Or il apparaît de façon à peu près certaine que cette règle, bien qu’elle soit répétée à satiété, ne s’est jamais appliquée qu’au commerce terrestre et non maritime et que là même, depuis la circonstance où elle a été formulée, elle a été l’objet de profondes transformations18.

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Je ne surprendrai personne en ajoutant que les règles que l’on trouve au sujet des impôts dans les traités de Droit sont le reflet de pratiques en général assez anciennes, mais éminemment variables et tout de même chronologiquement étalées sur environ deux siècles.

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Les remarques qui précèdent dans le cadre d’une communication volontairement brève sont évidemment trop sommaires pour apporter grand enseignement. J’ai tout de même pensé qu’il n’était peut-être pas tout à fait inutile de profiter d’une réunion d’islamisants pour attirer l’attention de ceux d’entre eux qui ne l’avaient pas eue sur une catégorie de sources que les historiens ne doivent pas abandonner aux seuls juristes. Et si pour finir on veut bien me permettre de me retourner tout de même vers les juristes, j’exprimerai le souhait que dans leur travail ceux-ci tiennent compte, plus qu’ils ne l’ont peut-être souvent fait, de l’aide qu’ils devraient pouvoir apporter aux historiens. Les deux catégories n’enseignent en général pas dans les mêmes Facultés, mais le progrès scientifique ne pourrait que bénéficier de contacts qui certes parfois existent, mais qu’on ne peut que souhaiter plus complets et systématiques.

NOTES 1. Je ne vais naturellement pas m’amuser à une énumération, et j’aurai d’ailleurs l’occasion de citer plus loin quelques cas ; mais qu’on me permette de citer tout de même la Renaissance des Islams d’A. MEZ.

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2. Voir sur cette question J. SAUVAGET, Introduction à l’Histoire de l’Orient musulman, 2e éd. refondue par Cl. Cahen, Paris 1961, p. 18 sq., et trad. anglaise révisée, California Press 1965. p. 17 sq. 3. Introduction..., 1re éd. 1943, p. 46. 4. Je ne peux évidemment donner ici de bibliographie générale, et me bornerai à rappeler qu’un remarquable exposé des problèmes de l’histoire du Droit se trouve maintenant, avec une précieuse bibliographie, dans l’Introduction to Islamic Law de J. SCHACHT, Oxford 1964. Voir déjà aussi de cet auteur Zur soziologischen Betrachtung des islamischen Rechts, dans Der Islam 1934, et surtout R. BRUNSCHVIG, Considérations sociologiques sur le Droit musulman ancien, dans Studia Islamica III/1955. 5. BRUNSCHVIG, art. cité. 6. C’est toute la littérature des fatwa ou de ce qu’en Occident musulman on appelle les nawāzil. Voir ci-après. 7. Bien que la littérature des bida’ ne soit en général pas d’ordre juridique. 8. C’est la littérature des hiyal, particulièrement mise en valeur par J. Schacht ; voir en particulier de celui-ci, Die arabische Ḥiyal-Literatur, dans Der Islam XV/1926. 9. On peut dire un mot aussi ici, par exemple, de la littérature des shurūt, des modèles de rédactions d’actes, montrant les préoccupations effectives des magistrats. 10. Voir par exemple, R.

BRUNSCHVIG ,

Urbanisme médiéval et Droit musulman, dans Revue des Études

Isl. 1947, qui repose d’ailleurs partiellement sur l’effort déjà fait en ce sens par des juristes mālikites médiévaux. 11. R. BRUNSCHVIG, La Berbérie orientale sous les Hafsides, 2 vols., 1940 et 1947. 12. Cela est vrai aussi bien du Turkestan, si remarquable de Barthold que des enquêtes menées depuis lors surtout sur la base des trouvailles archéologiques. Je ne prétends pas connaītre les travaux des spécialistes, s’il en est, du Droit musulman travaillant en Asie centrale soviétique, mais on ne trouve en tout cas nulle trace de leur influence sur ceux de leurs confrères historiens. C’est la même chose que chez nous. 13. Il sera publié dans le Journal Asiatique. 14. R. Serjeant, par exemple, a plus d’une fois souligné les services que peuvent rendre les fatwa yéménites. 15. Il y a à ce sujet de riches indications déjà dans la GAL de Brockelmann, à compléter sans doute, mais qui, au point où nous en sommes, offrent une suffisante base de départ. 16. Voir à ce sujet ma communication au colloque sur la Ville musulmane tenu à Oxford en 1965 (Y a-t-il eu des corporations professionnelles ?..., Oxford, 1970, publiée dans ce volume). Les deux juristes sont Qāḍï-Khān et un de ses contemporains (tous deux donc du VIIe/XIIIe siècle). 17. Voir Annales ESC 1953 (reproduit dans ce volume). 18. Voir mes Douanes et Commerce... dans JESHO, VII/1964, p. 266 sq.

NOTES DE FIN *. Publié dans Atti del III Congresso di studi Arabi e Islamici (Ravello 1966), Naples 1967, 239-247.

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À propos et autour d’Ein arabisches Handbuch der Handelswissenschaft*

Hellmut Ritter zum 70. Geburtstage 1

Voilà plus de quarante-cinq ans qu’un jeune homme, H. Ritter, a consacré au Kitāb alIshāra ilā maḥāsin al-tidjāra d’Abū l-Faḍl Dja’far b. ‘Alī al-Dimashqī (édité au Caire, 1318 h.) et à la littérature économique musulmane médiévale, une étude qui aujourd’hui encore reste l’une des rares études importantes dont nous disposions en ce domaine (dans : Der Islam 7/1917, sous le titre repris ci-dessus dans le nôtre). Néanmoins, bien entendu, certaines informations se trouvent aujourd’hui accessibles, qui ne l’étaient pas en 1917, et H. Ritter de son côté avait réservé son attention aux chapitres de théorie générale, laissant provisoirement de côté la considération des chapitres de l’Ishāra relatifs aux marchandises concrètes. Il n’est donc peut-être pas présomptueux d’apporter à son travail un hommage qui consiste en quelques addenda, ceux-ci, faut-il le dire, n’ayant aucune prétention à l’exhaustivité.

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Et d’abord quand et où écrit Dimashqī ? Question difficile, parce que l’on n’a jusqu’ici pu découvrir aucune notice relative à l’homme1, et que l’œuvre évite systématiquement les références à des lieux ou moments précis. On a en général admis que l’auteur était un Damasquin du Ve siècle de l’hégire ; mais on ne l’a pas démontré. Voici quelques arguments qui étayent cette opinion.

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Sur la date : il n’existe d’absolument sūrs que deux terminus post et ante quem distants l’un de l’autre de près de trois siècles : d’une part l’auteur écrit postérieurement à la fin du IIIe siècle h., puisqu’il cite Ibn al-Mu’tazz (p. 69) : d’autre part il écrit antérieurement à 570 h., puisque de cette année provient l’un des deux manuscrits conservés de l’Ishāra (voir postface de l’éditeur, p. 73). En fait il est à peu près impossible qu’il ait écrit avant la fin du IVe s. h., et probable qu’il l’a fait vers le milieu du siècle suivant ; improbable en tout cas qu’il faille descendre au VIe siècle. En effet H. Ritter a relevé qu’il était fait mention à la fin de l’Ishāra d’une monnaie hindoue vue à Ghazna par un collègue de Dimashqī (Ishāra p. 64) ; cette monnaie a été identifiée vraisemblablement avec une monnaie hindoue effectivement connue de la fin du IIIe s. ou de la première moitié du IVe de l’hégire, mais qui bien entendu a continué à circuler plus tard (Ritter p. 2) ; de toute manière, il ne peut guère être question de Ghazna comme centre commercial avant le

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dernier quart du IVe s., lorsque, de modeste bourgade à peine islamique, elle devint la capitale d’un puissant royaume, ni après le milieu du VIe, où elle fut détruite par les Ghūrides : l’apogée se situant dans la première moitié du Ve. D’autre part, cette monnaie, Dimashqī l’a vue, lui, à Tripoli ; il peut évidemment y être allé n’importe quand, mais le beau moment du commerce international de Tripoli se situe au milieu du Ve siècle2 ; au VIe siècle, la ville a été prise par les Francs, et son rôle est devenu très inférieur à celui d’Acre, leur principal port. Il est vrai que, de Damas, l’apogée commercial est postérieur même à 570 h., mais, outre que la ville n’a jamais cessé d’être un centre notable, rien ne prouve que Dimashqī, nous allons le voir, ait eu dans cette ville le centre unique, ni même peut-être le centre tout court, de son travail. On ne peut insister sur l’absence de toute mention des Francs dans un opuscule si pauvre en allusions de ce genre ; mais il y a des allusions à la provenance de certaines marchandises, et il n’y en a d’aucune marchandise franque ; en outre, Dimashqī, qui paraīt connaītre comme normaux les voyages sur mer, ne parle que de la Méditerranée, et au XIIe siècle, à cause des Francs, ces voyages, dans cette mer, étaient devenus plus dangereux et moins fréquents. 4

Quelques autres indications peuvent être relevées. Il est question du papier (Ishāra p. 24), non du papyrus, ce qui, d’un auteur au courant des choses égyptiennes, serait bizarre au IVe siècle, mais devient naturel ensuite ; al-Kindī est opposé, comme auteur « ancien », aux modernes, ce qui ne se concevrait guère encore au IVe siècle ( Ishāra p. 12). Un terminus post quem pourrait être trouvé si l’on pouvait identifier l’auteur « moderne » qui a donné trois mille ( ?) noms de « simples »3. Mettant en balance toutes ces données, on aboutit à exclure le IVe siècle, et à pouvoir admettre le Ve et le VIe, mais plus facilement le Ve.

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Maintenant où écrit Dimashqī ? Le fait qu’il porte ce nom ne suffit pas à établir que sa carrière se soit déroulée à Damas, bien qu’il ait des chances d’y être mort, puisque les deux manuscrits de l’Ishāra sont de provenance damasquine (voir postface p. 73). Il est passé une fois à Tripoli (Ishāra p. 64), et la seule mer qu’il nomme est la Méditerranée (p. 28 ; l’auteur s’intéresse encore à la mer, anonyme, p. 30). Mais la seule unité de poids et mesure qu’il localise (p. 17) est égyptienne, à propos, il est vrai, du corail, qui entrait en Orient par le marché égyptien, venant de Sousse en Ifrīqiya. Aussitôt après, Dimashqī indique (ibid.) les conditions de commerce de ce produit en Syrie, Égypte et Iraq, puis seulement en Syrie et Égypte, et le fait que dans tout l’opuscule les prix soient indiqués exclusivement en dinars-or atteste bien que l’auteur n’a pas la pratique de l’Orient au dirham-argent. Les titres qu’il donne aux grands personnages du gouvernement militaire et civil, en particulier au quwwād al-’asākir, wudjūh al-’ashā’ir et ru’asā’ al-qabā’il (p. 42), nous situent aussi, à l’époque dont il s’agit, en milieu fāṭimide plutôt qu’oriental. Une allusion à l’« inondation » (p. 34) peut se référer au Nil, sans exclure d’autres fleuves ; Dimashqī porte peut-être un intérêt particulier au lin (p. 4 en plus de 24), culture nationale de l’Égypte d’alors. Qu’il est sujet fāṭimide peut être inféré, sinon d’une citation anodine de ‘Alī (p. 41), du moins de la façon dont il désigne l’ancien ‘Ab-bāside al-Ma’mūn (p. 48 : « des descendants d’al-’Abbās oncle du Prophète », sans autre titre). De toute façon un marchand de son genre a un rayon d’action assez large ; jusqu’en 469/1076 Damas appartient à l’Égypte, mais on peut en Égypte, où est la Cour, faire de plus riches affaires qu’à Damas. Sans plus préciser il paraît plausible de considérer que Dimashqī est un marchand de l’État fāṭimide.

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Il est connu que c’est au cours du premier siècle fāṭimide que l’Égypte conquiert la prééminence dans le grand commerce du Proche-Orient, jusqu’alors détenue par l’Iraq.

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On peut donc trouver normal que ce soit justement du domaine fāṭimide qu’émane l’un des très rares opuscules proprement consacrés au commerce que nous ait légués le passé musulman. La question préjudicielle qui se pose à l’historien est alors de savoir dans quelle mesure l’Ishāra peut contribuer à nous faire connaître le commerce effectif de la société dans laquelle en vit l’auteur, dans quelle mesure au contraire il transmet une tradition livresque extérieure à son expérience pratique propre. Il n’est pas douteux d’un côté que Dimashqī est un marchand — un certain type de marchand : ce qui explique d’ailleurs qu’il ne se trouve apparemment de lui aucune notice biographique dans les dictionnaires de savants et de lettrés. Il n’est pas douteux que son but, qu’explicite son sous-titre, est un but pratique : faire connaître la qualité des marchandises, les usages du commerce, les fraudes qu’il faut savoir déjouer. Il n’est pas plus douteux cependant d’autre part qu’il utilise aussi une documentation livresque, qui peut remonter indirectement jusqu’à l’Antiquité, et qu’on ne peut donc interroger en elle-même sur le temps de l’auteur. Il n’est pas toujours immédiatement facile de distinguer avec précision ce qui dans l’Ishāra est de l’une ou de l’autre nature. Il n’y a d’ailleurs pas nécessairement contradiction entre les deux : d’une part le choix qu’il fait des informations littéraires signifie bien de quelque sorte qu’il les considère comme encore valables ou intéressantes de son temps ; d’autre part c’est une marque fréquente de l’esprit de son āge que de mêler, sans apparemment les dissocier, les enseignements de la pratique à des traditions qui, à nous, semblent relever de l’imagination et de la magie4. Il est en tout cas certain que Dimashqī a voulu encadrer ses leçons pratiques dans des considérations de doctrine plus générales qui leur confèrent plus de sérieux et qu’il juge pouvoir et devoir être appliquées. 7

Les sources livresques, elles sont en gros faciles à caractériser : un adab populaire fait de récits historico-moraux, de poésie facile, de passages peu nombreux et anodins du Coran et du ḥadīth, le tout orienté dans le sens de la mentalité marchande (Ritter p. 26 sq. et Ishāra p. 9, 12, 35, 46-48, 62, 66-71) ; une littérature technique, qui peut être mêlée d’alchimie etc., en particulier sur les minéraux et les « simples » (Ishāra surtout 12-13 et 30 ; cf. Ritter 19 sq.) ; enfin, bien que l’auteur ne le dise pas, une littérature « économique » qui se rattache au moins en partie, comme l’a montré Ritter (Ritter 8 sq. ; cf. infra p. 101), au néopythagoricien traduit en arabe Bryson. Il est moins aisé de cerner ce qui correspond à l’expérience vécue de l’auteur ou au commerce effectif de son temps. Même dans les paragraphes centraux énumérant les marchandises et les renseignements que Dimashqī désire nous communiquer sur elles, tout n’est pas de même nature. On reconnaît facilement des traditions folkloriques ou alchimiques dans les alinéas qui nous rapportent, sur la foi de « spécialistes » khawāṣṣ, la manière dont on peut écarter les rats d’un grenier en mêlant au grain de la poudre d’argent arseniqué (Ishāra p. 30), ou celle dont les princes menacés de tortures avalent le chaton (Dimashqī ne dit même pas : le poison contenu dedans) de leur anneau pour se suicider (Ishāra p. 16 ; voir encore l’inscription prétendue de Carthagène, p. 33). Mais il est plus troublant de constater que, lorsqu’il nous donne le prix d’une perle pesant 1 mithqāl et celui de deux perles jumelles de ce même poids chacune, l’indication de l’Ishāra (p. 13) se retrouve telle quelle dans le traité par ailleurs autrement détaillé du spécialiste égyptien du commerce des pierres précieuses au VIIe/XIIIe siècle, Tifāshī (v. Clément-Mullet, Journal Asiatique 1868, p. 6-7), ce qui suggère que l’un et l’autre l’ont empruntée à quelque antécédent commun.

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Je n’ai pas l’intention de soumettre ici la liste des marchandises de l’Ishāra à un examen technique, mais seulement d’essayer de dégager ce qu’elle nous enseigne sur la position

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de Dimashqī. En tête de son énumé-ration viennent les pierres précieuses, pour lesquelles il n’est pas douteux qu’il utilise des écrits techniques antérieurs, mais dont il doit tout de même avoir fait commerce lui-même, à en juger par le soin un peu méprisant avec lequel il distingue parmi elles celles qu’on peut vendre aux grands et aux princes, et celles dont n’est friand que le commun peuple (surtout p. 16 sq.) ; la liste qu’il donne n’est naturellement pas une liste minéralogique complète, mais seulement celle des pierres qui apparaissent à l’auteur commercialement les plus intéressantes. En second lieu dans son énumération — et dans le même esprit sélectif — viennent les épices, presque seulement les « grandes épices », c’est-à-dire une autre marchandise qui, précise-t-il, est de prix élevé sous un poids léger : genre de commerce qu’il recommande pour une raison qui peut nous paraître bien spéciale, et qui est qu’en voyage on peut se passer avec lui de l’aide des porteurs et autres collaborateurs plus ou moins fripons (p. 21-22 et 45). Il n’en donne pas moins cependant encore une liste assez abondante d’étoffes — tout au moins des étoffes de prix, les seules qui soient l’objet d’un commerce à distance —, et c’est làmême le seul commerce dont une notation occasionnelle nous atteste qu’il l’a pratiqué lui-même (p. 25). Dimashqī appartient donc de quelque façon à cette aristocratie marchande que constitue dans tout le Moyen Âge la catégorie des marchands de tissus, sans que ce commerce soit pour lui exclusif d’autres. Les dernières denrées qu’il énumère lui importent beaucoup moins, et s’il se peut qu’il ait effectivement pratiqué le commerce de certains métaux, on est un peu méfiant à cet égard lorsqu’il parle du mercure. Quant aux denrées alimentaires, elles ne comptent pour lui qu’autant qu’il s’agit de grains stockables ou de provisions nécessaires pour les cas de voyages ou... de siège (p. 32 ; pas un mot même sur le sel, ni sur le poisson). D’une manière générale, ce qui lui importe à dire, après la caractérisation de la marchandise et les indications utiles à la détection des fraudes et malfaçons, c’est ce qui est nécessaire à la conservation de la denrée et le genre de précautions à prendre à cet égard encore au cours des transports. Il n’est guère douteux que Dimashqī ait lui-même voyagé, sur terre un peu, plus peut-être sur mer (p. 10 et 32 ; cf. 28 et 30). C’est en somme un « exportateur-importateur » du genre de ceux que nous font connaître autour de lui les documents juifs de la Geniza. Il regarde de haut le simple boutiquier spécialisé et les métiers artisanaux. Lui est un tādjir à proprement parler, par opposition aux bā’a, sūqa, etc. Peut-être cependant n’est-il pas un des plus grands, car il paraît se méfier de l’association (p. 45), sans laquelle on ne peut faire vraiment de très importantes affaires, et il a l’air d’un isolé, voyageant pour son propre compte, ou peut-être tout de même aussi celui de commanditaires ; mais il est peut-être difficile d’interpréter là exactement ses dires, partiellement au moins littéraires. 9

Nous n’avons donc de toute façon pas à chercher dans l’Ishāra de renseignement sur le commerce local et de détail. On remarquera que la liste des marchandises exclut tous les produits finis : il ne s’y trouve que des matières premières ou des produits qui, comme les tissus, sont la matière première d’industries consécutives. Aux pierres précieuses n’est même pas associée la bijouterie, aux étoffes ne sont pas ajoutés les vêtements, aux denrées alimentaires manque le prolongement de toute préparation cuite, y compris du pain. Cela correspond à l’opposition professionnelle entre le tādjir et le détaillant. D’où la différence entre les listes de l’Ishāra et celles, un peu plus tard, en Syrie et Égypte même, des manuels de hisba, qui, à l’inverse très exactement, s’occupent à peu près exclusivement du commerce intérieur local, sédentaire, ou même celle d’un traité comme les Qawānīn al-Dawāwīn d’Ibn Mammāṭī, lorsqu’il énumère en quelles unités se comptent les marchandises différentes.

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Nous aboutissons à des constatations similaires si nous regardons les indications laconiques que nous donne Dimashqī sur les méthodes de paiement et celles plus développées qu’il insère sur les catégories de marchands. Le mode de règlement de l’achat qui consiste dans le versement pur et simple de la somme requise au moment de la remise de la marchandise, qui est de règle dans le commerce sédentaire de détail, est complètement passé sous silence. Sont envisagés seulement le paiement anticipé contre livraison à terme prévu, et inversement l’achat à crédit à échéances fixes. D’un même souffle, Dimashqī traite de la muqāraḍa, qui est, elle, non un mode de paiement, mais un moyen de se procurer du capital, et presque uniquement pour la distinguer de la ferme ḍamān, considérée par lui comme de nature extracommerciale : dans l’un comme dans l’autre cas, on commerce avec l’argent d’autrui, mais le muqāriḍ, s’il est fidèle aux clauses du contrat, n’est pas responsable des pertes éventuelles, tandis que le fermier l’est, si bien que toute ferme est dangereuse si elle n’est épaulée par une puissance solide (p. 40). Ce schéma ne recouvre que très partiellement le domaine des questions traitées dans le fiqh, beaucoup plus attaché au commerce local, et qui logiquement distingue le chapitre du qirād du livre des ventes. Même dans le champ de la recherche du capital, on est étonné de voir que Dimashqī ne fait à l’association qu’une allusion incidente hostile dans un autre paragraphe de son opuscule (p. 45). Et nous y cherchons en vain toute référence, où que ce soit, à la pratique courante de la lettre de change, pourtant si utile au grand commerce ; c’est-à-dire que même là il est incomplet, soit par oubli, soit par ce qu’il lui paraissait inutile de dire des choses connues, soit enfin parce que les sources qu’il utilisait n’en parlaient pas.

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Il donne plus de détail sur une distinction qu’il institue entre trois types de marchands, mais qui ne paraît pas correspondre à une nomenclature habituelle : le voyageur rakkād, le stockeur khazzān, et le commanditaire mudjahhiz (p. 40 sq.). Il s’agit en fait plus d’une distinction intellectuelle, établie entre des catégories d’opérations, qu’entre des personnes ou des professions effectives, et elle est mal raccordée à la classification précédente. En particulier il est question d’un marchand qui, sans se déplacer lui-même, envoie des marchandises à un agent fixe ; mais il arrive tout aussi bien qu’un capitaliste, ou un marchand faisant office de capitaliste, confie ses marchandises, comme vu cidessus, à un muqāriḍ, personnage qui maintenant n’est plus envisagé. Et si assurément certains commerçants correspondent plus spécialement à l’un des trois types qu’à un autre, on ne voit pas qu’il y ait jamais entre eux de césure nette, qu’un stockeur n’ait pu faire faire d’affaires lointaines à un intermédiaire ou, s’il a de bons agents, entreprendre lui-même des voyages éloignés. Tout au plus, selon la marchandise, un type prévaut-il sur l’autre, le marchand de grains constituant des stocks sans grand voyage, le marchand d’épices allant au bout du monde chercher des ballots relativement légers. Socialement, d’après l’ensemble de la littérature, la seule distinction tranchée est celle, signalée cidessus, entre le tādjir et le détaillant, plus ou moins identique, en certains cas, à l’artisan. En raison de la rareté de la documentation, on a eu tendance parfois à adopter tel quel le chapitre ici discuté de Dimashqī : je crois qu’il y faut plus de prudence.

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Plus authentique par contre, même si ce sont attitudes largement répandues aussi bien en d’autres sociétés, me paraît être l’hostilité de Dimashqī aux pratiques qui faussent le libre jeu du marché, et qui est conforme à une tendance originelle et très générale de l’Islam. En premier lieu il exprime sa réprobation pour les achats et ventes prioritaires de l’État à des prix fixés par lui ; et pour la même raison il en veut aux fermiers et autres notables qui, en achetant d’avance les récoltes sur pied, empêchent les particuliers de vendre et

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acheter au gré de leurs besoins5. Ce n’est d’ailleurs pas tant des véritables monopoles d’État, comme en connaissait l’Égypte, plus que d’autres pays musulmans, par exemple en matière d’importations de fer et de bois6, que se plaint notre auteur, mais des interventions dans le domaine des produits libres ; s’il connaît aussi bien, hors d’Égypte, un commerce du fer, il est symptomatique qu’il ne considère le bois que sous la forme d’essences précieuses utilisées comme « épices » et sous celle de combustible, non pour le bois de constructions navales ou autres ; et il ignore la poix, l’alun, l’un produit de grande importation, l’autre de grande exportation, mais monopoles de l’État égyptien (p. 20 et 30). 13

Authentique aussi, bien qu’également commun à bien d’autres sociétés, est l’intérêt qu’apporte Dimashqī à montrer l’utilité d’investir une partie de son capital en immeubles urbains ou ruraux (mais ceux-ci devant être faciles à gérer de la ville) ; les précisions qu’il apporte sur le choix et l’administration de ces biens portent le cachet du vécu. Il en est de même des acquisitions de bétail loué par le capitaliste aux bergers spécialisés (p. 33-38).

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Très instructif par contre est l’examen du paragraphe où Dimashqī présente sa classification des métiers non commerciaux, avec son mépris pour les métiers qui salissent le corps. Il n’y a aucune raison de douter de la réalité de ses sentiments à cet égard, car on les retrouve largement répétés dans la littérature et jusque dans le fiqh. Il n’en est pas moins vrai que l’exposé est hérité tel quel de l’Antiquité (p. 43 ; cf. Aristote, Politique I, 3). L’auteur l’a fait sien sans aucune peine, mais nous ne pouvons pas exactement l’en créditer ni être sûrs de la vérité, pour la société où il vit, de chaque précision qu’il énonce.

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Je laisse de côté l’examen de ce qui est simplement mentalité mercantile générale, et que Ritter d’ailleurs a mis en relief, peut-être avec une tendance à l’opposer trop nettement à l’attitude des théoriciens plus religieux7. Je souligne seulement que Dimashqī s’intéresse exclusivement dans le commerce au gain spéculatif, et non à la rémunération d’un service, à la conquête d’un marché, à l’expansion d’une production, etc. : caractère qui marque assez largement le commerçant musulman médiéval en général, mais qui tout de même l’oppose à quelques autres écrits où est plus exaltée la valeur du travail productif artisanal ou agricole (Ikhwān al-ṣafā’, Ibn Waḥshīya etc.).

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Ces brèves indications n’ont, faut-il le répéter, aucune prétention à constituer une étude approfondie ni complète de Dimashqī ; on veut seulement montrer sous quel angle et sous quelles réserves Dimashqī est un témoin du marchand de son temps, et suggérer qu’il s’agit donc pour nous à cet égard moins de la démarquer que de l’étudier avec critique.

17

En ce qui concerne les sources de Dimashqī et la littérature qui l’environne, Ritter a clairement établi (p. 12-14) l’assez large dépendance, directe ou non, où il est d’une tradition antique en partie transmise par le néopythagoricien Bryson, qui avait été de bonne heure traduit en arabe — ce qui n’exclut pas une connaissance plus directe, par exemple, de textes aristotéliciens essentiels8. Depuis Ritter, une étude spéciale a été consacrée à la tradition de Bryson par Plessner (M. Plessner, Der Oikonomikos des Neupythagoreers “Bryson”, Heidelberg 1928), et un petit traité, mis sous le nom de Bryson même, mais qui, d’après Plessner, n’en est qu’un résumé, publié par Cheikho (dans alMashriq XIX/1921, p. 161-181). Afin de montrer que Bryson avait été largement utilisé par la littérature spécialisée musulmane, Ritter avait cité certains passages du Sulūk al-mālik fi tadbīr al-mamālik d’Ibn Abī l-Rabī’, qui était alors considéré comme le plus ancien ouvrage philosophique arabe conservé. Pourtant, dans une note ajoutée pendant l’impression (p. 10, n. 1), il avait indiqué que cette datation avait été mise en doute par G. Zaydān et

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Goldzīher, et, bien qu’elle ait été encore défendue depuis lors (voir : Islamic Culture 15/1941-42), elle paraît inacceptable9. La comparaison des textes conserve bien entendu, son intérêt général, mais on ne peut plus tirer argument du Sulūk pour dater les premières apparitions en Islam de la pensée économique dans la tradition antique. De ce point de vue, il pourra n’être pas totalement dépourvu d’intérêt d’attirer l’attention sur un autre texte qui paraît être resté inaperçu, et qui est antérieur aux attestations les plus anciennes jusqu’à présent relevées de considérations de ce genre. L’ouvrage de Qudāma connu sous le nom de Kitāb al-Kharādj, et qui est en réalité un traité général de gouvernement, se termine par un chapitre du genre Fūrstenspiegel (avec les lettres d’Aris-tote à Alexandre10, etc.), qui est lui-même introduit par quelques paragraphes sur les origines de la société humaine et de son organisation. 18

L’auteur montre comment la composition du corps humain lui fait une nécessité de se nourrir de plantes ou de chair animale, ainsi que de se vêtir, et comment la nature l’a doté, entre autres caractères, d’un appétit sexuel grāce auquel il assure la perpétuation de l’espèce. La nécessité, pour subvenir à ses besoins, de métiers divers qu’aucun individu ne peut pratiquer tous à la fois a amené les hommes, désireux de n’avoir pas à se chercher les uns les autres en des lieux disséminés, à se grouper en villes. Idées qui se trouvent dans bien des exposés ultérieurs et, partiellement, aux pages 4-5 de l’Ishāra/48 de la traduction Ritter.

19

Vient ensuite un paragraphe sur l’introduction de la monnaie d’or et d’argent : les gens avaient besoin de recourir aux services et productions les uns des autres, mais le charpentier qui avait besoin de chaussures devait trouver un cordonnier qui eūt besoin d’une porte, l’homme qui avait du blé et besoin d’huile quelqu’un qui eût de l’huile et besoin de blé ; il était difficile de savoir quelle quantité de chaque chose il fallait donner pour équivaloir à une autre, par exemple quelle quantité de denrées de tous genres équivalait à un tissage, quelle quantité d’huile correspondait à une certaine quantité de blé, etc. Alors on imagina de trouver une chose qui correspondît à toutes les choses pour une valeur déterminée, et que l’ont pūt conserver sans usure ; on choisit l’or, et on lui imprima des signes qui le garantissent contre la fraude ; on choisit aussi l’argent, auquel on donna une valeur en rapport avec sa moindre conservation, et enfin le cuivre. — Tout cela, qu’on peut rapprocher de Bryson/Mashriq 164-165, et mieux encore d’Aristote, Politique I, 2, ressemble de très près (et le texte arabe serait plus net encore) à l’Ishāra 5-6, à tel point qu’on peut se demander si Dimashqī n’a pas entre autres devanciers connu Qudāma, dont nous nous trouvons pouvoir affirmer qu’il était accessible en Égypte11. Le parallélisme existe en tout cas aussi avec Ibn Abī l-Rabī’, qui est plus bref, et, à travers la différence de langue avec les Akhlāq-i Nāṣīrī du Persan Nāṣir al-Dīn Ṭūsī, dont Plessner a montré qu’il avait fait les emprunts les plus larges à l’original de Bryson ; si bien que, de toute façon, nous avons avec Qudāma un cas de plus, et le plus ancien connu, d’une utilisation de cette tradition, qu’elle lui vienne de Bryson, d’Aristote directement, ou de quelque autre intermédiaire. Dans la dernière section de son étude sur l’Ishāra, Ritter a mis en évidence (p. 26 sq.) la différence d’attitude morale, en face du commerce, de Dimashqī et d’un homme comme Ghazzālī, après avoir cependant souligné aussi, sur la base de ḥadīth cueillis dans le Kanz al-ummāl de Suyūtī, que l’Islam est dans l’ensemble favorable au commerce. Dimashqī cependant lui-même cite quelques-uns de ces ḥadīth (p. 9, 35, 47, 68 ; citation coranique p. 12), convenablement choisis certes, mais qui montrent, non seulement sans doute une habitude mécanique de citations tirée de son éducation, mais aussi peut-être le souci, même chez un marchand, d’être en accord avec Dieu (voir

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les parallèles chez les grands marchands italiens de la fin du Moyen Âge) 12. Goitein a bien montré, sur l’exemple de l’Iktisāb fil-rizq al-mustaṭāb attribué à Shaybānī, comment l’essor économique de l’āge ‘abbāside classique s’est accompagné d’un effort pour fonder en Islam la légitimité du gain13. L’Iktisāb n’est qu’une collection de ḥadīth vrais ou faux, émanant du milieu ḥanafite, donc du milieu le plus enclin à naturaliser musulmans les usages de fait de la société qui les pratiquait. Mais il peut être intéressant alors de signaler aussi à l’attention une petite risāla plus brève, mais elle aussi ancienne et exprimant, elle, le point de vue hanbalite14. L’auteur de ce court traité, intitulé al-Ḥathth ‘alā l-tidjāra wal-ṣinā’a wal-amal wal-inkār ‘alā man yad’ī l-tawakkul fī tark al-’amal (éd. Damas 1348 h.) est un des fondateurs bien connus du ḥanbalisme, Abū Bakr Aḥmad b. Muḥ. b. Hārūn al-Khallāl, mort à Bagdad en 311 h.15. A vrai dire, le but de son opuscule est surtout la condamnation du soufisme, bien connue de la part des ḥanbalites. Mais la motivation est ici intéressante, parce que ce dont il s’agit n’est pas la déformation de la religion par l’attitude soufie, mais l’illégitimité d’un mode de vie qui fait dépendre la subsistance de l’intéressé, sous couleur de confiance en Dieu, de la charité privée ou publique, et par contre la légitimité, l’obligation de gagner sa vie, sans même qu’un surplus, s’il en est fait bon usage, soit condamnable16, ni qu’il y ait à renoncer à un métier pour la raison, par exemple, que son exercice compromettrait l’assistance régulière à la prière commune17. L’opuscule contient bien entendu du hadītk, mais surtout des déclarations d’Ibn Hanbal et de quelques autres, parmi lesquels une bonne place est faite à Sufyān al-Thawrī ; le ton en est sans réplique18. Ce qu’on loue, naturellement, n’est pas le gain en soi, mais le travail 19, et il s’agit des mille et un petits métiers du sūq. Mais il est intéressant de souligner, dans l’optique du présent article, que même le commerce caravanier est envisagé favorablement. Et comment, après tout, en serait-il autrement puisque (sans parler de Sufyān, nous dit-on) le Prophète lui-même l’avait pratiqué ? 20

Un jour où j’hésitais à publier quelques notes que je ne pouvais approfondir, Ritter m’y avait encouragé, disant (en invoquant, ajoutait-il, son propre exemple), qu’il ne fallait jamais tarder à mettre à la disposition des spécialistes les matériaux susceptibles de leur servir. Sans doute aux présentes notes, sommaires et décousues, faut-il une excuse ; que ce soit ce souvenir...

21

P.-S. Sur ces questions, voir encore maintenant A.K.S. Lambton, The merchant in medieval Islam, dans A Locust’s Leg, Studies in honour S.H. Taqizadeh, 1962.

NOTES 1. Ṣafadī cite un Dja’far b. ‘Alī, Abu 1-Faḍl, mais Hamadhānī Iskandarānī et non Dimashqī (bien que mort à Damas), traditionniste et faqīh alors que le nôtre (voir infra) est marchand, et surtout mort en 636 alors que (voir infra) il doit avoir écrit avant 570 ; j’en dois la connaissance à Fr. Gabrieli ; voir aussi ABŪ SHĀMA, Dhayl, ans 635 (fin) et 636. 2. Voir en particulier

NĀSIR-I KHUSRAU ,

Sefernāmeh, éd. trad. Schefer, p. 12 et 41 ; c’est le moment

où Tripoli va se constituer en principauté autonome sous ses cadis Banū ‘Ammār.

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3. Ishāra p. 13. —

PLESSNER,

Der Oikonomikos des Neupythagoreers “Bryson”, 1928, p. 138, a supposé

que Dimashqī avait connu Avicenne, ce qui ne me parait nullement nécessaire, et n’est en tout cas pas prouvé (voir infra). — Abū l-Faḍl Dimashqī parle occasionnellement de mulūk wa-salāṭīn, ce qui, à s’en tenir aux titres officiels, exclurait la période antérieure au milieu du

Ve

siècle, mais

qui, dans l’usage populaire, est bien antérieur ; cela nous situe seulement en un temps où le monde musulman est divisé, ce qu’il est depuis le IIIe siècle h. 4. Je me permets de renvoyer à cet égard, comme à un exemple particulièrement typique, au Traité d’Armurerie que j’ai publié dans le Bull. d’Études Orientales, Damas, 12/1947-48. 5. P. 41. Il est aussi hostile aux simsār, p. 44 et 47. 6. Voir là-dessus surtout C.

BECKER,

Islamstudien I, 188 sq. (Art. Égypte, Encyclopédie de l’Islam, 1 re

éd.) ; cf. l’Introduction à mon édition des Luma’ al-qawānīn d’al-Nābulusī, dans Bull. d’Ét. Or. 16/1958-60, p. 127-128. 7. Depuis les pages consacrées par Ritter à cette mentalité et en particulier à la comparaison de Dimashqī avec Ghazzālī, la question a été abordée spécialement par Heffening dans l’article Tidjāra de l’Encyclopédie de l’Islam, par E. BUSSI, Del concetto di commercio e di commerciante nel pensiero guiridico musulmano, dans Studi in memoria di Aldo Albertoni, Padova 1938, et dans l’article de Goitein cité infra p. 103, n. 2. 8. Il est douteux que les Arabes aient eu une traduction de la Politique, au chapitre 1-2 de laquelle les exposés qu’ils font de l’origine de la monnaie (voir infra) ressemblent pourtant tellement, mais peut-être par l’intermédiaire de Bryson. Mais ils ont eu des Oeconomica attribués à Aristote (Gasiri I, 300, ms. DCCCLXXXIII). 9. Brockelmann GAL Suppl. I, 372 ; j’ajoute que les développements sur les institutions politicosociales données aux pages 125 sq. du Sulūk (en particulier p. 126 (Calife et Sultan), 127 (les rois), etc.) sont inconcevables à l’époque du Calife al-Mu’-tasim à laquelle prétendument remontait l’ouvrage. L’exacte datation et la localisation géographique de l’auteur restent à préciser. 10. Tirées du Peri Basileias arabe, voir l’éd. J. Lippert. 11. Cf. BEO 16/1958-60, éd. des Luma’ de Nābulusī, p. 5 du texte arabe, avec la n. 4. 12. Cf. l’article de Bussi cité p. 100, n. 3, p. 26 sq. 13. The rise of the Near-Eastem Bourgeoisie in Early Islamic Times, dans Cahiers d’Histoire Mondiale/ Journal of World History 3/1957, p. 583 sq. 14. J’en dois la connaissance à mon jeune collègue M. Arkoun. 15. Dans Brockelmann, GAL Suppl. I, 311 l’auteur est signalé sans cette œuvre, et dans Suppl. II, 1007 l’œuvre l’est (d’après un ms. berlinois inconnu de l’éditeur damasquin), mais sans que l’auteur, incomplètement nommé, soit identifié. Sur le rôle d’al-Khallāl, voir l’article de H. LAOUST , Aḥmad b. Ḥanbal, dans l’Encycl. de l’Islam, 2e éd. — Le Ḥathth nous est parvenu par des transmetteurs atteignant Ibn Qudāma (début VIIe/XIIIe s.). 16. « L’argent est sain à l’homme sain », etc. 17. Jusqu’à la gestion d’un domaine dans un district où l’on serait seul musulman. 18. « Je suis un “confiant (en Dieu)”. — Entres-tu au désert seul ou avec des gens ? — Avec des gens. — Alors tu mens : vas-y seul, ou tu n’es un confiant qu’en ta bande de gens. » 19. « Deux nourritures sont bonnes : celle qu’on a portée sur son dos, et celle qu’on a produite de sa main. » Etc.

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NOTES DE FIN *. Publié dans Oriens, XV, 1962, 160-171.

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Points de vue sur la « Révolution ‘abbāside »*

1

En 632, Mahomet, le fondateur d’une religion et l’organisateur d’une communauté également nouvelles et indissociables l’une de l’autre, meurt ; ses successeurs conquièrent un des plus vastes et durables Empires que l’histoire ait connus ; la dynastie des Omayyades, qui arrive au pouvoir vers 660, l’organise et, dans le premier tiers du VIIIe siècle, elle se présente comme une puissance qu’aucune des oppositions qu’elle rencontre ne saurait profondément ébranler. Or, en 749-750, elle est balayée par une dynastie nouvelle, celle des ‘Abbāsides, dont la montée, en marge de ces oppositions, semble soudaine, imprévisible, et qui poursuit les vaincus, morts et vivants, d’une haine totale, cependant que nul ne paraît se lever pour les défendre ; le régime inauguré s’oppose à tant d’égards au précédent que l’événement marque incontestablement le début d’une période nouvelle. L’ampleur de ce résultat, le caractère inattendu et dramatique de l’action, ont, depuis ce moment même, impressionné les esprits, et le récit classique de la « Révolution ‘abbāside », tel, en somme, que l’ont élaboré les historiens musulmans des IX e et Xe siècles, est encore reproduit schématiquement dans les manuels mis en tous pays à la disposition des étudiants et des lecteurs cultivés. Néanmoins, la critique moderne a commencé1 à prendre conscience de ce que ce récit, constitué dans des circonstances déterminées, se heurte à des difficultés de compréhension, et diverses modifications, diverses interprétations ont été proposées, sans qu’on ait encore abouti à aucune synthèse nouvelle, ni même à aucune unité de vues2. Les nécessités d’un enseignement m’ont imposé une révision qui, bien que, dans ces conditions, le temps ne m’ait pas été donné d’une relecture minutieuse de toute la documentation, m’a paru pouvoir être cependant proposée à l’appréciation des spécialistes. Et c’est elle, sans plus, que l’on trouvera ci-après.

2

L’enquête ici conduite ne porte pas sur tous les aspects du problème. Il est bien évident qu’il y a dans les derniers temps du régime omayyade une crise profonde, institutionnelle, sociale, intellectuelle, sans laquelle il n’aurait pas été renversé, et qui constitue, du drame final, le conditionnement fondamental. J’en ai moi-même résumé ailleurs les éléments, tels que plusieurs chercheurs les ont progressivement dégagés, et je le rappelle ici pour exclure toute équivoque sur ma pensée. Il n’en reste pas moins que la lutte contre les Omayyades n’a pas été conduite par les hommes de ce temps au nom d’un programme

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concret de revendications politiques ou sociales, mais simplement, à partir d’une espèce de dénonciation, implicitement tenue pour acquise, d’un comportement impie de la dynastie régnante, au nom de droits revendiqués pour la Famille du Prophète, considérée par ses partisans comme seule qualifiée pour comprendre et appliquer la Loi ; et c’est un fait qu’au sein de cette Famille, une branche l’a emporté, qui n’est pas celle à laquelle la littérature courante donne l’impression que le succès eût dû aller. Pour limité que soit le problème de situer exactement les combattants et le développement progressif de leurs chances respectives, il n’en est donc pas moins inévitable — et les conclusions auxquelles nous aboutirons pourront tout de même avoir des répercussions sur notre appréciation plus générale des facteurs de la Révolution. 3

L’image traditionnellement présentée de la Révolution ‘abbāside se ramène, un peu grossie, à ceci. Aux Omayyades s’oppose un mouvement shī’ite, favorable à la descendance de Mahomet par son gendre, ‘Alī, et spécialement fort chez les Iraniens, mécontents de la domination arabe. Les ‘Abbāsides, branche latérale de la Famille, par un savant double jeu utilisent la force de ce mouvement pour en confisquer le bénéfice, et, parvenus au pouvoir avec leurs auxiliaires iraniens, se retournent contre leurs alliés shī’ites d’hier et font régner les conceptions « sunnites » qui en somme continuent le régime omayyade.

4

Sans parler des contradictions qu’un examen serré fait apparaître dans la documentation, cette version se heurte évidemment à deux difficultés préjudicielles : d’abord, comment se fait-il que les Shī’ites se soient laissé jouer, et, une fois joués, n’aient pas sérieusement réagi ? Ensuite, comment les ‘Abbāsides ont-ils pu opérer une telle volte-face doctrinale ? Bien entendu, nous ne pouvons a priori déclarer impossibles ces deux scénarios, les Shī’ites ont pu se laisser jouer, et les ‘Abbāsides donner un exemple, entre d’autres que l’Histoire connaît, de retournement. Mais nous devons regarder de près si vraiment la documentation rend inévitable cette solution, et l’on commence à se rendre compte que ni les Shī’ites ni les ‘Abbāsides n’ont peut-être toujours été ce que la littérature postérieure les fait, à un coup d’œil superficiel, apparaître.

5

Une difficulté majeure de l’histoire musulmane des deux premiers siècles réside en effet dans le fait que nous n’en avons pas de sources contemporaines. En ce qui concerne notre objet présent, celles que nous avons se divisent en deux groupes principaux, dont le raccord est assez difficile à faire. Il y a d’une part des chroniqueurs, qui nous rapportent l’histoire événementielle des soulèvements, d’autre part des « hérésiographes », qui cataloguent des sectes ou mouvements en lesquels se répartit l’Islam, en donnant quelques informations sur leurs doctrines respectives. Ces hérésiographes, dont les œuvres importantes s’échelonnent du début du Xe siècle (al-Ash’arī, le shī’ite Nawbakhtī) au milieu du XIIe3, ont fait un travail tout à fait remarquable quant à l’étendue des informations et à l’objectivité de la présentation ; néanmoins ils ont des défauts préjudiciels : écrivant en des temps où la nature des groupements et sectes a profondément changé, ils ont tendance à se figurer les groupements anciens comme classés par rapport à un schéma valable de leur temps, et comme ayant toujours professé les doctrines qui ne sont en fait attestées qu’à partir d’un certain moment ; en outre, leur but n’étant pas de faire à proprement parler de l’histoire, ils juxtaposent des groupements qui, en réalité, se succèdent et dont par conséquent, les adeptes peuvent être les mêmes gens passés de l’un à un autre, et bien entendu omettent toute donnée sur leur importance et leur activité, plaçant ainsi sur le même plan de petites sociétés

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insignifiantes, voire peut-être imaginaires4, et des mouvements de large portée et d’action efficace. 6

Les matériaux utilisés par les chroniqueurs sont aussi en gros ceux dont ont fait leur profit des recueils biographiques, dont le plus intéressant est constitué par les Ṫabaqāt d’Ibn Sa’d5, en raison de leur date antérieure à tout le reste de la littérature disponible ; dans la même catégorie peuvent encore être rangés divers recueils de nature composite 6. Dans l’ensemble, ces ouvrages sont connus depuis un certain temps7 ; cependant tout récemment a été publiée une chronique anonyme8 qui a fait des données d’une ancienne source ‘abbāside un usage par endroit plus complet et plus précis que nos sources classiques et, tout en leur étant apparentée, leur apporte des compléments précieux grāce auxquels peuvent être assurés ou doivent être modifiés les résultats jusqu’ici un peu plus vaguement proposés.

7

Non seulement ces deux catégories de sources nous présentent des faces différentes des événements, mais, selon que les auteurs sont favorables au shī’isme ou aux ‘Abbāsides, et leurs sources antérieures à tel ou tel des mouvements plus anciens, ils en colorent différemment l’exposé. Cela ne consiste pas uniquement en ce que leur sympathie va vers l’un ou vers l’autre, mais bien souvent les mêmes hommes, dont l’attitude effective avait pu prêter à controverse, sont revendiqués comme leurs par les tenants de diverses causes, des chefs ‘alides, par exemple, présentés par Ibn Sa’d comme antishī’ites. Quant aux partisans des ‘Abbāsides, ils tendent à donner une importance autonome ancienne à un mouvement dont d’autres sources nous donnent une impression moins grandiose.

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Le mouvement ‘abbāside est né dans une ambiance dont il importe de rappeler sommairement deux éléments. D’abord, comme il est bien connu, l’Islam, mêlant intimement le politique et le religieux, des tendances religieuses peuvent revêtir une forme politique, et réciproquement des mouvements sociaux, voire des coteries personnelles prendre une portée religieuse. D’autre part, ce à quoi l’on fait moins communément attention, l’Islam, à partir du moment où il sort d’Arabie, est en contact avec des populations, dont des membres peu à peu l’adoptent, parmi lesquelles non seulement avaient régné les grandes religions classiques, mais aussi diverses doctrines, liées par exemple au manichéisme, à son dérivé le mazdaqisme, et à la gnose ; et à ces doctrines la désorganisation des clergés et des États qui les avaient soutenus, l’indifférence égale avec laquelle les traitent les nouveaux maîtres, apportent les chances d’une prolifération anarchique inconnues d’elles auparavant. Or, pendant le premier siècle, l’Islam n’est pas encore une religion aux dogmes bien définis et il n’y a pas de corps de savants officiellement habilités à en préciser les limites, de telle façon qu’il n’est pas, comme il le sera plus tard, préservé contre la pénétration éventuelle de doctrines que la postérité jugera incompatibles avec lui ; presque rien n’y est taxé d’« hérésie » au sens que nous sommes habitués à donner à ce mot ; des doctrines particulièrement aberrantes peuvent scandaliser tel ou tel : dans l’ensemble, les mouvements qui se combattent le font en raison du danger que politiquement ils présentent les uns pour les autres. Au surplus, si l’on considère la Communauté musulmane dans son ensemble, l’impression dominante est que les problèmes qui, moralement, y préoccupent le plus les esprits ne sont pas encore, comme ils le deviendront, de l’ordre du dogme stricto sensu, mais concernent avant tout l’organisation du Pouvoir, d’un Pouvoir musulman9.

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Tout le monde est d’accord que la Révolution ‘abbāside est, en un sens, l’aboutissement d’un mouvement dont les origines remontent aux origines de l’État musulman. Le Prophète de l’Islam est mort sans avoir indiqué quelle était, pour l’organisation de la

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Communauté après lui, la volonté d’Allah. Il y eut un moment de désarroi, il y eut des hommes qui ne purent pas croire que Mahomet était mort, qu’il n’y avait plus de guide inspiré pour les conduire. Le sang-froid, le savoir-faire, le prestige personnel de deux de ses anciens et proches Compagnons, Abu Bakr et ‘Umar, réalisèrent sur eux l’accord des Musulmans, sous la réserve cependant qu’il s’agissait bien entendu, dans la nature de leur pouvoir, de la simple application de la Loi révélée, et non pas de la continuation d’une autorité prophétique. Les conquêtes qu’ils surent organiser témoignèrent du soutien d’Allah, et quelques années purent passer sans qu’il se posāt trop de problèmes aux consciences. Cependant ces conquêtes mêmes, en bouleversant complètement les conditions du gouvernment et les caractères des questions qui se posaient à lui, rendaient impossible le simple respect des précédents établis par le Prophète, et ne pouvaient pas ne pas poser des problèmes nouveaux susceptibles de solutions diverses, ne pas donc provoquer des discussions, des conflits, le sentiment, chez ceux qui restaient avant tout fidèles aux souvenirs de la Communauté originelle, de déviations, d’altérations de plus en plus intolérables à Allah. Il eût fallu, pour conserver la paix et l’unité des Croyants, un surhomme. Au lieu de cela, ‘Umar mort, on ne trouva, pour réaliser l’accord, que ‘Uthmān, un vieux Compagnon, mais de peu d’envergure ; il appartenait à cette aristocratie qurayshite qui, lui mis à part, ne s’était ralliée à l’Islam que lorsque la chose était devenue pour elle une question vitale, mais qui gardait sur les Arabes, encore pleins de traditions tribales, une influence indiscutable : ce fait pouvait aider ‘Uthmān à gouverner, mais les faveurs, apparemment inévitables, qu’il prodigua à ses parents mécontentèrent les Compagnons et les piétistes, et ‘Uthmān finit assassiné par des extrémistes qui portèrent au pouvoir un homme jusqu’alors assez effacé, ‘Alī 10. 10

‘Alī était le cousin, le fils adoptif, le gendre et le père des seuls descendants de Mahomet. On ne pouvait dire cependant que le Prophète, en lui confiant aucune charge importante, l’eūt désigné à une spéciale attention des croyants. Les Arabes n’avaient pas de vraie tradition dynastique, et dans la mesure où des considérations familiales les guidaient, la parenté par les hommes, dans laquelle ‘Alī n’était pas seul, comptait beaucoup plus que la parenté par les femmes, en l’occurrence par la fille de Mahomet, Fāṭima ; si ‘Alī était l’objet d’un certain respect, c’était comme proche du Prophète, et par sa réputation de scrupuleux observateur de l’Islam : comme d’autres Compagnons. On peut cependant déduire de son comportement sous Abū Bakr, ‘Umar et ‘Uthmān, qu’à part lui — et peutêtre quelques amis ou clients personnels partageaient-ils ce sentiment — il pensait qu’il eût été le plus digne de succéder au Prophète, sans que cela le poussāt à des actions proprement revendicatives ni au refus de l’allégeance au chef choisi par l’accord de la Communauté ; peut-être tendait-il à considérer qu’il avait qualité de juge de l’acceptabilité de ce chef. Sans doute aurait-il été maintenant admis par l’ensemble des croyants, si son avènement n’avait pas été le résultat d’un meurtre. Dans une société encore dominée par l’idée de la vengeance du sang, les partisans et la famille de ‘Uthmān ne pouvaient reconnaître ‘Alī que sous condition pour lui d’une désolidarisation d’avec les assassins : il ne put ou ne voulut condamner un meurtre qu’il déclare justifié par le comportement du mort. Une guerre civile était donc inéluctable, qu’à elle seule la plupart des croyants considérèrent comme un péché contre la Communauté ainsi déchirée, rompue, péché dont celle-ci se devait de chātier le responsable ou les responsables, quels qu’ils fussent. Le gouverneur de la Syrie, Mu’āwiya, de la famille des Omayyades, et proche parent de ‘Uthmān, se posa en champion de la vengeance du Calife défunt. Meilleur politique que ‘Alī, il remporta la victoire, et fonda la dynastie omayyade 11.

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C’est au cours de ce conflit que se dessinent les attitudes entre lesquelles vont pendant des générations se partager les Musulmans. Le problème fondamental, qu’ils ressentent comme aussi religieux que politique, est celui de la légitimité du Pouvoir. Tandis qu’un parti, celui des Khāridjites, renvoyant dos à dos les deux rivaux comme également coupables de la rupture de la Communauté, déclara que le Califat devait revenir exclusivement à l’homme qui faisait preuve du meilleur islam, quelle que fût son origine sociale et même ethnique, deux autres, soutenant l’un ‘Alī, l’autre Mu’āwiya, déduisaient peu à peu de cette prise de position la conscience d’implications doctrinales plus ou moins divergentes. Les partisans des Omayyades ne les eussent certes pas soutenus s’ils les avaient jugés comme n’étant pas de vrais musulmans ; mais ils leur étaient attachés surtout par des liens sociaux, et ne les prétendaient pas religieusement infaillibles. Les partisans de ‘Alī, amenés à insister sur sa parenté avec le Prophète, retrouvaient l’idée, courante en tant de milieux du Proche-Orient, de l’élection spéciale par Dieu d’une certaine famille, de la perpétuation dans cette famille de quelque manière de vertu spécifique12. Certains ne pouvant admettre qu’Allah, même après avoir laissé le Coran, n’eût pas renouvelé aussi aux croyants le don d’un Guide (imâm), et retrouvaient l’idée, courante aussi, d’une continuité prophétique13. Aux Arabes s’ajoutaient les indigènes qui commençaient à se convertir, surtout leurs mawâlï, clients ou prisonniers affranchis, auxquels ce type de réflexion était plus familier peut-être, et qui le leur communiquaient plus ou moins. Les textes ne nous permettent de préciser ni le contenu exact, du vivant de ‘Alī, ni l’expansion d’idées que la postérité rapporta à un énigmatique ‘Abdallah b. Sabā 14. De façon ou d’autre elles magnifiaient ‘Alī ; sa piété s’en indigna, ce qui ne devait pas empêcher les Sabā’iyya, après sa mort, de développer encore leur système, selon lequel ‘Alī, ce personnage historiquement consciencieux mais médiocre, devenait un être surnaturel, soit qu’il participât de l’essence divine, soit que — autre notion trouvée dans l’ambiance proche-orientale — il ne fût pas réellement mort et fût le mahdī (= le messie) 15 qui reviendrait à la fin des temps, bientôt. Au stade où nous sommes de l’histoire musulmane, toute proche encore du souvenir du ‘Alī réel, rien n’indique qu’une tendance aussi extrémiste ait exercé en fait aucune influence. Simplement un grand nombre de musulmans considérèrent que ‘Alī avait été « le meilleur des hommes après le Prophète », et certains y ajoutèrent qu’il avait été désigné par lui comme son successeur, et que la chose avait été étouffée — ce que ‘Alī personnellement n’avait, selon toute vraisemblance, jamais dit. ‘Alī mort, son fils Ḥasan fit la paix avec Mu’āwiya, moyennant finances. Affaire de tempérament, mais qui ne contredisait pas le comportement de ‘Alī lui-même envers Abu Bakr, ‘Umar et, à ses débuts, ‘Uthmān. Ceux qui, cependant, avaient soutenu ‘Alī, restaient fidèles à sa mémoire, accessibles aux appels venus au nom de sa famille. Par famille, il faut, dans l’usage arabe, comprendre la parenté au sens large, et non une régulière succession de père en fils ; le plus vieux de la parenté ainsi conçue est le chef de famille et, pour le moment, Ḥasan mort (vers 769), ce fait porte l’attention non sur ses jeunes fils, mais sur son frère de père et mère, Ḥusayn16. C’est à Kūfa, à la lisière sud-occidentale du moyen ‘Irāq, l’une des deux villes de garnison fondées par les Arabes, que ‘Alī avait trouvé ses plus stables appuis et établi le plus longtemps sa résidence ; là qu’il avait trouvé la mort. La persistance, malgré l’Islam, des rivalités tribales, qui se combinent maintenant avec les rivalités régionales, conserve à Kūfa ce rôle de base ‘alide, en face de Baṣra, que se partagent d’autres tendances, et de la Syrie, pro-omayyade ; les ‘Alides cependant continuent à résider en général au Ḥidjāz, au contact des souvenirs sacrés, mais en

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rivalité, là, avec les chefs d’autres familles. Si cette situation les met à l’écart des dissensions syro-iraqiennes et met leur sécurité personnelle sous une certaine sauvegarde des Lieux-Saints, elle détend évidemment leurs rapports avec leurs partisans. Rien en fait ne prouve qu’ils aient gardé avec eux, du vivant de Mu’āwiya, d’autres liens que personnels et sentimentaux, qu’ils aient cherché à maintenir ou reconstituer une shi’a, une clientèle politiquement organisée17 ; le seul petit mouvement connu, immédiatement réprimé, n’ayant rien d’un tel caractère et n’étant peut-être pas même reconnu par eux18. A la mort de Mu’āwiya seulement les circonstances parurent favorables aux pro-’Alides kūfiotes pour demander à Ḥusayn de venir parmi eux organiser un soulèvement. Rien ne fut préparé réellement, et la petite troupe de Ḥusayn fut arrêtée avant son arrivée, à Kerbéla, Ḥusayn et son fils aîné tués, sans que les Kūfiotes se fussent sentis en état de bouger (680)19. Sentimentalement, la chose eut cependant un grand retentissement ; le meurtre de ‘Alī, œuvre d’un khāridjite, n’avait pu être porté à la charge des Omayyades, celui-ci le fut, et une tendance de l’Islam eut ainsi son martyr à venger. Le retentissement de Kerbéla est prouvé par le mouvement de pénitents kūfiotes qui, quelque temps après, se fit presque volontairement massacrer pour expier la faute de n’avoir su sauver Ḥusayn20, et par la longue série des mouvements qui seront déclenchés au nom de la vengeance du sang ; jusqu’à nos jours il alimente en Perse le théâtre populaire, du genre de nos « Mystères » médiévaux, des taziyehs. Mais il n’en est que plus remarquable, et il faut le souligner, qu’aucune élaboration doctrinale du genre de ce que les Sabā’iyya avaient fait pour ‘Alī et de ce que d’autres feront pour des ‘Alides ultérieurs ne fut alors esquissée sur la personne de Ḥusayn, qui est tout simplement le chef de la Famille, respecté comme tel et pleuré comme tel21. 13

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C’est cependant moins de six ans après la mort de Ḥusayn que va se produire l’événement qui, à la lueur de l’histoire ultérieure, apparaît comme d’une particulière portée, bien plus que la chétive tragédie de Kerbéla : la révolte de Mukhtār22. Personnage énigmatique, que la haine a en outre défiguré dans les images de la postérité. La première originalité de son travail est d’avoir décidé d’en finir avec la mollesse des Kūfiotes, aux conséquences si graves, et mis sur pied une organisation d’action vigoureuse ; la seconde est d’avoir, pour cela, avec la claire conscience des conséquences inéluctables, fait appel essentiellement non aux notables arabes, mais aux mawālā. Kūfa abritait une proportion considérable de tous ces clients non arabes. Beaucoup étaient misérables. Les utiliser impliquait de prendre des mesures sociales, en leur faveur, et d’abord de leur distribuer, pour leur service, des pensions, comme aux Arabes. Mukhtār avait-il effectivement des sentiments « démocratiques » ou, plus exactement, était-il de ceux qui voulaient traduire dans la réalité la conviction que l’Islam était une religion ouverte à tous les hommes et non seulement à un peuple maître ? Ou ne vit-il dans les mawālī que la meilleure masse de manœuvre pour le succès de sa cause ou de sa personne, une masse d’une fidélité plus sûre que les Arabes divisés en clans, d’une combativité plus garantie que celle des « repentants » et autres Arabes timorés de Kūfa ? Au regard de l’histoire, il importe assez peu, en présence du fait que son armée fut avant tout effectivement une armée de mawālī : résolument, lorsqu’il fallut choisir entre eux et ceux des notables arabes, même d’inclination pro-alide, que révoltait cet égalitarisme, cet emploi direct en tout cas de mawālī qu’ils pensaient devoir être à leur service personnel à eux et contribuer ainsi à leur puissance personnelle. Doctrinalement il est difficile de savoir ce que prônait exactement Mukhtār. On lui a attribué les idées de ceux qui, plus tard, se réclameront de sa tradition, sans aucune

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preuve23. On a relevé qu’il encourageait ou tolérait des manifestations cultuelles étrangères à l’usage islamique24. Disons que, parmi ses mawālī, si mal encadrés dans un Islam encore balbutiant et qui les ignorait, il y avait des habitudes que Mukhtār a utilisées, des besoins passionnels qu’il a satisfaits, qu’il était, plus qu’un dogmatique, un remueur d’hommes. Il reste que son cri de guerre, le seul fondamental, est simplement la vengeance du sang de la Famille, la revanche de Kerbéla. C’est ce qu’il fait faire à son armée de mawālī, que la réputation publique appelle sa shurta25, qu’il lance contre tous les complices du meurtre de Ḥusayn, et dont le chef, le mawlā Abū ‘Amra Kaysān 26, peut-être à certains égards son inspirateur, deviendra, probablement en mauvaise part dans la langue de ses victimes, l’éponyme des groupes qui, ultérieurement, se réclameront de Mukhtār27. C’est la vengeance de la Famille, certainement, qui fut le moteur du soulèvement, et tout le reste est second, secondaire, quand ce n’est pas imaginaire. 15

Néanmoins, Mukhtār ne pouvait se présenter en chef d’une révolte pro-’alide sans faire état d’un chef ‘alide. Ce fut Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya, fils de la Ḥanafite, ainsi appelé parce qu’à la différence de Ḥasan et de Ḥusayn, il était fils d’une femme connue sous ce nom, et non pas de Fāṭima28. On a voulu voir quelquefois dans le rattachement de Mukhtār à ce « patron » un choix délibéré de sa part, et un élargissement d’une conception antérieure, en ce sens qu’il aurait abandonné la lignée « fāṭimide », alors représentée par le fils de Ḥusayn, ‘Alī, au bénéfice d’une autre branche, seulement ‘alide. Mais, même si l’on croit volontiers que le jeune ‘Alī avait sa clientèle29, il est infiniment probable qu’au sein de la Famille le chef reconnu était maintenant Muḥammad, l’aîné des fils survivants de ‘Alī b. Abī Ṭālib, son porte-drapeau, disait-on, dans ses batailles ; le fait de n’être pas issu de Fāṭima n’avait pas, dans la société d’alors qui ignorait les successions féminines, la signification qu’il prendra beaucoup plus tard, lorsque, pour s’opposer à leurs rivaux, les « Fāṭimides » souligneront leur descendance prophétique30. Les questions principales ne sont donc pas de savoir pourquoi Mukhtār s’est rattaché à Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, ce qui était normal, mais comment il l’a présenté à ses hommes, et comment Muḥammad lui-même a pris ce serviteur d’une cause mise sous son nom. On dit communément que Mukhtār a présenté Muḥammad comme mahdī, psychologiquement comprenez : comme celui qui va remporter la victoire là où les prédécesseurs ont échoué ; il faudrait savoir cependant si la représentation de Muḥammad comme mahdī est bien antérieure à sa mort ou à celle de Mukhtār ou en quel sens était alors employé le terme si flottant de mahdī31. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas Muḥammad lui-même — et cela fera précédent — qui conduit l’entreprise mise sous son nom ; il est, lui, à l’abri au Hidjāz ; et le comportement de ses adversaires à son égard paraît bien impliquer qu’ils ne l’ont pas tenu pour responsable du soulèvement32. Quoi qu’en ait dit Mukhtār aux siens, il ne paraît pas que Muḥammad lui ait donné aucun ordre. L’a-t-il, après coup, couvert ? Il semble avoir été embarrassé, avoir dit à ceux qui le consultaient qu’il pouvait mal désavouer ceux qui combattaient pour les droits de la Famille, sans pour cela avoir dit avec précision qu’il était d’accord avec chacun de leurs actes33. Il a cependant été plus compromis, lorsque, les désordres de l’Empire ayant permis à un des chefs de l’aristocratie qurayshite de la Mecque, ‘Abdallāh b. al-Zubayr, de prendre le pouvoir au Hidjāz, celui-ci le mit en prison pour refus de reconnaissance, et qu’il dût solliciter Mukhtār d’envoyer une troupe le délivrer : ce qui fut fait, sans cependant qu’il se rendît à Kūfa34. Il n’est guère douteux que Muḥammad a été débordé ; il ne se croyait nullement mahdī ; lorsque le mouvement de Mukhtār aura été écrasé par le frère d’Ibn al-Zubayr, puis que l’Omayyade ‘Abdalmalik aura reconstitué à son profit l’unité de l’Empire, il ne sera pas inquiété, et finira même, après quelques tiraillements, par faire allégeance au Calife, puisqu’il avait réalisé

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pratiquement sur son nom l’unanimité des croyants35. Cependant il ne faut pas exagérer jusqu’à dire qu’il s’est complètement désintéressé du mouvement ; nous verrons qu’il a dû après la défaite rester en contact avec les survivants, et il serait difficile de le comprendre s’il les avait désavoués vraiment. 16

C’est ici que la postérité fera intervenir la notion de taqiya36. D’après ce principe, il est légitime pour l’imām et a fortiori pour ses fidèles de dissimuler leur position s’il risque d’y avoir dans sa manifestation un danger de destruction inutile. Il n’y a pas lieu de penser que cette doctrine soit primitive ; elle a été appliquée a posteriori à des hommes tenus pour avoir été des imāms, pour expliquer qu’ils n’aient pas proclamé leur qualité. L’impression réelle est que la conviction qu’ils avaient de leur dignité n’allait pas jusqu’à justifier à leurs yeux même une rupture de la communauté ni rendre a priori indignes tout autre détenteur du Pouvoir.

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C’est à partir de la mort de Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya (en 701) que l’étude se complique. Les chroniqueurs pratiquement ignorent tout mouvement jusqu’en 737, où ils signalent la répression exercée contre deux groupes kūfiotes, puis en 740-743, où se produit la révolte de Zayd b. ‘Alī b. Ḥusayn prolongée par celle de son fils Yahyā, enfin 744-749 où a lieu celle de ‘Abdallāh b. Mu’āwiya ; ils savent cependant que parallèlement s’est organisé dans l’ombre un autre mouvement qui éclate avec la révolution khurāsānienne de 747-749, terminée par la victoire générale des ‘Abbāsides sur les Omayyades. Cependant ces ‘Abbāsides auront à liquider plus tard encore un autre mouvement, celui de Muḥammad b. ‘Abdallāh, dont les antécédents remontent à la période antérieure à leur propre soulèvement. Les hérésiographes, quant à eux, nous énumèrent de nombreuses subdivisions du shī’isme, qui ne sont pas toujours faciles à situer dans ce schéma chronologique, et dont seulement quelques unes correspondent aux mouvements ouverts connus des chroniqueurs. Du moins peut-on essayer de les classer partiellement dans le temps. On constate en effet que, dans les auteurs anciens les mieux renseignés, beaucoup d’entre elles sont définies d’après la position prise au sujet de la succession d’un imām — qu’elles sont donc nées évidemment au lendemain de sa mort. Par contre le fait de rencontrer le nom d’un imām dans une série ne signifie pas forcément — non plus que cela n’exclut — qu’il ait été tenu réellement pour tel par d’aucuns de son vivant, mais seulement peut-être que sa présence a été ultérieurement jugée nécessaire pour justifier les prétentions de celui (ou de ceux) par qui la série se clôt. Les autres doctrines mises dans un certain nombre de cas au compte d’une « secte » ne doivent pas être considérées en général comme étant la raison de leur constitution, mais comme des développements ultérieurs dans un groupe dont l’origine est à rechercher uniquement dans l’identité de la personne qu’il admet pour imām. Nous rencontrerons certes un ou deux cas inverses, mais dont, dans le cadre de l’histoire générale, l’importance apparaît, pour notre période comme tout à fait secondaire.

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Cela étant, que se passe-t-il après Mukhtār et Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya ? Plus tard, les fidèles des descendants de Ḥusayn déclareront que l’imāmat s’est transmis héréditairement de celui-ci à son fils ‘Alī (qu’on appellera du surnom honorifique de Zayn al-’Ᾱbidīn, Parure des Croyants), et ainsi de suite de père en fils. Nous avons déjà dit qu’en réalité la Famille, ou en tout cas les Ḥusaynides, considérèrent comme leur shaykh Muḥammad b. al-Ḥanafiyya. Celui-ci disparu, ‘Alī devenait l’aîné des survivants, et sans doute un certain respect l’entoura-t-il pour cette raison ; il paraît avoir eu authentiquement une réputation de piété et droiture37. Mais absolument rien ne permet de supposer qu’il ait jamais voulu tirer de cette situation ni de sa clientèle aucune

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organisation politique, aucune shī’a ; même sur le simple plan doctrinal, il est remarquable que, à la différence de ce qui a lieu pour son grand-père ‘Alī et pour son petit-fils Dja’far, son nom à lui n’est pratiquement jamais invoqué dans la littérature postérieure38 ; aucune « secte » ne s’est constituée autour de lui, et nous entendons seulement parler d’un groupe qui s’est rallié à lui, après la mort du fils de Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya, Abu Hāshim, qu’il avait d’abord suivi39 ; il mourut bientôt après, et il n’y a aucune trace d’une quelconque activité historique de ce groupe, qui doit avoir été uniquement une clientèle familiale, prise comme une shī’a par les hérésiographes postérieurs. La position personnelle de ‘Alī pouvait avoir été quelque peu handicapée, bien que ce ne fût pas un déshonneur, par le fait que sa mère était une esclave ; du moins cela le mettait-il en quelque infériorité par rapport à ceux de ses parents nés de mère libre et épouse légitime. 19

Cependant, à mesure que le temps passait, la Famille devenait de plus en plus nombreuse, ses membres cessaient d’habiter tous au même endroit, ils se disputaient même la gestion, avec les bénéfices qu’elle comportait, des biens qu’ils prétendaient tenir (sans que le Calife en convînt toujours) de la volonté du Prophète. Il est donc normal que, quel que soit le shaykh de la Famille, certains de ses membres aient un comportement autonome et mal connu, ou mal vu de lui40. Tel fut le cas d’un des fils de Muḥammad b. alḤanafiyya, Abū Hāshim, qui, lui aussi fils d’esclave et un peu plus jeune que ‘Alī b. Ḥusayn, ne pouvait jouir sur la Famille d’une autorité générale, mais qui devait à l’affaire de Mukhtār, à laquelle son père avait été mêlé, d’avoir conservé une clientèle personnelle secrète dans le milieu des survivants restés fidèles, mutatis mutandis, à leur ancien espoir. A vrai dire, nous ne pouvons mesurer ni leur importance numérique ni, s’ils en eurent, leur activité ; nous ne pouvons préciser quelles étaient alors leurs idées. Tout ce que nous savons est qu’à sa mort Abū Hāshim est entouré d’anciens sectateurs de Mukhtār, y compris un fils même de ce dernier, Muḥammad, et le fils de ce Badjīr qui avait trouvé une mort héroïque à la suite de celle de son chef41 ; on ne peut donc douter que, comme l’avait pressenti déjà Wellhausen après Van Vloten sur la base d’informations moins précises que celles dont nous disposons aujourd’hui, il y ait une continuité de Mukhtār à Abū Hāshim (et à ses successeurs que nous retrouverons)42, qui implique la probabilité, on l’a dit, de contacts conservés entre les Mukhtāriens et Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya luimême. Il se peut qu’au-delà de Kūfa ces hommes aient noué quelques relations au Khurāsān, dont nous reparlerons plus loin43. Et, cousin charitable, Zayd, que nous reverrons, ne manquait pas de dénoncer aux Califes, lorsque cela pouvait le servir, la shīa d’Abū Hāshim, si bien que l’un d’eux, Sulaymān, se méfia quelque peu de lui, et que, Abū Hāshim étant mort au lendemain d’une visite à la Cour, on pensa qu’il avait été empoisonné44. Rien ne prouve cependant qu’il y ait eu ni un mouvement puissant — bien au contraire, on le verra — ni que nul ait songé, pour le moment, à la possibilité d’aucun nouveau soulèvement.

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Il s’en faut, au surplus, que tous les partisans de son père aient suivi Abū Hāshim. Des groupes apparemment plus importants, auxquels se rattachent deux poètes illustres, eurent l’impression que, disparu le dernier fils de ‘Alī, il n’y avait plus place pour de nouveaux imāms. Certains professèrent qu’il n’était pas mort, qu’il était caché dans la localité hidjāzienne où s’était achevée sa vie, et qu’il reviendrait, authentique mahdī cette fois45 ; mais, parce qu’une telle attitude exclut un rattachement absolu à aucun chef vivant en attendant qu’on ait découvert celui-là qui saura convaincre ses tenants qu’il est le mahdī attendu, la portée historique de ce groupe réside plutôt dans les élaborations

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doctrinales qui peuvent s’y faire que dans aucune organisation politique. Il y a contradiction entre de telles idées et les prétentions, quand ils en ont, des ‘Alides vivants, et elles sont apparemment étrangères à Abu Hāshim. Il est probable qu’elles ont pris naissance en milieu mawlā, bien que par la suite des Arabes, comme les poètes précités, aient pu les faire leurs, et qu’inversement tous les mawālī entraînés jadis par Mukhtār ne les aient pas professées. 21

Il faut insister sur ce point, parce que les développements que prendra plus tard le mouvement issu d’Abū Hāshim ou de sa skī’a confèrent un intérêt particulier à une juste appréciation de ses positions. Les hérésiographes le considèrent en général comme une des branches des Kaysā-niyya, et, parce qu’on part de la conviction que Mukhtār était un « extrémiste », on en conclut que les Kaysāniyya qui, on l’a vu, sont un autre nom des Mukhtāriyya, le sont forcément. A vrai dire, les hérésiographes sont très mal renseignés sur les Kaysāniyya, et ne savent même plus très bien qui était leur éponyme46, parce qu’à la différence d’autres « sectes », celle-ci, sous la forme et le nom qu’elle portait alors, ne devait pas laisser de leur temps de descendants. Que devons-nous appeler « extrémistes », ghāliyya ? Le contexte où ce mot est employé ne laisse pas de doute : sont extrémistes ceux qui « exagèrent » à propos d’un personnage, c’est-à-dire lui confèrent des attributs suprahumains. Il est vrai que certains, à la mort de Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, le firent pour lui, et que d’autres plus tard, en partie issus du milieu d’Abū Hāshim, devaient le répéter pour des prétendants ultérieurs. Rétroactivement ils l’imaginèrent peut-être alors d’Abū Hāshim même, mais il ne semble pas que c’ait été jamais le cas de sa shī’a proprement dite, qui se contentait de voir en lui l’héritier humain de son père, et n’« exagérait » peut-être même pas non plus pour Muḥammad b. al-Ḥanafiyya lui-même47. L’hérésiographe le mieux renseigné sur les situations anciennes, al-Ash’arī, qui distingue, parmi les shī’ites, les « extrémistes » et les rāfidites, tout en connaissant certains groupes kaysāniyya « extrémistes », classe en fait le mouvement en général parmi les rāfiḍites, c’est-à-dire, dans son optique, les modérés, ceux qui n’introduisent pas dans l’Islam de doctrine inédite.

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Ce qu’on peut simplement dire est que, d’une manière générale, à partir du moment où l’identité de l’imām légitime devient sujette à controverse et où apparaissent des chefs que la Famille ne reconnaît pas tout entière, il est pratiquement nécessaire pour eux et leurs adeptes de trouver une justification autre que la filiation pure et simple. Des « extrémistes », qui pensaient trouver dans l’imām quelque vertu supérieure à l’humanité, y ajoutaient — emprunt à de vieilles croyances orientales ou au manichéisme — la métempsycose, tout au moins dans son cas, l’âme quelque peu surnaturelle d’un imām passant au suivant ; mais de toute façon, que l’on adoptât ou non cette vue de l’esprit, cela ne donnait pas un moyen concret de le reconnaître. D’aucuns tiendront pour un Conseil (Shūrā) de la Famille, d’autres estimeront que l’imām est celui qui mérite l’imāmat par son combat et sa science (ce sera plus tard la doctrine zaydite) (voir infra). Et une idée qui se répand dans de larges milieux est que l’imām vivant est celui que l’imām précédent a désigné48. On voit qu’il n’y a là aucune idée nécessairement « extrémiste ». Nous ignorons si Abu Hāshim avait été l’objet de quelque désignation par son père, qui ne se considérait peut-être pas comme un véritable imām ; mais nous verrons que lui en tout cas se désigna, ou fut considéré comme s’étant désigné un successeur, encore qu’il reste à savoir ce qu’on mettait au juste dans cette succession49. Deux ou trois groupes cependant, qui n’admettront pas cette succession, développeront des idées de métempsycose au bénéfice d’autres candidats, qui concrètement paraissent avoir eu à une exception près peu

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d’importance50 ; de toute façon il faut souligner que la croyance à la métempsycose s’oppose à la forme d’« extrémisme » mahdiste dans la mesure où elle invite à suivre un chef vivant et non à attendre le retour ultérieur d’un disparu. 23

En somme on voit très bien se dessiner une permanente dualité. Des idées, qualifiables ou non d’« extrêmes », circulent dans certains des milieux qui entourent divers prétendants ; mais elles ne sont pas proprement celles de ces prétendants, qui parfois même les désavouent, elles ne sont pas celles qui rallient autour d’eux l’ensemble de leurs adeptes. La raison qui opère ces ralliements est leur appartenance à la Famille, avec les motifs qu’on a de croire qu’ils en sont les meilleurs représentants. Peu importe que les divers adeptes ne se représentent pas toujours exactement de la même façon les caractères qu’implique cette appartenance ; c’est elle, et elle seule d’abord, qui est le ciment entre eux, le moteur des divers mouvements.

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La mort d’Abū Hāshim et les circonstances qui la suivent marquent un nouveau tournant et posent de nouveaux problèmes. Une version assez largement représentée rapporte en effet qu’ayant ressenti les effets du poison (voir ci-dessus) à proximité du village de Humayma (sur les confins palestino-arabes), où habitait ‘Alī b. ‘Abdallāh b. al-’Abbās, c’est-à-dire le petit-fils de l’oncle du Prophète al-’Abbās, il se rendit chez lui et testa en faveur du fils de ce ‘Alī, Muḥammad : ainsi aurait pris naissance la da’wa (Mission) proprement ‘abbāside (vers 716)51. Mais des auteurs modernes ont pensé que cette histoire était une invention ‘abbāside destinée à justifier la substitution de la dynastie ‘abbāside victorieuse à la lignée ‘alide jusqu’alors seule envisagée, par elle-même et dans l’opinion, comme destinée à la direction de la Communauté52. Les hérésiographes nous montrent qu’effectivement certains groupes tinrent pour d’autres successeurs, un frère puis un neveu d’Abū Hāshim (après quoi, ceux-ci n’ayant pas eu de progéniture, on se rallia à l’idée du retour futur de Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya), ou même de complets étrangers à la famille ‘alide, Bayān (voir infra) ou un Abū Harb qui ne fut peut-être qu’un maillon ultérieurement trouvé pour rattacher à Abū Hāshim le prétendant ‘Abdallāh b. Mu’āwiya (voir infra) ; sans parler, on l’a dit, de quelques-uns qui s’avisèrent de l’existence de ‘Alī b. Ḥusayn53. Tout cela témoigne que, pour une certaine fraction de l’opinion, Abū Hāshim avait eu une suffisante importance pour qu’on tînt à se relier à lui ; mais il faut bien convenir qu’en dehors du groupe de Bayān, ces tendances n’ont laissé dans l’histoire aucune trace d’une activité effective. Certes on devine bien qu’après le triomphe des ‘Abbā-sides l’historiographie a mieux conservé le souvenir de leurs origines que celui des autres ; elle n’a tout de même pas un caractère si monolithique, il s’en faut, qu’aucune allusion ne se rencontrerait à ceux-ci s’il y avait vraiment eu de leur part des initiatives importantes.

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La question de la réalité du testament d’Abū Hāshim en faveur de Muḥammad b. ‘Alī n’a plus aujourd’hui l’importance qu’elle pouvait paraître avoir encore récemment54. Il n’est à peu près plus possible, en effet, maintenant de douter que des hommes de la shī’a d’Abū Hāshim aient porté leur allégeance à Muḥammad, et que celui-ci se soit comporté comme leur imām ; c’est même à l’occasion de la mort d’Abū Hāshim et de ce transfert que nous apprenons leurs noms, dont certains nous ont permis d’établir sans conteste le lien avec le mouvement de Mukhtār55. Est-ce qu’effectivement Abū Hāshim a fait un testament en faveur de Muḥammad, et, dans l’affirmative, en quoi précisément consistait-il ? Nous ne le saurons jamais, mais ce qui importe est que le bénéficiaire s’est comporté en héritier et qu’il y a effectivement un mouvement qui a fondé son action sur cette proposition, et qui a été conduit par des hommes qui étaient personnellement passés du service d’Abū

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Hāshim mort à celui de Muḥammad. Le scepticisme sur le testament même n’a donc plus grande portée, et il n’y a pas de raison de douter systématiquement des textes. Il y en a d’autant moins que plus tard les ‘Abbāsides, parvenus au pouvoir, établiront leur légitimité sur leur descendance directe d’al-’Abbās56, et que par conséquent il devenait à ce moment de leur intérêt de faire disparaître la connaissance de leur lien avec le mouvement limité d’Abū Hāshim, même s’il avait été de leur intérêt d’abord de l’accréditer ; ce qu’on peut en tout cas dire est que l’historiographie qui reproduit l’histoire du testament conserve non pas une version officielle ‘abbāside du temps du Califat, mais une conviction ancienne, du temps même où se situe notre présent exposé. 26

La famille ‘abbāside avait-elle donc des titres à entrer en lice parallèlement aux ‘Alides ? Ni l’ancêtre al-’Abbās, ni son fils ‘Abdallāh57 n’avaient jamais tenu auprès du Prophète la place de ‘Alī ni été l’objet du même respect public ; jamais ils n’avaient prétendu à autre chose qu’à avoir de bonnes places dans la société nouvelle. Al-’Abbās, grandi tendancieusement par l’historiographie ‘abbāside, apparaît essentiellement comme l’homme qui a travaillé en temps opportun au rapprochement entre Mahomet et l’aristocratie qurayshite ; c’est un musulman plus ancien qu’elle, mais ce n’est pas un musulman de la première heure. Il a reçu du Prophète l’emploi lucratif de l’approvisionnement, surtout en eau, des pèlerins à la Mecque, et les premiers Califes le lui confirmèrent ; mais il n’en avait pas exercé de plus importants politiquement lorsqu’il mourut en 653, âgé, dit-on, de quelque quatre-vingt-huit ans lunaires. Son fils ‘Abdallāh est considéré comme l’un des plus grands docteurs aux origines de l’Islam ; né en 619, élevé comme musulman, il passa sa vie à rassembler des traditions sur le Prophète et à expliquer la langue coranique par des rapprochements avec la littérature poétique arabe : telle est du moins sa réputation, qui doit bien reposer sur quelque chose. Il participa à plusieurs expéditions militaires et fut gouverneur pour ‘Alī de Basra ; mais, avant tout désireux de reconstituer l’unité de la Communauté, il encouragea ‘Alī à accepter l’arbitrage que beaucoup de musulmans avaient proposé à Mu’āwiya et à lui, puis, lorsqu’il comprit que ‘Alī ne serait plus jamais reconnu par tous, se sépara de lui ; nommé cependant par Ḥasan chef de ses troupes, il fit comme son maître, et négocia avec Mu’āwiya. Plus tard il paraît avoir été attaché à Muḥammad b. al-Ḥanafiyya ; ensemble ils refusèrent de prêter hommage à ‘Abdallāh b. Zubayr et furent emprisonnés par lui, délivrés par les hommes de Mukhtār ; peu après il mourait (686).

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Rien de tout cela qui ressemble à la carrière synchronique des ‘Alides. Et tant que vivait le souvenir personnel de ‘Alī, une autre branche de la Famille ne pouvait entrer en rivalité avec la sienne. Il n’en était cependant plus de même au bout de deux générations. Or, dans la tribu qurayshite, deux clans surtout s’opposaient, la descendance de ‘Abd Shams, à laquelle appartenaient les Omayyades, et celle de Hāshim, dont était issu Mahomet ; et, dans cette branche, la famille d’Abū Ṭālib, le père de ‘Alī, et celle d’al-’Abbās étaient généalogique-ment à égalité, puisque tous deux étaient oncles du Prophète. Assurément cette égalité n’aurait pu jouer si l’on avait attaché une grande importance à la descendance de Fāṭima ; mais l’exemple de Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya nous a déjà montré que seule comptait vraiment la parenté masculine, et celui de ‘Abdallāh b. Mu’āwiya, descendant d’Abū Tālib, mais par un frère de ‘Alī et non par lui-même, nous le montrera plus clairement encore. Dans ces conditions rien en principe ne s’opposait à ce que les ‘Abbāsides, eux aussi, entrassent en ligne de compte. Personne n’avait jamais contesté qu’ils fissent partie de la Famille, et si l’on parlait Famille, et non d’abord ‘Alī, ils devaient y être comptés. Qu’ils y jouassent ou non un rôle dépendait maintenant

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seulement de hasards personnels, et non d’une question de fond. Il n’y a pas à nier, il est vrai, que, par Famille, l’opinion publique sentait surtout ‘Alides ; mais plus les ‘Alides se divisaient, plus cette spécification pratiquement perdait de son efficacité, plus par conséquent il pouvait raisonnablement y avoir place pour d’autres, s’ils démontraient justement leur valeur d’efficacité. Après tout il n’y a pas lieu de supposer que les hommes qui admirent de remplacer Abū Hāshim par Muḥammad le ‘Abbāside ne savaient pas ce qu’ils faisaient58. 28

Abū Hāshim a-t-il eu des raisons plus spéciales de choisir Muḥammad b. ‘Alī ? Le fils de ‘Abdallāh b. al-’Abbās, ‘Alī, né en 661, passait pour « le plus pieux et le plus beau des Qurayshites » ; depuis l’affaire d’Ibn al-Zubayr, la famille ‘abbāside vivait volontiers dans son village des confins palestiniens de Humayma et non plus au Yémen, mais elle avait gardé ses liens avec celle de Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, et Muḥammad b.’Alī avait été pour la connaissance de la Loi le disciple d’Abū Hāshim59. Il se peut que ‘Alī lui-même ait été soupçonné à la cour omayyade d’ambitions personnelles, tout en la fréquentant, et qu’Abū Hāshim l’ait tenu pour un rival ; en ce cas, le « testament » aurait valeur de réconciliation ou de mise en commun des efforts. L’essentiel, en tout cas, dans la transmission des pouvoirs consista dans le fait que désormais Muḥammad connut les hommes d’Abū Hāshim.

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Cependant, pendant trente ans, si l’on omet peut-être une agitation momentanée de portée purement khurāsānienne60, rien extérieurement ne signale à notre attention une activité de la da’wa désormais ‘abbāside, et c’est rétrospectivement que les chroniqueurs se sont avisés de l’intérêt d’en retrouver les origines. Rien d’ailleurs pendant vingt ans ne signale non plus d’activité d’aucune autre tendance shī’ite. Le fils de ‘Alī b. Ḥusayn, Muḥammad (appelé plus tard Bāqir), eut sans doute quelque science, mais reste un personnage assez effacé, dont rien n’indique qu’il ait poursuivi une quelconque activité « politique »61. On ne peut évidemment assurer que les membres de la Famille, dans leur ensemble, n’espéraient pas un avenir qui les porterait à la place qui leur paraissait due ; mais les temps n’étaient pas venus, et il était déraisonnable de devancer le signe d’Allah. Ce que nous pouvons seulement dire est que nous sommes dans une période où l’islam s’approfondit. La pensée doctrinale et juridique commence à s’organiser, les difficultés et défauts du régime omayyade sont ressentis comme provenant d’une insuffisance d’islam, et l’idée, souterrainement, chemine que, pour construire une société musulmane, la Famille jouit d’une particulière élection. Il s’agit moins de ‘Alī en lui-même, sauf en quelques milieux restreints, car le souvenir de l’homme s’estompe, que, dans des couches beaucoup plus larges, débordant coteries, clientèles, doctrines, d’une aura qui entoure tout ce qui par le sang touche au Prophète et à lui ; de la Famille sera le mahdī, auquel la croyance se généralise. Puis, dès avant la mort de Hishām, sans que nous voyions clairement pourquoi, bien des indices témoignent non seulement de ces élaborations doctrinales, mais d’une reprise d’activités oppositionnelles, à partir des années 736-740 environ.

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Il n’est pas sûr que nous aurions entendu parler du mouvement de Mughīra et de Bayān si le gouverneur omayyade de Kūfa n’en avait pas pris ombrage avant toute révolte. Mughīra, qu’on présente tantôt comme un Arabe des ‘Idjl, tantôt comme un mawlā des Badjīla, s’était peut-être réclamé antérieurement de Muḥammad Bāqir — qui n’en fut pas moins horrifié de ses doctrines — ; mais il est remarquable qu’après la mort de ce dernier les sources le présentent comme adepte les unes du fils de Muḥammad, Dja’far, d’autres de ‘Abdallāh b. Mu’āwiya, d’autres encore de Muḥammad b. ‘Abdallāh (voir infra) : peut-

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être certains de ses adeptes après lui portèrent-ils successivement leurs hommages à ces divers personnages, mais il est plus probable en réalité que, dans son optique, la personne du chef provisoire avait peu d’importance ; d’aucuns lui prêtent une prétention personnelle à l’imāmat62. 31

Bayān b. Sam’ān était, lui, un Arabe Tamīmī, marchand de paille, dit-on ; derrière de certains Ibn Karīb et Ḥamza-b. ‘Ammāra, il avait prêté des vertus exceptionnelles à Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, reconnu de quelque façon après lui Abu Hāshim, et, après la mort de celui-ci, refusé de se préoccuper de Muḥammad (Bāqir) ou de tout autre. A la mort de Muḥammad (735), les deux hommes se rapprochèrent. Le gouverneur omayyade apprit qu’ils se livraient à des pratiques de sorcelleries, ressuscitaient les âmes, divinisaient ‘Alī, croyaient à la métempsycose, prêchaient une image anthropomorphique d’Allāh, etc., toutes choses dans lesquelles il est difficile de distinguer l’authentique du racontar ; caractéristiquement, il les fit brûler vifs63. Un autre ‘Idjl, Abū Mansūr, qui de quelque façon leur succéda, fut à son tour mis à mort vers 74064.

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En 740, toujours à Kūfa, se produit un mouvement différent, qui nous remet cette fois directement en présence d’un ‘Alide, Zayd b. ‘Alī b. Ḥusayn. Celui qui plus tard devait servir d’éponyme à la branche zaydite du shī’isme nous apparaît avoir été d’une part un important juriste, d’autre part un avide et peu scrupuleux revendicateur dans les querelles de la Famille65. Il est difficile de savoir en quelle place il y était tenu. Il était plus âgé que son frère Muḥammad (Bāqir), mais, au contraire de celui-ci, il était le fils d’une esclave (don, dit-on, jadis de Mukhtār à son père ‘Alī)66. Plus tard, on devait le représenter comme l’apôtre d’une attitude consistant à considérer que l’imāmat revenait à celui qui joignait à la science le combat armé pour le conquérir — tandis que Muḥammad aurait été de la lignée des partisans de l’attente passive. Rien ne permet de penser à un tel désaccord, simplement déduit de son comportement final et de celui d’autres qui plus tard devaient suivre l’exemple67. Certains récits le montrent opposé à Abū Hāshim, mais il épousa une fille de celui-ci68. Il ne semble pas avoir jamais cependant participé à aucune activité des partisans de celui-ci ou de ses héritiers. On comprend mal pourquoi, en un moment où le pouvoir du Calife Hishām, malgré son impopularité croissante, restait solide, quelques notables arabes de Kūfa profitèrent, dit-on, d’une venue de Zayd dans leur ville, en raison d’affaires personnelles, pour lui suggérer de revendiquer le pouvoir (il était maintenant l’aîné des Ḥusaynides), et pourquoi, malgré des avis contraires 69, il se laissa convaincre. Il n’eut pas plutôt fait acte de prétendant et envoyé à la ronde ses « missionnaires » du’āt que, lâché par les Kūfiotes sous de misérables prétextes 70, il fut saisi et exécuté. Son fils Yahyā devait trois ans poursuivre la révolte au Gurgān, où peut-être, par sa mère, il avait des relations, pour finalement être lui aussi mis à mort, et accroché nu aux murailles de sa ville71. Mouvements symptomatiques, donc, mais en eux-mêmes de peu d’importance. Néanmoins, les Kūfiotes qui s’étaient réclamés de lui continuèrent à former un groupe qu’on retrouve comme tel au sein de mouvements ultérieurs, et qui s’appellent de son nom : ce sont les ancêtres des Zaydites. Il n’y a pas de raison de douter que, comme les Zaydites des générations suivantes, ils se caractérisent, au contraire des Mughīriyya, Bayāniyya, etc., par le refus de toute doctrine nouvelle et la volonté de coller uniquement à l’islam commun, au Livre d’Allāh ; et il n’y a aucune raison de douter que Zayd personnellement ait eu une telle position.

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Cependant en 744, les conditions générales de la vie publique changent, parce qu’en 743 le Calife Hishām est mort, en 744 son fils Walīd II a été assassiné par un cousin, et désormais la guerre civile fait rage au sein même du camp omayyade, cependant que des opposants

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de tous genres, dont des Khāridjites, se lèvent d’un bout à l’autre de l’Empire pour profiter de la situation. On comprend dès lors mieux qu’une nouvelle fois des Kūfiotes aient envisagé une révolte. L’homme qu’ils eurent cette fois sous la main, venu lui aussi — dit-on — pour affaires privées, n’était plus un Ḥusaynide ni même un ‘Alide, mais un descendant de Dja’far, frère de ‘Alī, ‘Abdallāh b. Mu’āwiya, qui avait peut-être pour lui d’être un des membres âgés de la Famille72. Fait notable d’ailleurs, il semble qu’au début on lui fait allégeance non à son nom propre, mais comme représentant de la Famille censée consentante73. La chance à Kūfa ne lui sourit guère plus qu’à ses prédécesseurs ; mais il eut la sagesse de s’enfuir en temps utile, et, à la faveur de l’anarchie dans l’État omayyade, put mettre la main sur presque tout l’Iran méridional et central, qu’il conserva quatre ans ; battu finalement par la dernière armée omayyade qui ait encore pu remporter une victoire, il se sauva au Khurāsān, où il devait être mis à mort par le représentant de la da’wa rivale des ‘Abbāsides, ainsi qu’on le verra (749) 74. Ce dernier fait a peut-être eu des conséquences sur l’image qui nous a été léguée de lui, l’historiographie ‘abbāside ayant évidemment eu tendance, pour excuser ce meurtre, à noircir l’homme. On nous le représente donc comme ayant professé des doctrines abominables, en tout cas ayant cru à la métempsycose de façon à pouvoir prétendre à l’imāmat en son nom propre, on le qualifie de ce nom de zindīq, qui au propre désignait les Manichéens, mais qu’on tendait à utiliser pour stigmatiser n’importe quel « hérétique ». La vérité est difficile à démêler ; on ne saurait affirmer qu’il n’y a rien de vrai dans cette version, mais ce qui est plus certain est qu’il a eu autour de lui une coalition hétéroclite de partisans que ne réunissait que la haine du Calife régnant, Marwān II, comprenant des Khāridjites, des Zaydites, même individuellement des ‘Abbāsides et des Omayyades, qui le suivaient sans admettre, qu’elles eussent ou non été les siennes, les doctrines qui lui sont prêtées, et sans que par conséquent ces doctrines soient à considérer comme étant le principal moteur de l’insurrection. La « secte » qui se réclama particulièrement de lui soutint, dans une de ses branches, que c’était en sa faveur et non en celle de Muḥammad le ‘Abbāside qu’Abū Hāshim avait testé ; dans une autre, qu’Abū Hāshim avait institué imām après lui un certain Ibn Harb dont l’âme prophétique se serait ensuite transférée en ‘Abdallah75. Et après la mort de ce dernier, d’aucuns, comme pour tels de ses devanciers, soutinrent soit qu’il vivait caché et aiderait au retour d’Abū Hāshim conçu comme mahdī, soit qu’il était le mahdī lui-même, qui reviendrait. En somme, une espèce de conglomérat anarchique, caractéristique d’une ambiance. 34

Que faisaient pendant ce temps les autres ‘Alides ? Le fils de Muḥammad (Bāqir), Dja’far, qui, après l’avènement des ‘Abbāsides, devait acquérir dans les milieux shī’ites une autorité morale croissante, avait sans doute son cercle d’amis, mais restait dans une prudente expectative, mettait en garde ses parents et clients contre des gestes prématurés ou des alliés compromettants76. D’une valeur intellectuelle sûrement supérieure à celle de ses aïeux, il a laissé dans tous les milieux de l’islam la réputation d’un savant dont on se réclame, mais il n’a jamais dirigé d’action « politique » 77. Il occupe son rang dans la lignée des imāms que révérera plus tard le shā’isme imāmien, de même que l’ismā’īlisme, mais rien ne permet de savoir si lui-même se considérait comme autre chose que le shaykh d’une lignée qui était digne du pouvoir et auraît dû l’exercer78.

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Mais il y avait une autre branche ‘alide, qui n’avait guère fait parler d’elle que lors des querelles matérielles au sein de la Famille, et qui maintenant paraît se réveiller, la branche Ḥasanide. Son chef, ‘Abdallāh (b. Ḥasan b. Ḥasan b.’Alī), s’était pénétré de l’idée mahdiste, et persuadé que le mahdī était son jeune fils Muḥammad, qu’il élevait dans

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cette pensée et préparait à son rôle futur, malgré les critiques d’une partie des autres ‘Alides, et en particulier de Dja’far. L’essence de sa conviction paraît lui avoir été procurée par le fait que, seul de tous les ‘Alides, ce Muḥammad b. ‘Abdallah — les noms mêmes du Prophète — n’avait absolument dans son ascendance que des mères de condition libre, et qu’il se trouvait descendre de Fāṭima, donc de Mahomet, à la fois par sa mère et par son père ; plus généralement, aucun membre de la Famille n’avait autant de sang hāshimite (de Hāshim, l’arrière-grand-père du Prophète) que lui79. Pour le moment, ‘Abdallāh lui aussi jugeait prématuré tout geste de révolte, qu’il pensait peut-être devoir attendre sa propre mort ; il est difficile de savoir dans quelle mesure tel des groupes que nous avons vus a effectivement cru Muḥammad mahdī, et, parmi ceux qui sont connus de la postérité comme ayant été ses adeptes, s’il y en a qui l’étaient déjà avant la révolution ‘abbāside. Mais il semble qu’on puisse admettre que Muḥammad avait été présenté dès lors comme mahdī futur à la plupart des notables de la Famille, ainsi qu’on le reverra, et le comportement ultérieur des ‘Abbāsides à son égard prouve qu’il représentait une certaine puissance ; ‘Abdallāh n’avait cependant monté avant 750 aucune organisation politique. 36

Quoi qu’il en soit du détail, difficilement contrôlable, de ces affaires, l’ambiance générale est visible. Il y a, aux approches du milieu du VIIIe siècle, une inquiétude, une fermentation, apparition de mouvements et de doctrines variés, à la fois convergents et anarchiques. Une espérance leur est commune, une colère aussi, encore que les considérants, les images n’en soient pas toujours les mêmes. Leurs efforts ou leurs attentes convergent vers un accès au Pouvoir de la Famille, conçu comme devant être le début d’une ère meilleure, peut-être une approche du Grand Jour, ou, plus modestement, un retour au dur et pur islam des ancêtres. Mais d’autre part comment n’être pas frappé de la dispersion des efforts, et, sans sortir même du shī’isme, de la multiplicité des groupuscules, de l’incapacité d’aucun ‘Alide à entraîner une large adhésion de croyants, à prouver par le succès le soutien d’Allāh ? Nous le verrons, des voix s’élevaient, des initiatives s’esquissaient, pour refaire l’unité de la Famille et, derrière elle, de ses adhérents. Mais ce n’étaient guère que vœux pieux.

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Alors survint l’armée ‘abbāside.

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Naturellement, après qu’on eût vu que la victoire la couronnait, il devenait facile d’expliquer en quoi elle avait été supérieure à ses rivales, et pourquoi elle devait gagner là où ils avaient échoué. Il est malaisé de prouver que la da’wa ‘abbāside valait mieux dès l’origine que telles autres moins bien connues ; il est malaisé de prouver que le Khurāsān, d’où partit la victoire, pouvait mieux l’assurer que d’autres régions ; malaisé de prouver qu’en définitive la victoire ne vint pas du hasard qui installa là un homme de génie, ou même, plus modestement encore, du simple fait que, dans l’état de crise de plus en plus grave de la dynastie omayyade, il fallait bien qu’en fin de compte quelqu’un en fût vainqueur : tout au plus a-t-il fallu savoir décider au bon quart d’heure que l’on serait celui-là. Du moins cette nécessaire incertitude ne dispense-t-elle pas d’essayer de présenter dans sa réalité le mouvement qui allait gagner et d’en dégager tantôt les originalités, tantôt les caractères communs avec l’évolution générale de l’islam.

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Une première originalité de la da’wa ‘abbāside, peut-être amorcée déjà sous Abū Hāshim, consiste à avoir compris que des organisations purement kūfiotes ne sauraient réussir mieux à l’avenir que dans le passé, ou bien à avoir constaté que les notables shī’ites de Kūfa ne pouvaient être entraînés dans un mouvement de tradition kaysānite, qu’ils avaient l’esprit orienté, peut-être, vers les Ḥusaynides, et qu’en conséquence, si l’on voulait réussir, il fallait, sans renoncer à Kūfa, transporter ailleurs le principal champ de

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l’effort. L’exemple des Khāridjites et d’autres montrait le renfort que l’on pouvait trouver pour des insurrections dans l’éloignement des capitales centrales, et là éventuellement dans des participations indigènes ; mais ils avaient plus touché l’Iran proprement dit que le Khurāsān80. Au Khurāsān se trouvaient des troupes arabes nombreuses, qui faisaient face aux ennemis extérieurs en Asie Centrale ; elles étaient en majorité d’origine basrienne, et, comme leurs cousines restées en Iraq, déchirées de rivalités intertribales qui pouvaient rendre relativement facile de s’attacher un camp contre un autre et de louvoyer entre eux en déjouant toute possible coalition. Dans le régime administratif et fiscal appliqué aux indigènes, l’éloignement du pouvoir central et l’autonomie de plusieurs potentats locaux provoquaient des irrégularités et posaient des problèmes plus graves peut-être que dans d’autres pays de l’Empire. La population, au contact de confessions plus variées que dans les zones centrales du zoroastrisme, était elle-même plus morcelée et, de par la relative densité de l’établissement arabe, plus sensible à la fois à l’influence musulmane et aux vices de la domination omayyade. Ce qui ne signifie pas qu’à l’opposé des Iraniens modernes elle fût pro-’alide : ce shī’isme restait affaire d’Arabes pour une famille arabe. La Famille ne pouvait l’intéresser que plus généralement, pour autant qu’elle prenait une valeur d’islam supranational81. C’est dans ce milieu que la da’wa ‘abbāside, à partir des environs de 720, essaie de s’organiser, et, vers 740, prendra le départ décisif, sous une sorte de direction collégiale à deux étages (que la littérature ultérieure dit de douze et de soixante-dix notables) communiquant par un petit nombre d’envoyés spéciaux avec l’imām. Kūfa reste la capitale d’où elle relève, mais l’activité essentielle est au Khurāsān, d’où une certaine dualité. 40

A Kūfa, l’imām donne la direction des affaires à des mawālī indigènes de niveau social médiocre (petits métiers urbains), qui lui sont personnellement attachés comme ne pourraient l’être les notables arabes. Mais au Khurāsān, les chefs sont en majorité des Arabes, du camp yéménite et rabī’a hostile aux Mudars pro-omayyades, et surtout de la tribu Khuzā’ï, tel Sulaymān b. Kathīr82. Ils recruteront des adeptes indigènes nombreux, mais il serait faux, comme l’a fait croire une propagande partiale, de voir dans leur mouvement un mouvement proprement antiarabe : c’est un mouvement qui associe à certains Arabes certains autochtones au nom d’un certain islam hostile à la domination d’une race, et les autochtones qui y adhèrent adhèrent du même coup, si ce n’était fait, à cet islam.

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Une autre originalité de la da’wa ‘abbāside est qu’à l’exception d’un très petit nombre d’initiés entretenant des relations avec l’imām, les fidèles sont tenus dans l’ignorance de son identité. Nous ne pouvons savoir si cette pratique, qui s’oppose aux déclarations ouvertes des mouvements précédents, remontait à Abū Hāshim, ou est une innovation ‘abbāside. En ce cas, autant qu’à une nécessaire précaution contre la police omayyade, il faudrait penser aussi à une inquiétude sur les réactions de fidèles habitués à penser ‘alide. Encore faut-il bien qu’on soit pour quelque chose et quelqu’un. On parle contre les Omayyades, et l’on parle pour la Famille du Prophète, et l’obligatoire vengeance du sang des martyrs. C’est-à-dire qu’on habitue les fidèles à penser collectivement à la Famille plutôt qu’à s’attacher à un particulier personnage. Nous avons vu que ce trait, en même temps que la da’wa ‘abbāside, caractérise par exemple le mouvement de ‘Abdallāh b. Mu’āwiya.

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Dans cette organisation, quelle est la doctrine ? Nous nous trouvons ici en présence d’affirmations diverses et apparemment inconciliables. Pour Nyberg les ‘Abbāsides sont liés au mu’tazilisme, pour Lewis au rāwandisme, c’est-à-dire pour le premier à des

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modérés, pour le second à des extrémistes ; en dehors de cela des textes les montrent en contact avec Zayd, avec ‘Abdallāh b. Mu’āwiya, avec Muḥammad b. ‘Abdallah. Comment débrouiller cet écheveau ? 43

Pourquoi liés au mu’tazilisme ? Le mu’tazilisme, à cette époque, où il n’est pas encore devenu le vaste mouvement philosophico-religieux qui fera sa gloire plus tard, est essentiellement l’attitude de ceux qui, depuis le début des luttes entre Omayyades et ‘Alides, ont pris le parti de dire que, si sans doute ces luttes supposent des coupables (en quoi ils diffèrent des Murdji’tes, pour qui la qualité de musulman n’est pas affectée par les œuvres, si l’on a la foi), il n’appartient pas à l’homme d’en décider, ni par conséquent, en règle générale, de se révolter contre le pouvoir admis, non plus que de le défendre83 ; il ne s’agit pas d’un désintéressement de la chose publique, mais de l’idée que le progrès doit venir d’une amélioration de l’Islam, qui permettra en temps voulu le choix d’un imām vraiment musulman ; les mu’tazilites pensent qu’il n’y a pas à cet égard de personne ou de famille divinement douées, et que les mérites à l’égard de la Communauté ne peuvent s’acquérir que par la conduite et la science. Dans la mesure où ils mettent l’accent sur la volonté d’un régime conforme à la Loi par opposition à celui sous lequel ils vivent et que l’opinion considère comme sans réelle base religieuse, ils sont plus proches des shī’ites ou des khāridjites que des amis des Omayyades, et ils n’excluent pas que le chef futur puisse appartenir à la Famille du Prophète. Mais ils s’opposent résolument à toute doctrine qui ferait de tels ou tels membres de cette Famille des créatures suprahumaines, aux ordres desquels il n’y aurait qu’à s’en remettre sans autre effort pour le développement de la Foi, et ils soulignent l’absolue séparation, qui exclut tout intermédiaire, entre Dieu et l’homme. Leur position est donc absolument inconciliable avec celles des tendances qui « exagèrent » la grandeur d’une personnalité ou d’une lignée.

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C’est ici que s’insère le raisonnement de Nyberg. Cette attitude, dit-il, est objectivement défavorable tant aux ‘Alides qu’aux Omayyades, et sert la politique ‘abbāside, aucun ‘Abbāside n’ayant prétendu représenter ce que certains ‘Alides représentent pour leurs fidèles, et leur intérêt étant de soutenir l’égale dignité a priori au moins des divers membres et branches de la Famille. Nous savons en fait que le futur second Calife ‘abbāside, al-Mansūr, a eu des relations avec des mu’tazi-lites de son temps 84 ; nous savons surtout qu’au siècle suivant le Calife ‘abbāside al-Ma’mūn et ses deux premiers successeurs feront du mu’tazilisme évolué une doctrine officielle de l’État ; nous pouvons constater dans la politique confessionnelle même des ‘Abbāsides avant Ma’mūn des éléments conformes aux intentions des mu’tazilitcs85. Conclusion : le mu’tazilisme est l’aspect doctrinal de ce dont la da’wa ‘abbāside est l’organisation politique, et l’on remarque qu’au moment même où se développait, selon certains textes, la da’wa ‘abbāside, d’autres textes nous parlent d’une da’wa de Wāsil b. ‘Aṭā’, le grand leader et rénovateur du mu’tazilisme à la veille de la Révolution ‘abbāside, celui-là même dont alMansūr avait fréquenté l’enseignement.

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Il n’y a pas à nier qu’il y ait en tout cela une certaine logique, mais plutôt une logique pure qu’une démonstration documentaire : ce qui pour l’Histoire tout de même compte. Naturellement cette thèse est en tout cas inconciliable avec celle qui prête aux ‘Abbāsides des idées « extrêmes », mais en attendant de discuter de la réalité de ces idées, nous ne pouvons en faire état. En réalité la position de Nyberg nous place en présence de beaucoup de difficultés. Logiquement d’abord, s’il est vrai que le comportement mu’tazilite peut objectivement servir les ‘Abbāsides, il peut aussi bien servir tous prétendants adoptant la même attitude qu’eux ; au surplus, l’oppositon établie par

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Nyberg repose sur la vieille conception qu’il y avait vraiment dès lors pour les Shī’ites une lignée Ḥusaynite ou ‘alide prédestinée, conception à laquelle il nous a semblé qu’il fallait au moins en partie renoncer. A vrai dire, la documentation dont nous disposons, si elle témoigne, avant la Révolution ‘abbāside, de relations entre un ‘Abbāside et Wāsil, témoigne autant et plus de relations entre les Mu’tazilites et Muḥammad b. ‘Abdāllah ainsi que Zayd et les Zaydites, et c’est parmi ceux qui historiquement se réclameront de Zayd qu’ils trouveront leurs partisans les plus durables au cours des siècles suivants 86. On ne voit pas que les Mu’tazilites aient eu de candidat véritable à l’imāmat ; peut-être ontils regardé avec sympathie à divers moments tel ou tel, mais sans s’identifier à lui. Au surplus, les Mu’tazilites sont gens de Basra, alors que les ‘Abbāsides travaillent par l’intermédiaire de Kūfa. Wāṣil a bien envoyé une « mission », mais nous avons les noms et les affectations de ses missionnaires87 ; or nous voyons qu’à la différence de ceux des ‘Abbāsides, il y en a eu en tous pays musulmans, jusqu’au Maghreb, et d’autre part aucun des noms, même au Khurāsān, ne correspond avec ceux bien connus des représentants ‘abbāsides. En Orient, ils ont essayé de gagner, mais sans succès durable, Djahm b. Safwān, le secrétaire de Hārith b. Suraydj, qui, à partir du murdji’sme, avait développé des idées en partie similaires aux leurs ; mais il n’y eut pas entente durable, et, par ailleurs, si l’action de Hārith, on l’a vu88, annonce par certains points la Révolution ‘abbāside, aucun document ne nous présente les missionnaires ‘abbāsides et Suraydj, qui agissait surtout en Transoxiane, comme liés ensemble. Quant à la politique confessionnelle des premiers Califes ‘abbāsides après 750, elle ne se présente pas à nous pour le moment avec une netteté suffisante pour que nous soyons en droit d’en tirer aucune conclusion, et quand bien même on constaterait dès lors une convergence, celle-ci ne suffirait pas à démontrer qu’elle ait été originelle ni spécifique. Il ne semble donc pas qu’en l’état actuel des choses on puisse retenir de l’hypothèse de Nyberg plus qu’une meilleure connaissance de l’ambiance dans laquelle naît le mouvement ‘abbāside. 46

Les ‘Abbāsides alors ont-ils été des « extrémistes » ? Disons tout de suite que, comme il est bien évident qu’ils ne l’ont pas été une fois Califes, les tenants de cette opinion doivent en conclure qu’ils ont dissimulé leur doctrine ou qu’ils ne l’ont, inversement, professée que pour se procurer momentanément des adeptes, et qu’ensuite ils ont opéré un retournement. Certes, il n’y a rien de logiquement impossible à cela, mais c’est tout de même compliqué, et il n’y a pas de raison de prendre a priori position contre une documentation qui est peut-être tendancieuse, mais qui enfin ne conserve aucune trace réelle d’un pareil comportement.

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La question est liée surtout pour nous à l’appréciation de trois affaires : celles des rapports des ‘Abbāsides avec les Rāwandites et avec Khidāsh, et celle du comportement d’Abū Muslim.

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D’après les idées acceptées par Lewis, les ‘Abbāsides sont les chefs réels de la secte des Rāwandiyya. Il est parfaitement établi que ceux-ci, en effet, à l’opposé de la plupart des autres mouvements shī’ites, considèrent que l’imāmat appartient aux ‘Abbāsides — et en leur nom propre, comme héritiers d’al-’Abbās, non comme légataires d’Abū Hāshim — et qu’ils ont développé (ou certains d’entre eux) à leur propos le même genre d’idées extrêmes que d’autres avaient enseignées au sujet d’autres imāms. Seulement notre documentation ne nous les fait connaître qu’après le succès de la Révolution. Auparavant, n’y a-t-il pas une difficulté majeure à supposer que les Rāwandites auraient fait propagande pour l’exaltation d’un imām ‘abbāside en une période où celui-ci insistait sur l’absolue nécessité de conserver secrète l’identité de l’imām ? Ou bien alors c’est qu’il se

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serait agi d’une doctrine réservée aux seuls quelques initiés, mais absolument aucun texte ne signale parmi eux ni à côté d’eux ce ‘Abdallāh al-Rāwandï auquel la secte doit son nom ; et il faudrait bien admettre, au minimum, que si la doctrine ne pouvait être prêchée, ce n’est pas elle qui a été le moteur du soulèvement. La déviation qu’elle suppose en outre par rapport à la ligne d’Abū Hāshim peut difficilement être primitive, et la question de l’origine et du rôle des Rāwandites ne se pose vraiment qu’à partir d’Abū Muslim, à l’occasion duquel nous en rediscuterons89. 49

Mais n’y a-t-il pas Khidāsh ? Khidāsh, de son vrai nom ‘Ammār b. Yazīd, est ce personnage que des textes au demeurant peu clairs nous présentent comme un missionnaire ‘abbāside qui, peu avant 118 (736), ayant changé son nom, prêcha au Khurāsān des doctrines du genre de celles de Khurramdīniyya90 ; il recruta beaucoup d’adhérents mais fut saisi et mis à mort par le gouverneur omayyade. Vers ce moment, Muḥammad b. ‘Alī fit savoir à ses lieutenants au Khurāsān qu’il n’avait absolument rien à voir dans la propagande de Khidāsh. Depuis Van Vloten et Wellhausen, on considère que ce désaveu, que l’on affirme postérieur à la mort de Khidāsh91, est un désaveu purement diplomatique et tactique, dû à l’inquiétude des adhérents demeurés dans le cadre de l’islam simple, et que Khidāsh avait bel et bien représenté le point de vue ‘abbāside réel et agi en accord avec l’imām. Mais pourquoi Muḥammad aurait-il désavoué Khidāsh, s’il avait si bien réussi ? Pourquoi supposer qu’il n’est forcément pas sincère quand il recommande de s’en tenir au Livre de Dieu ? Pourquoi affirmer sans le savoir que Khidāsh représentait son point de vue ? Nous savons qu’il y a des « extrémistes », et Khidāsh a pu en être un ; mais on ne peut même pas affirmer, dans l’état de notre documentation92, qu’il ait été formellement un envoyé ‘abbāside et non d’un groupe voisin, et qu’il l’ait été à l’origine n’impliquerait en tout cas pas que les ‘Abbāsides aient approuvé tout ce qu’il fit par la suite.

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Reste Abū Muslim. C’est un fait extraordinaire que l’homme auquel les ‘Abbāsides ont dû leur victoire, l’homme qui a eu de son temps et auprès de la postérité une aussi prestigieuse réputation, l’homme dont les chroniques nous rapportent tant de faits et gestes, demeure pour nous, et était déjà de son temps, une énigme. Nous ne sommes sûrs ni de la date ni du heu ni de la famille ni de la condition sociale où il est né ; nous ne savons quel est son vrai nom ; nous ne savons quelles idées étaient siennes, quelles idées lui valurent le succès. Si l’on écoute les chroniqueurs, il apparaît comme un excellent et fidèle propagandiste ‘abbāside, dont ultérieurement, en raison de sa puissance, al-Mansūr se serait méfié. Il a été l’objet d’un roman populaire, qui nous est parvenu tel qu’il a été élaboré en des temps de shī’isme évolué, et qui le présente comme un parfait shī’ite « imāmien », attaché à la lignée ‘alide93. Et les hérésiographes, les chroniqueurs mêmes, nous montrent qu’après sa mort il s’est élevé des sectes qui n’ont pas voulu croire à sa disparition et qui, combinant des enseignements musulmans à d’autres, hérités des vieilles croyances iraniennes, attendent de quelque façon son retour, et voient en lui un être surnaturel94.

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Sur son origine, l’énigme est certainement due à la volonté même de l’imām Ibrāhīm qui l’a employé, puis à la sienne propre ; il a changé son nom de naissance, il a laissé se répandre, pour les besoins de son action, le bruit de telle ou telle filiation95. Il n’y a pourtant à peu près pas de doute qu’il est né d’une mère persane esclave dans une famille arabe établie près d’Ispahan mais ensuite venue à Kūfa et qui — c’est cela qui, historiquement, importe — appartenait à cette tribu des ‘Idjl dont nous savons le rôle dans le mouvement extrémiste kūfiote. Il y a peu de doute qu’il se soit ainsi trouvé mêlé,

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jeune encore, au mouvement de Mughīra96. Peut-être déjà quelque peu en vue, il aurait, dit-on, offert ensuite ses services à Dja’far, qui les aurait refusés97. Ses maîtres ‘Idjl ayant été incarcérés, et peut-être lui avec eux, il fit connaissance de quelques-uns des représentants kūfiotes des ‘Abbāsides, également alors en prison98. Il se rallia (ainsi que ses maîtres ?) à leur da’wa, et les chefs de celle-ci à Kūfa conçurent pour lui rapidement une telle estime qu’ils le firent connaître à Ibrāhïm. Celui-ci fut aussi subjugué, et dès lors l’employa comme agent de liaison personnel entre lui et ses représentants à Kūfa, puis au Khurāsān, où les vieux chefs, comme Sulaymān b. Kathīr, bon gré mal gré durent reconnaître la croissante suprématie du jeune nouveau venu. Lorsque, renseigné par lui sur le travail accompli, Ibrāhïm décida l’heure venue de lever l’étendard de la révolte, ce fut lui qui en fut chargé ; moins de deux ans après, les ‘Abbāsides régnaient sur la quasitotalité du monde musulman, et la dynastie omayyade était anéantie99. 52

On a déjà vu que la da’wa avait la collaboration de non-Arabes. Mais à présent que le recrutement devient ouvert, Abu Muslim peut intensifier les appels de leur côté. C’est la propagande hostile qui a raconté qu’il écartait les Arabes, et jusqu’à la fin il en a employé, de la tribu même des Khuzā’ī qui avait fourni les premiers cadres (tel Abū Dā’ūd), ou d’autres (comme Qaḥṭaba) ; et ce sont encore les adversaires qui ont raconté qu’il avait lancé les esclaves au massacre de leurs maîtres. Mais il reste que l’afflux des indigènes, l’accueil aux petites gens et aux esclaves enfuis, comme il était normal pour la formation rapide d’une armée insurrectionnelle, donnait au mouvement une tonalité ethnique et sociale qui pouvait engendrer les espérances ou les craintes, donner lieu occasionnellement à des actes qui expliquent ces exagérations de la polémique. Ce n’est peut-être aussi qu’après coup que l’on a mis en valeur la naissance persane d’Abū Muslim, encore qu’elle ait pu lui servir, car pour le moment ce sur quoi on insiste surtout est son appartenance, par adoption ou même, raconte-t-on, par le sang, à la famille ‘abbāside. En dehors, enfin, de leur enthousiasme, les hommes d’Abū Muslim arrivaient-ils avec une technique de combat, avec un « grand arc », comme on l’a dit, qui devait leur assurer la victoire sur les Arabes ? S’il est hors de doute que l’Iran connaissait des traditions d’archerie plus développées que celles des Arabes, ceux-ci avaient eu le temps d’en faire connaissance, et il y a probablement plus à insister sur les facteurs moraux — et la solde — que sur la supériorité militaire, qui n’avait jamais joué lors des conquêtes arabes.

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Ce qui pour le moment cependant nous importe le plus est de déterminer la position doctrinale d’Abū Muslim, celle des hommes qu’il mène au combat, leur relation avec celle des ‘Abbāsides. Ainsi qu’il a été dit déjà, Abū Muslim a été élevé dans un milieu extrémiste, dont il n’a pu perdre entièrement le souvenir : cela ne suffit pas à établir qu’il en ait conservé les idées. Lorsque plus tard al-Manṣūr énumérera les griefs qu’il dira avoir contre lui, tous se ramèneront à l’ambition et à l’irrespect, et il n’est fait aucun état d’outrepassements doctrinaux100 ; cependant on est alors à un moment où le laxisme religieux, à supposer —ce que nous ne croyons pas — qu’il ait jamais été un trait de la politique ‘abbāside, a en tout cas cessé de l’être101. Les textes qui mentionnent directement l’action d’Abū Muslim ne lui attribuent d’autre thème de propagande que l’oppression des Omayyades, le combat pour un imām de la Famille, la vengeance des morts de celle-ci. Il apparaît donc exclu que, quelles qu’aient été ses pensées intimes, d’autres idées que celles-là aient été par lui mises en circulation, en tout cas avant la Révolution, et que ce soit donc à d’autres idées — nous ne parlons pas des aspects sociaux — qu’il puisse avoir dû son succès. Il a évidemment fait appel à tous ceux qui étaient volontaires, sans leur faire subir d’examen ; il y a donc eu de tout parmi ceux qui

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voulaient renverser un régime honni, et l’on admettra volontiers que l’islam des néophytes khurāsāniens avait des contours équivoques, et que certains, puisqu’il les utilisait, ont pu croire leurs doctrines encouragées. Absolument rien en tout cas ne permet de penser que le soulèvement ne se soit pas fait au nom de l’islam, et l’on peut penser qu’en bien des cas la conversion a conditionné le volontariat (qu’Abū Muslim, de même, ait, à la demande du clergé zoroastrien, écrasé le mouvement réformateur mazdéen de Bī-Afārīd102, ne signifie pas qu’il ait été zoroastrien). Il n’est pas difficile de comprendre que, nous le reverrons, dans le milieu entraîné par Abū Muslim, des doctrines syncrétiques aient pu naître : mais, semble-t-il, plus tard, et surtout après sa mort — n’engageant en tout cas pas les ‘Abbāsides. Sur un autre point encore il faut dissiper les équivoques : dans les troupes d’Abū Muslim, il n’y a pas, en règle, de Shī’ites stricto sensu ; il n’aura donc pas à rompre avec eux : il y en avait peu au Khurāsān, et quelques-uns, plus tard, le combattront. Ses hommes peuvent n’être pas tous exactement d’accord avec lui sur la conception de l’imām ; il n’y en a pas qui soit lié à un prétendant ‘alide103. 54

Mais il y a un point d’interrogation, qui a dû se poser dans l’esprit de divers adhérents du mouvement, surtout parmi les chefs. Car au fond le secret même gardé sur l’imām ne permet pas de décider de façon absolument claire si les ‘Abbāsides ont délibérément agi avec la volonté de prendre le pouvoir de plein droit pour eux-mêmes, ou s’ils ne se sont pas considérés comme les chefs d’un mouvement qui travaillait pour la Famille, en escomptant apparemment que le bénéfice leur en reviendrait, mais parce qu’ils seraient de quelque façon désignés par le consensus de celle-ci pour les services rendus (et en attendant le mahdī), et sans même que d’autres bénéficiaires fussent a priori exclus. Certes il ne faut pas attacher trop d’importance à ce qu’on trouve des ‘Abbāsides momentanément dans l’entourage de Zayd104 et de ‘Abdallāh b. Mu’āwiya105 ; Dā’ūd b. ‘Alī, le frère de Muḥammad, n’agit pas forcément en accord avec lui, et au surplus nous voyons qu’après avoir accompagné Zayd à Kūfa, il lui déconseille la révolte ; et l’on nous dit qu’à des adeptes qui demandaient à l’imām quelle position prendre devant l’initiative de Zayd, il leur répondit : l’abstention106 ; quant à Abū l-’Abbās et Abū Dja’far (le futur al-Manṣūr), les deux frères d’Ibrāhïm, leur présence (sans Ibrāhïm) auprès de ‘Abdallāh b. Mu’āwiya, qui ne se prolongea pas, peut signifier simplement qu’ils jugeaient impolitique d’être absents d’un mouvement antiomayyade qui représentait quelque force. Un peu plus inquiétant est un récit qui nous est donné par des sources sérieuses d’une réunion des chefs des diverses branches de la Famille, au cours de laquelle ‘Abdallāh b. Ḥasan aurait obtenu la reconnaissance de son fils Muḥammad comme mahdī non seulement de ses parents directs, mais aussi d’Abū l-’Abbās et peut-être Abū Dja’far, les frères d’Ibrāhïm. Seul aurait fait opposition, à la personne de Muḥammad et à l’idée de mahdī, Dja’far 107. L’intéressant est que l’argumentation fait valoir la nécessité aux yeux des fidèles de la Famille d’en rétablir l’union sur un nom, et que peut-être les ‘Abbāsides aient pu l’admettre, ou être considérés dans certains milieux comme l’ayant admis, alors que le jeune Muḥammad ne représentait de force que tout au plus moralement108.

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La signification de cet épisode est peut-être accrue par ce qui se passa à Kūfa en 749. Au milieu de l’année, l’armée organisée par Abū Muslim et conduite par Qahtaba, puis son fils, avait pénétré dans la ville, et toute résistance avait été brisée en Iran. Cependant le Calife omayyade Marwān II avait repéré les activités suspectes d’Ibrāhïm, et l’avait fait emprisonner à Ḥarrān ; bientôt ses adeptes de Kūfa apprenaient sa mort. Peu après arrivèrent à Kūfa, fuyant le domaine omayyade, une quarantaine de ‘Abbāsides, conduits

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par les frères d’Ibrāhïm, Abū l-’Abbās et Abū Dja’far et leurs oncles les Banū ‘Alī 109. La direction de la communauté appartenait à Abū Salāma, qui s’intitulait « vizir de la Famille du Prophète » (le mot vizir n’ayant encore à ce moment qu’un sens large et peu technique)110. On raconte que, prévoyant sa mort, Ibrāhïm avait fait savoir à son frère Abū l-’Abbās qu’il le constituait son héritier111. La chose est-elle exacte ? En tout cas, il est douteux si Abu Salāma en a été informé, et, qu’il l’ait été ou non, il semble n’avoir pas considéré que la proclamation d’Abū l-’Abbās allât de soi ; tout en leur assurant le logement, il tint la présence des ‘Abbāsides secrète. A ceux qui s’impatientaient, puisque la victoire était acquise, qu’on ne proclamât pas tout de suite l’imām, il répondait que ni le Calife Marwān, qui se préparait à une contre-offensive, ni le gouverneur de Wāsit, au cœur de l’Iraq, n’étaient encore vaincus, ce qui était vrai112. Mais, d’autre part, il dépêchait un émissaire à Dja’far, à ‘Abdallāh b. Ḥasan, et à un troisième notable ‘alide, pour leur demander de tenir une shûrā, un conseil électoral de famille : Dja’far renvoya l’émissaire, qui n’était pas de ses clients et qui, craignait-il, ne pensait qu’à le compromettre ; ‘Abdallāh convaincu par lui fit de même ; et le troisième ‘alide resta introuvable. Le plan d’Abū Salāma échoua donc, mais l’idée reste là113. On a dit, parce qu’Abū l-’Abbās bientôt se défera de lui, qu’en lui-même Abū Salāma était shī’ite pro-’alide. On voit mal alors pourquoi il aurait vingt années de sa vie travaillé pour les ‘Abbāsides, sans prise de contact, même lors de la révolte de Zayd, avec aucun autre mouvement. Mais peut-être avait-il considéré que les ‘Abbāsides représentaient l’unité de la Famille, ou qu’en tout cas, Ibrāhïm mort, l’autorité de son successeur devait être assise sur une shūrā hāshimite. Précisément on nous raconte que Qahtaba, le général de l’armée victorieuse, homme de confiance à la fois d’Ibrāhïm et d’Abū Muslim, avait trouvé moyen de voir l’imām prisonnier et d’apprendre de lui le nom de son successeur, ce qu’il avait fait par crainte d’une shūrâ114 ; anecdote douteuse, mais qui révèle la dualité des mentalités. Que pensait Abū l-’Abbās lui-même ? Il n’est pas évident qu’il ait considéré son accession au pouvoir comme allant de soi, car rien dans les récits qui nous sont conservés n’indique qu’il ait fait parvenir à Abu Salāma aucune réclamation en ce sens 115 ; sans doute était-il condamné à cette prudence, parce que le caractère occulte de l’imāmat dans la propagande antérieure avait évidemment entraîné comme conséquence que toute la force était aux mains de ceux qui avaient concrètement organisé le mouvement et non directement aux siennes. Quoi qu’il en soit, nous dit-on, des officiers de l’armée, et d’abord Abū Djahm, étroit collaborateur d’Abū Muslim, découvrirent Abū l-’Abbās, apprirent — ou décidèrent de considérer — qu’il était l’imām légitime, et lui prêtèrent hommage ; Abū Salāma ne put plus que suivre116. Mais Abū l-’Abbās ne savait peut-être pas de façon sûre quel était le sentiment d’Abū Muslim ou bien il désirait son avis et son appui pour l’inauguration du régime ; il dépêcha son frère Abū Dja’far auprès de lui. On peut évidemment supposer qu’Abū Muslim se trouva devant le fait accompli ; mais l’impression, qu’on ne peut prouver, est que ce fait -— le fait de l’armée, de son armée — correspondait à son désir, voire à ses directives. Il poussa le zèle jusqu’à faire assassiner de lui-même Abū Salāma, en même temps que, au Khurāsān, Sulaymān b. Kathīr, son rival personnel certes, mais l’homme aussi qui incarnait l’esprit de la vieille da’wa. Abū Djahm devait rester jusqu’à la mort d’Abū l-’Abbās, l’homme le plus influent sur lui 117. De quelle façon les imāms Muḥammad et Ibrāhïm avaient-ils envisagé les conditions d’une éventuelle prise du pouvoir ? On se défend en tout cas mal de l’idée que maintenant elle a eu lieu par un demi-coup d’État sur la da’wa elle-même. 56

Maintenant il va de soi qu’il deviendrait utile de donner au régime une base doctrinale qui, au moins pour la question de personne, soit celle que l’histoire ultérieure connaît

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sous le nom des Rāwandites. Il est vrai que la première apparition qu’on en connaisse est en Transoxiane celle d’un groupe hostile à Abū Muslim, qui cependant le ménage118 ; mais la place que la mémoire d’Abū Muslim occupera dans la secte après sa mort, le fait qu’elle se manifestera toujours au Khurāsān, à l’exception d’une épisodique et malheureuse apparition en Iraq après la mort d’Abū Muslim, suggèrent qu’elle est en réalité née au Khurāsān à l’ombre de ce dernier, même si un groupe un moment s’en est disputé avec lui. Avait-il lui-même encouragé les aspects « exagérés » de leur évolution ? Rien ne permet de le savoir. En tout cas, pour autant qu’une secte donnera un rôle autonome à Abū Muslim, après Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, elle ne peut être bien vue des ‘Abbāsides. Une autre, il est vrai, veut déifier al-Mansūr : je ne vois pas de raison de soupçonner que celui-ci, en en faisant bâtonner des adeptes à Bagdad, n’ait pas été sincère. Ce qui importe maintenant aux ‘Abbāsides est d’avoir une théorie qui permette de fonder leurs prétentions personnelles sur quelque chose de plus précis que leur appartenance à la Famille, dans laquelle ils ont des rivaux : la théorie de l’hérédité à la suite d’une désignation de l’ancêtre par le Prophète répond parfaitement à ce besoin, et il n’y a nul besoin là dedans ni de métempsycose ni même d’une prétention à une science surnaturelle, qu’aucun texte ne permet de supposer qu’ils aient jamais élevée. On peut même penser que, dans de larges milieux musulmans, leur crédit, face à certains ‘Alides, a été dû justement à ce refus des deux premiers ‘Abbāsides pour eux-mêmes, des « exagérations » que répandaient sur leurs prétendants certains groupements shī’ites119. Aucun texte ne nous permet de supposer que les adversaires des ‘Abbāsides les aient jamais accusés d’une altération de la foi, ce qu’ils n’auraient certainement pas manqué de faire si l’on avait trouvé chez eux une complicité avec toutes les idées que l’on prête aux Rāwandites. 57

Peut-être les circonstances, cinq ans plus tard, de l’avènement du frère d’Abū l-’Abbās, Abū Dja’far al-Mansūr (754), permettent-ils de mieux comprendre celles de ce « coup d’État ». Abū Dja’far était la personnalité forte, impitoyable de la famille ‘abbāside, et sans doute son frère avait-il été fréquemment inspiré par lui, qui restait à ses côtés.

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Abū l-’Abbàs n’ayant pas de fils, il se peut qu’il ait promis sa succession à Abu Dja’far, qui était prêt à la recueillir. Mais il n’y avait rien en cela d’un accord de la famille ; même réduit à sa branche ‘abbāside, et les oncles des deux jeunes souverains, les frères survivants de Muḥammad b. ‘Alī, voyaient d’un œil peu favorable Abu Dja’far, le fils d’une esclave, non arabe bien entendu. L’un d’eux, ‘Abdallāh, se révolta. Abu Muslim, qui se trouvait en Iraq parce que la mort d’Abū l-’Abbās était survenue pendant son Pèlerinage, prit parti pour Abū Dja’far, et une seconde fois le Calife fut celui que son armée avait fait tel. On peut épiloguer sur les motifs personnels qu’eut ou non Abū Muslim d’avoir ainsi servi un homme dont il ne pouvait ignorer l’animosité à son égard. Peut-être avaient-ils quelques secrets de trop en commun. Créature, comme Abū l-’Abbās et plus encore, d’Abū Muslim, Abū Dja’far savait qu’il ne serait le maître que lorsqu’Abū Muslim ne vivrait plus ; il devait, quelques mois plus tard, le faire assassiner120. Ce que la décision d’Abū Muslim, cependant, avait signifié était que le Califat ‘abbāside était le Califat de la lignée étroite imposée par son armée, et non le Califat d’une lignée large recrutée au nom de l’appartenance à la Famille par une quelconque shūrā indépendante de lui et de cette armée. Au Khurāsān et autour de cette province, la mort d’Abū Muslim provoqua une succession de révoltes politico-religieuses à doctrines syncrétiques qui, on l’a dit, se réclamaient de sa mémoire, pour le venger121.

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D’autres événements consécutifs aux faits de 749 et de 754 peuvent aussi être étudiés pour mieux interpréter ceux-ci. Et plus particulièrement tous ceux qui se rapportent aux relations entre les premiers ‘Abbāsides et les ‘Alides. Dans les circonstances où s’était produite la révolution de 749, on conçoit aisément que la légitimité ‘abbāside n’ait pas été tenue pour évidente par les ‘Alides. L’argumentation, souvent répétée par ceux-ci, selon laquelle les ‘Abbāsides méritaient le pouvoir parce qu’ils avaient réussi là où les ‘Alides avaient échoué, y compris dans leur propre vengeance, ne pouvait réellement emporter l’adhésion d’hommes qui s’étaient habitués à penser qu’ils possédaient une dignité éminente en vertu de leur appartenance familiale tout simplement. La discussion était là entre les titres des diverses branches, et les textes qui nous ont été conservés des polémiques soutenues à ce sujet, même s’ils ne sont pas authentiques, témoignent d’une mentalité qui, dans la période sinon à la date précise à laquelle on les rapporte, ne peut pas ne pas l’être122. D’une façon également normale, la propagande ‘abbāside soulignait que toutes les branches de la descendance hāshimite étaient a priori équivalentes — c’està-dire que seule comptait la parenté masculine123 — la propagande ‘alide était amenée, dans la recherche d’un élément de supériorité, à mettre maintenant l’accent, ce qui était inconnu de la tradition antérieure, sur la descendance de Fāṭima, c’est-à-dire du Prophète personnellement, mais par une femme. D’où, dans les milieux shī’ites irréconciliables, le développement, jusqu’alors sans raison d’être, de la tendance « fāṭimide ».

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Quelle qu’ait été, dans le fond de leurs pensées et de leurs espérances, l’attitude des ‘Alides, il n’en résultait pas nécessairement la volonté ou la croyance à la possibilité d’une révolte contre les ‘Abbāsides plus qu’ils ne l’avaient régulièrement eue contre les Omayyades eux-mêmes. Et à cet égard, nous voyons qu’il y a très nettement encore à distinguer deux branches, deux tendances, dont les relations avec les ‘Abbāsides éclairent le comportement antérieur. L’importance du rôle qui, au point de vue tradition et doctrine, sera attribué par la postérité, dans les milieux les plus divers, à Dja’far (dit alors al-Sādiq, le véridique), oblige à penser que ce fut autour de lui et sous son impulsion surtout que se produisit la plus grande activité de réflexion et de recherche doctrinale 124 ; et c’est de son vivant que se situent les obscures discussions qui aboutirent, autour d’un de ses fils ou de la mémoire de ce fils, Ismā’īl, mort vers 750 avant son père, à la naissance du groupe auquel se rattachera plus tard la secte, devenue alors si importante, des « Ismā’īliens ». Le doctrinaire en était alors un certain Abū l-Khaṭṭāb, et nous savons que, dans les premières années du règne d’al-Mansūr, le gouverneur de Kūfa, son cousin ‘Isā b. Mūsā, surprit une réunion du groupe, et les fit exécuter125. Nous sommes là encore à Kūfa, et sans doute ces gens émanent-ils du même milieu que celui de Mughīra et de Bayān peu auparavant. Mais il ne s’agit de leur part d’aucune révolte, et, y en eût-il eu, cela ne compromettait pas plus Dja’far que Mughīra n’avait compromis son père Muḥammad, etc. Justement, la postérité a conservé le souvenir du désaveu par Dja’far de son fils Ismā’īl — à moins qu’il s’agît uniquement du désaveu de ceux qui exploitaient sa mémoire et le fait, incompréhensible à des hommes qui lui attribuaient une valeur suprahumaine, que, héritier désigné, il fût mort avant son père. Ce qui est incontestable est que Dja’far (mort vers 767) ne fut jamais inquiété par al-Mansūr, qui n’était pas cependant homme de scrupule ni d’hésitation, et que, dans l’ensemble, même sur une période plus longue, sa lignée vécut avec les ‘Abbāsides dans des relations plus correctes que celle des Ḥasanides. Il faut donc considérer que politiquement ils furent jugés par les ‘Abbāsides comme ne présentant aucun danger, ou seulement un danger à terme, et qu’on estima, contre les autres, pouvoir les ménager.

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Cette conclusion s’impose par contraste avec le cas des Ḥasanides. Ceux-là, nous voyons, très vite, les ‘Abbāsides, surtout al-Mansūr, les surveiller, les rechercher, les traquer, car, vers 750, les deux fils de ‘Abdallāh, Muḥammad, celui que son père annonçait comme le mahdī, et son frère Ibrāhïm avaient disparu... Cachés dans des tribus fidèles d’Arabie du Sud, ils essayaient de préparer la venue de l’Heure. Pour obtenir avis de leur lieu de résidence, al-Mansūr, en vain, fit arrêter et mourir ‘Abdallāh. Finalement, en 762, sans doute parce qu’ils ne pouvaient plus retarder l’échéance, Muḥammad et Ibrāhïm proclamèrent le soulèvement, et l’Arabie, jusqu’à Basra incluse, suivit assez largement, contre les ‘Abbāsides entourés d’Iraniens. Mais Muḥammad ne savait qu’essayer d’imiter le Prophète. Lui, puis son frère, furent battus et mis à mort, ce qui, rétrospectivement, fit douter leurs partisans de la vocation mahdiale de Muḥammad (nul, plus tard, ne se réclamera de lui à ce titre). Mais la famille Ḥasanide resta le cauchemar d’al-Mansûr ; à sa mort on devait trouver dans ses cachots un grand nombre de leurs cadavres non ensevelis, avec à l’oreille de chacun une étiquette précisant son identité et sa généalogie 126 ... Et c’est dans la descendance Ḥasanide principalement qu’eurent lieu encore aux générations ultérieures les soulèvements ‘alides qui, pendant un siècle, devaient de temps en temps troubler, au moins régionalement, le Califat ‘abbāside.

62

Ce fut quelque temps après la défaite de Muḥammad b. ‘Abdallāh qu’al-Mansūr (Abū Dja’far ‘Abdallāh) décida de désigner comme son héritier, au lieu d’un cousin préalablement choisi pour se le concilier, son fils à lui-même, qui s’appelait aussi Muḥammad b. ‘Abdallāh, et auquel était donné le surnom honorifique d’al-Mahdī. Il semble bien qu’al-Mansūr ait ainsi voulu accréditer que c’était ce jeune homme le futur vrai mahdï — ce que jamais ni Abū l-’Abbās ni lui-même n’avaient prétendu être — et l’on sait qu’effectivement le règne d’al-Mahdī devait se signaler par un effort vers plus de justice et de conciliation127. C’est al-Mahdī qui, devenu Calife, prit officiellement la décision, ici conforme à l’idée rāwandite, de proclamer la légitimité des ‘Abbāsides pour eux-mêmes, comme descendants d’al-’Abbās, auquel le Prophète aurait promis, pour sa descendance, le Califat, et non comme successeurs d’Abū Hāshim, délégués contestés de la Famille128. Ainsi se fermait logiquement un cycle. Mais en fait la polémique avec Muḥammad b.’Abdallāh témoigne — pour autant que les textes ont un fond authentique — que dès al-Mansūr on justifiait les ‘Abbāsides pour eux-mêmes ; et déjà le discours prêté à Abū l-’Abbās lors de son intronisation à Kūfa répond à l’objection ‘alide au nom d’une qualification ‘abbāside129.

63

Il y aurait probablement heu de descendre plus loin encore dans le temps, et de chercher dans l’histoire politico-doctrinale des ‘Abbāsides en général au moins jusqu’à Mutawwakil (et peut-être jusqu’à al-Nāsir...) des éléments d’interprétation de leur exacte situation originelle. Pour nous en tenir aux faits saillants du premier siècle à cet égard, la politique antizindīq d’al-Mahdī, l’intermède Ḥusaynide d’al-Ma’mūn et son mu’tazilisme consécutif seraient peut-être à réétudier en fonction des idées auxquelles nous sommes parvenus cidessus, qu’ils amèneraient réciproquement à préciser, nuancer ou modifier. Il est temps cependant de donner au présent article un bilan provisoire, en en dégageant quelques conclusions, quelques thèmes à enquête.

64

Je dois d’abord répéter ici ce que je disais au début : il n’a jamais été de mon intention de suggérer que la signification historique de la révolution ‘abbāside soit réduite aux dimensions d’une affaire de famille, fût-ce de la Famille. Ce n’est pas la seule fois que le résultat d’une action aura débordé les intentions de ses promoteurs, voire a pu s’avérer d’une tout autre nature. D’abord, quelle qu’ait pu être l’ambition personnelle de tels ou

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tels, il faut admettre que, dans la conscience des hommes de ce temps, la question de Famille est conçue aux proportions d’une réflexion sur l’Islam lui-même. Mais d’autre part, si l’enrôlement des non-Arabes peut n’avoir été pour les ‘Abbāsides qu’un moyen de parvenir à leurs fins, il a été, pour les Khurāsāniens, la raison d’être de leur soulèvement, et c’est la rencontre des deux programmes qui seule a procuré le succès à l’entreprise primitive. Pour nous comme pour ceux qui l’ont vécue, la révolution ‘abbāside signifie une volonté d’islamisation plus profonde, la substitution de la Mésopotamie à la Syrie, l’adjonction des Iraniens aux Arabes, la chute de la conception d’un islam lié à la domination d’une race. Mais la constatation générale de ces résultats ne suffit tout de même pas à rendre compte de la manière dont s’est préparé et déroulé le mouvement, ni par conséquent à en fournir une juste et complète interprétation. A cet égard, voici ce qui nous est apparu. 65

Lorsqu’on nous dit que les ‘Abbāsides ont confisqué à leur profit un mouvement shī’ite, il faut s’entendre. Il est vrai qu’il y a eu une shī’itisation croissante de l’islam, et que, dans la sensibilité des croyants, l’aura dont cette shī’itisation entourait la Famille se personnifiait plus souvent sur ‘Alī ou des ‘Alides que sur d’autres. Mais il est faux qu’il y ait eu un parti ‘alide, une organisation politique ‘alide, il y a eu division entre les ‘Alides, pour des raisons de personnes que doublent des divergences doctrinales, si bien que l’opinion moyenne tendait tout de même à dépersonnaliser la vénération de la Famille. A ce moment les ‘Abbāsides se présentent avec l’atout d’avoir su organiser une action, une action en marge des coteries, les coiffant pour ainsi dire au nom de la Famille en général, même si leur évolution normale les amène à en personnaliser à leur profit la représentation130. N’exagérons d’ailleurs pas : la victoire ‘abbāside n’est pas une victoire des musulmans de tout l’Empire, elle n’a été réalisée, sur sa base régionale, que par la faiblesse des rivaux possibles. Mais il reste qu’elle représente, par sa volonté de coller à l’islam pur et commun, un élément d’unanimité que certains des shī’ites stricto sensu ne pouvaient plus apporter.

66

Sur ce dernier point il faut insister, puisque des opinions communément admises considèrent au contraire les ‘Abbāsides comme des hétérodoxes. Il est certain que, dans une certaine mesure, leur victoire conférait l’orthodoxie à leur attitude, quelle qu’elle fût ; mais cette attitude, pour autant qu’elle nous apparaît après la victoire, ne sera jamais celle des mouvements dits « extrémistes ». Qu’il y en ait eu autour d’eux est certain, cela prouve la fermentation131, et telle ou telle doctrine a pu contribuer momentanément à enflammer un groupe ou un autre : mais ces doctrines ne sont pas celles des ‘Abbāsides, et ce sont eux qui en ont entraîné des adeptes, non ceux-ci les ‘Abbāsides. Ce ne sont pas ces doctrines qui ont fourni le moteur de l’action, de la large cohésion des partisans ‘abbāsides. A vrai dire, le dynamisme de la propagande réside avant tout dans un mot d’ordre, qui est encore dans la pure tradition arabe : la vengeance de la Famille, et c’est bien la vengeance qui colore la terrible action des vainqueurs contre les vaincus vivants et morts. Que les instruments de cette vengeance aient en fin de compte été des Khurāsāniens signifie qu’à leur manière ceux-ci sont entrés dans l’islam, quitte à en revendiquer le bénéfice ; qu’ils l’aient retiré ne veut pas dire qu’ils en aient défini l’originelle orientation132.

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NOTES 1. A partir de

VAN VLOTEN ,

De Opkomst der Abbasiden in Chorasan, 1890 ; Recherches sur la

domination arabe, le chiisme et les croyances messianiques sous les Omayyades, dans Verh. d. k. Akad. v. Wetensch. te Amsterdam, 1894 ; et J. WELLHAUSEN, Das Arabische Reich und sein Sturz, 1902 ; Die religiös-politisch Oppositionsparteien im alten Islam, dans Abh. d. k. Ges. d. Wiss. z. Göttingen, 1901. 2. Bibliographie principale dans l’article de B. Lewis, ‘Abbāsides, dans Encyclopédie de l’Islam, 2 e éd., citée désormais comme EI/2. J’ai moi-même reproduit sommairement en quelques lieux des opinions que le nouvel examen fait ci-après ne me permet plus de maintenir exactement. 3. Al-Ash’arī, Maqālāt al-Islārmyyīn, éd. H. Ritter, 1929-1930, ou Caire 1329-1950 (utilisée ici) ; Nawbakhtī (attribué à), Firaq al-Shī’a, éd. H. Ritter, 1931 ; Malātī (deuxième moitié du Xe siècle), alTanbīh, éd. Dedering, 1936 ; al-Kashshī, Akhbār al-ridjāl, éd. Bombay 1317 h. ; ‘Abdalqāhir alBaghdādī, al-Farq bayna l-firaq, éd. Caire 1910 (XIe siècle), utilisé dans la traduction anglaise de la partie intéressée par A. Halkin, 1935 ; Ibn Hazm (Espagne, FRIEDLÄNDER ,

XIe

siècle), al-Fasl fī l-milal, d’après

The heterodoxies of the Shī’a, dans Journal of the Amer. Or. Soc, XXVIII/1908-XXIX/1909 ;

Sharastānī, al-Milal wa l-nihal, éd. Cureton, 1847 ; et quelques épigones. Voir H. Laoust, Revue des Etudes islamiques, 1961. 4. Parce que, entre autres raisons, plusieurs ont voulu à tout prix retrouver le nombre de soixante-treize sectes entre lesquelles la tradition affirme que devra se diviser la Communauté. Il est évident que, parmi leurs sources, les mentions succinctes permettent rarement de bien distinguer ce qui serait une vraie secte de ce qui n’est que la clientèle occasionnelle d’un individu. 5. Éd. Sachau, 9 vol. (le plus important pour nous est le cinquième). Voir aussi les Ansāb al-Ashrāf de Balādhurī, dont l’œuvre, seulement depuis peu retrouvée au complet, n’est encore que partiellement éditée. J’ai consulté en outre la copie partielle de Paris. 6. D’Abū l-Faradj al-Isfahānī les Maqātil al-Ṭālibiyyīn, éd. Caire 1328/1949, et le Kitāb al-Aghānī, éd. Caire 1323, 20 vol., le 21e, éd. Brünnow 1883, index par I. Guidi 1895-1900 ; d’al-Mubarrad, le Kāmil, éd. Wright ; d’Ibn ‘Abd Rabbih, al-’Iqd al-Farīd, éd. 1940, surtout livre IV ; etc. 7. La principale chronique reste bien entendu toujours les Annales de Tabarī, éd. De Goeje, etc., dont pour nous comptent les vol. II/2 et 3 et III/l. Des autres, la plus importante pour notre objet présent est le K. al-Akhbār al- Ṭiwal, d’Abū Hanīfa Dīnawarī, éd. Guirgass avec index, etc., par Kratchkowsky, 1887, 1912 ; voir aussi le K. al-Ma’ārif d’Ibn Qutayba, les fameuses Prairies d’Or de Mas’ ūdī, éd. trad. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, surtout le vol. V ; Ya’qūbī, Histoire, cité dans l’éd. de Beyrouth ; les anonymes al-’Uyūn wa l-Ḥadā’iq, éd. De Goeje, dans Fragmenta Historicorum Arabicorum, I ; Djahshyārī, Tārīkh al-Wuzarā’, éd. Caire 1938 ; etc. 8. Par Gryaznevitch, Moscou, 1961, sous le titre Arabskii Anonym, avec traduction russe et commentaire, d’après un manuscrit de Léningrad jusqu’ici seul connu. Cependant en même temps ‘A. ‘A. Dūrī a signalé (Madjalla Kulliyyat al-Adab, Bagdad, 1960, Ḍaw’ djadīd fi l-da’wat al-’abbā siyya) un ouvrage manuscrit d’histoire ‘abbāside existant à Bagdad, dont il est évident, d’après les extraits et analyses qu’il fournit, qu’il est soit identique soit de très près apparenté à l’Anonyme de Gryaznevitch. L’Anonyme, sous la forme de Léningrad, est écrit au

XIe

siècle ; mais il est évident

qu’il reproduit une information beaucoup plus ancienne, apparemment du premier siècle du Califat ‘abbāside. 9. Sur le manichéisme sous les Califes, voir spécialement G. ‘abbāside, dans Rivista degli studi orientali, XVII/1938.

VAJDA,

Les zindiqs au début de la période

115

10. Il suffira ici de rappeler que presque toutes les sources de l’histoire de cette période sont analysées et discutées dans les Annali dell’Islam de Caetani, avec exposés conclusifs des faits. 11. La bibliographie de ‘Alī, avec un intéressant exposé de sa carrière, est donnée dans l’article de L. Veccia-Vaglieri sub verbo dans l’EI/2 ; il vaut encore la peine d’essayer de lire en outre F.

BUHL,

Ali som Praetendant og Kalif, dans Festskrift udg. af Kobenhavns Universitets, 26 septembre 1921 (écrit en 1912). Ajouter enfin J. Pedersen, ‘Alī and Moawiya, dans Acta Orientalia, XXIII/1959. 12. Par exemple chez les Juifs dont on sait l’influence sur l’Islam primitif. L’exi-larque appartenait à la famille de David. 13. Chez les Manichéens, entre autres. 14. État de la question et bibliographie dans EI/2 sub verbo. 15. Voir EI/1 sub verbo « mahdï ». 16. Sur les ‘Alides, voir dans EI/2 l’article général de B. Lewis, et dans EI/1 ou 2 les divers articles relatifs aux principaux ‘Alides individuellement. 17. C’est le sens plus précis que prend désormais le mot. 18. Le mouvement de Ḥudjr (WELLHAUSEN, Arab. Reich, p. 78). 19. EI/1, articles Ḥusaïn et Kerbelā’ ; Wellhausen 92. Les traditions dépréciant généralement les Kūfiotes sont peut-être d’inspiration ‘abbāside, mais il est difficile, à la lueur des faits établis, de leur refuser toute vérité. 20. Wellhausen 95. 21. On constate en général que seuls ont été magnifiés des morts dont la fin s’est déroulée hors de la vue de leurs adeptes ordinaires ; pour les autres, le fait d’avoir été tués indiquait de quelque façon qu’ils ne jouissaient pas pleinement de la faveur divine, et qu’en tout cas ils ne pouvaient être le mahdī. Voir encore infra p. 156 pour Muḥammad b. ‘Abdallāh. 22. Pour tout ce qui suit, on trouvera un point de vue juste et beaucoup de traits intéressants dans Hodgson, How did the Early Shī’a become sectarian, dans Journ. of the Amer. Or. Soc, LXXV/1955. Pour Mukhtār, p. 3 et 5. Voir encore Moscati, Per una storia dell’ antica shī’a, dans Rivista degli Studi Orientali, 1955, et Montg. Watt, cité p. 151, n. 1. En général EI/1 sub verbo, avec bibliographic — Mukhtār avait commencé sa carrière au service de ‘Alī (Dīnawarī 118, 155, 220). 23. HODGSON, loc. cit. 24. Sur le « trône de ‘Alī », utilisé comme l’Arche israélite, voir, outre Ṭabarī II, 600, Mubarrad 598 sq. 25. Voir à ce sujet le récit syriaque (= MINGANA, Sources syriaques, I, 1908, p. 183-186 et 194) traduit et étudié par Sachau dans ses Syrische Rechtsbücher, II, p. IX-XI. 26. La source la plus éloquente est là, Dīnawarī 297-298, 300, 305, 308 ; cf. Ibn Sa’d V, 72 ; d’après le texte syriaque ci-dessus cité, le chef se serait appelé Abū Qarīb Yazīd b. Abī Sakhr ; Mas’ūdī V, 241 montre que c’est le gouverneur de Nisībīn, région syriaque. 27. Voir infra p. 123 et n. 1. 28. Voir en général l’article de l’EI/1. 29. Je ne crois pas qu’il faille attacher grand poids à l’épisode tardivement raconté par Mas’ūdī, selon lequel V, 172-173, Mukhtār aurait d’abord offert ses services à ‘Alī, qui les aurait refusés, tandis que Muh. b. al-Hanafiyya aurait eu une attitude plus équivoque à cause de la révolte d’Ibn al-Zubayr et de conseils d’Ibn al-’Abbās ; selon Ibn Sa’d V, 73 il aurait offert ses services aux deux, mais à Muḥ. par priorité ; l’anecdote de Mas’ûdī a sans doute pour objet de faire valoir le jugement de ‘Alī, d’un point de vue shī’ite Ḥusaynide. 30. D’après Ya’qūbī 262, Ibn al-Zubayr se moquait des « descendants de Fātima ». Sa révolte aurait été inconcevable si l’on tenait à une descendance du Prophète par Fātima. D’autres se moquaient des « fils d’une femme ». 31. Voir

HODGSON ,

loc. cit., et EI/1 sub verbo « mahdī ». Sur un ascète de la même époque tenu par

certains pour mahdī, voir Ibn Sa’d V, 21. Mukhtār se disait — comme plus tard les chefs de la mission ‘abbāside — « vizir et homme de confiance amīn de la Famille » (Ibn Sa’d V, 72).

116

32. Lorsque Mukhtār a été tué, Muḥammad n’a pas été inquiété. 33. On discute sur l’authenticité d’une lettre écrite par Muḥ. à Ibn al-Ashtar, notable shī’ite de Kūfa que grâce à elle Mukhtār convainquit. Forgerie de celui-ci ? Mubarrad 598 la croit vraie, mais chez lui Muḥ. se borne à y dire : « Je ne vois pas de mal à ce que Dieu serve nos droits par la main de qui il veut de ses créatures. » 34. Une fois libéré, Muḥammad fait le Pèlerinage escorté par ses libérateurs. 35. Ibn Sa’d V, 69-70, 73-81, surtout 74 et 78. 36. Voir EI/1 sub verbo. 37. Pas d’article à son nom dans l’EI. 38. Hodgson 10. 39. Al-Ash’arī 95. 40. Par exemple, un frère d’Abū Hāshim (voir infra), al-Ḥasan, est tenu par Ibn Sa’d V, 241 pour l’initiateur de la doctrine murdj’ite qui, sans être absolument inconciliable avec les revendications ‘alides, objectivement à cette date servait la dynastie régnante. Un fils de ‘Alī b. Abī Ṭālib, ‘Ubaydallāh, servit Muṣ’ab, le frère d’Ibn al-Zubayr contre Mukhtār (Ya’qūbī 263) ; cf. cependant Mas’ūdī V, 227. En général les Ḥusaynides vivent à Médine, les Ḥasanides à la Mecque. Cf. ce que nous dirons plus loin de certains ‘Abbāsides. 41. Anonyme Gryaznevitch 246b, 248a, 249b-250a ; cf. Tabari II, 700. 42. Les circonstances de la mort d’Abū Hāshim sont également rapportées de façon intéressante, sur la base d’une documentation ancienne, par le mu’tazilite shī’ite tardif Ibn Abī-Ḥadīd, Sharh Nahdj al-Balāgha, 11,211-212. 43. Infra, p. 132. 44. Anonyme Gryaznevitch, 246b. 45. C’est le cas des poètes Kuthayyir Ḥamza et, à la génération suivante, al-Sayyid al-Ḥimyārī, qui, vieux, peut-être changea d’avis. 46. Certains pensent qu’il s’agit d’un simple surnom — mal expliqué— de Mukhtār, d’autres d’un client de ‘Alī de ce nom (qui a effectivement existé), et ceux qui savent qu’il a été le chef de la shurta de Mukhtār n’expliquent pas pourquoi ce fait pouvait fournir l’origine du nom d’une secte politico-religieuse. — On a appelé les partisans de Mukhtār aussi khashabiyya (voir EI/1 sub verbo) en raison de leurs bâtons de bois fameux. 47. Voir p. 131 et 133 (Bayān et ‘Abdallāh) et surtout al-Ash’arī 67 sq. et 94. 48. Ibn Sa’d V, 239 nie que de tels testaments aient jamais existé. 49. A cette question se rattache celle des connaissances de l’imām, dont on discute pour savoir si elles ont un caractère surnaturel ou s’il est seulement, à cet égard aussi, « le meilleur des hommes ». D’après l’Anonyme de Gryaznevitch, les « connaissances » de Muḥ. b. Ḥ. auraient consisté en une vieille « feuille jaune » que ses frères Ḥasan et Ḥusayn lui auraient transmise comme un fragment de leur science auquel il aurait eu droit ; mais cette feuille, sous ses successeurs, se serait elle-même perdue. Il est curieux de constater à quel point sont humains les renseignements qu’elle était censée avoir contenue : « la révélation » des partisans khurāsāniens et des signes qui leur procureraient la victoire ; ce qui aussi date et localise l’histoire. 50. Le seul important est ‘Abdallāh b. Mu’āwiya (infra) ; pour d’autres, voir al-Ash’arī 94 et infra, p. 148. 51. Le récit le plus détaillé est maintenant celui de V Anonyme Gryaznevitch 247b sq. ; voir aussi supra, p. 122, n. 2. Pour les autres sources et leur examen, il suffit de renvoyer à l’article de MOSCATI, Il testamento di Abu Hāshim, dans Rivista degli studi orientali, 1952.

52. C’est l’opinion de Wellhausen 313-314 ; on a même supposé (De Gœje) que c’étaient les ‘Abbāsides — is fecit cui prodest — qui avaient empoisonné Abū Hāshim. 53. Voir surtout al-Ash’arī 94-96, et supra p. 125. 54. Pour l’argumentation antérieure à la publication de l’Anonyme, voir MOSCATI, art. cité, p. 125, n. 2.

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55. Voir p. 122 et p. 125. 56. Voir infra p. 157. 57. Il suffit ici de renvoyer à leurs biographies dans les articles de l’EI/2. 58. Quelques traditions, qui peuvent être tendancieuses, montrent des ‘Abbāsides dans des rôles de conseillers, presque de tuteurs, de leurs contemporains ‘alides, par exemple ‘Abdallāh de Muḥammad b. al-Ḥanafiyya au moment de la révolte de Mukhtār, Da’ūd b. ‘Alī de Zayd (voir infra p. 131) avant son soulèvement, etc. Ce qui est certain est qu’ils se sont trouvés avoir en général plus de valeur personnelle, au moins politique, et même, cela mis à part, un âge d’aînés : ‘Abdallah par rapport à Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, ‘Alī b. ‘Abdallāh à ‘Alī b. Ḥusayn, Muḥammad b. ‘Alī à Muḥammad et Zayd b. ‘Alī b. Ḥusayn, Ibrāhīm même par rapport à Dja’far et à ‘Abdallah b. Ḥasan. D’après Ya’qūbū II, 262, c’est Muḥ. b. al-Ḥan. qui prie sur la tombe d’Ibn al-’Abbās. — L’ancêtre, al-’Abbās, avait adopté le frère de ‘Alī, Dja’far, en même temps que le Prophète adoptait ‘Alī. 59. Anonyme Gryaznevitch, 245b sq. 60. Voir, infra, p. 143, l’affaire de Khidāsh. 61. Il est appelé faqīh par Ibn Sa’d V, 156,235 sq.,surtout 236 et 239 (où il s’oppose aux extrémistes). 62. Voir EI/1 sub verbo « Mughīra ». 63. Voir dans EI/2 l’article Bayān. 64. Ash’arī 74, Nawbakhtī 34. Plus tard, selon Nawbakhtī 35, le Calife ‘abbāside al-Mahdī combattra un fils de cet Abu Manṣūr comme zindīq. 65. Voir EI/1 l’article Zayd (b. Alī), et la note supra p. 122, n. 4. Aussi C. VAN ARENDONK , Les débuts de l’imāmat zaydite, trad, franç. 1961, chap. I 66. Ibn Sa’d 156. 67. A partir de Muḥammad b. ‘Abdallāh, infra, p. 135 et 156. 68. Ibn Sa’d 250 ; en un moment de réconciliation ? 69. Ṭabarī, passim, 1668-1680. 70. Mais instructifs. Zayd refusait de condamner Abū Bakr et ‘Umar, c’est-à-dire qu’il ne soutenait pas l’idée d’une supériorité absolue de ‘Alī ; les Kūfiotes, eux, préféraient un radicalisme intellectuel à l’action. 71. Ṭabarī II, 1820. 72. Voir l’article de l’EI/2. L’ancêtre Dja’far était mort à la guerre sainte du vivant de Mahomet, si bien qu’il n’avait pu jouer de rôle comparable à celui de ‘Alī. On trouve cependant son fils parmi les vengeurs de ‘Alī, considéré donc comme l’un des chefs de la famille ; vers le même moment où vit le Ḥusaynide Dja’far b. Muḥammad nous rencontrons aussi dans une autre branche Abū Dja’far le ‘Abbāside. 73. ‘Alā riḍā’ ahl al-Bayt. On lui reprochera plus tard d’avoir transformé cette allégeance en une prétention à l’imamat en son nom propre. 74. Voir p. 148, n. 1. 75. Voir supra, p. 130. 76. Il passe pour avoir découragé Zayd, ‘Abdallāh b. Ḥasan, et s’être méfié des alliés ‘abbāsides (cf. infra, p. 149). 77. Voir en dernier heu sur lui l’article, avec bibliographie, de Hodgson dans EI/2. 78. Sur son fils Ismā’îl et les Khaṭṭābiyya, voir infra, p. 155. 79. Sur lui voir l’article dans EI/1. Il plus fut tard surnommé al-Nafs al-Zakiyya, l’âme pure. 80. Je ne parle pas du Maghreb, que les ‘Abbāsides négligèrent, comme trop détaché pour avoir une quelconque influence sur les parties centrales de l’Empire. Le Khāridjisme était là, beaucoup plus nettement qu’en Orient, caractérisé par une opposition au régime de la domination arabe, cependant que les Arabes, en majorité d’origine syro-égyptienne, étaient plus favorables aux Omayyades que les Orientaux.

118

On ne peut dire s’il aurait été possible d’intéresser les Berbères, dès ce moment, aux titres de la Famille du Prophète. Il y aura, un peu plus tard, un petit mouvement ‘alide en Espagne, en milieu arabe. A la fin du siècle, un ‘Alide deviendra maître du Maroc, mais nous n’en savons pas suffisamment les conditions pour pouvoir en tirer aucune conclusion rétrospective. 81. Voir les travaux de van Vloten, Wellhausen, cités, p. 105, n. 1, et Barthold, Turkestan down to the Mongol Invasion, trad. angl. 1928, Spuler, Iran im Frühmittelalter, 1952, Mohsen Azizi, La domination arabe et l’épanouissement du sentiment national en Iran, 1938 (bien documenté, mais partial), Dennett, Conversion and the Poll-Tax, 1951 (dernier chapitre), etc. La révolte d’Abū Muslim à partir de 747 en faveur des ‘Abbāsides n’y sera pas la première qui ait une tonalité sociale, et il faut signaler spécialement celle de Hārith b. Suraydj (735 et années suivantes), dont le secrétaire, le fameux Djahm b. Safwān d’origine murdj’ite, était connu pour sa théorie du libre-arbitre humain (rendant donc le Calife responsable, et la révolte contre lui légitime) ; dans cette révolte avait déjà été arboré le drapeau noir, considéré alors comme celui des espérances proprement khurāsāniennes, et qui devait être ensuite le drapeau de la révolution ‘abbāside. 82. Sur cette histoire, l’Anonyme Griyaznevitch donne des précisions et un récit relativement continu qui la rend plus compréhensible que nos sources précédentes, sans cependant les renouveler vraiment. A Kūfa, la direction du mouvement appartenait originellement à la famille des Banū Muslī, de la tribu des Banū l-Ḥārith dans laquelle se maria Muḥammad b. ‘Alī, mais elle était maintenant aux mains de mawālī de cette famille, groupés dans un petit quartier spécial. A Salāma b. Badjīr (voir p. 122) avait succédé Abū Riyāḥ Maysara, le même auquel Nawbakhtī 30 nous réfère comme ayant arbitré en faveur de Muḥammad b. ‘Alī le conflit qui, nous dit-il, sur le testament d’Abū Hāshim opposait au ‘Abbāside ‘Abdallāh b. Mu’āwiya (voir sufra, p. 134). Mais Maysara mourut assez vite (vers 100/719), et fut remplacé par Bukayr b. Mahān qui, fonctionnaire des Muhallabides au Sind, en était revenu quelque temps après la mort d’Abū Hāshim, et, resté chef de la communauté jusqu’à sa mort en 127/743, en fut le plus important animateur et organisateur ; Abū Salāma, qui devait lui succéder et que nous retrouverons en place lors des événements décisifs de 133/749, était son gendre. Bukayr, d’après l’Anonyme, portait la kunya d’Abū Hāshim, à quoi répondra peut-être celle d’Abū Muslim. 83. Voir NYBERG, art. Mu’tazila, dans EI/1. 84. Ibn Al-Murtada, Tabaqāt al-Mu’tazila, éd. S. Diwald-Walzer, 1961, p. 40, et l’article précité. Balādhurī, Ansāb d’après ms. Paris et Goitein, dans Islamic Culture, 1949, p. 135, n. 16. 85. La lutte contre les zindīq, surtout au temps du troisième Calife, al-Mahdī. 86. Voir infra, p. 159 et supra, p. 131, n. 2 ; EI/1, art. Muḥammad b. ‘Abdallāh ; Nawbakhtī 12 ; Baghdādī, trad. Halkin 53. 87. Ibn al-Murtadā, p. 32. Voir Appendice. 88. Voir supra, p. 137, n. 1. 89. Voir infra, pp. 151-2. 90. Ce qu’on entend par là n’est pas plus clair que ce qu’on entend par zindīq — et parfois les deux sont interchangeables. A proprement parler, le terme s’applique à la tradition mazdaqite, c’est-àdire à la tradition qui combine à des doctrines manichéennes sur le plan dogmatique des revendications égalitaires sur le plan social. Mais l’on affuble de ce nom, à l’époque de la domination musulmane, des doctrines qui mélangent à des traditions de ce type des emprunts à la religion nouvelle et dont certaines se situent à leur manière dans le cadre d’un certain islam. Bien entendu, on a accusé de khurramdīniyya, comme de zandaqa, des gens que l’on voulait compromettre en raison de leur orientation sociale « démocratique » ou même d’autres, comme d’aucuns aujourd’hui qualifient pêle-mêle de communistes ceux qui le sont et bien d’autres qui ne le sont pas. La même secte peut, selon les auteurs, être qualifiée de shī’ite ou de khurramdīniyya, et ce sera le cas, un demi-siècle après Khidāsh, en Transoxiane, pour le mouvement de Muqannā qui, de quelque façon, dérive du mouvement ‘abbāside (voir infra p. 153, n. 2).

119

91. Ṭabarī II, 1639 sq., donne bien l’impression que le désaveu est postérieur à la mort de Khidāsh, ce qu’a exploité Wellhausen ; mais l’Anonyme Gryaznevitch n’est pas si net. 92. Qu’il l’a été résulte de Ṭabarī II/3, 1503 et surtout 1588 ; cependant le même Ṭabarī l’appelle « chef des Hāshimites » (1509), et, s’il se peut que le mot hāshimite désigne l’ensemble du parti hérité d’Abū Hāshim, on est en droit de se demander s’il ne désigne pas le groupe propre des hommes organisés jadis sous le drapeau d’Abū Hāshim et distincts d’autres directement enrôlés par la da’wa nouvelle, tout en lui étant ralliés. Une dualité de mouvements est affirmée par l’anonyme auteur des Hadā’iq (supra, p. 108, n. 4), p. 180, qui assurément commet mainte erreur par anachronisme ; mais l’interprétation n’est pas tout à fait impossible sur Tabarī 1987-1989. — Il paraît découler de l’exposé de Ṭabarī que Khidāsh, voire d’autres missionnaires, auraient explicitement prêché pour les ‘Abbāsides, ou même nommément pour Muḥammad b. ‘Alī ; cela parait peu compatible avec la suite des faits, où le caractère anonyme de l’imāmat voulu est toujours souligné, et avec la sécurité dans laquelle les Omayyades laissèrent Muḥammad. — Khidāsh est cité par Ibn Ḥazm (MOSCATI, Studi su Abu Muslīm, dans Rendu. Accad. Lincei, 1949, 478-479) avec Abū Muslim (voir infra) comme un des révoltés hérétiques de l’époque omayyade, alors que les autres héré-siographes l’ignorent, sous ce nom comme son nom réel ; Ibn Ḥazm, qui écrit en Espagne dans la tradition omayyade de ce pays, peut les considérer comme tels sans que cela signifie nécessairement qu’ils professent d’autre hérésie que la foi dans les ‘Abbāsides ou la Famille. — On remarquera, sans qu’il y ait forcément là plus qu’un hasard, que le mouvement de Khidāsh au Khurāsān est synchronique de celui de Mughïra à Kūfa. — Bukayr, qui avait désigné Khidāsh, conserva après le désaveu de Muḥammad la direction de la da’wa, ce qui signifie qu’on ne pouvait les tenir pour étant restés solidaires. Sur Khidāsh, voir maintenant EI/2 (Sharon). 93. Voir à ce sujet le tout récent livre de Mme I. MÉLIKOFF, Abu Muslim, 1962. 94. Voir en particulier Sadighi, Les mouvements religieux iraniens au

IIe

et au

IIIe

siècle de l’Hégire,

1938. 95. L’imām Ibrāhïm l’a déclaré « de la Famille », ce qui ne signifiait qu’une manière d’adoption ; mais il s’est répandu le bruit qu’il était le fils d’un ‘Abbāside, Salît, peut-être lié à Mukhtār (Dīnawarī 297). 96. Tabarī II/3, 1620. 97. Ainsi du moins Shahristānī 114-115. 98. Bukayr, dit l’Anonyme Gryaznevitch, qui cependant signale qu’il était déjà auparavant au service d’Abū Salāma, le gendre, et bientôt le successeur, de Bukayr. Une version légendaire veut qu’Abū Muslim ait connu en prison l’imām Ibrāhïm lui-même, ce qui situerait beaucoup trop tard leur connaissance. 99. Sur ces derniers points, voir en particulier R. Frye, The rôle of Abu Muslim in the Abbasid Revolt, dans The Moslem World, 1947, avec références à al-Bīrūnī, Nershākhī (Histoire de Bukhara), ‘Awfī, etc. 100. Ṭabarī III, p. 40 sq. 101. C’est le moment où il fait exécuter Ibn al-Muqaffa’ sous le chef d’accusation (peut-être simple prétexte, mais prétexte symptomatique) de zandaqa. 102.

AL-BĪRŪNĪ,

al-Athâr al-Bāqiyya, The Chronology of Ancient Nations, éd. Sachau 211, trad. 192.

SADIGHI, op. cit., p. 186.

103. C’est probablement Abu Muslim qui fait mettre à mort ‘Abdallāh b.Mu’āwiya. D’après le tardif’Awfī (Nizām ud-dīn, Introduction to... Awfī, n° 1415, p. 204), l’imām lui aurait ordonné de tuer tous les prétendants possibles. 104. Ṭabarī II/3, 1668-1680. 105. Voir p. 129, n. 1. 106. Anonyme Gryaznevitch, 255a. 107. Beaucoup de détails à cet égard dans les Maqātil al-Ṭā libiyyīn d’Abū l-Faradj al-Iṣfahānī, p. 206 sq. passim. Voir aussi Ṭabarï 1977, Aghānī XI, 74.

120

108. Il est difficile de savoir la part de l’élaboration polémique ultérieure à la base d’informations comme celles de l’Anonyme Gryaznevitch 255a, d’après lequel Bukayr, au Khurāsān, dut préciser à certains que le mahdī attendu était non pas Muḥammad b. ‘Abdallāh, mais Abū l-’Abbās, ou des ‘Uyūn wa l-Ḥadā’iq 179-180, d’après lesquels les Khurāsāniens auraient d’abord porté leur attention sur Muḥammad b. ‘Abdallāh, ç’aurait été celui-ci qui leur aurait conseillé de choisir Muḥammad b. ‘Alī le ‘Abbāside. Lorsque le gouverneur omayyade de Wāsit, Abū Hubayra, assiégé par les ‘Abbāsides, ne put plus espérer de redressement de son Calife, il essaya, dit-on, de négocier avec Muḥammad b. ‘Abdallāh (voir à ce propos

MOSCATI,

Il tradimento di Wasit, dans

Muséon, 1951). 109. La date de la mort d’Ibrāhïm et par conséquent sa place chronologique dans le déroulement des faits sont incertaines, mais sans que cela, semble-t-il, porte à grande conséquence. 110. Voir D.

SOURDEL,

Le vizirat ‘abbāside, I, 65 sq. ; Goitein, J.A.O.S., 1961, p. 425, a remarqué la

possible continuité avec le titre déjà porté par Mukhtār (voir supra, p. 118, n. 1). Pour Abū Salāma, voir ci-dessus, p. 138, n. 1. 111. Aux sources classiques ajouter l’Anonyme Gryaznevitch, 286b sq. 112. Même remarque, Anonyme 293a. 113. Même remarque, Annyme 290a-291a. Il faut se rappeler que, lors des victoires de l’armée d’Abū Muslim, celui-ci avait fait prier pour « celui de la Famille qui Lui conviendrait », li l-ridā min ahl bayt al-rasūl. 114. ‘Uyūn wa l-Hadâ’iq 191. Il y a peut-être un mystère de la mort de Qahtaba, noyé, on sait mal comment, à la veille d’entrer à Kūfa, où son fils toutefois le remplace. 115. On dit seulement qu’il lui avait demandé de lui avancer de quoi payer ses chameliers, ce qu’Abū Salāma aurait laissé sans réponse. 116. L’étude la plus récente de ces faits est celle de D. Sourdel, loc. cit. 117. Ṭabarï III 67 et 88. 118. Ṭabarī III 79-82 ; Nershakhī, trad. Frye 62-64. 119. MONTG. WATT, Shi’ism under the Umayyads, dans Journal of the Royal Asiatic Society, 1960 ; Id., The conception of the charismatic community in Islam, dans Numen, VII/1960. 120. MOSCATI, Studi..., 1950. 121. Plusieurs textes — et jusqu’à une lettre attribuée à Abu Muslim lui-même — expriment l’idée que « l’on ne s’était pas battu pour en arriver là ». Le blâme pouvait retomber originellement sur Abu Muslim, mais, en raison des circonstances de sa mort, fut rejeté exclusivement sur les ‘Abbāsides. D’une manière générale, les opposants, soulevés contre le drapeau noir, se réclamèrent de la couleur blanche, qui avait été celle des Omayyades, sans qu’en Orient ce fait signifiât comme parfois en Occident une allégeance omayyade ; on leur donne en général le nom de mubayyida, les « blanchis ». D’où le fait apparemment étrange que la mémoire de l’homme au drapeau noir, Abū Muslim, est défendue par des « blancs »... On notera qu’al-Razzām, le maitre du futur « Khurramī » al-Muqanna, était le chef d’une des branches des Rāwandites après la mort d’Abū Muslim. Voir Nershākhī, The history of Bukhārā, trad. R. N. Frye, p. 144 avec la note 241, et al-Ash’arī 94. 122. Voir en particulier la khuṭba (prière-allocution) d’Abû l-’Abbās lors de sa proclamation à Kūfa en 749, et son échange de correspondance avec Muḥammad b. ‘Abdallāh lors du soulèvement de celui-ci (d’après Ṭabarī III, 28-29, et le Kāmil d’al-Mubarrad 302, 786, surtout).En 749, Abū l-’Abbās chercha à compromettre en bloc les ‘Alides sous l’appellation de Sabā’iyya, en raison de leur culte pour la mémoire de ‘Alī ; ce qui n’empêche pas qu’ailleurs les ‘Abbāsides soulignent, d’une manière caractéristique d’un état intellectuel, que tous leurs aïeux, à l’exception de Muḥammad b. ‘Alī, qui avait le nom même du Prophète, avait eu des noms commençant, comme celui de ‘Alī, par la lettre ‘ayn, et qu’en conséquence ils étaient, eux, le vraie postérité substantielle de ‘Alī...

121

123. Sur cette base on discutait des qualifications individuelles en soulignant d’un côté la supériorité des mères libres, en la contestant de l’autre (Ismā’īl, l’ancêtre de tous les Arabes, était bien le fils de la servante Agar), l’ancienneté d’islam des ancêtres (‘Alī avait été musulman avant al-’Abbās, mais, de la génération de celui-ci, le père de ‘Alī, Abū Ṭālib, mort jeune, n’avait jamais été musulman...), etc. Je ne parle pas des développements ultérieurs de l’argumentation, à laquelle participera l’écrivain poly-graphe Djāhiz au début du siècle suivant. 124. Hodgson dans EI/2. 125. EI/2, art. Abū l-Khaṭṭāb (ajouter aux références à Kashshī une à Nawbakhtī 59). 126. EI/1, art. Muḥammad b. ‘Abdallāh et al-Manṣūr, avec bibliographie. 127.

MOSCATI,

Il califfato di al-Mahdi, dans Orientalia, 1945-1946 ;

VAN

VLOTEN ,

Zur

Abbasidengeschichte, Z.D.M.G., 1898. 128. Anonyme Gryaznevitch, 245b et Nawbakhtī 43. 129. Voir supra, p. 154, n. 1 et 2. 130. Il est impossible de départager ce qui, dans le cœur des ‘Abbāsides, a été ambition et conviction sincère d’un droit, fondé sur l’action efficace, à « protéger » et représenter la Famille. 131. Anarchique : cela ne pouvait faire un parti. 132. Dans un tout récent article (The political attitude of the Mu’tazila, dans Journal of the Royal Asiatic Society, 1963), Montg. Watt a suggéré que ce que nous prenons pour un mouvement mu’tazilite déjà organisé au temps du mouvement ‘abbāside n’est que le résultat d’une projection sur le passé de conceptions des mu’tazilites du siècle suivant qui, pour distinguer leur doctrine de celle de Djahm que des adversaires les accusaient de suivre, se sont rattachés au souvenir de Wāṣil b. ‘Aṭā et de ‘Amr b. ‘Ubayd ; certes ceux-ci ont existé, mais leurs idées, qui ne sont pas toutes celles de la mu’tazila ultérieure, n’ont été en tout cas celles que de petits groupes basriens — même s’ils ont fait propagande pour elles — et n’ont ni tout le contenu ni toute la portée que veulent nous faire croire, pour les besoins de leur politique au siècle suivant, ceux qui rétrospectivement et d’eux-mêmes se proclament leurs héritiers. La théorie de Watt a probablement besoin d’être mise à l’épreuve dans le détail, mais, quant à la méthode à utiliser pour aborder les sources, elle me paraît fondamentalement saine : les sectes, etc., nous sont dépeintes en fonction de ce qu’il est de l’intérêt de ceux qui nous les dépeignent de nous faire penser qu’elles sont, et il convient donc d’étudier ces peintures non pas en elles-mêmes, mais en relation avec le jeu politico-doctrinal du milieu d’où elles émanent ultérieurement (sa démonstration, par exemple, sur la non-existence des ‘Uthmāniyya, qui ne sont qu’une appellation polémique donnée au temps des ‘Abbāsides à ceux qui, pour diminuer ‘Alī, prenaient la défense de la mémoire de ‘Uthmān mais non pas un parti réel qui aurait déjà antérieurement souhaité le retour d’héritiers de ‘Uthmān et eu une quelconque organisation autonome, est pleinement convaincante). Il est évident que, si les idées de Watt concernant les premiers prétendus mu’tazilites viennent à être confirmées, cela renforcera nos raisonnements qui, réciproquement et plus modestement, peuvent venir à leur appui. Lorsque Nyberg montre que la mu’tazila n’est pas seulement la doctrine théologique que les textes nous présentent, mais aussi et d’abord la doctrine politique des ‘Abbāsides, il reste de son argumentation deux vérités dont il doit être crédité et que confirme Watt avec bien d’autres : d’une part, que toutes les doctrines de ce temps sont politiques avant d’être philosophiques même si les textes ne nous ont par la suite conservé d’elles que l’aspect philosophique ; ensuite qu’il y a eu effectivement un moment où les ‘Abbāsides ont trouvé dans le mu’tazilisme non pas seulement une attitude philosophique à leur goût, mais la doctrine convenant à leur politique. Mais, cette conformité elle est à comprendre fondamentalement dans la phase du Califat, de la deuxième moitié du règne d’al-Ma’mān au début de celui d’al-Mutawakkil, où le mu’tazilisme désormais bien constitué a été promu théorie officielle du régime. Le problème de la conformité d’opinion entre les ‘Abbāsides et Wāṣil b. ‘Aṭā en devient, dans une certaine mesure, une affaire distincte, et, de toute façon, perd de son importance relative.

122

Quant à la politique d’al-Ma’mūn, elle consiste, selon Watt, à rechercher un terrain d’entente avec les Shī’ites modérés ; j’essaierai de montrer ailleurs que bien des faits viennent à l’appui de ses raisonnements doctrinaux à cet égard. Mais au fond le désir d’une réconciliation de la Famille — sous conduite ‘abbāside — correspond aux conditions de la naissance même du mouvement ‘abbāside tel qu’il nous est apparu.

NOTES DE FIN *. Publié dans la Revue Historique, CCXXX 1963, 295-338. P. -S. — A cet article, il y aurait lieu d’ajouter maintenant une série d’études de Shaban (The Abbasid Revolution), Sharon, thèse de Jérusalem (The Advent of the Abbasides, 1910), Tilman Nagel ( Untersuchungen zur Entstehung des abbasidischen Kalifats, 1970), etc. En outre Gryaznevitch a achevé la publication de l’ouvrage dont il n’avait en 1963 donné que la première moitié, et Dūrī a publié celui qu’il n’avait alors qu’annoncé et qui, apparenté effectivement au premier, ne lui est cependant pas identique (Tārīkh āl al-’Abbās).

123

À propos des shuhūd*

1

Dans la justice musulmane classique, une fois pleinement constituée, le mot shāhid/ shuhūd désigne, on le sait, deux catégories assez différentes de « témoins » : d’une part les témoins de la matérialité des faits, qui changent évidemment d’une affaire à l’autre, et ne peuvent par conséquent faire l’objet de désignation préalable, d’autre part les témoins « instrumentaires », c’est-à-dire ceux qui attestent par leur participation la régularité des actes judiciaires, et qui eux peuvent techniquement être, et ont été en effet, constitués en une liste sur laquelle les cadis recrutent leurs auxiliaires normaux1. Néanmoins les conditions dans lesquelles on en est arrivé là et l’exacte interprétation de l’évolution restent, me semble-t-il, entourées d’une certaine ombre. Je ne suis pas juriste, mais, en hommage à la mémoire du grand historien du Droit disparu, on m’excusera d’essayer de présenter en historien quelques réflexions à ce sujet.

2

La constitution, lorsqu’elle a eu lieu, d’une liste de témoins instrumentaires a évidemment rendu claire dans la conscience de tous la distinction entre les deux catégories de shuhūd. Mais cette distinction existait beaucoup moins dans la coutume des premiers temps. A vrai dire, autant que les textes qu’on peut considérer comme nous en transmettant à peu près l’ambiance2 le laissent apercevoir, il y avait, comme il y aura toujours, trois sortes d’opérations, mais revenant pratiquement aux mêmes hommes. D’une part, en cas de procès, des témoins faisaient savoir ce qu’ils savaient des faits incriminés. Deuxièmement des témoins participaient à la conclusion d’un contrat, sur la base ou non d’une certaine connaissance des éléments concrets de l’affaire, de manière à rappeler pour l’avenir en quoi le contrat avait consisté. Et enfin des témoins, de quelque genre d’affaire qu’il s’agît, signifiaient par leur présence et leur acception que la décision prise, le contrat conclu l’avaient été dans les conditions légales. Ce sont là, répétons-le, trois préoccupations distinctes, mais sans que cela signifie la nécessité de trois catégories distinctes de personnes. L’hésitation qui se fait jour sur la question de savoir si les témoins à un contrat doivent ou non avoir une connaissance préalable des éléments concrets de l’affaire3 montre bien qu’on sépare mal dans ce qu’on leur demande le témoignage matériel sur le passé et la conservation du souvenir pour l’avenir. Pour l’avenir ce qui importe est évidemment de se rappeler le contenu de l’acte judiciaire, mais aussi bien de le mettre à l’abri de toute contestation quant à sa régularité : implicitement la participation de témoins, dont on ne voit pas qu’ils soient généralement autres que les précédents, atteste cette régularité.

124

3

Par la force des choses nous touchons là à la question du rôle de l’écrit. Ainsi qu’il est bien connu, le fiqh théorique n’attache de valeur qu’au témoignage oral, l’écrit, aux origines, étant peu clair, et en tous temps falsifiable, sujet à diversité d’interprétation, etc. Il n’en reste pas moins qu’en fait, et Schacht en particulier y a fortement insisté, on a très vite eu recours à l’écrit en particulier pour les contrats destinés à être durables, de telle sorte que dès le IIIe siècle on rédigeait des traités de shurūt, des formulaires juridiques, pour mettre à l’abri le personnel judicaire des irrégularités de rédaction. Certes l’écrit n’a en théorie que le rôle de fixer la mémoire, et son rôle peut rester auxiliaire tant que les témoins sont vivants. Mais, ceux-ci une fois décédés, c’est l’écrit qui, vaille que vaille, les remplace. Sur cet écrit, ils ont signé, au nombre de deux au minimum, selon la prescription coranique sur le témoignage en général, qui interdit de se contenter d’un témoin, hors cas d’impossibilité, et alors avec précautions supplémentaires. Quel qu’ait pu être sur le moment le rôle des témoins dans le contenu concret de la décision, ce que leur signature maintenant signifie pour les générations postérieures est que cette décision a été prise dans des conditions valables. Elle fortifie donc la notion du témoignage instrumentaire, bien que celui-ci, moins distinctement, ait existé depuis les origines4.

4

Les exposés traditionnels à cet égard, tout en notant occasionnellement que l’institution du témoignage instrumentaire se trouve aboutir à quelque chose d’analogue à des institutions qu’avaient connues telle ou telle civilisation antique5, semblent considérer qu’en fait l’évolution en Islam s’est produite en vase clos, par le jeu de nécessités internes, et d’une manière tout de même relativement originale. Il ne semble pas que cette optique soit très juste. Sans parler du notariat sur lequel nous reviendrons, la notion de témoignage instrumentaire, que les témoins fussent ou non distincts d’autres personnages, parait avoir été commune à toutes les sociétés avec lesquelles l’Islam s’est trouvé entrer en contact, et avoir fait partie de l’héritage que les sujets des États musulmans — Arabes compris — apportaient, à mesure de leur conversion, à l’élaboration de la société nouvelle. Assurément le naufrage de la documentation proprement sassanide rend difficile d’assurer ce qu’il en était dans la Perse préislamique, mais le monde sémitique, sur lequel mordait l’État sassanide, faisait depuis longtemps usage de la signature de témoins à titre instrumentaire6. Dans le monde romain et chez son héritier « byzantin » la chose était obligatoire, au point que le Droit se préoccupe de savoir ce qu’il faut faire lorsque des témoins ne savent pas écrire leur nom7. C’est sur ces bases que s’est constituée la pratique des royaumes « barbares » d’Occident et de leurs successeurs médiévaux8. Quiconque a vu des actes émanant de l’une ou l’autre de ces sociétés sait qu’il y figure des témoins qui se désignent eux-mêmes sous les noms, exacts équivalents de shā hid/shuhūd, de testes en latin, de marturoï en grec. Tout cela, dira-t-on, restait peut-être inconnu des Arabo-Musulmans ; mais nous avons quelques exemples d’actes de ce type rédigés dans les premiers temps de l’Islam en langues « indigènes »9, et l’on en a de même période en arabe, d’une forme absolument correspondante10 ; il est même bien possible que telle ait été la coutume à Médine au temps du Prophète11. Autrement dit le fiqh a entériné et l’usage conservé une pratique qui était absolument générale au-dehors comme au-dedans de la société musulmane, et qui dans sa nature fondamentale ne doit rien à l’Islam. Ce que le fiqh a fait a été de préciser les conditions auxquelles un témoin peut être recevable, et, les différentes fonctions possibles des témoins n’ayant pas été primitivement clairement distinguées, il en résulte évidemment qu’il étend à toutes les catégories de témoins les règles qui avaient peu à peu pris force à propos des anciens témoins. Il va de soi d’ailleurs que la plupart des précautions à prendre, des exigences à

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présenter sont les mêmes qu’il s’agisse d’une espèce de témoin ou d’une autre : santé d’esprit, honorabilité, et — la pratique là-dessus est plus hésitante — absence de liens personnels de famille ou autres avec les personnes impliquées dans l’affaire. 5

C’est ici que le raisonnement des auteurs modernes insère — mais je ne sache pas qu’ils aient aucune caution dans les sources — la question de l’origine des listes préalables de shuhūd. Pour s’assurer que les témoins possédaient bien les qualité morales requises (ce que l’on résumait dans le vocable de ‘adl), des enquêtes étaient nécessaires, qui évidemment prenaient du temps. C’était donc une économie de temps de dresser à l’avance la liste des personnes recevables sinon comme témoins des faits, bien entendu, du moins comme témoins instrumentaires. La pratique se prit, teste al-Kindī, au tournant du IIe et du IIIe siècle de l’Hégire. Ultérieurement, les cadis retinrent sur cette liste les personnes dont ils avaient besoin de faire leurs auxiliaires normaux, et ainsi naquit en particulier le « notariat » musulman12.

6

Je laisse de côté la dernière phase. Pour la première, l’ennui, je le répète, est qu’il ne semble pas y avoir de caution dans les sources anciennes. On se réfère d’autre part, pour parler de l’ensemble du monde musulman, au seul al-Kindī, qui ne vaut que pour l’Égypte. Et, des textes d’al-Kindī lui-même, on n’a pas mis en relief certains aspects pourtant révélateurs de problèmes qu’on n’aborde donc pas.

7

Al-Kindī a écrit au IVe siècle une histoire des cadis (et des gouverneurs) d’Égypte, au cours de laquelle il rencontre les questions qu’avaient rencontrées ces cadis. Mais va-t-il de soi que ces questions, ou les réponses qui leur étaient données, étaient les mêmes entièrement en Égypte et ailleurs ? Il aurait été bon d’essayer de regarder ce qui peut être dit à leur sujet dans les plus anciens ouvrages de fiqh conservés ou dans d’autres histoires de cadis. Or, si certes je ne peux prétendre avoir dépouillé en détail tout le Kitāb al-Aṣl de Shaybānï, qui se situe dans la période voulue, je dois tout de même dire que, dans la multiplicité des pages et questions qui y concernent les shuhūd traditionnels, rien ne se réfère, semble-t-il, en plein cœur de l’Empire, à des initiatives du genre de celles dont fait état al-Kindī pour l’Égypte. Certes le fiqh par nature répugne à entériner les pratiques nouvelles, encore que ce soit justement beaucoup moins le cas pour le fiqh ḥanafite ancien né des exigences de la pratique ‘abbāside.

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Mais considérons, ce qu’on ne paraît pas avoir fait, un ouvrage de sujet parallèle à celui d’al-Kindī’, bien que plus ancien dans sa composition et son esprit : l’Histoire des cadis de Médine, Basra et Kūfa de Wakī’. Il atteint largement, sauf pour Kūfa, la période qui nous importe, il discute abondamment de tas d’épisodes relatifs aux shuhūd, il n’a pas un mot pour suggérer qu’aucun cadi ait voulu établir aucune liste limitative préalable. On n’échappe donc pas à l’hypothèse que l’initiative prise par les cadis d’Égypte, loin d’être la répercussion provinciale d’initiatives ‘abbāsides au centre de leur Empire, puisse être une mesure locale d’abord, même si l’exemple ensuite a été imité. Mais justement un passage de Tanūkhī13, qu’on a cité mais insuffisamment exploité, nous explique formellement que jusque dans la première moitié du IVe siècle incluse, il n’y avait à Basra aucune autre limitation au recrutement des shuhūd que leur caractère propre ; telle était en effet la doctrine hanafite : quiconque était reconnu doué du ‘adl pouvait être shāhid ; et ce fut seulement à cette époque qu’on commença à introduire l’usage d’une liste étroite. La doctrine hanafite ne peut évidemment se comprendre que sur la base de l’indifférenciation originelle entre shuhūd, mais il reste que l’usage était à Basra d’un bon siècle en retard sur l’Égypte. Qu’en était-il à Badgad ? Peut-être, puisque Tanūkhī explique le cas basrien, Bagdad avait-elle tout de même devancé Basra dans l’évolution :

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je n’en connais pour le moment aucun témoignage, comme je n’en connais pas de contraire14. 9

Mais quoi qu’il en soit il se pose à nous la question de comprendre les raisons et caractères de l’innovation, à mesure qu’elle se propage. Bien entendu il y a un côté d’avantage technique, qui peut avoir été ressenti par les cadis. Mais ce n’est pas de cela que parle al-Kindī lui-même. Pour cet auteur15, lorsque fut pour la première fois dressée une liste, il s’en suivit une émeute. Et d’autres cadis, on dit qu’ils remplacèrent d’anciens témoins par leur clientèle ou des Quraysh ou des « Perses » (entendez des hommes venus dans le cadre de l’administration ‘abbāside)16. Alors on croit deviner. Comme dit Tanūkhī 17, auparavant les gens amenaient comme témoins n’importe qui, qu’ils trouvaient parmi leurs amis ou voisins (comme nous faisons encore pour certains actes de notre vie). Auparavant aussi, cela est abondamment illustré par les historiettes de Wakī’ en particulier, n’importe qui venait faire le témoin, sous réserve de n’être récusé par nul autre, ou éventuellement d’enquête contraire. La constitution d’une liste préalable pouvait alors avoir comme objet, et c’était sans doute au début le cas à Fustāt, de marquer le contrôle de l’autorité centrale sur une justice autrement trop soumise aux fluctuations et aux hostilités d’une population peu sûre18. Mais elle avait une portée plus large à la longue, que nous comprenons mieux si là encore nous nous replaçons dans l’ambiance des sociétés environnantes. Sous le Bas-Empire romain, quels que pussent être les témoins occasionnels de telles affaires, le témoignage instrumentaire avait fini par être réservé aux membres des petites curies locales, par ailleurs frustrées de la plupart de leurs attributions antérieures d’administration municipale. La qualité de témoin et celle d’un certain standing social allaient donc de pair. La conquête musulmane, en retirant l’existence, ou en tout cas l’existence légale, à ces institutions, fit officiellement tomber les limites légales du droit au témoignage, limites qui d’autre part répugnaient certainement à l’esprit arabe primitif. Mais cela n’empêcha pas qu’à mesure de la constitution de la société urbaine renouvelée issue de la combinaison progressive des deux héritages, un besoin ne se soit de nouveau fait sentir dans l’aristocratie « bourgeoise », et dans certains éléments de l’Administration ou de la Justice, de redéfinir la catégorie supérieure des gens habilités à intervenir dans les affaires, ici judiciaires, de leur ville. On a noté que l’accès à la shahāda est, à partir du milieu du Moyen Âge, un événement assez important pour être noté dans les chroniques19 ; à vrai dire, tout de même pas l’accès successif de tous les individus inscrits sur la liste, mais celui des personnages dont, en raison de ce que l’auteur sait de leur carrière ultérieure ou de la signification politico-sociale ou religieuse que leur promotion peut avoir, l’accès à cet emploi significatif mérite d’être mis en relief et porté à l’attention des lecteurs 20. Bien entendu, à mesure que le cadi prend l’habitude de confier à ses shuhūd, ou à certains d’entre eux, des tâches « notariales », il faut exiger d’eux des connaissances légales que la masse ne peut avoir, ce qui renforce la ‘tendance aristocratique : une partie des shuhūd sont de futurs cadis21. Lorsque Massignon anciennement22 avait dit d’un mot que la constitution de la catégorie des shuhūd était le succédané musulman de la formation européenne de la bourgeoisie, il dépassait là, dans une de ces visions dont il était coutumier, la réalité que les sources permettent de cerner, mais il mettait justement l’accent sur le côté social d’une évolution dont les historiens du Droit n’ont regardé que l’aspect technique. Je pense que c’est dans cette voie qu’il convient de poursuivre l’enquête.

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10

Car, est-il besoin de le redire, je ne suis pas un spécialiste. Chacun a, je pense, le droit ou le devoir de dire ce qu’il croit pouvoir servir au progrès de la recherche ; mais ce qui a été dit ci-dessus peut au plus servir à animer une telle recherche.

11

P. -S. Voir maintenant les travaux de Miss Wakin sur Taḥāwī.

NOTES 1. Bref aperçu de bibliographie, en dehors de ce qui est dit dans les traités de Droit classiques (ici l’initiateur est Juynboll, p. 315) ; voir surtout E. TYAN, Le notariat et le régime de la preuve par écrit dans la pratique du Droit musulman, 2e édition, Beyrouth 1959 ; ID., Histoire de l’Organisation judiciaire en pays d’Islam, 2e édition, Leiden 1960 ;

AMEDROZ,

The office of Kadi in the Ahkam al-Sultaniya of Mā

wardī, in JRAS, 1910, surtout p. 779 sq. et 791 sq. ; Encyclopédie de l’Islam, 1 re édition, art. shāhid (Heffening), 2e édition bayyina (R. Brunschvig). 2. Je me réfère plus particulièrement à Wakī’ et Shaybānī, sur lesquels voir infra. 3. WAKĪ’, Akhbār al-Quḍāt, éd. 1366/1947, II, p. 20 et 55. 4. La notation des témoignages est étudiée en détail dans le principal ancien Traité de shurūṭ, celui d’al-Taḥawī (IIIe siècle). Je dois la connaissance des passages qui concernent cette question à M. M. Khadr, qui prépare un travail d’ensemble sur la diplomatique musulmane classique. 5. Outre HEFFENING, loc. cit., voir Mez, Die Renaissance des Islâms, 219. 6. Je ne prétends naturellement pas donner ici une bibliographie des questions, mais, pour notre objet présent, des exemples quelconques même isolés ou fortuits suffisent. Voir donc Harold STEINACKER,

Die antiken Grundlagen der frühmittelalterlichen Privaturkunden, Leipzig 1927, surtout p.

128, et Alessandro Verger, Ricerche giuridiche sui papiri di Elefantina, Roma 1965, p. 99-100. Même TYAN, Org. Jud., 245. Cf. P.S.

7. Voir surtout dans

ZEPOS,

Jus Graecoromanum, la Novelle 69 de Léon VI (renseignement de Mme

Ahrweiler et de M. G. Dagron), vol. II, p. 157. La Byzantinische Urkundenlehre de Fr. Dölger et Joh. Karayannopoulos I, 1969, n’a encore abordé que les documents impériaux, en fait tardifs, qui ne VIe

siècle,

continuant l’usage romain, dans les Papyrus de Ravenne publiés par G. Marini ; cf. Ch.

DIEHL,

nous sont pas utiles ici. Mais on trouve des documents de l’Italie byzantine du L’Exarcat de Ravenne, p. 95.

8. GIRY, Traité de Diplomatique, 591 ; H. BRÜNNER, Zur Rechtsgeschichte der römischen und germanischen Urkunden, p. 387. 9. Ad. GROHMANN, Einführung zur arabische Papyruskunde, I, 1954, 119. 10. Ibid., 117-120, où l’on parle par exemple de documents arabes avec témoins en copte et vice versa. Voir aussi C. J. KRAEMER, Excavations at Nessana, III, Non-literary Papyri, 1959. 11. Coran II, 282. 12. Par une évolution parallèle, tous les postes d’administration financière, et quelques autres, se doublent à partir du milieu du Moyen Âge en Orient arabe de shuhūd uniquement destinés à attester la régularité des opérations des agents et fonctionnaires qu’ils assistent. 13. TANŪKHĪ, Nishwār, 129. 14. On sait seulement qu’autour de 300 h. le calife al-Muqtadī s’intéressait lui-même à l’activité des enquêtes de tazkiya et faisait rayer les témoins reconnus irrecevables ; mais cette procédure,

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si elle va dans le sens de l’évolution décrite ci-dessus, n’aboutit pas forcément à une véritable limitation. 15. 386, 389. 16. 402, 389, 391. 17. Loc. cit. 18. On remarquera que chaque cadi a ses shuhūd, c’est-à-dire que la liste change de l’un à l’autre, pour autant que les intéressés ne peuvent ou ne souhaitent pas se faire réagréer par le successeur du cadi qui les avait primitivement recrutés. D’autre part il n’y a pas de nombre fixe : pour des raisons techniques ou sociales, un cadi peut juger bon d’avoir une liste étroite, un autre une liste plus large, tout en restant limitative. Al-Kindī en particulier a beaucoup à dire sur ces attitudes. 19. Tanūkhī, 59, signale une famille appelée awlād al-shuhūd. 20. Spécialement intéressante à cet égard est la partie conservée de la chronique bagdadienne d’Ibn al-Sā’ī (début VIIe/XIIIe siècle), éd. par Muṣṭafā Djawād et Anastase Marie, Bagdad 1934. 21. Telle est plus ou moins l’explication d’ IBN

KHALDŪN ,

Muqaddima, trad. Rosenthal, I, 461,

confronté à l’évolution tardive. 22. L. MASSIGNON, in Nouvelle Clio, 1952, 173 ; cf. ma remarque in Arabica, 1958, p. 232, n. 4.

NOTES DE FIN *. Publié dam Stadia Islamica, XXXI, 1970, 71-79.

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Histoire économico-sociale et islamologie Le problème préjudiciel de l’adaptation entre les autochtones et l’Islam *

1

Il n’est évidemment pas nécessaire de plaider le principe du droit à l’existence que possède l’histoire économico-sociale dans l’histoire générale des peuples musulmans, comme de tous les autres1 ; elle est un des aspects qui, ajoutés aux autres, constitue l’histoire complète que nous essayons de réaliser ; et surtout nous savons maintenant que ces divers aspects ne peuvent être bien compris indépendamment les uns des autres, et qu’il existe entre les divers ordres de faits des interconnexions sans la connaissance desquelles nous ne pouvons en interpréter sainement aucun. Néanmoins, suivant les sociétés, suivant la manière dont la documentation disponible se présente, suivant celle dont l’étude s’en est trouvée entreprise, la contribution propre à l’histoire économicosociale à l’histoire générale peut se présenter quelque peu différemment. Je voudrais essayer de parler sous cet angle de quelques problèmes que nous pose l’islamologie.

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Lorsque nous étudions les peuples musulmans, nous étudions un ensemble de peuples que nous choisissons en fonction d’un critère religieux, ce qui n’est vraiment le cas lorsque nous étudions aucun des autres grands groupements de l’humanité. Ce caractère particulier est justifié jusqu’à un certain degré parce que l’interpénétration entre le religieux et le social — ici spécialement intime et large — autorise en effet à souligner le facteur religieux comme le facteur commun capital entre les divers peuples considérés. Il n’en est pas moins vrai que, de nous établir de prime abord et définitivement sur ce terrain, comporte le risque d’une exagération préjudiciable à la compréhension des phénomènes que nous étudions. Aussi important que puisse être dans un peuple le rôle de la religion, d’autres facteurs naturellement interviennent dans son histoire, et il peut se faire que, selon celui que nous choisissons, les limites, dans le temps et dans l’espace, du groupement humain où nous le considérons normalement, ne puissent être définies de la même façon. Cela ne veut pas dire que, méthodologiquement, nous ayons eu tort de définir d’après un ordre dominant de critères le groupement dont nous faisons l’objet global de notre étude, mais que nous devons savoir en assouplir les limites et regarder en dehors d’elles. Une inégale superposition des facteurs peut même, en certains cas, autoriser une sorte de succédané historique de l’expérimentation scientifique, puisqu’elle nous permet d’étudier la portée de l’un d’eux en considérant alternativement des

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domaines où il est présent ou absent, ou inversement, dans un domaine où il est présent, des zones où d’autres sont présents ou absents. 3

Dans le cas qui nous intéresse, celui de l’Islam, cette démarche peut être particulièrement fructueuse parce que, si la religion musulmane est née en Arabie, elle a été ensuite adoptée et presque recréée par toute une série d’autres peuples qui appartenaient à des ensembles socioculturels bien constitués, extérieurs à l’Arabie et dont une partie est restée, surtout avec l’empire byzantin, hors de l’aire des conquêtes arabo-islamiques, et une autre, à l’intérieur même de ces terres, rétive à l’incorporation dans la religion musulmane. Ces ensembles possédaient leur héritage culturel, dont certains éléments ont pénétré dans l’Islam, en même temps qu’ils étaient conservés dans des groupes qui lui demeuraient étrangers. Ils possédaient surtout leur structure économico-sociale avec les institutions qui lui avaient été adaptées. Or, si les études que requièrent la juxtaposition, la confrontation, l’interpénétration des cultures sont techniquement ardues, elles ne présentent pas de difficultés de principe, en ce sens que les phénomènes à mettre en relation se situent sur le même plan. De toute façon, la langue arabe et l’Islam intervenant là directement et puissamment, la résultante sera quelque chose dont les frontières peuvent en gros être définies comme coïncidant avec celles de l’Islam. La considération des faits économiques et sociaux nous place devant des problèmes préjudiciels plus complexe. L’économie dépend de facteurs dont certains — et d’abord ceux de la géographie — ont un caractère permanent, pleinement indépendant à l’origine des faits de culture, quelles que soient les interconnexions que les développements en puissent établir ensuite. Dans la mesure où elle est liée à un commerce international, l’économie repose immédiatement sur des circonstances qui ne se décident pas toutes dans la sphère d’influence possible de l’Islam (par exemple les Grandes Découvertes) ; il ne dépend pas de l’idéologie nouvelle de les transformer à sa guise. Les structures sociales et les institutions, dans la mesure où elles se sont construites dans ce conditionnement, participent à cette résistance nécessaire, que durcit la force de la tradition et des intérêts. A plus forte raison dans un cas comme celui de l’Islam, né dans un environnement économico-social assez étranger aux peuples qui cependant, ensuite, de certaines manières, vont l’adopter. Il se peut donc — c’est du moins un problème et par conséquent une obligation d’enquête — que, définitivement ou pendant une certaine période, de larges milieux sociaux que nous considérons dans le cadre de l’Islam restent en réalité fort peu différents de ce qu’ils étaient avant lui, et assez peu différents d’autres auxquels ils étaient liés précédemment et qui continuent à exister à leurs côtés. Par contre, par leur résistance même, ces milieux pourraient imposer à l’élaboration de l’idéologie et de la communauté nouvelles des traits qui leur étaient primitivement étrangers ; de sorte que sous leurs formes évoluées, celles-ci présenteraient autant l’image de ces milieux que celle de leur propre passé.

4

Un double problème, que la considération des faits économiques et sociaux nous aide donc à poser et à étudier, est celui, bien vieux, à sa manière, mais en fait bien incomplètement et imparfaitement abordé, de la spécificité du monde musulman par rapport au passé des peuples qui le constituent ou aux contemporains qui l’environnent. Aujourd’hui, où l’Occident a pris quelques siècles d’avance sur les autres cultures qui commencent seulement à le rattraper, notre opinion publique a tendance, a priori, à considérer le domaine de l’Islam comme radicalement séparé du nôtre. Nos pères, tout en ressentant plus passionnément les oppositions entre les deux, savaient bien qu’ils étaient frères puisque, au même moment où ils organisaient les Croisades contre les Musulmans,

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ils leur empruntaient leur philosophie et leur science ; et, par contraste avec notre mentalité présente, nous voyons bien, en effet, qu’ils étaient des frères, même s’ils étaient des frères ennemis. Ces parentés provenaient, bien entendu, pour une part, de continuités. Depuis fort longtemps les spécialistes ont établi que la religion musulmane a puisé originellement une partie de ses conceptions dans la religiosité judéo-chrétienne populaire du Proche-Orient, et la culture musulmane ultérieure une partie de ses sciences dans l’héritage gréco-oriental ; les papyrus ont montré que les institutions que les Arabes ont fait vivre en Égypte, en particulier les institutions fiscales, continuaient celles des régimes antérieurs, comme les continuaient autrement, au dire des vieux auteurs arabes, dans les territoires iraqo-iraniens, celles qui s’y développèrent sous le Califat de Bagdad. Toutefois, ce sont là deux domaines que l’on peut qualifier de superstructurels. La question essentielle[et globale : en quoi la société, dans les États musulmans classiques, est-elle ou n’est-elle pas la société antérieure, s’apparente-t-elle à la société de certains États non musulmans du même âge ou, pour poser la question autrement : la conquête arabo-islamique a-t-elle le sens et la portée d’une mutation sociale dans l’histoire du Proche-Orient ? Cette question reste en somme sans réponse, parce qu’on ne se l’est pas véritablement posée, et il va de soi que même l’islamisation culturelle des populations se présentera à notre esprit très différemment selon que nous serons amenés à la concevoir comme se produisant dans une société relativement peu affectée par le nouveau régime, ou au contraire dans une société transformée. 5

Le problème de la continuité entre l’Islam et les civilisations qui l’ont précédé se présente à nous, il faut bien le dire, dans des conditions spécialement difficiles, parce qu’il se trouve que la documentation relative aux territoires qu’il va occuper est plus maigre dans le siècle qui précède la conquête et dans les deux qui la suivent que dans les périodes antérieures et postérieures, et que dans la mesure où la comparaison des données fournies à des intervalles plus éloignés peut cependant autoriser des conclusions, nous sommes encore gênés par un caractère de la documentation. En effet, par suite de la longue incorporation d’une grande partie du Proche-Orient dans les États hellénistiques et dans le monde romain, cette documentation est en grande partie rédigée en latin ou en grec, c’est-à-dire en des langues qui ne sont pas celles de la majorité des habitants en Orient, et nous parle surtout des catégories sociales les plus hellénisées ou romanisées et, dans le domaine institutionnel, plus des schémas gouvernementaux que des réalités inférieures. Il en résulte que nous avons probablement une tendance à exagérer l’influence de cette hellénisation et romanisation, et à sous-estimer les éléments de permanence ou de continuité autochtones. De même, les sources arabes de l’époque classique, abstraction faite un peu des papyrus égyptiens, se réfèrent essentiellement à l’histoire telle qu’on pouvait la voir autour des dynasties régnantes ou en tout cas de leur capitale, ou dans les milieux juridiques qui créaient le droit musulman. Il se peut donc que bien des réalités humaines n’y apparaissent pas suffisamment, et plus particulièrement de celles qui ont subi le moins l’influence du changement de régime. Mais, dans la mesure où nous pourrons surmonter la difficulté préalable de nos sources, notre étude acquerra une valeur particulière. En effet, dans les conditions présentes, celles où nous place la nature de notre documentation et la relative longueur de l’histoire du Proche-Orient, cette histoire, fait qui ne se produit pour aucune des autres grandes aires culturelles, est traitée par trois catégories de spécialistes qui s’ignorent en général les uns les autres : ceux qui s’occupent de l’Orient pré-classique, puis un peu paradoxalement les spécialistes du monde gréco-romain, qui est excentrique par rapport à cet Orient, et enfin les islamologues. On ne peut donc pas s’étonner que, cela étant,

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l’étude du développement de cet Orient pour lui-même, d’un bout à l’autre de son histoire, nous apparaisse encore insuffisamment claire, et il est évident qu’un effort doit être fait pour surmonter ces difficultés. 6

Dans une telle perspective, un problème pour ainsi dire préjudiciel de l’islamologie, auquel il a déjà été fait allusion ci-dessus en d’autres termes, est celui de l’identification progressive entre l’Islam et la majorité des populations proche-orientales. Nous avons traditionnellement quelque peine à admettre que l’Islam ait pu conquérir profondément des populations qui avaient vu fleurir les cultures et les religions les plus évoluées et les institutions les plus perfectionnées que le monde eût alors connues. Mais le processus, bien entendu, a dû être double : si ces populations ont adopté l’Islam, elles ont fait aussi de cet Islam leur Islam, et c’est la synthèse réalisée qui s’est avérée la plus cohérente de celles qu’elles avaient jusqu’alors expérimentées. Synthèse qui, comme il est bien connu, ne porte pas un sens précis et distinctif seulement sur la religion, mais sur l’ensemble de la vie individuelle et sociale. Si bien que le problème qui se pose à l’historien social n’est pas seulement, comme il pourrait avoir à le faire pour d’autres croyances, de rechercher les conditions économiques ou sociales qui ont pu favoriser l’essor de l’Islam, mais, plus complètement, de comprendre en quoi, socialement, ont consisté l’adoption et l’adaptation de cet Islam par les populations intéressées. Et puisqu’il s’agit d’un fait social, cette signification, les facteurs de l’intégration, ses modalités, son rythme aussi, doivent être considérés comme ayant pu varier suivant les groupes humains, régionalement ou par catégories sociales, et suivant les périodes. En sorte que nous avons à essayer de dessiner une espèce de croquis parallèle de l’évolution proprement économico-sociale et du développement de l’Islam comme religion, afin de détecter entre eux les interconnexions possibles. Je ne veux naturellement pas dire que des considérations proprement religieuses n’aient pu aussi jouer leur rôle à tous les moments de l’expansion de l’Islam, mais même à ces circonstances les conditions économico-sociales ont pu sensibiliser plus ou moins les esprits.

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Ce qu’il y a donc heu de chercher à faire est la double opération suivante : d’abord nous demander, pour la période où l’Islam s’élabore comme communauté et comme doctrine sociale, dans quelle mesure et sous quelle forme il y a islamisation des populations indigènes susceptible d’agir sur cette élaboration ; puis réciproquement chercher si et en quoi l’Islam constitué en doctrine (c’est-à-dire, pour l’aspect social, le Droit musulman) peut nous renseigner sur les modalités, les raisons, les limites de cette islamisation ; de façon à finalement revenir à la question première : pourquoi, mais surtout en quoi y a-t-il eu islamisation de l’Orient2. ***

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Donc, au VIIe siècle, quelques dizaines de milliers d’Arabes, peut-être à la longue cent ou deux cent mille, occupent des territoires s’étendant de l’Hindou-Kouch à l’Atlas, et dont certains comptent apparemment — Inde et Chine mises à part — parmi les plus peuplés du monde de ce temps. Ces Arabes, bien entendu, sont alors les seuls Musulmans. Or, alors qu’en Europe les conquérants germaniques, même quand ils étaient Chrétiens (Ariens), ont été digérés culturellement par les vaincus, en Orient, au bout de quelques siècles, la majorité, parfois la totalité de la population professe l’Islam. Que s’est-il passé ? Il faut soigneusement distinguer les périodes, et pour notre objet présent ce sont surtout les débuts dont nous avons heu de nous occuper.

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Pendant cette période, il se peut qu’une certaine multiplication relative du nombre des Musulmans se soit produite, en dehors de toute conversion, par le simple jeu des unions avec des femmes indigènes, dont la fécondité se trouve ainsi retirée à leur milieu originel. Il n’est pas douteux cependant que dans l’expansion de l’Islam, la part principale revient aux conversions. Mais ces conversions se produisent dans des conditions très différentes de ce qu’elles seront aux générations postérieures : dans des milieux circonscrits, dont l’entrée en Islam signifie une rupture non seulement religieuse, mais sociale avec le passé et la société d’origine.

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Il apparaît bien que, du côté des Musulmans, il n’y pas, à cette époque, de ferme effort d’islamisation au-delà du cercle des populations arabes. Non seulement en raison des difficultés sociales et fiscales assez vite sensibles auxquelles les conversions exposaient les vainqueurs — nous y reviendrons dans un moment — mais plus intimement parce qu’à la suite de l’échec initial de Mahomet auprès des Juifs de Médine, les Musulmans avaient pris leur parti d’une pérennité autonome des « religions du Livre ». D’autre part, en cette phase de Guerre Sainte et de garnisons militaires, la conversion à l’Islam paraît avoir été conçue le plus souvent de part et d’autre non d’abord comme l’adhésion à une religion — encore bien imparfaitement définie — que comme l’agrégation à l’armée conquérante ou à la clientèle d’un de ses chefs ou groupes tribaux. Les conversions collectives, hors d’Arabie, sont exceptionnelles, et ne se rencontrent que dans des zones frontalières où il s’agit en fait d’accords de coopération militaire contre des ennemis qui, pour l’autochtone, sont traditionnels ; ailleurs les conversions sont individuelles, et elles auraient peu de sens, mais n’en exposeraient pas moins le converti à des difficultés sociales, s’il demeurait en son milieu originel. Il s’agit donc d’une rupture avec ce milieu et d’une attache nouvelle au milieu arabe musulman ; d’où un dépaysement qui limite la tendance à la conversion à ceux qui, pour une raison ou pour une autre, se trouvent arrachés à leur société d’origine ou, en son sein, assez mal à leur aise pour éprouver le besoin d’en sortir et penser devoir vivre mieux dans la Communauté musulmane.

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Cela étant, une première source d’islamisation est l’esclavage. Non pas celui des siècles ultérieurs qui, recruté dans des populations étrangères, accroît le nombre des Musulmans sans prélèvement sur les confessions indigènes, mais, au temps des Conquêtes, un esclavage dont la source essentielle consiste dans les prisonniers de guerre capturés dans le pays même. Pour cette raison d’ailleurs, ces prisonniers sont vite affranchis, mais normalement cet affranchissement, qui ne rompt pas tout lien entre l’ancien maître et l’ancien esclave, suppose conversion à l’Islam. En raison du caractère plus dur et plus durable de la guerre en Iraq et surtout en Iran qu’en Syrie et en Égypte, ainsi que de la disparition de l’État sassanide pendant que subsiste un État byzantin capable de racheter ses prisonniers, il y a beaucoup plus de néo-musulmans du type que nous venons d’envisager dans l’ancien territoire sassanide que dans celui qui avait été byzantin. Telle est l’une et la mieux connue des provenances du groupe social des mawālī. Il en est cependant aussi une autre dont l’existence, bien que mal connue, n’est pas niable. A tous les étages de la société, mais plus particulièrement parmi les déracinés, des hommes libres éprouvent le besoin, en Orient comme en Occident, de s’assurer le patronage des membres de l’aristocratie victorieuse, tandis que ceux-ci souhaitent s’entourer de clients mobilisables pour leurs querelles ou capables de suppléer à leur inexpérience administrative. Ce walā’ encore a été particulièrement important dans l’ancien domaine sassanide, parce que les Grecs se sont repliés sur Constantinople alors que les Iraniens n’avaient d’autre choix que de trouver un modus vivendi avec le vainqueur ; parce que les

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pratiques de recommandation étaient plus répandues aux divers étages de la société dans le monde sassanide que dans l’Empire « Romain » d’Orient ; et parce que l’importance numérique supérieure de la colonisation arabe rendait à la fois plus impérieuse et plus facile la recherche de tels patronages. Quoi qu’il en soit, d’un genre ou d’un autre, les mawālī ont en général accompagné leurs patrons dans leurs villes, et, sans évidemment perdre tout souvenir de leur ancien milieu, distendu leurs liens avec lui. Ils constituent donc, par rapport aux sociétés antérieures, sinon une classe absolument nouvelle, du moins, dans les gros centres de colonisation arabe comme Basra et Kūfa, un groupe d’hommes particulièrement compact qui, d’entrée de jeu, culturellement et socialement, accepte l’encadrement arabo-islamique. Il est vrai qu’assez vite, à mesure que s’estompe le souvenir précis de la défaite et que s’éveille la conscience des services rendus aux nouveaux maîtres, les mawālī vont chercher dans leur Islam même les arguments pour se hausser au niveau des Arabes, et un milieu arabo-mawālī se constituera où, au cours du second siècle de l’Hégire, le terme même de mawâlī, devenu de moins en moins réel, finira par disparaître. Ainsi les mawālî nous donnent-ils d’emblée l’exemple d’un groupe indignène d’hommes qui d’une part jouent carrément la carte de l’Islam, mais en même temps de quelque façon l’infléchissent en un sens que les Arabes seuls ne lui auraient pas à ce point conféré. 12

Maintenant, recherchant ou non la protection formelle d’un grand, quels hommes libres pouvaient venir s’agréger à la troupe des Musulmans, et quel profit plus précis en escomptaient-ils ? On songe souvent, devant cette question, au profit immédiat devant l’impôt : les non-musulmans, a-t-on longtemps dit, devant, pour garder leurs terres, payer un impôt foncier, le kharādj, et, pour mériter leur liberté personnelle et confessionnelle, verser un impôt de capitation, la djizya, ils évitent par une conversion la seconde, voire le premier, et tout est simple. En réalité la question est complexe. Pour les citadins exerçant des professions artisanales, commerciales, libérales, la zakāt proportionnelle qu’ils vont avoir à payer en tant que Musulmans sera, s’ils sont aisés, supérieure à leur djizya fixe antérieure. Pour les propriétaires ruraux, comme le kharādj est plus lourd que la dîme due par les Arabes sur leurs anciennes propriétés d’Arabie ou les équivalents acquis en pays occupés, on a parfois cru que la conversion d’un propriétaire indigène entraînait pour sa terre aussi conversion fiscale : il n’y en a aucun exemple3. Et l’on ne peut même pas dire que la conversion libérait automatiquement le rural de la djizya, parce que dans l’assiette ou la perception la distinction entre kharādj et djizya était trop souvent mal établie pour que l’on pût faire autre chose que frapper ou exempter le contribuable des deux à la fois ; pour peu que la tentation islamique devînt large, un frein était évidemment apporté aux conversions tantôt par les autorités musulmanes craignant pour les rentrées d’impôt, tantôt, en cas de tribut globalement établi et versé sous la responsabilité des notables locaux, par ceux-là mêmes, menacés d’avoir à régler l’équivalent des moins-values4. Il se peut que selon les régions le régime de l’impôt ait rendu les dissociations et les conversions plus ou moins faciles : mais la chose est peu claire, et, on le reverra, peu apparente une quelconque différence dans la géographie de l’islamisation effective, qui puisse être expliquée par une raison de ce genre. Je ne parle pas des métayers, qui ne payent pas de kharādj, et dont la djizya prête à contestation : le propriétaire peut pratiquement interdire une conversion qui le lèserait, si le paysan reste à la terre.

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En réalité tout est là et, propriétaire ou métayer, le converti n’est pas un homme qui obtient des avantages fiscaux, mais un homme qui quitte la terre. De même que le Pouvoir

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interdisait aux Arabes l’exercice de l’agriculture et, pour plus de sûreté, l’acquisition même des terres de kharādj, de même ne concevait-on pas alors qu’un converti restât à la terre. On pouvait souhaiter la quitter et, si une conversion facilitait l’opération, l’envisager. Ce qu’on pouvait espérer était, en se rendant dans un autre village ou, mieux, s’il y en avait de proche, dans une ville, disparaître en tant que contribuable, n’être plus trouvable physiquement à l’ancien domicile et n’être pas enregistré dans le nouveau. L’Islam n’était pour rien dans ce mouvement des phugadeis qu’on appelle maintenant djawālī : vieille tradition qu’attestent les papyrus de l’Égypte byzantine comme de nombreux textes arabes, et, si les paysans que renvoie brutalement à leur terre et en fait à la religion de leurs ancêtres le terrible gouverneur de l’Iraq al-Hadjdjādj avaient sans doute cru trouver dans l’Islam une couverture à leur « fuite », rien n’indique que les djawāli d’Égypte aient, eux, au premier siècle de l’Hégire, envisagé d’accompagner leur déplacement d’une conversion, et les révoltes coptes du siècle suivant suggèrent nettement le contraire. Le point de vue de l’administration musulmane est, jusqu’aux premiers temps ‘abbāsides au moins, exactement le même que celui de l’administration byzantine : faire la chasse aux fuyards, les ramener au domicile héréditaire. Tout au plus peut-on dire que dans les premières années consécutives à la conquête, un certain relâchement administratif a pu pour un certain temps favoriser les fuites occultes : situation purement transitoire et sans portée durable. 14

Pour les métayers, il est vrai, on a parfois paru penser que l’Islam avait signifié le début d’une libération au moins momentanée : cela est très contestable. S’il est vrai que le Droit musulman constitué ignorera la notion explicite de contrats non temporaires, d’autres documents montrent bien qu’en pratique il s’est conservé depuis les temps préislamiques une certaine attache à la glèbe. Les anciens grands propriétaires grecs, certains iraniens, ont disparu, mais il en est revenu d’arabes qui, s’ils n’ont pas officiellement tous les pouvoirs des précédents, doivent en fait les exercer, en raison du caractère lointain et vague de tout contrôle ; il ne suffit pas, pour des métayers habitués à l’exploitation collective mais sans aucun moyen en matériel, que disparaisse quelques semaines le grand propriétaire pour qu’ils puissent effectivement se transformer en petits propriétaires libres capables d’interdire le retour d’un régime analogue au précédent. Pour eux encore, s’ils estiment le poids de leur condition plus lourd que l’aléa d’une « fuite », le salut est dans celle-ci, quand on le peut.

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La question est évidemment liée à celle de l’attrait des villes. Tout le monde admet que le développement de l’Islam a été lié à celui de l’urbanisation ; mais là non plus il ne faut pas bousculer les périodes. Au lendemain de la conquête, s’il y a création de villes nouvelles, il y a aussi destruction ou déclin de villes anciennes (Ctésiphon, Carthage). Ce qui est à considérer est le passage des villes anciennes, dont certaines ont perdu leur activité, aux villes nouvelles, où certains habitants des anciennes vont chercher fortune. Ces villes nouvelles, fondées comme musulmanes, sont évidemment un cadre d’islamisation : il n’est pas douteux cependant qu’il y afflue aussi des gens qui ne changent pas pour autant la religion de leurs pères ; et de toute façon la majorité des villes sont des villes anciennes dont la structure fondamentale subsiste : l’altération n’a sans doute de réelle importance que, une fois encore, en Iraq. D’autre part, il importerait de savoir si, là même les habitants non arabes autres que les mawālī sont en règle générale des émigrés d’anciennes villes (de Madā’in/Ctésiphon à Kūfa et Baṣra par exemple) ou des paysans « enfuis ».

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Si sur les fuites de paysans l’attrait des villes a pu régionalement exercer quelque influence, du côté de la vie rurale elle-même ont-elles pu être encouragées par une situation de crise liée à l’installation du régime nouveau ? Des destructions ou défauts d’entretien de travaux d’irrigations et de plantations consécutifs aux guerres, des déplacements de débouchés, enfin et surtout l’établissement de nouveaux pasteurs bédouins ont-ils bouleversé les conditions de la vie agricole sédentaire au point d’accroître durablement la mobilité d’une population normalement plus portée à la stabilité ? Il est impossible de discuter ici ces questions, et l’on dira seulement qu’aucun de ces phénomènes ne paraît avoir eu de portée considérable ; en tout cas, dans un pays comme l’Égypte, il est vrai peut-être exceptionnel, la remarquable fixité des prix du blé et du pain de Constantin aux Tūlūnides5 s’inscrit évidemment à l’encontre de l’idée d’un bouleversement des structures rurales.

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L’Islam primitif en Arabie a bénéficié de malaises sociaux, et il serait paradoxal de prétendre que ni dans l’évolution du Moyen Orient à la veille de la conquête arabe, ni dans cette conquête même et ses répercussions immédiates il n’y a eu d’éléments de malaise dont une religion dominante nouvelle pouvait bénéficier. On a seulement voulu mettre en garde contre l’idée d’une ampleur, d’une brusquerie du phénomène auxquelles pourraient faire croire les événements politiques et militaires du VIIe siècle. A cet égard il est intéressant de détecter, en face des textes musulmans, ceux qui émanent des communautés aux dépens desquelles se font les conversions. Ils sont d’autant plus rares que, précisément, le mouvement est encore lent, et cette rareté corrobore notre impression. Dans l’ancien territoire byzantin et dans la communauté orthodoxe, politiquement la plus compromise pas ses liens religieux et sa séparation territoriale avec Byzance, ce dont nous disposons consiste en général en une littérature de polémique confessionnelle, souvent difficilement datable, et destinée en fait moins à gagner l’adversaire qu’à préserver de la tentation les propres ouailles du théologien auteur. Le plus ancien témoignage important est peut-être le chapitre inséré dans le De heresibus de Jean Damascène — pas peut-être directement par lui. Une allusion plus ancienne existe aussi dans une lettre d’un patriarche nestorien d’Iraq dès la seconde moité du VIIe siècle : mais les Chrétiens auxquels il s’adresse sont des Arabes, de l’ancien royaume lakhmide, évidemment soumis à des pressions particulières. Dans les églises monophysite-jacobite et copte, où des chrétientés notables se sont conservées jusqu’à nos jours, rien n’indique que le mouvement des conversions se soit précipité avant la période des Tūlūnides en Égypte et des principautés semi-bédouines des Xe et XIe siècles en Syrie-Mésopotamie. On peut s’attendre à ce que l’Église zoroastrienne, particulièrement atteinte en raison de ses liens avec lui, par la chute de l’État sassanide, ait le plus mal résisté ; mais dans son domaine le plus solide, en Iran méridional, la chute ne survient également qu’au Xe siècle, et ailleurs, les bénéficiaires au début ont peut-être été moins l’Islam que les mouvements hétérodoxes à attaches manichéennes-mazdakistes, hier persécutées et pour le moment traitées par les conquérants avec la même indifférence que la confession antérieurement officielle : on les verra apparaître au grand jour au siècle suivant.

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Au total il apparaît bien qu’au premier siècle de l’Hégire il n’y a encore de conversion importante à l’Islam que sous les espèces des mawāli : c’est-à-dire un milieu social détaché de ses ancêtres, groupé autour des Arabes, et n’atteignant une proportion considérable de la population que dans les quelques régions de colonisation arabe forte et relativement séparée du reste des habitants : avant tout donc en Iraq, puis un peu plus tard dans une région iranienne comme le Khurāsān ; et, en Iraq, probablement plus parmi les anciens

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Arabes et les citadins de souche iranienne immigrée que dans la masse paysanne « nabatéenne ». Ce qui est remarquable est que la parenté ethnique-linguistique n’est pas un facteur dominant : le cas propre des Arabes mis à part, rien n’indique que les conversions aient été plus nombreuses en milieu sémitique qu’en milieu iranien, au contraire, alors que l’arabisation linguistique, elle, progressait normalement plus vite en milieu sémitique qu’iranien. Le plus ou moins de cohésion des communautés confessionnelles a joué évidemment un rôle important à cet égard6. 19

Bien entendu, au siècle suivant, le mouvement d’islamisation va s’accentuer et prendre désormais des formes nouvelles, gagner des milieux jusqu’alors peu touchés. Mais ce qui est important à souligner est que cette évolution commence à peine encore dans la période où se forme le Droit musulman, qui par conséquent élabore au moins ses traits dominants en dehors d’elle. Il n’en est que plus nécessaire de bien voir aussi que par conséquent les conversions postérieures se font dans des conditions sociales tout autres, et qui leur confèrent une signification différente. Sans autre détail, entrer dans l’Islam ne supposera plus de rupture avec le passé. Dans les villes, dont a disparu l’aspect originel de colonies militaires, le marchand chrétien, juif ou « mage », habitué à traiter avec les Musulmans, devient l’un d’eux sans rien changer à son commerce. Mais la chose est plus vraie et plus nouvelle pour le paysan même : l’administration étant parvenue à une distinction claire de l’impôt foncier et de la djizya, le converti peut continuer à payer le premier, et par conséquent sans inconvénient fiscal rester à son travail et à son village : rien ne s’oppose même à ce qu’une collectivité entière entre dans l’Islam. Cette transformation dans les conditions de la conversion joue en deux sens opposés, car si elle rend l’entrée dans la religion nouvelle plus facile à ceux qui socialement acceptent leur sort, elle en réduit l’attrait pour ceux qui ne le font pas7. D’où les révoltes coptes, d’où surtout les mouvements paysans de l’Iran septentrional sous les drapeaux qui sont là ceux des sectes indigènes anti-musulmanes, puis plus tard de sectes musulmanes antiorthodoxes. A partir de ce moment donc l’entrée dans l’Islam peut bien encore en général signifier l’espérance d’une amélioration par l’agrégation à la communauté confessionnelle dirigeante et, sur tel ou tel point, l’adoption de sa Loi, mais non plus aucune situation ou volonté de rupture sociale, et elle traduit plutôt le poids de cette communauté qui, minoritaire numériquement par rapport à l’ensemble de la population, est celle de l’aristocratie et peut être en divers endroits majoritaire même, par rapport en tout cas à chacune des communautés indigènes prises isolément : les premières conversions contribuant à augmenter d’autant le poids, d’où une accélération graduelle et irréversible du mouvement.

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De son côté l’Islam, dans lequel entrent les nouveaux convertis, n’est plus, du premier siècle aux suivants, resté identique à lui-même. Socialement comme religieusement, il n’a d’abord connu qu’un petit nombre de prescriptions simples, et est demeuré ouvert aux additions, en certains cas peut-être aux corrections. Mais ensuite peu à peu la Loi s’organise : les travaux de Schacht ont définitivement précisé et assuré que le Droit musulman se constitue dans la période qui pour nous ici est celle de la transition entre les deux âges de la conversion ; occasionnellement il peut, ce faisant, emprunter directement aux traditions et usages des populations restées hors de l’Islam, mais en général, élaboré par les Musulmans pour eux-mêmes, il résulte d’un travail où les influences extérieures, quand il y en a, pénètrent par l’intermédiaire des convertis. Schacht a établi encore qu’il est né surtout de la confrontation entre les Musulmans de l’Iraq, initiateurs conscients de la nécessité d’avoir une Loi précise et fixe, et ceux du Ḥidjāz, répondant au nom de leur

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priorité de pratique islamique. Au Ḥidjāz, nous sommes entre Arabes : en Iraq dans un milieu mixte arabo-mawālī : Arabes, ces derniers, que leurs conditions de vie ont fait évoluer, mawālī, indigènes évidemment, mais citadins, détachés de leurs origines, et qui, jouant le jeu de l’Islam, recherchent dans la tradition arabo-islamique, au nom de l’égalité dans la Foi, les bases mêmes de leurs revendications collectives devant leurs maîtres. Par conséquent : 1° dans le milieu où se constitue le fiqh, l’influence arabe — évoluée — l’emporte décisivement ; 2° dans la mesure où tout de même y pénètre une influence allogène, elle ne représente qu’un élément très spécial de la société indigène8 ; et 3° les traditions non musulmanes dont cet élément reste malgré tout porteur sont beaucoup plus sassanides que byzantines9. Ce dernier point doit être souligné parce qu’on a d’ordinaire plus cherché à mettre en valeur les parentés du Droit musulman avec le Droit byzantin, que l’on connaît, qu’avec le Droit sassanide, que l’on ne connaît guère ; mais cette situation documentaire ne peut pas nous fermer les yeux sur le fait que la réalité historique est en gros inverse. Les parentés talmudiques que nous constatons doivent, elles, plutôt nous référer à un fond d’usages et idées répandues en milieu sémitique en général qu’à une influence directe des Juifs, parmi lesquels le nombre des convertis a toujours été très faible. Bien entendu, les influences dont il s’agit sont beaucoup plus celles des coutumes de fait que d’écrits officiels ; le Droit musulman a d’ailleurs toujours reconnu la valeur de l’usage indigène, lorsqu’il n’est pas en opposition formelle avec une prescription islamique précise. 21

Cependant, la démarche de recherche qui précède doit être accompagnée d’une démarche inverse plus délicate qui justement interroge le Droit musulman sur la société dont il émane et nous permette ainsi d’apporter la contre-épreuve et des compléments aux impressions données jusqu’ici et qui reposaient plus parfois sur des raisonnements que sur des constatations. Je ne veux pas revenir sur l’idée révolue d’un Droit musulman utopique et sans relations avec la réalité vécue : elle reposait sur l’examen trop exclusif d’ouvrages tardifs, eux-mêmes imparfaitement interprétés. Qu’il y ait comme partout un décalage entre théorie et pratique, un schéma conceptuel spécifique, ne signifie pas que le Droit musulman n’ait pas un contenu positif traduisant la société où il est né. A quoi méthodologiquement nous devons ajouter qu’en raison de l’insuffisance des autres sources en matière d’histoire sociale, il nous importe particulièrement d’exploiter à cet égard les ressources possibles du fiqh. Il faut seulement prendre soin d’en stratifier autant que possible les apports au cours du temps, et ne pas lui demander ce qu’il n’apporte pas. A cet égard il est peut-être aussi important de constater ce qui dans le Droit musulman manque que ce qui s’y trouve. Bien entendu, d’abord il ne se préoccupe que de régler les activités et contestations des individus dans le cadre de la société supposée connue ; et par exemple ce Droit, que les mawālî ont entouré à sa naissance, parle d’eux certes à maint propos, mais ne les définit que par le biais de l’affranchissement des esclaves, et nulle part ceux qui sont d’origine libre, bien qu’il s’y réfère de temps à autre ; à plus forte raison ignore-t-il les groupes sociaux qui à l’époque de sa constitution étaient extérieurs à l’Islam (profession, etc.). Il n’y a pas là irréalisme primitif, mais simple adaptation à une situation d’un moment. Et de même, pour ne prendre qu’un exemple, le fait que, parmi les activités des individus, le commerce, qui joue un grand rôle, est envisagé abondamment sous la forme de l’achat et vente au détail, et le grand commerce seulement par voie de déduction possible à partir des indications rapides relatives au prêt, à l’association, etc. Le fait de l’adaptation au réel en même temps que des exigences de certaines prescriptions islamiques fondamentales apparaît clairement dans deux types de littérature sur lesquelles Brunschvig et Schacht surtout ont attiré l’attention en en soulignant les

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implications sociologiques, celle des hiyal développée dès le second siècle, qui a pour objet de trouver les méthodes permettant d’accorder avec la lettre de la Loi une pratique effective opposée à son esprit, et celle des ikhtilāf, des différences entre écoles juridiques, pouvant traduire des différences de milieu aussi bien que de pensée ; le caractère secondaire, cependant, de ces différences confirme bien le peu d’influence des indigènes en face du fond commun arabe. 22

Tout cela dit, il faut bien avouer que nos possibilités actuelles d’exploiter le Droit musulman pour l’histoire sociale restent faibles, en dépit des progrès décisifs accomplis grâce surtout à Schacht dans notre « approche » de l’histoire du Droit. Nous n’avons pas d’Histoire du Droit musulman, et, si l’on omet quelques études spéciales, nous sommes pris entre des Traités de Droit qui ne distinguent pas les périodes, et les Origins de Schacht, dont l’objet est la manière dont s’est constituée la doctrine juridique, plus que directement le contenu positif du Droit. Or, pour notre objet présent, ce qui importerait serait de dresser, indépendamment des classifications du fiqh, une liste des principales pratiques concrètes qu’il entérine ou qu’il condamne dans les divers domaines de l’activité sociale. Nous pourrions ainsi cataloguer les questions dont il parle et celles dont il ne parle pas, confronter partout où faire se peut ses prescriptions avec celles des Droits périphériques ou avec les usages de fait incidemment attestés, localiser et dater éventuellement leur apparition. Dès lors nous pourrions nous poser en des termes nouveaux aussi le problème des conversions dans la seconde phase de leur histoire.

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A ce moment en effet, ce qui est remarquable est que, contrairement à la première phase, où les convertis quittaient leur milieu originel et entraient dans un Islam encore un peu « disponible », les nouveaux adeptes de l’Islam, qui ne quittent plus leur milieu, cependant adoptent une Loi désormais faite et sur laquelle leur influence ne pourra plus être que négligeable. Quel qu’ait été le « poids social » de la communauté musulmane, auquel nous faisions allusion ci-dessus, il faut donc admettre que le Droit musulman, tel qu’il était, a représenté pour la société indigène, en dehors de laquelle il était né, un attrait, ou, à tout le moins, qu’il n’a pas présenté de difficulté susceptible de faire obstacle à l’action des autres facteurs de conversion ; de toute façon, nous en revenons donc à la question fondamentale : que signifiait pour un autochtone, dans l’organisation de sa vie sociale, l’adhésion à l’Islam, selon qu’il relevait antérieurement de telle ou telle confession ou appartenait à telle ou telle catégorie sociale ; qu’est-ce que cela signifiait pour un Juif, un Chrétien, un Zoroastrien — pour un propriétaire, un artisan, un père de famille, etc.10.

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Naturellement la portée d’une conversion n’est pas la même dans tous les secteurs de la vie juridico-sociale. C’est dans l’organisation de la famille, au sens le plus large (mariage, successions, esclavage, etc.) que le changement pouvait être le plus ressenti, car il avait pu coexister sans réelle influence réciproque des familles de types très divers ; le changement cependant était évidemment plus grand pour un Chrétien attaché à la monogamie que pour un Zoroastrien habitué, au moins dans l’aristocratie, à la polygamie et à une conception de l’esclavage féminin proche de celle de l’Islam. Dans la vie économique d’essence interconfessionnelle on peut supposer qu’en pratique les divergences tendaient plus à se réduire ; il reste néanmoins à essayer de se rendre compte si et en quoi le Droit musulman tel que nous le trouvons a pu, par ses prescriptions ou par ses silences, se lier de quelque manière au progrès commercial qui caractérise la seconde des périodes que nous avons distinguée dans le présent exposé, comme, selon d’aucuns, le Protestantisme l’a fait avec le capitalisme moderne naissant. La question, que nous ne

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pouvons qu’énoncer, vient assez normalement à l’esprit non seulement en raison de ce synchronisme, mais parce que l’Islam, né dans un milieu de marchands, au moins d’un certain type, n’a pas pour le commerce la méfiance religieuse du Christianisme, ni le dédain hautain du Zoroastrisme pour l’ensemble des travaux étrangers aux guerriers et aux clercs. 25

Dans les limites de la présente communication, il ne peut être question que d’indiquer le sens d’une recherche à faire en profondeur — une recherche parallèle devant naturellement être faite sur le plan de la vie de l’esprit. Il s’agit en somme, revenons-y, de savoir jusqu’à quel point nous pouvons dire, avec Toynbee — une référence n’est pas coutume — que l’Orient est devenu musulman parce qu’il l’était déjà, ou, ce qui est la proposition inverse, en quoi l’Islam est ce qu’était l’Orient du temps de sa jeunesse. Quelle histoire sociale en même temps que religieuse recouvre la constitution sociale en même temps que religieuse de sa doctrine ? Il semble que le problème n’ait pas été posé jusqu’ici dans ses dimensions complètes. Puissent les réflexions qui précèdent y contribuer modestement.

NOTES 1. Je me permets de renvoyer à ce sujet à mon article dans Studia Islamica, III, 1955. 2. On trouve des éléments inégalement valables pour cette étude dans T. W. Arnold, The Preaching of Islam, 1931, ainsi que dans les ouvrages consacrés à la condition des dhimmī par Tritton, 1927, et Fattal, 1959, ou à l’arabisation de l’Orient sémitique par Poliak dans la Revue des Etudes Islamiques, XII, 1938, et à celle de l’Ifrīqiya par W.

MARÇAIS

dans les Annales de l’Institut d’Etudes

Orientales de la Faculté des Lettres d’Alger, 1938 et 1958. Surtout, au moment même où je préparais la présente communication, paraissait Montgomery

WATT,

Islam and the Integration of Society, 1961,

dont les idées intéressantes me semblent un peu déparées par une tendance théoricienne trop géné-ralisatrice et corrélativement une insuffisante distinction des périodes, milieux, etc. Abstraction faite, bien entendu, des études qui peuvent porter sur tel des problèmes plus spéciaux rencontrés ci-dessous. 3. Le fiqh admettra — devant des faits sur lesquels il ne pouvait revenir — la permission de l’imām de donner des terres de kharādj comme terres de dîme à des notables musulmans (surtout militaires) ; mais il s’agit d’équivalents de soldes ou de faveurs individuelles, et jamais d’affaires de conversion. 4. État des questions surtout dans Dennett, Conversion and the Poll-Tax, 1951, dont les mérites, qu’on ne soulignera jamais assez, ne peuvent cependant être considérés comme ayant suffi à résoudre entièrement les difficiles problèmes mis clairement en lumière. Voir aussi Fr. Lokkegaard, Islamic Taxation in the classic period, 1951, et notre article Djizya dans la nouvelle Encyclopédie de l’Islam. 5. Voir spécialement A. Grohmann, Zum Weizenpreis im arabischen Aegypten, dans B.I.F.A.O., XXX, 1931, et E. Ashtor, Le Coût de la vie dans l’Egypte Médiévale, dans J.E.S.H.O., III, 1960, et Essai sur les prix et les salaires dans l’Empire Califien, dans R. S.O., XXXVI, 1961 [maintenant son Histoire des prix].

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6. Il faut souligner le fait qu’il ne semble nulle part y avoir eu de révolte indigène au nom du christianisme, du mazdéisme, ni des autres religions à l’exception, dans une période et une région circonscrites, des sectes iraniennes dont on redira à ce sujet un mot ci-dessous. 7. Pour tout ce qui concerne leurs affaires internes, les non-convertis gardent leur Droit antérieur, selon le principe de la personnalité des lois générales au Moyen Âge. 8. Les fondateurs du Droit musulman, Mālik et Shāfi’ī, sont des Arabes, et si Abu Hanīfa, caractéristiquement pour son école, est un mawlā, ses deux continuateurs, et fondateurs du hanafisme effectif, Abū Yūsuf et Shaybānī, sont également des Arabes, que ce patronage n’a nullement gênés. Ibn Hanbal est d’une famille arabe établie au Khurāsān et revenue à Bagdad. 9. En matière de Droit administratif seulement, ce qui l’emporte est le conservatisme local, donc byzantin en pays byzantin, sassanide en pays sassanide ; à vrai dire, le Droit administratif n’a guère été incorporé au fiqh. 10. Il faut redire, bien que la chose soit évidente et bien connue en principe, que se convertir à l’Islam, qui inclut une Loi sociale, est tout autre chose que, dans l’Empire Romain par exemple, qui avait sa Loi, se convertir au Christianisme, qui n’était affaire que de foi.

NOTES DE FIN *. Publié dans Correspondance d’Orient, n° 5.

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La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses*

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Une doctrine, quelle qu’elle soit, n’existe pas seulement par son contenu, mais aussi par les hommes qui la professent, et il y a interaction, bien évidemment, entre les caractères de ce contenu et ceux de ces hommes. Il est compréhensible que l’étude des doctrines pour elles-mêmes, qui s’appuie sur les ouvrages où elles sont exprimées, progresse plus rapidement que celle de leurs rapports avec les milieux où elles ont trouvé leurs adeptes : il ne reste pas moins que la doctrine elle-même apparaît sous un éclairage tout à fait différent selon l’importance numérique et les caractéristiques sociales des hommes qu’elle soutient. En pays musulman la relation entre la doctrine et les hommes est particulièrement étroite en raison de la conception qu’on y a de la Loi divine, qui embrasse sans les distinguer les obligations du croyant envers Dieu et celles du membre d’une société envers les autres, et ignore la séparation des domaines de Dieu et de César que le Christianisme à élaborée dans le cadre préexistant de l’État romain. Il en résulte que le comportement du Musulman envers les hommes qui le gouvernent est de quelque manière indissociable de l’idée qu’il se fait de leur valeur en tant que Musulmans, ou réciproquement que toute option qui nous paraîtrait politique a automatiquement une signification religieuse. Naturellement, les options politiques résultent souvent des positions sociales, et il en est de même des options directement religieuses ; la chose est connue de bien des mouvements au sein du Christianisme antique et médiéval, et la connexion est encore plus frappante en terre d’Islam. Il va de soi qu’à partir du moment où un gouvernement paraît lié à une certaine doctrine ou au milieu social qui la professe, l’opposition politico-sociale prend volontiers parti en même temps pour des doctrines religieuses différentes. Mais les réalités n’ont pas tous les jours la belle simplicité d’un tel schéma ; il y a bien des manières de manifester une adhésion, une réserve, une hostilité à une doctrine ou à un régime, et les limites entre l’adhésion et l’hostilité ne suivent pas forcément en tous temps les lignes qui, plus tard, serviront à séparer orthodoxie et hétérodoxies, les mêmes doctrines peuvent n’avoir pas toujours le même écho social, les mêmes milieux ne pas se reconnaître toujours dans les mêmes doctrines, sans parler, évidemment, des transformations dans la société même et dans les doctrines. Ce ne serait donc probablement pas un vain effort pour l’historien de l’Islam que d’essayer de voir, en se méfiant des généralisations simplistes et a priori, comment se correspondent au cours

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d’une évolution pluri-séculaire les élaborations religieuses et les fluctuations sociales. Les quelques pages qui suivent, et qui n’apprendront certainement rien au spécialiste, pourront peut-être donner à l’apprenti historien quelque idée des sinuosités d’une telle recherche, et attirer son attention sur certains aspects de l’histoire musulmane que les ouvrages généraux n’ont pu encore mettre suffisamment en lumière1. 2

L’Islam est né en Arabie, mais c’est hors d’Arabie qu’il a grandi, dans les immenses territoires d’Asie et d’Afrique conquis par les Arabes. On aurait pu penser que, comme dans l’Empire byzantin et dans l’Empire sassanide, les oppositions nationales ou sociales entre les populations assujetties et le peuple dominant s’organiseraient autour de luttes entre leurs confessions respectives. En fait le cas est très exceptionnel ; totalement absent du Judaïsme, du Christianisme et du Zoroastrisme officiel, il ne se rencontre, et pendant le IIe siècle de l’hégire exclusivement, que dans les provinces septentrionales de l’Iran, autour de doctrines situées dans une tradition manichéenne-mazdakiste, c’est-à-dire déjà socialement oppositionnelles, contre le Zoroastrisme officiel, au temps des Sassanides. Certes, il peut y avoir eu chez certaines populations une tendance au repli derrière leur église, et l’on peut citer des révoltes de Chrétiens, coptes par exemple, mais contre l’impôt et jamais au nom du Christianisme. C’est qu’au fond, comparé à leur régime antérieur, celui qu’avait fait l’Islam, lors de la conquête, aux Églises non byzantines était alors meilleur. Plus tard, leurs chefs purent s’émouvoir de l’ampleur des conversions à l’Islam : ces conversions prouvent — en même temps qu’elles contribuent à faire — que l’Islam, malgré la domination arabe primitive, est senti tout de suite comme une religion universelle, et que par conséquent les oppositions ethniques ou sociales ne peuvent se faire jour sous des drapeaux confessionnels brandis contre lui. C’est donc au sein de l’Islam, par les divergences sur la conception que l’on s’en fait, et non contre lui, que les oppositions politiques et sociales se taillent leur vêtement doctrinal.

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Tout débutant en histoire musulmane sait que les premières grandes divergences au sein de l’Islam sont nées ou du moins se sont cristallisées autour d’un conflit en apparence purement politique, celui qui mettait aux prises partisans et adversaires du Califat de ‘Alī, et qui se termina par la victoire de la dynastie omayyade. Là les positions sociales sont depuis longtemps assez claires. Omayyades comme ‘Alides s’opposaient à la tradition arabe par leur intention dynastique, mais les Omayyades représentaient l’aristocratie citadine-tribale des Qurayshites, maîtresse de La Mecque avant Mahomet et réconciliée avec lui à temps pour pouvoir reconquérir cette suprématie sous des formes nouvelles dans un cadre autrement large ; tandis que les ‘Alides, bien qu’eux-mêmes Qurayshites, se réclamaient, mêlant succession au pouvoir et succession privée, de la parenté immédiate avec le Prophète, fondateur de la communauté nouvelle dont le fondement était l’Islam et non la structure sociale traditionnelle. Aux uns comme aux autres s’opposaient les Khāridjites, ennemis, eux, de toute conception monarchique, et ne reconnaissant de titre au commandement des croyants que dans la qualité de meilleur Musulman. Entre ces positions tranchées, d’autres, un peu plus tard, cherchèrent des solutions moyennes, parmi lesquels les Mu’tazilites, que nous retrouverons. Sur le moment les Omayyades l’emportèrent, mais sans pouvoir empêcher leurs adversaires de continuer leur propagande, d’organiser des groupes parfois insurrectionnels, et surtout de diffuser des idées ou des sentiments, tel le respect pour ‘Alī, qui pénétraient, peu à peu, la masse musulmane. A vrai dire seuls les Khāridjites firent systématiquement sécession partout où ils le purent ; parmi les ‘Alides il y eut bien des révoltes, mais jamais de tous, et leurs adhérents, les Shī’ites proprement dits, se fondent dans un milieu plus vaste,

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sentimentalement attaché à la famille du Prophète, mais aux idées et aux contours en général assez flous, et de combativité extrêmement inégale. Dans ce milieu, cependant, l’opposition aux Omayyades alla grandissant. Quoi qu’en ait dit la propagande adverse, les Omayyades n’étaient pas indifférents à la religion, mais, maîtres d’un Empire aux traditions administratives préislamiques, ils s’attachaient surtout à en assurer le fonctionnement à leur profit, et leurs adversaires avaient beau jeu à parler d’un régime imparfaitement islamisé. 4

Parmi ceux-ci, on aurait pu d’abord penser que les Khāridjites allaient jouer le rôle le plus important. Leur position dans le problème du commandement des croyants amenait leur réflexion à limiter la qualité de parfait Musulman à celui qui joignait les œuvres à la foi, et à poser le problème de la responsabilité de l’homme, du libre arbitre face à la toutepuissance divine : problème de toute religion évoluée, mais qui se trouve ainsi posé à la conscience musulmane à partir d’une option politique. Surtout, à notre point de vue présent, l’attitude khāridjite aboutissait normalement à autoriser l’accession au pouvoir aussi bien d’un non-Arabe que d’un Arabe. A ce titre, on aurait pu attendre qu’elle fût massivement adoptée par la population autochtone : en Orient, le khāridjisme est cependant resté presque purement arabe, progressivement même bédouin, parce que très évidemment sa doctrine pouvait plus facilement que toute autre recouvrir le traditionnel anarchisme nomade, sa conception de la lutte obligatoire contre les mauvais Musulmans décorer l’indiscipline pillarde des groupes tribaux pastoraux, et que pour ces raisons même auprès des populations rurales ou citadines sédentaires, attachées à des traditions administratives d’ordre et de propriété, il ne pouvait que souffrir du discrédit de ceux qui en paraissaient les principaux porteurs. Une seule exception massive, le cas des Berbères du Maghreb, qui, fort peu arabisés et fort peu théologiens, retinrent du khāridjisme ses possibilités égalitaires, face à un conquérant qui se refusait à leur reconnaître les droits de Musulmans et dans les rangs duquel à ce moment ne figuraient pas là de Bédouins khāridjites. Hors de là, l’impuissance du khāridjisme, dans la période des conversions, à mordre sur les populations autochtones, le condamna à devenir la doctrine d’une minorité numérique en retard de civilisation et, par conséquent, à perdre progressivement toute importance générale.

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La succession du khāridjisme, comme inspirateur d’opposition sociale, est prise par le shī’isme, ou plutôt certaines branches du shī’isme. Doctrinalement le shī’isme n’avait rien de particulièrement « démocratique » : la Famille du Prophète, maintenant, n’était pas moins bien nantie que les autres Qurayshites, mais elle attirait derrière elle beaucoup de ceux qu’aigrissaient les transformations provoquées par la formation de l’Empire et le monopole des faveurs aux clients des Qurayshites : Arabes de Médine ou d’Iraq mécontents de l’établissement de la dynastie omayyade en Syrie, membres des tribus qaysites contre les Yéménites, et aussi « vieux-croyants » contre les « innovateurs ». Il y a donc là encore un mouvement fondamentalement arabe. Il pouvait peut-être attirer des non-Arabes en raison de l’accent mis sur l’Islam, en face d’un régime de suprématie arabe ; mais cela ne devint réellement sensible qu’à partir du moment où tactiquement certains chefs shī’ites, pour augmenter leurs forces dans la révolte, firent systématiquement appel aux indigènes islamisés. L’Islam, présenté sous cet éclairage, suffisait à fonder les revendications d’hommes qui savaient qu’il n’établissait pas de monopole arabe. Ce que Mukhtār avait fait en petit à Baṣra, les ‘Abbāsides devaient le faire en grand au Khurāsān, ce qui leur procurera la victoire sur les Omayyades. Mais cela n’impliquait aucune doctrine particulière, et, en effet, même les descendants de ‘Alī ont

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souvent répudié les doctrines développées autour d’eux par certains de leurs adeptes, et exercé le pouvoir, par exemple au Maroc, sans concevoir qu’il dût en résulter aucune différence doctrinale ou juridique entre leur État et le reste du monde musulman. 6

Pendant la plus grande partie du Califat omayyade, ce sont, parmi les descendants du Prophète, les descendants de son cousin et gendre ‘Alī qui ont tenu les premiers rôles ; cependant, alors qu’ils auront toujours été battus, les descendants d’une autre branche, les ‘Abbāsides, emporteront, eux, la victoire. Il en résultera la rupture entre ces derniers et certains ‘Alides, et, à mesure que le régime ‘abbāside suscitera des oppositions, le regroupement autour des ‘Alides des partisans de la Famille du Prophète. Primitivement, si ‘Alī certes avait joui d’un prestige personnel non niable, rien n’exigeait ce rétrécissement : ‘Abbās, l’ancêtre des ‘Abbāsides, était l’oncle du Prophète, comme l’était Abu Ṭālib, le père de ‘Alī. La seule différence était que ‘Alī avait épousé Fāṭima, fille de Mahomet, et se trouvait être ainsi l’ancêtre des seuls descendants qu’eût laissé le Prophète. Cette différence aurait été importante si l’usage arabe avait accordé une grande importance aux filles dans la succession paternelle : il n’en était rien, et on le vit bien lorsque Mukhtār se révolta pour Muhammad b. al- Ḥanafiyya, fils de ‘Al Alī mais non de Fātima. Lorsque donc plus tard, la propagande shī’ite représentera les ‘Abbāsides comme leur ayant volé le fruit d’efforts communs, on comprend certes leur rancœur, mais doctrinalement leur protestation était faible, et c’est seulement la réorganisation de l’opposition shī’ite sous les ‘Abbāsides qui amènera à mettre en vedette la personne de Fāṭima, dont se réclameront des ‘Alides ultérieurs. On aurait aussi bien pu accuser les ‘Alides de vouloir confisquer au profit d’une lignée, à la faveur de la personnalité d’un homme, le prestige plus général de la Famille. Les partisans des ‘Abbāsides s’opposaient au contraire le plus souvent à ce qu’on grandît exagérément un homme quel qu’il fût. Plutôt que sur des blâmes ou satisfecit intégraux, ils mettaient l’accent sur la nécessité d’un approfondissement de l’Islam et, rejoignant une exigence khāri-djite, sur la responsabilité de l’homme et du Prince comme s’opposant à quelque qualification supérieure prédestinée. Telle est apparemment la tonalité du mu’tazilisme primitif, dont les attaches avec les ‘Abbāsides sont maintenant bien connues. Cette attitude ne leur était cependant pas réservée ; les futurs Zaydites et Duodécimains, c’est-à-dire les Shī’ites modérés, la gardèrent longtemps, ce qui prouve que la réflexion mu’ta-zilite avait été vraiment un moment celle d’une très large part de l’Islam tout entier. Ce qui fit le succès des ‘Abbāsides là où les ‘Alides avaient échoué est apparemment qu’ils surent, en effet, à un instant donné incarner, plus que la cause d’une coterie, des aspirations extrêmement larges.

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Le régime ‘abbāside présente certains traits qui résultent de l’état d’esprit de ses promoteurs. Il est certain que les premiers ‘Abbāsides ont cherché à mieux constituer la foi musulmane, à la défendre contre ses adversaires réputés les plus dangereux, les Zindīq surtout, à établir avec la collaboration des « savants » les rudiments d’un Droit administratif islamisé. Il n’en reste pas moins que le régime n’était et ne pouvait pas être ce qu’avaient espéré tous ceux, très divers, qui l’avaient soutenu. Il était donc normal qu’une partie des oppositions qui avaient provoqué la chute des Omayyades se remanifestassent sous les ‘Abbāsides, et forcément dès lors sous une forme plus spécifiquement shī’ite ‘alide.

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Cependant le shī’isme ne pouvait plus avoir toutes les mêmes résonances sociales que pendant la période de l’Empire arabe. Car du moins, la revendication égalitaire des Mawālī (clients) iraniens avait été satisfaite : le régime ‘abbāside ne distinguait plus entre les

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peuples, et ses bureaux étaient peuplés d’Iraniens. D’autre part, les luttes entre tribus arabes perdent, dans un régime qui ne leur est plus lié, l’importance générale qu’elles avaient eue. Et en Arabie, au surplus bien déchue de son éphémère primauté, le souvenir s’estompe des conditions dévie du temps du Prophète. Le shī’isme du second siècle ne peut donc plus socialement ressembler à celui du premier ; et, vis-à-vis des ‘Abbāsides, qu’il a contribué à porter au pouvoir, toutes les nuances peuvent se rencontrer, de ceux qui, en somme, acceptent de « collaborer », et que le régime cherche à regagner, à ceux qui continuent à fomenter des révoltes ouvertes. Pour certains, il s’agit encore essentiellement de conquérir le pouvoir plus que de spécification doctrinale ; tel est le cas de ceux, en général, descendants de Hasan, fils de ‘Alī, qui se rattachèrent, ou que l’on rattacha ultérieurement, au souvenir de Zayd, descendant, lui, de Ḥusayn, autre fils de ‘Alī, mais qui s’était conduit différemment de la plupart des Ḥusaynites des générations deuxième et suivantes, en ce qu’il avait personnellement pris les armes pour soutenir ses droits. A l’inverse des Zaydites, les Ḥusaynites, qui, sous les Omayyades, avaient conduit la plupart des révoltes, sont maintenant, peut-être sous l’effet de leurs pertes, repliés sur une attitude passive, les uns renonçant simplement à toute ambition, les autres laissant se développer l’idée que leurs titres sont indépendants de leur comportement, et qu’ils représentent une valeur trop précieuse pour être hasardée dans les combats, dont la conduite ne peut donc être assurée que par personne interposée. 9

D’abord, et avec un point culminant au milieu du IXe siècle, il semble que ce soit le zaydisme qui ait le vent en poupe. Le seul point de sa doctrine du Pouvoir qui pouvait peut-être séduire certains milieux socialement mécontents était la nécessité pour l’imām de mériter son commandement en le conquérant, mais aussi par sa compétence dans les choses de la Loi. Il en résultait comme une petite attitude khāridjite à l’intérieur de légitimisme ‘alide, car cette idée excluait toute continuité dynastique, à moins que cette doctrine même ne soit née de la discontinuité effective des soulèvements et des commandements des chefs se réclamant de ce genre d’attitude. Si le zaydisme joua un moment un assez grand rôle, ce dut être, cette fois encore, parce qu’il s’adressa à des alliés du dehors, soit qu’il profitât du particularisme d’une région lointaine comme le Yémen pour s’y constituer un refuge, soit qu’il convertît à l’Islam — à son Islam — des populations, comme celles des provinces sud-caspiennes, hier encore rebelles à sa pénétration sous sa forme officielle. Là un autre élément certainement entre en ligne de compte, qui est la vigueur des mécontentements sociaux ruraux, attestée, avant l’intervention zaydite, par la révolte de Mazyar, lançant ses paysans sur les grandes propriétés arabes (mais voir p. 207 P.S.), et encore en période zaydite par la politique résolument démocratique de l’un des princes, à vrai dire original, al-’Utrūsh. Cela nous incite à ne pas traiter à la légère la prétention qu’affichait de descendre de Zayd le chef de la révolte servile des Zendjs, dans la même période où s’édifiaient les principautés zaydites du Yémen et du Tabaristān. Vraie ou fausse, accompagnée ou non de doctrines admises par les Zaydites, cette affirmation paraît bien indiquer qu’auprès des déshérités des latifundia iraqiens le comportement zaydite avait une certaine résonance. Quoi qu’il en soit, c’est la constitution des principautés zaydites qui, en donnant une valeur effective aux ouvrages juridiques et religieux des docteurs zaydites, a vraiment constitué le zaydisme en une « secte », encore que très ouverte aux tendances voisines.

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Brusquement, à la fin du siècle, la vigueur révolutionnaire passe à une branche toute nouvelle du shī’isme, qui avait bien dû s’y préparer, mais dont les antécédents, peu clairs pour la formation de la doctrine, ne paraissent avoir comporté aucune large action

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ouverte : l’ismā’ïlisme, sous la forme première, celle des Qarmates, puis seconde, celle des Fātimides, en attendant d’autres scissions tardives. Contrairement aux formes antérieures du shī’isme, nous avons affaire, là, comme dans le nusayrisme constitué dans la même ambiance, à une doctrine intégrant des éléments nouveaux, vraiment étrangers à l’Islam primitif (encore que certaines doctrines des ouvrages ismā’īliens d’époque fātimide doivent avoir été absentes de l’ismā’īlisme primitif). Il est impossible et ici inutile d’entreprendre de les résumer en quelques mots : ce qui pouvait en séduire des adeptes nombreux et divers était, semble-t-il, l’interprétation ésotérique donnée des textes de l’Islam, prêtant donc à des développements dans le sens des espérances humaines, et la croyance en l’avènement d’un mahdï, restaurateur de la justice, non pas vague et dans une lointaine fin des temps, comme dans d’autres branches du shī’isme, mais imminent, mais présent. D’autre part, à partir du moment où la secte se donna une structure et une volonté insurrectionnelles, elle pouvait évidemment entraîner, hors toute question de doctrine, bon nombre de mécontents. Encore sont-ce là des formules quelque peu gratuites, et aimerait-on mieux comprendre où, en fait, l’ismā’īlisme recruta des adhérents. 11

Géographiquement, on trouve des propagandistes ismā’īliens partout, et sans doute, tout particulièrement dans ce domaine iranien déjà avec des populations dont certaines restaient probablement en fait hors du cadre de toute religion, donc accessibles aux efforts de toutes. Toutefois, que ce soit en domaine arabe ou iranien, et malgré la difficulté de s’assurer des succès d’une propagande par nature secrète, il semble n’y avoir eu d’adhésions massives que dans les régions situées à l’écart des centres vitaux des administrations officielles. Pratiquement cela revient à poser le problème social. Sous une forme tardive et spéciale, celle des « Assassins », on a de l’ismā’īlisme quelques formules incendiaires : « Si les docteurs de l’Islam vous vantent tant les biens de l’autre monde, c’est pour mieux vous prendre ceux de ce monde-ci », dit un de leurs poètes.

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Mais avant eux les Fātimides, parvenus au pouvoir au Maghreb puis en Égypte, n’ont réalisé ni voulu réaliser aucune transformation sociale, et leurs ouvrages théoriques ne paraissent guère faire d’allusion à des préoccupations de cet ordre. C’est sous la forme du premier mouvement ismā’īlien cependant, celui des Qarmates, que s’incarne, avant les Fātimides, la force sociale primitive de l’ismā’īlisme : sur quel milieu s’appuie-t-il ?

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Naturellement, une doctrine qui a connu de tels développements culturels a dû trouver des théoriciens dans les grosses villes de l’Iraq. Mais, pour notre propos, cela importe moins que de voir où elle a pu servir à organiser des mouvements effectifs. Les régions où des insurrections éclatent et réussissent plus ou moins sont des régions bordières de déserts et sans grosses villes. Naturellement, pour une part, parce que là l’action était plus facile, mais aussi certainement parce qu’elle répondait aux aspirations des populations ou qu’inversement elles l’ont marquée de leur sceau. Le groupe qarmate le plus important fut assurément celui qui, avec des frontières très fluctuantes, étendit son influence des confins de l’Iraq à ceux de la Syrie et du golfe Persique, et finit par se constituer un noyau d’État dans l’île de Baḥrayn. Là il se donne une organisation communautaire, dans laquelle les biens — mais y compris les esclaves — étaient distribués égalitairement : organisation réalisée en milieu arabe mi-bédouin, mi-sédentaire, dans une oasis de structure économico-sociale simple. Que beaucoup de complicités aient été obtenues dans les populations rurales iraqiennes paraît vraisemblable, si l’on constate la capacité de résistance des rebelles qarmates sur leurs franges. Du milieu rural iraqien émane la fameuse Agriculture nabatéenne attribuée à Ibn Waḥshiya, qui glorifie le travail

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de la terre et les traditions préislamiques. Il y aurait peut-être heu de rechercher si elle ne présente pas de parentés ismā’īliennes : on pense, en tout cas, que son rédacteur définitif, Ibn al-Zayyāt, était un « Shī’ite extrémiste ». Elle trahit une opposition sociale d’une vieille société rurale à l’emprise croissante des grosses villes et de l’aristocratie militaire, dans le même milieu où en même temps réussit par endroits le qarmatisme, pour une raison apparemment analogue. La forme communautaire prise par ces aspirations, bien qu’elle ne paraisse pas impliquée dans la doctrine ismā’īlienne, rejoint les programmes de bien d’autres sectes médiévales, que ce soit dans l’Iran préislamique ou dans la Chrétienté européenne. Sentimentalement, elle correspond plutôt à un désir de retour à une pureté primitive perdue qu’à la conscience d’un progrès à réaliser. En Iraq, il est probable qu’il y a eu dans une certaine mesure relève du mouvement des Zendjs (qui n’avait pas compté que des esclaves) par le mouvement qarmate. 14

Mais y a-t-il eu pénétration de l’ismā’īlisme dans les villes ? C’est, je crois, l’opinion de M. Massignon, que l’ismâ’īlisme a influencé les corporations professionnelles urbaines. Il n’a pas fait de cette idée, si je ne me trompe, l’objet d’un exposé circonstancié, mais on la retrouve en divers passages de ses œuvres. Les principaux arguments de sa thèse sont, d’une part, la place occupée par les métiers manuels dans quelques écrits ismā’īliens ou para-ismā’īliens comme les Lettres des Frères de la Pureté, d’autre part, les parentés entre certains rites des organisations ismā’īliennes et les corporations professionnelles musulmanes. Il me semble que lui-même, cependant, a aussi émis une opinion contraire, en soulignant l’influence, sur les milieux populaires bagdadiens, de la propagande Ḥanbalite, sur laquelle nous reviendrons. Et je me sens plus facilement d’accord avec la seconde qu’avec la première opinion. Nous devons certes, en matière d’histoire sociale et idéologique, savoir rapprocher des éléments d’information parfois fort éloignés les uns des autres, sans toutefois oublier leur situation dans l’espace et dans le temps. Nous savons fort mal si l’ismā’īlisme primitif avait la forme d’une société initiatique, ou en tout cas selon quels rites. Surtout, les rites et croyances des corporations de métiers, nous les connaissons à l’époque moderne, nous les ignorons au Moyen Âge, et personnellement j’incline à croire qu’il y a eu, à cet égard, des transformations dans les derniers temps du Moyen Âge, et qu’auparavant les métiers ne formaient pas le cadre des organisations populaires les plus actives. Simple déplacement de question, si alors on veut envisager une influence de l’ismā’īlisme sur ces autres organisations, dont les principales me paraissent être celles qu’on groupe un peu simplement sous le nom d’organisations de futuwwa, et que M. Massignon a aussi beaucoup contribué à nous faire mieux comprendre. On connaît suffisamment l’histoire de la futuwwa pour pouvoir, il me semble, exclure que l’ismā’īlisme l’ait beaucoup pénétrée. Il n’est pas question de nier l’existence de quelques ressemblances sur des points particuliers, mais d’une part, il me semble qu’elles peuvent s’expliquer, sans influence, par la présence de certains substrats dans de larges milieux musulmans, d’autre part, s’il y a eu influence, elle peut avoir été aussi bien des organisations corporatives comme telles sur la structure de l’organisme collectif de l’ismā’īlisme, de la même façon que la futuwwa a pu influer, en même temps ou avant qu’elle fût influencée par eux, les mouvements de sūfis, de mystiques. On ne trouve de véritable pénétration urbaine de l’ismā’īlisme que sous les Saldjūqides, dans le cadre de l’organisation nouvelle des Assassins : encore furent-ils finalement massacrés presque partout où ils avaient pénétré, ce qui prouve une hostilité des masses, et réduits à se replier dans des refuges fortifiés en des zones rurales mal accessibles, que ce soit en Iran ou en Syrie.

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Quant à l’ismā’īlisme des Fātimides, il est difficile de plus lui trouver aucun caractère social net. Il est certain qu’en Égypte, le régime a développé l’économie marchande, mais cela n’implique ni position doctrinale ni encouragement donné à une structure professionnelle spéciale. Au Maghreb, il ont pu profiter du mécontentement et de l’expansionnisme du groupe berbère des Kotāmas, mais ce groupe même jamais ne s’assimila leur doctrine, et, contre lui et les Fātimides, d’autres groupes retrouveront la grande tradition khāridjite. L’ismā’īlisme ne devait pas mieux gagner la masse égyptienne, et il n’est même pas sûr que les Fātimides l’aient cherché. Rien d’essentiel ne différencie le régime fātimide, socialement, de ceux qui l’entourent, et lorsqu’il mourra, en dehors de ses « nourris » directs, personne ne bougera.

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Peut-être à côté de l’ismā’īlisme faudrait-il évoquer le nusayrisme, qui pousse la vénération de ‘Alī au point de lui donner la priorité sur Mahomet. Ses succès, en définitive, ont été maigres, mais il n’en semble pas moins avoir disposé de sérieux atouts, à Bagdad, dans le IIe siècle ‘abbāside avec la famille vizirale des Banū l-Furāt, puis à Mossoul et en Syrie, avec les Hamdānides. Et la confrontation de ce qu’on peut savoir de lui avec l’ismā’īlisme aide certainement à comprendre l’ambiance générale dans laquelle l’un et l’autre sont nés.

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A côté de ces formes révoltées ou extrêmes du shī’isme, il y en a cependant d’autres qui nous transportent dans des milieux sociaux différents. Au début du Xe siècle, beaucoup de Shī’ites sont attachés, dans la descendance de Ḥusayn, à une branche dont les chefs, depuis près de deux siècles, n’ont plus organisé aucune action de révolte, et se sont contentés, et encore pas tous, de justifier ou d’accompagner cette passivité par quelques développements doctrinaux. L’idée centrale est que l’imām a, quoi qu’il fasse, une vertu propre, et par conséquent ne doit pas être compromis inutilement dans des actions violentes. La communauté même ne doit pas s’exposer inutilement à des hécatombes, et la doctrine de la taqiya l’autorise à se contenter de témoigner intérieurement de sa foi, sans la manifester extérieurement lorsqu’il y a danger à le faire. Le point culminant de cette évolution fut atteint lorsque le douzième imām de la lignée disparaît, pour revenir, comme mahdī, à la fin des temps, Allah sait quand. Conception géniale qui permet à ses adeptes, en attendant, sans renier leur foi, de pouvoir en toute tranquillité d’âme coopérer avec n’importe quel autre régime qui les admet. C’est le shī’isme duodécimain ou imāmien. Il est certain qu’il se trouve parmi eux beaucoup de riches ‘Alides, de riches marchands et propriétaires fonciers, qui n’ont envie de risquer dans une bagarre ni leur vie ni leur fortune, et souhaitent tout simplement à la faveur de cette fortune, et la favorisant, développer au maximum leur influence sur le régime ‘abbāside disposé de son côté à se les rallier. Toutefois ce milieu n’est pas le seul. A Bagdad, le Karkh, c’est-à-dire le grand quartier artisanal de la vieille ville, est shī’ite, hé peut-être par des liens économiques et de clientèles aux notables, mais non sans doute pour cette raison exclusivement. Il en est apparemment de même dans les faubourgs de quelques villes iraniennes, comme Rayy, sans parler du vieux centre shī’ite d’Iran, mais arabe, de Qumm. Mais aussi, chez les Arabes de Mésopotamie et de Syrie septentrionale, c’est cette forme de doctrine que prend le vieux shī’isme plus vague hérité de la période précédente, et elle manifeste une vitalité ou une capacité d’adaptation suffisante pour conquérir, en ce milieu, la relève du khāridjisme hier florissant, et qui, maintenant, disparaît. Doctrinalement, en raison, partiellement, de l’abandon à l’imām du soin d’interpréter la doctrine, partiellement du désir de ne pas rompre avec le régime ‘abbāside, le travail de précision du dogme et du fiqh n’a pas été très intense. Comme pour les Zaydites et, dans

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une certaine mesure, les Ismā’īliens, c’est un événement politique, la constitution des principautés būyides — plus que des principautés arabes contemporaines, moins stables — qui amènera à l’organisation d’une communauté shī’ite imāmienne face à la communauté sunnite et, là où il s’en trouve, aux autres formes du shī’isme. Mais on voit que socialement, on ne trouve en somme pas dans la communauté imāmienne moins de bigarrure que dans la communauté sunnite. Il est possible que pour les Arabes, l’imāmisme ait soutenu l’émancipation qui aboutit à la constitution des principautés arabes du Xe et XIe siècle, sans modification véritable des formes sociales ni des habitudes administratives. Pour les Buyides, la chose est plus complexe, car si, évidemment, le particularisme religieux a pu soutenir un particularisme politique ou être utilisé, plutôt, par les nouveaux maîtres pour le renforcer, il ne semble pas que, même dans l’Iran central et occidental, celui des Būyides, le shï’isme ait joui d’une prédominance numérique. Quant à Bagdad, s’il y a des rivalités de clans ou de quartiers entre Sunnites et Shï’ites, il serait, sans doute, imprudent de vouloir trouver entre les deux communautés de profondes différences économico-sociales. 18

Le plus caractéristique, à vrai dire, dans les grosses villes et surtout à Bagdad, maintenant, est l’apparition d’une opposition au sein de ce qui, peu à peu, va devenir l’orthodoxie sunnite. Si, hors des métropoles urbaines orientales, le régime ‘abbāside est combattu par des formes extrêmes et novatrices de shī’isme, dans ces métropoles il apparaît maintenant une opposition de sens inverse. Précisément, parce qu au petit peuple bagdadien le shī’isme, sous la forme modérée où il le connaît directement, apparaît comme aristocratique, et le régime ‘abbāside comme trop influencé par lui, ce petit peuple revient à des attitudes doctrinales sunnites conçues maintenant par lui comme oppositionnelles. La première grande manifestation de ce retournement apparent fut la chute du mu’tazilisme. Évidemment, une des causes de cette chute est le rétrécissement même du mu’tazilisme. Le mot rétrécissement peut paraître paradoxal, puisque nous sommes dans la période où les docteurs mu’tazilites approfondissent les implications philosophiques et théologiques de leurs exigences générales premières. Mais justement, ils élaborent maintenant une doctrine plus précise, et dont, forts de leurs attaches avec le régime, ils prétendent faire une doctrine officielle et obligatoire. Ils échouèrent, et leur échec signifia, d’une part, que la majorité des Musulmans se refusaient alors à l’établissement d’une orthodoxie gouvernementale, d’autre part que, dans certaines indulgences à l’égard des Shā’ites, surtout dans son intellectualisme aristocratique, l’esprit du mu’tazilisme n’était pas celui de la masse des croyants. On aimerait se rendre mieux compte des milieux qui le soutenaient alors, car ce n’étaient pas non plus les cadres bureaucratiques de l’administration, hostiles aux docteurs, quels qu’ils fussent. Sans doute, une certaine « bourgeoisie » de Basra et de Bagdad. En tout cas, historiquement, la rupture du Calife al-Mutawakkil avec les Mu’tazilites a moins la simple portée du ralliement d’un homme ou d’une capitulation devant une opposition que la prise de conscience d’une contradiction entre la conception islamique de Commandeur des Croyants et l’adoption d’une doctrine officielle, et peut-être, moins clairement, d’une contradiction entre certaines implications morales du mu’tazilisme et le comportement d’une dynastie devenue autocratique.

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Ce qu’un large secteur de l’opinion avait demandé au régime ‘abbāside était la constitution d’un gouvernement plus pénétré que son prédécesseur de l’esprit et des prescriptions de la Loi musulmane. Pratiquement, cela voulut dire un travail poursuivi en connexion avec ceux des Fuqahā’ qui s’y prêtaient pour la constitution et l’application du

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droit concret d’une société musulmane. Les Ḥanafites, les plus portés à admettre les usages de fait et les formes d’interprétation rationnelle favorables aux exigences de l’administration et de la justice, furent donc les premiers auxiliaires des ‘Abbāsides, et étendirent leur influence sur les provinces, le Khurāsān en particulier, qui étaient le plus liées au régime. Mais aux autres leur attitude pouvait justement paraître autoriser de coupables innovations. Avec Shāfi’ï souplement, avec Ibn Ḥanbal rigoureusement, un vaste mouvement exigea que l’on collât aux textes vénérés, au Coran et au ḥadīth. Certains Hanafites avaient aussi eu des liens avec les Mu’tazilites. Au second siècle ‘abbāside, leur influence décline au bénéfice du shāfi’isme, tandis que le Ḥanbalisme adopte dès sa naissance une attitude d’intransigeance et d’opposition. 20

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C’est alors du côté de ce qu’on va appeler l’orthodoxie sunnite que le travail d’élaboration doctrinale redevient le plus intense. Certes ce qui, peu à peu, constituera le sunnisme se définit pour beaucoup négativement par rapport à toutes les doctrines qu’il rejette. Il n’en reste pas moins place à bien des divergences en son sein, c’est-à-dire à la finale absorption par une certaine orthodoxie de doctrines qui, virtuellement d’abord, auraient pu être définies comme hétérodoxes. Et l’on retrouve avec ces discussions le même genre d’interférences sociales qu’entre le sunnisme en général et les autres formes d’Islam qui, peu à peu, deviennent des sectes. Face au mu’tazilisme, la force d’Ibn Ḥanbal avait été de trouver le contact de la masse urbaine, et dès lors à Bagdad, puis, peu à peu, dans les autres métropoles proprement arabes, le Ḥanbalisme eut certainement sa base sociale dans le petit peuple urbain. Il peut paraître étrange à un esprit moderne de voir des attitudes de révolte anti-aristocratiques se couvrir de mots d’ordre de résurrection du passé. Mais c’est qu’il s’agissait de revenir à la parole de Dieu, contre les innovations des grands de ce monde. Il ne serait pas difficile de trouver dans le monde chrétien des exemples de comportements analogues. Naturellement, la faveur du petit peuple fut aussi acquise par les Ḥanbalites grâce à leur comportement violent, mais cette faveur aussi contribua à le rendre tel. Le Ḥanbalisme, à Bagdad, au Xe siècle, est devenu une grande force sociale. Les milieux plus intellectuels sont réduits à chercher à sauver, derrière alAsh’arï, certaines méthodes mu’tazilites dans le cadre d’un ralliement aux intentions fondamentales de l’Islam incarné par les Ḥanbalites. Le ḥanbalisme n’est cependant pas le seule forme des oppositions doctrino-sociales qui peuvent se faire jour à l’intérieur de la communauté sunnite elle-même. Les villes iraniennes et iraqiennes nous offrent le spectacle de permanentes luttes entre quartiers dont, sans parler des non-Musulmans et des non-Sunnites, les uns sont Hanafites, les autres Shā-fi’ites. Les insignifiantes différences de droit concret entre ces écoles ne peuvent sûrement pas suffire à expliquer ces luttes, ni surtout leur répartition par quartiers. Il est évident qu’il y avait des raisons sociales préexistantes d’opposition, que les intéressés traduisent en se rattachant à des écoles rivales, sans apparemment tenir grand compte de leur enseignement exact. Il ne faut d’ailleurs pas croire que, si étroitement et amplement mêlés à la vie qu’aient été au Moyen Âge les préoccupations religieuses, toutes les oppositions sociales de l’Orient musulman aient nécessairement pris la forme d’options doctrinales. On commence à connaître assez bien une forme d’organisation populaire qu’on retrouve dans tout l’Iran et l’Iraq ‘abbāsides, avant que l’expansion turque la répande encore au-delà : les organisations dites de futuwwa. L’un des traits en est qu’il s’agit de groupes de solidarité dont le principe de cohésion est en dehors de la religion, même si les adeptes individuels sont croyants. Plus tard, il se produit une élaboration religieuse de la futuwwa, qui

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cherche à l’élever vers Dieu ; mais même dans les milieux de parenté mystique, où cet effort est poursuivi, ce qu’on développe est une attitude de l’homme, et non une doctrine sur le dogme ou la Loi. 23

Il est enfin bien connu, sans que nous puissions y insister ici, que des ascètes et mystiques de tous genres ont pris dans l’Islam populaire une importance croissante, selon une tendance par endroits perceptible très tôt, et qui, à partir du XIe siècle, gagnera l’aristocratie militaire nouvelle, sans attaches avec l’ancienne aristocratie authochtone cultivée, mais aussi, avec elle, presque tous les milieux sociaux. Primitivement, ces mystiques se préoccupent peu de se rattacher explicitement à une doctrine orthodoxe ou non. Ils l’ont fait ensuite, instruits par les persécutions dont certains d’entre eux avaient eu à pâtir, et ils l’ont généralement fait dans le sens sunnite, du sunnisme le moins intellectualiste, souvent du Ḥanbalisme. Si aucune religion organisée ne peut voir d’un très bon œil les hommes qui prétendent rechercher directement et hors de ses docteurs la communication avec Dieu, le shī’isme leur était tout particulièrement hostile, puisque cette prétention allait directement à l’encontre de celle des ‘Alides qui, dans leur doctrine, possédaient précisément, en un certain sens, mais possédaient seuls cette capacité. Comment plus tard, la plupart des ordres mystiques ont fini par être intégrés à une conception nouvelle de l’orthodoxie et des régimes politico-sociaux ne nous concerne pas ici. Quoi qu’il en soit de leurs professions doctrinales, il est certain que ce qui importait au mystique était le comportement et non la doctrine, ou celle-ci seulement par les aspects où elle justifiait celui-là. Le développement de l’influence mystique signifie donc un certain désintéressement pour la réflexion doctrinale et le développement à sa place de la recherche du témoignage personnel.

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Envisagée du point de vue où nous nous sommes placés, il semble donc que nous puissions résumer l’histoire des grands mouvements religieux de l’Islam de la manière suivante. Au début les aspirations des Musulmans, qui, de plus en plus largement, les opposent à la dynastie omayyade, prennent la forme du khāridjisme ou d’un proto-shī’isme encore très élastique, mouvements nés l’un et l’autre en milieu arabe, le premier plus proche des vieilles traditions, le second peut-être en ses débuts plus fidèle au souvenir de la Communauté musulmane primitive ; l’un et l’autre cependant se renforcent d’apports, celui-ci des Berbères, celui-là, de façon plus grosse de conséquences, d’Iraniens. Sous les ‘Abbāsides, où partielle satisfaction a été donnée aux aspirations musulmanes, l’opposition religieuse reste minoritaire, le khāridjisme disparaît presque, le shī’isme prend des formes nouvelles (qui peuvent en recouvrir de préislamiques) et s’appuie sur des particularismes et des mécontentements sociaux dans des régions de soumission difficile et de structure sociale peu urbanisée, prenant la portée d’une protestation du plat-pays contre les progrès oppresseurs des aristocraties citadines et de la centralisation monarchique. Dans les grosses métropoles au contraire, où le régime ‘abbāside et un shī’isme modéré et aristocratique se présentent aux yeux du peuple comme plus ou moins liés, l’opposition populaire peu à peu s’organise en grande partie sous la forme du Ḥanbalisme, c’est-à-dire de l’attachement à la lettre de la tradition de la méfiance à l’égard des élaborations doctrinales. Même les formes oppositionnelles du shī’isme perdent leur virus. Il s’ensuit une méfiance à l’égard de toutes les doctrines, et une tendance soit à l’action directe extrareligieuse, soit à l’attitude mystique extra-doctrinale.

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On ne saurait donc présenter aucune doctrine comme en soi gouvernementale ou oppositionnelle, ni voir toutes les oppositions et tous les loyalismes comme de visage uniforme. Une des causes de cette fluctuation est qu’assurément aucune doctrine n’est

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fondamentalement ni gouvernementale ni oppositionnelle, qu’elles se sont plutôt trouvées telles par rencontre, par tactique ; même le communautarisme des Qarmates du Baḥrayn ne paraît recommandé doctrinalement par aucun texte ismā’īlien. Mais, naturellement, l’évolution sociale assez complexe du monde musulman dans ces premiers siècles explique aussi que ces mêmes doctrines n’aient pas toujours servi de pôle d’attraction, ou qu’elles aient changé de sens. La croissance des villes et de Bagdad spécialement, puis l’avènement progressif de l’aristocratie militaire professionnelle modifient la clientèle et quelquefois la problématique des doctrines. Si l’on s’oriente vers des régimes d’orthodoxie étroite, que ne pouvait concevoir le trop vague Islam primitif, c’est, sans doute, parce que, peu à peu, en s’élaborant les doctrines se sont distinguées et éloignées les unes des autres, mais c’est aussi et surtout parce que dans l’interférence du politique et du religieux, il est peu à peu apparu à des maîtres de plus en plus autocratiques que la solidité de leur État était pour partie liée à l’unité de la doctrine. Le morcellement politique incitait à la multiplication des doctrines d’État, et la réunification saldjūqide de l’Orient aboutira à l’instauration d’une commune orthodoxie. 26

Je ne me dissimule pas, l’on pense bien, ce qu’a d’éminemment incomplet, imprécis, discutable, parfois gratuit l’exposé qui précède. Comme historien, tout simplement, c’est un sens où je souhaiterais voir s’orienter plus résolument que jusqu’ici les études d’histoire doctrinale de l’Islam — ce qui implique évidemment, tout de même, de d’abord connaître les doctrines.

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P. -S. Ce qui est dit p. 196 de Mazyar doit être révisé à la lumière des travaux récents, en particulier de M. Rekaya (Studia Iranica III/1974).

NOTES 1. Ma présence à Strasbourg et ma qualité d’historien de l’Islam m’ont amené à aider le Centre d’Études d’Histoire des Religions de l’Université de cette ville à ajouter aux Colloques qu’il avait organisés antérieurement sur d’autres religions le présent Colloque sur l’Islam, idée dont naturellement je ne pouvais que me féliciter. Mais, est-il besoin de le dire, je ne suis pas historien des religions, et sans doute aurait-il mieux valu me taire, s’il avait été moralement possible de demander à nos hôtes un travail dont l’invitant n’aurait pas fourni l’équivalent. Je me suis donc résolu à donner le texte qu’on va lire, et qui n’est que la présentation au public, sous un certain angle, qui est celui de l’historien social que je tâche d’être, de l’histoire générale dans laquelle se situent les communications plus savantes de mes éminents collègues.

NOTES DE FIN *. Publié dans L’Elaboration de l’Islam, Paris, 1961, 5-22.

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L’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval*

1

A leur arrivée à Cambridge, les participants au récent Congrès des Orientalistes reçurent une brochure, Orientalism and History1 : ce n’était pas pur hasard. Il y a, c’est un fait, un problème des relations entre l’Orientalisme et l’Histoire, dont il est impossible qu’orientalistes et historiens ne prennent pas de plus en plus conscience. Aussi bien estce de quelques aspects de ce problème que, par une convergence que j’ignorais alors, j’avais formé le projet d’entretenir mes collègues de la section islamique et ce sont les réflexions, un peu rudes peut-être, qu’ils ont bien voulu écouter2 dont on trouvera ciaprès l’exposé, légèrement retouché et complété.

2

Je ne saurais mieux commencer qu’en citant l’un de ceux auxquels leur formation fait le plus intensément ressentir le besoin d’un tel examen. « It has been remarked » — ainsi Bernard Lewis introduit son article relatif à l’Islam dans la brochure précitée3 — « that the history of the Arabs has been written in Europe chiefly by historians who knew no Arabic, or by Arabists who knew no history. » Sur le ton d’une boutade, il y a là une constatation qui malheureusement dans les grandes lignes s’impose à nous. Rares sont en effet les historiens qui se sont occupés de l’Orient, et presque aussi rares les orientalistes qui ont eu une formation d’historiens. La plupart des orientalistes ont été d’origine ou des hommes qui avaient acquis leurs premières connaissances de l’Orient par les affaires, l’administration, les missions, ou des universitaires qui au moment de leurs études avaient naturellement recherché d’abord une formation linguistique. Je ne sous-estime en rien l’extrême valeur à laquelle ont atteint certains travaux historiques d’orientalistes ainsi formés : je suis persuadé que ceux-là même qui ont eu le plus à cœur de faire progresser l’histoire orientale seront les premiers à m’accorder que le milieu orientaliste dans son ensemble, si remarquables qu’en puissent être certaines autres qualités, se ressent d’une insuffisance de préparation historienne, et que l’histoire orientale est en conséquence plus en retard sur celle de l’Occident que ne le justifient les conditions de la recherche.

3

Cultivée par des hommes d’affaires, des administrateurs, des missionnaires, l’histoire orientale l’a été souvent en fonction d’intérêts ou de pensées qui n’avaient pas leurs sources dans les exigences de l’histoire, et selon des méthodes plutôt caractéristiques de l’absence de méthode des amateurs. Cultivée par des savants authentiques, l’histoire

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orientale l’a été évidemment de manière beaucoup plus sérieuse, mais encore avec deux défauts d’ensemble que n’annule pas le mérite de telle ou telle œuvre particulière : d’une part ces savants, ayant en général été des Européens — ce qu’on ne saurait leur reprocher — ont considéré l’histoire orientale parfois moins en fonction de ses exigences propres que de ses contacts avec l’histoire européenne ou des préoccupations du milieu social européen d’où ils étaient issus ; d’autre part la séparation d’origine entre orientalistes et historiens a fait que l’histoire orientale et l’histoire occidentale ont marché chacune de son côté, que les méthodes de la seconde ont imparfaitement pénétré la première, que les problèmes posés par elles sont sans relation entre eux, et que plus généralement il y a entre les recherches, quelle qu’en puisse être la valeur intrinsèque, une noncorrespondance, une non-communication préjudiciables à l’une comme à l’autre histoire. Assurément chaque société a sa spécificité, et il est légitime et nécessaire de se placer sur son terrain pour l’apprécier : il ne l’est pas moins de la replacer aussi dans l’ensemble de l’histoire humaine, dont elle ne se dissocie jamais. Et, si l’on veut bien me permettre une affirmation un peu téméraire, si réel qu’ait pu être dans un moment de l’histoire l’écart entre l’Europe et le reste du monde, il y a tout de même quelque chose de paradoxal et de difficilement soute-nable dans la conception même d’un « orientalisme » qui, de par cette appellation, a l’air de scinder l’humanité en une moitié occidentale et une moitié orientale. Certes la spécialisation technique du travail rend inévitable qu’il reste toujours des historiens de l’Égypte ou de la Perse, de la spiritualité musulmane ou de l’art hispanomauresque, comme il y en a de la France ou de l’Allemagne, de la Réforme ou de l’art gothique ; mais il n’en est pas moins anormal qu’il y ait entre historiens et orientalistes quelque part vers la Méditerranée orientale une ligne de démarcation entre terrains de chasse réservés, comme nos congrès d’historiens et d’orientalistes en répètent trop régulièrement la démonstration. 4

Une conclusion, entre autres, s’impose : il faudrait fabriquer plus d’historiens orientalistes, plus d’orientalistes historiens. Mais cela veut dire, en nos divers pays, selon les modalités propres à chacun, repenser le système même de notre enseignement de l’orientalisme et de l’histoire. Comment veut-on que tel de nos collègues, profondément persuadé de la nécessité de promouvoir l’histoire orientale, puisse le faire comme il le voudrait dans son activité professionnelle, alors que les trois quarts du temps de celle-ci sont obligatoirement pris par un enseignement de langue4 ? Comment veut-on qu’un professeur d’histoire ou ses étudiants puissent vraiment s’« orientaliser » lorsque les programmes de l’enseignement qu’ils délivrent ou suivent ne font à l’Orient que des allusions fugitives ? Lorsqu’il y aura un nombre un peu moins dérisoire de postes d’histoire orientale, lorsque leur enseignement sera plus normalement intégré à ceux que des aspirants ès histoire ou orientalisme doivent suivre, alors il deviendra possible de donner à notre discipline l’orientation plus équilibrée qui s’impose. Encore faut-il qu’au préalable historiens et orientalistes aient pleinement pris conscience de cette nécessité. ***

5

Si les conditions de leur évolution avaient permis aux peuples musulmans de prendre une plus grande part à l’élaboration moderne de leur propre histoire, si celles de l’essor de l’orientalisme en Occident n’avaient pas produit cette scission entre disciplines qui auraient dû être deux rameaux d’un unique tronc, peut-être, quand nous voulons dresser un bilan de la recherche en matière d’histoire musulmane, n’aurions-nous pas à constater

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l’existence de grandes zones presque vierges, parmi lesquelles l’histoire économique et sociale me paraît constituer, dans sa totalité, le cas le plus dramatique. Quelque travail qu’il reste à faire en matière d’histoire culturelle ou même quelquefois politique, on s’y emploie, les effectifs proportionnellement sont notables : que peut en face d’eux présenter l’histoire économique et sociale du monde musulman ? On croirait que le monde musulman a été composé presque exclusivement de gouvernants, de savants et d’artistes ! Loin de moi l’idée, qui serait inversement excessive, de minimiser leur rôle ; mais, sans prétendre réinstituer ici l’éternel débat entre tenants ou adversaires du matérialisme historique, on ne voit guère aujourd’hui un historien du Moyen Âge occidental ne pas considérer l’étude des structures économiques et sociales comme un secteur essentiel de sa discipline. Et si, mû par quelque curiosité comparatiste, un tel historien se mettait en quête de l’orientaliste capable de lui procurer les informations parallèles sur le Proche-Orient médiéval, il faut bien le dire brutalement, en général il ne le trouverait pas5. 6

J’atténue tout de suite. Sylvestre de Sacy, Von Kremer, Van Berchem, Becker, Barthold, Mez, d’autres parmi les morts, et divers parmi les vivants ont apporté à nos études en ce domaine des contributions dont moins que personne je contesterai l’importance. On hésite cependant à dire de la plupart d’entre eux qu’ils aient véritablement été des historiens de l’économie et de la société : des juristes, des scrutateurs d’institutions administratives, des collectionneurs de faits de mœurs, qui ont par la force des choses rencontré la matière sociale et l’économie, mais dont on ne saurait souvent dire qu’ils soient partis d’elles, qu’elles aient été le centre ou le but de leurs investigations. Ce qui est grave n’est pas qu’ils aient effectué ces études, aussi légitimes que celles auxquelles nous voudrions convier leurs successeurs, mais que la différence de point de vue ne paraisse avoir été sensible ni aux autres ni à eux-mêmes6.

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On m’objectera qu’on fait l’histoire avec les documents dont on dispose, et qu’on ne peut leur faire dire plus qu’ils ne veulent d’eux-mêmes bien dire. Je ne crois pas l’objection tout à fait valable. Naturellement nous sommes bien obligés de partir des documents tels qu’ils sont, et je n’ai que trop éprouvé, au cours de recherches personnelles, combien ils sont rarement orientés comme nous voudrions qu’ils le soient. Il faut bien de toute façon commencer par en faire un grossier inventaire, et nul ne saurait jeter la pierre à ceux qui, entrés les premiers dans la carrière, ont tout bonnement tiré de documents repérés un peu au hasard un exposé de leurs apports immédiats, sans s’inquiéter apparemment d’autre chose. Plus profondément, la façon dont une société a été représentée par tels ou tels de ses membres est en soi une réalité dont, qu’elle nous plaise ou nous déçoive, nous ne pouvons pas ne pas tenir compte : ce n’est certes pas pur hasard que la littérature musulmane parle si peu des paysans. Tout de même il faut aller plus loin. Il faut se dire que les documents, dans une certaine mesure, on les trouve selon qu’on les cherche, et qu’on ne trouve pas ce qu’on ne cherche pas. Il faut se dire que tout document, à côté de ce qu’il est fait pour dire, dit autre chose encore à l’insu de son rédacteur, et que tout en écoutant ce qu’il a le désir de nous dire, nous avons aussi le droit et le devoir d’apporter notre questionnaire, et de demander ce qui, nous, nous intéresse. Non seulement parce qu’ainsi seulement nous en presserons, si j’ose dire, tout le jus, mais aussi parce que, si nous ne procédons pas ainsi, nous risquons de prendre les originalités de présentation et de conception de chaque civilisation par rapport aux voisines pour de complètes hétérogénéités structurales a priori, ou au contraire les rapprochements verbaux pour des

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analogies réelles7. En un mot parce qu’ainsi seulement nous pouvons faire cette histoire comparée qui seule donne à chaque histoire sa véritable signification. 8

Je n’ai naturellement pas le moyen de passer ici en revue toute la documentation susceptible de servir à l’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval : elle se confond avec celle de toute son histoire en général. Quelques remarques décousues ne seront peut-être pas cependant dépourvues d’utilité.

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L’histoire économique et sociale de l’Europe s’écrit avant tout à l’aide des documents d’archives. Pour le monde musulman, en gros, Égypte mise à part, nous n’en avons pas. A vrai dire cette proposition ne peut être tenue pour définitive. Il se peut bien qu’avant l’Empire Ottoman le monde musulman n’ait pas conservé ses archives aussi efficacement que l’Occident. Il en existe cependant, actes de waqf et autres. Je sais bien les difficultés matérielles et morales, comme en ont connu bien d’autres pays, qui empêchent ces ressources d’être du jour au lendemain mises à notre disposition. Mais je crois que les orientalistes ont aussi dans cet état de chose leur part de responsabilité. Lorsqu’on voit que des stocks de papiers d’archives dorment depuis trois quarts de siècle pas plus loin qu’à Vienne8, sans que pratiquement plus d’un ou deux savants aient été les regarder, on est bien obligé de conclure que si les fonds qui nous importeraient n’ont pas été découverts, ce n’est pas seulement en raison des difficultés de la chose, mais aussi tout simplement parce qu’on ne les a pas cherchés. Les orientalistes ont cherché les œuvres littéraires : combien ont cherché les archives ? S’ils avaient seulement cherché, publié, exploité les quelques textes que le hasard pouvait mettre entre leurs mains9, sans doute serait-il aujourd’hui plus facile de triompher des difficultés matérielles et morales auxquelles je faisais allusion10. On s’en rend compte peu à peu. Au Congrès de Cambridge, nous avons entendu Roehmer présenter un projet de rassemblement et d’inventaire des documents persans conservés soit directement soit au travers des recueils d’inshā’ : il faudra bien qu’on en arrive, par autant d’étapes qu’on voudra, à entreprendre un pareil travail pour tout le monde arabophone11.

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Nous n’attendrons naturellement pas le résultat incertain et lent de telles recherches pour poser avec nos moyens actuels quelques jalons sur les routes où nos successeurs pourront peut-être s’engager mieux armés. A condition de savoir combiner tous les genres de sources littéraires, elles constituent un arsenal d’informations qui n’est tout de même pas aussi misérable qu’on paraît parfois paresseusement le croire. Il faut seulement réfléchir à ce que chaque famille de sources est susceptible d’apporter ou encline à systématiquement taire. Historiens, géographes, juristes, savants, etc., ne voient pas les mêmes fragments de la réalité, ne la voient pas surtout sous le même angle, au travers des mêmes préoccupations. Auteurs musulmans et non musulmans n’ont pas les yeux fixés sur les mêmes milieux sociaux, sur les mêmes institutions. Il y a donc lieu de les compléter ou mieux encore de les éprouver les uns par les autres. Et il faut savoir pour cela ce qu’on veut leur demander.

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Je m’excuse de dire une chose aussi simple : le monde de l’Islam est dans l’espace et le temps aussi vaste que l’Europe médiévale, et la communauté de Livre sacré ne suffit pas à conférer à un papyrus égyptien valeur pour l’Iran ni le Maghreb ni à un juriste ‘abbāside pour le régime des Mamlūks. Or l’étude que nous avons à faire ne peut prendre tout son sens que si elle est comparative et évolutive. Comparaison de la société musulmane, en général, avec celles qui l’entourent, la précèdent ou lui succèdent. Comparaison aussi, à l’intérieur du monde musulman, des diverses sociétés entre elles. Et d’autre part étude au cours de laquelle on se souvient qu’il n’y a de réalité qu’en devenir, et que ce qui est à

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dessiner ne peut être un tableau statique, mais un courant d’évolution. Méthodologiquement, ces vérités élémentaires signifient qu’il importe fondamentalement de situer géographiquement, de dater chronologiquement, non seulement, ce qui est relativement facile, chaque texte en lui-même, si abstrait soit-il, mais à l’intérieur d’un même texte les diverses couches, les divers éléments dont il peut se composer. Il ne s’ensuit évidemment pas qu’il soit interdit ensuite, bien au contraire, d’éclairer les uns par les autres les renseignements obtenus, mais à condition qu’il s’agisse de les confronter, et non pas d’en fabriquer je ne sais quel magma indifférencié, tout au plus capable de convenir à des étudiants en droit, mais où aucune société concrète ne pourrait se reconnaître. 12

Ce sont les juristes assurément qui nous posent à cet égard les problèmes les plus délicats, dont un mot seulement peut être dit. Dans l’ensemble, à l’égard des juristes musulmans, la science historique paraît avoir balancé entre deux attitudes extrêmes : tantôt on se borne à traduire en langage moderne tel tableau d’institutions trouvé par exemple chez al-Māwardī, comme si ce qu’on trouve chez cet Iraqien du XIe siècle pouvait automatiquement s’appliquer à la Sicile ou à l’Iraq même en n’importe quel temps ; tantôt par réaction on déclare que son œuvre est une vue de l’esprit dont on ne peut rien tirer de réel, et adieu ! La juste attitude n’a rien de commun ni avec l’une ni avec l’autre des deux précédentes. Elle consiste d’abord à situer exactement al-Māwardï, de manière à constater que son Traité fait partie de la tentative de redressement du Califat effectuée à la faveur de la désintégration du système būyide et qui aboutira à l’instauration du sultanat saldjūqide. Elle consiste ensuite à constater que la méthode du juriste est de composer un tableau cohérent avec des éléments auxquels il accorde une valeur égale, mais qui proviennent de temps et de lieux différents, de sorte qu’il juxtapose des opinions qui peuvent avoir été exprimées dans des conditions différentes, et qu’il aligne sur un même plan horizontal des institutions qui peuvent s’être succédées verticalement à travers le temps : par exemple, pour parler de ce que je connais le moins mal, l’iqtā’ tamlik et l’iqtā’ istighlāl12. La juste attitude consiste enfin à comprendre que, si le juriste présente les choses au travers d’un schéma de notions théoriques préétablies, il en résulte certes qu’il laisse tomber beaucoup de faits qui ne l’intéressent pas, mais il n’en résulte pas que ce ne soient pas tout de même des faits véritables qu’il expose dans son cadre et son vocabulaire propres, ni surtout qu’à l’occasion d’un quelconque problème il n’apporte pas une information indirecte qui, elle, n’a aucune raison d’être déformée : qu’on regarde par exemple ce qu’a pu donner à R. Brun-schvig sur la vie des villes musulmanes une littérature juridique dont ce n’était assurément pas l’objet de le lui fournir13. Naturellement la détermination exacte de la valeur de telles informations, de leur répartition dans l’espace et le temps, etc., ne peut être obtenue que par un recoupement au moins partiel avec des sources d’autre catégorie présentant d’autres points de vue.

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De celles-ci je me bornerai à rappeler d’un mot un genre en général abandonné aux spécialistes d’histoire des sciences. Les traités de mathématiques, tout particulièrement, sont loin d’être toujours de pure abstraction, et ils fournissent à l’histoire économique des données qui ne peuvent être suspectes de déguisement juridique14.

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Sans plus insister sur ces remarques, données seulement entre d’autres à titre d’exemple, nous pouvons donc conclure qu’il est possible d’étudier sans vanité l’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval ; dans les pages qui suivent, nous voudrions tenter de proposer quelques directions de recherches qui, cela va sans dire, ne sont en aucune manière exclusives d’autres recherches, et n’ont de valeur qu’indicative.

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On commence ordinairement l’histoire du monde musulman en Arabie autour de Mohammed. Cela est absolument légitime lorsqu’on entend mettre l’accent sur la religion islamique ou sur la conquête arabe. Du point de vue de l’histoire économique et sociale par contre, la perspective, semble-t-il, gagnerait à être inversée. Le monde dit musulman consiste en effet, dans sa presque totalité, en des sociétés qui ont une longue histoire préislamique, et dont l’adoption, d’ailleurs souvent lente et incomplète, d’une religion nouvelle ne bouleversait pas ipso facto le conditionnement économique ni les structures sociales. Le problème fondamental pour nous est donc, partant des sociétés antiques incorporées dans la construction politique musulmane, de voir ce qu’elles sont devenues, par rapport à ce qu’il est advenu de celles qui n’y ont pas été incorporées.

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Qu’a donc changé aux structures sociales, aux économies antérieures la conquête arabe du VIIe siècle ? Il suffit d’énoncer la question pour se rendre compte du degré de notre ignorance. Je le sais bien, il y a avantage pour répondre à une telle interrogation, et d’autant plus que la documentation immédiatement postérieure à la conquête est spécialement pauvre, à envisager une période assez large pour prendre une vue d’ensemble de phénomènes qui sont à évolution lente. Ainsi, sans jamais certes appliquer aux époques plus hautes les résultats tirés d’une information postérieure, pourrons-nous du moins circonscrire avec plus de compétence les problèmes à étudier et peut-être en ébaucher d’approximatives solutions. Étendons donc le champ de l’investigation : le procès de carence reste-t-il moins flagrant ? Que savons-nous de la vie rurale, des tranformations apportées, s’il y en eut, dans la vie des paysans par la conquête arabe, et de ses développements ultérieurs ? Savons-nous quelque chose du passage de la ville antique à la ville médiévale, quelque chose de la société urbaine ? Dans le domaine même du commerce, qu’on croit peut-être mieux exploré, que de zones sombres encore et que d’illusions de connaissance ! Et non seulement de phénomènes aussi massifs nous ne savons pratiquement rien, mais peut-on même seulement dire que l’on ait vraiment posé les questions ?

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La vie rurale ? A-t-on fait l’étude, a-t-on posé la question de l’effet qu’a pu produire la conquête opérée par des Arabes, en grande partie hier bédouins, sur la répartition et les rapports des économies pastorale nomade et agricole sédentaire dans les pays soumis ? Il y a là naturellement une enquête à prolonger au travers des siècles. On a l’impression que la conquête arabe n’a pas à cet égard produit de grande transformation, parce que les Arabes, qu’encadraient des chefs issus de sociétés urbaines, ont été d’abord suffisamment maintenus à l’armée ou établis dans des villes-camps pour que l’expansion pastorale ait pu être circonscrite dans les limites où elle ne se faisait pas aux dépens des cantons agricoles, mais leur ajoutait seulement une utilisation plus pleine des ceintures semidésertiques. Mais cette situation remarquable du lendemain de la conquête a-t-elle duré ? On connaît, au Maghreb, la tragédie hilālienne du XIe siècle : est-elle un fait isolé ? Le Xe et le XIe siècles ne sont-ils pas dans l’Asie arabe l’âge d’or des dynasties bédouines, auxquelles répondent au nord-est les dynasties kurdes ? Puis le XIe assiste à une première invasion turque, qui est bien sous un de ses aspects une promotion du nomadisme15, dont la conquête mongole ultérieure, par ses conséquences plus ou moins directes, fera en certaines régions le facteur économique et politique décisif. Sont-ce là faits isolés, de

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coïncidence fortuite ? Ont-ils des causes, des explications plus profondes, plus larges ? Questions qui, à tout le moins, méritent bien d’être posées ! 18

Et la vie rurale dans les pays agricoles ? Il y a plusieurs étages, plusieurs ordres de problèmes à distinguer. Il y a les institutions fiscales, les impôts qui frappent la terre : c’est apparemment le plus facile à connaître, puisque les juristes musulmans et d’autres auteurs intéressés par les problèmes administratifs ont pris soin de nous en entretenir. A vrai dire, là-même, nous n’avons pas à nous décerner de satisfecit. Les meilleures études restent statiques, ne dessinent pas d’évolution, distinguent rarement les régions ; et si l’on nous a rebattu les oreilles du kharādj, objet des exposés des juristes, on a été bien plus discret sur la dîme, à laquelle j’avoue avoir beaucoup de peine à rien comprendre. Laissons cependant ce domaine, un peu extérieur à notre préoccupation présente ; nous entendons un peu parler de la propriété, surtout quand elle est d’une certaine taille, et nous connaissons les stipulations juridiques des divers contrats par lesquels un propriétaire peut faire cultiver sa terre par des paysans. Nous ne nous en plaindrons pas. Mais les rapports de la grande et de la petite propriété, par rapport aux temps byzantin et sassanides, et dans leur évolution ultérieure ? Les catégories sociales de propriétaires ? Les formes économiques et techniques de la culture ? La condition effective du paysan, par exemple la question de l’attache à la glèbe ? La similitude ou la non-similitude des évolutions à cet égard de part et d’autre de la frontière séparant le monde musulman de Byzance ou de l’Occident chrétien ? Hélas ! On me dira qu’il est impossible de mieux faire, parce que l’Islam, civilisation de villes, ne fait en sa littérature aucune place à la vie rurale (bédouinisme de cour mis à part). Je suis persuadé cependant qu’on pourrait beaucoup savoir si l’on daignait un peu le vouloir. Pour l’Égypte assurément, où des papyrus, s’ils étaient méthodiquement recherchés avec cette intention, permettraient de composer la monographie de quelques villages à travers plusieurs siècles de régime musulman. Pour d’autres pays aussi : regardez ce que, pour des temps surtout plus récents, mais avec tout de même des introductions médiévales, ont pu faire sur l’Iran en Angleterre Miss Lambton16, sur l’Azer-baïjan en U.R.S.S. Petrushevsky17. L’essentiel est de savoir hardiment élargir l’horizon de l’investigation documentaire : les textes arabes actuellement mis à jour nous disent peu de chose du paysan syrien ? Et les textes ottomans18 ? Et, au cœur du Moyen Âge, les textes de cet Orient dit « latin », qu’on néglige pour cette raison si l’on est orientaliste, et qu’on comprend à contresens si on ne l’est pas, de cet Orient dit « latin » des États issus de la Croisade, où les paysans, tous indigènes, n’avaient tout de même pas pour plaire à leur nouveau seigneur bouleversé leurs villages, leurs techniques, et leurs coutumes19 ? Nous n’avons pas le droit de dire qu’il n’y a pas de document tant que nous n’avons pas envoyé nos coups de sonde dans toutes les directions possibles.

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Croit-on d’ailleurs que sur les villes la situation soit plus brillante ? Il est vrai : là aussi la littérature musulmane, bien que citadine, laisse dans l’ombre, par un paradoxe lui-même instructif, beaucoup d’aspects de la vie des villes, beaucoup des hommes qui la composent. L’État musulman, les institutions musulmanes débordent les villes, les ignorent comme telles : il ne s’ensuit pas qu’elles n’existent pas, mais comme nous ne les trouvons pas mentionnées sous des formes explicites dans les exposés classiques, nous les omettons nous aussi, presque sans nous en rendre compte. A qui fera-t-on croire cependant que les chroniques, sans même aller plus loin, ne permettraient pas avec un minimum de patience une histoire de Bagdad, une histoire de Damas ? Rien cependant n’a été fait sur les deux premières capitales de l’Islam, et ce qui l’a été sur la troisième, Le

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Caire20, est à refaire. Sur Alep seulement, existe une monographie exemplaire, celle de Sauvaget21 : mais encore exemplaire en quel sens ? L’auteur avait un sens trop large des réalités humaines pour n’avoir pas fait dans l’histoire de la ville une place à ses habitants : c’est tout de même une préoccupation d’urbaniste, d’archéologue, qui est au centre de son travail, non d’historien de la société, et il reste après lui, bien qu’avec son aide, une autre histoire d’Alep à écrire. On oppose communément la ville musulmane médiévale d’une part à la ville antique, d’autre part à la ville européenne de l’âge communal. Ces oppositions ne me paraissent pas pertinentes sous la forme où elles sont faites, et, ayant entrepris quelques enquêtes sur la société et l’organisation urbaine dans l’Orient prémongol, je suis persuadé de la nécessité de reconsidérer à la base l’image sommaire sur laquelle on vit22. 20

Les classes de la population urbaine ? Un seul exemple : nous savons tous que la société musulmane, en particulier dans les villes, est au Moyen Âge une société à esclaves : n’estil pas alors extraordinaire qu’il ait fallu attendre la première livraison de la nouvelle Encyclopédie de l’Islam pour trouver un orientaliste23 qui daigne écrire quelque chose sur l’esclavage ? Auparavant les seules études sérieures étaient celles de M. Verlinden, qui n’est pas un orientaliste.

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Les métiers, le travail ? On a étudié des techniques, lorsqu’elles présentent un intérêt de réalisation scientifique ou artistique exceptionnel. On connaît moins bien les autres, et nous ne pouvons pas dire que nous possédions de vue d’ensemble sur le progrès technique dans le monde musulman, pour autant qu’il y en a eu. Nous ne sommes pas mieux partagés pour les conditions du travail : travail libre et travail servile, artisanat isolé ou équipes d’atelier dans certains métiers, rémunération du travail ? Il y aurait une documentation, mais rien n’en a été tiré. Il y a mieux, car on s’imagine peut-être, sauf chez les stricts spécialistes, qu’on sait quelque chose des corporations : mais si, avec B. Lewis24, on fait le point de nos connaissances, et qu’on repense un peu à tout ce qui a été écrit sous cette étiquette, on s’aperçoit que c’est une illusion : nous avons des informations détaillées sur les corporations modernes de plusieurs pays musulmans, nous ignorons totalement ce qu’il était d’elles au Moyen Âge, au point qu’on pourrait presque sans paradoxe demander si elles existaient. Non point certes une organisation professionnelle, telle que celle qu’on décrit en démarquant quelques manuels de hisba, ni une répartition des métiers par secteurs topographiques : cela est certain. Mais s’agit-il d’organisation d’État à la romano-byzantine ou de corporations autonomes à la manière de notre Occident ? Ces corporations sont-elles le cadre d’importantes activités de leurs membres, ou au contraire les mouvements populaires se produisent-ils en dehors d’elles ? Tous les métiers sont-ils organisés ? Et je ne sais combien d’autres questions capitales : études à elles consacrées, néant. Car on n’a pas le droit d’extrapoler du moderne au médiéval, ni de parler de vie corporative uniquement parce qu’il y a des groupes dont les membres sont des artisans.

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Et y a-t-il une bourgeoisie, ou du moins qu’est-ce qui caractérise les couches urbaines supérieures ? Y a-t-il une vie municipale ? On dit que non : je ne vois pas comment interpréter autrement que par oui un certain nombre de faits auxquels je me borne à faire ici allusion25, pour indiquer la nécessité d’une révision, ou plutôt d’une vision de tous les problèmes à la base, même lorsqu’on les croit résolus26.

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On croit que nous connaissons quelque chose du commerce musulman. Évidemment, nous avons la chance de posséder, pour le IXe et surtout le Xe siècles, une pléiade de récits de voyages et d’exposés de géographes, dont on peut sans trop de peine tirer quelques

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chapitres impressionnants. Il faut bien cependant avouer, à la honte de l’orientalisme, qu’on a souvent à cet égard démarqué, qu’en tout cas l’on n’a guère dépassé, ce qu’avec les moyens d’il y a trois quarts de siècle avait dit l’historien remarquable qu’était Heyd 27, lequel ne savait pas l’arabe. Ce sont encore à des historiens de l’Occident qu’on a laissé le soin de s’inquiéter des conséquences soit immédiates soit plus lointaines des conquêtes arabes sur le commerce international, avec le résultat que les plus grands ont commis quelques étranges erreurs28. En fait, nous ne savons pas ce qu’a été le commerce des pays sous domination musulmane avant le milieu du IXe siècle29. Et, si les histoires de l’Égypte font à son commerce postérieur au Xe siècle une place notable, nulle part n’est abordé le problème de l’évolution générale du commerce du Proche-Orient dans la période capitale où sa moitié méditerranéenne, puis trois siècles plus tard même sa partie hindoue vont être conquises par les Européens. Déplacement des centres commerciaux30, commerce terrestre et commerce maritime, rôle respectif de l’Iran, de l’Égypte, de l’Occident musulman, de l’Occident chrétien, rôle respectif des diverses confessions, s’il y a heu de les distinguer : où trouve-t-on traité de tout cela ? 24

Et tout cela même n’est qu’histoire externe du commerce. On trouve bien de-ci de-là quelques exposés sur telle ou telle technique commerciale : savons-nous vraiment si l’Islam a réalisé à cet égard des progrès par rapport à l’Antiquité ou au monde qui l’environnait, ce que l’Italie des derniers siècles du Moyen Âge lui doit, en quoi à son tour elle l’a dépassé, en quoi cette comparaison des techniques peut expliquer ou non les successives suprématies ? Pouvons-nous réellement nous faire une idée de l’importance du commerce dans l’ensemble de l’économie ? Et, conséquemment, de l’importance de la classe marchande, de la concentration des opérations, des relations entre la fortune mobilière et la fortune foncière ? Avons-nous une histoire des prix, par régions, et comparés avec ceux des divers pays avec lesquels le commerce musulman est en contact ? Avons-nous une histoire économique de la monnaie musulmane ? Et même en matière fiscale, où l’on se croit plus avancé, savons-nous comment le commerce est frappé, et sur les mukūs, puisque ainsi le droit musulman classique appelle les impôts sur la production artisanale et sur les transactions, qui lui paraissent illégaux, avons-nous fait une quelconque étude, au lieu de les rejeter pudiquement comme lui ? Et nous sommes-nous demandé quelle relation existe entre l’économie et l’organisation financière de l’État : ses ressources, ses méthodes lui assurent-elles dans ces conditions économiques l’aisance matérielle et l’indépendance à l’égard des puissances privées ? J’ai presque honte de cette accumulation de questions.

25

Encore ne les ai-je jusqu’ici posées qu’en termes statiques. Ce qui est interdit. Il faudrait qu’on en finisse une bonne fois avec la légende de l’immobilisme de l’Orient, tout au plus bonne à recouvrir des renonciations à la recherche. Et précisément il faut constater que la société du bas Moyen Âge en Orient est extrêmement différente de la société du haut Moyen Âge. Une histoire du monde musulman qui s’intéresserait à cette question attacherait une importance fondamentale au moment (mettons, très grossièrement, Xe-XIe s.) où s’opèrent les transformations capitales, celles dont dérivent encore tant d’aspects de la société musulmane moderne. Et certes je n’irai pas dire que rien n’ait été écrit sur cette période. Mais dans les exposés généraux on en reste presque toujours à l’idée d’une belle période, que l’on étudie en détail, et qui se clôt avec la mise en tutelle du Califat par les Būyides, et d’une période de successeurs misérables, indignes de plus que de mentions rapides ; quant aux exposés particuliers sur tel État à telle période, a priori ils sont

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étrangers à de rares exceptions près, à la position de problèmes d’évolutions à ample période. Et cependant il n’en manque pas. 26

Car à qui fera-t-on croire que tous les bouleversements de l’Islam en ce milieu de Moyen Âge ne puissent avoir des explications, partielles en tout cas, en même temps que des répercussions sur eux, dans les caractères de l’économie et les structures de la société ? Quel rapport y a-t-il entre le tableau, qui semble au premier abord résulter des exposés classiques sur le commerce, d’une grande puissance de la classe marchande vers l’an 900, avec celui d’une suprématie presque totale de l’aristocratie militaire à base économique foncière, qui s’impose à nous presque aussitôt après ? Et l’on voit bien que nous nous acheminons vers un problème capital de l’histoire sociale comparée, presque, pourrait-on dire, de la sociologie générale, pour autant que les deux disciplines puissent se concevoir dissociées : car cette évolution, mutatis mutandis, dans son orientation générale, elle est celle de la voisine Byzance, elle est celle de l’Europe féodale — mais il y aussi beaucoup de différences, un écart croissant entre ces sociétés et les sociétés musulmanes, elles-mêmes entre elles différenciées31. Je ne saurais dire que ce qui a été écrit sur ce qu’on a voulu appeler la « féodalité musulmane » repose toujours sur des idées ou des informations bien précises ni en matière d’Orient ni en matière d’Occident32 : j’ai essayé de l’établir dans le cas d’une institution spéciale, l’iqtā’. Mais elle n’est, faut-il le dire, qu’un des éléments du problème, et l’on en peut citer bien d’autres. Un seul ici, tristement éloquent : qui ne sait l’importance dans le monde musulman moderne des waqf ou habūs, des biens de main morte, qui, dans l’une au moins des formes que recouvre l’imprécision d’une terminologie élastique, correspond à certains égards à la seigneurie ecclésiastique de notre Moyen Âge chrétien. Or peut-on me citer une seule étude, une seule amorce d’étude, sur les origines du waqf comme réalité économique33, ou sur la croissance évidente et les transformations de l’institution en ce milieu de Moyen Âge, où la réaction orthodoxe ne peut se concevoir isolée d’elle ? Ce n’est pas facile à réaliser, je le sais : mais serait-il si difficile d’avoir au moins posé la question ?

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Envisager l’aspect évolutif de l’histoire économique et sociale, c’est aussi évoquer les antagonismes, les conflits qu’elle nous présente. Y a-t-il eu dans le monde musulman une « lutte de classes », en donnant bien entendu à l’expression un sens très souple ? Il y a les Zendj, naturellement : mais il y a peu de sens à monter en épingle cet épisode si l’on ne lui donne pas dans l’ensemble de l’histoire médiévale musulmane son caractère, qui est exceptionnel. On soupçonne, on affirme des antagonismes sociaux sous les mouvements qarmate et ismā’īlien et d’autres : on n’a guère cherché à en préciser la portée ni les participants. On aperçoit bien des aspects sociaux mêlés à des aspects « nationaux » dans divers soulèvements, dans diverses hérésies : on l’a plutôt affirmé en gros qu’étudié de près. Le propre de la documentation par laquelle nous connaissons ces divers mouvements est de nous les montrer sous leurs aspects militaires ou idéologiques et non dans leur composition sociale : il faut essayer de la préciser. Pour prendre un exemple même dans un domaine plus étudié nous avons, depuis une ou deux générations, appris beaucoup de choses intéressantes sur les organisations de futuwwa34 ; mais comme la documentation qui les concerne nous renseignait essentiellement sur leurs aspects idéologiques, on ne s’est que peu à peu avisé de les considérer dans leur rôle social 35, et, à mon avis, les meilleurs travaux qui leur ont été consacrés faussent encore un peu l’interprétation des choses, parce qu’ils ne partent pas franchement des structures sociales urbaines dans lesquelles se situent ces organisations36.

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Je m’arrête. Il va de soi que je n’ai prétendu donner aucun inventaire exhaustif des problèmes qui se posent à nous37, ni, de ceux auxquels il a été fait allusion, aucune formulation parfaite. C’eût été monopoliser tout un fascicule de cette revue, à supposer que c’eût été possible. Tel qu’il est, l’exposé a, je crois, rendu sensible que, quelque gratitude que nous puissions avoir envers certains travaux individuels, nous avons dans son ensemble à construire l’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval, pour ne parler ni de l’Occident musulman, ni de l’Orient plus lointain, que je ne connais pas. La réalisation progres-sive de cette entreprise ne nous permettra pas seulement de meubler un étage encore presque vide de l’édifice musulman, mais encore d’éclairer d’un jour nouveau et de mieux voir sous toutes leurs dimensions les autres étages déjà mieux garnis. Car ce n’est en aucune manière sous-estimer l’histoire des aspects spirituels de la civilisation musulmane de dire qu’elle s’est développée dans une société matérielle, et qu’on ne saurait pleinement la comprendre si on lui retire ce soubassement. La vue plus complète et plus riche que nous aurons ainsi acquise de l’histoire musulmane nous permettra d’autre part de mieux la caractériser par rapport à celle des autres sociétés humaines et de mieux la situer dans le développement de l’histoire universelle : convergences et divergences d’orientation, rupture ou non-rupture de l’évolution par l’événement de la conquête arabe, indépendance ou interdépendance des diverses histoires parallèles, etc. Questions banales, si banales qu’on me demandera ce que sert de les répéter ; mais questions auxquelles il nous appartient justement maintenant, écartant les généralités gratuites, de donner des réponses concrètes et fouillées. Et alors il y aura une histoire solidaire de l’humanité, et l’on ne verra plus les orientalistes et les occidentalistes, si l’on me permet ce néologisme, se tourner le dos pour aller chacun de leur côté dans leur congrès respectif répondre à des questions qui ne se répondent pas, garder leurs méthodes comme des brevets d’invention, et donner aux mêmes mots des sens sur lesquels ils ne se sont pas entendus.

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Le lecteur m’aura certainement trouvé sommaire, ce qui est inévitable, et par là-même quelque peu injuste. J’espère qu’il n’aura pas douté du respect que l’attention portée à relever les défauts de notre discipline me laisse intégralement éprouver pour beaucoup des hommes qui la cultivent. Lorsqu’on veut la faire progresser et qu’en dressant un certain bilan, on constate l’immensité du travail à faire, de peur de se noyer on tire la sonnette d’alarme. Qu’on veuille bien m’excuser si je l’ai tirée un peut fort38.

NOTES 1. Edited by Denis Sinor, Cambridge 1954, VIII-108 p. 2. Lundi matin 23 août 1954. 3. P. 16. 4. Cette réflexion, qui manquait dans mon exposé primitif, m’a été faite avec une évidente justesse par H.A.R. Gibb. 5. Peut-on en trouver plus fâcheusement belle illustration que l’Encyclopédie de l’Islam (je ne parle naturellement pas de la nouvelle édition entreprise, qui justement, semble-t-il, corrigera ce défaut de la première). De la vie rurale, rien. De la vie artisanale et commerciale, des morceaux,

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comme au hasard, ou touchés de biais : le très précieux article de Massignon sur les corporations lui-même traite d’idéologie et de pratiques d’initiation, non d’économie. Pour prendre un autre exemple plus récent, dans l’Islamologia de Pareja (Rome 1951 ), la société musulmane n’apparaît pratiquement pas. Elle n’était certes pas inconnue de Sauvaget, mais on ne saurait dire que dans son Introduction à l’Histoire de l’Orient musulman elle ressorte nettement. Cela ne sont naturellement qu’exemples, volontairement divers. 6. Typiques me paraissent être à cet égard, entre autres, les Abstracta Islamica de la Revue des Études Islamiques, précisément parce que son directeur, M. Massignon, et ses collaborateurs sont de ceux que les réalités sociales intéressent le plus et auxquels leur étude doit le plus. Cependant si l’on veut se constituer à l’aide de ces Abstracta une bibliographie d’histoire économique et sociale, on est obligé de chercher sous une série de rubriques dispersées (Ethnologie-sociologie, Arts et archéologie, Artisanat-métiers-folklore, Législation et administration et peut-être d’autres) qui donnent bien l’impression, par comparaison avec les bibliographies des publications historiques, que le concept d’histoire économique et sociale n’est pas clairement dégagé. 7. Ce dernier danger est naturellement accru par les traductions. Je songe au mal qu’a pu faire, par exemple, la traduction, due à une interprétation superficielle d’informations incomplètes, d’iqṭā’ par « fief ». Les termes techniques de deux langues correspondant à des concepts qui ne se recouvrent pas toujours. 8. Dans les collections de l’Archiduc Rainer. Depuis Karabacek, seul à ma connaissance Grohmann s’y est intéressé, sans que les circonstances lui aient permis de nous en livrer autant que des collections égyptiennes. 9. Je n’ignore pas naturellement les quelques publications de papyrologie arabe par divers savants depuis celles de C. Becker, qui en a montré toute l’exploitation possible. Cependant je me demande si la combinaison du nom de papyrologie, emprunté à la discipline analogue pour les temps préislamiques, et du préjugé courant qui fait centrer l’intérêt des chercheurs sur les siècles « classiques » de l’Islam, n’ont pas fait un peu négliger les documents des âges postérieurs, qui sont, eux, écrits sur vulgaire papier... Il faut naturellement ajouter aux publications de documents arabes celles de documents en d’autres langues en particulier ceux de la Geniza juive du Caire. Tout cela est exclusivement égyptien. Il n’est pas question de contester que l’Égypte offre à la recherche à cet égard des conditions particulièrement favorables. Mais il ne faudrait pas qu’il en résultât ni la croyance à une impossibilité de rien trouver ailleurs, ni une résignation « confusionniste » à imaginer l’ensemble de l’Islam comme identique à l’Égypte, qui est au contraire, comme dans l’Antiquité, quelque chose de si spécial. 10. Bien qu’évidemment tout ne se présente pas partout comme en Turquie, il faut tout de même souligner pour leur vertu exemplaire les résultats obtenus dans ce pays, où l’on a découvert des actes de waqf remontant à la fin du XIIe s., et divers actes d’autre genre, réellement nombreux pour des périodes qui, dans l’histoire turque, sont anciennes. Peut-on espérer qu’à mesure que les divers peuples musulmans prennent conscience d’eux-mêmes et acquièrent la responsabilité de leur destin, ils sauront prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde de leur propre histoire, et suivre en cette voie leurs collègues turcs ? 11. Je me propose de donner bientôt le relevé des actes officiels conservés dans les oeuvres littéraires et les recueils d’inshā’ arabes. 12. Cf. mon Evolution de l’iqṭā’, etc. dans Annales (Économies-Sociétés-Civilisations), 1953, reproduit dans ce volume, p. 239. 13. R.

BRUNSCHVIG ,

Urbanisme médiéval et droit musulman, dans Revue des Études Islamiques, 1947,

p. 127-155. 14. J’en ai étudié un exemple dans un article sur Quelques problèmes... de l’Iraq būyide (Annales de l’Institut d’Études Orientales d’Alger, 1952), reproduit dans ce volume. 15. Je n’entends naturellement pas dire, suivant une certaine imagerie d’Épinal, que tous les Turcs aient été nomades.

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16. Landlord and Peasant in Persia, Oxford 1953. 17. Esquisses sur l’histoire des rapports féodaux en Azerbaïdjan et en Arménie du

XVIe

s. au début du XIXe,

Leningrad 1949, 382 p. (en russe). 18. Cf. R. MANTRAN et J. SAUVAGET, Règlements fiscaux ottomans, Damas 1953, et B. Lewis, The Ottoman archives as a source for the history of Arab lands, dans JRAS, 1951. 19. Cl. CAHEN, Le régime rural syrien au temps de la domination franque, dans Bull, de la Fac. des Lettres de Strasbourg, avril 1951 (29e année) ; J. Prawer, Etudes de quelques problèmes agraires et sociaux d’une seigneurie croisée, dans Byzantion, 1953. 20. M. CLERGET, Le Caire, Paris 1934. 21. J. SAUVAGET, Alep, Paris 1941. Sur Basra, importants éléments dans Ch. PELLAT, Le milieu basrien et la formation de Djahiz, Paris 1954, et un ouvrage d’al-’Alī que je ne connais que par Arabica I, 2, 226. 22. On trouvera un aperçu provisoire de quelques aspects de la question tels que je les conçois dans ma communication faite à la Société Jean Bodin à Bruxelles en 1953. 23. R. Brunschvig, article ‘Abd. Je n’ai pas à faire l’éloge de cet article, qui sera désormais à la base de la recherche ; il est évident qu’un article d’encyclopédie ne saurait en épuiser tous les aspects. Il y aura particulièrement à approfondir les côtés économiques de l’esclavage. 24. B. LEWIS, Islamic Guilds, dans Economic History Review, 1938. 25. Cf. p. précédente, n. 1. 26. J’ai naturellement dans ce survol laissé de côté l’Occident musulman, qui est un peu mieux partagé. Mais on ne saurait conclure d’une ville maghrébine à une ville orientale, et de plus il est évident que sur Fès, par exemple, sur laquelle la thèse de R. Le Tourneau nous apporte désormais une considérable documentation bien mise en œuvre, nous remontons exceptionnellement audelà de la fin du Moyen Âge. 27. Histoire du Commerce du Levant, trad. française complétée par l’auteur, Paris 1885. 28. Le meilleur exposé de la querelle « Mahomet et Charlemagne », selon l’appellation que lui a donnée H. Pirenne, qui l’a ouverte, se trouve dans R. Lopez, Mohammed and Charlemagne, a Revision, dans Speculum, XVIII, 1943, à mettre au point par le chapitre du même dans la Cambridge Economic History, t. II, 1952. M. M. Lombard (Paris) prépare depuis longtemps un travail sur la vie économique musulmane et son influence sur celle de l’Europe pendant la période ‘abbāside surtout ; il n’en a jusqu’ici livré qu’un schéma partiel, dans Annales (Économies-SociétésCivilisations, 1947) (cf. aussi La route de la Meuse, etc., dans l’Art Mosan, Paris 1953), dont la méthode m’inquiète un peu. 29. L’exposé le plus utile en raison de son attention à la « périodisation » du problème est, malgré le caractère trop superficiel de sa documentation et de ses interprétations, celui de Arch. Lewis, Naval Power and Trade, 500-1000, Princeton 1951. 30. Aperçu suggestif dans B. Lewis, The Fatimids and the route to India, dans Revue de la Faculté des Sciences Économiques de l’Université d’Istanbul XI, 1949-50. 31. J’ai exposé quelques vues très sommaires (et, pour un ou deux détails, à réviser) dans ma contribution au rapport de R. Boutruche sur les institutions féodales pour le IXe Congrès international des Sciences Historiques, I, Rapports, Paris 1950, p. 458-470. 32. Il y a évidemment conflit entre la tendance de la plupart des médiévistes « occidentalistes » à restreindre la qualification de féodales aux sociétés presque complètement semblables, s’il s’en trouve, à celle de l’Europe occidentale au milieu du Moyen Âge, et celle de la plupart des spécialistes d’autres sociétés à baptiser féodales n’importe quelles sociétés dans lesquelles on trouve un morcellement de l’autorité politique, ou un accaparement de fonctions considérées par nous comme publiques par des puissances considérés par nous comme privées, ou une rémunération de services militaires par des concessions foncières. Il ne saurait naturellement être question de discuter ici d’une question de portée aussi ample. Qu’il suffise de dire qu’entre

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ces deux positions a priori, dont on ne peut que renvoyer dos à dos les adeptes en attendant qu’ils veuillent bien s’accorder sur une terminologie commune, il y a place pour une troisième, qui consiste à déterminer plus modestement ce qu’ont ou n’ont pas de caractères analogues un certain nombre de sociétés, et par conséquent peut-être à aboutir à des critériums objectifs pour la détermination de caractères essentiels permettant une qualification scientifique des sociétés. D’autre part il faut comme toujours prendre soin de distinguer les réalités concrètes très diverses qui peuvent se dissimuler sous des mots ou des vêtements institutionnels apparemment analogues : par exemple, entre la concession d’un champ à un soldat, qui consolide la petite propriété, et celle d’un district, avec droit public en plus, à un chef, qui fonde la féodalité, il y a antinomie : cependant en arabe le même mot iqṭā’ a désigné l’un et l’autre selon les temps et les lieux,et parfois en même temps. Il est impossible de donner ici la bibliographie de la « féodalité musulmane » (cf. entre autres supra p. 217, n. 1 ). Je signalerai comme typique l’article, par certains côtés juste, de G. Salinger, Was the Futuwwa an Oriental form of chivalry ? dans Proceedings of the Amer. Philos. Soc., 1950, qui, au moment même où il s’élève avec raison contre un certain « confusionnisme » des notions, confond en fait chevalerie et féodalité... Même laxisme, malgré beaucoup d’informations et remarques utiles, dans Poliak, La féodalité islamique, dans Revue des Études Islamiques, 1936, centré sur l’Égypte des Mamlūks, assurément pourtant le moins « féodal » des États musulmans. 33. Je ne parle pas naturellement de la théorie juridique du waqf sur laquelle au contraire des progrès ont été récemment faits ; cf. en particulier J. Schaht, Early doctrines on waqf, dans Fuad Köprülü Armagani (Mélanges Fuad Köprülü), Istanbul 1953, p. 443-452, où je m’étonne un peu que l’auteur, s’il veut bien ne pas trouver présomptueuse cette réserve de ma part, n’ait pas apparemment utilisé, en même temps que le Traité de Hilāl b. Yahyā, celui d’al-Khassāf, qui en est en gros contemporain et me semble de contenu plus riche. 34. Tout particulièrement par les travaux de Taeschner, auquel il n’est pas question de marchander notre reconnaissance. Cf. parmi ses derniers travaux à ce sujet spécialement Das Futuwwarittertum des islamischen Mittelalters dans Beiträge zur Arabistik, etc., 1944. 35. Voir les réflexions suggestives, surtout du point de vue de la psychologie sociale, de L. Massignon, La Futuwwa, etc., dans la Nouvelle Clio, 1952. 36. Point de vue développé dans ma communication à la Soc. Jean Bodin, supra p. 222, n. 1. 37. Ni a fortiori une bibliographie même élémentaire des sujets effleurés : les travaux cités l’ont été plusieurs fois soit en raison de remarques qu’ils suggéraient par leur attitude générale, soit parce qu’ils risquaient d’échapper quelque temps à l’attention de collègues étudiant forcément d’abord la bibliographie orientaliste stricto sensu. 38. Relisant ce texte en 1976, je dois le tempérer par la constatation que maintenant d’importants travaux ont paru dans plusieurs des domaines ici signalés.

NOTES DE FIN *. Publié dans Studio Islamica, fasc. 3, 1955, 93-115.

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L’évolution de l’iqṭā‘ du IXe au XIIIe siècle* Contribution à une histoire comparée des sociétés médiévales

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Dans l’organisation politique et sociale du Moyen Âge musulman, il est une institution, l’ iqṭā‘, dont on s’est quelquefois occupé, en raison du rapprochement qu’il paraissait possible d’instituer entre elle et le fief européen, et, par conséquent, entre la féodalité occidentale et ce qu’on a cru pouvoir appeler la féodalité musulmane. Naturellement l’ iqṭā‘ n’est qu’un des éléments dont l’étude est nécessaire pour une comparaison aussi générale. Mais même à son sujet, ce qui a été écrit jusqu’ici reste sommaire et, surtout, tient insuffisamment compte des différences de temps et de lieu. C’est au contraire à décrire des évolutions que nous nous sommes ci-dessous attachés.

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On a beaucoup discuté de l’origine de l’iqṭā‘ et, plus généralement, de celle des diverses catégories de terres en pays musulmans1. Discussions délicates, parce que les textes sur lesquels on est réduit à s’appuyer émanent de juristes postérieurs qui cherchent à faire entrer dans des schémas précis des institutions nées dans l’imprécision. Nous les laisserons de côté ici, parce que, quelle qu’ait été l’origine de l’iqṭā‘, on peut facilement s’entendre sur ce qu’il est rapidement devenu. Il suffira donc, au départ de notre étude, de le résumer brièvement. ***

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En gros, au moment de la conquête arabe, il y a deux blocs de terres. Le premier, constitué par toutes celles qui, auparavant, appartenaient à des particuliers, évidemment non musulmans, et qui n’ont pas été abandonnées par eux. Elles sont, en fait, laissées à leurs détenteurs, le droit éminent de la communauté musulmane étant affirmé par un impôt foncier, le kharādj. Mais les héritiers de ces possesseurs se sont ensuite souvent convertis à l’Islam. Comme cela aurait ruiné le Trésor de les dispenser pour autant du kharādj, on a fini par établir que le statut de la terre ne changerait pas avec celui du possesseur, une capitation personnelle, la djizya, s’ajoutant seulement, ou non, au kharādj selon la confession du contribuable.

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Le second groupe de terres est celui que la communauté musulmane a hérité des anciens domaines des États romano-byzantin et sassanide, ou des Églises liées à eux, des grands domaines de propriétaires disparus par la fuite ou la mort sans héritier exploitant, enfin des territoires n’ayant jamais fait l’objet d’appropriation par des individus ou des collectivités locales (déserts, etc...). Ces domaines ne présentaient évidemment d’intérêt pour le conquérant que s’ils étaient mis en valeur. A côté de ceux qui étaient conservés par l’État et souvent affermés par lui, il était en général plus simple de les concéder à des particuliers ou à des groupes, de manière à les mettre en situation de rendre à la communauté les services qu’elle attendait d’eux. Ces terres, en quelque sorte retranchées du domaine public, étaient appelées d’un nom qui, étymo-logiquement, évoquait cette idée : qaṭī ‘a, auquel, plus tard, on devait préférer le terme abstrait signifiant retranchement, iqṭā‘. Ces terres n’étaient concédées, celles-ci, qu’à des musulmans et comme telles assimilées, à maints égards, aux propriétés des premiers musulmans d’Arabie ; il était d’ailleurs arrivé qu’elles eussent été acquises du Trésor par achat. Elles n’étaient donc pas frappées de l’impôt du kharādj, marque de sujétion, mais seulement de la dîme, ‘uskr, bien plus faible, à laquelle était tarifée l’aumône, considérée comme volontaire, du croyant.

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Bien qu’une institution de ce genre, dans sa simplicité première, ait pu à la fois naître des circonstances de la conquête et continuer des usages, tels que, dans les tribus arabes, celui des terres réservées ou ḥimā, elle se rencontrait, en fait, avec une pratique très répandue dans le Bas-Empire romano-byzantin, et qui a influé ensuite sur son élaboration : celle de la concession emphytéotique. L’État romano-byzantin, par un contrat dit d’emphytéose, concédait, en effet, à de très longs termes des terres publiques à des particuliers, qui jouissaient sur elles, à charge de les mettre en valeur, de droits de disposition presque totalement libre (y compris l’aliénation), et de réductions fiscales importantes. Dans les régions frontalières, d’autre part, il distribuait en pleine propriété de petites terres, à charge de service militaire, à des paysans-soldats, dits à Rome limitanei, à Byzance akritaï. L’organisation des djund arabes au lendemain de la conquête répondit au même besoin à peu près de la même manière. Simplement, comme tout Arabe était alors soldat virtuel, et la notion de possession mal dégagée de celle de propriété, on peut admettre que toute concession foncière correspondait à une qaṭi’a.

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En stricte logique, il aurait dû être interdit aux musulmans d’acquérir la propriété de terres de kharādj. Il y eut, en effet, sous les premiers Califes, des prescriptions en ce sens 2. Mais il s’avéra vite impossible d’empêcher les conquérants de se constituer ainsi des domaines plus grands que ce qu’ils pouvaient acquérir en qaṭi’a. Musulmans, ils considéraient leurs propriétés ainsi acquises comme ne devant être astreintes au payement que de la dîme. Dans la période des grandes conquêtes et de l’organisation intérieure encore primitive, cette conception ne dut pas être combattue. Pratiquement donc, tout domaine musulman, à l’exception de ceux des indigènes convertis plus tard, dut être terre de dîme. De fait, on ne voit pas que le fisc, parmi les ḍiiyā’ (pluriel de ḍay’a) ou domaines, distingue ceux qui ont été acquis comme propriété (mulk) ou en qaṭi’a. Ils sont, les uns comme les autres, aliénables, héréditaires et frappés de la dîme.

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Quel qu’en soit le mode de propriété, toute terre peut être retirée à son ancien détenteur s’il ne la met pas en valeur. Mais il va de soi que, dans les premiers temps, avec le manque de traditions agricoles de l’Arabe et sa constante absence pour la guerre, mise en valeur ne signifie pas, en général, travail personnel. Les terres étaient louées à des paysans sous des formes variées, permettant au propriétaire, une fois sa dîme payée, de conserver un

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notable bénéfice. Fréquemment, la concession d’une qaṭi’ avait été liée à la structure tribale nomade du peuple conquérant. Plutôt que de subsides en argent, l’Arabe avait besoin de terres où faire paître ses troupeaux, l’utilisation de la terre étant alors collective. Mais la concession n’en était pas moins faite dès le début, semble-t-il, individuellement au chef du groupe social considéré. 8

Telle est la situation que reflètent les traditions recueillies en divers moments du IIIe/IXe siècle, deux siècles après la conquête, par Yaḥyā b. Ādam, Abū Yūsuf, Balādhurī3, et qui apparemment, au moins autant que la réalité du VIIe siècle, traduisent celle de leur temps. C’est à ‘Umar, le second Calife, que, pour l’Iraq en particulier, ils attribuent le mérite d’avoir posé les principes de l’organisation nouvelle, bien que quelques concessions individuelles eussent été déjà faites par le Prophète lui-même.

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Une concession foncière comme la qati’a ne présente aucun caractère semblable à ce qu’on appellerait en Occident seigneurial. Le concessionnaire (on l’appellera plus tard muqṭa’) n’exerce sur sa terre aucun autre droit que celui de propriétaire ; il n’est exempt d’aucune intervention de l’administration judiciaire, fiscale, etc. D’autre part, sauf des cas de chefs de groupes tribaux dans les territoires steppiques et sauf quelques gros personnages du régime, les qaṭi’a sont de dimension souvent très petite, juste suffisante à l’entretien d’une famille, d’autres fois moyenne (portion de village, ou le village entier) 4. Dans ce dernier cas, le concessionnaire arabe est assez semblable au simple dihqān (ou chef de village iranien) qui, s’il est le plus gros propriétaire du village, n’en est souvent pas l’unique, et qui, s’il paraît l’agent normal des attributions de l’État, les exerce pour le compte de celui-ci et non à titre seigneurial. Comparé aux grandes propriétés immunitaires de Byzance, ou de l’État sassanide à la veille de la conquête arabe, le régime de la qaṭi’a apparaît donc comme un élément de consolidation d’une classe moyenne, opposé au développement de grandes seigneuries. ***

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Nous avons la chance de disposer d’une série de textes nous permettant de saisir avec plus de précision l’organisation du régime des concessions à l’époque capitale du début du Xe siècle au moment où le Califat, défendu par de remarquables vizirs, livre sa dernière bataille avant de succomber sous les attaques d’adversaires nouveaux surgis au cours du siècle précédent.

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Qudāma, qui combine à des traditions antérieures son expérience de cette période, distingue alors plusieurs espèces de concessions5 : a) l’iqṭā‘ concession usufruitière assujettie à la dîme comme toute propriété musulmane, et transmise héréditairement ; et la tu’ma, identique mais non héréditaire, récupérée par l’État à la mort du titulaire ; ils sont constitués hors des terres de kharādj, et dépendent du diwān des ḍiyā’ ; — b) l’ighār, territoire immunitaire, sur lequel ne doit pénétrer aucun agent du fisc, et qui verse au Trésor une somme déterminée par abonnement fixe ; et le taswigh domaine exempté d’impôt pour un an renouvelable, à rapprocher de la hatita (remise) et de la tariqa (friche dispensée d’impôt pour réexploitation) ; ils sont constitués sur des terres de kharādj et dépendent du diwān du kharādj ; — c) les dons mobiliers, versés par le Trésor (bayt al-māl), les pensions versées par le diwān al-nafaqāt (des dépenses), les soldes militaires (rizq), versées par le diwān al-djaysh (de l’armée).

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Les données éparses des historiens pour cette période confirment ces caractères. Le payement de la dîme par les iqṭā‘ est confirmé par Miskawayh encore pour 317 6. Qu’il s’agit d’une quasi-propriété résulte du fait que les travaux de mise en valeur et d’irrigation sont exclusivement à la charge du bénéficiaire, et non en partie de l’État, comme sur les terres de kharādj7. Au surplus, les iqṭā‘ sont formellement assimilés aux domaines de dīme, en dépit des efforts de quelques fonctionnaires pour traiter en terres de kharādj ceux dont l’ancienneté de constitution rendait le régime difficile à prouver encore8. Au budget, les domaines (diya’) forment, dès Hārūn al-Rashīd au plus tard, une catégorie globale, opposée au kharādj et où l’on ne distingue pas les iqṭā‘ 9. Le budget de ‘Alī b. ‘Isā fait état de tu’ma en Adharbāydjān. Il mentionne d’importants taswīgh du chef militaire Mu’nis en Fars et Kirmān, qui n’envoient pour tout impôt qu’un « don », et sont exemptés du kharādj et de la taxe supplémentaire de change (djahbadha) qui s’y joignait (ce qui ne signifie naturellement pas que les habitants ne les payaient pas) ; en Iraq, deux grands īghār10, que rappelle encore pour quelques années plus tard de son côté Miskawayh11. On trouve, d’autre part, fréquemment mentionnée encore une autre concession, la muqāṭa’a qu’on a, à tort, confondue avec la qaṭi’a-iqṭā‘. Il s’agit d’une terre de kharādj à mettre en valeur, moyennant une redevance fixe en espèces à percevoir par année lunaire et calculée sur la base d’une estimation (‘ibra) moyenne revue seulement à très longs intervalles12. Le Kitāb al-hāwī13 explique par la fixité de la redevance le payement par année lunaire, alors que le kharādj, souvent lié à la récolte, est payé par année solaire. On ne nous dit pas que la muqāṭa’a soit interdite aux agents du fisc, mais leur rôle est forcément insignifiant, puisqu’ils n’ont aucun impôt ni à asseoir, ni à lever sur d’autres habitants que le concessionnaire global. Pratiquement, muqāṭa’a paraīt donc synonyme d’ighār14. Dans le budget de ‘Alī b. ‘Īsā, le mot figure dans le Sawād iraqien sans précision ; c’est, d’autre part, le régime des vassaux autonomes tels que des chefs de tribus importantes ou le gouverneur du ‘Umān15.

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En somme, si l’iqṭā‘ est, comme tout (day’a, financièrement favorisé en ce qu’il paye au fisc une dīme, et non un kharādj, toujours bien plus fort, il n’en reste pas moins qu’il n’est, en aucune manière, exorbitant du droit commun de la propriété en face de l’État. Pour déterminer le montant de son impôt, il faut toujours que l’agent du fisc vienne procéder aux mesures de récoltes. C’est, au contraire, dans l’īghār ou muqāṭa’a que, même si ses versements ne sont pas proportionnellement inférieurs, on peut constater une situation exorbitante en face de l’État, puisque là les agents du fisc n’ont plus le droit de pénétrer. Cependant, cette opposition ne doit pas être exagérée. Très fréquemment, en effet, l’État ‘abbāside, au lieu de lever ses impôts lui-même, s’adressait à des fermiers (ḍāmin). La différence entre une ferme et un contrat de muqāṭa’a était seulement que le premier était conclu pour un délai beaucoup moins long, souvent seulement annuel et, par conséquent, toujours révisable, marchandable ; le taux à verser à l’État peut être supérieur, mais, naturellement, certains ḍāmin tendaient à prolonger leurs contrats et à en faire abaisser le taux.

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On peut, à première vue, s’étonner qu’aient pu coexister longtemps des terres de dīme et des terres de kharād sans que les secondes se soient vidées au profit des premières. Mais c’est qu’en réalité, dans tous les cas où il s’agissait, pour les terres de dīme, de domaines supérieurs à une exploitation familiale (et même souvent dans ce cas-là, le propriétaire, citadin, n’exploitant pas lui-même), la question ne se posait pas ainsi. La terre était louée par le décimateur à des paysans, dont les versements, d’après les divers contrats de muzāra’a, etc. en vigueur, étaient précisément envers lui à peu près analogues à ce qu’ils

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eussent été envers l’État s’ils avaient été astreints au kharādj. En sens inverse, s’il arrivait à un particulier d’acquérir la propriété d’un certain nombre de terres de kharād sans plus pouvoir, comme dans les premiers temps, les faire convertir en terres de dīme, il parvenait, en général, à obtenir un contrat de ferme, ou de muqāṭa’a, qui rapprochait sa position de celle du décimateur, en laissant entre ce qu’il versait et ce qui lui était versé une appréciable marge bénéficiaire. Il faut, en effet, admettre que le plus souvent le contrat de muqāṭa s’applique non à l’impôt payé par le bénéficaire sur son propre domaine, mais à l’impôt payé par un certain nombre de domaines, qu’il lève comme ḍāmin permanent au taux normal du kharādj selon les cas, et dont il ne reverse à l’État que ce qui est prévu par le contrat de muqāṭa’a. 15

Donc, à l’ancien iqṭā‘, concession d’une terre, c’est-à-dire, pratiquement des redevances des paysans de cette terre, diminuées de la dīme, l’ighār-muqāṭa’a ajoute la concession d’un kharādj, diminué du taux de l’abonnement. En cela consiste sa principale innovation, qui signifie que l’État ‘abbāside aliène une nouvelle catégorie de ses ressources. Évolution facile à comprendre, si l’on se souvient de celle qui, au même moment, caractérise son armée. Jadis l’armée était composée d’Arabes, simultanément civils et militaires, payés par la combinaison des soldes et des iqṭā‘. Maintenant l’armée est formée d’étrangers professionnels, mercenaires ou esclaves, en proportion croissante turcs. Ils sont entretenus par des soldes16, que couvre l’impôt. Les difficultés du régime (sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici), en ont assez vite nécessité le remplacement partiel par de nouvelles distributions d’iqṭā‘. Mais le caractère difficilement révocable de ces iqṭā‘ en tarissait rapidement la source. Plutôt que les rentrées incertaines et lentes du kharādj, le droit même de le lever sur les terres qui en étaient frappées devient alors seul de nature à satisfaire les chefs militaires. Que bientôt vienne à disparaître même la somme forfaitaire que le bénéficiaire d’un īghār doit encore verser à l’État, que lui soit donc concédée l’intégralité du kharādj, on aura le régime būyide. C’est l’īghār donc, et non l’ iqṭā‘, qui en est le véritable ancêtre. L’usage cependant prévaudra d’appeler aussi iqṭā‘ la concession du régime būyide, sans doute parce qu’elle évolue vers une condition de propriété qui la rapproche de l’ancien iqṭā‘. Mais les juristes les distinguent nettement. Ils appelleront iqṭā‘ tamlīk (= d’appropriation) l’iqṭā‘ de type ancien, que nous avons seul étudié jusqu’ici ; iqṭā‘ istighlāl (= de rapport), l’iqṭā‘ nouveau que nous allons rencontrer maintenant.

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On aimerait cependant, avant de passer à la période suivante, se rendre compte de l’importance relative, parmi les diyā’, des iqṭā‘, ou des domaines grands et petits. Les ḍiyā’ relèvent d’un diwān spécial et le budget de ‘Alī b. ‘Isa les distingue soigneusement des terres de kharādj ; mais, pour notre objet, il est de peu d’intérêt, parce qu’il ne distingue pas, à l’intérieur des diyā’, ce qui est originellement iqṭā‘, ou non. D’autre part, si l’on peut en conclure incontestablement à l’importance relative des ḍiyā’, on ne peut, d’après ce budget, savoir s’il s’agit, en moyenne, d’un grand nombre de petits ḍiyā’, ou d’une forte portion de grands. De nombreux témoignages cependant prouvent le développement de la grande propriété17. En dehors des achats simples, il résultait de pratiques largement comparables à la « recommandation » occidentale18. L’existence de clientèles, remontant à la conquête, n’opère pas seulement sur le plan des relations entre hommes, mais aussi sur celui des biens. Comme dans le « précaire » mérovingien, un individu faisait abandon de sa terre à un grand, dont il devenait métayer, en échange de sa « protection ». La raison la plus courante en était la résistance aux exigences du fisc ; soit que le paysan crût simplement améliorer son sort en payant des redevances quelque peu inférieures au

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kharādj à un propriétaire qui pouvait s’en contenter puisque lui ne payerait que la dīme, ou une muqāṭa’a ; soit, plus souvent, qu’il eūt été contraint de recourir aux avances usuraires d’un grand, lui faisant abandon de sa propriété à la condition de sa renonciation au remboursement ; naturellement la pure violence pouvait également parfois jouer. On appelait ildjā’ (ou taldji’a = mise en refuge) cette « recommandation » ; himāya, la « protection » accordée par le grand ; les premiers noms servant également à désigner les terres objets de ces tractations19. La pratique avait déjà beaucoup servi sous les Omayyades20, et, bien que les ‘Abbāsides eussent confisqué les talādji’ (pluriel de taldji’a) omayyades, l’évolution n’en avait pas moins repris de plus belle au bénéfice et d’euxmêmes et de tous les grands de leur entourage, civils ou militaires21. Dès 256-871 par exemple, on constate que les militaires possèdent à la fois en bon nombre des iqṭā‘ et des talādji’22. Les droits conférés au « protecteur » par la taldji’a étaient, comme une ordinaire propriété, aliénables et héréditaires23. En principe, rien de commun entre iqṭā‘ et taldji’a ; mais, naturellement, la possession d’un iqṭā‘ aide à l’acquisition de biens mulk et de talādji’ dans la même région, et, réciproquement, se stabilise grāce à eux. Un rôle analogue peut être rempli par le développement des waqf, dons pieux en main morte : l’usufruit, ou l’administration constituée par le donateur à ses descendants, est souvent une manière détournée de consolider une propriété individuelle contestable, à charge d’entretien de quelque bonne œuvre. *** 17

L’avènement du régime militaire, dont les racines plongent au cœur du IIIe/IXe siècle et dont l’établissement de la domination des Būyides sur Bagdad marque dans le second quart du IV/Xe siècle le triomphe définitif, entraîne dans le régime de l’iqṭā‘, comme dans bien d’autres matières, d’importantes transformations.

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D’abord, entre l’armée et le Calife, ainsi que l’administration civile qui l’entoure, les relations sont inversées. Selon une méthode qu’inaugura à Bagdad le Hamdānide Nāsir alDawla, mais qui n’est, en somme, que l’extension de ce qui se faisait dans les principautés autonomes, au lieu que le Calife payāt ses serviteurs civils et militaires sur les revenus de l’État dont il était détenteur, ce fut maintenant l’armée qui mit la main sur la totalité des ressources de l’État, en attribua une part aux agents civils passés dans sa dépendance, et distribua au Calife lui-même, à titre d’iqṭā’, les biens nécessaires à sa subsistance 24.

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Il ne suffirait cependant pas de ce renversement pour que fût modifiée la nature concrète de l’iqṭā‘. De fait, il a continué à y avoir des iqṭā‘ du type ancien : c’est, en général, le cas de ceux, de dimension modeste, conférés à des civils, telle cette maison bagdadienne dont l’acte de concession est parvenu jusqu’à nous25. C’est cependant aux soldats que maintenant, malgré la conservation de soldes en espèces, va la majeure part des iqṭā‘. Et là l’iqṭā‘ est d’un modèle nouveau.

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Ce que l’on distribue en ce cas en iqṭā‘, ce ne sont plus des terres de l’État qui payeront la dîme, mais des terres de kharādj26. Certes, le Calife a toujours eu le droit de transformer en terre de dîme une terre de kharādj, et, sans doute, avait-il été fait de ce droit un large usage pour légitimer la constitution de domaines musulmans au lendemain de la conquête. Par la suite cependant, la proportion avait été stabilisée et les transformations exceptionnelles. Maintenant, au contraire, on se trouve dans l’obligation de puiser largement dans les terres de kharādj. A la différence, il est vrai, de l’iqṭā‘ tamlīk, ce ne sont pas, en principe, les terres qui sont concédées, mais l’istighlāl, le droit à l’impôt. La

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différence serait de poids si la gestion de cet impôt restait entre les mains des agents de l’État ; en fait, c’est le muqṭa’ qui en est chargé, et qui reçoit la terre à titre de garantie de la somme promise. La différence est donc presque uniquement celle d’un iqṭā‘ perpétuel à un iqṭā‘ temporaire. En revanche, par définition, l’iqṭā‘ istighlāl ne paye pas d’impôt. A vrai dire, le gouvernement ‘abbàside avait, depuis longtemps, des difficultés à faire payer aux militaires les impôts dus par leurs terres27. Sous la forme nouvelle, sans aucune trace d’exception, le revenu entier du territoire est consacré à l’entretien du militaire. Et d’autres revenus adjacents : car si l’exemption n’est pas légalement valable pour les biens mulk, ni les talādji’, l’activité effective des agents du fisc n’y était possible que dans la limite du bon vouloir des maîtres. Ceux-ci, par ailleurs, avaient tendance à se faire concéder la ferme des impôts des districts où se trouvaient leurs domaines propres, et ils s’y trouvaient en situation de contester, retarder, diminuer leurs payements. Les agents du fisc constatent que, dans un nombre considérable de districts, ils ne peuvent plus pénétrer, que, même là où un impôt reste levé, aucune révision cadastrale n’est souvent plus possible, ce qui oblige à opérer sur la base de chiffres privés de tout rapport avec les situations présentes ; en conséquence, les services financiers centraux, devenus en partie inutiles, ont perdu nombre de leurs bureaux et sont fortement réduits28. 21

Toutefois l’iqṭā‘ istighlāl est, par définition, choisi en raison de sa valeur fiscale 29. Le soldat, qui ne vit pas sur la terre de l’iqṭā‘ et n’a aucune formation d’exploitant rural, ne la considère pas en propriétaire : il envoie son intendant toucher les redevances des paysans, avec mission de le pressurer au maximum. La terre risque d’en être ruinée : qu’importe ? Il se retourne vers l’État, garant de son revenu, fait établir que son iqṭā‘ ne lui rapporte plus, et se le fait compléter, ou remplacer. Telles sont les raisons que Miskawayh (sans doute d’après Hilāl al- Ṣābī) donne pour juger le régime būyide économiquement catastrophique30. On lira plus loin, à cet égard, une intéressante contrepartie pour le régime saldjūqide.

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La multiplication des iqṭā‘, grāce à cette conception nouvelle, entraîne évidemment la raréfaction des modes anciens de privilèges ; les mots ṭu’ma, īghār paraissent disparaître dès le début du régime būyide ; la muqāṭa’a subsiste sous ce nom, au moins jusqu’au milieu du XIIe siècle, à Bagdad, mais d’un usage sūrement moins fréquent31. Les contrats de fermage se poursuivent, mais parfois au profit même de l’aristocratie militaire. En tout cas, le rôle et la puissance des fermiers de l’État diminuent proportionnellement aux revenus de celui-ci ; par contre, apparaissent, à côté d’eux, les fermiers des grands muqṭa’.

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Un iqṭā‘ istighlāl n’est, dans son principe, ni héréditaire, ni même viager. Peut-être un soldat vieux peut-il cependant, dans certains cas, garder son iqṭā‘ jusqu’à sa mort. De toute manière, il se fait de périodiques redistributions d’iqṭā‘, les enfants d’un muqṭa’ mort n’ayant droit qu’à une pension, non à son iqṭā‘32. Néanmoins, ce qui est vrai de l’iqṭā‘ ne l’est pas des talādji’, ni des biens mulk, que les soldats acquéraient dans la région de leurs iqṭā‘. Or la période būyide est une période d’accélération du processus de dépossession des petits propriétaires paysans. On pouvait bien officiellement encourager les paysans à la résistance ; que faire contre la combinaison de l’usure et de la violence dont les chefs militaires et les hauts personnages de l’administration donnaient eux-mêmes l’exemple ? Autour des grandes villes, une propriété modeste bourgeoise a pu subsister ; dans le platpays, la propriété paysanne a dū disparaître, et si, à l’époque suivante, on n’entend plus parler de talādji’ ni d’équivalents, c’est qu’aux mains des grands elles sont, purement et simplement, devenues des morceaux de leurs propriétés33. Les soldats tendent-ils même à rendre héréditaires leurs iqṭā‘, au cas oū ils ne désirent pas en changer ? Māwardī le

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suggère nettement, et rend responsables les paysans des versements fiscaux effectués par eux, une fois avisés, en même temps que le muqṭa’ abusif 34. A la faveur des conflits intestins, d’incuries, de vénalités, les soldats se faisaient d’autre part constituer des iqṭā‘ supérieurs à leur dū ; les princes puissants en effectuaient des révisions périodiques, suivies de récupérations et redistributions, que les guerres civiles rendaient possibles 35. Mais le déclin final de la dynastie consolida, au début du Ve siècle, l’étendue globale des usurpations militaires. Les soldats prétendaient même et atteignaient parfois à une immunité plus totale encore : plaçant des fonds dans le commerce, ou commerçant des produits de leurs domaines, ils revendiquaient l’exemption des droits de douane, passage, marché, etc.36. 24

Du soldat que l’iqṭā‘ rémunère, le service est exigé, comme par le passé 37, avec une extrême minutie de règlement et d’inspections : un régime militaire là-dessus ne transigeait pas. L’officier n’a pas la responsabilité économique du payement de ses hommes, qui reçoivent de l’État, et non de lui, leur rizq ou leur iqṭā‘, encore que l’argent pūt passer par ses mains. 1 000 à 1 250 dinars paraissent être le revenu moyen de l’iqṭā‘ d’un cavalier à plein équipement38. L’iqṭā‘ d’un émir est plus important (1 300-2 000 ; abusivement en Ahwāz en 379, jusqu’à 20 000), mais il ne le détaille pas en iqṭā‘ à ses soldats, à quoi tout de même il ne suffirait pas de loin. Il n’y a donc pas l’équivalent des hiérarchies d’inféodations courantes dans l’Europe du même temps39. Certes un grand fermier, un gouverneur de province peuvent, puisque l’iqṭā‘ est une institution fiscale, recevoir le droit de disposer des iqṭā‘ de leur ressort (et de même le type exceptionnel de grands muqṭa’ dont il sera question plus loin), mais comme délégués de l’État et non que ces iqṭā‘ fussent, en aucune manière, considérés comme faisant partie d’un quelconque domaine privé leur appartenant40.

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Le paysan continue à payer au nouveau maître, qui n’a aucun droit légal d’y rien modifier, le kharādj, dont seul le destinataire a changé. Concrètement ce kharād se paye à peu près de la même manière que le seraient, dans des propriétés, les redevances des métayers. Avec l’extension, sur les uns comme sur les autres, des droits de patronage et des liens de l’usure, la différence qui pouvait juridiquement les séparer surtout du point de vue de la stabihté du paysan sur sa terre, devait tendre à disparaître et, dans les deux cas, des domaines à se constituer avec un propriétaire et des tenanciers. Juridiquement, la possession de l’iqṭā‘ ne donne au bénéficiaire aucun droit judiciaire sur les hommes qui y résident ; mais elle l’aide naturellement à développer ces droits de patronage sur des hommes qui, s’ils ne sont ni tous ceux ni exclusivement ceux qui habitent l’iqṭā‘, sont évidemment surtout eux ; désormais ils les représenteront en justice, ce qui signifie que les hommes de l’iqṭā‘ en même temps clients du muqṭa’ sont, pour les affaires même de l’iqṭā‘, sans recours judiciaire possible contre lui. A plus forte raison en va-t-il de même dans les mulk et les talādji’. Ainsi s’amorcent des seigneuries, encore cependant imprécises et instables, plus ou moins nettes, selon que l’on a affaire à un petit, ou à un grand muqṭa’.

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Or à la rencontre de cette évolution, il s’en produit une autre. Les gouverneurs de provinces (wālī) ne sont plus ce qu’ils étaient dans la tradition ‘abbāside. Jadis on distinguait les titulaires de l’administration civile et financière et du commandement militaire, rendant plus difficile ainsi toute tentative d’insubordination, et ces personnages étaient des fonctionnaires payés, fréquemment changés, ou révoqués. Maintenant, de plus en plus souvent, les deux fonctions sont réunies sur une même tête (en particulier, quand un chef militaire prend la ferme des impôts), ou la civile subordonnée à la militaire. Les bénéficiaires se constituent alors dans leur ressort de vastes propriétés (ou

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talādji’). D’où une indépendance à peu près complète à l’égard du pouvoir central, auquel ils envoient les impôts qu’ils veulent, sans qu’on puisse facilement les révoquer. C’était là l’origine des démembrements qui, progressivement, de la périphérie avaient gagné le centre même de l’Empire. De plus, ces gouverneurs, au lieu de traitement, recevaient dans leur province même des iqṭā‘, qui y augmentaient encore leur puissance territoriale. Dans ce dernier cas, ils exerçaient, sur le territoire de ces iqṭā‘, à la fois le pouvoir économique d’un muqṭa’ et le pouvoir judiciaire d’un gouverneur ; de même, sur leurs autres domaines 41. On se rapproche d’une seigneurie sous réserve de durée incertaine. 27

Dans ces conditions, s’il reste une différence toujours ressentie entre gouvernement (wilāya) et iqṭā‘, concrètement cependant, entre un wālī mauvais payeur et difficilement révocable et ce que serait, sur le même territoire, un muqṭa’, il n’y a plus toujours grande différence. Aussi en vient-on peut-être chez les Būyides, et même en Syrie d’influence fāṭimide42, à conférer officiellement à un même personnage sur un territoire correspondant à une circonscription administrative les droits combinés de muqṭa’ et de wālī, avec les obligations de l’un et de l’autre et, en particulier, celle de subvenir aux charges civiles et militaires de la province sur le revenu des impôts : habitude facile à prendre puisque depuis toujours le gouverneur soldait sur ce revenu les dépenses locales et n’expédiait au souverain que le résidu. Dans un tel cas, c’est le nom de muqṭa’ qui prévaut, en un sens qui n’est plus celui d’un muqṭa’ ordinaire. Il a tous les pouvoirs gouvernementaux, possède, à la différence des iqṭā‘ ordinaires, villes et forteresses, ne verse aucun impôt au souverain auquel il doit seulement, outre un contingent en cas de guerre, un serment de fidelité et les formes extérieures du respect (son nom dans la prière du vendredi et sur les monnaies) ; par contre, ses charges gouvernementales excluent pour lui la possibilité de se réserver l’intégralité des impôts de son iqṭā‘-wilāya. Mais, comme le Prince, il s’y constitue des domaines propres (khāṣṣa), équivalents d’iqṭā‘ ordinaires. Un tel muqṭa’ est, à maints égards, le frère d’un feudataire européen.

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Dans deux cas particuliers se développe cette nouvelle forme d’iqṭā‘. D’une part, tandis que le Califat était unique et n’a été démembré que que par des usurpations plus ou moins légalisées, la dynastie būyide et d’autres contemporaines, assimilant l’État à un patrimoine ou, attachées encore à des traditions tribales, considérant le pouvoir comme le lot moins d’un homme que d’une famille, ont divisé leur héritage entre enfants, voire entre cousins, sous la dépendance théorique de l’aīné, ou d’un autre. D’autre part, les chefs de groupes se sont multipliés, tribaux ou régionaux autonomes, versant, ou ne versant plus même, de tribut43. Avec, ou sans le nom, la situation est celle d’un muqṭa’-wālī ordinaire.

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Réserve faite de ces iqṭā‘ « féodaux » encore exceptionnels, l’administration būyide, comparée à celle des ‘Abbāsides, peut se caractériser, entre autres aspects, ainsi. Sous le contrôle supérieur de l’armée subsistent, diminués, les anciens services financiers, sans qu’on voie bien si un dīwān des diyā’ civils a survécu à côté du dīwān du kharādj, ou si les deux se sont fondus. Le dīwān de l’armée a, lui, à s’occuper du versement des soldes, et de tout ce qui touche aux iqṭā‘ militaires, c’est-à-dire qu’il doit connaître la valeur fiscale (‘ibra) et les caractéristiques de chacun d’eux, les préciser dans les actes de concession, répartir et redistribuer les iqṭā‘ à mesure des vacances, définir les services dus par les soldats et contrôler la prestation de ces services (ce qui est le rôle spécial, avec le payement des soldes, du ‘āriḍ). Ainsi le dīwān de l’armée devient une administration non plus seulement militaire, mais foncière, qui n’a pas à se préoccuper de la levée de l’impôt ni, sauf pour les principes, des opérations de l’assiette, mais à entretenir un cadastre des

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limites, des valeurs, des attributaires des terres44. Sous cette forme, le pouvoir central, quand le prince est fort, exerce un contrôle solide. Le régime de l’iqṭā‘ militaire n’est, dans son principe, nullement décentralisation, ou relāchement de l’autorité, mais adaptation des modalités d’entretien d’une armée coûteuse aux conditions matérielles du moment. S’il y a, à la fin, au sommet « féodalisation » de l’autorité et, à la base, seigneurialisation des rapports entre propriétaires ou muqṭa’ et paysans, il n’y a, par contre, pas féodalisation des rapports entre les grands chefs et les simples muqṭa’. 30

A la faveur des renseignements ainsi rassemblés, nous pouvons attribuer sa juste valeur au chapitre de Māwardī (début XIe siècle) relatif aux iqṭā‘. Après avoir eu tendance à considérer ses Ahkām al-sultāniyya, en raison de leurs qualités magistrales, comme valables toujours et partout, on a sans peine relevé les discordances avec les réalités de maint endroit et de mainte période, et on a taxé l’auteur de pur théoricien, indifférent au monde concret. La vérité paraīt autre. Certes, il veut intégrer ses exposés dans un cadre schématique rationnellement construit sur quelques principes préétablis, mais nullement que la réalité n’en constitue pas la substance : il veut en établir la légalité ou, au contraire, écarter des abus, poser les bases d’un redressement. Le chapitre des iqṭā‘ n’échappe pas à cette règle. La première moitié en donne un exposé de l’iqṭā‘ tamlīk tel qu’il existait depuis les premiers temps de l’Islam, la deuxième, de l’iqṭā‘ istighlāl tel qu’on le pratiquait de son temps. C’est en le comprenant ainsi que nous lui avons, dans les paragraphes précédents, emprunté plusieurs compléments d’information45, sans avoir jamais eu à relever entre lui et nos autres témoignages concrets aucune espèce de contradiction. Seul l’iqṭā‘-wilāya, encore peu officialisé, paraīt lui rester étranger.

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Il ne semble pas que les pays musulmans étrangers à l’orbite būyide aient (sauf exception) connu la même évolution. Chez les Samanides, la solde reste la rétribution militaire normale, grāce aux ressources du commerce46 ; elle le reste chez les premiers Ghaznavides, à la faveur des stocks métalliques hindous47. Les grands vassaux, les gouverneurs même indociles ne sont pas considérés comme muqṭa’ ; les ghāzi, volontaires de la foi, et les tribus nomades, installés sur les frontières, ont un régime apparenté à celui des djund primitifs. En Égypte, un régime intermédiaire original paraīt se rencontrer : les militaires se sont de plus en plus substitués aux civils dans la ferme des impôts ; ils reçoivent à ce titre des localités de valeur imposable, donnée et de temps en temps revisée, désignées sous le nom d’iqṭā‘, qu’on peut leur changer, augmenter, diminuer, et cela a permis d’utiliser à leur profit des terres de kharādj48 ; toutefois ils restent redevables d’une certaine somme envers le Trésor, sur laquelle est payé le supplément des soldes, ce qui les distingue nettement des soldats būyides49. Les contingents arabes ont eux un droit automatique au dixième des dīmes de leurs provinces, alors qu’en pays būyide on ne peut concéder les dīmes en iqṭā‘50. En Syrie, où convergent les influences mésopotamiennes et fātimides, les Califes fātimides ont, au début du XIe siècle, concédé sous le nom d’iqṭā‘ de vastes ressorts gouvernementaux calculés pour leur valeur imposable, et, de même, ont fait entre eux leurs indociles vassaux mirdasides d’Alep 51. ***

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On a souvent dit que les Saldjūqides avaient introduit dans le monde musulman le régime « féodal ». Outre un texte sommaire de Maqrīzī (XVe siècle) 52 on allègue Nizām al-Mulk, vizir saldjūqide du XIe siècle53, et ‘Imād al-dīn, historien du XIIe54. Citons, d’abord, ce dernier : « On percevait (autrefois) l’impôt, on le versait aux troupes, et nul jusqu’alors

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n’avait eu d’iqṭā‘. Mais Niẓām al-Mulk, constatant que les envois d’argent des diverses régions rendaient peu, en raison de leur désorganisation,... répartit ces régions entre les soldats comme iqṭā‘ et les leur constitua comme source de revenu et de perception. Cela augmenta leurs motifs de les mettre en valeur, et en peu de temps elles revinrent à une situation prospère. Le Sultan avait des parents... il contint leur mains... aussi pouvait-il arriver qu’il attribuāt à un soldat Un fixe de 1 000 dinars par an et en affectāt la moitié sur une localité de Rūm, l’autre sur une de Khurāsān, et le titulaire était satisfait, car il était tout de même sûr d’avoir son argent sans contestation... Il partagea excellemment par la plume le royaume que le sabre avait rassemblé. » 33

Le remarquable est que ce texte nous conduit à une conclusion inverse de celle qu’on en a tirée. La conception de l’iqṭā‘ qui s’y exprime — assignation foncière pour une valeur fixe — et que plusieurs exemples nous confirmeront, est celle des Būyides. Dès lors la paternité que ‘Imād al-dīn en confère à Nizām al-Mulk est, soit gratuite, soit le résultat d’une mauvaise interprétation, ou datation, de nouveautés effectives. La justification morale qu’il donne du système prend le contrepied frappant de la condamnation qu’en portaient les fonctionnaires du Xe siècle. Nous verrons qu’elle peut correspondre à une transformation de L’iqṭā‘ postérieure à Nizām al-Mulk ; surtout elle traduit le changement opéré d’un siècle où la loi était encore récemment faite par les civils à un autre où où elle est depuis longtemps l’œuvre des militaires. ‘Imād al-dīn écrit dans l’āge d’or de l’iqṭā‘ militaire ; il en expose la théorie plus que celle de Niẓām al-Mulk.

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Car que nous dit ce dernier lui-même ? Il considère L’iqṭā‘ militaire comme une institution qui n’a pas toujours existé, mais n’en revendique pas la création ; elle ne s’applique pas à tous les militaires, les simples ghulām ( = esclaves) n’ont pas d’iqṭā‘. Le principe est formellement maintenu que le concessionnaire d’un iqṭā‘ l’est d’un impôt, non de la terre ni des hommes, toujours soumis au gouvernement ; qu’il ne peut prétendre à plus sans abus puni de révocation ; qu’il doit être toujours contrôlé, et changé tous les trois ans. Bref, le système būyide, avec des précautions supplémentaires contre les abus.

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Est-ce à dire toutefois que Niẓām al-Mulk n’a vraiment rien fait de neuf ? Selon Rāwandī 55, aux cavaliers enregistrés au dīwān il fit distribuer des iqṭā‘ un peu en toutes provinces, de manière que l’approvisionnement d’une armée pūt être assuré où qu’elle fūt. Là peut se trouver un élément de nouveauté. L’armée saljdūqide était beaucoup plus nombreuse56 que celle des Būyides, et Nizām al-Mulk s’opposait à toute politique visant à la réduire. Il était donc amené à distribuer beaucoup plus d’iqṭā‘ que n’avaient fait ses prédécesseurs. D’autre part, maītre d’un Empire comprenant des territoires extérieurs au domaine būyide, désireux, pour la raison qu’expose Rāwandī, de répartir partout les iqṭā‘, il était amené à introduire le système dans des régions, Khurasān en particulier, qui jusqu’alors y avaient échappé et où, par conséquent, il date réellement de lui.

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Sous ces réserves, les cas particuliers d’iqṭā‘ que nous connaissons pour la période des grands Saldjūqides nous les montrent identiques à ceux de la période būyide, en ce qu’ils paraissent définis essentiellement par leur valeur fiscale. Il peut même s’agir de simples assignations de sommes sur des caisses locales, sans propriété de terre. En 457/1 065, Abu ‘Alī b. Abī Kālidjār le Būyide reçut en iqṭā‘ du Saldjūqide Alp Arslan 50 000 dinars sur Basra, avec droit d’y résider, mais sans que cette résidence impliquāt ni ferme d’impôt, ni concession d’aucune autre sorte57, l’opposition d’un rival fit d’ailleurs annuler l’acte. Sous Malik-Shāh — c’est-à-dire sous Nizām al-Mulk à l’apogée de sa puissance — un frère de ce Sultan avait, dans la région de Hamadhān et de Sāveh, en Iran, des iqṭā‘ pour une valeur de 7 000 dinars58. La disposition des iqṭā‘ pouvait être concédée à un gouverneur, ou à un

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fermier d’impôts dans son ressort, mais sans qu’il y eût confusion entre son gouvernement, ou sa ferme, et les iqṭā‘ qu’il pouvait personnellement posséder. Ceux-ci paraissent tendre à remplacer systématiquement le payement pour un gouverneur de son traitement, ou même, pour un fermier, le bénéfice sur la levée de l’impôt (en principe du moins) : en 448/1056, Abū Kālidjār Hezārasp b. Tankīr avait été « préposé à la ferme (ḍamān) de Basra, de l’Ahwāz et de leurs provinces pour cette année (avec contrat de versement à l’État) de 360 000 dinars, liberté de disposition des iqṭā‘ et plein pouvoir pour toutes opérations fiscales (mu’āmalāt). Il reçut en iqṭā‘ Arradjān, avec autorisation de faire dire son nom dans la khutba dans cette province, à l’exclusion des autres »59. Le texte ne dit pas si une durée était prévue pour la possession de l’iqṭā‘, nous savons qu’Abū Kālidjār en fut bientôt dépossédé, peut-être en raison, ou sous prétexte, de quelque manquement. 37

Dans un tel cas, qui concerne un grand personnage que le Saldjūqide Tughril-Beg tenait alors à s’attacher, l’iqṭā‘ conféré est le plein gouvernement d’une province, avec son cheflieu, une assez grosse ville. Il n’y avait pas là de nouveauté, tant que le fait restait limité à peu de personnages et de provinces. Les Turcs ont-ils étendu un tel système de gouvernement, et non plus seulement de rémunération ? Laissant de côté la question de savoir si leurs traditions propres les y prédisposaient60 nous remarquerons seulement que ce n’était pas au Khurāsān, on l’a vu, que les Saldjūqides pouvaient connaītre autre chose de l’iqṭā‘ que ses formes primitives ; par contre, ils apportaient aux problèmes d’administration économique un élément nouveau dans l’importance de la population nomade, tribale, source de leur puissance militaire, qui entrait en Iran avec eux. Dans le Mā warā’ l-Nahr (Transoxiane) samanide, des organisations frontalières du genre de celles des djund arabes de la première heure, existaient apparemment autour des formations de combattants de la foi, ou ghāzī. De plus en plus, des tribus ou éléments de tribus turques avaient été mélangés aux primitifs ghāzī indigènes. Le problème de l’établissement de tribus pastorales aux confins, ou au milieu même de régions agricoles peuplées de sédentaires n’avait pas été inconnu des anciens États musulmans, puisque les Arabes eux-mêmes restaient, en partie, nomades au moment de la conquête et que bien des tribus bédouines nomadisaient depuis lors sur tout le rebord du « Croissant Fertile ». En pays kurde également, bien qu’il s’agit de transhumance en général plus locale, existaient des situations apparentées. L’arrivée des Turcomans multiplia ces problèmes et les introduisit dans des régions tel l’Adharbāydjān, où ils étaient relativement inconnus. Ce n’est pas à dire que, pour l’Islam en général, ils fussent neufs. Dans les régions pastorales extérieures aux centres vitaux, ou bien où l’on trouvait un intérêt stratégique à établir de telles tribus, on pouvait leur conférer sur le territoire un droit de disposition collective qui, légalement pour l’État, prenait la forme d’une concession à un chef, ou à une famille dirigeante. Ce qui avait eu lieu, on l’a vu, au début de l’Islam en faveur de tribus arabes se reproduisit maintenant au bénéfice de tribus turques. Les Saldjūqides eux-mêmes, lorsqu’ils avaient été établis, au début de leur croissance, sur les terres des Samanides, des Qarakhānides61, des Khwārizmshāhs, avaient peut-être joui d’un tel statut. Ce fut, en tout cas, celui qu’ils arrachèrent ensuite, sur les confins Nord du Khurāsān, au Ghaznavide Mas’ûd, qui leur octroya officiellement le gouvernement de trois districts. Cela leur donnait pratiquement une position analogue à celle des vassaux autonomes qu’avait connus en diverses régions le régime samanide, avant son successeur ghaznavide. Mais, naturellement, l’iqṭā‘ khurāsānien ayant conservé sa forme primitive, il ne vint à personne alors l’idée d’appeler de ce nom de telles concessions. Ce fut une fois parvenus dans l’ancien domaine būyide et devenus eux-mêmes les maîtres que les Saldjūqides, au bénéfice de certains des chefs, ou groupes turcomans, qui les avaient

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servis et continuaient à le faire, constituèrent des gouvernements analogues que là ils appelèrent iqṭā‘. Encore n’en peut-on, je crois, relever que deux exemples sūrs, celui de Djābuq à Qarmīsīn62 et celui d’Artuq, chef d’un groupe de Döger, à Halwān 63, également dans le Djabal kurde central, région stratégique importante et peuplée de Kurdes facilement indisciplinés. Il s’agit là de deux chefs turcomans étroitement intégrés à l’armée saldjūqide, dans laquelle ils effectuent des campagnes où certainement toute leur tribu ne les suit pas, alors qu’ils ont d’autres soldats saldjūqides sous leur ordres. Aussi ne peut-on vraiment dire s’ils ont reçu ces territoires à titre d’officiers réguliers, ou de chefs turcomans. Tout au plus peut-on assurer que l’importance de la cavalerie turcomane faisait attacher à la rémunération des services en terre plus d’intérêt qu’en solde 64. 38

A partir du moment où la notion d’iqṭā‘ en vint ainsi à s’étendre à des gouvernements, il devint normal d’appeler de ce nom également les apanages donnés par les Sultans à leurs parents. Tel fut le cas, sans plus de distinction de région, des apanages distribués par Alp Arslan et Malik-Shāh65. Dans ces cas-là, la règle posée par Nizām al-Mulk du fréquent changement des muqṭa’ ne jouait pas ; il s’agit certainement d’iqṭā‘ viagers, probablement même héréditaires. Jouait-elle même pour les petits iqṭā‘ non gouvernementaux ? Ne serait-ce pas plutôt un principe dont, dans cette espèce de testament qu’est le SiyāsetNāmeh, Niẓām al-Mulk recommandait à Malik-Shāh l’application, à la lueur d’expériences pénibles ? On s’expliquerait mal que ‘Imād al-dīn pūt vanter le régime saldjūqide de l’iqṭā‘ comme incitant les bénéficiaires à la mise en valeur de leurs terres, s’ils en changeaient constamment. Il est certain que tel ne sera pas le cas chez les héritiers des grands Saldjūqides. Mais peut-être est-ce un élément de l’évolution ultérieure, dont on reparlera. Quant aux grands apanages, au temps de Malik-Shāh, ils ne portaient que sur des territoires excentriques et stratégiquement importants, un peu comme les « marches » carolingiennes. ***

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Mais la dynastie saldjūqide portait en elle un des germes de la faiblesse qui avait perdu celle des Būyides : pas d’ordre de succession précis, conception plutôt familiale qu’individuelle du pouvoir aboutissant au partage de la succession entre enfants, aggravation de cette situation, chez les Turcs, par la pratique de l’institution, pour les fils mineurs, de tuteurs (atabek), jouissant en fait de tous les droits princiers, y compris le gouvernement de l’apanage. Les rivalités inévitables auxquelles donna lieu cette situation à partir de la mort de Malik-Shāh aboutirent, pour le recrutement, par chaque prince, de soldats contre les autres, à la distribution d’une surface croissante d’iqṭā‘ militaires et d’iqṭā‘ gouvernementaux, maintenant au cœur même des royaumes, par conséquent à la dépossession de l’État de l’essentiel de ses revenus et, en fin de compte, lorsqu’il n’eut plus, très vite, le moyen de s’imposer, à l’indépendance de ceux-là même dont il lui avait fallu naguère acheter le concours contre l’indépendance de leurs prédécesseurs66.

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Dans de telles conditions, très clairement vue par ‘Imād al-dīn67, la conception même de l’iqṭā‘ change encore, influencée aussi par le fait que certains au moins des chefs turcs sont d’habitude moins citadins que ceux des armées antérieures. Le mouvement, entamé depuis longtemps dans les régions d’anarchie ou de tribus autonomes, qui couvrait le pays de forteresses, centres d’indiscipline et de principautés naines, se précipite et se généralise. Tout cela se légalise sous le nom d’iqṭā’, et de tels iqṭā‘, naturellement, ne peuvent plus être conçus par leurs détenteurs que comme viagers et héréditaires. Même

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au niveau des petits iqṭā‘, il est bien évident qu’il n’est plus possible à l’administration centrale, dans la mesure où elle subsiste, ni d’assurer la valeur fiscale exacte d’un domaine, ni de rendre effective une redistribution. Dans ces conditions, une évolution profonde se produit dans la conception de l’iqṭā‘, qui nous aide à comprendre l’appréciation favorable que porte sur lui, du point de vue économique, ‘Imād al-dīn. Au lieu que l’iqṭā‘ soit la garantie d’une somme fixe et que, sans souci de mise en valeur, on en change s’il ne la rapporte plus, l’iqṭā‘ maintenant n’est plus donné que sur la base d’une estimation approchée et peu sûre, et pratiquement à titre définitif, si bien qu’il appartient au muqṭa’ de faire en sorte, par la façon dont il le met en valeur, grāce au moindre absentéisme, qu’il lui rapporte un revenu plus ou moins gros. 41

Mais, du point de vue de l’administration centrale, ce qui importe est que le service du soldat, quel qu’il soit, soit toujours rempli. Rien de neuf dans le fait que celui-ci, à titre personnel, soit astreint à un service déterminé. Ce qui est neuf est que maintenant, faute de plus pouvoir définir l’iqṭā‘ par une valeur fiscale précise, on le définit par le service qu’il permet de rendre ou — ce qui sans doute est considéré comme revenant au même — par le nombre d’hommes qu’il permet d’entretenir. On aboutit ainsi à une définition de l’ iqṭā‘ qui, à certains égards, correspond à ce qui, en Occident, dans les pays de féodalité organisée, s’appelle fief de tant de chevaliers. Mais tandis qu’en Occident une telle définition correspond à un début d’organisation à partir d’une absence d’organisation, en Islam elle signifie, au contraire, la chute de l’ancienne administration fiscale et un déclin dans l’organisation centrale.

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Ainsi chez les derniers Saldjūqides, l’iqṭā‘ devient, non plus une concession d’impôt, mais bien un domaine foncier héréditaire sur lequel le muqṭa’ militaire jouit, en échange de son service, de prérogatives gouvernementales. A l’hérédité près retrouvée, un tel iqṭā‘ n’a plus rien de commun avec l’iqṭā‘ de type primitif, qui reste seul autorisé pour les civils. Aussi l’usage du mot disparaît-il pour ces derniers, et l’on ne parle plus que de leurs ḍiyā’, bien que le mot puisse aussi désigner des domaines possédés en iqṭā‘ par des soldats.

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D’autre part, entre le détenteur d’un grand iqṭā‘ et les soldats qu’il doit amener, comme jadis le gouverneur du ressort correspondant, à l’armée du prince, la nature des liens de dépendance a changé. Ils sont vraiment maintenant ses hommes. A côté de certains, soldés, beaucoup, à leur tour, reçoivent de lui des iqṭā‘ ; et, bien qu’iqṭā‘ gouvernemental et iqṭā‘ simple ne soient pas tout à fait synonymes, on peut considérer qu’il se constitue une hiérarchie d’iqṭā‘ à certains égards comparable à celle des fiefs en Occident, qui ne sont pas, non plus, à la base et au sommet, identiques.

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Telle est, du moins, la description de l’iqṭā‘ à la limite de son évolution. Mais celle-ci n’a pas été partout également poussée. Les pièces officielles qui nous ont été conservées du royaume de Sandjar68 et de celui des Khwārizmshāhs 69 qui lui succède, témoignent d’un effort pour rester fidèles aux conceptions saldjūqides originelles. Wilāya, iqṭā‘, mulk sont soigneusement distingués. L’iqṭā‘ est bien fondamentalement une rémunération, et des droits et devoirs du muqṭa’, des soldes, des effectifs, des revenus de ses territoires, compte exact doit être tenu et contrôle strict effectué. Cependant, à partir du milieu du XIIe siècle, la nécessité de caser un nombre croissant d’Oghuz nomades et de gonfler l’armée régulière oblige à multiplier les iqṭā‘, tant collectifs que d’officiers (les soldats restant le plus souvent purement soldés)70. L’importance de la grande propriété et son caractère de plus en plus seigneurial sont, d’autre part, attestés par les récentes fouilles soviétiques, qui montrent les villages progressivement ramassés à l’ombre de la forteresse du maître 71. L’extension anarchique du royaume khwārizmien dans ses derniers temps désorganisa

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tout72. Sans doute est-ce à l’incertitude des iqṭā‘ qu’est dû l’usage, qui se répandit alors, de payer au vizir qui, depuis les temps saldjūqides, prélevait, en guise de traitement, le dixième des revenus de l’État, également le dixième de ceux des iqṭā‘ 73. Mais l’invasion mongole interrompit ce nouveau développement. Auparavant le système de l’iqṭā‘ s’était étendu vers l’Inde sous les derniers Ghaz-navides et leurs successeurs ghūrides74. Sous les Mamlūks, héritiers de ceux-ci, l’insuffisance première des contrôles entraînera un décalage entre les valeurs théoriques et réelles des iqṭā‘, et un déclin des services rendus par les héritiers des concessionnaires primitifs ; un redressement sera opéré au XIVe siècle, qui paraît avoir aussi réussi à contenir les muqṭa’ gouvernementaux dans les limites d’ordinaires wālī75. 45

Divers passages de l’Histoire des Atabeks de Mossoul76, et trois actes de concession d’iqṭā‘ de cette dynastie77, un petit traité politique composé par un vizir artuqide78, et des textes de diplômes délivrés aux ancêtres de Sāliḥ b. Yaḥyā et insérés par lui dans son Histoire de Beirut79, nous permettent de nous faire une idée de la pratique de de l’iqṭā‘ dans les États syro-djéziréens du XIIIe siècle. L’essentiel est là que l’hérédité de l’iqṭā‘ est maintenant proclamée, en particulier par Zenghī et Nūr al-dīn, à l’égal de celle des biens mulk. Le second de ces princes considérait comme de son devoir d’assurer par la désignation d’un contrôleur la succession normale des iqṭā‘ d’un muqṭa’ mort à ses enfants, même mineurs ; il pensait ainsi s’attacher les militaires, et Ibn al-Athīr, il est vrai panégyriste de la famille, est d’avis qu’il dut, en effet, à cette politique le plus clair de ses succès. On ne peut dire si elle doit quelque chose à l’exemple voisin des Francs. En revanche, chefs militaires énergiques, ils s’appliquent à maintenir les muqṭa’ dans leurs limites et exercer sur eux un contrôle, qui est également une tāche de l’administration artuqide. L’iqṭā‘ peut être gros, comprendre ville et forteresse ; le muqṭa’ y exerce tous les droits gouvernementaux, et en particulier touche tous les impôts ; mais on définit avec soin les limites de l’iqṭā‘, le montant des impôts qui peuvent y être perçus, les services dus (nom des hommes, armes, bêtes ; le service d’un vieillard est réduit au « conseil ») ; on en contrôle rigoureusement la prestation ; Zenghī, sinon ses successeurs de Mossoul, tāche de limiter le droit pour un muqṭa’ de changer de maītre s’il fait abandon de son iqṭā‘ ; il s’oppose à l’acquisition par ses soldats de biens mulk en plus de leurs iqṭā‘, comme nuisible aux habitants et au fisc, et Nūr al-dīn fonde son « Palais de Justice » pour faire restituer aux plus grands émirs leurs acquisitions abusives80. ***

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Le cas de l’Égypte est spécial81. En 1171, elle est définitivement incorporée par Saladin au monde musulman oriental. L’armée qui a effectué la conquête met la main sur les ressources du pays ; elle y apporte les traditions de l’iqṭā‘, saldjūqide et zenghide. Cependant, la structure du pays est trop forte, les avantages qu’elle présente pour le prince trop évidents pour que le régime ayyūbide d’Égypte soit la simple extension du régime zenghide de Syrie. On s’y étendra un peu plus longtemps, parce que nous le connaissons un peu mieux grāce aux ouvrages institutionnels d’Ibn Shīt al-Qarshī 82 et d’Ibn Mammātī83 et au Journal du Cadi al-Fādil (grāce aux extraits faits par Maqrīzī) 84 pour le temps de Saladin, et, pour un demi-siècle plus tard, au précieux (et trop méconnu) Inventaire fiscal du Fayyoum d’al-Nābulusī85, qui concrétise les généralités théoriques de ses prédécesseurs.

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Il y a, en Égypte ayyūbide comme ailleurs, à distinguer les iqṭā‘ gouvernementaux, exceptionnellement constitués en faveur de princes « du sang » ou de grands émirs86, qui, dans leur ressort, ont, en outre, des biens propres khāssa, et les iqṭā‘ simples des soldats ordinaires, dont il sera surtout question ici. Ce qui les caractérise est, sur la base de principes analogues à ceux de leurs voisins asiatiques, le contrôle précis effectif, simultané des services et des valeurs, l’absence des iqṭā‘ héréditaires, la rareté des iqṭā‘ viagers, la non-indépendance du muqṭa’ sur son iqṭā‘.

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Contrôle des services. La précision avec laquelle on nous rapporte plusieurs fois le nombre de cavaliers dus par des iqṭā‘ ayyūbides tant de Syrie que d’Égypte — les exemples connus vont de 50 à 35087 — prouve que l’administration ayyūbide, sans principes différents de celle des princes voisins moins puissants, en enregistrait et en contrôlait plus strictement l’observation. Dans une société où sont si vivaces les traditions de l’hospitalité, le muqṭa’ doit naturellement à son souverain le « gîte » lorsqu’il passe sur son territoire88.

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Comme ailleurs en même temps, l’iqṭā‘ est conféré comme représentant une valeur (‘ibra) Un cadastre — légèrement lacunaire — avait été refait, pour Saladin, du territoire égyptien. Les modalités de détermination de la ‘ibra pour lesquelles les indications théoriques sommaires d’Ibn al-Mammātī89 paraissent difficiles à accorder avec les listes de cas concrets d’al-Nābulusī, importent peu, dans le détail, à notre objet. L’essentiel en est que la ‘ibra est évaluée en une monnaie de compte, le dinār djayshī (= militaire), à chaque unité duquel correspond un versement concret, en règle générale, d’un quart de dinar et de un ardab de grain (2/3 en blé, 1/3 en orge qui, à poids égal, vaut la moitié du blé) d’après Ibn al-Mammātī (les tables d’al-Nàbulusī paraissent donner des proportions inférieures d’espèces). De toute façon, la ‘ibra, estimation moyenne établie pour une longue période, ne correspond pas au revenu annuel effectif et peut finir par s’en écarter sensiblement. Or le tableau d’al-Nàbulusī prouve que, même là où il y a ‘ibra (dans certains territoires où, sans doute, il n’avait pas été prévu d’iqṭā‘, il n’y en avait pas) 90, le fisc conserve le contrôle permanent du revenu effectif.

50

En dehors des contingents légers recrutés dans la population indigène, nous savons que l’armée régulière de Saladin comptait, en 577/1181, 8 640 hommes, dont 11 émirs, 1 153 qaraghulām (cavaliers légers) et 6 976 tawāshī (cavaliers lourds). Maqrīzī (d’après al-Fādil) fixe à 700-1 200 dinars l’allocation du tawāshī ; le total des allocations militaires étant de 3 670 600 dinars, les cas de 700 sont évidemment les plus nombreux, Ibn al-Mammātī, lui, a des exemples de 1 000, 600, 500, 400 même91. Al-Nābulusī, qui, malheureusement, ne précise pas toujours le nombre des muqṭa’ d’un iqṭā‘ ni, dans les iqṭā‘ très petits, si le muqṭa’ en a d’autres, paraît se tenir plutôt vers ces derniers chiffres ; mais on sait qu’al-’Àdil et al-Kāmil, dans l’intervalle, avaient eu une politique d’économies. l’iqṭā‘ mamlūk, vers 1300, sera de l’ordre de 500. L’armée dispose des trois quarts des ressources fiscales92.

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L’allocation ayyūbide, un peu inférieure à la būyide et saldjūqide, a peu de chance d’être très différente de celle des pays voisins. Les chiffres très inférieurs d’Ibn Shaddād pour la Haute-Mésopotamie ne peuvent s’entendre que de cavalerie légère, ou sont erronés93. Les chevaliers francs de Syrie avaient des fiefs de quelque 500 « besants », au besant de Tyr = 7/10 de dinar légal, mais en rapport difficile à préciser avec le dīnār djayshi qui, au prix moyen des grains, est inférieur au dinar légal94.

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Sur un iqṭā‘ ordinaire, le muqṭa’ touche l’intégralité des impôts, à l’exception de quelques prestations en nature, partagées avec le gouvernement, et des capitations95. Organise-t-il lui-même la perception96 ? En tout cas, un très strict contrôle l’empêche, plus effectivement qu’ailleurs, de toucher la plus petite somme en sus de son dū. Le gouverneur de la province veille à déterminer, en cas de changement de muqṭa’ sur un iqṭā‘ en cours d’année, la part exacte revenant au partant et à l’arrivant, et à se réserver les revenus correspondants au temps de vacance97. Les iqṭā‘ trop petits sont groupés avec d’autres pour parvenir au montant nécessaire ; les iqṭā‘ trop gros, alloués à plusieurs muqṭa’ à la fois, les iqṭā‘ considérables auxquels ont droit les grands émirs constitués de morceaux séparés98. Des indigènes ont, comme muqṭa’, la dīme de quelques localités99 ; des Arabes pasteurs, un dixième des revenus fiscaux de leur canton, comme sous les Fātimides100. Par ailleurs, il semble que, comme dans les domaines privés, se soit posée une question de dīme dont on ne voit pas l’équivalent hors d’Égypte : assimilé au revenu d’un domaine, celui d’un iqṭā‘ serait astreint à l’aumône, zakāt, du musulman, des accords variés existant seulement entre paysans et propriétaire pour que le payement en soit, soit réparti entre eux au prorata de leurs parts dans ce revenu, soit tout à la charge des paysans avec ou sans abaissement compensateur d’autres charges. Même question de partage pour les rusūm, droits sur le commerce 101 ; le muqṭa’ n’est donc pas déchargé de toute responsabilité envers le fisc ; sur les redevances que son iqṭā‘ doit à celui-ci, on s’en remet à sa parole, avec cependant possibilité de contrôle. Enfin, par un système dont il y a des exemples un peu partout, mais moins réguliers, des soldats, comme élément normal de leur solde, reçoivent la location de biens de main morte (habus), à charge pour eux de subvenir aux frais des mosquées, etc... pour lesquels ces habus sont constitués : moyen de mobiliser à leur profit, comme l’avait jadis fait Charles Martel en France, cette catégorie de biens devenue à cette époque considérable102.

53

Des revisions générales du cadastre ont lieu de temps en temps. La proportion des terres constituées en iqṭā‘ est, en principe, fixe, et tout iqṭā‘ dont le muqṭa’ disparaīt, ou change d’iqṭā‘, reçoit un autre muqṭa’. Cependant des accroissements de l’armée, l’accueil à des réfugiés peuvent nécessiter des créations d’iqṭā‘ nouveaux, dont al-Nābulusī nous conserve des exemples pour 634/1 236, en regard desquels on trouve également des exemples de récupérations par le Trésor103.

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La fréquence des mutations atteste que l’iqṭā‘ n’est pas forcément viager. A fortiori n’est-il pas héréditaire. La condition des grands apanages de Syrie et Djéziré est évidemment autre. Mais, bien qu’un diplôme officiel conservé en qualifie un d’iqṭā‘ (autonome, bi listibdād)104, ils ne présentent aucun rapport avec les iqṭā‘ militaires ordinaires. — Bénéficiaire des impôts de l’iqṭā‘, le muqtā’ y est responsable de l’entretien des ponts et chemins d’intérêt local105. — L’administration militaire comprend le dīwān de l’armée, qui a la liste des hommes et des soldes, et celui des iqṭā‘, qui les alloue selon les soldes qu’ils représentent ; tout diplôme d’iqṭā‘ doit donc porter le sceau des deux dīwān106.

55

En conclusion, qu’il y ait survivance de formes anciennes ou, sur la base des principes nouveaux, application différente, ce qui caractérise l’Égypte ayyūbide est l’absolu maintien du muqṭa’ dans la dépendance du gouvernement, le contrôle très strict des services, le caractère essentiellement fiscal de l’iqṭā‘. L’abondance des documents depuis longtemps étudiés, grāce auxquels nous connaissons le régime des Mamlūks, successeurs des Ayyūbides, leur a implicitement fait attribuer la paternité de ce régime ; à des perfectionnements secondaires près, il est tout constitué sous les Ayyūbides. Il va de soi qu’il donne aux maītres de l’Égypte une stabilité d’organisation militaire qui les met bien

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au-dessus de la plupart des autres souverains d’alors, et explique, entre autres raisons, la prédominance égyptienne sur les pays environnants jusqu’à la conquête ottomane. *** 56

Répétons-le en terminant. L’étude que nous avons tentée de l’iqṭā‘ n’est pas complète 107 ; le fût-elle, elle ne montrerait qu’un aspect du tableau d’ensemble nécessaire pour comparer l’évolution sociale du Proche-Orient musulman avec celle d’autres sociétés108. Nous n’avons que par allusion touché au régime de la propriété, aux relations des grands entre eux, avec le souverain, avec les paysans, toutes questions fondamentales pour juger du caractère « féodal », ou non, de cette société. Nous pouvons cependant, dans les limites de cet exposé, proposer, à titre provisoire, quelques thèmes à la réflexion.

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Au point de départ, l’iqṭā‘ n’a pas plus de caractère féodal que la concession emphytéotique byzantine à laquelle il s’apparente. Au point d’arrivée, en dépit d’évidentes divergences de conception théorique, il est, dans certains pays, devenu presque l’équivalent d’un fief occidental, par l’effet d’un double mouvement, dont l’Europe présenterait des parallèles aux IXe-Xe siècles, consistant en ce que, d’une part l’ iqṭā‘ se féodalise, d’autre part, des fonctions publiques, se féodalisant de leur côté, rentrent sous le concept d’iqṭā‘, à ce point de son évolution. Les Mongols, dont l’armée, lors de la conquête, est soldée, brisent la féodalité post-saldjūqide ; mais la pression ambiante est si forte qu’eux-mêmes, un demi-siècle plus tard, devront, dans le royaume des Ilkhāns de Perse, en reconstituer une autre presque analogue109.

58

Fortuit ou non, on ne peut pas ne pas remarquer un certain synchronisme avec l’évolution de l’Europe occidentale et, surtout, un synchronisme précis avec celle de l’Empire byzantin. Dans ce dernier aussi, le VIIe siècle, pour des raisons variées, est une période de consolidation de la propriété paysanne, les siècles suivants marquent un nouvel essor de la grande propriété laïque ou ecclésiastique, en vain combattue par le gouvernement avant qu’au XIe siècle il doive capituler devant elle. A ce moment, droits et devoirs publics sont de plus en plus, par le système de la pronoia, transférés de l’État à de grands propriétaires civils ou militaires, et, au XIIe, la pronoia, d’abord temporaire, évolue vers l’hérédité. Quelque différences qui puissent exister entre les pratiques exactes de la pronoia et de l’iqṭā‘, ou le recrutement des individus bénéficiaires, le parallélisme d’orientation est absolu. Je ne peux que poser la question de savoir si au parallélisme de deux évolutions autonomes ont pu s’ajouter des influences de l’une sur l’autre, ou réciproques. C’est, ne l’oublions pas, surtout en Asie mineure qu’avant l’invasion turque l’évolution byzantine avait été nettement accusée110.

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D’autre part, en terre d’Islam comme à Byzance, force est bien de constater que le système de la rétribution foncière, et l’évolution féodale qui s’ensuit, se sont développés non pas dans des périodes de repli dans une économie purement naturelle et rurale, comme celle qui est considérée comme à la base de la féodalité occidentale, mais, au moins dans leurs débuts, au contraire en des phases de remarquable développement commercial. La période de l’avènement du régime militaire en Mésopotamie au Xe siècle est aussi celle, pour ce pays, de son apogée commercial, de grosses fortunes marchandes, d’une intense circulation monétaire. Je crois qu’il ne serait pas difficile de trouver d’autres pays où le développement du commerce a pu favoriser une évolution féodale (par exemple les pays de l’Europe orientale aux XIVe-xve siècles). Il faut donc certainement reviser la notion simple d’union de l’organisation féodale avec une économie naturelle, et

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sans doute en Occident même repenser ainsi la question. Non que cette union soit inexacte, mais à condition, semble-t-il, de remplacer la notion absolue d’une économie naturelle, qui n’a d’ailleurs jamais et nulle part au Moyen Âge existé à l’état pur, par la notion, relative, du rapport entre les possibilités de l’économie marchande dans les limites de son développement médiéval, où production industrielle et moyens de transports restent cependant réduits, avec les charges assumées par les gouvernements de formations territoriales vastes ; il faut, d’autre part, étudier en quoi les bénéfices agricoles peuvent servir au commerce ; ceux du commerce au développement de la propriété foncière ; enfin pourquoi, dans la rivalité entre aristocratie de l’argent et aristocratie de l’épée, dans le monde musulman du Xe siècle, la victoire finale est restée à la seconde, et rechercher les éventuels parallèles que peuvent offrir d’autres sociétés. 60

61

Le système de l’iqṭā‘ n’est parvenu nulle part en pays musulman au moyen āge — sauf le cas de l’Égypte, où il est fort peu féodal — à la la formation d’une véritable classe héréditaire, ni même à une grande stabilité de fonctionnement. La responsabilité en incombe évidemment au partiel hasard qui fit que, par deux fois, lors de la conquête saldjūqide du XIe siècle, lors de la conquête mongole du XIIIe, l’aristocratie en cours de consolidation a été balayée par l’invasion au bénéfice des nouveaux venus. Mais, dans l’intervalle même de ces conquêtes, le système restait instable, les familles « féodales » en voie de formation périodiquement remplacées, avec plus ou moins d’usage de la force, par de nouvelles familles issues de clientèles nouvelles. Il faudrait, pour le comprendre, pouvoir nous rendre compte de la proportion des terres conservées, à l’intérieur de chaque principauté (je ne parle pas de la proportion des gouvernements provinciaux à l’intérieur des empires), par le gouvernement central, ou comme propriété personnelle du prince, et de la proportion, parmi les iqṭā‘ simples, de ceux qui dépendent directement de ce dernier, ou sont dans la dépendance d’un grand muqṭa’. La forte surface des iqṭā‘ en Égypte, seul cas connu, ne permet aucune conclusion générale, puisque là, précisément, les iqṭā‘ n’ont pas l’autonomie qui est la leur, ailleurs. Indépendamment de cette question, un autre facteur a certainement joué un grand rôle : l’esclavage, en ce sens que, même dépouillé d’une partie de ses terres, un prince pouvait se reconstituer, contre l’infidélité de ses anciens soldats, par l’enrôlement d’esclaves nouveaux, une armée capable de reprendre ces terres, et indéfiniment recommencer le même petit jeu. Il n’y fallait qu’une condition, puisqu’on n’admettait pas l’esclavage d’un musulman : des disponibilités mobilières suffisantes pour faire acheter, sur les marchés extérieurs à l’Islam, un nombre convenable d’esclaves ; ce qui nous ramène à l’économie marchande, jouant maintenant dans un sens antiféodal. Enfin le caractère urbain de la société musulmane 111 a eu pour conséquence que, malgré des moments, des régions d’évolution contraire, les muqṭa’ musulmans, comparés aux feudataires occidentaux, ont moins résidé dans leurs terres, se sont donc plus trouvés dans la main du prince, ont (en raison aussi de leur origine étrangère) rencontré moins de solidarités indigènes que leurs confrères européens. Et rappelons encore que, pour tout ce qui n’est pas « politique », la loi musulmane n’est pas chose du prince, mais des docteurs de la foi, si bien que jamais, d’un grand iqṭā‘ à un autre, un musulman n’a l’impression de changer de pays, mais seulement de maître : caractère que, certes, on pourrait retrouver dans les principautés françaises du XIe siècle : non au même point. La persistance de l’économie marchande ne doit pas nous faire oublier qu’elle est cependant, à partir du XIe siècle, probablement en baisse en Asie — où l’évolution féodale est plus poussée — en hausse en Égypte — où cette évolution l’est le moins. D’autre part,

187

le développement de la grande propriété et du système de l’iqṭā‘ apparaît comme corrélatif, dans le sens de la cause et de l’effet, d’une transformation dans l’utilisation des récoltes et l’organisation de l’impôt, ou des redevances. Il n’est pas douteux que, tandis qu’aux premiers siècles de l’Islam les impôts à l’État étaient le plus souvent, au moins dans certaines régions comme la Mésopotamie, payés pour bonne part en espèces, quitte au paysan à vendre ce qu’il fallait de sa récolte pour se les procurer, au contraire les redevances aux grands propriétaires puis, à leur image, l’impôt foncier lui-même à l’État ou aux muqṭa’, dans la période d’évolution « féodale », l’ont été par des versements proportionnels en nature. Ce n’était pas nécessairement l’effet d’une régression commerciale, mais d’une rencontre de deux besoins. D’une part, celui du paysan d’éviter les abus que permettaient, précisément en période d’économie partiellement monétaire, les manipulations des spéculateurs sur les prix, la qualité et le change de monnaies dont les paysans n’avaient pas l’équivalent des citadins, etc.112. D’autre part, le besoin du muqṭa’ de s’assurer au maximum de facilité et d’économie un ravitaillement en grains que rendait probablement nécessaire un développement de la cavalerie dans la technique de la guerre, et, parmi les cavaliers, de la cavalerie lourde113 : par où nous rencontrons un autre des facteurs de féodalisation en Occident. Dans le même sens joue, à partir de la conquête turque, l’accroissement de la population nomade, dont il faudrait savoir s’il n’a pas été quelquefois facilité par une dépopulation rurale, qui aurait elle-même entraîné une āpreté accrue des grands propriétaires, soit cavaliers lourds, soit marchands en quête de profits. 62

On voit que je me laisse aller fort loin dans la position de questions sous une telle forme presque en l’air. C’était un des buts de cet article, si elles incitent à la recherche. On espère tout de même que les développements précédents ont été eux, au contraire, malgré leurs lacunes, suffisamment concrets pour rendre sensible que de telles questions ne peuvent pas être posées, ni a fortior résolues, en l’air, mais résulter de confrontations où il importerait de faire un peu mieux que dans le passé (et non seulement dans le monde musulman) la distinction, quitte à les rapprocher ensuite des périodes et des régions.

NOTES 1. Cf. on particulier M.

VAN BERCHEM ,

La propriété terrienne et l’impôt foncier sous les premiers Califes

(1886) ; — C. BECKER, Die Entstehung von ‘ušr und Harāgland in Aegypten et Steuerpacht und Lehnswesen, dans Islamstudien, I, 1924 ; A.-N.

POLIAK,

Classification of Lands in the Islamic Law, dans American

Journal of Semitic Languages, 1940 ; — FR. LOKKEGAARD, Islamic Taxation in the Classic Period, 1950. P. S. Voir maintenant mes mises au point dans l’article sub verbo de l’Encyclopédie de l’Islam, 2 e éd., avec renvois bibliographiques en particulier à des articles de Miss Lambton. Aussi H.

RABIE,

The fiscal administration of Egypt, Londres 1972, chap. II. 2. Ibn ‘Asākir, cité dans A. v. Kremer, Culturgeschichtliche Streifzüge auf dem Gebiete des Islams, p. 60 et suiv. 3.

YAHYĀ B. ĀDAM,

Kitāb al-kharādj, éd. Juynboll, p . 45 - 6, 56 - 7, 65 , 67, 76 ; —

kharādj, éd. de Bulaq, p. 30, 32 - 34 (trad. Fagnan; p. 79, 85, 93) ; —

BALĀDHURÏ,

ABŪ YŪSUF,

K. al-

Liber expugnationis

188

regionum, éd. de Goeje, p. 272 - 273 . — Je n’ai pu consulter

ABŪ ‘UBAYD AL-QĀSIM

B

SALĀM ,

K. al-

amwāl, éd. du Caire, 1350 - 1951 . Cf. WELLHAUSEN, Das arabische Reich und sein Sturz, passim. 4. Cf. p. ex. Kitāb al-Aghānī, VI, p. 204 ; VIII, p. 30, etc... Pour la construction de Bagdad

YA’QŪBĪ,

K.

al-Buldān (trad. Wiet), p. 242 ; — KHATĪB BAGHDĀDĪ (éd. Salmon), Introduction topographique, passim. 5. Bibliothèque Nationale, ms. arabe 5907, 20 r°, et 98 r°-v° ; les Mafātīḥ al-’ulūm, éd. van Vloten, 59-60, s’inspirent de Qudāma. 6. Ed. AMEDROZ et MARGOLIOUTH, dans The Eclipse of the ‘Abbassid Caliphate, t. I, p. 199. 7. Hilāl al-Sābī, Kitāb al-wuzarā’, éd. Amedroz, p. 255. 8. Ibid., p. 163, 220. Impossibilité de concéder en iqṭā‘ une terre de kharādj : Ibrāhīm b.

MUḤAMMAD

AL-BAYHAQĪ, Kitāb al-maḥāsin, éd. Schwally, p. 525.

9.

DJAHSHYĀRĪ,

Kitāb al-wuzarā’ wa l-kuttāb, éd. Mzik, p. 161 r°, 171 r° ; — A. v.

KREMER,

Über das

Einnahmebudget des Abbassidenreiches vom Jahre 306, dans Denkschriften der k. Akademie der Wissenschaft., Wien, Phil. hist. Kl. t. XXXVI, 1888 ; — Mez, Die Renaissance des Islams, chap. VIII. 10. A. v. KREMER, ouvr. cité, p. 148, p. 286 et suiv. 11. Eclipse, I, p. 148. 12. HILĀL AL- ṢĀBĪ, K. al-wuzarā’, p. 86, 188, 278 ; — ISTAKHRĪ, éd. de Goeje, p. 157 (= Ibn Hawqal, 217) ;—

QALQASHANDĪ,

Subḥ al-a’shā, éd. du Caire t. XIII, p. 124 et 139, diplômes rédigés par Abū Ishāq

al-Sābī au nom des Califes al-Muṭī’ et al-Ṭā’i’ et confondus par l’auteur avec des diplômes d’iqṭā’. 13. Sur cet ouvrage, Cl. Cahen, Quelques problèmes économiques et fiscaux de l’Irāq būyide d’après un traité de mathématiques, dans Annales de l’Institut d’Etudes orientales de l’Université d’Alger (1952), publié ci-après page 367. 14. Cas de petits ïghār dans Bayhaqī, ouvr. cité, p. 5 et 53 ; — LAMBTON, Account of the Tarikhi Qumm, dans Bulletin of the School of Oriental Studies, 1948, p. 591. 15. A. v.

KREMER,

ouvr. cité. Dans le K. al-hāwī, muqāṭa’a est associé à mufāraqa que les Mafātīh

al-’ulūm disent synonyme de murāfiqa (faveur), muṣāliḥa (dotation d’intérêt public ?), muṣādara (bien récupéré sur un fonctionnaire prévaricateur), ce qui ne peut s’admettre qu’en tant qu’ils sont tous soustraits au régime commun. Il y avait un dīwān al-marāfiq, comme un des muṣādarāt ( K. al-wuzarā’ p. 31, 92). 16. Sur ces soldes, voir en particulier

AL- ṢŪLĪ,

Akhbār al-Rādī wa l-Muttaqī, éd. H. Dunnes, p. 118,

198 et suiv., et trad. Canard, Alger, 1946, t. I, p. 185, n° 4. 17. La chose est soulignée par

ṬABARĪ,

t. III, p. 1269 et suiv., 1284 (à propos de la révolte de

Mazyār, de caractère social évident). 18.

DJURDJĪ ZAYDĀN ,

Tārīkh al-tamaddun al-islāmī, t. II, p. 130 et suiv. ; — ‘ ABDALAZIZ DURI, Studies in

the Economic Life of Mesopotamia in the Xth Century (thèse ms. à l’Université de Londres ; édition arabe, Bagdad, 1945) ; LOKKEGAARD, ouvr. cité, p. 67 et suiv. 19. Mafātīh al-’ulūm, p. 62. 20. QUDĀMA, éd. de Goeje, p. 241 ; — IBN AL-FAQĪH, éd. de Goeje, p. 284. 21. DJAHSHYĀRĪ, p. 65 ; — TANŪKHĪ, The Table-Talk of a Mesopotamian Judge, éd. Margoliouth, p. 6 ; — IBN AL-FAQĪH ,

p. 282. En Fars, le « patron » laissait à ses métayers le libre usage de leur parcelle

(vente et héritage compris), à charge pour eux de verser le quart de leur revenu ; le domaine était inscrit au nom du patron, et parmi les terres de dīme ( ISTAKHRĪ, p. 158 ; IBN ḤAWQAL, p. 218). Même de grands domaines étaient offerts en taldji’a (Djahshyārī, p. 65 v°). 22. ṬABARĪ, t. III, p. 1801. 23. K. al-wuzarā’, p. 245. 24. AL-ṢŪLĪ, éd. Dunnes, p. 236 ; trad. Canard, t. II, 1950, p. 69 ; — Miskawayh, t. II, p. 111. 25. Bibl. Nat., ms. ar. 6197 (iqṭā‘ concédé en mulk). 26.

MISKAWAYH ,

t. II, p. 100 et suiv. ; —

MĀWARDĪ,

al-Aḥkām al-sulṭāniyya, éd. Enger, trad. Fagnan,

chap. XVII, 2e section. Tendance à des constitutions de tels iqṭā‘ dès la génération précédente : Kitāb al-Wuzarā’, p. 179, 183 ; — LAMBTON, Account..., p. 590, 592.

189

27. K. al-wuzarā’, p. 571-572 ; — MISKAWAYH, t. I, p. 153. 28. MISKAWAYH, t. II, p. 100, 103, 188, 189. 29. Le kharādj pouvant être versé tantôt à un tarif fixe, tantôt proportionnellement à la récolte, le muqṭa’, en cas d’iqṭā‘ complexe à cet égard, le reçoit sur la base de la valeur de celui des deux modes qui rapporterait le plus, de manière que le fisc soit sûr qu’il ne puisse toucher plus de son dû ; — MĀWARDĪ, ouvr. cité. 30. MISKAWAYH, t. II, p. 101 ; — RŪDHRĀWARĪ, Eclipse, t. III, p. 144 (distribution d’iqṭā‘ sans contrôle de valeur par suite d’une situation d’urgence). 31.

IBN KHALLIKĀN ,

trad. de Slane, t. III, p. 162 (dans l’administration califale) ; on la retrouvera

sous les Mongols. 32. MĀWARDĪ, ouvr. cité. 33.

THA’LABĪ,

AMEDROZ,

Khāṣṣ al-khāss, Tunis, 1293, p. 168, cité par

‘ABDALAZIZ DURI

;—

IBN ḤAMDŪN

cité par

Tales of Official Life... dans Journal of the Royal Asiatic Society, 1908, p. 800. Expulsé de son

domaine par l’agent d’un vizir, un contribuable doit cependant continuer à en payer l’impôt pour empêcher qu’il soit porté au cadastre sous le nom du vizir ; —

RŪDHRĀWARĪ,

Eclipse, t. III, p. 47-48 (un chef militaire

exige des habitants de son iqṭā‘ plus d’impôts qu’ils ne peuvent payer et confisque alors leurs terres) ; — MISKAWAYH ,

t. II, p. 257 ; — IBN AL-ATHĪR, t. VIII, p. 342 (Mu’izz al-dawla distribue à ses compagnons

la ḥimāya de toutes les localités). 34. Ouvr. cité, à la fin. 35. RŪDHRĀWARĪ, Eclipse, t. III, p. 293, 312, 323, 327 ; — HILĀL AL- ṢĀBĪ, Histoire, ibid., p. 361, 383, 443. 36. MISKAWAYH, t. II, p. 174. 37. Zur Heeresverwaltung der Abbassiden, W. HOENERBACH, dans Der Islam, 1950, d’après Qudāma. 38.

RŪDHRĀWARĪ,

Eclipse, t. III, p. 294-295. — Cf. infra le texte de ‘Imād al-dīn sur les iqṭā‘

saldjūqides. 39. Eclipse, t. III, p. 165, et diplômes rédigés par Abu Isḥāq al- Ṣābī, Bibl. Nat., 6195, 76 v°, et éd. Shākib Arslan, p. 140. 40. Ils ne peuvent rien modifier aux iqṭā‘ qu’ils trouvent à leur entrée en fonction, mais il leur arrive d’exercer sur les petits militaires une ḥimāya payée pour garantir cette intangibilité. 41. HILĀL AL-ṢĀBĪ, Eclipse, t. III, p. 364-365 ; — MISKAWAYH, trad., t. II, p. 277. 42. Pour la Syrie et les Būyides, voir ci-après. 43. MISKAWAYH, t. II, p. 338. 44. Je n’ai toutefois pas de preuve contemporaine de l’usage du mot iqṭā‘ en ce cas, sauf en Syrie (infra), avant les Saldjūqides. 45. Encore un : l’iqṭā‘ étant la rétribution d’un service, un fonctionnaire constamment révocable, ne peut, contrairement à un soldat, recevoir que des iqṭā‘ d’un an renouvelable, et les engagés occasionnels que des assignations également occasionnelles. 46. BARTHOLD, Turkestan down to the Mongol Invasion, chap. III. 47. MUHAMMAD NAZIM , The Life and Times of Sultan Mahmūd of Ghazna, et les biographies de Mahmūd (‘Utbī) et Mas’ūd (Bayhaqī) bien connues. 48.

IBN AL-ṬUWAIR ( XIIe

TAGHRĪBARDĪ,

siècle), utilisé par

MAQRĪZĪ,

Khiṭat, t. I, p. 85 et t. II, p. 401 et suiv. — et

IBN

éd. Popper, t. III, p. 5 ; — Vie d’al-Baṭāiḥī, dans Khiṭaṭ, t. I, p. 83. Il faudrait étudier ce

qui, dans ce système, extension d’une tendance relevée en Orient à la fin du

IIIe/IXe

siècle,

remonte aux Ṭūlūnides, aux premiers Fāṭimides, aux réformes de Badr al-Djamālī. 49.

IBN MUYASSAR ,

éd. Massé, p. 11, Basāsīrī avait en Mésopotamie des iqṭā‘ « comme on n’aurait

pas pu en avoir en Égypte ». 50. MĀWARDĪ, ouv. cité. 51.

YAHYĀ D’ANTIOCHE ,

éd. Cheikho, p. 210-215, 253, 261. On peut considérer comme remontant à

une source ancienne KAMĀL AL-DĪN B. AL-’ADĪM , Histoire d’Alep, éd. S. Dahhān, t. I, p. 292-293.

190

52. Qui s’inspire de ‘Imād al-dīn, et ajoute que les successeurs de Nizām al-Mulk après les années 480-1187 (derniers temps de son vizirat) l’ont imité (Khiṭat, t. I, p. 95). 53. Siyāset-Nāmeh, éd. trad. Schefer, chap. XXIII. 54. Dans BUNDARĪ, éd. Houtsma, Textes relatifs à l’histoire des Seldjoucides, t. II, p. 58. Révocation d’un muqṭa’ pour abus financier, IBN AL-ATHĪR, t. X, p. 144. 55. Ed. M. IQBAL, Gibb Memorial Series, p. 131. 56. 46 000 cavaliers, selon Rāwandī ; 70 000 d’après le Siyāset-Nāmeh, qui englobe probablement d’autres catégories de troupes. 57. SIBT B. AL-DJAWZĪ, Bibl. Nat., ms. arabe 1506, 99 v 58.

BUNDARĪ,

p. 256. Au début du

XIIIe

siècle Aḥmad-Yl a un iqṭā‘ de 40 000 dinars ( IBN

AL-DJAWZĪ,

Muntazam, t. IX, p. 185). 59.

SIBT B. AL-DJAWZĪ,

p. 11 v°. De même, sous le sultan Muḥammad, Bursuqī, gouverneur de

Mossoul, aura comme iqṭā‘ Raḥba. Le sultan peut dans certains iqṭā‘ garder des droits et un agent pour les assurer (Ibn al-Athīr, p. 277, cf. p. 209). 60. Pour la position de la question, cf. la communication de d’Histoire de Zurich (1938), et

VLADIMIRTSOV ,

KÖPRÜLÜ

au Congrès International

La société mongole, le féodalisme nomade. Le problème

est de se rendre compte comment, pour les Turcs comme pour bien d’autres peuples, les structures tribales se sont adaptées à une forme nouvelle d’État territorial et administratif et dans quelle mesure elles ont été absorbées par les solides traditions antérieures des pays où ils se sont rétablis. Pour notre objet, l’important est de constater qu’en définitive la régime de l’iqṭā‘ saldjūqide est beaucoup moins nouveau que ses bénéficiaires. Ce sont, par contre, les relations tribales antérieures qui, peut-être, ont déterminé le choix des premiers bénéficiaires. 61. Les établissements des tribus frontalières chez les Qarakhānides sont appelés iqta’ par Ibn alAthīr, t. XI, p. 55, mais il n’y a aucune garantie que tel était bien le vocabulaire de l’administration qarakhānide elle-même, ni qu’iqṭā‘ traduit un mot turc équivalent. 62. CL. CAHEN, La première pénétration turque en Asie mineure, dans Byzantion, 1948, p. 41-42 ;

IBN AL-

ATHĪR, t. X, p. 83.

63. Ibid. et IBN AL-ATHĪR, t. X, p. 98. 64. IBN AL-BALKHĪ, Fars-Nāmeh, p. 124, signale que le village de Ravan, surtout formé de pāturages, est partagé entre propriété et iqta’, celui-ci qu’on peut supposer d’usage pastoral collectif. 65. Du moins dans le vocabulaire d’historiens tous d’un siècle au moins postérieurs. 66. SANAULLAH, The Decline of the Seldjukid Empire, Calcutta, 1938. 67. BUNDARĪ, p. 135. 68. Publiées, pour l’essentiel, par Barthold, dans les Textes qui accompagnent l’édition russe de son Turkestan..., t. I, p. 23-47. Voir aussi Bibl. Nat., Suppl. persan 1825, 7 vo (à propos d’un iqṭā‘ de la région de Djam), et MUNTAKHAB AL-DĪN BADĪ’, ‘Atabat al-kataba, Téhéran, 1950. 69. BAHĀ’ AL-DĪN AL-BAGHDĀDĪ, al- Tawassul ilā l-tarassul, éd. Aḥmad Bahmanyār, Téhéran, 1936. 70.

KÖPRÜLÜ ,

art. Harizmsāh, Islam Ansiklopedisi ; — M.

KOYMEN,

Büyük Selçuklu imperatorlugu

tarihinde Ogüz istilāsi, Ankara, 1947 ; — SHIHĀB AL-DĪN AL-’UMARĪ, cité dans Tiesenhausen, Materialien zu Geschichte der Goldenen Horde, t. I, p. 222-224 ; —

MUHAMMAD B. IBRĀHĪM ,

Histoire du Kirmān, éd.

Houtsma, p. 217. 71.

TOLSTOV,

Drewnij Xorezm, Po sledam drewne worezmijskoj civilisacii, Moscou, 1948. — Cf. Ars

Islamica, 1948, p. 140 et suiv. 72. ‘Abdallatīf cité dans DHAHABĪ (inédit) à l’an 618 (fin du récit de l’invasion mongole). 73.

NASAWĪ,

Vie de Djalāl al-dīn, éd. trad. Houdas, p. 171, 202, 231. — Cf. Ibn

AL-ATHĪR,

t. X, p.

184-185, et Ibn KHALLIKAN, t. III, p. 295. 74.

IBN AL-ATHĪR ,

t. XII, p. 121, 139, 140, 142 (le gouvernement met l’embargo sur un iqṭā‘ au

bénéfice d’un créancier du muqṭa’) et 146, 149, 153, 164, 166.

191

75. W.-Ḥ.

MORELAND ,

The Agrarian System of Moslem India, Cambridge, 1929. Par comparaison on

s’étonnait de voir les Qarakhitāi de Transoxiane, en raison de leurs traditions chinoises, se refuser, pour les risques d’indiscipline que cela comportait, à concéder chez eux des iqṭā‘ ( IBN ALATHĪR,

t. XI, p. 57). Chez les lointains Bulgares musulmans de la Volga, le remplacement du

système de l’iqṭā‘ par celui de la solde entraîna, selon la géographie de Zakaryā Qazwīnī, éd. WÜSTENFELD ,

p. 411-412, un mécontentement dans les troupes qui fut cause de leur écrasement

par les Mongols. 76. D’IBN AL-ATHĪR... Historiens des Croisades : Hist. orientaux, t. II, p. 137, 142, 305, 308, 309. 77. Bulletin of the School of Oriental Studies, XIV, 1 (1952). 78. MUHAMMAD B. ṬALHA AL-QURASHĪ AL-’ADWĪ, al-’Iqd al-Farīd, éd. du Caire. 79.

ED. CHEIKHO ,

p. 67-68 (diplôme de l’atabek de Damas Mudjīr al-dīn Abaq en 542/1148), p.

119-125 et n° 1. 80. Un iqṭā‘ étant de plus en plus régulièrement attaché à certaines fonctions, telle celle de commandant de la garnison (shihneh), il arrive que la concession de l’une et de l’autre soit confondue dans le langage. AL-’AZĪMĪ, mon édition dans Journal Asiatique, 1938. 81. Utiles indications dans H.A.R. Gibb, The Armies of Saladin, Cahiers d’Histoire égyptienne, 1951. 82. K. Ma’ālim al-Kitāba, éd. Khūrī Qusṭanṭīn Pacha. 83. Qawānīn al-Dawāwīn, éd. A.S. Atiya. 84. En particulier dans Khiṭaṭ, t. I, p. 85-87. 85. ED. B. MORITZ. Le même auteur a écrit un autre opuscule d’intérêt administratif dont j’ai donné une traduction provisoire dans le Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1947. 86. IBN AL-’AMĪD, ms. Istanbul Laleli 2002 (dont je prépare l’édition) an 619 ; Fayyoum, p. 15 et 49 ( Bull. Fac. L. Str., p. 106-108 et 116), nous renseignent par exemple sur le cas de Fakhr al-dīn ‘Uthmā n, ustādh-dār du Sultan al-Kāmil et muqṭa’ du Fayyoum de 619/1222 à sa mort (vers 636/1238). 87. Ibn al-’Amīd an 627 (350 cavaliers dus sur iqṭā‘ d’Égypte et Syrie) et 656 (120 sur Bayt-Djibrīn et Nābulus en Syrie),

IBN WĀSIL,

Bibl. Nat., 1702, 286 r° (an 630, terres pour un service de 200) ; —

SIBT IBN AL-DJAWZĪ, éd. Jewett, dans Bull. Fac. L. Str. 1950, p. 329-330,

an 645, en Égypte, iqṭā‘ de 150 à

un très haut personnage ; — KHAZRADJĪ, ms. Istanbul Hekimoglu Ali Pacha 395 (an 644, iqṭā‘ du Saw ād-mi-Jourdain pour 200 à un émir qui, après des revers, aura ailleurs un iqṭā‘ de 100 ; puis, en 653, de 70 ; an 655, rappel de l’iqṭā‘ de 120 que le Sultan mamlūk al-Mu’izz avait reçu de l’Ayyūbide al- Ṣāliḥ), etc. Au lieu du mot iqṭā‘ on trouve souvent khubz (pain, subsistance). On y trouve aussi, dès cette époque, les expressions bien connues à l’époque des Mamlūks d’« émirs de cinquante, de cent », etc.. (Ibn al-’Amīd, 637, Sa’d al-dīn, an 633) ; mais sans qu’on ait l’assurance que le titulaire entretienne automatiquement lui-même ce nombre de cavaliers sur ses iqṭā‘, bien que, par rapprochement avec les autres textes, ce soit probable. 88. IBN WĀSIL, p. 286 r°. — Mammātī, chap. IX, n’admet pas qu’un soldat soit déplacé par un émir sans en justifier et en informer ; toute déficience d’effectif est punie d’une retenue proportionnelle sur l’iqṭā‘. 89.

GIBB,

p. 308, — Mammātī, p. 369. La ‘ibra existe partout en Islam où elle remonte peut-être à

des antécédents romains ; en Égypte, elle doit cependant peut-être des aménagements aux réformes de Badr al-Djamālī, puis à celle de Saladin, mais toute précision nous manque pour les apprécier. 90. Nombreux exemples dans al-Nābulusī. — Sur ces questions, maintenant JESHO xv/1972 p. 169 sq. 91. MAQRĪZĪ, Khiṭat, p. 86-87 ; — MAMMĀTĪ, p. 354 et suiv. à propos des ghībānāt, habus, ‘adjaz al-’idda. 92. Maqrīzī, ouvr. cité. 93. Mon article dans Revue des Etudes Islamiques, 1934, p. 110-111. 94. LA MONTE, Feudal Monarchy in the Latin Kingdom of Jerusalem, p. 138 et suiv. Un ardab de blé coūte dans cette période moins d’un demi-dinar en moyenne.

192

95. MAMMĀTĪ, p. 344 ; — NĀBULUSĪ, passim. Les capitations seront intégrées au début du

XIVe

siècle

lors du rawk nāṣirī (d’après Maqrīzī). 96. Ils se rendent souvent — non toujours — dans leur iqṭā‘ lors de la moisson ; mais ce peut n’être qu’une précaution pour toucher l’impôt avant qu’il ait passé par des mains intermédiaires. 97.

MAMMĀTĪ,

chap. IX ; —

NĀBULUSĪ,

Fayyoum, passim ; —

KARABACEK ,

Papyrus Eerzherzog Rainer,

Führer durch die Ausstellung, n° 1250, analyse un papier énumérant les impôts payés par les habitants de l’iqṭā‘ commun à deux soldats au XIIe siècle (avant, ou après la chute des Fāṭimides). 98. Sur les 48 muqṭa’ nominalement désignés par al-Nābulusī (sans parler de beaucoup d’autres anonymes), quelques-uns sont cités dans deux localités ; d’autres en ont de si petites, alors qu’ils figurent, d’après les chroniques, parmi les grands du royaume, qu’il faut admettre qu’ils en ont d’autres hors du Fayyoum. 99. Un même personnage cité Fayyoum, p. 51, 66, 73, 76, 99, 166 ; Māwardī interdisait cette pratique, la capitation pouvant cesser par conversion. 100. MAQRĪZĪ, Khiṭat, p. 87. 101. MAMMĀTĪ, art. Nisf al-’ushr. 102. MAMMĀTĪ, art. al- Ḥabus al-djuyūshī. 103. Fayyoum, p. 38, 84, 149, 150 ; 83, 91. 104. IBN ABĪ L-DAMM (Bodl. Marsh, p. 60) (in fine). 105. MAMMĀTĪ, p. 343 et suiv. 106. MAMMĀTĪ, chap. III ; — Al-QURASHĪ, p. 24 et suiv. 107. Nous laissons volontairement de côté l’exposé du sort de l’iqṭā‘ en Asie mineure turque, où les circonstances de la conquête posent des problèmes très originaux sur lesquels je pense revenir dans un ouvrage d’ensemble sur les Saldjūqides de « Rūm ». 108. Cf. ma participation au rapport de R. Boutruche, dans

IXe

Congrès des Sciences historiques, t. I,

Rapports, p. 458-470. 109. SPULER, Die Mongolen in Iran, 1939 : réformes de Ghazan. 110. Références dans la Byzantinische Geschichte d’Ostrogorsky, ou l’article du même dans la Cambridge Economic History, t. I. Le principal travail est le sien propre, Die wirtschaftlichen und sozialen Entwicklungsgrundlagen des byzantinischen Reiches (Viertel), f. Sozial-und Wirtschaftsgeschichte, 1929). Aussi MUSTAFCIEV, analysée par DOLGER (Byzantinische Zeitschrift, 1926, original en bulgare). 111. POLIAK, La féodalité islamique, dans Revue des Et. isl., 1936 (peu sûr). 112. LOKKEGAARD, chap. IV. 113. On ne peut qu’être frappé de la disproportion entre le salaire du soldat arabe des premiers temps (100 dinars ? — cf. A. v. celui du cavalier du

Xe

KREMER,

Culturgeschichte des Orient tinter den Califen, t. I, chap. 5) et

siècle même si l’on admet que, pour le premier, non professionnel, ce

salaire n’est qu’un appoint.

NOTES DE FIN *. Publié dans Annales, Economies - Sociétés - Civilisations, 1953, 25-52.

193

Notes pour l’histoire de la ḥimāya*

1

Les institutions sociales les plus importantes du monde musulman médiéval ne sont pas nécessairement celles auxquelles les traités de droit classiques réservent des développements explicites1. Il en est d’autres qui, pour être en marge de la Loi musulmane officielle, n’en ont pas moins tenu dans la réalité des choses une place considérable. L’étude en est naturellement plus délicate, et les termes techniques mêmes qui les désignent sont rarement dans les dictionnaires l’objet de définitions assez précises ou reposant sur des documents assez étendus. Telles sont en particulier les relations de patronat et de clientèle, de « recommandation » ou de « protection » des personnes et des choses, qui ne paraissent pas avoir eu dans l’histoire des premiers siècles musulmans un rôle moindre que dans celle du Bas-Empire romain qu’ils continuent, ou dans celle de l’Europe occidentale ou surtout byzantine dont le déroulement leur est parallèle. Les pages qui suivent ne veulent être qu’une très modeste contribution à leur étude sur un point spécial. Peut-être la route où l’auteur s’engage n’est-elle exactement aucune de celles qu’a ouvertes ou parcourues M. Massignon; du moins convergent-elles toutes vers cette connaissance de la société musulmane qui lui est si redevable.

2

Il est bien connu que, depuis longtemps avant l’Hégire jusqu’à longtemps après elle, des tribus bédouines ont exercé sur les caravanes un droit de « protection » (khafāra, quelquefois ḥimāya), consistant à assurer leur convoiement en échange d’une redevance (le «quart du chemin » des textes proto-islamiques). Cette pratique, excellemment décrite par Lammens2 pour l’époque du Prophète, se rencontre partout tout au long de l’histoire musulmane, les changements dans la balance des forces la faisant seulement osciller entre la khafāra officiellement concédée par l’État et la khafāra usurpée. Un cas intermédiaire peut être celui d’un accord de deux puissances, comme celui par lequel en 337/939 le gouvernement califal paya tribut aux Qarmates pour la khafāra d’un Pèlerinage 3. Bien que le chef ou sa tribu puissent exercer durablement la khafāra sur les caravanes successives traversant son territoire, les voyageurs sortent de sa khafāra en même temps que de ce territoire, et elle ne crée entre eux et lui aucune sorte de lien permanent.

3

Très différente est dans son principe la taldji’a (quelquefois ildjā’) qui, dans les vieilles sociétés sédentaires soumises par l’Islam, continue, comme elles se continuent aussi dans la voisine Byzance, des pratiques du Bas-Empire romain ou de la Perse sassanide. Le besoin auquel elle répond est celui que ressentent de larges couches de la population, d’une protection contre les malfaiteurs ou contre les abus des agents du fisc4. D’autres fois

194

cependant aussi elle recouvre tout simplement la pression d’un fort sur des faibles. D’après la parfaite définition qu’en donne au IVe/Xe siècle l’auteur des Mafātiḥ al-‘ulūm5, elle consiste en ce qu’un « faible » recommande (aldja’a) sa terre à un « puissant » pour en obtenir « protection » (ḥimāya, quelquefois khafāra). Ce peut naturellement être un paysan qui s’adresse à un notable du pays6. Mais la pratique s’étend couramment et peut-être surtout aux « classes moyennes » rurales. Beaucoup de propriétaires aisés, des collectivités entières7, et, plus tard, des militaires des grades inférieurs, détenteurs d’un petit iqṭā‘8, se placent sous la protection de hauts personnages, membres de la dynastie, vizirs, gouverneurs, plus tard officiers supérieurs de la nouvelle aristocratie militaire. Aux échelons inférieurs, on aboutit sans doute vite à la simple réduction des paysans pauvres au rang de métayers. Aux échelons supérieurs, le statut exact du nouveau « protégé » et du nouveau « protecteur » est plus difficile à préciser, parce que le fiqh ne l’a pas entériné, et que les exposés où incidemment on en trouve mention utilisent un vocabulaire équivoque de termes qui n’ont pas été créés pour lui. On peut assurer que les droits aussi bien des protégés que du protecteur sont considérés comme propriété : c’està-dire que le protégé peut habiter, cultiver, aliéner, transmettre héréditairement sa terre9 , et que le protecteur peut de son côté aliéner et transmettre héréditairement, avec la reconnaissance officielle de l’administration, les avantages qu’il retire de sa protection sur cette terre10. Mais il apparaît moins clairement en quoi consistent les obligations mutuelles du protecteur et de ses protégés. 4

Couramment les textes appellent ces derniers muzāri’ūn11, c’est-à-dire qu’ils semblent les assimiler à des métayers, payant à un propriétaire des redevances privées, celui-ci seul payant à l’État l’impôt. Et il est bien évident que pour les protégés l’intérêt de l’accord est d’interposer le protecteur entre eux et le fisc. Cependant d’autres textes non moins clairs, ou les mêmes, montrent que les protégés continuent à être redevables, que ce soit ou non par intermédiaire, des impôts normaux envers l’État, l’intérêt de la protection étant alors simplement dans une garantie contre des abus, quelquefois dans une réduction du taux des impôts consentie au « puissant » bien vu du Souverain12, quelquefois aussi dans la possibilité qu’a le « puissant » d’entreprendre des travaux d’intérêt public que l’État néglige et que les petits ne peuvent assumer13. En quoi consiste alors l’avantage du protecteur ? Løkkegaard, qui est l’un des rares auteurs à avoir étudié quelque peu la taldji’a-ḥimāya14, estime que, comme dans le cas de la qaṭī’a-iqṭā‘, elle réside dans la différence entre les versements des paysans, calculés sur la base du kharādj, et ceux du puissant, calculés sur celle de la dîme, ‘ushr. La chose est possible dans certains cas, mais en général pour la taldji’a, elle n’est pas attestée comme pour la qaṭī‘a. Ce qui l’est au contraire est la continuation du payement de l’impôt, sous son nom même de ‘ushr ou de kharādj15, le protecteur servant seulement alors probablement d’intermédiaire responsable auprès du percepteur16, selon un système du genre de la qabāla, et l’adjonction par les protégés d’un versement supplémentaire, appelé souvent simplement ḥimāya ou khafāra, qui est, lui, destiné au protecteur en payement de sa protection, et constitue son bénéfice. Il faut admettre que ce supplément était pour les protégés, au moins à l’origine, largement compensé par les avantages de la protection.

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Quel en était l’ordre de grandeur ? Il variait sans doute au début selon les arrangements individuels. On nous parle, dans des localités des confins syro-euphratésiens sous les Omayyades, en contrepartie d’importants travaux d’irrigation assumés par le protecteur, d’un versement d’un tiers des récoltes, en sus de la dîme due à l’État17. C’est là apparemment un cas anormal. Sous Hārūn al-Rashīd, en Iran, un gouverneur touche pour

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ses ḥimāyāt une seconde dîme ajoutée à la dîme du fisc18. Au siècle suivant, dans la province de Qumm (Iran central), les protégés, qui sont là de petites gens astreintes au kharādj, y ajoutent une demi-dîme pour la ḥimāya19. 6

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Aucun texte ne parle, pour la ḥimāya, d’éléments de dépendance plus personnelle du protégé. On ne voit même pas qu’il soit empêché d’abandonner sa terre si par extraordinaire le désir lui en prenait. Je ne dis naturellement pas que la société omayyade en particulier n’ait pas par ailleurs présenté des relations de clientèle personnelle, et il est bien vraisemblable que parmi les protégés d’une taldji’a il y a beaucoup de mawālī. Mais enfin la ḥimāya de la taldji’a en elle-même est une institution réelle et non personnelle et de portée pratique essentiellement financière. On comprend assez bien comment à l’époque des Omayyades, puis, lorsqu’ils furent tombés et que leurs biens eurent été confisqués, au début de celle des ‘Abbāsides, de grandes ḥimāyāt purent aisément se constituer, englobant un grand nombre de villages, voire, par exemple en Iran nord-occidental, toutes les possessions rurales de villes comme Zandjān et Marāgha20. Les habitants, en temps de conquêtes ou de subversion, étaient anxieux de se mettre à l’abri des coups du sort. Aux heures de victoire et de butin l’administration naissante pouvait encore fermer les yeux sur certaines moins-values fiscales, et même aux autres moments, et a fortiori aux moments de difficultés intérieures, il était difficile de ne pas favoriser les grands du régime et les auxiliaires précieux. Seulement on voit bien aussi comment, justifié à certains égards au début, le système devait assez vite paraître abusif à la fois à l’État et aux populations héréditairement « protégées ». Il était trop facile, pour des protecteurs eux aussi héréditaires, de toucher toujours leur taxe de ḥimāya, tout en se trouvant incapables ou en négligeant d’assurer effectivement la protection qu’elle payait. Dans ces conditions la ḥimāya devenait aux yeux de celui qui la versait une simple extorsion fiscale ajoutée à d’autres, et l’auteur du Tārīkh-i Qumm21 se fait l’écho de leurs doléances, lorsqu’il déclare abusif cet impôt supplémentaire, puisque le kharādj à lui seul implique normalement de la part de l’État la garantie préalable d’une « protection » publique suffisante. Parmi ceux qui ne voyaient plus dans la ḥimāya que la ressource financière sans contrepartie, une place de plus en plus envahissante était prise, depuis le IXe siècle, par la nouvelle caste militaire22. On sait à quelle extrémité les exigences en réduisaient le Califat. Aux soldes vite insuffisantes il avait fallu ajouter les iqṭā’āt, mais les officiers ne s’en contentaient pas, et cherchaient toutes les occasions de profiter de la position que ces iqṭā‘āt leur assuraient pour y adjoindre des acquisitions plus stables, propriétés entières quand c’était possible et, en attendant, ḥimāyāt. Ḥimāyāt maintenant le plus souvent obtenues par la contrainte, ou du moins par la crainte que le malheureux « protégé » devait éprouver, s’il refusait cette « protection », d’être complètement dépossédé : il ne payait plus pour être protégé contre d’autres, mais contre les abus de son protecteur23. L’un des premiers actes du fondateur de la dynastie būyide fut de distribuer à ses hommes, en même temps que les iqṭā’āt, les ḥimāyāt des localités soumises 24 . Le système ne présentait pas moins de dangers pour l’État, financiers, naturellement. Mais, plus profondément encore, il contribuait, à côté de l’évolution dans la conception de l’iqṭā’ et dans la nature des gouvernements provinciaux, à la constitution de puissances privées interposées entre l’État et la masse de ses sujets, à la médiatisation d’une croissante proportion de ceux-ci. Aussi essayait-on de réagir. Lors de l’avènement des ‘Abbāsides déjà, les biens des Omayyades avaient été confisqués, ḥimāyāt comprises, et, si

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certains avaient été distribués en iqṭā’āt aux auxiliaires du nouveau régime, d’autres avaient été annexés au domaine propre du souverain25. Il s’était recréé cependant de nouvelles ḥimāyāt, et au Xe siècle il y avait partout des « protecteurs »26. 10

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Lorsqu’il s’agissait d’une ḥimāya portant sur un territoire suffisamment étendu, une tâche concrète du protecteur, dans l’hypothèse où il s’en acquittait, consistait dans le maintien de l’ordre public, la défense des villages, des champs, des transports de denrées contre les coups de main des bandits. Il pouvait même avoir à garantir pour des caravanes de passage la sécurité des chemins traversant son rayon de ḥimāya. A ce moment il se produisait une rencontre entre la ḥimāya des terres, provenant de la taldji’a, et une forme de khafāra des voyageurs analogue à celle que nous avons vu être exercée par les tribus nomades dans les zones, Arabie surtout, où elles représentaient la force essentielle, mais qu’il ne pouvait naturellement venir à l’idée de leur confier dans les parties bien plus étendues et importantes du monde musulman où elles étaient soit peu de chose soit rien du tout. Là, la protection des chemins, la sécurité générale, étaient une tâche éminente de l’État, et, en mettant l’accent spécialement sur les marchands, parce que les juristes et écrivains socialement sont en général plus proches d’eux que des terriens, la littérature musulmane insiste toujours sur ce qu’elles constituaient une obligation fondamentale des princes soucieux du bien de leurs sujets et de leurs devoirs de croyants, et, quand ils s’en étaient heureusement acquittés, l’un de leurs principaux titres à être cités en exemple auprès de la postérité. L’un des aspects de la lutte qui au IXe et dans la première moitié du Xe siècle oppose le Califat et les puissances privées consiste donc dans la rivalité entre ḥimāya privée et ḥimāya publique. Mais la ḥimāya à grand rayon des chemins et des caravanes était quelque chose qui n’était pas le plus souvent issu de talādji’ locales sur des terres. Elle pouvait donc d’une certaine manière s’y superposer, interférer dans leur domaine, contenir dans des bornes déterminées l’action des ḥimāyāt de taldji’a. C’est, me semble-t-il, dans l’exploitation de cette possibilité que consiste un des aspects de la politique des Būyides. Je ne suis pas sûr que les exposés classiques d’histoire musulmane caractérisent toujours comme il faudrait le régime inauguré ou consacré par cette dynastie. Habitués à centrer leurs exposés sur la période politiquement brillante du Califat ‘abbāside, les auteurs considèrent l’évolution ultérieure comme une décadence de ce Califat, et les divers régimes qui se substituent à lui dans le gouvernement temporel de parties plus ou moins vastes de la communauté musulmane comme matérialisant seulement des phases de cette décadence. La réalité me paraît autre. On ne pouvait revenir au passé : des forces anciennes avaient disparu, des forces nouvelles avaient apparu, dont les Būyides euxmêmes étaient une émanation. Comme des Carolingiens en Occident, des Héraclides ou des Comnènes à Byzance, le propre des amīr al-umarā’, puis, plus systématiquement, des Būyides, fut, me semble-t-il, d’essayer de reconstruire un régime solide sur la base des hommes et des institutions mêmes qui avaient ruiné le précédent. Aux soldats dont le Trésor ne pouvait plus assurer le payement régulier par une solde tirée de ses caisses, on distribua délibérément en iqṭā‘āt toute la quantité équivalente d’impôts à aller lever euxmêmes sur les terres qui leur étaient assignées à cet effet — mais on s’appliqua à mettre sur pied une organisation générale ferme des iqṭā’āt et de l’armée qui, au lieu de faire de ce système un élément de dissolution, en fît un facteur d’efficacité gouvernementale 27. Que l’effort ait finalement échoué ne signifie ni qu’il ait pu un moment porter des fruits ni que les causes de l’insuccès résident uniquement dans des vices de cette conception: peut-

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être eût-il pu mieux être maintenu si par ailleurs la dynastie avait su assurer par exemple sa propre unité successorale. 12

Il me semble qu’un effort connexe a été tenté à l’égard des ḥimāyāt. Le mieux pour le rendre sensible sera sans doute de donner d’abord l’analyse d’un diplôme tiré du recueil d’inšā’ encore trop méconnu du Ṣāḥib Ibn ‘Abbād, le vizir du Būyide Mu’ayyid al-dawla 28. Dans ce diplôme, le prince confère à un anonyme « la ḥimāya des chemins et des passages, l’escorte (ḥirāsa) des groupes de voyageurs (rufaq) et des caravanes, et la khafāra des domaines (ḍiyā‘) et des champs (mazāri‘) dans les provinces de Rayy, Qazwīn, Saweh, Abeh, Qumm, et al-Taymuratayn, ainsi que ce qui relève de la ḥimāya (malheureusement non précisé) dans la province d’Iṣfahān ». On stipule ensuite que le personnage désigné devra assurer la sécurité des routes et de toutes les terres — iqṭā’āt, muqāṭa’āt (districts dont un notable assume vis-à-vis du fisc l’impôt à un tarif forfaitaire)29 et tannā’āt (propriétés libres de la petite aristocratie rurale indigène des tunnā’, plur. de tānī) 30 — contre les bandits kurdes ou autres, garantir par conséquent le ravitaillement et les transactions commerciales des villages, et rattraper les voleurs pour les contraindre à restitution ou à remboursement. Cette œuvre de police est financée par des contributions des populations auxquelles elle profite, mais il est interdit au personnage nommé de percevoir à ce titre « plus que les taxes (rusūm) établies et l’accord fixé réglementairement (al-rafwat 31 almuqannana, par qānūn) », et il doit avoir un secrétaire-comptable désigné par le Dīwān pour le contrôle financier (istifā’) ; en particulier il n’a ni à loger ni à nourrir ses effectifs aux frais des villages où ils passent, ni à les accroître, car il en a en suffisance. — En des termes synonymes, un autre diplôme d’Ibn ‘Abbād confère à un autre personnage « les affaires du chemin et de la badraqa (persan : protection) » dans une autre région.

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Ce texte est, me semble-t-il, remarquablement éloquent. Il nous montre les attributions relatives à tous les genres de ḥimāya concentrées dans une seule main sur un ressort territorial s’étendant à plusieurs provinces formant bloc (sauf Iṣfahān). Comme le muqṭa’ d’un iqṭâ’, il lève lui-même l’impôt spécial affecté aux frais de sa charge, ce n’est donc pas absolument parlant un fonctionnaire, mais plutôt une espèce d’entrepreneur d’ordre public. Mais, cela dit, il s’agit bien d’un agent de l’État, et non d’une puissance privée. Ses ressources sont déterminées par l’État et sa comptabilité contrôlée par lui. Ses effectifs lui sont alloués par ce même État. Aux unes ni aux autres il n’a le droit de rien changer. Nommé par diplôme, rien ne permet de penser qu’il ne puisse être révoqué. Que la pratique ait été aussi ferme, on en peut discuter, mais la volonté, la conception, sont cela.

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Les rares autres textes dont nous disposions paraissent d’ailleurs montrer l’État entièrement maître de la levée des ḥimāyāt et souvent même de l’assurer directement, au lieu de la déléguer. Le produit des impôts est toujours stipulé sauf les ḥimāyāt et les djibāyāt (autres taxes non liées à l’impôt foncier ni aux autres impôts « canoniques ») 32. Il y a au sein du Dīwān un dīwān al-ḥimāyāt33. Un vizir se charge directement de la gestion des ḥimāyāt et du barīd (qui peut lui être lié pour autant que la sécurité dépend de la rapidité des transmissions de nouvelles et d’ordres)34. Un gouverneur est invité à renoncer à rien prélever sur les iqṭā’āt et à se contenter des rusūm al-ḥimāya qu’il touche sur eux35. Un autre est l’objet de plaintes des officiers chargés de la ḥimāya, parce que, ayant prélevé le mal al-khafāra wa l-ḥimāya en bonne monnaie, il leur en a reversé l’équivalent numérique en monnaie dépréciée36. Des officiers analogues existaient dans les autres principautés. D’un préposé à la sécurité des canaux alimentant l’oasis de Merv, al-Muqad-dasī précise qu’il avait dix mille hommes soldés et une garde personnelle nocturne, et était « plus puissant qu’un amīr al-ḥimāya »37.

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Quelques questions sont cependant peu claires. En-dessous de ces vastes ḥimāyāt, que sont devenues les talādji’ terriennes privées ? Le passage déjà plusieurs fois mentionné du Tārīkh-i-Qumm en montre qui subsistent aux lieux et temps même où le diplôme de Mu’ayyid al-dawla pourrait faire croire qu’elles ont été absorbées dans la ḥimāya générale 38 . Y a-t-il simplement superposition ? Le maintien d’un certain nombre de talādji’ locales est-il admis dans le cadre de la ḥimāya générale? On doit seulement remarquer qu’avec la multiplication des iqṭā‘āt, les termes du problème changent un peu. Dans le ressort de son iqṭā’, le militaire reçoit tous les impôts, et en particulier certainement ce que les habitants éventuellement payaient auparavant au titre d’une ḥimāya de leurs terres. Mais l’iqṭā‘ à son tour verse une taxe, comme un ordinaire domaine, au titre de la ḥimāya générale. Si bien qu’en pratique il y a répercussion de cette ḥimāya sur les habitants, mais non profit financier direct pour le muqṭa‘. Du moins est-ce là une réflexion plausible, mais la question reste ouverte. De même du recrutement de la police qui assure la ḥimāya. Il ne peut être question d’étudier ici dans son ensemble comment les premiers régimes musulmans s’y sont pris pour assurer ou ne pas assurer l’ordre intérieur et la sécurité publique. Hors des villes, dont on va reparler, il semble qu’il n’y avait rien, sinon, en cas de trouble grave, un envoi de troupes de l’armée. Le renforcement de l’action de police par les Būyides — s’il a bien eu lieu — puise-t-il ses moyens en hommes dans un recrutement particulier ou dans une mise à la disposition de l’ordre intérieur de contingents de l’armée régulière ? J’incline à la dernière solution, sans être pour le moment en état de la démontrer pour la période būyide. Ce sera certainement la solution de la période turque. L’existence, dans tout ou partie des provinces, d’un amīr al-ḥimāya, signifiait certainement une volonté de résistance non seulement au désordre au sens élémentaire, mais aux insubordinations politiques. Elle pouvait jouer ce rôle, à la condition, bien entendu, que le « protecteur » fût bien un personnage tirant de l’État ses ressources, et non une puissance autonome dont on était contraint par une reconnaissance de ḥimāya de consacrer l’invincibilité provisoire. Les Būyides ne purent éviter, sur les confins de leurs territoires, des conventions de ce genre dangereux. En 374/984 Ibn Thimāl, chef des Arabes Khafādjis, reçu la ḥimāya de Kūfa : « ce fut, dit Ibn al-Athīr39, le commencement de l’autorité (imāra) des Banū Thimāl », qui sont effectivement au siècle suivant à la tête d’une principauté khafādjite en bordure de l’Iraq. La ḥimāya de Kūfa avait peut-être en ce cas signifié l’abandon de tous les impôts de Kūfa en échange d’un tribut forfaitaire. Dans les Mafātiḥ al-’ulūm40, le mot īghār, qui désigne un territoire dont le concessionnaire lève les impôts et n’en reverse à l’État qu’une somme fixe relativement basse, la différence constituant le payement des services qu’on attend de lui (par exemple, entretien d’une troupe), est défini comme synonyme de ḥimāya ; à moins de donner à ce mot le sens exceptionnel d’immunité ; il faut admettre que la ḥimāya, financièrement parlant, dans ce cas signifie précisément la différence entre l’impôt effectivement levé et celui qui est reversé, le bénéficiaire assumant automatiquement, dans le territoire considéré, les tâches de la « protection ». Dans tout ce qui précède, nous avons parlé de ḥimāyāt s’exerçant sur des districts, des provinces, dans l’ensemble sur tout le plat pays. Le problème de l’ordre et de la « protection » pouvait naturellement se rencontrer tout aussi bien en ville. Dans une grosse ville, les données concrètes du problème étaient un peu modifiées par l’existence de corps spéciaux de police. Il ne peut être ici question d’en étudier l’organisation d’ensemble. Mais il faut cependant en dire un mot, parce que le terme de ḥimāya, comme

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on vient de le voir pour Kūfa et comme on le trouve aussi bien pour Bagdad même 41, intervient là aussi, et, plus souvent, celui de ḥāmi, pl. ḥumāt, assez rares par contre hors des villes. Les humât font partie du service d’ordre de la ville42 ; ceux qui sont individuellement connus s’occupent d’un marché43 ou d’un quartier44 ; ils sont en relation normale avec les autres éléments de la police, avec le service des maẓalim, avec le muḥtasib. Le mot désigne-t-il en pratique simplement la même chose que des chefs de l’ordinaire ma’ūna, police, ou, lorsqu’on a affaire à des ḥumāt, s’agit-il de responsables de l’ordre autorisés à lever d’eux-mêmes la taxe de leur entretien et jouissant de quelque autonomie de manœuvre ? On ne fait ici que poser la question. 19

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Il y a cependant dans les villes un aspect inverse à signaler. La police est, cela va sans dire, mal vue du petit peuple des villes. Dans les moments de troubles celui-ci réclame son incorporation à la police, pour la solde certes, mais aussi et surtout pour la neutraliser et en retourner les coups contre les grands. En temps de victoire — il n’y en eut jamais que de provisoire — il organise lui-même sa milice, qui instaure à son profit, contre l’État, une taxe de khafāra sur ceux qui ont quelque chose à protéger ; naturellement, s’il y a du désordre, cela peut être livré au hasard d’initiatives individuelles. Parlant d’un épisode du IXe s., Ṭabarī 45, représentant le point de vue des « possédants », définit alors ainsi cette khafāra : « Un homme vient trouver un propriétaire de jardin et lui dit : “Ton jardin est sous ma protection (khafr), j’en écarterai quiconque voudrait y causer un dommage, j’ai donc un droit sur toi (fi ‘unqika) à percevoir chaque mois tant et tant de dirhams.” Et l’autre les lui donne, bon gré mal gré. » La police urbaine de toute façon était distincte de l’armée, contrairement peut-être à celle du plat pays. Mais il pouvait se faire en temps de désordre qu’elle fût impuissante, et qu’on fît appel à l’armée. Voire, en désespoir de cause, qu’on concédât à un chef militaire par ailleurs puissant la ḥimāya de Bagdad. Du moins ce fut ce qui arriva au profit de Basāsīrī, au moment où en Iraq, à la veille de la conquête turque, le régime būyide achevait de mourir46. Après la conquête turque, il semble qu’on entende moins parler de ḥimāya, sinon dans des applications très circonscrites. La chose, si elle se confirmait, pourrait s’expliquer ainsi. Les souverains turcs, dans toute la mesure de leurs moyens, conférèrent à l’armée directement la responsabilité de l’ordre dans les villes comme ailleurs, par méfiance de l’insubordination des éléments indigènes. Lorsque leur pouvoir déclinait, le développement des grands commandements féodaux confondait en une seule main les divers pouvoirs que les Būyides s’étaient encore ingéniés à distinguer, et il n’y avait donc plus lieu à les spécifier séparément. Et les taxes qui avaient par leur nom évoqué la fonction de ḥimāya ne portèrent plus que celui de la chose qui était frappée ou d’un quota à percevoir. En Égypte seulement, qui ne connut jamais les autonomies féodales, en Afrique du Nord aussi on parle encore de ḥimāya et de ḥumāt à peu près comme nous l’avons vu faire aux temps « classiques »47. Il est encore question de la ḥimāya des chemins, comme relevant d’une police spéciale48, de la ḥimāya dans la ville comme de la taxe levée par des ḥumāt identiques à des chefs de ma‘ūna, de ḥimāya exercée par des grands sur des canaux, sur les petits muqṭa‘, sur des waqfs ; le Sultan même en exerce suffisamment pour en avoir confié l’administration à un ustādhdār particulier 49. En Afrique du Nord, les troupes de ḥimāya assurent la police des confins nomades50. Je le répète en finissant, et tout particulièrement pour cette dernière partie, je n’ai fait aucun dépouillement général, je me suis borné à noter quelques passages au cours de lectures variées, je ne peux donc en aucune façon prétendre avoir donné dans les pages qui précèdent ni un exposé complet ni même des indications exemptes d’assez fortes

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chances d’erreur et a fortiori d’imprécision. Je souhaite que des collègues me corrigent, me complètent, me tancent même s’il y a lieu. Mon but était à la fois plus modeste et plus ambitieux. L’histoire sociale et institutionnelle de l’Islam est en retard, et il n’est pas possible de la faire en s’en tenant aux exposés et aux cadres des traités classiques de Droit. Cela n’est pas à dire qu’elle soit impossible, et qu’on ne puisse faire dire aux textes autre chose que ce qui est au centre des préoccupations de leurs auteurs. 22

Si j’ai pu en fournir un exemple, si j’ai pu attirer l’attention sur un petit ordre de faits, tant mieux51.

23

De telles études d’autre part doivent être entreprises d’un point de vue comparatiste. C’est l’attention portée à la comparaison entre les sociétés byzantine et musulmane qui peut faire dégager l’intérêt d’une enquête sur la ḥimāya. Il n’en faut par contre pas conclure que la ḥimāya islamique soit forcément ni toujours identique au patrocinium romain. Elle nous est apparue au contraire comme en elle-même de portée plus limitée, tout en pouvant être complétée par d’autres institutions ou pratiques52. Mais surtout il faut faire attention que la communauté du mot a recouvert des réalités très distinctes, et prendre garde par conséquent au danger des traductions sommaires passe-partout53. Choses et mots évoluent.

NOTES 1. Cf. ma communication au Congrès des Orientalistes, 1954 sur L’histoire économique et sociale de l’Orient médiéval, dans Studia Islamica, III, 93-115, reproduite dans ce volume. 2. La Mecque à la veille de l’Hégire, p. 179 sq. 3. Al-Ṣūlī, Akhbār al-Rāḍī, trad. Canard, p. 207, avec la n. 8, citant Ibn al-Faqīh. 4.

BALĀDHURĪ,

éd. de Goeje, 311 ;

IBN AL-FAQĪH,

282 ;

Fiscalité, propriété, etc., dans Arabica, I, 2, 149-150 ;

DENYS DE TELL-MAHRÉ

TANŪKHĪ

étudié dans mon article

cité par Dūrī (cf. p. 7 n. 5) ;

DJAHSHYĀRĪ,

118. 5. Éd. Van Vloten, 62. 6. DENYS DE TELL-MAHRÉ, loc. cit. 7.

BALĀDHURĪ,

151, 294, 311, 323, 329, 371 ;

IBN AL-FAQĪH ,

BGA, V, 282, 283 ;

IṢṬAKHRĪ,

BGA, I, 158 ;

DJAHSHYĀRĪ, éd. Mzik, 65; etc.

8. Cf. infra. 9. IṢṬAKHRĪ, 158 ; BALĀDHURĪ, 311. 10. ṬABARĪ, III, 1801-1805 ; HILĀL AL-ṢĀBĪ, K. al-Wuzarā’, éd. Amedroz, 245 ; BALĀDHURĪ, 151, 294, 311 ; etc. 11.

BALĀDHURĪ ;

329,

IBN AL-FAQĪH ,

282 ; Tārīkh-i Qumm, éd. Djalāl al-dīn Tihrānī, Téhéran 1935, p.

165-166. 12.

IṢṬAKHRĪ,

158 (réduction d’un quart : corriger ainsi mon article L’évolution de l’iqṭā‘, dans

Annales/Economies-Sociétés-Civilisations, 1953, reproduit dans ce volume 240, n. 3) ; BALĀDHURĪ, 371. 13. BALĀDHURĪ, 151. 14. Islamic Taxation, p. 67-70 ; cf. mon Evolution de l’iqṭā’ loc. cit. 15. Je ne conteste pas que, surtout sous les Omayyades, les grands n’aient en général obtenu la transformation en terre de dîme des domaines qu’ils acquéraient sous quelque forme que ce fût ;

201

mais il y a peut-être des talādji’, restées terres de kharādj (Tārīkh-i Qumm, loc. cit., mais cela peut s’entendre des paysans seulement) et il y a certainement des talādji’ constituées sur des terres qui étaient déjà auparavant terres de dîme et d’autres dont, quel qu’ait été le statut antérieur, le paysan ne paye à l’État que la dîme (BALĀDHURĪ, 323, 151). 16. L’important est que ce soit son nom qui soit porté aux registres du fisc ( BALĀDHURĪ, 371; IṢṬAKHRĪ, 158 ; TANŪKHĪ

dans Dūrī ; DJAHSHYĀRĪ, 118). Le seul où il est clairement stipulé que c’est le

protecteur qui effectue les payements au fisc est BALĀDHURĪ, 311. 17. BALĀDHURĪ, 151. 18. BALĀDHURĪ, 323. 19. Tārīkh-i Qumm, 165-166. Sur les taxes de ḥimāya, cf. encore infra p. 284. Dūrī cite aussi un cas où le protégé transfère simplement au protecteur son impôt, et un autre où il lui offre une somme fixe. 20. IBN AL-FAQĪH, 282, 284. 21. Loc. cit. 22. MISKAWAYH, éd. trad. Margoliouth, dans The Eclipse of the Abbassid Califate, II, 174 (trad. V, 188). 23. Sur cette ambiance générale, L’évolution de l’iqṭā‘, 240, 243, de ce volume. 24. IBN AL-ATHĪR, Kāmil, VIII, 342. 25.

BALĀDHURĪ,

151, 294;

IBN AL-FAQHĪ,

loc. cit. Dans

BALĀDHURĪ

(311) on voit les héritiers d’un

protecteur, obérés par les charges consenties par leur aïeul, transmettre leurs droits au Calife alMa’mūn : cas exceptionnel. 26. ‘ ABDALAZIZ

DURI,

dans sa thèse On the economic life of Mesopotamia in the Xth century, ms. à

l’Université de Londres (je n’ai pu consulter l’édition arabe, Bagdad 1945), cite un passage inédit de Ṯa‘labī où il est conseillé aux paysans d’éviter l’association avec ces grands. 27. L’évolution de l’iqtā‘ 32 sq. 28. Rasā’il, éd. ‘Abd al-Wahhāb ‘Azzām et Shawqī Ḍayf, Le Caire 1947, 3 e partie, n. 5, p. 61-62. 29. Cf. mon compte rendu de LØKKEGAARD dans Arabica, I-3, 351. 30. LØKKEGAARD, 169-171. 31. Terme peu clair, qui revient constamment dans les lettres et diplômes d’Ibn ‘Abbād. 32. MUQADDASĪ, BGA, III, 64, 371. 33. Eclipse, III, 287 (RŪDHRĀWARĪ). 34. RŪDHRĀWARĪ, Eclipse III, 252. 35. Id., 293. 36. HILĀL AL-ṢĀBĪ, Eclipse, III, 364. 37. MUQADDASĪ, 330. 38. Nous savons de même que le vizir būyide Ibn Shirzād avait acquis beaucoup de talādji’ en Iraq au milieu du Xe siècle (MISKAWAYH, Eclipse, II, 257). Dans un ordre de grandeur très différent, nous voyons encore vers 1100 en Arrān citée la khafāra héréditaire d’un moulin comme source de revenu du fonctionnaire Mas’ūd b. Nāmdār (Journ. As., 1949, p. 138). 39. Kāmil, IX, 28. 40. Mafātīḥ, 60. 41. MĀWARDĪ, al-Aḥkām al-Sulṭāniyya, éd. Enger 361-362, trad. Fagnan, 451-452. 42. Id., 128 (tr. 157), (164), 407 (518), 425 (544), 427 (547), 430 (550). 43. IBN AL-SĀ‘Ī, al-Djāmi‘ al-mukhtaṣar, éd. M. Djawād et Anastase-Marie, 46 (vers l’an 1200). 44. IBN AL-ATHĪR, XI, 42 (XIIe siècle). 45. Tārikh III, 1010. 46. IBN AL-ATHĪR, IX, 388. 47. ‘ UTHMĀN B.

IBRĀHĪM AL-NĀBULSĪ,

dans son relevé fiscal du Fayyoum (éd. B. Moritz, Le Caire

1900), signale dans un grand nombre de villages, parmi les rusūm, une khafāra. Je publie dans Arabica 1956 un article dégageant les données fiscales de cet opuscule, précieux mais méconnu en

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raison de sa présentation qui, dans l’édition Moritz, le rend d’une utilisation extrêmement difficile. 48. IBN AL-‘AMĪD AL-MAKĪN, an 635 (mon édition dans le BEO XV/1955-57). 49. Il suffira de renvoyer ici à la note de Quatremère à son édition de l’Histoire des Mamlūks de Maqrīzī (II, 2, 129, cf. I, 251), et à Dozy, renvoyant aux 1001 Nuits. 50. Dozy, surtout d’après Ibn Khaldūn. 51. Le premier, et pendant très longtemps le seul auteur à avoir dit un mot de la taldji’a est DJURDJĪ ZAYDĀN ,

Tārīkh al-tamaddun al-islāmī, Le Caire 1903, II, 130-132. Plus récemment, il en a été

question dans DŪRĪ, op. cit., LØKKEGAARD (ainsi que de ḥimāya), et dans mon Evolution de l’iqtā‘. 52. C’est la raison pour laquelle je n’entame pas ici cette comparaison, qui serait beaucoup trop longue. Les notions, les termes, isolément, d’une civilisation à l’autre, peuvent selon les cas se recouvrir ou non exactement, mais, même quand ils ne le font pas, les situations d’ensemble peuvent quelquefois le faire mieux, et ce n’est que dans un examen d’ensemble que la confrontation peut prendre tout son sens. 53. Mon Evolution de l’iqṭâ‘ en a, je crois, fourni un examen suggestif.

NOTES DE FIN *. Publié dans Mélanges Louis Massignon, I, Institut Français de Damas, 1956, 287-303.

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Réflexions sur le waqf ancien*

1

2

Nul n’ignore la place qu’a occupée l’institution du waqf ou ḥabus1 dans le monde musulman en général, dans son économie, sa société, voire sa vie politique et culturelle. Nul n’ignore non plus quels problèmes cette importance a posés aux législateurs et réformateurs modernes. Pour cette dernière raison, d’assez nombreux travaux ont été consacrés, essentiellement par des juristes, tantôt à l’abolition ou à l’assouplissement du waqf, tantôt à l’organisation antérieure devant laquelle se trouvait le réformateur2. De leur point de vue, l’étude des origines et de l’évolution du waqf au cours de l’histoire musulmane présentait peu d’intérêt et la plupart n’y ont fait de référence que dans la mesure où les textes fondamentaux du ḥadīth et du fiqh sous-tendaient le régime ultérieurement développé. On devrait pouvoir s’attendre à ce que, du côté des historiens, des travaux pour ainsi dire inverses et complémentaires eussent été entrepris ; en fait c’est au contraire une négligence convergente qui peut être constatée. Non certes qu’ils ne rencontrent et mentionnent parfois des waqfs, mais jamais ils n’ont produit sur eux rien qui se puisse comparer aux travaux qu’ils ont consacrés par exemple au régime des terres et de l’impôt ou à l’institution spéciale de l’iqṭā’; peut-être parce que la littérature juridico-administrative du genre du Kitāb al-Kharādj d’Abū Yūsuf ou des Aḥkām Sulṭāniyya de Māwardī, leur initiatrice habituelle, ne contenait justement pas sur le waqf, pour des raisons qu’on comprendra ci-après, les abondants renseignements qu’elle fournissait sur l’impôt ou sur l’iqṭā‘. A l’heure actuelle c’est donc peu exagéré de dire que, si nous savons que le waqf a joué un grand rôle dans le passé de la société musulmane, nous sommes cependant incapables d’en écrire l’histoire. C’est là une lacune à bien des égards regrettable, et le présent exposé a d’abord pour objet de le redire, après quelques autres, mais de trop peu nombreux autres3. Du point de vue où les conditions documentaires nous placent, on peut, dans l’histoire du waqf, distinguer deux périodes. Depuis des époques qui varient selon les régions, mais qui en Asie Mineure et en Égypte-Syrie remontent aux derniers siècles de notre Moyen Âge, nous possédons suffisamment d’actes de waqfs pour pouvoir non seulement nous faire d’eux une idée assez large, mais aussi pour envisager d’utiliser les renseignements qu’ils fournissent au bénéfice de l’histoire économico-sociale générale. Quelques publications, depuis une génération, attestent l’éveil d’un intérêt qui, pour limité qu’il soit encore, est de bon augure4. Pour les âges primitifs et « classiques » de l’Islam, les conditions documentaires, sur lesquelles on reviendra dans un instant, sont évidemment beaucoup

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moins favorables : cette situation ne saurait cependant être tenue pour une excuse suffisante à la carence des travaux, si l’on pense que c’est en cette période que s’est constituée et répandue l’institution, et que par conséquent c’est alors qu’il faut l’étudier si l’on veut en saisir la signification. Il n’en reste pas moins que pratiquement un seul travail lui a été consacré, moins important encore par les renseignements pourtant très neufs qu’il apporte que par sa valeur d’initiation méthodologique, celui du Professeur J. Schacht5. 3

L’objet principal de l’article de Schacht est de souligner comment, pour peu qu’on s’adresse aux documents les plus archaïsants, les formes primitives du waqf qui nous apparaissent sont loin d’être toujours, en doctrine comme en fait, identiques à l’image que nous en ont léguée les temps plus tardifs; ce qui du même coup frappe de caducité les raisonnements qui ont été faits pour rendre compte de l’origine de l’institution en partant de l’idée implicite que celle-ci avait toujours été ce qu’elle était devenue ultérieurement. Historiquement et sociologiquement, cette constatation ne diminue cependant pas l’importance d’un autre fait, qui est la diffusion ultérieure de ce waqf, et ce sous des formes qui ne sont plus les formes primitives. L’article de Schacht ne fait donc en un sens que mieux mettre en lumière la complexité des problèmes en nous obligeant à en reposer de neufs, ou à reposer les anciens sous des formes renouvelées. Plus généralement il se présente fondamentalement à nous la question de savoir dans quelle mesure et de quelle manière le waqf ancien a été ou est devenu ce que nous le voyons plus récemment être. A qui a essayé de réfléchir un peu d’ensemble sur l’histoire économicosociale des peuples musulmans, une interrogation importante, par exemple, ne peut manquer de venir à l’esprit. A partir de l’époque, surtout, des dominations turques en Orient, le waqf se signale à nous le plus visiblement sous la forme de fondations considérables faites par des membres de l’aristocratie dirigeante, voire par les souverains, au bénéfice d’institutions pieuses orthodoxes et de ceux qui en vivent, et par conséquent comme instruments d’influence politico-culturelle ; aussi est-ce bien souvent sous cette forme du waqf « public » que l’on a tendance à envisager le waqf lorsqu’on discute à son sujet. Nous savons cependant aussi que, jusqu’aux réformes contemporaines, il s’est maintenu sous le nom de waqfs des fondations beaucoup plus modestes, pratiquement faites au bénéfice d’une famille (waqf ahlī), tant que celle-ci avait des représentants. Sous l’une ou sous l’autre forme, l’importance du waqf, toujours dans la même période, est hors de conteste. Mais ce qu’il en était aux temps classiques de l’Islam est beaucoup moins clair. Nous rendre compte, au cours de la période constitutive du waqf, dans quelle mesure se dessinaient ces deux formes de l’institution ; en quelle relation mutuelle elles étaient, quelle place elles occupaient respectivement dans l’édifice économico-social, voilà un besoin impérieux; de la réponse à ce problème dépend aussi bien, évidemment la façon dont nous devrons aborder certaines questions même d’origine.

4

Pour cette période primitive et « classique», nous l’avons dit, la documentation n’offre pas le confort des périodes plus basses. Pas d’inscription avant 290 h. (mausolée à Jérusalem), d’où il faut encore sauter à 355 (citerne au Caire), puis au Ve siècle, où nous commençons à en avoir plus6 ; jusqu’ici, à ma connaissance, on n’a guère signalé de papyrus7. L’absence d’inscription tient moins à la maigreur générale du matériel épigraphique ancien qu’à la nature modeste du waqf ancien, sur laquelle nous reviendrons ; l’absence de papyrus, elle, provient peut-être un peu de la possibilité ancienne de constituer des waqfs sans procédure écrite, mais surtout de ce qu’en Égypte, nous y reviendrons aussi, les anciens waqfs proviennent peu du plat pays, fournisseur de

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nos papyrus. Pratiquement donc pour nous la plus ancienne documentation se rencontre dans les ouvrages de fiqh élaborés du début au milieu du IIIe siècle de l’hégire, sur la base des matériaux fournis par les fondateurs de la discipline au siècle précédent. On peut, sans exagérer la différence, y distinguer deux groupes: d’une part les recueils inspirés de Mālik, telle le Mudawwana de Saḥnūn8, auquel on peut dans une certaine mesure joindre le Kitāb al-Umm de Shāfi’ī 9, qui traduisent une pratique ḥidjāzienne archaïsante, et ne consacrent au waqf que quelques pages dans le corps d’exposés généraux de Droit ; d’autre part deux traités autonomes plus amples consacrés au waqf par deux auteurs ḥanafites qui, tout en faisant aussi leur place à des traditions antérieures, sont surtout normalement attentifs aux usages évolués de l’Iraq ‘abbāside : l’un10, Hilāl b. Yaḥyā, dit Hilāl al-Ra’y, de Baṣra, où il meurt en 247 h., auteur aussi d’un Traité perdu de shurūṭ, l’autre11, Abū Bakr Aḥmad b. ‘Amr al-Shaybānī, dit al-Khaṣṣāf, grand cadi de Bagdad, où il meurt en 261, auteur aussi d’un Adab al-Qāḍī bien connu et d’un traité de ḥiyal 12. Malgré l’attachement du premier à quelques traditions basriennes et la plus riche expérience concrète du second, les deux traités n’offrent entre eux aucune différence essentielle, et ils ont apparemment donné satisfaction aux générations ultérieures, puisque, tant que n’apparurent pas les transformations du bas Moyen Âge, il ne semble pas en avoir été écrit d’autre, sinon une « Concordance », par le Bukhariote al-Nāṣiḥī, dans la première moitié du Ve-XIe siècle 13 ; et l’apparition même de nos deux traités n’est pas fortuite : en raison des incertitudes de l’institution originelle, on ne pouvait en trouver de mention suffisante dans les recueils usuels de ḥadīth ou de fiqh, et les cadis qui, plus que les agents de l’administration, étaient journellement confrontés avec les problèmes nouveaux posés par l’évolution et le développement du waqf, devaient plus que tous autres ressentir le besoin de combler cette lacune. 5

Les ouvrages dont il vient d’être question, nous avons, bien entendu, à les lire pour ce qu’ils contiennent; mais non moins, puisqu’il se trouve que nous connaissons mieux le waqf postérieur, pour ce qu’ils ne contiennent pas, je veux dire pour leur demander en quoi le waqf de leur temps est ou n’est pas déjà ce qu’il sera plus tard. Les deux groupes d’ouvrages ne nous apportent pas exactement les mêmes choses : chez Saḥnūn et autres archaïsants, nous relèverons certaines formes primitives du waqf ḥidjāzien auxquelles l’expansion du mālikisme vers l’ouest a peut-être parfois en cette direction assuré une partielle survie ; dans Hilāl et surtout Khaṣṣāf nous trouvons l’image du waqf au moment où en Iraq et dans l’État ‘abbāside en Orient il devient une institution importante et réglementée. Néanmoins, ces deux derniers auteurs, et plus explicitement, bien que plus formellement, Khaṣṣāf, se réfèrent eux aussi à des traditions, qui leur sont plus ou moins communes avec d’autres traditionnistes, juristes et chroniqueurs de leur siècle14 et en gros proviennent du fond iraqo-ḥidjāzien constitué par des hommes comme Wāqidī ; Khaṣṣāf, en préface à son Traité, en a fait un relevé systématique commode, tandis que Hilāl se borne à y faire allusion comme à des choses connues quand le besoin lui en apparaît. Certes le désir compréhensible qu’avaient les théoriciens du waqf de retrouver dans la pratique du Prophète et de ses Compagnons ou Successeurs les antécédents d’une institution développée autour d’eux ne peut nous suffire à considérer comme garantis les termes, ni le contenu, ni les isnād d’aucune de ces traditions ; néanmoins nous ne pouvons non plus a priori leur dénier toute conservation de souvenir authentique. Ainsi que l’a souligné Heffening, invoquées pour étayer une doctrine du waqf, elles la soutiennent en réalité assez mal, non seulement parce que maigres et vagues, mais surtout parce que dans leur terminologie elles confondent des usages que précisément l’effort des juristes

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aura pour but de distinguer : quel que soit donc leur rapport avec la pratique historique des fondateurs de l’Islam, elles traduisent un état de fait et des conceptions en retard sur celui que décrivent les traités mêmes où elles sont invoquées. Au moment où l’on commençait à recueillir les traditions, il y avait dans les Villes Saintes des biens réels connus, que possédaient, géraient, ou dont étaient bénéficiaires des hommes ou des familles également connus : ce doit être tantôt l’opinion commune les concernant, tantôt les prétentions des intéressés que les traditions traduisent, sans parler des cas de waqfs « si connus, nous dit Abu Yūsuf, qu’ils n’ont pas besoin de ḥadīth »15. Ces traditions se répartissent d’ailleurs en trois sortes, qui ne méritent pas exactement le même traitement : il en est qui se réfèrent à des actes éminemment vagues du Prophète, dans lesquels on veut voir des antécédents du waqf, afin de lui en accorder, comme de droit, la paternité directe ; un second groupe se rapporte à une fondation, terminologiquement la première précise, faite par ‘Umar, mais du vivant et selon la formule de Mahomet 16 ; enfin d’autres concernent des fondations faites dans la période consécutive à la mort du Prophète par un certain nombre des éminents personnages de l’Islam, ses épouses, les Califes Rāshidūn, etc. 6

7

Schacht a mis en relief certains caractères du waqf primitif, tel que le révèlent, sous l’appellation exclusive de ḥabus, les traditions recueillies surtout par Saḥnūn. Un premier est le rôle joué par les dons pour le djihād (fi sabīl Allāh) : c’est-à-dire par le but pieux sous la forme la plus normale alors ; d’autres formes prendront plus d’importance à mesure que la guerre se réfugiera chez des frontaliers éloignés, mais il en restera toujours que la doctrine, plus tard hostile à l’admission au waqf des biens meubles périssables, sera obligée de faire une exception, alors surtout rétrospective, pour les armes et bêtes destinées aux combattants. A vrai dire dans la plupart des traditions les bénéficiaires éventuels de la fondation sont désignés globalement, pauvres, voyageurs, combattants dans la voie de Dieu, etc., et parfois même le but pieux est tout simplement impliqué sans spécification dans l’appellation générale de ṣadaqa ou ḥabus. Quant à l’idée infuse qu’une constitution de ḥabus ou de ṣadaqa est œuvre pie aux yeux d’Allah et sera comptée au croyant dans l’au-delà, elle n’est en général pas exprimée, mais il peut être intéressant de signaler qu’elle l’est (à quelle date ?) avec un accent presque chrétien dans la fondation qui, tant chez Khaṣṣāf que dans le Corpus mis sous le nom de Zayd b. ‘Alī, donc chez les Shī‘ites, est attribuée à ‘Alī (pour le préserver de l’Enfer, etc.)17. Un deuxième caractère ancien du ḥabus dégagé par Schacht, plus important peut-être, et qui peut avoir quelque relation avec le précédent, est l’admission de fondations temporaires, c’est-à-dire constituées au bénéfice d’un personnage ou d’un petit nombre de personnages déterminés, fondations donc limitées dans le temps à la vie des bénéficiaires et réversibles ensuite au propriétaire fondateur ou à ses héritiers dans les conditions d’une ordinaire propriété, aliénable, divisible, etc. C’est même à propos de ce ḥabus « suspensif » qu’intervient (j’ajouterai : comme pour la condition d’un bien mis sous la protection d’un sanctuaire), avec l’épithète de mawqūf(a) accolée à ḥabus ou à ṣadaqa, la racine dont, après évolution sémantique, sortira l’appellation classique du waqf. Même dans le cas où les bénéficiaires ne sont pas désignés de façon si limitative, l’expérience des ans a peu à peu posé le problème de la dévolution en cas d’extinction, et au temps de Mālik au Ḥidjāz on admet encore le retour aux héritiers du fondateur. La doctrine classique, on le sait, exigera l’aliénation définitive et par conséquent l’attribution du bien « aux pauvres » en général : la « suspension » devient alors immobilisation. Ce qu’on peut surtout dire, me semble-t-il, est que dans les premiers temps, en matière de biens fonciers

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durables, les fondateurs ne se posaient pas la question des précisions à apporter pour un avenir plus ou moins lointain, et que pendant un certain temps des initiatives variées ont dû alors être prises en cas de besoin18. 8

Il faut en effet distinguer le point de vue de la formation de la doctrine de celui de l’évolution des pratiques. L’effort de clarification des notions et des usages accompli par les juristes aura pour effet de spécialiser chaque terme dans une acception déterminée, quand antérieurement plusieurs s’employaient un peu indifféremment dans des cas variés. Un parallèle instructif peut être établi avec le kharādj et la djizya, qui ont été longtemps employés presque de manière interchangeable, et que les juristes ont ensuite spécialisés, celui-ci dans le sens de capitation, celui-là dans le sens d’impôt foncier : leur confusion première, nous le voyons aujourd’hui, ne signifiait pas qu’il n’existait pas des usages variés, correspondant à une capitation et à un impôt foncier, mais que le vocabulaire technique n’était pas fixé19. De même les générosités pieuses des premiers musulmans rentrent toutes sous le vocable large de ṣadaqa, à tel point que c’est en vain qu’on chercherait les termes de ḥabus et de waqf dans un recueil spécialisé de traditions de la richesse du Kitāb al-Amwāl d’Abū ‘Ubayd b. Sallām ; à l’intérieur de cette idée générale et vague, des pratiques variées, mal codifiées, ont coexisté, et à certaines d’entre elles les docteurs ultérieurs reconnaîtront, à d’autres ils refuseront la qualité de waqf selon leur définition précisée. Le refus ne signifie pas forcément que la pratique visée soit inadmissible, mais parfois simplement qu’elle n’est pas qualifiable du nom de waqf ou ḥabus, qu’elle ressortit au legs, à la ṣadaqa ordinaire, au prêt, etc. Lorsque l’acte émane du Prophète ou d’un Calife, où passe la limite entre le privé et le public ? Le vague est entier dans le cas des fondations attribuées au Prophète. Elles devaient servir à l’entretien de ses lieutenants, de sa famille, et, par-delà, à tous ceux qui étaient dans la voie de Dieu. La discussion qui eut lieu après sa mort sur l’oasis de Fadak, citée comme waqf par Khaṣṣāf, et revendiquée par les descendants de Mahomet et sa famille, mais considérée par la plupart des Califes, à partir de ‘Umar, comme appartenant à la Communauté, donc à l’État naissant (responsable d’ailleurs d’entretenir la Famille du Prophète), témoigne des divergences d’interprétation auxquelles donnèrent lieu ensuite les initiatives du Prophète, et non que le terme ultérieur de waqf les recouvrait ou non.

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Pour la pratique du waqf ancien, il peut être intéressant de relever un autre caractère des exemples de la Tradition. Du point de vue de la motivation, des conditions d’origine du waqf, instructive probablement est l’anecdote rapportée d’une fondation d’Abū Bakr. Il s’agit d’une habitation de ce dernier, qui fut en fait traitée comme waqf, bien que nul ne sût quelle avait été l’intention d’Abū Bakr à son sujet « parce que ses héritiers avaient éprouvé de la répugnance à en faire autre chose que ce qu’il en avait fait lui-même »20. A fortiori pouvait-il en aller de même des fondations, rares, que l’on attribuait au Prophète lui-même (de même qu’on n’eût pas conçu que ses épouses se remariassent). Il est plus difficile de dire si un tel sentiment a pu authentiquement encourager ou consacrer des fondations des grands Compagnons, et de toute façon il ne jouait plus pour les fondations multipliées des générations postérieures ; mais il a pu aider à l’origine à acclimater une pratique dont l’exemple a ensuite été fécond.

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Plus concrètement, on remarque qu’aucune des fondations attribuées à Mahomet et à ses Compagnons n’est faite au bénéfice d’un monument public. Il pouvait difficilement en aller beaucoup autrement, en un temps où il n’y avait guère de tels monuments. Pour la première fois, mais c’est encore un exemple unique, il est question, pour un Successeur, du don d’une fontaine à une mosquée : mais non pas des frais d’entretien de cette

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mosquée. Nous retrouverons, plus loin, cette question. Pour le moment, ce qui nous importe est, par contraste, de souligner l’insistance mise, dans les fondations de biensfonds, sur la situation faite à la famille du fondateur. Dans plusieurs cas les parents (nécessiteux ?) du fondateur sont associés parmi les bénéficiaires aux pauvres, etc., auxquels doit aller le surplus (conception musulmane de la richesse) ; dans d’autres cas la famille du fondateur est la seule bénéficiaire immédiate de la fondation, les « pauvres », etc. n’intervenant qu’ensuite ou n’étant pas nommés; dans d’autres cas enfin la famille n’est pas la destinataire du waqf, mais elle en fournit les administrateurs, dont il est précisé qu’ils ont le droit de subvenir à ce titre à leurs besoins sur les revenus de la fondation (d’en « manger »). Il n’y a naturellement pas contradiction entre cette attention et le but pieux, subvenir aux besoins des siens étant une œuvre pie aux yeux d’Allāh. Cela veut simplement dire que dans la motivation des anciennes fondations le souci de l’entretien de la famille était un souci primordial, et que le waqf ahlī, pour parler le langage ultérieur, est presque le seul qui y paraisse envisagé. 11

Quoi qu’il en soit exactement, ce qui nous importe le plus est de comprendre sous quelles formes le waqf a bientôt triomphé, et pourquoi. Il nous est alors essentiel de chercher comment se produit l’évolution au temps de Hilāl et Khaṣṣāf. Ils connaissent, eux, à la fois le waqf « public » et le waqf de famille, bien que rien dans leur exposé n’indique qu’ils voient entre eux aucune différence de nature. Le bénéfice du waqf peut aller à un groupe d’individus, le plus souvent dans la descendance du fondateur. Le waqf peut aussi être d’intérêt public, concerner une construction (mosquée, khān, ḥammām, canal, cimetière, ribāṭ, etc.), dont en général les musulmans se serviront, mais cela sous deux formes qu’il importe de soigneusement distinguer : tantôt il nous est simplement dit que le fondateur les a fait faire ou les donne, sans que rien ne soit prévu pour couvrir les frais d’entretien autrement que sur les revenus ordinaires du bien fait waqf, et, à la différence des destinataires près, la fondation se présente donc comme celle d’une maison, d’un jardin, etc., dans le cas précédent ; tantôt au contraire la fondation consiste dans la constitution de revenus, par l’octroi d’un bien nouveau, au bénéfice d’une institution préexistante, ou combine les deux formes : en fait on a alors affaire à une sorte de personne morale destinataire, au moins par interposition, comme dans le cas, hors du monde de l’Islam, des dons des fidèles aux Églises. Néanmoins, par comparaison avec ce que nous savons des siècles ultérieurs, cette sorte de waqf reste encore très limitée : l’entretien dont il est question est le pur entretien matériel, et bien que des esclaves puissent être attachés au waqf, il n’est nulle part prévu que les revenus de celui-ci serviront à la rémunération d’un personnel attaché à l’institution, il n’y a donc pas l’amorce de cette constitution des « religieux » en classe de benéficiaires de waqfs qui caractérisera les basses époques ; cette idée, entrevue, choquait Khaṣṣāf, lequel, p. 274, précise qu’on ne saurait constituer de waqf en faveur de groupes du genre de traditionnistes, lecteurs, etc., qui ne sont pas, comme tels, « pauvres »21. De toute façon, la mention de waqfs « publics » de l’un ou de l’aute type reste dans nos auteurs beaucoup moins fréquente, et surtout la seconde, que les waqfs familiaux ; évidemment ces derniers donnaient lieu à d’innombrables contestations entre parties prenantes, dont les autres n’offraient pas l’équivalent ; malgré tout, le fait que, parmi les exemples de contestations étudiés par nos auteurs, il n’en figure aucun qui se rapporte à cette seconde catégorie, donne bien l’impression qu’elle reste secondaire. On sait d’ailleurs qu’Abū Hanīfa la refusait, à l’exception des mosquées, ce que, malgré son esprit théoricien, il n’eût pu faire si l’institution avait été enracinée, et l’on remarquera que dans les formules qui lui sont prêtées, c’est la première forme seule,

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et non la seconde, du waqf public qui est envisagée, comme si l’autre était encore négligeable. 12

L’impression est corroborée par l’idée que Hilāl et Khaṣṣāf nous donnent de l’importance économique des waqfs individuels : ils parlent presque toujours de la constitution d’une maison, d’une terre, au singulier, et, s’il est vrai qu’on peut constituer waqfs des iqṭā‘ (cf. infra ; il y en a de toutes tailles), qu’il y a parfois à loger des métayers, je n’ai cependant dans nos deux auteurs relevé qu’une mention formelle de waqf englobant un village entier. Quand des exemples de revenus sont donnés, ils oscillent entre 500 et 1.000 dirhams annuels ; si l’on se souvient que c’est au-dessous de 200 qu’en Iraq on est officiellement considéré comme pauvre (ayant droit à un secours), et qu’un journalier à Bagdad gagne 300 à 400 dirhams par an, on est amené à la conclusion que le waqf petit ou moyen est la règle, le gros une exception. Ce qui s’accorde mieux évidemment avec la nature du waqf de famille qu’avec celui du waqf de mosquée, de khān, etc., du genre des très grosses fondations que connaîtra le Moyen Âge tardif. Ce sont de petites fondations de même genre (maison, jardin) qu’en général parlent les traditions invoquées dans la préface de Khassāf.

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A l’époque de Hilāl et de Khaṣṣāf, le waqf était certainement déjà devenu, sous cette forme, une institution extrêmement répandue. Le simple fait de l’apparition, à peu de temps d’écart l’un de l’autre, de leurs deux traités, avec la multiplicité des cas qui y sont discutés (même si certains ne sont que théoriques) serait autrement difficile à expliquer. Au surplus Khaṣṣāf, p. 134, précise bien qu’à côté des waqfs qui se constituent chaque jour, il y en a un nombre appréciable d’anciens, qui n’ont même pas laissé de traces dans les archives des cadis, et doivent être antérieurs à l’intervention systématique du corps cadial dans leur gestion. Cette intervention, nous savons qu’elle fut, en Égypte, le fait du cadi Tawba en 118/73722 ; à Baṣra, au temps d’al-Mahdī, dont d’autres mesures attestent les préoccupations fiscales, un inventaire général contrôlé des waqfs fut fait par un autre cadi23 ; au temps de Khaṣṣāf, il est impliqué par son exposé que le cadi s’occupe non seulement de régler les contestations, mais déjà aussi d’assurer la bonne gestion des waqfs. A propos de Tawba on nous dit que le dīwān qu’il mit sur pied devint de son vivant même un service considérable, et on a la même impression pour Baṣra, sans que là sans doute il se soit agi d’une aussi stricte prise en main. Le fait que nous ayons la même impression pour deux régions de l’Empire musulman dont nous avons souligné par ailleurs les différences est significatif.

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Que peut-on cependant, selon nos auteurs, constituer en waqf ? Abstraction faite des armes et montures pour le djihād, exception expliquée ci-dessus, ils n’envisagent la constitution de biens meubles qu’au cas d’esclaves ou de bétail indissociables d’un bienfoncier à l’exploitation duquel ils sont nécessaires. Normalement il n’y a de fondation que de biens immobiliers, donc durables, et sur eux nous avons dans Khaṣṣāf une page remarquablement dense et claire24, d’où il résulte que peuvent être concédés en waqfs toutes les sortes de biens immeubles, sous la seule réserve, qui va de soi, que le fondateur ait bien sur eux les droits d’un propriétaire ou assimilé. Le waqf peut donc à cette époque porter indifféremment, en Iraq — cela est dit de manière explicite — sur des terres de dîme et des terres de kharādj, les droits éminents que l’État, selon certains, possède sur celles-ci ne l’empêchant pas d’en laisser les détenteurs les transmettre par don, vente, succession ; de même des iqṭā‘, à condition qu’il s’agisse dans l’iqṭa‘ de la concession d’une terre en quasi-propriété (ce que l’on appellera plus tard iqṭā‘ tamlīk ) et non de la concession, qu’on commence à effectuer, des droits de l’État sur les impôts de terres de

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kharādj ayant un propriétaire (ce qu’on appellera iqṭā‘ istighlāl ) ; enfin même des boutiques, maisons, etc., sises sur des terres publiques, mais sur lesquelles l’État a en fait laissé aux occupants héréditairement des droits de disposition absolument libre, sous la réserve d’un loyer de reconnaissance (le waqf portant alors sur la construction sans le sol) ; et autres variantes. D’ordinaires locataires, des métayers, par contre, ne peuvent évidemment constituer waqf ni la terre, qui ne leur appartient pas, ni même le revenu auquel ils ont droit sur elle, leur titre personnel à en jouir n’étant pas irrévocable ; par contre la plupart des docteurs admettent, toujours selon Khaṣṣāf, qu’en cas de propriété en communauté l’un des associés constitue un waqf de sa part. D’autre part le waqf étant possible partout où il y a propriété, on se s’étonnera pas qu’il en supporte les charges visà-vis de l’État, dîme ou kharādj, et il n’est pas question de cette renonciation de l’État aux impôts qui deviendra la règle pour les grandes fondations ultérieures au bénéfice des institutions pieuses25 ; on discute seulement qui doit payer en cas de location du bien waqf. Enfin rien dans nos auteurs ne paraît impliquer qu’ils désapprouvent la constitution comme waqf de biens-fonds ruraux : certes les waqfs, émanant en général de propriétaires citadins et destinés à des bénéficiaires également citadins, devaient consister souvent en biens-fonds urbains ou suburbains, mais pas du tout exclusivement : les cas fréquents envisagés de kharādj, d’établissement de métayers, muzāri‘ūn, choses essentiellement rurales, attestent au contraire l’utilisation pour les waqf de la propriété agricole, en Iraq au moins. 15

Cela est important au regard d’un passage de Maqrīzī, dont on tire argument pour discuter des origines du waqf. Maqrīzī en effet affirme que dans l’Égypte des premiers siècles de l’Islam (Fāṭimides compris, semble-t-il), il était interdit de constituer waqfs des biens-fonds ruraux26, et C. Becker, qui pensait qu’une interdiction analogue pesait sur les donations aux églises dans la pratique byzantine, d’en conclure à une influence de celle-ci aux origines de celui-là27. Naturellement il faut vérifier l’assertion du tardif Maqrīzī : je l’admets sous bénéfice d’inventaire parce que je remarque, par exemple, la nature encore tout à fait exceptionnelle des waqfs de cette nature (par opposition aux petits ḥabus, distinction terminologique caractéristique) dans la province rurale du Fayyūm au temps des Ayyūbides, si bien qu’on peut tenir pour vraisemblable que c’est leur conquête qui a introduit en Égypte, en même temps que d’autres institutions, la forme orientale du waqf 28 . Mais il faut limiter à l’Égypte ce que nous ne savons que pour l’Égypte; là même la conception qu’a Becker de l’usage byzantin est excessive29 et en tout cas dès lors qu’il est attesté que hors d’Égypte l’affirmation de Maqrīzī ne vaut pas, son argumentation perd de sa portée. Ajoutons que, aux origines de l’Empire musulman, l’interdiction mentionnée par Maqrīzī allait de soi hors de toute influence byzantine : il ne peut y avoir de waqf musulman que de propriété musulmane, ce que par définition, au temps de la conquête, la terre de kharādj n’est pas ; l’éventualité ne peut se présenter qu’à partir du moment où il y a eu conversion des propriétaires ruraux, et que le waqf sur terre de kharādj soit apparu d’abord en Iraq serait donc à cet égard assez naturel ; par contre le droit mālikite a pu déduire de l’absence originelle de tels waqfs une interdiction définitive, que l’on trouve exprimée en effet par ses auteurs tardifs30.

16

Nous constatons donc, semble-t-il, la rapide diffusion, appliquée à des propriétés immobilières de tous genres, du waqf sous sa forme surtout familiale. Il s’ensuit que les raisonnements qui ont été faits pour rapprocher le waqf des fondations faites en pays chrétien, zoroastrien, voire yéménite en faveur des établissements religieux sont ou totalement faux ou en tout cas applicables seulement à un aspect de l’institution qui ne

211

devient que tardivement considérable. Connu est par exemple le rapprochement qui a été fait du waqf avec les piae causae de la législation justinienne : si le Moyen Âge européen, dans ses libéralités pieuses, s’oriente vers la pure donation aux églises, le haut droit byzantin connaît aussi sous ce nom des fondations dont la gestion est bien remise en général à l’autorité ecclésiastique, mais dont la propriété appartient à la collectivité bénéficiaire (les malades, pour un hôpital, etc.)31 ; en remplaçant l’autorité ecclésiastique, dans l’Islam qui n’en a pas, par des administrateurs agréés du cadi, on a bien en effet là l’équivalent de ce que sera le waqf en faveur de tel hôpital, etc. Mais quelles étaient sous la domination musulmane les formes de libéralités usitées dans les communautés chrétiennes ? Les livres de droit canon oriental ne paraissent envisager pour les églises que le don. Khaṣṣāf s’occupe de son côté aussi brièvement de ce qu’il appelle le waqf des dhimmī : il autorise les dons aux églises, mais non les waqfs en leur faveur ; par contre il considère comme valables les waqfs des dhimmī pour leurs pauvres comme ceux des musulmans pour les leurs, mais sans entrer dans la question de leur administration 32. Quoi qu’il en soit de ce point, sur lequel nous ne pouvons insister ici, on ne peut tirer de ce rapprochement les conclusions avancées par certains: bien entendu, à mesure de leur conversion à l’Islam, les autochtones ont pu être tentés de faire bénéficier leur nouvelle religion de générosités qu’ils concevaient quelque peu à l’image de celles qu’ils avaient connues ou pratiquées dans l’ancienne; ils ont pu utiliser, en l’infléchissant en ce sens, l’institution naissante du waqf ; mais voir dans leur exemple l’origine du waqf serait ignorer l’existence du waqf ancien en Arabie hors toute influence, et méconnaître que le waqf ancien est beaucoup moins le waqf public que le waqf privé. 17

Je ne veux pas, bien entendu, dire que l’Islam ancien n’ait pas eu ses fondations publiques, et qu’elles soient étrangères au développement du waqf, mais avec les réserves et dans les conditions suivantes. D’une part, lorsque des traditions, en général trop tardives pour être sûres, font état de fondations de ‘Uthmān, Mu’āwiya, ‘Umar b. ‘Abd al-’Azīz, etc. 33, ou plus généralement lorsqu’il est question des constructions d’intérêt public, il faut prendre garde qu’elles n’impliquent nullement de façon nécessaire la constitution de waqfs, quelque interprétation que des auteurs tardifs aient pu en donner. Les mosquées et autres constructions d’intérêt public étaient entretenues aux frais de l’État, étaient, dans le plein sens du mot, des monuments publics, et même lorsqu’on nous parle, par exemple, d’établissements inaugurés en faveur de pauvres pèlerins par le second ‘Umar, il paraît s’agir d’un paragraphe fixe au budget, si l’on me permet l’expression, et nullement d’une fondation autonome constituée par ce Calife sur des biens définis et personnels ; on ne nous indique d’ailleurs justement pas quels revenus leur sont affectés, ce qui, dans le second cas, aurait été normal.

18

Cela dit, on peut toutefois admettre que progressivement des fondations privées de ce genre ont vu le jour, mais probablement à un rythme assez inégal selon les régions de l’Islam. On sait l’anecdote, que nous ne connaissons que par des sources assez basses, selon laquelle Abū Yūsuf, d’abord fidèle à l’enseignement de son maître Abu Ḥanīfa, interdisant la constitution de waqfs portant sur d’autres monuments que des mosquées, se serait converti à l’opinion contraire, après avoir vu toutes les fondations attribuées aux Compagnons, etc., dans les Villes Saintes. L’anecdote est probablement controuvée, en tout cas inutile, en ce qui concerne Abū Yūsuf, mais elle met peut-être l’accent sur un point juste, qui est l’abondance des fondations spécialement liées au Pèlerinage, et leur relative absence en dehors des Villes Saintes ou des routes y conduisant; il faudrait seulement y ajouter les frontières de djihād, sur lesquelles l’éloignement de la guerre et

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l’étatisation de l’armée enlevaient pratiquement tout intérêt, voire presque toute possibilité, aux anciennes libéralités en armes et bêtes. Il ne s’ensuit pas que dans l’ensemble du territoire musulman cette forme nouvelle de waqf ait pris un développement aussi grand ni aussi hâtif, et là nous en revenons à nos impressions antérieures. 19

Si nous partons de cette opinion que le waqf est né en milieu arabe et s’est développé surtout sous sa forme familiale, le problème sociologique qui se pose est de comprendre ce qu’il représente dans la vie privée des premières générations de l’Islam. Nous savons très bien qu’aux temps ultérieurs mieux connus et jusqu’à nos jours l’institution a en fait été souvent utilisée pour tourner dans la mesure du possible les dispositions de la loi successorale musulmane en faveur des filles. Que cette préoccupation existait déjà résulte du fait que, dans Hilāl et Khaṣṣāf, la grande majorité des fondations envisagées excluent de leur bénéfice, sinon les filles elles-mêmes du fondateur, du moins leur postérité, le réservant à la postérité des fils ; il y a même dans l’Introduction de Khaṣṣāf 34 une tradition qui se fait l’écho d’une discussion survenue au temps de ‘Umar b. ‘Abd al-’Azīz, entre certains, qui prétendaient exclure des waqfs les filles elles-mêmes, et le Calife, grandement indigné : vraie ou fausse, elle exprime une mentalité. Il faudrait pour en mieux juger connaître plus que nous ne faisons comment évoluait la famille aux débuts de l’Islam et la signification des initiatives de son Prophète à cet égard ; il ne semble en tout cas pas y avoir de doute que le waqf ait en fait été utilisé tout de suite dans le sens d’un renforcement de la famille patriarcale, au-delà ou à l’encontre des prescriptions de la Loi coranique.

20

Cependant, à mesure que les Arabes se mêlaient aux autochtones des pays conquis, d’autres facteurs pouvaient entrer en jeu. La lecture de Khaṣṣāf en suggère un, qui ne semble pas avoir été indiqué encore. Parmi les bénéficiaires assez couramment cités des waqfs se trouvent les mawālī du fondateur 35. Dans ce cas le waqf apparaît comme un moyen de subvenir à leurs besoins en les soudant en un corps autour de la famille du fondateur arabe, ce qu’eût mal pu faire l’ordinaire pratique des successions légales ; et là encore il serait normal que ce besoin se fût particulièrement fait sentir en Iraq, dans le jeu politique décisif de la formation des clientèles. Les esclaves, par contre, sont bien entendu exclus, puisqu’il ne s’agirait pas d’une véritable aliénation.

21

Enfin il est inutile de redire, cette fois après tant d’autres, que le waqf a pu être utilisé comme une garantie contre les confiscations et, plus anciennement et usuellement, contre la misère, pour les descendants du fondateur, par la prohibition des partages et aliénations. Il ne paraît pas douteux que ce sentiment, on l’a vu plus haut, existe dès les premiers temps, et l’on sait plus largement combien leurs propres souvenirs sensibilisaient à ce besoin le Prophète lui-même et ses premiers adeptes. Tout cela est bien connu, mais ce que l’on voit moins bien est d’où les premiers Arabes musulmans ont tiré cette idée de la fondation en indivision. Shāfi’ī36 a évidemment raison, stricto sensu, de dire qu’avant l’Islam il n’y avait pas de waqf; le Ḥidjāz antéislamique ne connaissait-il cependant aucune pratique capable d’orienter en ce sens leur imagination? Si le waqf s’oppose à la propriété tribale, en ce sens que les destinataires constituent en général un groupe moins large et dont le critérium de sélection est extérieur à la tribu, il en dérive peut-être tout de même par la conception d’une quasi-propriété collective. Les ḥimā et ḥaram des lieux sacrés, gardés souvent par quelques grandes familles qui parfois y avaient fait faire des aménagements, n’étaient pas des biens-fonds à exploiter au bénéfice de ces établissements ni a fortiori de familles, mais pouvaient préparer les esprits à la

213

dissociation de la propriété et de l’usufruit, du fonds et du revenu37. Inutile de dire que, plus encore que ce qui précède, ces quelques mots ne sont que de vagues suggestions d’enquêtes38. 22

Si donc dans ses formes tardives le waqf musulman a pu converger partiellement avec les fondations pieuses d’autres communautés religieuses, dans son origine et ses manifestations anciennes les plus importantes il est quelque chose du sui generis, propre au monde musulman, qui touche moins aux institutions religieuses isolées qu’à l’ensemble de l’organisation sociale, et dont l’explication doit être par conséquent cherchée dans les données spécifiques de la société musulmane, son passé arabe et ses conditions de vie au cours de ses premières générations. Conclusion bien maigre, provisoirement, et qui n’apporte pas cette explication désirée. Je serai simplement satisfait si j’ai pu signaler quelques documents, quelques idées, quelques erreurs, et, plus élémentairement encore, rendre sensibles quelques lecteurs à un besoin que j’ai éprouvé, si je n’ai pu l’apaiser.

NOTES 1. J’ai cru devoir conserver dans cet exposé la forme francisée ḥabus, qui ne correspond à aucune forme arabe, pour éviter au lecteur l’équivoque de la voyellation ḥabs, qui correspondrait apparemment à l’usage ancien, et l’anachronisme de la voyellation ḥubus, maintenant normale. 2. Il ne peut être question de les citer ici tous. Postérieurs au bon article et à la bibliographie de Heffening dans l’Encyclopédie de l’Islam s.v. sont O. rite malikite, 1941,

LUCCIONI,

PESLE,

Le habus ou waqf, 1942,

La théorie et la pratique du habus dans le

BUSSON DE JAUSSENS ,

Les waqfs dans l’Islam

contemporain (Rev. des Ét. Isl., 1951), et le chapitre de L. MILLIOT dans son Droit Musulman, 1953. Du point de vue de l’historien, les meilleurs exposés restent celui de Heffening et celui de Santillana dans ses Istituzioni di Diritto Malichita, vol. II, p. 434 sq. Cf. Marcel

MERCIER,

Le waqf ibadite, Alger

1927. 3. Voir à ce sujet l’appel de F. Köprülü dans Vakïflar Dergisi, II, 1942, partie turque p. 1-35; partie française, p. 3-48. 4. Je n’en donne pas la bibliographie, extérieure à l’horizon du présent article ; mais qu’il me soit permis tout de même de signaler, parce qu’elle est encore inédite, l’intéressante thèse complémentaire de A. Darragh (Sorbonne 1956) sur l’important Acte de Waqf de Barsbay, avec une étude générale de la question au temps des Mamlūks. 5. Early Doctrines on Waqf, dans Köprülü Armaganï (Mélanges Köprülü) 1953, p. 443 sq. — Noter aussi la place qu’a faite au waqf ‘abbāside ‘A. Dūrī dans son Tārīkh al-Irāq al-Iqtiṣādī, Bagdad 1948, p. 36 sq. 6. Répertoire chronol. d’épigr. arabe, nos 840, 1620, 2148, 2480, 2616, 2619, etc. 7. M. J. David-Weil a bien voulu me dire qu’il en connaissait un, du milieu du

IIIe

s., portant sur

des livres, cas d’autant plus intéressant qu’à cette époque les traités dont nous parlerons n’envisagent pas encore le cas des livres, plus tard si courant. 8. XV, 99-110. 9. III, 281-283, avec l’acte modèle fameux de fondation en waqf par l’auteur d’une maison à Médine; cf. VI, 179-180.

214

10. Aḥkām al-waqf, Hyderabad 1936. 11. Aḥkām al-awqāf, Le Caire 1904. 12. Éd. J. Schacht, Hanovre 1923. 13.

BROCKELMANN ,

GAL I, 373 et Suppl. 637 ; dans Suppl. I, 292 est signalée une autre

« Concordance », du VIIIe/XIVe s., par Maḥmūd b. Aḥmad de Qonya. Du Xe/XVIe date le Traité d’Ibr. b. Mūsā al-Ṭrābulsī qu’ont traduit B. Adda et E. D. Galiounghi, Alexandrie 1893. 14. Outre les traditionnistes répertoriés dans l’article cité de Heffening, voir 173, 260 et IV-1, 120 ;

BALĀDHURĪ,

Futūḥ 33 ;

88-95 et ses notes de concordance p. 114),

YAḤYĀ

b.

ᾹDAM ,

IBN SA‘D

III-1, 144,

Kharādj 212 (trad. Ben Shemesh, nos

ABŪ ‘UBAYD B. SALLĀM ,

Amwāl 17, etc. Je ne peux dire ce

que donnerait le dépouillement d’un ouvrage comme l’Aghānī. 15. Cité dans Khaṣṣāf, p. 10. 16. C’est là qu’intervient la phrase « ḥabbasta aṣlahā wa taṣaddaqta bithamaratihā (ou à l’impératif) (tu) retiens le fond et fais aumône de fruit ». 17. Khaṣṣāf 10 ; Zayd, éd. Griffini, 262-264. 18. Schacht étudie aussi la répugnance d’Abū Ḥanīfa en particulier et, d’autre manière, de Mālik à admettre un waqf qui n’entraîne pas immédiat transfert, leur refus donc de laisser le fondateur, le temps de sa vie, gérant du bien constitué waqf. Les traditions invoquées par Khaṣṣāf, dans le milieu duquel le point de vue contraire avait définitivement triomphé, insistent à l’opposé sur la possibilité d’une telle gestion provisoire. Toutefois p. 16 il rapporte une discussion qui aurait eu lieu devant ‘Umar b. ‘Abd al-’Azīz sur la possibilité légale d’une constitution en faveur de bénéficiaires futurs d’existence par conséquent incertaine ; le Calife évite de raisonner et invoque les précédents. 19. DENNETT, Conversion and the Poll-Tax, 1951, et mon article Djizya dans l’Encycl. de l’Islam, 2 e éd. 20. Khaṣṣāf, p. 5. 21. A fortiori n’est-il pas question de l’utilisation des waqfs pour une politique « orthodoxe ». Khaṣṣāf 274 précise au contraire qu’il faut respecter comme valables les waqfs des adhérents d’une école confessionnelle quelconque (mu‘tazilites, etc.) en faveur d’ayant droit de leur école. 22.

AL-KINDI,

K. al-Wulāt wa l-Quḍāt, éd. Rh. Guest, 346 ; le même auteur, 383, parle d’un cadi du

temps de Hārūn al-Rashīd qui faisait fouetter les gérants malhonnêtes de waqfs ; voir encore p. 395, 536, 571-573, 601. 23. WAKĪ’, Akhbār al-Quḍāt, éd. Caire 1366/1947, II, 125. 24. 34-35. 25. QĀḌĪ-ΚHĀN, Fatāwā, éd. 1835 (lithographiée), IV, 235. 26. Khiṭaṭ II, 295. 27. Dans Der Islam, I, 97 et II, 404. La note de Becker consiste à attirer l’attention sur le passage de l’Histoire des Patriarches d’Alexandrie (éd. Evetts III-18) où est signalée l’acquisition de biens urbains par l’Église St-Marc d’Alexandrie vers l’an 50/680. Il s’agit là d’acquisition en pleine propriété, me semble-t-il. Il n’y a naturellement pas à cette date d’influence possible d’un Droit musulman, mais je ne vois pas non plus que ce texte porte vraiment sur les origines possibles du genre de fondation que le Droit musulman appellera waqf. 28. Cl. CAHEN, Les Impôts du Fayyūm ayyūbide, dans Arabica 1956, 24-25. 29. L. C. West et A. Ch. JOHNSON, Byzantine Egypt, p. 65-66 ; Justinien, novelle 65. 30. Santillana II, 423 (le rapprochement avec les terres domaniales ottomanes sur lesquelles le waqf est également interdit, n’est pas tout à fait pertinent). 31. SALEILLES, Les Piae Causae, dans Mélanges Gérardin, 1907, surtout p. 528 sq. 32. 335 sq. 33. ṬABARĪ, Annales II, 1364 ; cf. MUQADDASĪ, BGA III, 171, et A. v. KREMER, Geschichte der Herrschenden Ideen, 394, d’après Ibn ‘Asākir. 34. 10 ; cf. SAḤNŪN, Mudawwana XV, 105-106.

215

35. Surtout Hilāl 188 sq. et Khaṣṣāf 115 sq. ; il est même question de mawālī de mawālī. 36. III, 281. 37. Au Ḥidjāz le waqf primitif est souvent appelé ṣadaqa muḥarrama. 38. On notera encore dans Khaṣṣāf , qui s’occupe de la mise en valeur des waqfs, la quasi-absence des précautions (telles que la limitation de durée des baux de louage) qui seront prises plus tard contre les appropriations abusives : sans doute la question se posait-elle encore peu.

NOTES DE FIN *. Communication au Congrès des Orientalistes, 1960, publiée dans Studia Islamica, fasc. XIV, 1961, 37-56.

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Y a-t-il eu des corporations professionnelles dans le monde musulman classique ?* Quelques notes et réflexions

1

Existe-t-il des corporations professionnelles dans le monde musulman classique, aux quatre ou cinq premiers siècles de l’Hégire ? De-ci de-là on trouve des propositions sommaires qui donnent l’impression qu’on répond en général à cette question plus ou moins implicitement comme si l’affirmative allait de soi ; mais jamais elle n’a fait l’objet d’une véritable étude. Le seul exposé d’ensemble sérieux qui ait été consacré aux corporations professionnelles musulmanes en général est celui d’un collègue jeune qui à l’époque était encore de 28 ans plus jeune, Bernard Lewis ; il y dégage, avec la clarté que nous lui avons toujours connue depuis, l’état de la science en 19371 ; mais je ne crois pas me tromper en disant que, pour les premiers siècles, il se réfugie avec une nuance de réserve derrière l’autorité de quelques grands maîtres, en particulier Massignon, sans avoir pu, et, nous le verrons, pour cause, leur emprunter des indications documentaires comme la suite de l’article en contient. A vrai dire, c’est surtout Massignon en effet qui a parlé de corporations professionnelles dès cette époque2 ; mais le respect dû à la mémoire d’un homme qui fut grand n’oblige pas à considérer qu’il ait eu sur toutes choses un jugement également sûr ni bien informé.

2

Pour reprendre la question, il est, je crois, d’abord indispensable de la bien préciser, car peut-être l’insuffisance de la réponse jusqu’ici donnée provient-elle pour une part d’une relative confusion dans la manière de la poser. Les précisions nécessaires portent, je crois, sur les points essentiels suivants : 1. Nous traitons des premiers siècles ; à la fin de la période que nous appelons Moyen Âge, et aux temps modernes, il existe dans la plupart des pays musulmans une certaine organisation professionnelle corporative : bien des traits en restent à discuter et interpréter, mais la tendance n’est pas contestable3. La question que nous avons à nous poser est donc de savoir si ce qu’on trouve alors existait auparavant, ou si nous sommes devant le résultat d’une évolution qu’il faudrait alors déterminer et comprendre. 2. Nous parlons d’organisations professionnelles, c’est-à-dire dont la profession forme le cadre. Personne ne conteste qu’il existe dans la période que nous considérons des organisations

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corporatives, et nous en reparlerons tout à l’heure à propos de la futuwwa ; la question est de savoir si, quels qu’en soient les membres, et même si individuellement la plupart exercent des professions, c’est la profession qui définit et constitue les cadres de certaines d’entre elles, ou si elles sont bâties sur d’autres bases. 3. Nous parlons de corporations. Personne ne conteste que le monde musulman, dès l’époque que nous envisageons, a connu quelque forme d’organisation professionnelle. La question est de savoir jusqu’à quel point, et surtout s’il s’agit d’organisation corporative, c’est-à-dire consistant en associations spontanées encadrant plus ou moins largement la vie de leurs adhérents, ou si nous avons affaire à des organismes émanant de l’appareil administratif étatique. 3

Je résume donc : existe-t-il dans les âges dits classiques de l’Islam des associations privées à base et à rôle professionnels, ou, réciproquement, l’organisation professionnelle est-elle à base d’associations privées spontanées ?

4

La question, historiquement, n’est pas arbitraire. On sait que le Bas-Empire romain avait développé sous le nom de « collèges » des organismes professionnels à caractère intensément étatique4. Bien qu’une certaine évolution en ait libéralisé la rigueur, ce sont toujours des organismes d’État que nous présente l’Empire byzantin, héritier de Rome, au Xe siècle où, grâce au document connu sous le nom de Livre du Préfet, nous pouvons le mieux les connaître : c’est-à-dire que, sans parler de quelques métiers directement constitués dans le cadre de l’État, les autres, bien que composés de particuliers libres, sont réglementés et contrôlés par l’État5. Il semble bien qu’en Europe occidentale aussi, en tout cas en Italie, jusqu’au XIe siècle, dans la mesure où existaient par endroits quelques métiers groupant un nombre suffisant de membres, c’est encore cette forme d’organisation qui ait prévalu en général6. On sait par contre que dans la deuxième moitié du Moyen Âge il s’y est développé des corporations privées puissantes. Il n’est pas sans intérêt pour l’histoire comparée de préciser en passant que, contrairement à l’opinion ancienne qui voyait dans ces corporations la source des communes, on constate maintenant que c’est au sein des communes, formées en dehors de toute base professionnelle, que se sont ensuite constituées et délimitées des corporations professionnelles7. Commune et corporation sont l’une et l’autre issues de l’insuffisance de l’organisation étatique, et ont décliné à mesure du développement des États modernes. Telles qu’on a pris l’habitude de se les représenter d’après cette expérience de l’histoire, les corporations professionnelles sont donc des associations privées groupant tous les maîtres d’un métier, en réglant elles-mêmes l’exercice, et encadrant, même en dehors de la vie professionnelle stricto sensu, un certain nombre d’activités de leurs membres, surtout de l’ordre de la religion et de l’entraide. Pour Massignon, il y aurait eu dans l’Islam, depuis le Xe siècle, des corporations plus ou moins réductibles à ce type, et elles auraient même exercé une influence sur celles de la Chrétienté, qu’elles précèdent dans le temps. Laissant de côté cette dernière hypothèse8, c’est le bien-fondé de la première que nous devons maintenant éprouver.

5

Malheureusement, Massignon n’a nulle part explicitement développé tout son raisonnement, et la reconstitution que j’en propose est elle-même peut-être hypothétique. Je crois qu’on peut le résumer ainsi : aux temps modernes, il existe un certain type de corporations professionnelles qu’attestent en particulier pour la Constantinople ottomane Evliyā Tchelebi dès le XVIIe siècle, et divers documents damasquins, marocains etc. pour le XIXe et le début du XXe, jusqu’à l’avènement du syndicalisme9. Ces corporations, il faut bien qu’elles soient venues de quelque-part —

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cette formule, je la tiens personnellement de sa bouche même. Ce quelque part, c’est le milieu musulman proche-oriental des alentours de l’an 300 de l’hégire, 900 de l’ère chrétienne. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque moderne, il y a souvent des liens entre corporation professionnelle et futuwwa, et que le mouvement connu sous ce dernier nom apparaît en pleine lumière vers ce temps-là ; parce que cette futuwwa, telle qu’on la connaît avec plus de détail un peu plus tard, présente, dans ses rites d’association, des parentés avec l’ismā’īlisme, la doctrine politico-religieuse qui était justement en plein essor au début du IVe/Xe siècle ; et qu’on constate un particulier intérêt de l’ismā’īlisme pour le travail manuel et les artisans. En somme Massignon tire parti de convergences elles-mêmes d’ailleurs à la fois larges et partielles, entre trois catégories d’organisations qu’il considère sub specie aeternitatis, combinant des caractères qu’il leur connaît en des temps récents avec le fait établi de leurs débuts éloignés. Je ferai, sur cet ensemble de raisonnement, les remarques suivantes : 1. S’il est évident qu’en matière d’histoire économique et sociale on ne peut s’enfermer dans des limites chronologiques aussi étroites et précises qu’en matière d’histoire événementielle, il est cependant d’une mauvaise méthode d’enjamber les siècles comme si rien ne s’y transformait. L’expérience de certains peut aider à dresser le questionnaire que l’on applique à l’enquête sur d’autres, mais non conduire à leur affecter a priori des caractères qu’il s’agit précisément de découvrir. La notion qu’un certain type d’organisation doit nécessairement dériver d’un précédent est elle-même fallacieuse et n’explique rien ; chaque société se forme les organisations qui lui conviennent et ne conserve celles de son passé, compte tenu de la durée de certaines routines, qu’autant qu’elles s’attachent encore à des besoins présents. On peut tirer un enseignement de la pérennité de certains traits, mais non poser en hypothèse que pour exister un jour, ils ont besoin d’être nés l’avant-veille. 2. Cela dit, il est bien certain que l’on ne peut maintenir à peu près aucun des éléments du schéma général de Massignon. Il est vrai qu’à partir de la fin du Moyen Âge il se produit un certain recouvrement de la structure professionnelle par la futuwwa, du moins dans le domaine irano-turc10 ; mais rien n’indique que ce recouvrement soit ancien, et non le résultat d’une évolution : quelle que soit la place qu’occupent dans des organisations populaires anciennes de futuwwa des gens exerçant diverses professions, tout donne l’impression au contraire qu’à cette époque ils y sont groupés indépendamment de leurs métiers particuliers et que la futuwwa n’interfère en rien avec l’activité propre de leur travail11. Cela n’a d’ailleurs rien pour surprendre un Occidental : il est bien établi maintenant que les groupements qui dans les villes du Moyen Âge naissant s’occupaient de religion et d’entraide12 étaient en général constitués en dehors de toute base professionnelle. Il y a, pour l’Islam, un problème du rapprochement entre futuwwa et profession à partir d’un certain moment (et en Orient seulement), mais il n’y pas interconnexion originelle. 3. L’idée d’un intérêt spécifique des Ismā’īliens pour les artisans tombe également, semble-t-il, assez à faux. Massignon l’étaie sur la constation plus générale du caractère socialement revendicateur de certaines branches du mouvement Ismā’īliens, sur l’idée plus vague d’une parenté entre certaines de leurs formes d’organisation et celles de la. futuwwa, sur quelques passages consacrés aux métiers manuels dans les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ et ailleurs, enfin sur un épisode du XIe siècle à Bagdad où l’on voit un émissaire ismā’īlien essayer de nouer des intelligences auprès d’un groupe de futuwwa13 ; et d’autre part, plus généralement, sur l’essor économique de l’Égypte fāṭimide. Mais rien de tout cela ne tient. L’intérêt de l’ismā’īlisme pour les métiers reste limité, théorique, et largement déduit de la littérature antique ; les analogies d’organisation entre groupes plus ou moins paralégaux en une société donnée sont naturelles et, tant que rien n’en établit de particulière précision, n’autorisent aucune conclusion ; l’épisode bagdadien, qui se situe dans le cadre momentané de la lutte Fāțimides et Saldjūqides, ne prouve rien que pour lui-même, et ce qui est au contraire

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frappant est, étant donné le détail avec lequel nous connaissons les manifestations de la futuwwa bagdadienne du Xe au XIIe siècle, combien il apparaît comme exceptionnel et isolé. On ne peut déduire non plus aucune politique spécifiquement proartisanale de l’essor économique dans l’Égypte fāțimide, dû à un ensemble de facteurs autrement larges et complexes14. A vrai dire, il n’y a aucun témoignage d’une particulière pénétration de l’ismā’īlisme dans les milieux artisanaux du Proche-Orient. Les événements connus nous le montrent influent dans certains milieux ruraux, voire parfois bédouins, en Iraq et en Iran, plus que dans le petit peuple urbain, qui à Bagdad était ḥanbalite ; milieux ruraux dont Ibn Waḥshiyya, derrière lequel Massignon veut voir un « shī’ite extrémiste », avait dressé le bilan de la civilisation traditionnelle face à la montée de l’Islam urbain. 6

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9

10

De toute façon, le raisonnement général ne peut suffire, et il nous faut pour progresser essayer de trouver une documentation directe. L’ennui est que, pour l’époque classique, elle paraît extrêmement difficile à trouver. Une parenthèse d’abord sur les traités de ḥisba. La notion générale de ḥisba remonte assez haut dans l’Islam, mais il n’a été conservé et, selon toute apparence, composé de précis spécifique de ḥisba, j’entends : expliquant les devoirs techniques du muḥtasib et non seulement des principes généraux, qu’à partir de l’extrême fin du XIe siècle en Occident, de celle du XIIe en Orient (et encore en quelques pays seulement) : répartition qui n’est peut-être pas fortuite, et peut correspondre à un renforcement d’organisation chez les Almoravides d’une part, les Ayyūbides de l’autre. Il existe depuis les débuts de l’Islam un ṣāḥib al-sūq, où l’on a voulu voir, ce qui est douteux à mon avis, un héritier de l’agoranome antique, et qui, modifié dans sa signification religieuse, devient sous les ‘Abbāsides le préposé à la ḥisba, le muḥtasib. Mais nous savons mal, concrètement, ce qu’étaient alors les activités du muḥtasib. Cependant, encore dans les traités de ḥisba, il nous apparaît fondamentalement comme un représentant de l’Autorité ou de la Justice, qui n’est nulle part confronté à une organisation corporative ni a fortiori n’en émane15. Ces traités, même pour leur époque, ne peuvent donc nous servir à rien pour notre objet présent, sinon pour cette impression négative. En dehors des traités de ḥisba, nous sommes réduits au hasard des allusions rencontrées dans des œuvres de toute nature, et qu’aucun de nous ne peut évidemment prétendre de loin connaître toutes. Dans de telles conditions, ce que je peux apporter aujourd’hui n’a aucun caractère même provisoirement ferme, et ce que je peux seulement faire est de souhaiter que, sur la base d’un questionnaire établi dans la clarté, chacun au cours de ses lectures puisse noter les renseignements susceptibles d’élaborer peu à peu des réponses. Voici, à cette tâche, quelques contributions : Nous connaissons très bien pour certaines villes, en particulier Bagdad, l’histoire au moins épisodique des troubles populaires. Or il est extrêmement rare - et pour Bagdad je n’en connais aucun cas — de rencontrer dans le récit de tels troubles l’intervention d’un quelconque groupement que l’on puisse qualifier de professionnel, même si certains participants se trouvent désignés par le nom de leur profession. Ce qui intervient, quand ce n’est pas la soldatesque, c’est la foule informe ou, quand il y a une organisation relative, la futuwwa ; tout au plus nous dit-on que tel souq a été assailli, ou que les marchands ont, par peur, fermé boutique. Particulièrement remarquable est, à Bagdad dans la seconde moitié du IVe/Xe siècle, le récit de deux émeutes suscitées à quelques années d’intervalle par la prétention du gouvernement būyide d’introduire de nouveaux impôts sur l’industrie textile, plus spécialement la soierie, qui faisait vivre tant de

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Bagdadiens16 : aucun mot dans le récit de ces émeutes ne fait allusion à l’intervention de quelque sorte que ce soit d’organisation des « soyeux » ni autres artisans du textile. 11

Les seuls exemples peut-être différents que je connaisse sont les suivants, très exceptionnels et peu clairs : en Arabie, selon al-Ṭabarī et al-Maqdisī, il y a des luttes entre factions diverses dont une entre tailleurs (ou marchands de blé) et bouchers, à La Mecque entre tenanciers de ḥammām et marchands de sel, si le texte est valable, et à Zabīd au Yémen entre bouchers et Bédouins, sous la même réserve17. Mais jusqu’à quel point s’agitil d’affaires professionnelles ? Al-Maqdisī nous dit que les tailleurs sont shī’ites et les bouchers sunnites, et nous énumère sur la même lancée d’autres ‘aṣabiyyāt définies en termes tantôt religieux, tantôt ethniques, etc. Bien entendu certaines oppositions de caractère apparemment idéologique peuvent en recouvrir d’autres, qui pourraient être professionnelles ; mais les textes n’en disent rien, et nous sommes donc hors d’état de le préciser. Nous ne sommes guère plus avancés pour comprendre en quoi ont pu consister les combats dramatiques qui par deux fois, en 307/919 et 317/929 de l’hégire, à Mossoul opposèrent les marchands d’alimentation et les marchands d’étoffe flanqués des cordonniers18, ou, à Hérat en 602/1205 — mais ici nous sommes déjà à plus basse époque — les artisans du fer et ceux du cuivre19. Je ne doute pas qu’on puisse relever quelques autres cas de ce genre — suggérant au moins un certain esprit de corps — mais il est impossible pour le moment d’aller plus loin à l’aide de cette catégorie de documents.

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La littérature juridique nous apporte peut-être quelques autres enseignements utiles. Je ne pense pas qu’on puisse y relever nulle part aucun exposé consacré pour elle-même à aucune organisation corporative20 : le Droit musulman ne veut connaître que des individus. Il y a néanmoins un chapitre du fiqh — particulièrement dans les recueils de fatwā — où l’on trouve une allusion intéressante, et, assez étrangement, c’est celui du Droit pénal, comme l’avait déjà vu il y près d’un siècle A. v. Kremer21. En cas de crime, le dédommagement dû met enjeu des solidarités de groupes qui sont normalement ceux de la famille (au sens large) ou de la tribu, dans la tradition arabe, et, pour ceux qui n’ont pas de tribu, le dīwān où ils sont inscrits, pour les soldats et les fonctionnaires, le groupe professionnel pour ceux qui en ont, et, quand il n’y a rien, l’État : ce dernier cas, en fait, le plus couramment réalisé dans l’État ‘abbāside et ses héritiers. La mention du groupe professionnel implique évidemment pour lui la reconnaissance d’une certaine « personne morale » ; la difficulté est, comme toujours avec le fiqh, de savoir dans quelle mesure le principe ainsi admis se trouve en fait appliqué. Schacht estime qu’il a en tout cas assez vite cessé de l’être22. Il se peut que certaines fatwā d’Asie Centrale à la veille de l’invasion mongole suggèrent une évolution contraire. Certains recueils de ce genre, en effet, à côté du cas général où la solidarité de profession ne joue pas, envisagent quelques exemples particuliers où elle peut jouer : les foulons et chaudronniers à Samarqand, les cordonniers à Isfīdjāb, les artisans du bois à Merv (on nous dit là incidemment qu’il en va de même pour eux en Ᾱdharbāydjān) : dans ces métiers, nous dit-on, il existe une nuṣra, yatanāṣarūna, ce qui signifie sinon forcément une organisation professionnelle complète, du moins, dans le cadre de la profession, un système de secours mutuel et d’entraide, une solidarité de quelque forme23. Les précisions données ont l’intérêt de nous montrer à la fois que ce système n’est pas général, puisqu’on cite des cas où il existe, et de nous faire toucher avec ces cas peut-être l’amorce d’une évolution ; à moins qu’il ne s’agisse, dans cette région, d’une survivance spécifique : je ne peux absolument rien dire pour en décider en ce moment.

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13

Que peut-on chercher d’autres ? J’avais placé des espoirs dans la littérature d’adab, la littérature religieuse, etc. et les dictionnaires : mon enquête est trop limitée pour que je puisse tirer argument du fait que je n’ai jusqu’ici rien trouvé. Les descriptions de fêtes, s’il y avait des corporations professionnelles tant soit peu reconnues, devraient, comme il arrive parfois à plus basse époque, leur faire quelque place ; je n’en ai pas encore relevé de cas24. De quelques références fournies par Massignon résulte seulement l’existence assez ancienne d’une vénération pour Salmān, sans qu’on puisse préciser ni à quel titre ni quel milieu25. On ne peut rien déduire du fait que certaines mosquées portent le nom d’un métier, puisque c’est normalement aussi celui d’un quartier ou d’un souq. Rien non plus de ce que dans les relevés budgétaires apparaissent dans certaines provinces des prestations dues par certains métiers, puisqu’on ne sait comment s’en faisait la levée 26.

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A vrai dire, les textes mentionnent parfois des shaykh ou ra’īs des marchands d’étoffes, des grands marchands surtout voyageurs, tudjdjār, des médecins, peut-être quelques autres cas. Mais ils ne nous apportent pas de précision sur les points qui nous importeraient le plus27. A l’époque des traités de ḥisba, le muḥtasib a sous ses ordres, pour le seconder auprès de chaque métier, un spécialiste appelé en général ‘arīf en Orient et amīn en Occident28. Ce personnage est choisi, semble-t-il, dans la profession, et il est difficile qu’il ne jouisse pas d’une certaine confiance des membres de cette dernière, mais il n’en est pas moins présenté par les traités comme l’agent du muḥtasib auprès d’eux plus que l’inverse. Nous voudrions savoir ce qu’il en était des personnages mentionnés à de plus hautes époques sous un nom de fonction ou un autre : c’est, pour le moment, un vœu pieux.

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La seule chose qui apparaisse sûre est l’existence d’un certain esprit de corps, ou tout au moins d’un certain prix attaché à la profession, en ce sens que, pour tous les non-Arabes et plus largement pour tous ceux qui ne soulignent pas une appartenance tribale, le nom est en général accompagné d’un surnom qui désigne l’appartenance professionnelle. Le relevé des professions que l’on peut faire dans les innombrables dictionnaires de savants et lettrés29 est peut-être un peu trompeur, parce que les professions distinguées sont mieux avouées que les autres, et que les savants ne doivent pas se recruter également dans toutes ; il n’en signifie pas moins qu’un grand nombre d’hommes se définissent volontairement par la profession.

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On a bien compris que nous ne doutons pas, bien entendu, de la réalité d’une certaine forme d’organisation professionnelle. Il y a une répartition topographique des métiers, il y a des règles qu’ils doivent respecter, il y a un usage qui concerne la condition des apprentis, des esclaves employés, etc. par rapport aux maîtres, et il y a le muḥtasib avec ses agents qui contrôle plus ou moins tout cela. Mais tout cela ne fait pas une corporation, et si l’on ne peut rien conclure de ferme du silence peut-être provisoire des textes, on ne peut se défendre de l’impression que, tout de même, si l’on rencontre si peu la corporation, c’est qu’en effet elle existe fort peu, jusqu’à une époque plus basse que celle communément admise.

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Historiquement cela signifierait que, grosso modo, le Proche-Orient a vécu, à cet égard aussi, sur la lancée de la basse Antiquité, sans que la conquête arabe y ait changé grandchose. L’ennui, pour la vérification de cette idée, est que nous savons fort mal où en était vraiment la condition des collèges professionnels dans les provinces asiatiques de l’Empire byzantin ainsi qu’en Égypte, et dans l’Empire perse sassanide ; certains n’excluaient pas quelques formes d’organisation corporative combinée à une stricte réglementation étatique, et on ne peut juger exactement d’Antioche, par exemple, ou de

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Ctésiphon, a fortiori, d’après Constantinople30. On peut supposer que, dans les villes conquises par les Arabes, la chute de l’ancien État, que le nouveau n’a pu immédiatement remplacer tout à fait, a desserré le contrôle : mais en est-il résulté simplement une émancipation des particuliers, ou une tendance à la substitution de l’association privée au collège d’État ? Tout ce que je peux dire est que la réorganisation rapide d’un régime étatisé a vraisemblablement freiné ce qui a pu momentanément se faire jour de telles tendances. 18

Quoi qu’il en soit, il paraît évident qu’une corporation professionnelle musulmane, même si on en admet l’existence, ne peut correspondre pleinement à ce qu’ont été les corporations de l’Europe chrétienne à leur belle époque. Non seulement parce que l’emprise de l’État s’est toujours maintenue plus forte, et que par conséquent c’est lui qui exerce ou contrôle une bonne part des attributions réglementaires qu’elle monopolise ailleurs, mais plus profondément encore parce que l’étendue des pouvoirs que le Droit et l’usage reconnaissent à l’un comme à l’autre est beaucoup plus limitée qu’en Occident. Sans parler même d’un éventuel rôle politique ou religieux, il paraît difficile que ce soit la corporation, si elle existe, qui définisse les conditions d’adhésion (l’inscription sur les registres de l’État est obligatoire), ni les modalités techniques d’exercice du métier que contrôle le muḥtasib. A l’exception peut-être de conjurations tacites pour les prix alimentaires en cas de disette, ce n’est pas non plus la corporation, sous quelque forme que ce soit, qui fixe les prix ; l’État n’y intervient de son côté que pour combattre l’accaparement dans ces conditions exceptionnelles.

19

Par conséquent, quelle que soit la solution à laquelle nous aboutirons lorsque les enquêtes auront pu être conduites sur une documentation plus étendue, il restera toujours vrai que, comme l’a déjà noté le Professeur Gibb, il vaudrait mieux éviter de traduire par corporation le mot arabe ṣinf ou ses équivalents, qui désignent certes une catégorie professionnelle, mais sans toutes les implications que notre histoire à nous nous fait mettre dans le mot corporation31.

20

Cela dit, il est certain que, en partie, en Orient, par l’entremise de la futuwwa elle-même évoluée, il se produit une évolution des métiers dans le sens de nos corporations, bien qu’arrêtée à mi-chemin32. Il faut donc en comprendre les raisons et modalités. C’est un autre problème, que je ne traite pas ici, mais qui devait, pour finir, être évoqué. Une fois de plus, il faut éviter la vieille idée d’un Orient immobile. S’il a l’air de l’avoir été à côté de l’Occident devenu galopant, il ne l’a pas plus été, à son rythme, qu’aucune autre société médiévale.

21

On m’a dit une fois, dans un autre cénacle, que j’étais décourageant. Ce n’est certes pas mon intention. Si je l’étais, c’est que je serais découragé, ce que j’espère ne jamais être. Mais, si l’on veut avancer, il faut prendre conscience de l’urgence indispensable d’enquêtes nouvelles, établies sur la base d’un questionnaire plus précis et exact que cela n’a été souvent le cas jadis. Je n’ai pas d’autre ambition que d’y avoir légèrement aidé.

POST-SCRIPTUM 22

Dans la communication qu’on vient de lire, mais qui a été présentée en 1965, je n’ai naturellement pas pu tenir compte de certains travaux parus depuis lors, en particulier de la belle Mediterranean Society de Goitein, qui cependant n’en modifient pas les conclusions. D’autre part je n’avais pas pris conscience, en préparant mon travail, que M.

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Stern en préparait un parallèle, qu’on peut lire dans le présent volume. Il est évident que ces deux efforts se recouvrent partiellement, et chacun de nous par conséquent doit renvoyer à l’autre. Cependant, bien entendu, chacun de nous a sa manière propre, et les deux communications ne sont pas identiques. Leur convergence n’en a que plus de poids. 23

Signalons aussi que Gabriel Baer, qui avait l’intention, non réalisée, de présenter une communication sur le même thème au Congrès des Orientalistes de 1967, aboutissait également de son côté aux mêmes résultats, à partir de considérations quelquefois différentes (j’ignore sous quelle forme l’article paraîtra).

NOTES 1. Bernard LEWIS, Islamic Guilds, dans Economic History Review, viii (1937). 2. Louis Massignon a exposé allusivement ses idées dans de nombreux articles consacrés à des sujets divers, parmi lesquels nous détacherons spécialement : Guilds (Muhammadan), dans Encychpaedia of Social Sciences, éd. Séligman, 1931. Sinf, dans Encyclopédie de l’Islam, 1re éd., iv, 1935. La futuwa ou pacte d’honneur artisanal entre les travailleurs musulmans du moyen Âge, dans La Nouvelle Clio, 1952. Voir aussi la note suivante. 3. Il n’est évidemment pas question de donner ici de bibliographie. On la trouvera, jusqu’en 1923, dans L.

MASSIGNON ,

Enquête sur les Corporations musulmanes... au Maroc, dans Revue du Monde

Musulman, LVIII (1924), 256 pp., et on pourra la compléter par la bibliographie méthodique des Abstracta Islamica, dirigée par le même, dans la Revue des Etudes Islamiques. Voir infra p. 310, 3. 4. Bibliographie et exposé de base dans Histoire Générale du Travail, éd. L. H. Parias, i, v, chap. 3-4 et p. 381. La documentation non papyrologique reste encore à peu près celle qu’a rassemblée J. P. WALTZING, Etude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains, 5 vols., 1885-1900.

5. Le meilleur exposé me paraît rester encore celui que donne Gunnar Mickwitz aux chapitres vii et viii de son livre Die Kartellfunktionen der Zünfte..., Helsingfors 1936. Bibliographie à jour p. 293 de Speros Vryonis, Byzantine Dèmokratia and the Guilds in the XIth Century, dans Dumbarton Oaks Papers, xvii/1963, note 13 (cf. infra p. 319, n. 1). 6. C’est sur l’Italie, en raison des continuités institutionnelles et de son appartenance au même monde méditerranéen qu’une partie du monde musulman et que Byzance, qu’il faut avant tout porter les yeux ; dans celle du sud, restée byzantine, la continuité est naturelle, mais elle apparaît même dans la bonne documentation que nous avons par exemple, pour la capitale impériale de Pavie dans le nord, dans les Honorantitiœ civitatise Papiœ (XIe s.), éd. dans Monumenta Germaniœ Historica, xxx/2, pp. 1450-7. 7. Cela est particulièrement visible aux origines des communes italiennes, encore une fois, mais parait vrai aussi de la grande majorité des communes de l’Europe Occidentale septentrionale. 8. Massignon la formule dans son article Les corps de métiers et la cité islamique, dans Revue internationale de Sociologie, xxviii (1920), 473-88, mais ne l’a pas reformulée depuis lors. Elle est, sauf cas très spécial, insoutenable. 9. Voir p. 307, n. 2 et p. 308, n. 1. Pour Damas, voir spécialement la Notice sur les corporations de Damas, d’Elias Qudsi, publiée par Carlo Landberg dans les Actes du VIe Congrès des Orientalistes, Leiden 1885, vol. ii ; le précieux et encore trop peu connu Dictionnaire des Métiers Damasquins d’alQāsimī (même période, mais publié seulement en 1960, La Haye-Mouton, 2 vols.), important pour les techniques, l’est beaucoup moins pour l’organisation sociale. — Pour l’Empire ottoman,

224

consulter le livre important de R. MANTRAN, Istanbul dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris 1962, ii, chap. 4, et H.A.R.

GIBB

et Harold

BOWEN,

Islamic Society and the West, i,chap. 5, 1950. — Pour le

Maroc, après l’Enquête... de Massignon, la belle monographie de R.

LE TOURNEAU

sur Fès, 1949. —

Pour l’Égypte, le beau livre récent de Gabriel BAER, Egyptian Guilds in Modem Times, Jerusalem 1964. 10. Voir l’état actuel des questions dans la 2 e partie de l’article Futuwwa dans l’Encyclopédie de l’Islam, 2 e éd., par Taeschner (résumant et mettant au point en particulier les nombreux travaux antérieurs du même sur ce sujet, dont il est le principal spécialiste). 11. J’ai insisté sur cet aspect des choses dans la première partie signée de moi, de l’article Futuwwa ci-dessus signalé, ainsi que dans mes Mouvements populaires et autonomie urbaine dans l’Asie Musulmane au Moyen Age, dans Arabica 1958-1959 (tiré à part, Leiden 1959). 12. Et même, en un sens, jusqu’aux compagnonnages des temps modernes. 13. IBN

AL-DJAWZĪ,

al-Muntaẓam, éd. Hyderabad, viii, 326 ;

SIBȚ

B.

AL-DJAWZĪ,

Mir’āt al-Zamān, an 473

(inédit) ; Mouvements, pp. 44-5 (= Arabica 1959, pp. 42-3). 14. Entièrement gratuite est l’affirmation parfois reproduite d’une destruction par les Ayyūbides de privilèges aux métiers donnés par les Fâtimides. 15. Voir le résumé de ces questions dans l’article Ḥisba de l’Encyclopédie de l’Islam, 2 e édition, par M. Talbi et moi-même. 16. Abu Shudjā’ al-Rūdhrāwarī, continuation de Miskawayh, Tadjārib al-Umam, dans MARGOLIOUTH, The Eclipse of the Abbasid Caliphate, iii, 71, et HILĀL AL-ṢĀBĪ, Histoire, ibid. 386. 17. Al-Maqdisī, p. 102 ; al-Ṭabarī, éd. De Goeje, etc., p. 1909, au 262 ; cf. al-Fāsī dans

WÜSTENFELD , Die

Chroniken der Stadt Mekka, ii, 198-9. 18. IBN AL-ATHĪR, al-Kāmil, éd. Tornberg, vin, 89 et 157. 19. IBN AL-ATHĪR, xii, 136. 20. Le fiqh interdit toute fondation waqf au bénéfice d’une catégorie professionnelle, celle-ci ne devant être constituée qu’au bénéfice des pauvres de cette catégorie (cela même se fait rarement) ; par le biais des fondations au bénéfice d’une mosquée, d’une madrasa, d’un hôpital, etc., on peut constituer un waqf au bénéfice de tous ceux qui y sont inclus professionnellement, mais non pas de la profession plus largement. 21. Kulturgeschichte des Islams, ii, 187. 22. Introduction to Islamic Law, p. 186. 23. Fatwā d’al-Walwalīdjī, Bibl. Nat. Paris arabe 4813, f° 169 v° ; Qādī-Khān, Fatwā, Caire 1282, vol. iii (en marge des Fatāwī ‘ᾹÂlamgīriyya). 24. La présence de marchands parmi les catégories de notables qui assistent à des réceptions de souverains ou d’ambassadeurs ou prêtent le serment de bay’a prouve la considération sociale dont ils jouissent, mais ne nous apprend rien sur l’éventuelle existence d’une organisation corporative. 25.

AL-SAM’ĀNĪ,

Ansāb, 467 a (sur Abū Aḥmad al-Qalānisī, un religieux qui, avec un grand

marchand, va visiter le tombeau de Salmān) ; Ibn al-Fuwaṭī (le Calife en 643/ 1240 va sur la tombe de Mūsā b. Dja’far et sur celle de Salmān) ; encore Abū Nu’aym al-Asfahānī, Ḥulya, x, 311. 26. Ni les papyrus égyptiens, ni les documents judéo-arabes de la Geniza du Caire n’apportent, à ma connaissance, de précision permettant de conclure à une organisation corporative où que ce soit. 27. Il s’agit de toute manière de professions de type spécial, dont on ne pourrait rien conclure pour les autres. Mais il n’y a pas de doute que le chef des médecins est nommé par le Gouvernement et contrôlé par le muḥtasib, comme le sont les instituteurs, etc. Les gros marchands d’étoffe bazzāzūn sont à certains égards différents des autres métiers, car il s’agit uniquement de commerçants en gros, qui ne sont pas artisans ; l’étoffe est fabriquée pour eux par d’autres, comme dans toutes les société médiévales du même niveau technico-social. 28. Voir l’Encycopédie de l’Islam, 2e éd., sous ces deux mots.

225

29. Une thèse a été faite en ce sens à l’Université de Jérusalem, dont un résumé est paru dans le Journal of the Social and Economic History of the Orient, XIII, 1970, 16-61. 30. Pour l’Iran sassanide, voir maintenant N. française 1963,

2e

PIGULEVSKAYA ,

Les villes de l’Etat iranien, trad.

partie, chap. iv. Dans l’Empire Byzantin, ce qui était vivant était le régime des

« dèmes », qui ne sont pas à base professionnelle. Bibliographie au début de l’article de Sp. Vryonis, Byzantine Dèmokratia and the Guilds the XIth Cent., dans Dumbarton Oaks Papers, xvii/1963, article important mais où le mot « guilds » reste employé trop élastiquement. 31. GIBB et BOWEN, Islamic Society and the West, i, 281, note 4. 32. Il est curieux de constater qu’Ibn Baṭṭūṭa est déjà frappé par le caractère corporatif des métiers iraniens (sans futuwwa inhérente à leur organisation, bien que la futuwwa fût développée en Iran) — ce qui laisse supposer qu’ils l’avaient moins ailleurs — et que cependant Chardin sera lui frappé par leur caractère non corporatif : chacun juge à partir d’une expérience contraire.

NOTES DE FIN *. Dans A. H. HOURANI et S. STERN, The Islamic City, Oxford, 1970, 51-63.

226

Quelques problèmes concernant l’expansion économique musulmane au Haut Moyen Âge*

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Le problème des relations économiques entre le monde musulman et l’Occident européen au Haut Moyen Âge a été sinon posé pour la première fois, du moins reconditionné par H. Pirenne, il y a environ un tiers de siècle1. Sur « Mahomet et Charlemagne », pour donner au problème le titre rendu fameux par lui, il a depuis lors été beaucoup écrit et discuté, mais presque jamais par les orientalistes, auxquels il faut avouer qu’il reste pratiquement inconnu. C’est donc à présenter des points de vue d’orientaliste que je vais m’appliquer, mais forcément, dans ces conditions, d’une façon bien incomplète et provisoire, et même, faut-il l’avouer, avec quelque trouble de conscience. En effet, il est fréquemment arrivé que des « occidentalistes », si vous voulez bien passer ce mot à un orientaliste, aient cherché à se renseigner sur tel ou tel point d’histoire musulmane dont ils percevaient les influences possibles sur l’histoire européenne ; et le plus grave n’est pas que trop souvent ils n’aient rien pu trouver, mais que des indications trop rapides ou fragiles d’orientalistes anciens insuffisamment avertis leur aient donné l’impression qu’on pouvait savoir quelque chose, et donc construire dessus, là où il n’en est rien, et où par conséquent l’attente prudente s’impose. D’où il résulte que je vais être parfois obligé de faire le démolisseur, comme si j’éprouvais une quelconque joie à m’en prendre à autrui. Mais c’est, il me semble, un devoir d’honnêteté que vous voudrez sans doute reconnaître.

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A la manière dont Pirenne avait posé le problème, il s’agissait surtout de savoir si, à la suite des conquêtes musulmanes, l’Occident, habitué depuis l’Antiquité à recevoir divers produits d’Orient, avait continué à en être alimenté comme, selon lui, il l’était encore au VIIe siècle. C’est là-dessus que d’abord portèrent les enquêtes et les discussions, et, lorsque la disparition d’une denrée était dûment constatée, sur les explications diverses qu’il était possible de donner de ce fait : par exemple pour le papyrus, dont l’utilisation en pays chrétien fut gênée, même s’il en pouvait arriver, par les inscriptions musulmanes qu’il contenait, puis qui, au Xe siècle, disparut d’Égypte même devant le papier2.

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Cependant d’autres chercheurs, venus d’horizons différents, se demandaient non si l’on avait plus ou moins de ces marchandises, mais, ayant établi qu’il y en avait en tout cas

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une certaine quantité, comment s’établissait l’équilibre comptable sans lequel aucun commerce durable n’aurait été possible. On retrouvait là les problèmes de l’or posés par Marc Bloch, et Maurice Lombard en particulier imaginait une vaste carte de courants commerciaux-monétaires d’où résultait une harmonie tripartite — Islam, Byzance, Occident — éminemment satisfaisante pour la Raison Pure3. De son côté, dans un article antérieurement écrit mais qui ne devait attirer l’attention que dans une traduction anglaise postérieure, Sture Bolin introduisait l’idée que les fluctuations monétaires musulmanes ne pouvaient manquer d’avoir influencé le régime monétaire européen4 ; plus récemment, Philip Grierson, partant, lui, de l’étude de la première monnaie musulmane, mais s’y limitant, faisait pour cette période seule une suggestion comparable 5 ; et Cipolla, admettant l’une et l’autre, présentait des deux dernièrement une synthèse 6. Cependant, d’un point de vue surtout numismatique, les données mêmes sur lesquelles, du côté européen, s’appuyaient Bolin et Lombard avaient été plus ou moins fortement et directement contestées par Himly7, Duplessis8 et Morrison9. 4

Circulation des marchandises, interaction des facteurs monétaires, voilà donc les deux aspects principaux sous lesquels ont été étudiés les raports commerciaux entre l’Occident et l’Orient au Haut Moyen Âge. Certes d’autres problèmes ont été considérés par divers savants, mais dans des domaines particuliers et non, sous réserve d’allusions rapides, dans le cadre de leurs relations ou de leur confrontation10. D’autre part les plus importants des travaux énumérés concernent la période carolingienne proprement dite, et comme les développements plus amples que nous possédons sur le commerce du Levant à la fin du Moyen Âge commencent grosso modo avec les Croisades ou même seulement avec le XIIIe siècle, il s’ensuit qu’il y a entre les deux séries une relative lacune chronologique dont on n’a peut-être pas pris toute la conscience qu’elle mérite11. Enfin le côté proprement musulman des problèmes posés n’a presque pas été abordé, bien que, naturellement, l’ensemble de l’édifice repose également sur les deux. Je voudrais donc essayer successivement de revenir en islamisant sur certaines questions déjà posées, et d’en aborder quelques autres.

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L’une des questions les plus importantes, en raison de l’attention qu’elle a suscitée ces temps-ci, est celle de l’interaction des systèmes monétaires, et j’y consacrerai donc mon développement le plus long. Sture Bolin, s’appuyant sur des données qui pratiquement remontent surtout à l’orientaliste autrichien du siècle dernier Alfred von Kremer12, a cru pouvoir non seulement montrer une influence de la monnaie musulmane sur la monnaie carolingienne en général, mais dessiner, dans les domaines de l’une et de l’autre, du VIIIe au Xe siècle, deux courbes parallèles de la valeur de l’or et de l’argent qui démontreraient leur constante et profonde interconnexion13. Pour lui l’argent qui, au temps des conquêtes musulmanes, aurait valu environ le dixième de l’or, serait tombé au milieu du IXe siècle à 1/17 e pour remonter au début du Xe siècle à une relation de 1/12 e ; évolution qui s’expliquerait dans un premier temps par la mise en exploitation des mines d’argent d’Asie Centrale, jetant sur le marché des quantités excessives d’argent, puis, dans un deuxième temps, par la conquête des gisements d’or de Nubie, rétablissant l’équilibre au profit de l’or. Cette situation rendrait compte de la primauté de l’argent dans l’Europe carolingienne, et l’excédent de sa valeur en Occident sur sa valeur en Orient expliquerait son afflux de celui-ci vers celui-là jusqu’au milieu du XIe siècle, moment à partir duquel l’argent, en Europe comme en Orient, se renchérit. Cette construction, admise par Cipolla 14 , n’a été, à ma connaissance, contestée par personne : avouerai-je qu’elle m’inquiète ? Je ne suis certes pas en état de dessiner, à la place de la courbe de Bolin, d’autre courbe aussi

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assurée, mais ce que je peux assurer est que celle-ci ne devrait pas l’être, et qu’en conséquence ce qui a été construit sur elle ne l’est pas non plus. 6

Bolin part de l’idée que le dinar de l’Islam primitif, qui est le sou d’or byzantin, vaut, suivant les différents textes, 10 ou 12 dirhams sassanides d’un poids légèrement inférieur, ce qui donne un rapport Au/Ar approximatif de 9 ou 11. L’ennui est qu’aucun texte ne nous affirme cette équivalence : car, ainsi que l’a fort bien remarqué Grierson15 et qu’on peut le préciser plus encore, il s’agit de tout autre chose. A première vue, l’idée est suggérée par des exposés juridiques — dont aucun n’est antérieur à la fin du VIIIe siècle — qui établissent une équivalence fiscale : dans le monde musulman, dont certaines régions vivent presque sous un régime de monométallisme argent, d’autres de monométallisme or, les non-musulmans doivent payer leur capitation djizya et les musulmans leur aumône légale zakāt d’après un barême établi là en argent, ici en or, parce que cela est ainsi le plus facile et d’ailleurs se rattache, pour la capitation, aux traditions ici byzantines et là sassanides ; mais nulle part il n’est dit que l’on puisse, à cette époque, s’acquitter indifféremment en l’une ou en l’autre monnaie ; bien au contraire, ce que ne savait pas Grierson mais qu’a souligné en particulier Dennett16, le régime des impôts, qui dépend à la fois des usages antérieurs et des conditions de la conquête arabe, est, selon les régions, normalement différent, et, tandis que les pays d’argent ont une capitation graduée en trois étages selon la catégorie de fortune des imposés, les pays d’or paient par collectivité solidaire sur la base d’un calcul à taux uniforme pour tous, et parfois même paient un impôt global où la capitation n’est pas distinguée de l’impôt foncier. C’est seulement lorsque, plus tard, on a, sous les ‘Abbāsides, cherché à étendre à toutes les provinces le système qui prévalait dans leurs domaines orientaux, où se trouvait leur gouvernement, ou bien, dans certains cas, lorsque s’est modifiée la répartition de l’or et de l’argent, que l’on a instauré une équivalence entre le barême de la capitation à 1-2-4 dinars et celui de 12-24-48 dirhams, qui ne correspondait à aucun cours effectif, mais que l’on avait avantage à adopter pour la simplicité, afin de ne pas bouleverser le systèmes antérieurs. D’ailleurs, au même moment, ce qui prouve bien qu’il s’agit d’une définition légale — sur la base de traditions différentes — et non d’un change réel, le paiement de la zakāt par les musulmans et le droit qu’ont les pauvres à en bénéficier reposent sur une détermination de la fortune qui définit la pauvreté comme l’état de l’homme dont l’avoir est inférieur à 20 dinars en pays d’or et 200 dirhams en pays d’argent, ce qui donne un rapport 10 et non 12. De toute façon, à ce moment, il s’agit des monnaies postérieures à la réforme de ‘Abd al-Malik (fin VIIe siècle), si bien que l’équivalence adoptée ne correspond en réalité pas à celle que l’on voudrait supposer pour la période des Conquêtes. Pour le dirham de ‘Abd alMalik, si nous en savons le poids légal, les 7/10e du dinar, nous n’avons aucune indication nous permettant de lui fixer une valeur de change effective sûre avec le dinar au temps de ce Calife ; plus tard, partant vraisemblablement de l’idée d’un rapport Au/Ar = 10 au temps du Prophète, les juristes décideront que sa valeur devait être des 7/100e de celle du dinar, soit 14 2/7 dirhams au dinar, mais nous n’avons aucune trace sûre d’une telle idée avant la fin du IXe siècle. Pour le temps de ‘Abd al-Malik, Grierson a réattiré l’attention 17 sur une référence18 d’un lexicographe européen du XVIe siècle 19 à son prédécesseur musulman al-Djawharī (milieu du Xe siècle), d’après laquelle le dirham à ses débuts aurait valu 1/20e de dinar, et plus tard 1/25 e, ce qui donnerait les rapports Au/Ar 14 et 17 1/2 ; mais ce passage, dont il n’est pas assuré qu’il se trouvait réellement chez al-Djawharī 20, est suspect à plusieurs égards21, et il est au moins nécessaire de s’en tenir pour le moment en face de lui à la position du doute méthodique.

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Nous arrivons, en apparence, à des notions plus précises à la fin du VIIIe siècle et au long du IXe, grâce aux papyrus d’Égypte, et tout au moins pour ce pays22. Quelques-uns des ces papyrus en effet ou mentionnent directement un rapport entre dinars et dirhams, ou contiennent des indications permettant de le calculer. Seulement, sans parler d’un ou deux cas d’interprétation douteuse que je ne peux discuter ici23, lorsque nous constatons qu’à quatre années d’intervalle, en 791 et en 795, le dinar est compté à 12 et à 28 dirhams, puis qu’au IXe à côté de quelques calculs à 24 ou 25 il s’en trouve encore un de 13 et un de 18, la question ne peut être évitée de savoir si vraiment les dirhams ou les dinars dont il s’agit sont les mêmes, ou si les circonstances dans lesquelles sont établies les équivalences le sont. Hors d’Égypte la situation est semblable, avec la circonstance aggravante qu’ici nous n’avons même plus la documentation24 directe du papyrus. Dans le relevé du budget de Hārūn al-Rashīd que nous conserve l’écrivain, d’un siècle postérieur, al-Djahshyārī, il est noté en conclusion que le dinar est compté à 22 dirhams25 ; et du temps d’alMutawakkil (milieu du IXe siècle), il nous est assuré par l’écrivain du XIIIe siècle Yāqūt, qui était un érudit de grande valeur mais ne nous donne ici ni source ni raison, que le dinar y était compté à 25 dirhams26. Puis à partir des alentours de l’an 900, avec une brusquerie peut-être apparente et due à ce que l’abondance et la nature de la littérature nous apportent alors plus de renseignements, nous voyons l’administration ‘abbāside comptabiliser régulièrement le dinar au taux, tenu pour celui de la Loi, de 14 2/7 dirhams ou, pour simplification, à des taux approchants de 14, 14 1/2 ou 15, et ce taux d’échange paraître tendre à une application effective au moins dans les régions centrales de l’Orient musulman, Iraq et environs27. En Égypte, lorsque arriveront les Fâtimides (969) voulant faire une monnaie d’or de qualité extraordinaire supérieure à la ‘abbāside, ils frapperont un dinar de 15 1/2 dirhams, ce qui nous ramène donc au même calcul fondamental pour le dirham28.

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Pour interpréter raisonnablement ces textes, il faut bien savoir que l’usage, en Islam comme en Europe, distingue des monnaies de compte et des monnaies réelles, et que la valeur des monnaies réelles est donnée par référence à la définition légale de la monnaie d’argent, quand il s’agit d’or, et de la monnaie d’or, quand il s’agit d’argent ; ainsi, sauf indication contraire, lorsque n’est pas précisé le nom d’une monnaie réelle, on nous dira d’un dinar dévalué qu’il vaut 10 dirhams (légaux) — ce qui a été le cas des dinars frappés à Bagdad vers 930 — ou inversement de dirhams dévalués qu’ils sont par exemple donnés à 40 au dinar (légal). Des indications de ce genre dans les textes ne signifient donc en général aucune variation dans le taux du dinar de poids et titre légaux par rapport à celui du dirham de poids et titre également légaux, donc aucune variation dans la valeur comparée de l’or et de l’argent, mais seulement l’émission de monnaie de poids ou titre, ou les deux, différents de la définition légale29. La méconnaissance de ces explications a amené Bolin, par exemple, à croire à un redressement du dirham là où il ne s’agit que d’un mauvais dinar.

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Cela dit, c’est donc une question préjudicielle de savoir si les dirhams dont nous parlent les textes invoqués pour le VIIIe et le IXe siècle sont des dirhams conformes à la définition légale, ou des dirhams de fait différents. Au Xe siècle, il n’y a aucun doute possible sur la diversité des monnaies effectives, et la chose ira s’accentuant aux siècles suivants, sans que cela entraîne aucune variation dans le rapport légal Au/Ar, qu’on retrouve encore inchangé au XIIIe siècle, malgré des taux d’échange tout différents des dinars et dirhams effectifs30. Nous ne pouvons malheureusement savoir dans quelle mesure il a pu en être déjà de même au IXe siècle, particulièrement pour la monnaie d’argent. On me dira qu’il

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n’est que de consulter les collections de monnaies de nos musées, etc. Sans doute. Seulement deux considérations préalables doivent être rappelées, qui empêchent d’accorder à ces consultations, pour le moment, une valeur bien précise. D’abord il est probable que les monnaies qui existent dans nos collections ne représentent pas la circulation moyenne effective de leur temps, parce que bien naturellement les monnaies de bonne qualité ont été en général conservées tandis que les mauvaises ont été, dès que possible, envoyées à la refonte. D’autre part, si l’on s’est mis récemment à analyser le titre de certaines monnaies d’or, ce qui nous permet d’avoir une idée sérieuse du dinar ‘abbāside31, aucune analyse n’a encore été faite des pièces d’argent de l’époque ‘abbāside32 , ce qui fait que nous ignorons pratiquement tout de leur titre et que par exemple, comme le remarque judicieusement Miles33 à propos de certains dirhams plus gros que d’autres, nous ne pouvons dire si cet alourdissement (d’ailleurs modéré) est ou non destiné à compenser un affaiblissement du titre. On ne saurait donc à cet égard trop déplorer l’esprit étroitement numismatique dans lequel ont été faits des catalogues qui, pour l’historien économiste, sont pratiquement dénués de tout intérêt ; la connaissance du poids et de dimensions très approximatifs ne peut évidemment servir à déterminer qu’un ordre de grandeur tout à fait large du titre et ne peut en outre bien entendu suffire à déterminer toujours la nature de la composition des alliages. En attendant que les analyses requises aient été faites, nous pouvons seulement, pour les temps antérieurs au Xe siècle, envisager, d’après les collections, la possibilité d’une certaine variation ou diversité des régimes monétaires, et, d’après les textes, savoir que, dans certaines régions, qui se trouvent être parmi les plus importantes commercialement, existaient des systèmes de monnaies originaux et sans rapport avec celui de Bagdad : nous le savons, au IXe siècle, du Yémen et du ‘Umān, plaques tournantes du commerce de l’Océan Indien vers l’Égypte d’une part, le Golfe Persique d’autre part34, et de Bukhārā, l’une des métropoles de cette Asie Centrale d’où partait, ou par où passait, presque tout le commerce continental vers la Chine d’une part et la Russie de l’autre35. Nous reviendrons tout à l’heure, à un autre point de vue, sur ces questions. 10

Pour le moment les seuls résultats auxquels nous puissions provisoirement aboutir sont ceux-ci ; à partir de la fin du IXe siècle, et d’une manière désormais stable pour plusieurs siècles, il est établi un système d’équivalence du dinar d’or sans alliage au dirham d’argent sans alliage de 14 2/7, reposant sur un taux de change Au/Ar = 10, et d’après lequel sont calculées les valeurs relatives des pièces effectivement en circulation, de poids et de titres divers. Ce système est considéré comme conforme à la Loi, mais il nous est impossible d’assurer qu’il avait été conçu antérieurement à la fin du IXe siècle. Au siècle précédent, l’impression est d’un taux du dinar par rapport au dirham nettement supérieur (22-25), mais, tant que nous ne pouvons savoir de quel dirham il s’agit précisément, il nous est impossible de préciser non plus la valeur relative Au/Ar qui en résulterait. De toute façon, nous pouvons encore moins savoir dans quel rapport était la situation du IXe siècle avec celle du temps de ‘Abd al-Malik et a fortiori celle des origines islamiques. D’autre part, on ne peut manquer de trouver quelque chose de suspect dans l’impression que ces données vagues suggèrent d’une assez brusque mutation vers la fin du IXe siècle, alors que rien dans les textes historiques jusqu’ici signalés ne la corrobore ; et l’on incline donc à chercher si ces données ne peuvent être interprétées de quelque autre façon.

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Bolin considère comme normal que l’argent se soit dévalué du VIIe au IXe siècle, en raison de la mise en exploitation des mines de l’Asie Centrale et de l’excès de métal blanc qui en

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serait résulté sur le marché, excès qu’aurait, dans la seconde moitié du IXe siècle, compensé la mise en exploitation des gisements aurifères de Nubie. Mais tout cela est vague et équivoque. Nous ne savons pas quand ont été mises en exploitation les mines d’Asie Centrale, sises en des régions que les Musulmans n’ont conquises qu’au VIIIe siècle, mais qui étaient apparemment connues avant eux : l’Iran sassanide en tout cas disposait déjà de sources d’argent larges, puisqu’il vivait à peu près en régime de monométallisme argent, et l’importance commerciale de la Transoxiane ne commence pas avec l’Islam36. De son côté l’or nubien était accessible d’Égypte bien avant le IXe siècle, puisqu’au lendemain de la conquête arabe comme avant elle, il y a été émis abondamment et presque exclusivement de la monnaie d’or37. Certes toutes précisions statistiques sont impossibles, même grossièrement ; mais en outre supposant même qu’il y ait en effet eu un moment abondance de production argentifère, il est simpliste de dire que celle-ci dût automatiquement entraîner une transformation du rapport Au/Ar. La chose n’est pas si simple, parce qu’il intervient la question des besoins monétaires, qui ne sont pas stables ni forcément toujours les mêmes pour l’or et l’argent sur les grandes routes du commerce international. Et est-il même bien sûr, d’après les textes et les collections, qu’on ait eu tant d’argent que cela, eu égard à ces besoins ? 12

Ce n’est en tout cas pas l’impression que donne, si obscure soit-elle, l’histoire des ghitrifī de Bukhārā. L’affaire peut être d’importance, puisque nous sommes là dans cette Asie Centrale dont le commerce rayonne sur la Russie où s’en sont retrouvées tant de monnaies — comme sur l’Iran et sur la Chine. D’après ce que nous rapporte l’historien de cette ville (Xe siècle ; mais l’œuvre n’est connue que par une traduction persane du XIIe par Narshakhī)38, au temps de Hārūn al-Rashīd, donc vers 800, les Bukhariotes se seraient plaints que leur monnaie d’argent qui était celle du Khwārizm, fuyait à l’étranger, et, pour en avoir une qui restât chez eux en vue des transactions locales, obtinrent de leur gouverneur Ghitrif la frappe d’une monnaie spéciale qui, l’argent étant cher, fut faite en un alliage complexe inacceptable par le grand commerce in-international. Le nouveau dirham ghitrifī s’échangea à 1/6 de dirham d’argent pur, dit Narshakhī, qui ajoute cependant que plus tard le ghitrifī en vint à valoir plus que le dirham d’argent (100/85 au Xe s., 100/70 au XIIe). Ce récit contient évidemment des obscurités et des impossibilités ; le ghitrifī, nous dit notre auteur, se composait de six métaux avec prédominance d’argent, et il est par conséquent difficile de comprendre que le change n’en ait été que d’1/6 e ; et il est évidemment impossible que le dirham qui a fini par valoir moins qu’un ghitrifī soit un dirham de poids légal d’argent pur. Il se peut bien aussi qu’en réalité la disparition de l’argent, si elle est authentique, ait été l’effet et non la cause de la frappe des ghitrifī. Mais, laissant ces questions en suspens, il reste que nous sommes invités à considérer que dans une zone commercialement importante et à l’époque où des textes nous suggèrent une dépréciation de l’argent par surabondance, il y avait en réalité disette. La frappe, dans la mesure — à vérifier — où il y en a à cette période en d’autres régions, de dirhams de poids ou titre insuffisant peut ne prouver qu’un désordre budgétaire, mais tout de même ne suggère pas non plus une surabondance de métal blanc39. Et au siècle suivant, pour l’or, le même raisonnement appliqué aux dinars dévalués mis alors en circulation en Iraq conduit aux mêmes conclusions40.

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Dans cet état de perplexité nous devrions trouver un secours dans la considération des prix. Si à un moment donné une monnaie a subi d’importantes fluctuations, il va de soi que les prix, exprimés en cette monnaie, ont dû en subir d’inverses, monter quand elle descendait, descendre quand elle montait. J’en reparlerai tout à l’heure à un autre point

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de vue, mais je dois seulement ici dire que l’étude des prix est pour notre objet présent vaine, parce qu’aux premiers siècles de l’Hégire nous ne pouvons les suivre suffisamment qu’en Égypte, où ils sont exprimés en or. 14

A vrai dire, pour en revenir à la question du change Au/Ar, je me demande presque s’il y a un véritable sens à en parler comme d’un fait normal en notre monde musulman. Presque tous les changes connus sont des changes administratifs, d’écriture comptable ; et lorsque nous voyons qu’un jour un gouverneur de Qumm en Iran décida de sa seule autorité de faire passer le change des dinars et dirhams de 5 à 10, avec en outre une aggravation discriminatoire pour les Bédouins41, on ne peut manquer de se dire que de telles conceptions n’ont pas grand rapport avec un change effectif au marché commercial. Certes je ne vais pas jusqu’à nier qu’en particulier au Xe siècle, siècle par excellence du désordre monétaire, un tel change ait été pratiqué souvent, en particulier en Iran et Iraq, en attendant qu’au XIe l’argent en disparaisse presque complètement 42. Néanmoins il semble qu’il serait faux de penser que dans les zones centrales d’expansion marchande les intéressés aient eu réellement le choix entre deux monnaies et par conséquent besoin de se préoccuper de leurs cours respectifs. A fortiori lorsqu’ils commerçaient avec des pays « barbares » n’ayant pratiquement pas de monnaie à eux, comme ce devait être le cas des vendeurs de fourrures de la forêt russe. L’idée contraire présuppose un circuit mondial général organisé, qu’il s’agit justement de démontrer et qui me paraît bien douteux.

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En effet, les constatations qui précèdent, confrontées avec d’autres considérations, amènent, comme l’a pressenti Himly, à mettre en doute la réalité même du « monde musulman » comme de l’« Europe » en tant qu’unité économique. Certes il y a à l’intérieur du monde musulman une circulation notable d’hommes et de marchandises, plus importante sans doute que celle qui existe dans l’Europe de même époque. Mais il serait excessif d’en conclure à la réalisation d’un ensemble organique unique s’étendant de l’Asie Centrale ou du Yémen au Maroc et à l’Espagne en passant par l’Iraq et l’Égypte, et par conséquent tout raisonnement, qui implicitement repose sur l’idée d’un tel ensemble, est vicié dans son principe. Les différentes régions économiques ou politiques du monde musulman ont des monnaies différentes, que ceux qui les utilisent ailleurs doivent ou faire refondre ou faire accepter seulement au poids. Globalement, pendant plus de trois siècles, en pleine période d’intense activité commerciale, l’Iran et, dans une certaine mesure, l’Iraq ainsi que l’Asie Centrale sont restés pays de monométallisme argent, l’Espagne a fait de même, tandis que l’Égypte, la Syrie, l’Arabie, le Maghreb étaient pays de monométallisme or43, et c’est seulement au Xe siècle, tant en Espagne qu’en Orient, que l’or progressivement refoule l’argent, sans que les raisons en soient d’ailleurs à rechercher uniquement ni peut-être principalement dans une interpénétration économique accentuée ou prolongée (l’argent prendra sa revanche au XIIIe siècle). Le mouvement dominant des échanges dans bien des régions de l’Islam est d’ailleurs apparemment plus vif avec certains pays étrangers qu’avec les autres pays musulmans, et réciproquement l’on ne peut conclure de leur relations avec ces pays étrangers à des relations comparables des autres pays musulmans avec ces étrangers. Il est certain, à la lumière des trouvailles monétaires, que le commerce musulman du territoire russe était avec l’Asie Centrale et non avec le Proche-Orient (cela est encore plus vrai qu’on ne le dit parce que, de même que l’ambassadeur califal aux Bulgares de la Volga, pour éviter le Caucase et les Khazars, est passé par l’Asie Centrale, de même les monnaies califales trouvées en territoire russe et baltique en minorité à côté des monnaies samanides ont sûrement elles-mêmes en partie pénétré par l’intermédiaire des marchands samanides). Il

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est certain que le Yémen et le Golfe Persique commerçaient plus avec les pays de l’Océan Indien, de l’Afrique Orientale à la Malaisie, voire à la Chine, qu’avec la Méditerranée. Il est certain, sinon que l’Afrique du Nord et l’Espagne avaient plus de rapports avec l’Occident européen qu’avec l’Orient musulman, en tout cas qu’ils étaient seuls pratiquement à en avoir, antérieurement à la fin du Xe siècle. Tout cela signifie que la conception d’une carte commerciale générale à trois pôles, Islam, Byzance, Europe est impossible, et que, même si dans une mesure à déterminer, un système commercial embrassant les trois blocs peut être détecté sans parler du bloc extrême-oriental —, il y a lieu de dessiner une construction autrement complexe, distinguant non seulement en Europe le nord-est, le nord-ouest, la Méditerranée, mais en Islam aussi bien l’Asie Centrale ou l’Orient, l’Arabie et l’Égypte, l’Occident hispano-maghrébin. Dans le tableau des rapports mutuels EuropeIslam, il n’y a guère de réalité dans une formulation totale aussi simple, mais il y en a dans des secteurs Asie Centrale-Europe de l’Est (et du Nord ?), Proche-Orient-Byzance, Maghreb-Italie du sud44 et, par terre, Espagne-France, et il est possible que tel de ces secteurs forme, par-dessus les frontières confessionnelles, une entité économique plus réelle que « le monde musulman » ou « l’Europe ». Les spécialistes paraissent avoir été plus influencés par les faits d’Europe orientale, en raison de leur ampleur cartographique. Il n’y a pas à les minimiser, mais tout de même à admettre qu’il y a une autre zone de contact, celle de la Méditerranée occidentale, d’où le commerce des pays musulmans peut entrer en Europe, et qu’il en résulte apparemment en Europe deux zones qui se rencontreraient vaguement en France. Pour les rapports entre l’Islam et l’Occident, c’est la zone méditerranéenne qui est la plus importante, et une fois de plus on se rend compte que les historiens de l’Europe ont trop négligé la spécificité du fait italien. 16

Nous venons, on le voit, de déborder l’étude des faits monétaires. Et en effet, si importants soient-ils et prédominante l’attention qu’on leur a récemment portée, il y a, dans l’activité du commerce en général et du commerce d’alors en particulier, d’autres facteurs à considérer, peut-être plus importants. Il est bien connu que pour le marchand médiéval à long cours — et cela est explicitement dit dans quelques ouvrages musulmans 45 — le but est la spéculation sur les différences de cours et de prix entre les diverses régions qu’il fréquente. Il acquiert à bon compte des denrées qu’il revendra ailleurs avec bénéfice, et essaie de s’organiser un réseau qui lui permette de combiner dans les deux sens des opérations de ce genre. D’où l’importance qu’il attache, et que nous constatons dès que la documentation s’améliore, à être renseigné sur les prix et cours par les correspondants qu’il peut avoir au loin dans les divers pays de son activité. Il serait donc extrêmement important pour nous de pouvoir, dès avant l’époque des Croisades, poser quelques jalons d’une étude comparée des prix. Actuellement nous ne pouvons guère qu’en indiquer la possibilité et mettre en garde contre des impressions trop hâtives, nées d’informations isolées. Les renseignements que nous avons pour l’Europe à cette époque sont rares, dispersés, de valeur inégale, et, à ma connaissance, n’ont pas été rassemblés. Nous en avons en apparence un peu plus pour certaines régions du monde musulman, comme l’Égypte, mais la plupart concernent des circonstances spéciales, famines, réquisitions, etc., et ne peuvent donc être considérés pour l’établissement des prix moyens et normaux46. Toutefois il y aura peut-être moyen d’aboutir à quelques résultats dans le domaine spécial qui est le nôtre ici ; ce qui nous importe n’est pas en effet de nous rendre compte de la signification des prix dans l’ensemble de la vie économique des divers groupes de pays — c’est une question fort importante mais d’un tout autre ordre — mais seulement de découvrir et d’apprécier quelles spéculations et quels bénéfices pouvaient réaliser nos marchands sur le petit nombre de denrées dont ils faisaient

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commerce. Bien entendu il y a les frais et risque du voyage ou du transport, que nous pouvons encore plus mal mesurer ; du moins pouvons-nous constater qu’à partir d’une certaine marge bénéficiaire entre les prix au départ et à l’arrivée on considérait en fait l’entreprise comme valant d’être tentée. 17

Il serait donc intéressant, par exemple, d’apprécier les bénéfices qui pouvaient être réalisés dans le commerce des esclaves. Il faut, à cet égard, se garder des illusions. Il est certain qu’il y avait bénéfice, sans quoi il n’y aurait pas eu commerce, mais peut-être était-il moins gros qu’on ne l’a cru, ou plus exactement n’était-il vraiment gros que sur la masse. On a cru possible47 de mettre en regard le prix payé sur le marché de Milan au IXe siècle pour un jeune esclave franc — 12 sous d’or (soit 13 dinars) — avec celui que certains textes nous font connaître d’esclaves vendus en pays musulmans — jusqu’à 1000, voire 2000 dinars. Mais je prends exprès cet exemple pour montrer à quelle prudence nous devons nous astreindre. Il est vrai que quelques esclaves particulièrement doués ont été vendus à des souverains aux prix qui viennent d’être indiqués ; mais si nous regardons par contre les prix courants donnés au début du IXe siècle pour l’Iraq dans le Livre des Ventes d’al-Shaybānī48 ou ceux qui deux ou trois siècles plus tard résultent des documents de la Geniza pour l’Égypte surtout49, nous constatons qu’ils se tiennent à peu près entre 30 et 60 dinars, ce qui réduit beaucoup la différence dout nous pouvions avoir eu l’impression. Toutefois Milan n’était pas non plus le lieu d’acquisition du jeune garçon précédemment cité, et qu’avait-il été payé à ceux qui l’avaient vendu, si même il l’avait été ? Cela est une autre question.

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D’autre part pour les prix comme pour les monnaies il faut se garder de croire à une relative unité d’un bout à l’autre du monde musulman. Le prix des céréales, les salaires sont en Égypte très inférieurs à ce qu’ils sont en Iraq50. Nous pouvons trouver bien des indices d’autres différences plus grandes encore peut-être. Il est connu que l’administration financière musulmane distingue les fortunes en trois catégories, et le Droit constitué en Iraq décide que l’on est pauvre en dessous de 200 dirhams ; mais, nous dit Sarakhsī51 en Asie Centrale, dans ce pays on est riche au-dessus de 50. Ce qui peut-être réfère à une structure sociale différente, mais tout de même aussi sans doute à des prix différents. Il n’est même pas certain que la courbe d’évolution des prix ait été partout la même. Si par exemple il est probable que le prix du blé en Égypte, à peu près stable du VIIe au IXe siècle par-dessus même l’événement de la conquête arabe, monte alors brusquement pour redevenir stable pendant plusieurs siècles52, il se peut qu’il ait au contraire en Mésopotamie une continuelle tendance à la baisse. Les résultats actuellement acquis restent trop incertains53 pour que nous puissions à cet égard avancer aucune affirmation, a fortiori aucune interprétation ; mais pour notre objet immédiat il s’ensuit un nouvel et net avertissement de prudence. Pourrons-nous un jour dresser un tableau comparé des prix, période par période, aire par aire — et aussi catégorie de marchandises par catégorie ? Nous ne pouvons en tout cas expliquer le commerce international en dehors d’un effort en ce sens, et, en attendant, tous les raisonnements basés sur des indications isolées ne peuvent être tenus que pour des suggestions provisoires, qu’il y aurait danger à prendre pour plus.

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La considération des monnaies et des prix n’est cependant pas — sans même parler des facteurs politiques — la seule qui doive intervenir dans notre recherche de reconstitution. Certes, que les relations aient été importantes ou insignifiantes, il est bien nécessaire que chacun puisse payer ses achats par des ventes compensatrices ou ressources en espèces et métal précieux. Il n’est pas question que le monde musulman ait manqué de ces

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dernières ; et l’Occident se les est, lui, procurées par les livraisons qu’il lui a faites de marchandises diverses sur lesquelles nous allons revenir. Tel est l’un des point principaux sur lesquels Maurice Lombard en particulier a mis l’accent, dans un article fameux dont à vrai dire cependant nous attendons toujours les références. Mais le même Lombard, dans un travail plus récent et celui-ci muni de ses références, a souligné, sans en étudier l’aspect commercial, l’importance qu’avait pour les flottes musulmanes l’accès au bois européen. Et nous sommes là devant une autre manière d’envisager les choses qui est tout aussi importante au point de vue commercial. En effet, lorsqu’on parle des objets du commerce oriental, on a tendance à considérer qu’il s’agit uniquement de denrées de grand prix sous un petit poids, donc d’objets de luxe ou en tout cas de consommation sans plus, et rarement vraiment nécessaires ; le poivre même, si prisé qu’il ait été, est tout de même une denrée dont on eût pu, et dont certes beaucoup de gens devaient, se passer. Et, en sens inverse, les peaux et fourrures, quelque goût un peu étrange que les Méditerranéens aient eu pour elles, n’étaient jamais aussi que marchandises d’usage dont l’absence n’eût provoqué aucune catastrophe. Mais on n’a pas assez prêté attention au fait que certaines des marchandises dont il est commercé ont un rôle beaucoup plus fonctionnel, qu’elles s’insèrent dans le réseau de la production, et qu’en conséquence leur présence ou leur absence conditionne beaucoup plus profondément l’équilibre socioéconomique général que de simples denrées de luxe ou de consommation secondaire. 20

Les esclaves constituent à cet égard une première catégorie de marchandises. Leur importance dans la société musulmane médiévale — encore qu’ils soient à peu près absents du travail agricole — est bien connue, non seulement autour des princes et des grands, dont ils constituent la domesticité et en partie l’armée, mais même à tous les échelons de la société, où ils sont associés à toutes les formes du travail de la maison, de la boutique ou de l’atelier, voire à la gestion des biens des propriétaires. Le ralentissement dans leur recrutement, ou des changements de provenance même, pouvaient donc entraîner des perturbations. L’Europe chrétienne certes faisait progressivement l’apprentissage d’une vie économico-sociale où diminuait la part de l’esclavage, mais précisément en s’inventant peu à peu des techniques et des structures nouvelles. Nous n’avons pas ici à discuter ce que le monde musulman eût pu faire en ce sens s’il y avait été contraint par les circonstances, mais simplement constater que l’acquisition des esclaves est pour lui une opération fonctionnelle dont ii n’eût pas pu se passer sans difficulté et qui présentait donc pour lui un intérêt bien supérieur à celui d’une simple commodité. L’essor économique général en même temps exigeait et permettait l’emploi d’une croissante main-d’œuvre, que l’esclavage était le moyen le plus facile de se procurer, en un âge où le principal élément de puissance politique ou économique réside encore dans le nombre des mains disponibles54.

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Une deuxième catégorie de marchandises est constituée par des matières premières de grande utilité dont le monde musulman est insuffisamment pourvu, voire, dans certaines régions, complètement dépourvu. Tel est, en suivant M. Lombard, le bois de construction navale, dans les pays riverains de la Méditerranée méridionale. Il arrive en conséquence aux Musulmans d’acheter tout faits des navires aux Chrétiens d’Italie ou d’utiliser les services de leurs navires, mais, plus couramment, de leur demander du bois : commerce qui, assez anciennement sans doute, est organisé en monopole d’État en tout cas en Égypte au temps des Fâtimides, ce qui en souligne l’importance. Il en va de même du fer, qui peut être importé sous forme d’armes toutes faites55, mais est aussi et plus couramment acquis sous forme de morceaux bruts, également en monopole d’État en

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Égypte56. La poix (indispensable aux constructions navales) entre encore dans le même groupe. 22

Enfin il peut y avoir des marchandises qui, sans plus être des matières premières à proprement parler, sont des produits importés pour transformation et utilisation en pays musulman. Dès le Xe siècle, on a l’impression, à lire la phrase où Ibn Ḥawqal en vante la qualité surfine, que tel était le cas des toiles fabriquées ou acquises à Naples et autres lieux d’Italie méridionale. Plus tard viendront les tissus de Flandre, etc., qui évidemment n’entrent pas encore en ligne de compte. Certes tout cela ne doit pas être exagéré, et ni l’économie de la Méditerranée musulmane ni celle de l’Occident européen ne sont fondamentalement conditionnées par ces relations. Tout de même on voit que dans les siècles considérés l’Occident européen constitue pour certains pays musulmans au moins une sorte de zone complémentaire semi-coloniale.

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La mesure des relations interméditerranéennes pourrait être indirectement précisée si nous pouvions, toujours dans notre même période, déterminer mieux qu’il n’a été fait jusqu’ici le degré de l’unité des coutumes et de la langue du commerce entre tous les pays riverains de la Méditerranée. Jusqu’à quel point y a-t-il eu à cet égard continuité de l’Antiquité aux Croisades ? Je me bornerai à exprimer ici quelques suggestions et desiderata.

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Une première enquête est à faire sur le plan linguistique. Il est bien connu qu’en matière commerciale et navale un assez grand nombre de mots sont passés du byzantin et de l’arabe en italien et de celui-ci dans les autres langues occidentales. Mais nous ne le savons en général qu’à partir du temps des Croisades et il importerait au plus haut point, pour notre présent objet, d’inventorier les termes qui peuvent être repérés à des dates antérieures, en notant soigneusement aussi la région où ils le sont : bien entendu, pour ces hautes époques, les textes étant non pas en italien, mais en latin (ou en ce qui en tient lieu). Les sondages doivent être effectués avec consultation mutuelle des romanistes et des arabisants, mais peut-être ici encore ces derniers doivent-ils faire un mea culpa, pour avoir imparfaitement renseigné leurs collègues occidentalistes. Je songe en particulier à la fameuse discussion sur l’origine et le sens du mot mancus. Les savants, on le sait, ne sont pas tous d’accord sur l’étymologie et la signification de ce mot qui, au cours de son expansion du VIIIe au XIe siècle en Italie puis hors d’elle, peut avoir combiné des provenances et acceptions diverses57. Comme néanmoins il n’est pas douteux que très souvent en Italie mancus est pris pour équivalent de dinar, on en a proposé une étymologie arabe, le participe passé du verbe naqasha, manqūsh qui, s’appliquant à la monnaie, signifie « gravé ». Seulement, a-t-on fait remarquer, l’emploi de ce mot dans les textes arabes n’est pas très fréquent, et surtout il est rare de le rencontrer employé seul, substantivement, et par conséquent il y aurait quelque chose d’étrange à ce que les Italiens eussent emprunté aux Arabes, pour désigner une monnaie, un mot qu’ils n’auraient entendu qu’en de peu fréquentes occasions. Et l’on a donc cherché d’autres étymologies. C’est ici que les arabisants sont coupables. Certes, je le répète, la convergence en Europe, d’étymologies variées sur le mot mancus reste possible, mais, en particulier en Italie, la provenance arabe est beaucoup plus vraisemblable qu’on ne l’a dit. Ce que l’on n’a pas remarqué en effet est que le verbe naqasha et spécifiquement son participe manqūsh sont les termes particulièrement appliqués au dinar issu de la réforme de ‘Abd al-Malik pour l’opposer au dinar byzantin seul jusqu’alors en circulation (ou ses imitations)58. Dès lors on peut proposer le scénario suivant. En pays d’islam, lorsque le nouveau dinar est devenu courant, on n’a plus éprouvé le besoin de lui accoler d’épithète

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discriminatoire, ce qui explique la relative rareté du terme ; mais dans les premiers temps, lors des rencontres entre marchands italiens et marchands venus des pays d’islam, il était naturel et nécessaire de spécifier, par opposition au sou d’or jusqu’alors seul utilisé, la nature de la nouvelle monnaie proposée, de préciser donc qu’il s’agissait du dinar manqūsh, avec, dans le langage élémentaire de gens ne parlant pas l’idiome les uns des autres, insistance sur ce second mot. Certes les Italiens auraient pu adopter aussi le mot dinar, mais celui-ci chez eux aurait fait confusion avec le denarius, dont l’emploi était tout différent. Il apparaît donc extrêmement normal qu’ils aient adopté, en le détachant, le mot manqūsh/mancus. Naturellement, une fois le mot italianisé et détaché de son contact musulman, il a pu en fait désigner progressivement autre chose que le dinar propre, et, même lorsqu’il équivalait au dinar, s’entendre de monnaie de compte n’impliquant pas forcément de circulation effective : l’histoire connaît d’autres exemples d’émancipation sémantique de ce genre59. Nous touchons là à des questions que nous ne pouvons discuter ici et, pour attester la diffusion réelle de la monnaie musulmane en Occident, il faudrait d’autres témoignages que l’existence d’un mot répandu au-delà de son lieu d’introduction primitive. Cependant, de notre point de vue actuel, le mancus établit, semble-t-il, la réalité de contacts notables au VIIIe siècle (la réforme de ‘Abd alMalik est des dernières années du VIIe ) entre certains pays dominés par les Arabes (Maghreb et peut-être Égypte et Syrie) et au moins certains Italiens, ceux du sud plus vraisemblablement60. Si de tels contacts ont existé, peut-être d’autres termes peuvent en porter témoignage aussi et nous en revenons donc à notre question première61. 25

Sur un plan plus général, s’il existe un bassin méditerranéen, commercialement parlant, il doit nécessairement en résulter, dans un ordre de choses qui implique contacts et réciprocités, une certaine homogénéité des usages et institutions par-dessus les frontières confessionnelles. La détection des cas éventuels où une telle homogénéité relative pourrait être constatée est donc une des méthodes normales d’enquête pour vérifier ou infirmer l’hypothèse de travail d’an bassin méditerranéen. Qu’une telle enquête présente de considérables difficultés n’est pas une raison pour ne pas l’entreprendre, à condition toutefois de les avoir bien présentes à l’esprit afin de ne pas donner hâtivement des conclusions, positives ou négatives, insuffisamment pesées. Le vocabulaire de textes rédigés en des langues diverses et dont les termes techniques peuvent avoir des acceptions précises variant avec les lieux et les temps et mal expliquées dans les dictionnaires usuels, n’est pas le plus grave. Ce qui l’est plus est d’abord le grand écart dans le temps des documents que nous sommes forcés d’utiliser, puis la nature particulière du Droit musulman à notre point de vue présent. Dans l’Empire Byzantin, si nous avons certains renseignements d’ordre économique tout au long de son histoire, il reste que bien souvent, entre le Code Justinien et les actes du commerce international au bas Moyen Âge, la continuité, pour bien des institutions ou usages particuliers, fait défaut ; et, pour les villes italiennes, ce n’est bien souvent qu’en ce bas Moyen Âge qu’on dispose d’une documentation suffisamment précise pour autoriser des comparaisons autres que grossières. Or il va de soi que ce qui est vrai au XIIIe ou au XIVe siècle, et qui peut l’avoir été bien avant, ne l’est cependant pas pour nous automatiquement, il s’en faut ; c’est seulement la comparaison avec les autres sources qui, dans bien des cas, doit pouvoir nous fixer sur la possible ancienneté de tel ou tel trait.

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Pour le Droit musulman, la situation est encore moins bonne. Non que nous n’ayons, pour les périodes qui nous concernent ici, de nombreux ouvrages de Droit, mais parce qu’ils passent systématiquement à côté de ce qui nous importerait. Le commerce ne leur est pas

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étranger, loin de là mais c’est presque uniquement au commerce local qu’ils s’attachent et, lorsque tout de même ils touchent à des institutions comme l’association, la commende, le dépôt, etc., qui s’appliquent normalement au grand commerce, c’est sans lui faire aucune référence explicite. Quant au Droit maritime proprement dit, alors que Byzance a le Nomos Nautikos et plus tard les villes italiennes des statuts y faisant une plus ou moins large part, il est assez extraordinaire de constater que même là où et quand l’importance du commerce entre les mains de musulmans ne peut être contestée, cependant, au cours de toute l’histoire musulmane, il n’y a rien. Le Droit musulman a évidemment déterminé ses cadres, qui ne devaient plus changer, en un temps ou dans des milieux encore étrangers au grand commerce, surtout maritime ; en outre, l’essentiel s’en est dessiné en Iraq, secondairement à Médine, c’est à-dire que la Méditerranée et l’héritage romano-byzantin ne peuvent y être prédominants, même si, dans la pratique, les pays méditerranéens conservent des usages et institutions hérités de ce passé, qu’il n’entérine pas ; le Droit mâlikite s’est, il est vrai, lui, développé en domaine méditerranéen, mais en Afrique du nord surtout, c’est-à-dire dans une région islamiquement excentrique et de développement moins complet que les grands pays de l’Orient. Ce qui manque aux ouvrages de Droit peut souvent être trouvé dans des manuels d’administration et, en matière commericale, nous possédons au moins un Traité explicitement consacré au commerce et qui émane du domaine fāṭimide62 ; mais ce dernier n’entre dans le détail ni des descriptions institutionnelles, ni même des pratiques marchandes ; et quant aux manuels d’administration, un seul, le Minhādj d’al-Makhzūmī, qui n’a été rédigé qu’au XIIe siècle, fait une place à la réglementation du commerce 63. Enfin, toujours pour le domaine commercial dont le centre est l’Égypte fāṭimide, nous avons et aurons surtout les documents de la Geniza dont l’apport ne peut être surestimé ; il est cependant inégal selon l’ordre des problèmes, et comme pour le moment nous n’en disposons encore que très partiellement, il est prudent, en souhaitant que le délai ne soit pas trop long, d’attendre, pour étudier dans l’ensemble à fond ces problèmes, que la publication promise64 nous en soit donnée. 27

Je me contenterai donc ici — puisqu’aussi bien le temps ne me serait pas donné de faire plus — de cette évocation d’une orientation de recherche. Mais il est encore un autre ordre de questions qu’avant de conclure je voudrais évoquer aussi. Après les monnaies, après les marchandises, les marchands eux-mêmes, les hommes : qui sont-ils ? Où vontils ? Les deux questions sont liées parce que la réponse à la première n’est probablement pas la même selon les régions.

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On peut admettre qu’au VIIIe siècle les relations ont existé entre Chrétiens de Syrie et d’Espagne. Plus durablement, les Musulmans ont assuré d’est en ouest et réciproquement la liaison entre pays musulmans du pourtour méditerranéen. Des Musulmans encore, au moins du Maghreb, ont dû, dès le IXe, fréquenter Amalfi, souvent leur alliée, et, au Xe, une fois disparue sinon toute piraterie maritime, du moins l’occupation musulmane de l’Italie méridionale, pousser occasionnellement jusqu’à Pise. Mais cela paraît bien le maximum de ce qui peut être admis. Aucun Musulman, aucun Chrétien ni même Juif d’Orient n’a jamais, au-delà de la frontière espagnole ou des ports de la péninsule italienne pénétré dans l’Occident européen. Il n’est pour s’en convaincre, si le silence des textes n’est pas tenu pour suffisant, que de comparer à la richesse d’information des géographes arabes avant le XIIe siècle sur l’Europe orientale leur maigreur sur l’Occident : pratiquement tout ce qu’ils en savent vient, exception qui confirme la règle, du Juif espagnol du Xe siècle Ibrāhim b. Ya’qūb al-Tartūshī65. Et même pour les parcours purement méditerranéens,

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rien n’est plus frappant que l’absence des Chrétiens de Syrie66, encore si actifs maritimement à la fin de l’Antiquité, et, pendant que des Juifs de l’Occident chrétien ou musulman vont commercer en Orient, l’absence de Juifs d’Orient venant commercer en Occident. Non que les uns ni les autres aient renoncé au commerce : ils en font vers l’est, sur terre et sur mer ; mais ils ne viennent plus vers l’ouest. Bien avant les Croisades, les liens qu’a l’Italie avec ses voisins musulmans paraît le fait des Italiens plus que des Musulmans ou sujets musulmans. Et de toute façon, dans la mesure où des liens directs avec le monde musulman ont été tissés du plus lointain Occident, ils sont le fait de Juifs d’Occident, et d’aucun Oriental, et peut-être ne survivent pas au début du Xe siècle, où l’Italie doit s’assurer la prépondérance dans le transit. 29

Comment expliquer cet ensemble convergent de faits nouveaux ? On ne peut évidemment invoquer une répugnance des Musulmans à se rendre hors du territoire musulman, puisqu’ils le faisaient partout ailleurs. On ne peut certainement invoquer que partiellement l’état de guerre : il est loin d’avoir été général ni permanent, et ce qu’il était n’empêchait pas les Musulmans de se rendre à Constantinople ou chez les Khazars, les Turcs, etc. L’Europe chrétienne eût-elle refusé les marchands musulmans ? Elle supportait les Juifs, la chrétienté byzantine supportait les Musulmans à Constantinople et les Italiens semblent en avoir supporté dans certains de leurs ports, en Campanie, à Pise. De toute façon elle eût supporté les Juifs des pays musulmans et a fortiori les Chrétiens d’Orient. On a dit que les Musulmans n’étaient pas intéressés par des pays où l’on ne pouvait envisager d’opérer à la fois des affaires et des conversions : ils ne semblent guère avoir recherché de conversions dans les pays de culture avancée comme la Chine, et les progrès de l’Islam en général ailleurs ont certainement débordé les cas d’efforts conscients de conversion. En tout cela il peut y avoir des éléments de vérité, mais rien n’en paraît suffisant. Il faut admettre, je pense, d’abord que l’intérêt du commerce en Europe intérieure (Europe orientale et Italie péninsulaire exceptée) devait paraître aux Musulmans trop mince ou, quand il ne l’était pas, ce commerce mieux assuré par d’autres que par eux. Secondement les États musulmans, en tout cas les Fâtimides, paraissent avoir partagé le point de vue byzantin consistant à attirer les Européens plutôt qu’à aller à eux (pour raisons fiscales — mais ils ne le faisaient pas dans l’Océan Indien). Troisièmement les Italiens ont dû eux aussi partager un point de vue byzantin et fāṭimide en ce que, les étrangers attirés, il leur était interdit de continuer au-delà, l’État qui les accueillait se réservant le monopole du commerce avec le reste du monde ou du moins celui du transit.

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Si en effet aucun sujet musulman ne pénètre en Occident, aucun marchand italien débarquant à l’époque fāṭimide au Maghreb ou en Égypte n’est autorisé — à supposer qu’il en ait envie — à continuer par terre vers le Soudan ou, en Égypte, semble-t-il, au-delà du Caire qu’il peut atteindre ni à se réembarquer sur la Mer Rouge ; aucun de ceux qui au XIe siècle sont signalés dans les ports syriens ne continue non plus vers l’est ; et même à l’époque du plein épanouissement du commerce italien, pendant et après les Croisades, ces règles resteront inviolées. Mais il y a un cas différent, qu’il s’agit de tâcher de comprendre, qui est celui des Juifs d’Occident. En effet, même si on ne prend pas à la lettre le passage fameux où le géographe arabe Ibn Khurdadhbeh décrit les itinéraires de ceux qu’il appelle les Rahdanites67, il est difficile de nier que ces Juifs au moins aient joui d’une liberté personnelle de circulation à travers le monde musulman. Étaient-ils tous assimilés à ceux d’entre eux qui probablement étaient sujets musulmans en Espagne ? A l’époque de la Geniza, nous constatons toujours que des marchands juifs peuvent circuler

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aussi bien dans le domaine de l’Océan Indien que dans celui de la Méditerranée ; cependant il ne s’agit plus là normalement que de Juifs maghrébins, et encore constatonsnous que, si un même marchand peut aller par exemple de Tunisie en Inde, il ne traite pas d’affaire directement de l’une à l’autre, mais seulement de façon successive de Tunisie au Caire, et du Caire en Inde68. La situation des Rahdanites au IXe siècle paraît plus large. Y at-il eu une évolution dans le comportement des États musulmans ? Ou bénéficient-ils d’un privilège exceptionnel ? Il importe de prendre conscience de la question, ce qui n’a pas toujours été suffisamment le cas. 31

Pour ce qui est de la résoudre, je ne le peux pas ; néanmoins je proposerai une ou deux remarques. Si l’on en croit Ibn Khurdadhbeh, aucun des itinéraires des Rahdanites ne traversait l’Empire Byzantin, et il ne semble pas non plus que jamais aucun des Musulmans qui étaient acceptés à Constantinople ni aucun de ceux qui circulaient en Europe orientale, voire centrale, y aient été admis hors de cette ville unique69. Par contre, un des itinéraires rahdanites, au lieu d’aborder le monde musulman par la Méditerranée, parcourait l’Europe d’ouest en est, et n’entrait en terre d’Islam que par70 la Mer Caspienne. On peut donc se demander si dans la situation favorable faite aux Rahdanites n’interviennent pas des considérations d’égalité ou de concurrence entre routes, et de rivalité avec Byzance.

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Plus généralement et pour revenir aussi à la question des zones de circulation des marchands musulmans, il semble que de Byzance à la Chine ç’ait été la règle normale que les marchands arrivés par mer y débarquent leurs marchandises en quelques ports autorisés, mais ne font pas le commerce par terre. Par contre, et, techniquement, l’on comprendrait bien la différence, ceux qui se présentent en caravanes aux frontières terrestres, qu’il s’agisse de Byzance et de l’Islam71 ou de l’Inde et de la Chine, paraissent assez normalement autorisés à continuer leur marche dans le nouveau pays atteint, même si, souvent aussi, la rencontre avec les marchands indigènes se fait à ces frontières ainsi que l’échange des marchandises ; le passage de la frontière n’étant d’ailleurs permis qu’en quelques lieux organisés en conséquence. L’organisation de postes frontières n’était d’autre part réellement possible que dans des États d’un certain degré d’avancement institutionnel. Tout cela contribuerait à expliquer que les marchands du monde musulman aient pénétré en Europe orientale turco-slave et sur les franges de l’Afrique noire plus qu’ils ne le faisaient en Europe occidentale et en d’autres régions d’Asie. Bien entendu l’enquête est à faire de façon plus approfondie.

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Régulièrement dans ces dernières pages nous avons parlé des Fâtimides, c’est-dire d’une période qui ne correspond plus à celle des Carolingiens, mais à une phase ultérieure du développement. Cette période, dans les réflexions générales des historiens, sinon dans celles des historiens spéciaux de l’Égypte, n’a pas eu les mêmes honneurs que la précédente. Certes on a, pour l’Occident, souligné depuis quelque temps les éléments de reprise économique du Xe siècle et même montré ceux qui pouvaient exister tout autour de la Méditerranée ; et, pour l’Orient, Bernard Lewis a clairement mis en relief la réorientation des routes commerciales qui se produit aux alentours de notre an 100072. Ce qu’on n’a pas bien vu est que ces deux phénomènes sont au moins partiellement liés, et qu’ils sont accompagnés d’autres faits qui modifient même peut-être quelque peu la substance du commerce et ses modalités d’organisation.

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Donc nous constatons que dès la seconde moitié du Xe siècle les villes marchandes de l’Italie méridionale, Amalfi en tête, et, d’autre part, Venise retrouvent, sans l’avoir jamais sans doute complètement ignoré, le chemin du commerce avec l’Islam non seulement en

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Afrique du Nord, mais jusqu’en Égypte et en Syrie. Les ports tyrrhéniens, Pise et Gênes, se joindront à eux ou même, pour Amalfi, la remplaceront plus tard, mais après avoir suivi leurs traces, c’est-à-dire sans que cela signifie alors d’autre transformation que dans la section européenne des relations, en raison de l’entrée en lice de l’Occident septentrional, communiquant mieux avec Gênes qu’avec Amalfi. D’autre part, nous constatons que, vers l’An Mil, les relations de l’Asie Centrale avec l’Europe orientale paraissent très ralenties, et les relations maritimes, les plus importantes, avec l’Inde, la Malaisie et la Chine au départ du Golfe détournées au bénéfice du Yémen, de la Mer Rouge et de l’Égypte. Je pense que ces faits sont connexes. D’une part, encore que ce ne soit que la circonstance occasionnelle, les Fâtimides, passant d’Afrique du Nord en Égypte, ont voulu attirer directement à eux, sans le relais de leurs vassaux tunisiens de docilité incertaine, le commerce des Italiens, et, ne pouvant équiper à eux seuls toutes les flottes dont ils avaient besoin, ont fait usage des flottes italiennes ou acheté des navires italiens, résolvant ainsi la difficile question du bois de construction naval. Mais surtout ils ont eu une politique résolue d’expansion à la fois politico-religieuse et économique que pouvait soutenir le réveil de l’Italie. Certes, les pays du fond du Golfe Persique étaient vers l’An Mil dans un état de désordre (en partie par suite de l’établissement des Qarmates, cousins des Fâtimides, au Bahrayn) qui ne pouvait qu’être préjudiciable au commerce : mais pas plus peut-être que bien d’autre fois où, parce que les circonstances étaient autres, il avait survécu ou s’était remis. Il en était de même de l’Asie Centrale musulmane et de ses prolongements du côté iranien ou vers la steppe russe, depuis l’intervention des Qarakhānides outre-Amou Darya et des Oghouz outre-Volga. Si le développement de l’État de Kiev au détriment des Khazars et des Bulgares plus orientaux profitait sans doute — ainsi que sa christianisation — au commerce de Constantinople, par contre l’impérialisme fāṭimide, bien que Le Caire et Byzance aient fini politiquement par s’allier, ne pouvait économiquement que nuire à Constantinople. Les caravanes mésopotamiennes ou iraniennes aboutissaient assez naturellement en face de cette ville ou aux ports de la Syrie du Nord qui en transportaient les marchandises vers la capitale de l’Empire ; par contre, il n’y avait, d’Égypte, intérêt à passer par Constantinople que pour la clientèle propre de cette place ou celle de l’Europe orientale, mais non pour la réexportation vers la Méditerranée occidentale ni l’Europe latine, à condition simplement qu’une flotte existât qui fût capable d’assurer la liaison directe. Ainsi voit-on que le réveil italien et la politique fāṭimide se soutiennent l’un l’autre et contribuent à l’organisation d’une route Alexandrie (ou Tripoli)-Amalfi (ou Venise) substituée à l’ancien réseau centré sur Constantinople ou aux relations purement locales de l’Italie chrétienne méridionale avec l’Afrique du Nord toute voisine. L’apparition d’une piraterie maghrébine au XIe siècle (s’ajoutant aux pirateries plus septentrionales basées sur l’Espagne, les Baléares, la Sardaigne), mise sur le compte des désastres provoqués en Afrique du Nord par l’invasion des Hilâliens, peut avoir aussi pour raison l’attraction directe désormais exercée par l’Orient sur les marchands italiens qui jusqu’alors se contentaient en gros de se rendre à l’escale ifriqiyenne. 35

C’est en fonction de cette situation nouvelle qu’il faudrait étudier pour cette période comme pour la précédente, entre autres questions, celles des échanges de monnaies et de marchandises entre l’Orient et l’Occident. Dans cette communication déjà trop longue, je ne peux que souligner encore une fois l’insuffisance relative des enquêtes pour cette période comparée à la précédente et à la suivante. Il ne manque pas cependant de problèmes ; monétairement, nous sommes, cela est bien connu, en une époque de raréfaction de l’argent en Orient, qu’accompagne son renchérissement en Europe ; fait

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moins connu que met en lumière l’enquête de Duplessis, il n’y a en Europe occidentale, Italie mise à part, aucune trouvaille de monnaie orientale de 925 à 1120, et au XIIe siècle encore, en pleine période des Croisades, il n’y en a que de maghrébine, en or. Je ne peux entreprendre ici la trop vaste discussion de ce phénomène, mais je veux attirer l’attention sur une autre transformation, qui, je crois, n’a jamais été signalée, celle-ci dans le domaine des marchandises. Il faudrait vérifier si la pénétration des produits orientaux en Europe continentale au temps des Ottons et Saliens et des Capétiens reste semblable à ce qu’elle était sous les Carolingiens. Quoi qu’il en soit, il y a un commerce qui, vers l’An Mil, doit pratiquement disparaître. On a vu qu’une des principales exportations de l’Europe vers les pays musulmans consistait dans les esclaves slaves ; or, après l’An Mil, la progressive conversion au christianisme de tous les Slaves accessibles en Europe centrale, balkanique ou « russe » (sans parler des Hongrois) a évidemment assez largement tari cette source de recrutement, du moins pour l’Occident (elle restait possible en Orient où les belligérants n’étaient pas chrétiens). La réduction du nombre des esclaves au XIe siècle tant dans l’Espagne des Royaumes de Taïfas que dans l’État fāṭimide ne paraît guère discutable, d’où, chez le second, leur remplacement par des Turcs et des Arméniens. Ce qu’importe alors de chez les Italiens l’État fāṭimide, c’est le bois et le fer, brut ou sous forme de navires, d’armes etc., et peut-être même certains tissus (dès le Xe siècle, ceux de Naples étaient réputés chez les Musulmans, qu’ils fussent produits ou seulement commercialement accessibles en cette ville). D’autre part, nous avons souligné le caractère semi-colonial des échanges entre Orient et Occident aux temps carolingiens, ce dernier n’important que des objets de consommation, l’Orient au contraire outre une main-d’œuvre, des matières premières à transformer chez lui. Il y a peut-être maintenant l’amorce d’un renversement, ou du moins d’un équilibrage de la tendance. En même temps que disparaît la vente des esclaves, il apparaît en effet au moins un — peut-être plusieurs — cas d’achat par l’Occident, ou en tout cas l’Italie, d’un produit utile à son industrie : exemple significatif et assez important. Récemment je me suis trouvé étudier le commerce de l’alun au temps des Croisades, et j’ai constaté que ce produit, indispensable à l’industrie textile occidentale, lui avait été fourni, assez étrangement, au XIIe siècle, avant tout par l’Égypte musulmane, qui, s’en servant elle-même peu, l’exploitait pour l’exportation et en tirait une facilité pour l’équilibre de son commerce 73. Or il apparaît bien qu’au moins pour l’Italie, sinon encore pour l’écoulement jusqu’en Flandre, ce système existait déjà avant la Première Croisade. Peut-être y aurait-il lieu de rechercher si d’autres denrées ne donnaient pas dès lors lieu dans un cadre au moins interrégional à un commerce comparable. Enfin, du point de vue des hommes, la période nouvelle est marquée par la disparition des Rahdanites et par conséquent l’établisement d’un monopole de transit italien. 36

De cet exposé qui, je m’en rends bien compte, a fini par n’être plus qu’une juxtaposition désordonnée d’ébauches, nous pouvons peut-être tout de même tirer quelques conclusions. Le travail à faire est immense, et nul n’en sera surpris. Mais une revue d’ensemble comme celle-ci, si élémentaire soit-elle74, aura peut-être aidé à une prise de conscience de cetains problèmes jusqu’ici non ou mal aperçus. L’accent a été mis sur la nécessité d’une différenciation précise des régions et sur celle d’une périodisation des enquêtes. Il n’y a pas d’autre moyen de substituer aux généralités gratuites l’étude des « variations concomitantes » de facteurs. Même des faits qu’on pouvait croire acquis ne le sont pas. Je n’en veux tirer aucun scepticisme, mais l’exigence d’une meilleure critique, même s’il en coûte à la patience. Le travail ne peut être fait que par une collaboration

243

précise entre historiens de l’Orient et de l’Occident, et les informations trop vagues empruntées par les uns aux autres sur la base d’une problématique et d’une critique également insuffisantes ont pu faire dans le passé autant de mal que de bien. L’orientation de l’orientalisme en est quelquefois responsable. Mais les historiens de l’Occident, eux aussi, doivent savoir résister au mirage, poser des questions précises et y attendre des réponses précises. Alors pourra progresser plus solidement une histoire qui n’est celle ni de l’Orient seul, ni du seul Occident, mais notre commune Histoire à tous.

NOTES 1. H. PIRENNE, Mahomet et Charlemagne, Bruxelles 1937. 2. Voir en particulier R. S.

LOPEZ,

Mohammed and Charlemagne : a revision, dans Speculum

XVIII/1943. Pour un état général des question il y a quelques années,

ED. PERROY,

Encore Mahomet

et Charlemagne, dans Revue Historique 1954. Il n’est pas de notre objet ici de donner toute la bibliographie issue de la question posée par Pirenne. 3. MAURICE LOMBARD, L’or musulman au Moyen Age, dans Annales ESC 1947. 4.

STURE BOLIN ,

Mohammed, Charlemagne and Ruric, dans The Scandinavian Economic History Review I

/1953. 5. PHILIP GRIERSON, The Monetary reform of Abd al Malik, dans Journal of the Economic and Social History of the Orient III/1960. 6.

CARLO CIPOLLA ,

Sans Mahomet Charlemagne est inconcevable, dans Annales ESC XVII/1962, p.

130-136. 7. FRANÇOIS HIMLY, Y a-t-il eu emprise musulmane sur l’économie des États européens du VIIIe au Xe siècle ? dans Revue suisse d’Histoire V/1955. 8. J.

DUPLESSIS,

La circulation des monnaies arabes en Europe du

VIIIe

au

XIIIe

siècle, dans Revue

Numismatique 1956. 9. KARL F. MORRISON, Numismatics and Carolingian Trade, dans Speculum 1963. 10. Il y a bien entendu une brillante exception pour R.S. Ages, dans les Relazioni du

Xe

LOPEZ,

East and West in the Early Middle

Congrès International des Sciences Historiques, Rome 1955, vol. III, p.

113-163. 11. Non que Lopez, Lestocquoy et d’autres n’aient pas souligné l’importance du Xe siècle ou du XIe, mais il n’en est pas résulté, pour les problèmes ici envisagés, les études approfondies qui restent nécessaires, en prolongement de celles qui ont été consacrées à la période antérieure. 12. Alfred von Kremer a traité de cette question, surtout dans sa communication au VII e Congrès International des Orientalistes, Vienne 1888 (voir les Verhandlungen II, 12 sq. ; voir aussi son fameux article Ueber das Einnahmebudget des Abbasidenreiches, dans Denkschriften der Wiener Akademie, ph. hist. Kl. XXXVI/1888). 13. Op. cit., p. 16. 14. Voir p. 324, n. 5. 15. Op. cit., p. 258. 16. DANIEL C. DENNETT, Conversion and the Poll-tax, Harvard 1950. 17. Op. cit., p. 259.

244

18. Signalée d’abord par E.

VON BERGMANN ,

Die Nominale der Münzreform des Chalifen Abdulmalik,

dans Sitzungsb. d. Kais. Akademie, Vienne/Wien, ph. hist. Klasse LXV/1870, p. 265. 19. GOLIUS, Lexicon arabico-latinum, Leyde 1963, s.v. Dirham. 20. Je ne l’ai retrouvé ni sous dirham ni sous dinar dans les éditions modernes d’al-Djawharī, et si certes je ne soupçonne pas Golius de l’avoir inventé, resterait à être sûr de celle des diverses versions et refontes d’al-Djawharī où sans doute il l’a découverte. 21. Le passage cité dans Golius ne précise pas l’époque à laquelle l’auteur, quel qu’il soit, attribue ces valeurs du dirham et du dinar. Ce qui est certain est qu’en tout cas au temps d’al-Djawharī, le taux légal du dirham, dans l’État ‘abbāside-buyide, était, on l’a vu, des 7/100 du dinar, soit 14 2/7 au dinar ; quant au taux effectif, que ce soit en Iraq où il travailla ou en Asie centrale, sous les Samanides, où il rédigea son œuvre, il n’était pas plus spécialement à 25 qu’à n’importe quel autre chiffre. On pourrait presque se demander si, dans le passage lu par Golius, il ne faudrait pas, ce qui graphiquement serait facile, corriger 20 et 25 en 10 et 15 : en effet 10 est l’un des taux admis par la Tradition pour le rapport originel, et 15, on l’a dit, le rapport souvent adopté dans la pratique au siècle. Quoi qu’il en soit, on voit qu’il est impossible de rien faire dire de précis et sûr à la citation invoquée : ce dont, bien entendu, Grierson n’est pas responsable. 22. Une liste des références à utiliser (douze en tout) a été dressée par

AD. GROHMANN ,

Einführung

in die Arabische Papyrologie, I, Prague 1955, 191, avec le change fourni. 23. La vérification de deux des papyrus viennois indiqués par Grohmann m’a été impossible. Je laisse de côté d’autre part l’information qu’il tire de l’Histoire des Patriarches d’Alexandrie, pour l’année 96 h. / 714-715, d’un change à 35 parce qu’il s’agit là en réalité de la situation tout à fait exceptionnelle et passagère créée sur le marché local de l’argent par la confiscation de trésors. Le papyrus BAU 7 étudié par Homeier dans Der Islam IV/1913 peut fournir un taux de change 24 si l’on admet son raisonnement (d’ailleurs ingénieux) ; mais ce raisonnement à son tour repose sur la lecture et l’interprétation d’un signe paléographique byzantin comme signifiant 1/144 ; cela ne parait pas incontestable, et il n’est pas impossible de comprendre 1/72, ce qui avec le même raisonnement ramènerait au taux traditionnel de 12. 24. Il est exceptionnel que la formulation des papyrus exclue toute possibilité de doute sur l’équivalence suggérée et surtout précise dans quelles conditions elle est proposée (marché libre ou définition administrative, nature des monnaies etc.). 25. Al-Djahshyārī, éd. Mzik, p. 200. 26.

YĀQŪT,

Mu’djam al-Buldān, sub verbo al-Dja’farī (éd. F.

WÜSTENFELD ,

Jacut’s Geographisches

Wörterburch, II, 86). 27. Voir les données rassemblées dans mon article Quelques problèmes économiques et fiscaux de l’Iraq bûyide, dans Annales de l’Institut d’Études orientales d’Alger, X/1952, p. 338 reproduit dans ce volume. C’est par erreur que Sauvaire rapporte à l’année 225 l’équivalence 15 qu’il trouve dans Qudāma (Journal Asiatique, 5e série, t. XX, p. 179). Von Kremer par contre croit trouver encore un argument pour la conservation d’un rapport 20 au début du

Xe

siècle dans la comparaison du

budget de ‘Alī b. ‘Isā, qui en date, avec celui que Qudāma a tiré d’une source de près d’un siècle antérieure, celui-ci donné en argent, le premier en or ; mais il est impossible de comparer deux textes que séparent tant de transformations dans l’Empire, et au surplus la comparaison est loin d’avoir la régularité que lui découvre von Kremer, et d’autres passages donneraient tout aussi bien 15. Le même savant invoque encore, à l’appui d’un rapport 20 au temps de ‘Alī b. ‘Isā, un récit du Kitāb al-Wuzarā’ de Hilāl al-Ṣābī (= éd. 1958, p. 340) suivant lequel un traitement de haut fonctionnaire, passant de 500 dinars à 5000 dirhams, aurait été réduit de moitié ; mais le texte dit en réalité que des fonctionnaires ont été diminués dans des proportions allant de 1/2 à 2/3 et que deux hauts personnages l’ont été l’un de 500 dinars à 5000 dirhams, l’autre de 3000 dirhams à 100 dinars : on remarquera qu’on ne peut trouver de taux de change permettant à ces deux réductions différentes l’une de l’autre d’être toutes deux comprises entre 1/2 et 2/3, qu’elles doivent donc être interprétées comme des cas personnels indépendants de la règle générale

245

précédemment posée, et qu’elles ne plaident par conséquent pour aucun taux de change plus que pour un autre. 28. MAQRĪZĪ, Khiṭaṭ, II, 6. Je ne peux donner ici utilement la bibliographie ni l’histoire du dinar et du dirham fâtimides ; mais ce que je veux souligner est que le rapport Au/Ar y conserve jusqu’au XIIIe

siècle, c’est-à-dire jusqu’à la disparition des deux métaux précieux classiques et leur

remplacement progressif par une monnaie exclusive de billon, la même valeur à travers le changement de rapport des dinars et dirhams effectifs. Le dirham s’y stabilise en effet sous les derniers fâtimides à une valeur de 1/40e de dinar pour des pièces à 7/10 e de cuivre ; la valeur du cuivre est inconnue mais de toute manière relativement faible, et par conséquent on peut admettre que le dirham de même poids et d’argent pur s’il avait existé, aurait valu environ 40 : 3 soit approximativement 14 ; peut-être le taux de cuivre avait-il été calculé d’après son prix de manière à obtenir une équivalence plus précise avec le taux considéré comme légal. Il reste à savoir pourquoi les Fâtimides ont préféré frapper un gros dirham impur plutôt qu’un petit dirham pur (celui-ci aurait-il été trop exigu) et plus gros et de valeur plus forte (aurait-il moins bien convenu aux besoins des échanges quotidiens). 29. Voir des indications dans mes Quelques problèmes, 339-340. 30. Voir p. 330, n. 2. 31. Particulièrement A.S. Ehrenkreutz ; voir en dernier lieu, de celui-ci, Studies in the Monetary History of the Near East in the Middle Ages, I et II, dans Journal of the Econ. and Social Hist. of the Orient, 1959 et 1963. 32. Voir quelques considérations préliminaires par un élève d’Ehrenkreutz, J. L.

BACHARACH ,

History, Science and Coins dans Michigan Technic, janvier 1964. Pour les Fâtimides, il y a un travail de P. Balog dans Revue Numismatique 1961. 33. Dans Mémoire de la Mission Archéologique en Iran, t. XXXVII, p. 134, A propos d’un trésor monétaire d’Ahwāz. 34. IBN ROSTEH, Les Atours précieux, trad. G. Wiet, p. 126 avec les notes 5 et 6. Au siècle suivant alMuqaddasī nous enseigne en outre que la frappe des dirhams d’une ville iranienne à une autre au même moment, présentait de légères différences. Voir les données rassemblées par Sauvaire dans Journal Asiatique, loc. cit., p. 114, 117-119. 35. Voir ci-dessus p. 332, n. 4. 36. Fait connu rendu plus net encore par les fouilles russes récentes. 37. Le passage du presque contemporain al-Ya’qubī (BGA VII, 334) sur lequel s’appuie Bolin qu’on peut lire maintenant en français dans la traduction de G. Wiet, p. 190 parle d’un rush des Arabes consécutif à la conquête du pays au milieu du

IXe

siècle ; mais non pas d’une découverte de

gisements qui n’auraient pas été connus auparavant, ils l’étaient déjà dans l’Antiquité. Au surplus, à l’époque ṭūlūnide, deuxième moitié du IXe siècle, la possession de la région aurifère par l’Égypte ne paraît pas avoir été régulière (voir

ZAKI MOH. HASAN ,

et les dinars ṭūlūnides sont moins bons. Cf. O.

GRABAR,

Les Tulunides, Paris 1933, passim)

The coinage of the Tulunids, et A.

Ehrenkreutz dans JESHO 1964. 38. R. N.

FRYE,

The History of Bukhārā (transl. from... Nershakhī), Cambridge, USA 1954, p. 36, avec

les notes p. 129. 39. De toute manière, la crise de l’argent parait commencer au Xe siècle, bien que plusieurs mines certainement soient restées en activité (la description de celle de Pendjehir, en Hindukush, au début du

XIIIe

siècle ne dit rien, bien au contraire, qui la fasse croire abandonnée). On a parfois

pensé que la crise de l’argent était à mettre en rapport avec les bouleversements ethniques de l’Asie Centrale et la conquête par les Turcs Qarakhānides de la Transoxiane ; mais ces Turcs n’étaient pas des barbares étrangers aux questions commerciales, leur conquête n’a pas été dévastatrice, ils n’ont pas occupé toutes les mines, et, répétons-le, la crise leur est antérieure.

246

Tout au plus ont-ils pu altérer les conditions de transfert et d’exportation. — Sur les dévaluations iraqiennes au Xe siècle, voir mes Quelques Problèmes, 339-340. 40. Cf. le même article ibid., et ‘ABD AL-AZĪZ DŪRĪ, Tārīkh al-’Irāq al-Iqtiṣādī fī l-qarn 4 h., Bagdad 1945, chap. VII. 41. Tārīkh-i Qumm, éd. Djalal al-dīn Tihranī, p. 142-144 (cf. Quelques problèmes, 356). 42. Voir p. 335, n. 1. Les ouvrages de droit rédigés alors en Iraq mentionnent bien, à propos de ventes ou d’héritages, l’existence juxtaposée de diverses monnaies, parmi lesquelles des dinars peuvent se rencontrer à côté de dirhams variés, mais je ne connais pas de cas où ils en expriment la valeur en fonction les unes des autres, qui devait ou être négligée ou dépendre de tractations individuelles variables. Bien entendu je n’ai pas tout lu, et j’admets sans peine que quelques cas contraires puissent exister, qui m’ont échappé ; mais il me semble difficile de croire qu’ils soient assez fréquents pour qu’on puisse leur attribuer grande portée. 43. Je ne prétends pas, bien entendu, que ces pays n’aient jamais vu d’argent ni l’Orient musulman d’or ; mais non seulement ces métaux sont les étalons respectifs de leur zone, mais la quantité du deuxième qui est disponible dans chacune par rapport au métal étalon reste en général trop faible pour influencer beaucoup les conditions de la vie marchande ; ce n’est pas par hasard, par exemple, que le Maghreb et la Sicile, tout en disposant de dirhams espagnols et peutêtre orientaux, ont, à la différence de l’Orient, frappé des monnaies d’or divisionnaires, qui auraient été inutiles si on avait eu assez d’argent. 44. Voir p. 347, n. 1. 45. Voir par exemple le Tabaṣṣur al-Tidjāra traduit par Ch. Pellat dans Arabica 1954 et qui, s’il n’est pas de Djāḥiẓ, est bien d’un Iraqien du IXe siècle, et les Maḥāsin al-Tidjāra du sujet fāṭimide Abū lFaḍl al-Dimashqī, étudié par Ritter (Der Islam 1917) et moi-même (Oriens XV/1962). 46. Il est bien connu que beaucoup de références ont été rassemblées par Sauvaire en annexe à ses études métrologiques dans le Journal Asiatique, 8e série t. X (1887), p. 200 sq. L’utilisation de ces données et d’autres a été entreprise dans une série d’études d’E. Ashtor (anciennement E. Strauss) et cet auteur annonce une synthèse prochaine ; les plus importantes pour notre objet présent sont Le coût de la vie dans l’Égypte médiévale, dans Journal of the Econ. and Soc. Hist. of the Orient, III/1960, p. 56-77, et Matériaux pour l’histoire des prix dans l’Égypte médiévale, ibid. IV/1963, p. 158-188, ainsi que Essai sur les prix et les salaires dans l’Empire califien, dans Rivista degla studi orientali XXXVI/1961, p. 19-69. 47. R. S. Lopez dans The Cambridge Economic History of Europe, I I, 261, repris dans les Relazioni citées supra p. 325, n. 4. 48. Al-Shaybānī, al-Aṣl, Kitāb al-Buyū’, éd. Shafīq Shahāta, 1954, passim. On remarquera que dans le Code Justinien un esclave non qualifié est taxé à 20 nomismata (les esclaves qualifiés et eunuques peuvent atteindre 70), et que ce prix est encore à peu près en vigueur au Xe siècle dans le traité byzantino-russe (H. ANTONIADIS-BIBICOU, Les douanes à Byzance, 1963, p. 97-98). 49. S.D. GOITEIN, Slaves and Slavegirls in the Cairo Geniza records, dans Arabica IX/1962, p. 10 ; ASHTOR, op. cit., dans JESHO III, p. 69-70. 50.

ASHTOR,

op. cit., dans JESHO III et IV ; le même, Quelques indications sur les revenus dans l’Orient

musulman au Haut Moyen Age, ibid. II/1959, p. 262-280 ; CL. CAHEN, Quelques problèmes... 343-344. 51. Al-Mabsūṭ, vol. XXX, p. 100. 52. A.

GROHMANN ,

Zum Weizenpreis im arabischen Aegypten, dans Bull. de l’Institut Français d’Arch. Or.

XXX/1931 ; id., dans Archiv Orientalny XIV/1943, p. 199 ; OSTRO-GORSHKY, Löhne und Preise in Byzanz, dans Byzantinische Zeitschrift XXXII/ 1932 ;

JOHNSON

et

WEST,

Byzantine Egypt, 1949, p. 178 ;

ASHTOR,

RSO, p. 33. 53. Je ne crois pas que l’ensemble des données utilisables permette d’accepter sans discussion les conclusions d’Ashtor : mais il m’est impossible d’entreprendre ici cette discussion que, je l’espère, je pourrai entamer ailleurs. L’histoire des prix est nécessaire et possible, mais la nature

247

des documents exige une critique individuelle très serrée ; Ashtor le sait naturellement aussi bien que moi, mais notre critique peut ne pas toujours coïncider. 54. L’Europe n’intervient dans la vente des esclaves aux Musulmans que pour les esclaves slaves, ceux d’Europe orientale acquis directement par les Musulmans d’Orient, ceux d’Europe centrale et balkanique conduits en Espagne, au Maghreb, en Égypte par les Juifs d’Occident et les Italiens : commerce attesté pour ces derniers dès le VIIIe siècle par les protestations des Papes, au

IXe

pour

les Juifs « rahdanites » (sur lesquels voir ci-après). Il y a aussi des esclaves chrétiens ramassés par les Musulmans en Occident et souvent vendus par eux en Orient (voir le récit de voyage de Bernard de Corbie vers 860 de Brindisi à Alexandrie). 55. Elles figurent déjà dans l’énumération des objets apportés par les Rahdanites en Orient ( IBN KHURDADHBEH , p. 115).

56. L’importance de ce commerce peut être accrue par l’interdiction qui pèse sur lui à Byzance. 57. Voir en particulier Ph.

GRIERSON ,

The myth of the mancus, dans Revue Belge de Philologie et

d’Histoire, XX/1954 ; mais cf. ci-après, dans la discussion de la présente communication, l’intervention de ce savant, qui a modifié ses positions. 58. Tous les passages connus de la littérature musulmane relatifs à la création de la définitive monnaie musulmane par ‘Abd al-Malik se ramènent pratiquement au fameux chapitre introduit par Balādhurī en fin de ses Conquêtes. Dans ce chapitre, frapper (monnaie) se dit, comme il est usuel, ḍaraba, et le verbe naqasha, graver, n’apparaît qu’en relation avec l’opération propre de ‘Abd al-Malik. Pour notre objet présent, particulièrement démonstrative est la tradition suivante rapportée par notre auteur : « Je demandai à Sayyid b. al-Musayyib : Qui fut le premier à frapper les dinars manqūsh ? Il répondit : ‘Abd al-Malik b. Marwān. » Et de les opposer aux dinars rūmī (byzantins) et kasranī (sassanides, du nom Chosroès) antérieurs. On peut supposer, d’après le contexte, que le mot naqasha/manqūsh a été compris par les contemporains comme s’entendant du mode nouveau de gravure (d’inscriptions) inauguré par ‘Abd al-Malik à la place des figures de souverains des monnaies précédentes. — DOZY, Supplément aux Dictionnaires Arabes, a relevé dans le Kitāb al-Aghānī (Livre des Chansons) une phrase où, parlant d’un homme épanoui, il est dit : « Son visage était comme le dinar manqūsh. » 59. Voir par exemple la reconstitution de l’histoire du mot « amiral » par L. R.

MÉNAGER,

L’émirat

et les origines de l’amirauté, Paris 1960. 60. On remarquera que le mot nous montre l’Islam payant là en or et non comme en Orient en argent. 61. Les emprunts directs de l’espagnol à l’arabe, qui ne portent pas particulièrement sur le vocabulaire maritime, sont moins intéressants, puisqu’ils ont été faits par des sujets, et par conséquent n’attestent pas de relations extérieures. 62. Voir p. 339, n. 1. 63. Sur cet ouvrage, encore presque inconnu, voir mon article Un Traité financier inédit d’époque fâtimide-ayyûbide, dans JESHO V/1962. La même revue publie, vers le moment où s’imprime le présent article, la traduction des parties du Minhādj relatives au commerce (plus précisément : à l’organisation du commerce, sous l’angle fiscal dans les ports méditerranéens d’Égypte), avec étude d’un certain nombre des questions d’ordre historique général qu’il pose, et que je ne peux aborder ici. Le texte intégral paraîtra, je l’espère, bientôt. 64. Par S. D. Goitein, qui nous donnera non seulement une édition et une traduction des textes, mais, tel que lui seul peut le faire, leur commentaire historique. En attendant, ce savant a donné un assez grand nombre d’articles déjà capitaux, qu’il est impossible d’énumérer ici. Je citerai seulement comme particulièrement en rapport avec notre objet présent, après le coup d’œil général, The Cairo Geniza as a source for the history of Muslim civilisation, dans Studia Islamica III/1955 ; The Cairo Geniza as a source for Mediterranean Social History, dans JAOS LXXX/1960 ; The Unity of the Mediterranean World in the « Middle » Middle Ages, Studia Isl. XII/1960, où l’on trouvera d’autres références.

248

65. B. LEWIS, The Muslim discovery of Europe, dans BSO AS XX/1957. 66. L’Histoire des Patriarches d’Alexandrie, qui atteint le milieu du

XIIIe

siècle (mais la publication,

avec traduction, commencée dans la Patrologie Orientale et continuée par la Société d’Archéologie Copte, n’atteint encore que le début du XIIe), si sensible qu’elle soit à bien des faits économiques, ne fait aucune allusion au commerce maritime du plus grand port méditerranéen d’alors. Même impression, un peu plus tard, dans les documents de la Geniza, d’après Goitein, Studia Isl. 1960. 67. Sur ce texte, voir mon analyse Y a-t-il eu des Rahdanites ? dans la Revue des Études Juives, 1964. 68. GOITEIN, Document in Indian Trade, dans Islamic Culture 1963. 69. Au

XIIIe

siècle encore, le voyageur musulman espagnol Abū Ḥāmid al-Gharnāṭī, désirant voir

les pays danubiens, y revenait de Russie, sans franchir la frontière byzantine, plutôt que d’y être allé par l’Italie ou Constantinople. 70. En dehors de sujets byzantins, on sait qu’occasionnellement même les marchands « russes » ont pénétré jusqu’à Bagdad. 71. B.

LEWIS,

The Fatimids and the route to India, dans Revue de la Fac. des Sciences Économiques de

l’Université d’Istanbul 1949-50. 72. Voir p. 325, n. 2. 73.

CL. CAHEN,

L’alun avant Phocée : un chapitre d’histoire économique islamo-chrétienne au temps des

Croisades, dans Revue d’Histoire économique et sociale 1963. 74. Il va de soi qu’il aurait fallu lier les problèmes ici envisagés surtout sous l’angle des relations islamo-occidentales avec les relations islamo-byzantines, voire islamo-indiennes et islamochinoises.

NOTES DE FIN *. Publié dans Settimani de Spolete 1964 (paru en 1965), 381-432.

249

Quelques mots sur le déclin commercial du monde musulman à la fin du Moyen Âge*

1

Quelle qu’ait été la place, variable selon les moments et les lieux, de l’économie marchande dans le monde musulman médiéval1, il est certain qu’au haut Moyen Âge, si on le compare à l’Europe, elle le caractérise. Au bas Moyen Âge au contraire2, et plus encore aux temps modernes, c’est l’Europe qui prend les devants, le distançant de plus en plus. On s’est souvent interrogé sur les causes de cette interversion. Sans pouvoir faire plus dans le temps qui m’est imparti, je présenterai à ce sujet quelques réflexions.

2

Par définition une économie marchande ne peut s’étudier dans un seul domaine clos 3, sans référence à ce qui l’entoure. En ce qui concerne le domaine musulman, on constate d’une part que les phénomènes qui l’affectent lui sont communs avec d’autres sociétés, d’autre part qu’ils ne sont pas dus uniquement à une évolution interne, mais aussi au contrecoup des évolutions qui l’entourent. Sans aller jusqu’à l’Extrême- Orient, la même décadence a affecté Byzance4, avant d’affecter même ceux des Méditerranéens d’Occident qui n’auront pas su à temps convertir leur économie : l’économie moderne aura son centre dans l’Europe du nord-ouest, et non plus à Venise ou à Florence5. C’est donc tout un système qui décline, dont le monde musulman n’est qu’une partie, même si cette partie y présente quelques traits originaux. Et d’autre part, quelles qu’aient pu être les causes internes de faiblesse de ce monde musulman, elles vont être aggravées par le fait même de la prépondérance européenne nouvelle, qui fera régresser l’économie des pays non modernisés en deçà du niveau où d’elle-même elle se serait maintenue6. A cet égard le vrai problème est moins celui du déclin de l’Orient que de l’essor de l’Occident 7, et, pour l’historien de l’Orient, la question fondamentale est de savoir comment il se fait qu’en une période donnée — fin du Moyen Âge, début des temps modernes8 — il s’est produit le renversement de tendance dû à ce que les premiers progrès de l’Europe n’ont plus pu être suivis par l’Orient.

3

On dit souvent que l’événement principal qui a entraîné la décadence de l’économie musulmane consiste dans les Grandes Découvertes. Certes la découverte de l’Amérique, dont les effets économiques n’ont commencé à se faire sentir que vers le milieu du XVIe

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siècle, était extérieure au domaine de réaction possible du monde musulman. Mais la découverte de la route du Cap de Bonne Espérance, elle, à y regarder de près, apparaît bien plus comme un des derniers actes du drame que comme le prélude de celui-ci 9. Car enfin comment se fait-il que l’Égypte placée comme elle l’était, n’ait pu ni interdire militairement10 ni neutraliser économiquement l’expansion portugaise dans l’Océan Indien? A cet égard les entreprises de Vasco de Gama et de ses successeurs, avant de l’aggraver, révèlent une faiblesse qui leur préexistait11. C’est cette faiblesse qu’il nous faut tâcher de comprendre. 4

Le monde de l’Islam est vaste, et à vrai dire, si l’activité marchande à travers l’Égypte peut faire quelque illusion jusqu’au XVe siècle, la plupart des pays musulmans sont déjà bien avant cette date économiquement affaiblis12. Ni la religion, ni le Droit de l’Islam n’y sont pour rien13. Des causes occasionnelles y ont contribué, qu’il ne faut ni sous-estimer ni exagérer: la relative pauvreté minière et l’épuisement de certains gisements14, à une époque où l’Europe découvrait les siens, mais où néanmoins l’échelle des besoins restait basse; la Peste noire et autres épidémies, qui cependant n’ont pas moins touché l’Europe 15 ; les invasions, intérieures comme celle des Hilāliens en Afrique du Nord, ou venue du dehors comme celle plus vaste des Mongols en Asie, invasions qui ont plus ou moins directement ruiné l’agriculture et certaines villes, mais qui elles aussi néanmoins avaient révélé des faiblesses avant de les aggraver16 : de toute façon le monde musulman ne forme pas un marché unique, et la ruine de l’Asie Centrale17 n’a aucune raison d’avoir affecté l’Égypte. Il est difficile de doser l’influence respective des facteurs : ceux-ci doivent leur relative importance au fait qu’ils ont pu momentanément accentuer un décalage de l’Orient par rapport à l’Occident, et par conséquent rendre plus difficile la concurrence et le redressement ; mais il ne faut pas oublier que l’Europe du XIVe et du XVe siècle est ellemême en état de crise.

5

Des causes sociales peuvent être invoquées, en particulier, en Égypte et ailleurs, la domination sur l’État d’une aristocratie militaire qui d’un côté participait aux diverses formes de l’économie, mais qui de l’autre au moindre besoin prenait des mesures coercitives incompatibles avec la santé de celle-ci18. Mais, outre que de tels régimes politiques révèlent les limites de l’économie marchande, c’est également l’interférence d’États que la classe marchande ne dominait pas qui a dès avant la Peste noire causé les grands krachs de la Banque italienne19.

6

Sans suggérer aucune exclusive, il y a lieu de rechercher les éléments de faiblesse relative qui pouvaient exister dans la structure de l’économie marchande elle-même20. Plutôt que de poursuivre une énumération sommaire, je voudrais essayer de parler de deux facteurs qui me paraissent avoir une certaine importance et n’avoir pas été jusqu’ici suffisamment mis en relief.

7

Pendant le Moyen Âge entier les gens du monde musulman ont été chercher, de l’Europe orientale à la Chine, et tout autour de l’Océan Indien, les produits dont ils avaient besoin pour leur commerce ailleurs ou leur consommation. Les mêmes Proche-Orientaux, et cette foi aussi les Byzantins, ont très tôt, avant d’y être aucunement contraints, laissé les Italiens s’assurer le quasi-monopole des transports méditerranéens. Je ne peux discuter ici les raisons d’un pareil contraste21, qui a pu momentanément paraître présenter certains avantages fiscaux22 ; il suffit de souligner qu’il aboutissait, face à l’Europe, à une attitude partiellement passive au moment où les difficultés de la concurrence auraient exigé le déploiement de toutes les énergies d’initiative. Et bien entendu, mais plus tard

251

seulement, la découverte de la route du Cap de Bonne Espérance devait ruiner à la fois les deux branches du système. 8

Il y a cependant, je crois, plus intérieur encore. L’économie marchande du Moyen Âge musulman, comme celle de l’Antiquité, était surtout une économie de spéculation et d’acquisition. De spéculation : je veux dire que le but conscient des marchands était d’acheter quelque part à bas prix des produits qu’ils pourraient ensuite revendre ailleurs avec une grosse marge bénéficiaire23. Économie d’acquisition : je veux dire que l’objectif des États et de l’aristocratie utilisatrice du commerce était de se procurer les éléments de leur puissance ou de l’aisance de vie, pour autant qu’ils ne pouvaient se les procurer dans leur pays même, non pas d’écouler une production. Certes, pour se procurer des marchandises, il faut bien, si l’on n’a pas assez de moyens monétaires, vendre en compensation des produits de l’économie indigène; mais le monde musulman, qui a eu pendant longtemps une grande aisance monétaire, n’a pas eu à apporter à cet aspect des choses une attention particulière. Jamais en tout cas l’écoulement de la production intérieure ne paraît avoir été envisagé pour lui-même, et souvent même il a été découragé24, comme privant un État des témoignages de son prestige ou, en raison des bornes techniques du rendement, des disponibilités nécessaires aux besoins de ses sujets. L’idée d’alimenter un commerce grâce à un surplus de production, pour assurer ou augmenter le travail et les ressources des producteurs ou simplement pour équilibrer en valeurs marchandes importation et exportation, cette idée, élémentaire pour tout État moderne, n’a probablement jamais effleuré un État du Proche- Orient médiéval 25, parce que plus souvent, au niveau de la technique où l’on se trouvait, les possibilités de la vente intérieure restaient supérieures à celles de la production26, mais avec le résultat réciproque que cette production n’était pas encouragée à dépasser son niveau technique ou son rendement.

9

Or justement on peut se demander, par comparaison, si cette conversion, l’Europe occidentale, peut-être à peine consciemment, n’était pas en train de la faire. Elle aussi certainement avait d’abord pensé à acheter plus qu’à vendre; mais monétairement elle était défavorisée, si bien que, même si le but restait l’importation, elle avait été pratiquement obligée de mettre l’accent sur l’exportation des marchandises dont elle pouvait disposer, sur leur production, sur leur transport par ses propres forces. Au milieu du Moyen Âge le commerce de l’Égypte faisait encore une place saine à la vente de ses produits, mais à la fin du Moyen Âge, même elle, réputée jadis pour son industrie textile, était envahie par les étoffes de l’industrie flamande ou florentine27, sans parler des importations d’armes, et de bien d’autres. Le commerce alors n’y consiste plus qu’à assister passivement à l’échange, qui se fait sur son territoire, des produits en transit de l’Extrême-Orient contre les produits en transit de l’Occident. Tel avait été le cas deux siècles tôt déjà de ce commerce momentané de l’Empire mongol sur lequel la participation des Italiens ne doit pas faire illusion28, et qui de toute façon n’avait pas duré : il traversait le pays, il ne lui appartenait pas. Certes des bénéfices fiscaux, des bénéfices privés pour les importateurs de l’Extrême-Orient pouvaient encore être réalisés en Égypte à la fin du XVe siècle ; mais qu’arrive alors la Découverte portugaise, et puisque le transit était tout, tout alors en un jour s’écroule. Je sais qu’il se réorganisera aux temps modernes un « commerce du Levant », mais déjà maintenant dans le cadre de la suprématie européenne29, et trop tard pour que le Levant en tirât aucun vrai profit. S’il n’y avait pas eu les Grandes Découvertes, le déclin aurait été plus lent, moins absolu peut-

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être; mais il n’est pas douteux qu’il avait largement commencé avant elles, et que grosso modo le résultat aurait fini par être le même.

NOTES 1. Il faut se garder d’un certain romantisme qui incline à voir des caravanes ou des flottes de marchands musulmans sillonnant sans arrêt le monde. La terre reste probablement presque partout la source essentielle de la richesse, et le commerce ne commande pas tous les domaines de l’économie. Mais l’importance de l’économie marchande reste évidente si on compare la société musulmane à celles qui l’entourent dans le temps ou dans l’espace. 2. Il est difficile, et sans grand intérêt pour notre objet, de préciser une chronologie qui peut varier non seulement suivant les régions, mais aussi suivant les facteurs considérés. Nous n’avons pas de statistiques, et il est tentant de se laisser aller à un certain subjectivisme. Il faut cependant ne pas exagérer non plus l’indifférence au temps, et il est en général instructif de souligner les synchronismes, tant entre faits d’ordres divers qu’entre domaines économiques différents. 3. L’étendue du domaine musulman ne dispense pas de cette règle : il consiste en une bande de territoires relativement similaires, dont le commerce extérieur a toujours été de plus de portée que le commerce intérieur, sinon de plus de volume. 4. Longtemps avant sa conquête par les Turcs, qu’elle a naturellement favorisée. Les prodromes en remontent en gros au

XIe

siècle, c’est-à-dire à la même époque que ceux de la décadence

musulmane. C’est en 1082 que, pour des raisons il est vrai en partie fortuites, est signé l’acte de capitulation de la flotte byzantine devant Venise; il n’aurait pas été si définitif s’il n’y avait eu que ces raisons. 5. Le déplacement des axes commerciaux finira par nuire même à Gênes, mais celle-ci gardera un certain temps sa puissance financière, parce qu’elle aura su prendre des intérêts dans les entreprises nouvelles des pays occidentaux, y compris dans les Grandes Découvertes ellesmêmes ; de bon ou de mauvais gré selon les moments, son sort était moins que celui de Venise lié exclusivement à celui de l’Orient, et, contre Venise, elle cherchait autre chose. 6. C’est donc une faute méthodologique de juger des attitudes économiques, pour ne parler que de celles-là, des Proche-Orientaux du Moyen Âge d’après ce qu’on peut constater de leurs attitudes dans les secteurs traditionnels de leur économie contemporaine ou récente. 7. Méthodologiquement aussi il est évidemment plus facile d’étudier le développement occidental qui a eu lieu que l’absence de développement oriental, et les causes de celui-là que de celle-ci. 8. Il y a décalage en faveur de l’Empire ottoman, ou du moins de ses provinces centrales, mais peut-être seulement parce que la situaton de force là a permis d’y concentrer ce qui restait d’activité économique ailleurs. La Puissance nouvelle n’a pas plus pu que l’Égypte des Mamlûks garder à l’Islam la maîtrise de l’Océan Indien. 9. On ne saurait cependant reprocher aux Musulmans d’Occident, quand ils étaient encore maîtres de la mer, de n’avoir pas réalisé cette découverte. Ils ont exploré la côte nord-occidentale de l’Afrique, mais n’avaient aucune incitation économique à vouloir tourner leurs coreligionnaires d’Orient. Il ne faut pas exagérer la portée économique des conflits politicoreligieux.

253

10. Excellent exposé de D. AYALON dans son Gunpowder and Firearms in the Mamluk Kingdom, London 1956. 11. Sur un point particulier, le comportement du pilote yéménite Ibn Mādjid aidant Vasco de Gama repose sur une opposition des marins d’Aden aux prétentions monopolisatrices de l’Égypte. Ils pensaient pouvoir devenir, eux, les intermédiaires et bénéficiaires dans la nouvelle voie commerciale. 12. L’Asie musulmane a été appauvrie entre autres causes par le développement même de la concurrence égyptienne dans le transit Océan Indien-Méditerranée; l’Afrique du Nord l’est, entre autres causes, par la part croissante prise par les Italiens et Ibériques aux acquisitions de l’or soudanais. 13. Cela a été fortement établi ces derniers temps, pour ce qui concerne la religion, par Maxime dans son Islam et Capitalisme, Paris 1966. Il faut remarquer que, même si l’on veut voir

RODINSON

dans l’Islam un côté fataliste (qui ne s’est développé en ce sens que lorsqu’une certaine « fatalité » s’est apesantie sur l’Islam, aux temps modernes), il n’y a pas plus fataliste que le protestantisme calviniste, dont le rôle dans l’essor du capitalisme est cependant indiscutable. En ce qui concerne le Droit, celui de l’Islam était sur quelques points en avance sur celui de Rome, Byzance et l’Europe du haut Moyen Âge ; voir par exemple A. Udovitch, At the origins of the Western Commendat, Speculum, 37, 1962. On a dit par contre que la commende italienne du bas Moyen Âge était en avance sur l’islamique, en ce qu’elle pouvait être conclue sur des marchandises et non seulement sur des espèces monétaires, mais, outre qu’en fait nous possédons des exemples de commendes (voir H.R. Idris dans JESHO, iv, 1961) l’opposition est beaucoup plus formelle que réelle. Le contrat musulman stipule l’avance en valeur monétaire, en raison de son souci de la précision de la somme à rendre, mais, même si l’avance a été effectivement faite en espèces, le marchand qui va commercer au loin en réalise tout de suite en général une partie en marchandises. Et dans les actes italiens, si l’avance est souvent faite en marchandises (mais non toujours), la valeur en est toujours précisée ; on revient donc pratiquement au cas précédent. 14. En particulier les gisements d’or de Nubie épuisés pratiquement depuis la fin du XIIe siècle ; en Égypte encore, l’alun a dû baisser ou devenir comparativement moins rentable ; l’Égypte a toujours dû importer son fer. 15. Voir les communications de Lopez, Miskimin et Udovitch. 16. Le rôle des Hilāliens dans la ruine de l’Afrique du nord a été remis en question par J.

PONCET

dans deux articles des Cahiers de Tunisie, 1954, et des Annales (Economies, Sociétés, Civilisations), 1967 ; voir aussi ma note dans JESHO, XI, 1968, 130-133. Pour les Mongols comme pour eux, il faut distinguer en tout cas les circonstances de l’invasion elle-même et la place économico-sociale occupée ensuite dans la société résultante. 17. Difficilement discutable, mais difficile à dater et à préciser, la formation momentanée de l’Empire timouride y ayant ramené artificiellement certaines formes d’activité. 18. La situation à cet égard a été récemment analysée de façon très pertinente par I.M.

LAPIDUS,

Muslim Cities in the later Middle Ages, Cambridge, Mass., 1967. 19. Entre autres, par exemple, les arrêts de paiement, par suite de leur guerre, des gouvernements français et anglais aux Bardi et Peruzzi de Florence. 20. Cette question a fait l’objet de discussions au sein de l’Institut d’Études Islamiques de l’Université de Paris en 1962 ; malheureusement les procès-verbaux n’ont pu en être distribués qu’à usage interne. 21. J’en ai un peu parlé dans ma communication sur Quelques problèmes concernant l’expansion économique musulmane au Moyen Age, dans L’Occidente e l’Islam nell’alto Medioevo, Settimane di studio del centro italiano sull’alto Medioevo, xii, Spolète 1965, surtout p. 423 sq., reproduit dans ce volume. Maurice

LOMBARD ,

dans Le Navire, Travaux du Deuxième Colloque International d’Histoire Maritime,

1957 (article « Arsenaux et bois de marine dans la Méditerranée musulmane,

VIIe-XIIe

siècles ») a

insisté sur l’insuffisance croissante du bois de construction navale dans les pays musulmans de la

254

Méditerranée ; l’argument, sans être dépourvu d’intérêt, n’a qu’une portée limitée, en raison de l’échelle modique des besoins, d’approvisionnements possibles en Asie Mineure et en pays chrétiens, et surtout de la constatation d’une part de la décadence simultanée de Byzance, d’autre part de la continuation, au moins en certaines périodes, de la piraterie maritime. 22. Et de prestige. Les « barbares » doivent venir constater sur place la richesse de la Ville Impériale, disait-on à Byzance. Et en outre il vaut mieux qu’ils viennent, eux, payer des droits de douane et dépenser sur place l’argent qu’ils gagneront plutôt que d’envoyer les nôtres en faire autant chez eux. 23. Cela est formulé très explicitement aussi bien dans les Maḥāsin al-Tidjāra d’Abū l-Faḍl alDimashqī (période et territoire fāṭimide) que dans le Tabaṣṣur fī l-Tidjāra attribué (à tort) à Djāḥiz (Iraq ‘abbāside). Et c’est la raison d’être des lettres que s’écrivent les marchands juifs connus par la Geniza, les marchands italiens, etc. Sinbad le Marin ne fait rien d’autre... 24. Cela résulte de manière éloquente des règlements étudiés dans le Minhādj d’al-Makhzūmī (Égypte,

XIIe

siècle), voir mes Douanes et Commerces dans les ports méditerranéens de l’Égypte

médiévale, JESHO, VII, 1964, en particulier p. 262 sq. 25. Je ne prétends naturellement pas qu’il n’y ait eu aucune industrie ou production à clientèle étrangère, telle l’industrie textile de Tinnīs, qui vendait normalement à Constantinople, semblet-il ; mais cela reste des cas exceptionnels. 26. En matière alimentaire, il y avait crainte de disette. 27. Les Occidentaux apportent, il est vrai, encore des espèces monétaires, mais pour financer leurs achats des denrées en transit ; et cette monnaie a maintenant cours dans tout l’Orient, dont la frappe indigène est en ruine, ce qui signifie que, à considérer l’ensemble des circuits commerciaux, les Italiens se procurent assez de métaux précieux pour déborder leur propre aire commerciale. 28. Cette participation, en projetant sur le commerce une documentation dont nous n’avons pas l’équivalent pour la période antérieure, risque de faire illusion : elle ne suffit pas à elle seule à établir que le commerce, en changeant quelque peu de mains, ait augmenté de volume, ni que les populations intermédiaires en aient tiré plus de profit. Il y a même des cas où l’extension du commerce compense le déclin de la production indigène pour les besoins de l’aristocratie, et où réciproquement elle peut nuire à cette production. 29. Aux mains des Européens du nord-ouest, et essentiellement du type « colonial », pour achat de matières premières.

NOTES DE FIN *. Le présent exposé a été fait, à quelques phrases près, dans le cadre d’un « panel » au Congrès des Orientalistes à Ann Arbor le 14 août 1967. Il avait été précédé d’un exposé dans lequel un collègue avait en un quart d’heure indiqué les facteurs de l’essor économique musulman aux premiers siècles de l’hégire. Je disposais à mon tour d’un quart d’heure. Je conserve ici mon texte, mais en y ajoutant des notes. Je dois remercier B. Lewis d’avoir eu la gentillesse de me le demander, malgré mon absence, que je regrette vivement, à la Conférence de Londres. Publié dans Studies in the Economic History of the Middle East, ed. M.A. COOK, 1970 (Colloque de Londres, 1967), 31-36.

255

Quelques problèmes économiques et fiscaux de l’Iraq, būyide ḍ’après un traité de mathématiques*

1

Ce qu’on a écrit jusqu’à présent de la vie économique et de l’organisation financière dans les États musulmans médiévaux repose essentiellement sur les ouvrages des géographes et des juristes, complétés par quelques apports des chroniques et des papyrus. Il est une autre catégorie de sources que les historiens ont à tort abandonnée aux spécialistes de l’histoire des sciences : je veux parler des ouvrages de mathématiques. Il s’en faut que ceux-ci soient toujours de pure théorie abstraite ; même ceux dont l’objet est désintéressé posent souvent des problèmes concrets, et, par ailleurs, il en est qui ont explicitement pour but de donner à telle ou telle catégorie professionnelle le bagage de connaissances techniques nécessaire à l’exercice de son métier ; en particulier il en est qui sont formellement destinés à la formation des agents du fisc. Certes, comme des traités scolaires modernes, on peut se demander si tous les problèmes qu’ils proposent correspondent à de précises réalités : mais les circonstances n’ont pas toujours, comme à notre génération, condamné les auteurs de problèmes concernant des prix de denrées ou des salaires de travailleurs à être en retard sur l’évolution. L’impression générale et, toutes les fois où cela est possible, les recoupements que l’on peut opérer amènent nettement à la conclusion que les problèmes posés sont des problèmes réels. Ce qui les rend particulièrement précieux comme contre-épreuve aux exposés des juristes qui, comme l’on sait, s’ils sont peut-être moins indifférents aux réalités qu’on l’a parfois un peu paresseusement dit, n’en ont pas moins pour préoccupation dominante de faire entrer ces réalités dans des cadres systématiques où il devient difficile de les distinguer. Il me paraît donc hautement souhaitable que désormais les historiens englobent dans le champ de leurs investigations les traités de mathématiques. Le présent article n’a pas d’autre but que de montrer sur un exemple que le hasard m’a procuré, et qui sans doute ne vaut pas plus que bien d’autres exemples possibles, le genre de profit à espérer de pareilles investigations.

2

Il n’est guère douteux que l’un des ouvrages les plus précieux au point de vue où je me place ici serait, à en juger par son titre et la table des matières qui en a été publiée 1 d’après un manuscrit fragmentaire de Leyde, le Kitāb al-manāzil fī mā yaḥtādju ilayhi l-

256

kuttāb wa l-’ummāl min ‘ilm al-ḥisāb de l’illustre mathématicien-astronome Abū l-Wafā alBūzadjānī (328/940-387/997) ; il m’a malheureusement été jusqu’ici impossible d’obtenir communication des manuscrits qui peut-être, dans deux bibliothèques d’Orient, conservent la partie pour nous importante de l’ouvrage2. Mais il existe à Paris, à la Bibliothèque Nationale, un ouvrage d’une génération postérieure et d’un genre analogue : le Kitāb al-ḥāwī li l-a’māl al-sulṭāniyya wa rusūm al-hisāb al-diwāniyya (Fonds arabe 2462). J’ai, dans une note d’Ars Islamica, établi l’époque (second quart du Ve/XIe siècle) et la région (Bagdad) où il a été rédigé, en même temps que publié le chapitre qui en concerne le travail de l’or et des fils d’or pour étoffes de luxe. Dans un autre article (Bulletin d’Études Orientales de l’Institut Français de Damas), j’ai publié les importantes sections qu’il renferme sur les machines élévatoires d’eau, les procédés de nivellement, et surtout les méthodes techniques et administratives de creusement et entretien du système d’irrigation en Iraq. Cependant le cœur de l’ouvrage est constitué, comme celui d’alBūzadjānī dont il s’inspire partiellement, par les problèmes d’ordre commercial et fiscal. Tel que le ms. nous est parvenu, il contient des incompréhensions, des lacunes, des désordres, des redites, comme s’il s’agissait de notes prises en des circonstances variées sur des problèmes du même ordre. D’autre part, ce qui nous intéresse ici ne réside pas dans les raisonnements arithmétiques ou géométriques toujours simples et analogues par lesquels sont résolus les problèmes, mais dans les données de fait que contiennent les énoncés ; ces énoncés eux-mêmes, toujours rédigés de la même manière, comporteraient, à être publiés, d’incessantes répétitions de formules. Il a donc paru suffisant ici de grouper dans une analyse systématique les données qu’ils nous procurent. Les chiffres, dans le ms., sont toujours écrits soit en lettres in extenso, soit en caractères dīwānī, comme dans toutes les administrations musulmanes médiévales ; la vérification des calculs a permis d’assurer les quelques lectures douteuses3. 3

Dans le commentaire, nous avons fait aussi des emprunts à un ouvrage de caractère plus théorique, mais qui contient cependant des problèmes pratiques, le K. al-kāfī fī l-ḥisāb d’alKaradjī4, rédigé sous Qawām al-dawla (1013-1028), comme il résulte d’une allusion aux dinars de ce prince, et auquel l’auteur du K. al-ḥāwī se réfère couramment, ainsi que, moins souvent, à un contemporain, al-Shaqqāq, qui l’avait commenté5.

4

Le seul auteur qui, à ma connaissance, ait utilisé le K. al-ḥāwī est Sauvaire 6, dans ses Matériaux pour servir à l’histoire de la numismatique et de la métrologie musulmanes (Journal Asiatique 1880-1887) ; mais la nature de son enquête limitait la portée de ses emprunts, ce qui explique que le K. al-ḥāwī, malgré son titre prometteur, n’ait pas retenu l’attention des historiens7.

5

Nous donnons d’abord l’analyse des apports du le K. al-ḥāwī, complétée à mesure par ceux du Kāfī d’al-Karadjī et de la table d’al-Būzadjānī ; nous donnerons ensuite des éléments de commentaire.

A. LES APPORTS DU KITĀB AL-ḤĀWĪ I. PROBLÈMES RELATIFS AUX MONNAIES 6

Combien de dinars à 12, à 14 1/2, à 15, à 15 1/2 qīrāṭ faut-il pour équivaloir à un nombre donné de dinars « entiers » (= légaux à 20 qīrāṭ) (2v°-4v°, cf. Sauvaire 47 du tirage spécial, 78, 176, 199) ? Soit une somme consistant en dinars à 16 qīrāṭ et en dinars imāmī (= légaux), ou à 12 et 16, ou à 10, à 15 et imāmī selon une proportion donnée, si l’on paye tant d’une

257

espèce, que reste-t-il à payer de l’autre ou des autres (4v°-5r°, cf. Sauvaire 129, 279) ? Deux méthodes de calcul, dont l’une est celle des changeurs (ṣayārifa). 7

Un saqṭ 8 de soie coûte 88 dinars payables par tiers : 1/3 en imāmī, 1/3 en khurāsānī à 16 qīrāṭ 2 ḥabba, et 1/3 en rognures (qurāḍa) à 13 qīrāṭ 1 ḥabba : quelle sera la valeur totale en imāmī ? « Méthode des courtiers (dallāl) et des comptables (ḥussāb) (17v°, cf. Sauvaire 129).

8

Calculer la valeur, en dirhams, de 5 dāniq d’or (1 dāniq = 1/6 de dinar) ; de 9 qīrāṭ d’« or de Bagdad » à 14 1/3 dirhams le dinar, taux normal au temps de l’auteur. Méthodes de l’auteur, des scribes (kuttāb), des comptables, des changeurs (162v°, 163r°, cf. Sauvaire 99, 254)9.

9

Que faut-il ajouter de cuivre ou d’argent pour abaisser ou élever le titre de dirhams de 7 pour 10 à 6 2/3, de 7 1/2 à 6, de 4 à 6 2/3, de 3 à 5, de 3 à 6, de 7 à 5 1/2 (5v°-7r°, 154v°-155r °, cf. Sauvaire 258-260) ? Deux problèmes sont donnés d’après al-Karadjī (= Kāfī III, 17), qui, dit l’auteur, reproduit la méthode de la Monnaie (Dār al-ḍarb)10.

10

Fondre ensemble des dirhams aux titres de 9 et 3 en telle proportion qu’on aboutisse au titre de 7 (d’après al-Haythamī) (8r°) ; des lingots d’or aux titres de 12 et 17, de 17 et 14, de 18 et 15 dirhams au dinar, pour aboutir à une valeur de 14 ou de 16 ; aux titres de 9 et 18, de 2 1/2 et 17 1/2, de 2 1/2 et 18, de 17 3/10 et 1 qīrāṭ, pour aboutir à 12, à 11 1/2, à 15, à 10 ; aux titres de 1 1/2 et 2 ḥabba, de 1/2 ḥabba et 2 qīrāṭ, pour aboutir à 6 aruzza 11 ou à 1 1/2 ḥabba (151v°-154v°, cf. Sauvaire 260-261).

11

12

Soit 1 1/2 ou 2 1/2 aruzza ou 1 ḥabba l’affaiblissement de titre par dinar, quel est le déchet (faskh, kasr) d’or sur une masse donnée (8r°-v°, 17r°) ? En 155r°, notre auteur donne un court résumé de l’origine de la frappe monétaire en Iraq conforme à la version courante de Hishām al-Kalbī transmise par Balādhurī (éd. De Goeje 468-469) (cf. aussi 32r°, où il donne 12 dirhams au dinar pour le taux du temps de ‘Umar). Le résumé est précédé d’une phrase peut-être un peu corrompue que la comparaison avec Balādhurī, Qudāma (Bibl. Nat. ar. 5907, 22r°) et Māwardī (Fagnan 321, Enger 264) doit faire interpréter comme relative au payement des gages des employés de la Monnaie, dont on se procure le montant grāce à la différence entre le titre officiel d’émission et le titre réel des pièces12.

II. COMMERCE, PRIX ET SALAIRES 13

Les problèmes sont rangés non par nature d’opérations arithmétiques, mais par catégories d’objet ou des unités de poids, capacité ou longueur servant à les mesurer. Le problème type est celui-ci : connaissant le prix de tel nombre de telle unité, calculer le prix de tel nombre de telle autre unité.

14

Grains et farines : unité : 1 kurr = 6 djarīb = 30 kāra = 60 qafīz = 180 makkūk ; 1 qafīz = 24 kayladja = 96 rub’ = 124 raṭl (cf. Sauvaire III, 111, 127, 129, 173). Les prix indiqués varient de 15 à 100 dinars le kurr (10v°-13r°, 28r°-30r°, 162r°), mais les denrées ne sont pas spécifiées. On verra au chapitre suivant leurs quatre catégories officielles de prix s’échelonnant du simple au quadruple13.

15

Pain et produits apparentés cuits au four (par raṭl ou uqiya) : prix de 3 à 8 dinars les 1000 raṭl (13r°).

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16

Fil de soie (unité : 1 ruzma ou saqṭ = 30 manna = 60 raṭl = 720 uqiya = 1200 istar = 7800 dirhams ; autres problèmes en mithqāl) ; prix entre 48 et 180 dinars la ruzma (17r°, 25v °-28r°, 162r°, cf. Sauvaire II, 9, 80, 144).

17

Étoffes (à la pièce ou à la dizaine, à la coudée dhirā’, selon la longueur et la largeur) : 12 et 14 dinars la dizaine, 28 dinars les 12 pièces d’I 1/2 sur 3 1/3 dhirā’, une pièce d’étoffe à 60 dirhams (20r°-v°, 30r°, 110v°) :

18

Bois précieux d’Inde (‘ūd) (manna de 320 dirhams et uqiya de 13 1/2) : 30 dinars la manna (19r °, cf. Sauvaire II, 159).

19

Camphre : « On vend aussi à Bagdad du camphre, dont la manna est de 200 mithqāl ; il y a économie (tawfīr, Sauvaire : bonification) de 2 mithqāl, toutefois c’est sur 200 mithqāl que la vente est basée.

20

Un certain nombre de problèmes sont posés en unités de marchandises non spécifiées ou en termes algébriques (10v° sq., 23r° sq., 44r°-55r°, 161v°-162v°), quelques-uns en dirhams (de nombre indéterminé). Parmi les unités ainsi introduites intervient à côté des précédentes le tassūdj (= l/24e de mithqāl, cf. Sauvaire 108, 24) 14. Autres types de problèmes : calculer, sur un prix global, la quantité de diverses marchandises vendues ensemble, dont chacune à un prix différent ; prix dū à un fabricant d’étoffes pour des commandes (30v°) ; calculer le bénéfice réalisé entre l’achat et la revente à un prix majoré de 8/5, 9/7, 7/4, 9/8, 9/4, 12/9, 15/12, sur des quantités données de marchandises (aliments cuits ou étoffes, 15r°-16v°, 20v°, 30v°)15.

21

Un certain nombre de problèmes mentionnent des gages de journaliers : 42 12/14 dirhams par mois (20 en argent, le reste en étoffe) (45v°)16 ; 45 dirhams à un esclave qui doit en céder 25 à son maître (116r°) ; 54 dirhams, 23 3/4, 24 et 28 dirhams (114r°). Au chapitre des canaux (cf. mon article du Bulletin d’Études Orientales, on trouve mention de salariés engagés à la tâche pour les travaux de creusement, etc…

259

III. PROBLÈMES RELATIFS AU kharādj 22

On trouvera en appendice le texte, important à étudier dans sa précision technique, des énoncés de problèmes relatifs au kharādj proprement dit, à l’exclusion de certaines additions, pour lesquelles l’analyse suffira. Ces problèmes portent sur le calcul, les uns par rapport au autres, des trois éléments de l’impôt tel que les contribuables le payent, à savoir l’impôt stricto sensu, dont on donne le taux d’assiette par djarīb-surface pour telle catégorie de culture ; puis le salaire du géomètre (māsiḥ), ce qui, dit notre auteur, correspond à la kifāya d’al-Karadjī, levée par djarīb en plus de la taxe de base ; enfin la part du djahbadh, appelée ithnān et calculée en tant pour cent de la taxe de base et prélevée en sus17. Le verbe employé pour signifier qu’un domaine est taxé à tant est le passif ṭusiqa 18. La feuille d’impôt s’appelle khaṭṭ ; le terme de rawz, que l’on rencontre aussi, doit s’appliquer au certificat ou reçu19. Les données des énoncés peuvent être rassemblées dans le tableau suivant, qui demande quelques explications. Lorsque la taxe est énoncée en dirhams on a donné l’équivalence en or (1 dinar = 20 qīrāṭ = 60 ḥabba) afin de faciliter les comparaisons ; mais il y a incertitude sur le taux auquel calculer le dirham par rapport au dinar : la législation originelle, telle que la rappelle la première phrase de notre auteur, portait change à 12, chiffre qui devait rester le seul valable du point de vue théorique des fuqahā’ ; mais comme par ailleurs on a vu ci-dessus (et nous confirmerons dans notre commentaire) que le taux adopté au temps des Būyides était de 14 1/3 pour l’ensemble de la vie économique, on peut se demander si l’administration du kharādj ne l’a pas elle aussi adopté, quitte à recalculer en conséquence le montant des impôts : dans le doute, nous avons donné d’abord les équivalences au cours de 12 (qui paraissent un peu meilleures), puis entre parenthèses les équivalences au cours de 14 1/3. Au salaire du géomètre, donné par djarīb, on a adjoint le calcul de son pourcentage par rapport à la taxe, alors que celui du djakbadh nous était donné en % dans notre texte même. Enfin on a converti approximativement les mesures de surface en hectares. — Les trois dernières lignes de notre tableau sont une addition aux données du K. al-ḥāwī tirée du Kāfī, III, 18-19. — Les problèmes sont stipulés partiellement en dirhams mais, dit. l’auteur, « de nos jours on ne fait que rarement usage de dirhams dans le Sawād de Bagdad, et le kharādj s’acquitte d’après la valeur de l’or (qīmat al-’ayn) ; mais dans le Sawād de Wāsiṭ, d’al-Baṣra et du Fārs, on emploie des dirhams ; de même au Diyār Rabī’a, en Syrie, et ailleurs » (36r°, cf. Sauvaire I, 97-98).

23

Les dernières lignes du texte donné en appendice se réfèrent à des erreurs de mensuration du djarīb dues à l’utilisation de qaṣaba non réglementaires et de dimensions inconnues : la victime porte plainte au Dīwān qui, après enquête, rétablit la taxe correcte ; on détermine aussi (problème dû à al-Būzadjānī) de combien la qaṣaba était trop petite.

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Viennent ensuite, en partie d’après al-Būzadjānī, des règles de calcul et des problèmes relatifs à l’estimation (en kurr) des grains disposés en tas coniques ou parallélépipédiques, l’orge étant plus tassée que le blé dans la proportion de 6 à 5. Toute la première moitié de la troisième partie du K. al-ḥāwī (46v°-103r°, cf. aussi 169r°-171r°), purement géométrique, est consacrée pour la même raison d’administration fiscale à l’étude du calcul des surfaces des diverses figures (avec citations d’al-Būzadjānī, al-Karadjī, al-Shaqqāq ; 100r° donne aussi la mesure de la hauteur d’un objet éloigné, tel qu’une forteresse). Les mesures se font avec des instruments concrets, coudée hāshimite, qaṣaba, ashl et autres secondaires (48r°, 125v°-127r°, 155v°-156r°, traduits dans Sauvaire, III, 208-211, 214,

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221-226). On mentionne spécialement certaines méthodes des arpenteurs de Bādūriya, dans la banlieue de Bagdad, et des districts d’al-Tizhānī (169r°, 171r°) 20. 25

En 103r°-v° on a les considérations générales suivantes sur « le kharādj que l’on acquitte ou prélèvement (irtifā’) » : « On a égard (pour la perception) à ses heures, car il se règle suivant l’année solaire. Al-Mu’taḍid billah, le Prince des Croyants, Dieu soit satisfait de lui, en a établi l’ouverture au 11 ḥazīrān chaque année, et l’a appelé le Nouvel An Mu’taḍidī, par sollicitude pour les sujets et contribuables (al-mu’āma-lūn) afin de reporter les droits (ḥuqūq) à eux imposés de telle manière que leurs récoltes soient arrivées à maturité et qu’on étende alors la main sur elles sans qu’il en tombe sur eux aucun dommage. Mais ce qui reste en dehors, muqāṭa’a et mufāraqa, et les sections de l’impôt consistant en capitations (djawālī), moulins (arḥā’) et autres, se payent par année lunaire, commençant en muharram. La raison pour laquelle les muqāṭa’a et les mufāraqa 21 sont réglés selon l’année lunaire est que leurs titulaires sont imposés (quṭi’ū) selon une estimation (‘ibra) et une connaissance définies, qui ne sont susceptibles ni de majoration ni de réduction ; ils ont alors l’obligation de payer sans refus ni prétexte, sauf réserve stipulée par l’habitant pour lui-même en cas d’échappement d’eau ou de rupture de rigole ; mais tant que dure la mise en valeur, il doit respecter le montant stipulé, car c’est le contrat qui fait loi. On fait cela pour deux raisons : d’abord, qu’on n’est pas obligé en cas de nécessité d’attendre les moissons, de respecter les heures de la culture, de laisser gāter ce qui se gāte ou est en retard ; d’autre part le sulṭān a inauguré cette ouverture de l’année lunaire pour le profit annuel qu’il en retire en raison de l’écart qu’il y a entre l’année lunaire et celle du kharādj, soit onze jours environ. Et lorsqu’il y a tractations entre le sulṭān et ses sujets propriétaires et habitants, la répartition est faite pour la muqāsama et le kharādj sans avoir à enquérir sur les surfaces, les portions, les catégories. »

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Le géomètre doit savoir changer les unes dans les autres des mesures en kurr mu’addal, kāmil, fālidj, hāshimī, sulaymānī (103v°-104r°).

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D’autre part il est utile, pour la simplicité des comptes, de réduire les diverses espèces de produits agricoles à un petit nombre de catégories, les prix de tous, dans chacune, étant identiques, et les rapports de l’une à l’autre constants. Cela est possible dans le Sawād, mais non ailleurs, où les prix sont trop divers et éloignés des tarifs. Il y a quatre catégories : 1. La catégorie du sésame, auquel sont assimilés le cumin, la moutarde, la nielle (shūnīz, 104r°, plutôt que ṣanawbar, le pin, 167r°), le carvi, le pavot, la graine de trèfle ; 2. La catégorie du blé (ḥinṭa) , de prix égal à la moitié de la précédente, et à laquelle sont annexés le pois, la lentille, le haricot, la graine de lin, le grain de rishād ( ?), le fenugrec, le safran, le grain de khadrā’, le raisin sec, le summāq, l’amande et la noisette avec leur coque, le chénevis ; 3. La catégorie de l’orge, de prix égal à la moitié de celle du blé, à laquelle appartiennent les graines de millet djāwars, dhurra et dakhn, la fève, la vesce, le riz et l’avoine (ainsi en 104r°, mais en 167r° elle est rattachée au blé) ; la datte kabīs, du côté de la Syrie, ainsi que le coriandre, et, dans le Djabal, le grain de hakm ( ?) ; 4. Enfin la catégorie du djahgandum, blé et avoine mêlés par moitié, valant environ 1/2 ( ? ?) 4 + 1/4 4 + 1/8 du sésame, et à laquelle n’est attachée aucune autre espèce.

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Bien que donnée trois fois (104r° et deux fois en 167r°) avec quelques variantes, apparemment d’inadvertance, la liste semble reposer sur l’autorité unique d’une certain Ibn Sharīh. « Il y a d’autres denrées surtout en dehors du Sawād, qui ne tombent pas à proximité des précédents tarifs : telles la noix, l’amande (mise cependant au Sawād avec

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le blé) avec sa coque, la pastèque, la noisette shahbatūt et bunduq, l’humide et le sec (sic), les pruneaux secs, etc., qui n’ont pas de cours fixe (taṣrif) » (104v°). « J’ai rangé ces catégories sur une seule base, selon ce qu’ont imaginé les scribes ; s’il leur arrive une denrée d’un genre dont ils entendent parler sans la rencontrer dans leur liste, ils la placent au taux correspondant aux denrées les plus semblables (167v°). Le détail des ces connaissances n’est pas indispensable » (105r°)22.

IV. QUELQUES AUTRES OPÉRATIONS RELEVANT DE L’ADMINISTRATION FINANCIÈRE 29

Calcul du fourrage pour des bêtes : « Soit 40 qafīz la consommation mensuelle d’un cheval, nous désirons en approvisionner trois têtes pour le mois... (109v°).

30

« S’il est décrété de prendre sur tout objet apporté par la poste (barīd) un droit, et qu’il demande à passer (idjtāza) un marchand porteur de 50 pièces d’étoffes d’égale valeur, on lui en prend 2, on lui rend 20 dirhams, nous voulons savoir la valeur de la pièce, sachant que le droit de passage pour 50 étoffes est 1 2/3... Réponse : 60 dirhams (110v°).

31

Envoi de messagers et de courriers (fuyūdj) (pour le calcul du temps d’entretien à leur verser) : « Le sulṭān a prescrit d’envoyer un messager dans une localité distante de la Cour de 100 farsakh, avec ordre de faire des étapes de 12 farsakh par jour : quel temps mettra-til ?... S’il vient au sulṭān une nouvelle idée, et qu’il veuille envoyer un second messager rattraper le premier le lendemain ou la veille ou l’avant-veille de son arrivée dans la ville... » Cas d’un troisième messager ; cas où les deux messagers ne partent pas du même lieu : quand se rencontreront-ils ? (111r°-113v°)23.

B. COMMENTAIRE I. PROBLÈMES RELATIFS AUX MONNAIES 32

Il dépasserait les limites d’un commentaire de ce court paragraphe de donner un tableau de la situation monétaire en Mésopotamie au début du Ve/XIe siècle, tableau pour lequel manqueraient d’ailleurs les travaux d’approche. Quelques points seulement en liaison avec notre texte.

33

Il est bien connu qu’il existe dans le monde musulman d’alors — sources littéraires et collections numismatiques en font foi — à côté de la monnaie de compte une grande diversité de monnaies réelles parfois alignées sur cette monnaie de compte, parfois très éloignées d’elle, et posant donc constamment des problèmes de change tant aux spécialistes du commerce qu’aux agents de l’administration. C’est dans cette ambiance que notre paragraphe nous place.

34

L’auteur considère comme taux légal de correspondance entre les dinars et dirhams de compte ou les pièces réelles « légales » le rapport de 14 1/3 qui, étant donnés les poids du dinar et du dirham, est celui qui résulte d’un rapport de prix entre l’or et l’argent égal à 10, comme il semble en fait s’être à peu près maintenu jusqu’au XIIIe siècle (il faudrait exactement 100/7 = 14,285). Que ce taux, à des nuances près, était bien le taux usuel pendant tout le siècle qui a précédé la rédaction du K. al-ḥāwī résulte de plusieurs autres témoignages, tels Miskawayh I, 71 (14 1/2 en 309 H.) et I, 239, cf. 164 (exactement 100/7 en 320), Hilāl al-Ṣābī, K. al-wuzarā’ éd. Amedroz 36 et 227 (5300/380 = 13,95 vers 300),

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Tanūkhī éd. Margoliouth, p. 65-66 (14 vers le milieu du IVe s. H.), Qudāma éd. De Goeje 144 et 239 (15 pour la fin du IIIe s.). Ibn Ḥawqal éd. De Goeje 146 (15 en 358 chez les Ḥamdānides, dont la monnaie était spécialement bonne). Mais, à côté de ces rapports, les sources nous en signalent d’autres, s’appliquant à des monnaies dévaluées d’or ou d’argent. Les exemples du K. al-ḥāwī vont, pour l’or, jusqu’à un coefficient de dépréciation de moitié, et, pour l’argent, des 7 dixièmes. Nous savons par ailleurs que vers 330 les dinars circulant à Bagdad ne valaient que 10 dirhams légaux, et que ce fut un progrès remarquable quand Nāṣir al-dawla en fit frapper de 13 (Ibn al-Athīr VIII, 289, cf. Misk. II, 91). On a vu qu’al-Karadjī donne les dinars de ‘Adud al-dawla (troisième quart du IVe s. H.) pour les 19/20e du dinar légal, ceux de Qawām al-dawla (début du Ve s.) pour les 17/20 e ; mais il circulait encore en abondance en 420 des dinars frappés au milieu du siècle précédent par Rukn al-dawla avec moitié de cuivre et qu’on ne recevait plus que pour 1/3 de dinar légal (Ibn al-Djawzī cité par Amedroz dans JRAS, 1905, 475). A Qumm (cf. § III, infra), le dinar au milieu du Xe s., avant d’être stabilisé un peu au-dessous de 10 dirhams, était tombé à 5, mais peut-être spéculativement. Le K. al-ḥāwī montre par ailleurs la diffusion en Mésopotamie de la monnaie khurāsānienne, dont le dinar faisait 16 qīrāṭ 2 ḥabba au lieu des 20 qīrāṭ du dinar légal ; il ne semble pas qu’il existe d’autre texte permettant de recouper ce renseignement exactement, bien que Misk. I, 171, et Muqaddasī 129 attestent l’infériorité de la monnaie khurāsānienne en valeur et en poids par rapport à la monnaie califale légale. On a vu qu’al-Karadjī, tel que l’a lu son traducteur, mentionne des dinars nīshāpūrī qu’il peut être tentant de confondre avec les khurāsānī ; toutefois le fait que ce nom ne paraît pas ailleurs et surtout que, sans l’avoir défini, al-Karadjī définit au contraire par rapport à lui les dinars ‘aḍudī et qawāmī à 19 et 17 vingtièmes, fait penser qu’il doit falloir effectuer la correction paléographiquement très facile de nīshāpūrī en sābūrī, nom qu’on rencontre quelquefois, en particulier pour Bagdad même en 420 (Ibn al-Athīr IX, 265), pour désigner des dinars d’aloi légal (synonyme donc d’imāmī). A peu près synonyme paraît être aussi l’appellation de qāsāni, dont l’étymologie est obscure24. Les dinars ṣāhibī rencontrés en 392 doivent être le nom des dinars antérieurs redéfinis par le vizir ‘Amīd al-Djuyūsh par rapport à un nouveau dirham (cf. infra). Le K. al-hāwī ne mentionne pas les monnaies égyptiennes ; mais elles pénétraient également à Bagdad, puisqu’en 427 le Calife al-Qādir les y prohiba (Ibn alAthīr IX, 308) ; au reste le K. al-ḥāwī témoigne lui-même (cf. ma note d’Ars Islamica) des exportations de luxe de Bagdad en Égypte, qui avaient forcément pour contrecoup l’introduction de monnaie fāṭimide à Bagdad. 35

Les monnaies d’argent sont plus fréquemment et plus gravement dévaluées que celles d’or. Dès le début du IVe s., on fait usage de dirhams à 16 au dinar (Misk. I, 165), taux qui est celui d’Alep sous les Ḥamdānides (Ibn al-’Adīm, Tārīkh Ḥalab, éd. S. Dahan, 163). Les dirhams tādjī de ‘Aḍud al-dawla, bien qu’honorables, devaient succéder à des monnaies būyides de mauvaise réputation, puisqu’il eut de la peine à les faire admettre sur le marché égyptien (Rūdhrāwarī, p. 60). Après lui on refabriqua des dirhams de plus en plus bas. Ceux qui circulaient en 383 furent la cause d’une hausse des prix et d’une mutinerie de l’armée, qui en obtint l’amélioration (Rūdhrāwarī, 250) ; les dirhams ghiyāthī, que l’on voit intervenir en 384 à Wāsiṭ et à Mossoul, se changent à 8 1/2 contre 10 de ceux de Bagdad, qui sont donc moins bons (Rūdhr. 254, 293) ; leur nom vient probablement de celui du Būyide Bahā’ al-dawla Ghiyāth al-umma, dont ce dernier titre figure sur les dirhams conservés. En 389 certains dirhams sont tombés à 1/150e de dinar, ce qui suscite des troubles (Hilāl al-Ṣābī, Hist. 364, 373) ; en 392, ‘Amīd al-djuyūsh fait frapper de

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nouveaux dirhams dont il fixe officiellement le cours à 25 au dinar ; mais il y a aussi des dirhams « noirs » (à fort alliage de cuivre) (Hilāl 443, 452) ; en 393 on compte 40 dirhams pour faire un dinar qāsānī (Hilāl 460). Il faut ajouter que les dirhams des divers pays musulmans ont des taux variables souvent encore moins bons, et qu’ils peuvent arriver sur le marché bagdadien. Pour nous borner aux pays būyides, nous savons que vers 400 (Muqaddasī II, 417, 471) 30 dirhams de Daylam ou de ‘Umān valaient 1 dinar, et que ceux d’Iṣfahān et d’al-Ahwāz sont un peu moins bons que ceux de Tustar, et ceux-ci que ceux de Qazwīn. A Qumm, au IIIe s., le dirham avait valu l/30 e, puis 1 /l7e de dinar, officiellement, pour le fisc (Tār. Qumm, 122-9, 149, cf. infra). Nos renseignements cessent pour le début du Ve s., mais il est certain que la gabegie monétaire s’y est accrue avec le désordre politique. 36

Cependant, à Bagdad, à ce moment, une transformation s’était produite, dont porte témoignage notre auteur. On verra dans la section relative au kharādj que, d’après lui, en effet, à Bagdad sinon dans le reste de la Mésopotamie, l’usage du dirham avait presque complètement disparu ; et cette information est confirmée par Hilāl al-Ṣābī, contemporain de notre auteur, qui, narrant des épisodes de la fin du IVe s., ajoute : « Les transactions se faisaient alors en dirhams » (Hist. 373). Les collections numismatiques n’ont par ailleurs conservé aucune trace de frappe d’argent par les ateliers bagdadiens du Ve ou début du VIIe s. ; à ce moment on nous apprend que les Bagdadiens se servaient, pour les petits comptes, de rognures d’or (Nuwayrī cité par S. de Sacy, Chrestomathie, I, 247-249) ; ces rognures jouent un rôle suffisamment important au temps du K. al-ḥāwi pour que les comptables auxquels il s’adresse aient normalement à s’en préoccuper. Cependant ce reflux de l’argent ne s’étend ni aux provinces extérieures ni même à tout l’Iraq. Il tient sans doute aux conditions proprement bagdadiennes, où l’or doit continuer à affluer sous la forme de dons au Calife, alors que l’argent, en partie fourni par l’impôt, diminue avec la progressive appropriation des terres par la soldatesque. D’ailleurs nos textes ne disent pas formellement qu’il ne circule plus tout de suite de dirhams, mais que les comptes sont toujours rapportés à l’or ; à cet égard, l’extrême instabilité du dirham en serait une explication suffisante.

37

Les problèmes d’alliage et de change se posaient à diverses catégories professionnelles, en dehors de la Monnaie. Notre auteur cite les scribes (kuttab) et comptables (ḥussāb), les courtiers (dallāl) et les changeurs (ṣayārifa), mais d’une manière trop purement allusive pour qu’il y ait lieu ici de nous étendre à leur sujet.

II. COMMERCE, PRIX ET SALAIRES 38

La liste ici donnée de marchandises venues à Bagdad ne représente que quelques exemples choisis dans les catégories les plus importantes ayant des systèmes d’unités propres ; en particulier, la distinction des marchandises pesées et des marchandises mesurées a une valeur très générale, les droits qui les frappent pour le fisc étant en général calculés selon des principes différents. Le petit intérêt du chapitre réside dans les quelques prix qu’il nous livre, et dont les rares recoupements possibles témoignent qu’ils peuvent être pris au sérieux. Pour les grains et le pain en particulier.

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Les indications des chroniques sont à cet égard rarement utilisables, parce qu’elles portent sur des prix de pointe, à des moments de grandes disettes. On a cependant, pour les siècles précédant la rédaction du K. al-ḥāwi, quelques prix moyens. Les prix normaux notés en 358 H. par Ibn Ḥawqal (éd. De Goeje, 146) dans la haute-Mésopotamie ḥamdānide

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pour le blé ou, s’il ne se trompe pas, un mélange de blé et d’orge sont de 500 dirhams au kurr, soit, au cours qu’il donne de 15 dirhams au dinar, 33 1/3 dinars. Le prix qui résulte pour 420 d’une anecdote rapportée par Ibn al-Djawzī (cf. Amedroz, JRAS 1905, p. 475) est de 30 dinars. Si l’on se réfère au barème proportionnel des prix officiels de grains donné par l’auteur du K. al-ḥāwī à propos de l’impôt (supra, section III), on peut donc admettre que, dans la gamme de prix qu’il donne dans le présent paragraphe, échelonnés de 15 à 100 dinars le kurr, 15-25 représentent les grains de moindre valeur, 30-50 la catégorie médiane (dont le blé), 60-100 la catégorie supérieure, les prix extrêmes étant sans doute exceptionnels. 40

Il est possible que ces prix s’inscrivent dans une courbe générale de baisse lente 25. Vers 300, le vizir Ibn al-Furāt, à vrai dire pour en tirer des bénéfices anormaux, vendait les deux kurr de blé et d’orge 90 dinars, soit 60 celui de blé, si l’on applique le barème du K. alḥāwī (Hilāl al-Ṣābī, K. al wuzarā’ 188). Dans la même période, Mas’ūdī (Prairies VIII), et Qudāma (éd. De Goeje 239) donnent 60 dinars de 15 dirhams les deux kurr combinés, soit, sur la base de la même hypothèse, 40 pour le blé, prix qu’on peut admettre plus normal que le précédent. En 336, lors d’un début de hausse, le gouvernement taxe le kurr de blé à 37 dinars (al-Ṣūlī 71) ; en 309, en un moment de cherté, il l’avait été à 50 (Misk., I, 75). — Si maintenant nous sautons quelques générations, nous trouvons qu’en un moment d’abondance, en 476, le blé est descendu à 10 dinars ; en 498, à Mossoul, à 16 (Ibn al-Athīr, X, 85 et 204) ; en 493, dans la région d’Iṣfahān, considérée comme de vie aisée, il en coûte 20 (ibid., 228). Un demi-siècle plus tard encore, à la mort de Zenghī, en hauteMésopotamie, on considère comme bon marché un prix de 30 dinars calculé en dinars vraisemblablement assez inférieurs au dinar légal (Historiens Or. des Croisades, III, 690). Enfin en 596 à Bagdad, le kurr baisse à 15, en 605 à 7 1/2 dinars (Ibn al-Sā’ī, éd. Muṣṭafā Djawād 18, 229). Extrêmes inférieurs. Les extrêmes supérieurs sont eux trop éloignés de toute norme pour fournir aucune indication. En 493 à Bagdad 70 dinars est un prix de vie très chère (Ibn al-Athīr 204). Tout cela reste vague. Il n’y a en tout cas pas d’instabilité brutale. D’autre part on peut sous toute réserve noter que les prix mésopotamiens paraissent supérieurs aux prix égyptiens : 1 dinar les 5-10 ardab sous les Ṭūlūnides, 3 les 10 sous Saladin, selon les listes dressées par Sauvaire (JA 1888), ce que donne, en kurr, selon les équivalences de Decourdemanche, 1 1/2 à 3 dinars dans le premier cas, s’il est bien exact, 9 dans le second.

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L’étude des prix du pain paraît mener aux mêmes conclusions : ceux du K. al-ḥāwī sont un peu inférieurs à ceux des sources concernant le siècle précédent. Les renseignements réunis par Sauvaire donnent, pour le début du IVe s., 1/4 de qirāṭ le raṭl ; Miskawayh II, 95 pour 334 à 1/5 de dirham, ce qui revient à peu près au même ; al-Ṣūlī 61 en 323 considère 1/4 de dirham comme déjà un début de hausse (en 309, Miskawayh I, 73 le considère même, si le texte est exact, d’1/8 ?) ; en 345, la chute momentanée à 1/20 est extraordinairement basse (Misk. II, 176). Tout cela donnerait une moyenne de quelque 10 dinars les 1.000 raṭl, au lieu des 3 à 8 du K. al-ḥāwī. Plus tard, en 496, 1/10 de dinar le raṭl paraît un prix normal (Ibn al-Athīr X, 216) ; en 605, le prix tombe à 1/25 de dinar de Tyr, soit 1/30 de dinar légal en un moment de surabondance (Ibn al-Sā’ī 229). En Égypte le prix moyen aux VIe-VIIe siècles paraît être de l’ordre d’l/12e de dinar le raṭl. Le prix du pain est donc, en Iraq, à poids égal, environ le triple de celui du grain.

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D’autre part, le salaire, qui paraît normal pour un journalier, d’1 à 1 1/2 dirham par jour correspond donc, à Bagdad, à une moyenne de 5 raṭl (un peu plus de 2 kg) à 7-8 (quelque 3 kg) de pain.

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Il est bien évident que ces indications ne peuvent avoir qu’une valeur d’attente. Dans leur imprécision, l’incertitude des transcriptions de mss., l’absence de renseignements sur l’exacte signification de chaque donnée, une histoire grossière des prix ne peut se faire qu’en accumulant et comparant statistiquement par masses toutes les données de provenance variée que l’on pourra une à une rassembler. Les lignes qui précèdent veulent y être une contribution — absolument rien d’autre.

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Bien que le barème donné à la section III reproduise des estimations à usage du fisc et non exactement des prix de marché, il peut nous donner grosso modo une idée de la valeur relative des diverses denrées alimentaires écoulées par mesures de capacité. Là évidemment presque tout recoupement fait défaut. En haute-Mésopotamie un siècle plus tard les lentilles et les pois coûtent 1/2 et 1/5 plus cher que le blé, alors qu’ils sont ici classés dans la même catégorie, mais que l’auteur a soin de dire artificielle et valable pour le seul Iraq. Le riz, ici classé avec l’orge, descend en 605, en un moment de surabondance à Bagdad, à 6 fois moins. Par contre le rapport blé-orge paraît bien correspondre en gros à une réalité durable : en haute-Mésopotamie au milieu du VIe s., il est exactement de moitié ; à Bagdad vers 600 par bas prix, l’orge coûte 6 et 3 dinars quand le blé en coûte 15 et 7 1 /2, soit ici un peu moins de la moitié (Hist. Or. Crois., III, 690 ; Ibn al-Sā’ī 18 et 229). On verra que le taux de taxation de l’orge pour le kharādj est cependant à surface égale supérieur à la moitié du taux du blé, mais cette comparaison ne peut être instituée que pour des cultures donnant à surface égale un rendement quantitatif approchant.

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Il est encore plus difficile d’avoir des recoupements pour les prix des autres produits, faute de définition précise de l’objet auquel s’applique le prix indiqué. L’aloès ordinaire est ici compté 30 dinars la manna de 320 dirhams ; Mas’ūdī un siècle plus tôt donne 300 dinars pour un aloès particulièrement recherché, sans préciser à quelle manna il se réfère.

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Il m’a malheureusement été impossible de découvrir aucun recoupement pour le prix des étoffes ; les sources ne mentionnent de prix que d’étoffes extraordinaires, qui n’entrent pas en ligne de compte ici. —Je rappelle que le passage publié dans Ars Islamica traite, entre autres, de la fabrication des étoffes de fil d’or et soie mêlés.

47

On verra que les problèmes du genre de ce paragraphe sont introduits moins pour la formation générale du comptable ou la connaissance du commerce, voire des impôts qui sont levés sur ce commerce, qu’en raison des acquittements en nature de l’impôt foncier, dont on va maintenant parler.

III. PROBLÈMES RELATIFS AU kharādj 48

Ce sont les plus intéressants. Sans révolutionner nos connaissances, ils leur apportent, semble-t-il, quelques appréciables précisions.

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On sait qu’il a existé en Iraq au Moyen Âge en gros deux modes d’assiette du kharādj : la muqāsama, prélèvement proportionnel à la récolte, payé le plus souvent (non forcément) en nature, et la misāḥa, prélèvement fixe déterminé par unité de surface en tenant compte de la nature de la terre et des cultures, mais non de l’irrégularité des récoltes selon les années. Divers témoignages sérieux ont récemment conduit Lökkegaard26 à penser que la première méthode a, en grande partie, au cours du IIIe s. H., supplanté la seconde, presque seule en usage sous les Umayades et les premiers ‘Abbāsides, et que ce changement correspondait à l’intérêt et au désir des cultivateurs, la muqāsama prêtant à moins d’abus que la misāḥa. La chose ne paraît pas contestable pour le Sawād de Bagdad (cf. encore, au

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milieu du XIe s., Abū ‘Ya’lā al-Farrā, al-Aḥkām al-sulṭāniyya, éd. M. Ḥāmid Faqī, 169-170) ; mais l’impression qui résulte, entre autres, du K. al-ḥāwī, reste que la misāḥa est toujours, ailleurs et en Mésopotamie même, le mode d’assiette le plus répandu. 50

Dans le K. al-ḥāwī en effet, la muqāsama n’intervient que dans un cas, celui de champs de coton, denrée dont peut-être l’État tenait plus à se réserver la fourniture en nature que pour les céréales, dont une faible proportion sous cette forme lui suffisait. Le pourcentage de la taxation du coton, 1/2 à 3/5 de la récolte, paraît d’autre part un peu supérieur à celui qui était pratiqué pour les céréales, pour lesquelles 1/2 paraît le maximum requis ; sans doute le plus haut prix du coton permettait-il au paysan de vivre sur le revenu d’une moindre proportion de sa récolte. Les proportions données par al-Karadjī dans les trois problèmes que nous avons adjoints au bas de notre tableau sont de 3 à 5 douzièmes, non compris, il est vrai, les salaires d’employés dont on parlera ci-après ; elles correspondent mieux à ce que l’on sait par ailleurs27. En ce qui concerne la faible place apparemment tenue dans le K. al-ḥāwī par le muqāsama il est possible que, dans une certaine mesure, cela provienne seulement de ce qu’elle prête à moins de questions de calcul. Au surplus, les questions de mesures de tas de grains ou de prix des denrées traités à la fin du chapitre s’appliquent un peu à la misāḥa, mais plus normalement à la mu-qāsama. Dans la table d’alBūzadjānī, un chapitre est dévolu au kharādj par misāḥa, un à la muqāsama, et c’est dans le second que ces points sont introduits. Al-Karadjī paraît aussi faire à la muqāsama un peu plus de place que l’auteur du K. al-ḥāwī ; mais, pour le plateau iranien occidental, le Tārīkhi Qumm (éd. Djalāl al-dīn Tihrānī, Téhéran 1313/1934 28, qui s’étend longuement sur la misāḥa, ignore la muqāsama, au Xe siècle, et, au même moment, Iṣṭakhrī dit celle-ci insignifiante au Fārs ; pour ne pas parler de pays comme l’Égypte, où les traditions fiscales sont différentes, mais qui ne pratique pas plus la muqāsama. J’expose d’autre part ailleurs, dans un article qui doit paraître prochainement, les conditions dans lesquelles le kharādj d’un nombre croissant de localités, est sous les Būyides, concédé en iqṭā’ aux militaires : peut-être ceux-ci ont-ils encouragé la muqāsama, pratique pour leur ravitaillement en nature, et semblable aux redevances des métayers qu’ils avaient dans leurs pleines propriétés.

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Le premier énoncé de 38r° montre que le prélèvement proportionnel peut s’appliquer parfois non à la récolte en elle-même, mais au revenu évalué ; ce devait être fréquemment le cas dans les terres de dîme, dont le K. al-ḥāwī ne parle pas.

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Pour l’impôt par misāḥa du Sawād, divers auteurs de la période ‘abbāside classique se référant au temps des Conquêtes nous ont transmis une liste de taux s’échelonnant selon les cultures de 2 dirhams au djarīb -surface pour l’orge, à 12 pour les olives, le blé étant imposé à 4 (proportion conforme au barème auquel il a déjà été fait allusion dans notre commentaire de la précédente section). Notre tableau fait apparaître sur la période būyide des taux variables, en général supérieurs aux précédents, correspondant donc, comme on pouvait s’y attendre (même compte tenu de ce que le dirham est inférieur à celui de ‘Umar), à une aggravation de la fiscalité. L’impression est plus nette encore si l’on se réfère aux tableaux de Qumm (cf. infra), province réputée il est vrai pour le haut taux de ses impôts. On ne sait cependant s’il faut considérer comme définitive l’augmentation d’l/10e, par simple jeu d’écriture (bi l-qalam), édictée par ‘Aḍud al-dawla sur la misāḥa (Rūdhrāwarī III, 71) et intégrée dans la taxe de base (aṣl), c’est-à-dire entraînant majoration correspondante des charges annexes calculées par rapport à celle-ci (cf. infra).

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Naturellement, selon la nature des terres, les barèmes varient. Dans le tableau du K. alḥāwī, un groupe de problèmes, relatifs à des domaines de polyculture, mais encore à base de céréales, donne des taux trois ou quatre fois supérieurs à ceux des premiers problèmes. Bien qu’il puisse évidemment s’agir de dirhams dévalués ou de taux majorés en temps de hausse des prix (cf. Misk. II, 128), l’explication la plus simple est qu’il s’agit de terres riches, à haut barème. Le Tārīkh-i Qumm 112 et 120-122 nous fait connaître, dans cette province iranienne, sept barèmes officiels de taxation de certaines denrées, s’échelonnant, pour le blé, de 3 dirhams 1 /6 à 15 1 /6, selon la fertilité des sols (établie, en bloc, par village). Les renseignements que le même ouvrage contient sur des districts voisins dépendant de Hamadhān y donnent au moins deux barèmes, l’un à 6 1/2, l’autre à 8 1/3, pour le blé ne requérant pas d’irrigation. D’autre part, à côté des céréales, de l’indigo et du coton, seuls mentionnés dans le K. al-ḥāwī, il y a naturellement à Qumm beaucoup d’autres denrées, dont les tarifs varient aussi, de sommes très faibles à 62 dirhams, par endroits, pour le safran (le coton est lui aussi ici tarifié à 30 ou 38 selon les terres, à Hamadhān 15, au Fārs aux 14/10 du blé ; la proportion entre les taux de taxation des diverses denrées n’est, cela va de soi, pas partout la même : l’orge, par exemple, est à Qumm et au Fārs assimilée au blé, à Hamadhān taxée aux 3/4. Au Fārs, Iṣṭakhrī distingue quatre espèces de terre selon les modalités d’irrigation, et trois régionales (Shīrāz, Djūr, Iṣṭakhr).

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Dans l’appréciation de la valeur de la terre, la nature de son approvisionnement en eau tenait naturellement une grande place. C’est en partie en raison des devoirs d’irrigation de l’État, mais aussi pour le contrôle fiscal, que le K. al-ḥāwī a inséré une étude des capacités des machines élévatoires, qu’on trouvera dans notre publication du Bull. d’Ét. Or. Le rapport de 7 à 6 donné ici dans un problème pour les taux d’irrigation de deux terres dont l’une est irriguée par des eaux de surface et l’autre par puits paraît correspondre en gros à celui qui était pratiqué en Iraq dans le cas des terres de kharādj, par exemple selon les recommandations d’Abū Yūsuf, sinon dans d’autes provinces ou pour les terres de dîmes (Lökkegaard 121 ; à Hamadhān, le blé irrigué peut descendre jusqu’à 1 1/12 dirh., au Fārs jusqu’au quart du kharādj « complet », selon Iṣṭakhrī 157). Tout dépend des conditions techniques certainement.

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Ce qui nous importe évidemment n’est pas de connaître le chiffre brut de la taxe au djarīb, mais si ce qu’il représente proportionnellement à la récolte est voisin des taux de la muqāsama. On s’expliquerait mal qu’il n’en ait pas été ainsi, en raison du passage de l’un à l’autre système parfois demandé ou réalisé dont il a été question précédemment. Les recoupements sont évidemment difficiles. Si l’on prend comme base de calcul le prix commercial du blé à 33 dinars, une taxe de 5 dirhams correspond à 3/4 de qafīz-capacité (24 litres) de grain ; le djarīb-surface étant un peu inférieur à 15 ares, cela représente une taxe de 160 1. à l’hectare, ou environ 11/3 quintal métrique ; une taxe de 20 dirhams correspond de même à un impôt de 3 qafīz-capacité au djarīb -surface (4-5 qx à l’ha). Ces chiffres, si incertains soient-ils, n’ont eux-mêmes de signification que par rapport au rendement : le texte d’Iṣṭakhrī 157 (que Muqaddasī et à sa suite Lökkegaard ont mal compris) montre que dans les meilleures terres du Fārs le rendement (et non l’impôt) du djarīb persan était évalué pour le fisc à 190 dirhams, ce qui ferait 50 pour une surface égale au djarīb iraqien et, dans l’hypothèse de prix du même ordre que ceux d’Iraq et de dirhams normaux, un rendement de 7-8 qafīz au djarīb iraqien (12 qx à l’ha). Précisions qui, ces terres du Fars étant évidemment parmi les plus imposées, nous amènent bien, pour la misāḥa, à un taux d’impôt proche de celui de la muqāsama.

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Il est regrettable que l’on ne puisse comparer la liste des prix du K. al-ḥāwī avec celles des taux d’imposition du Tārīkh-i Qumm, puisque ceux-ci sont établis d’après la surface, et non pas d’après la quantité de la récolte. De même des estimations d’Iṣṭakhrī.

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Comme l’indiquent deux problèmes de notre tableau, l’impôt par misāha n’est pas forcément payé qu’en espèces. Notre texte ne dit pas clairement si l’innovation qu’il prête à ‘Aḍud al-dawla a consisté uniquement à introduire en Iraq une mesure de ses territoires iraniens, ou plus largement à étendre l’imposition en nature, mesurée par le makhtūm iranien. La tradition courante dit que les 4 dirhams en lesquels consistait la taxe du djarīb de blé selon ‘Umar se décomposaient en 1 dirham en espèce et 1 qafīz en nature, estimé alors 3 dirhams (ce qui ferait 18 dinars le kurr au change du dirham d’alors) : c’est ce complexe qui s’appelle le makhtūm. Māwardī et Balādhurī mentionnent un makhtūm d’alḤadjdjādj qui, selon Yaḥyā b. Ādam, aurait été choisi par le fameux gouverneur « selon le ṣa’ de ‘Umar », ṣa’ défini ailleurs comme égal au qafīz ḥadjdjādjī (Balādhurī 269 ; Abu Yūsuf 58, 81 ; Yaḥyā b. Ādam 101 ; Māwardī, Fagnan 331 ; 372) ; mais sans doute n’y a-t-il pas à conclure qu’il exclue le dirham supplémentaire en argent. Le makhtūm de ‘Aḍud al-dawla est lui beaucoup plus petit, puisqu’il est égal à 9 kayladja (1 kayladja = 1/24 qafīz). La taxe de 4 makhtūm ‘aḍudī est donc légèrement supérieure à celle du makhtūm de ‘Umar, qui équivaudrait à 32 kayladja. Estimée en prix, elle correspond à peu près à 12 dirhams, si l’on part des valeurs commerciales. Un autre problème, dont l’énoncé n’est pas absolument clair, paraît parler d’un makhtūm iraqien de 4 makkūk ( = 32 kayladja) + 1 ou 2 qīrāṭ, légèrement supérieur au makhtūm de ‘Umar et à peu près équivalent au makhtūm ‘aḍudī29.

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Les tarifs s’entendent annuellement, mais on sait que la perception se faisait en plusieurs fois, par exemple trimestriellement en Égypte, et tous les mois (sauf en certaines périodes deux ou trois) à Qumm ( Tar. 144), de manière à frapper à leur heure les diverses récoltes.

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Le K. al-ḥāwī ne précise pas pour quel usage a été dressée la liste des prix officiels de grains, etc., donnée en fin de cette section. La comparaison avec la table d’al-Būzadjānī peut cependant nous orienter. Il ne s’agit ni de lutte contre la vie chère par une politique de taxation, ni même de calcul de la valeur commerciale de denrées en vue de leur imposition dans les douanes ou sur les marchés, mais du payement du kharādj et autres formes d’impôt foncier. Le contribuable, taxé à une certaine valeur libellée en dirhams ou dinars, n’est pas pour autant toujours obligé de payer en espèces : il peut s’acquitter en nature ; le contribuable, qui doit verser en nature une certaine proportion ou une certaine valeur de sa récolte, n’est pas pour autant toujours obligé de le faire dans l’espèce même de la plante qu’il a cultivée sur le terrain imposé, il est autorisé à des remplacements si cela l’arrange, et si les conditions atmosphériques ont nui à telle culture et favorisé telle autre ; mais il y a alors à calculer les équivalences sur la base de tarifs officiels qui ne peuvent être soumis à toutes les variations minimes des marchés quotidiens. Une définition de ce genre a d’autre part pour avantage de lutter contre un abus dont nous savons qu’il se produisait, la vente, par les agents ou fermiers du fisc, des livraisons paysannes à trop bas prix à des compères, à la suite de quoi on se retournait vers le paysan pour lui déclarer son versement inférieur à la valeur requise pour l’impôt, et exiger un versement supplémentaire.

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Il serait illusoire de croire que les versements correspondaient normalement aux sommes réclamées par le fisc. On trouve constamment dans la littérature, et en particulier dans les comptes rendus détaillés du Tārīkh-i Qumm, mention des baqāyā, des arriérés. Presque pas d’année qui n’ait ses arriérés, acquittés parfois seulement au bout de plusieurs, et, à

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défaut de mieux, partiellement, à la suite d’un concordat (ṣulḥ). On verra que les avances consenties par certains agents aux contribuables défaillants, loin de pallier le mal, l’accentuaient. Il eût été normal s’il n’avait fait que traduire les irrégularités des récoltes. Mais on voit que le montant des arriérés à Qumm vers les années 285 approchait celui des impôts ; on pouvait bien procéder à des levées (istikhrādj) auprès des retardataires, mais l’argent obtenu d’eux ainsi compromettait leur solvabilité pour l’exercice normal suivant. *** 61

Un des problèmes le plus débattu par les juristes musulmans en matière d’impôt est celui de la rétribution des agents du fisc : doit-elle être prélevée sur le produit de l’impôt ou payée en sus par le contribuable ? Le K. al-ḥāwī ne nous laisse là-dessus pas de doute : les deux personnages qu’il associe à l’assiette et à la levée de l’impôt, le māsiḥ et le djahbadh, sont l’un et l’autre payés par une taxe additionnelle sur le contribuable calculée dans le premier cas par djarīb mesuré, dans le second proportionnellement à la taxe de base versée au Trésor.

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Il s’en faut que la situation nous soit toujours présentée ainsi, et sans doute y a-t-il eu des transformations. Māwardī (Enger 264, Fagnan 321), du géomètre (māsiḥ) distingue le répartiteur (qassām) dont il n’est pas question ici. Mesure et répartition sont des opérations d’autant plus liées que le fisc considérait les villages comme collectivités solidaires, taxées globalement d’abord, et à l’intérieur desquelles la répartition entre contribuables se faisait ensuite. Le silence de notre texte signifie-t-il que māsiḥ et qassām sont confondus, ou que le qassām est un agent du village dont le fisc ne se préoccupe pas ? Quoi qu’il en soit, selon Māwardī, les juristes diffèrent d’avis sur le salaire du qassām, tandis qu’ils sont tous d’accord pour faire payer celui du māsiḥ sur le produit de l’impôt, donc sans surcharge pour le contribuable. On voit que la réalité était autre. Comme nos énoncés ne précisent le salaire du māsiḥ que dans des problèmes où la taxe au djarīb est faible, le pourcentage de ce salaire est élevé ; mais il descendait naturellement beaucoup dans les domaines à taxe forte des derniers problèmes. On arrive alors à des chiffres voisins de ceux du Tārīkh-i Qumm, selon lequel le salaire du māsiḥ est de 16 dirh. 2/3 aux 100 djarīb, soit, par rapport au barème des impôts pour les terrains à blé, de 1 % à 5 %. A Qumm, ce salaire ne va d’ailleurs pas intégralement au māsiḥ ; 6 dirh. 2/3 sont attribués au mu’ābir, contrôleur chargé de vérifier la régularité de ses opérations (p. 108) ; le māsiḥ n’opère en principe qu’en présence des intéressés, et reçoit d’eux sous serment les renseignements qu’il requiert. Il ne semble pas qu’il y ait de campagne fiscale sans māsiḥ ; cependant, il y a de temps en temps, sans périodicité régulière, des opérations générales de misāḥa, consistant à la fois dans la mesure des terres et la détermination de leur valeur (‘ibra) et par conséquent de leur taux d’imposition, et la tâche du māsiḥ dans les années ordinaires doit consister seulement dans les mises à jour nécessaires ; on voit mal s’il visite nécessairement alors tous les contribuables et si ceux-ci donc doivent le payer chaque année. A Qumm, l’acte d’estimation du kharādj se paye en plus 2 % (Tār. 149). Le rôle du djahbadh consiste dans toutes les opérations de pesage, change, rendues nécessaires par la multiplicité et l’incertitude des monnaies ; tous les versements lui passaient donc entre les mains. Il en résultait des frais couverts par une taxe supplémentaire qu’il était tentant de développer. Ce droit sur le change (rawādj) tendait déjà à entrer dans les mœurs au temps d’Abū Yūsuf, qui proteste contre lui 30, et il est signalé par Qudāma parmi les opérations du dīwān al-djahbadha. Cet auteur, entre autres

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opérations de ce service, cite (23r°) la kifāya, qui, s’il faut en croire le K. al-ḥāwī, était le terme utilisé par al-Karadjī pour désigner le salaire du māsiḥ ; cela n’est pas a priori impossible, car le Tārīkh-i Qumm atteste que la dīwān al-djahbadha concentrait toutes les opérations liées à la perception ; mais, dans cet ouvrage, le mot kifāya désigne la taxe instituée (primitivement, y est-il dit, par les Califes marwānides) comme compensation à l’inégale valeur réelle des monnaies dont la valeur nominale était seule considérée dans les versements : originellement l/40e, majorée parfois jusqu’à 1 /30e ; il se peut donc que l’auteur du K. al-ḥāwī ait interprété de travers le vocable d’al-Karadjī. Dans le Tārikh-i Qumm (124, 147), kifāya et rawādj paraissent employés indifféremment l’un pour l’autre. A l’époque où nous sommes, il est évident que toutes les monnaies sont appréciées par rapport à l’étalon légal, et il ne peut plus donc s’agir que d’une taxe couvrant en principe les frais de leur vérification. Mais le salaire propre du djahbadh n’est pas équivalent à la totalité de cette somme ; à Qumm, où le contribuable paye une majoration de 25 % de l’impôt, il en est attribué au djahbadh 9 1 /6 ; ce salaire n’y porte pas de nom spécial ; alKaradjī l’appelle ithnān, et il paraît porter le même nom dans la table d’al-Būzadjānī, qui en annonce la définition à côté du rawādj ; le pourcentage que ce salaire représente par rapport à l’impôt dans les problèmes du K. al-ḥāwī rend vraisemblable que le mot signifiait un droit de 2 %, supérieur donc à celui de Qumm, à moins qu’il n’y équivaille au droit total des 25 %. Enfin à ces droits Qudāma ajoute encore la wiqāya (droit de garde ?) et les kusūr. Il semble qu’il s’agisse, dans ce dernier droit, d’une taxe distincte du rawādj, frappant les payements en fractions de monnaies (usage très courant) ; à Qumm (Tārīkh, passim et 125), le droit de kusūr est stabilisé à 13 % et annexé à l’impôt lui même à la source (aṣl), c’est-àdire que les taxes annexes sont calculées par rapport à un montant primitif d’impôt qui l’inclut ; le K. al-ḥāwī ne permet pas de savoir ce qu’il en était en Iraq, où peut-être on ne le mentionnait plus. Les juristes interdisent le fractionnement des monnaies et l’utilisation de morceaux pour l’impôt, mais il apparaît que le fisc avait dû en prendre parti plus réalistement. 63

Tous ces droits, dit Qudāma, sont abusifs. Et ils donnaient lieu à d’autres abus. Les djahbadh en particulier profitaient de leurs disponibilités pour avancer de l’argent aux contribuables en difficulté ou tout simplement ne disposant pas de bon numéraire ; les dettes ainsi contractées, spécialement par les paysans, augmentaient leurs charges et compromettaient leur solvabilité même pour l’impôt proprement dit. Aussi venait-on, lorsque écrivait Qudāma, de prendre, nous dit-il, des mesures limitatives de la djahbadha, afin de sauvegarder l’impôt. Sans doute fait-il allusion aux efforts de l’illustre vizir ‘Alī b. ‘Īsā, en qui cette considération s’unissait au scrupule moral. Son rival Ibn al-Furāt considérait au contraire la djahbadha comme un moyen bienvenu d’accroître les ressources immédiates (Hilāl al-Ṣābī, K. al-Wuzarā’ 255). Il semble d’ailleurs que le système ait varié selon les endroits. Mais en gros le système de la djahbadha est si officiellement admis au IVe siècle que, dans les diplômes de nomination des gouverneurs, où sont énumérés les impôts qu’ils ont à lever, la djahbadha figure normalement, avec la recommandation de ne pas tricher sur les quantités et les titres des monnaies. Comme l’impôt lui-même, la djahbadha d’un district pouvait être affermée. Mais il faut faire attention de ne pas confondre cette ferme avec celle de l’impôt. Il arrive souvent que l’État afferme l’impôt d’un district, ce qui veut dire que le fermier lui avance ou promet une somme déterminée, puis, en pleine autonomie, effectue la perception et garde pour lui le surplus ; la ferme de la djahbadha, bien que désignée par le même mot (damān), n’estelle qu’un contrat d’entreprise : le djahbadh reçoit l’argent versé par les contribuables afin

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de le vérifier, mais il le reverse à l’État en ne gardant pour lui que le salaire tarifé à l’avance, et il n’est pas maître de la perception, qui reste faite sous le contrôle du ‘āmil, par un secrétaire (kātib al-rūznāmeh) qui inscrit dans son registre (rūznāmeh) les sommes reçues et en délivre les reçus (rūz, barāt) ; tous les frais secondaires (salaires des peseurs, des porteurs au Trésor) étant à prendre sur la djahbadha. Ses comptes doivent être épluchés en confrontation avec les rapports des secrétaires des rūznāmeh, et quittance ne lui est donnée de sa gestion qu’une fois tout cela fait (Tārīkh-i Qumm, 149-153 d’après deux contrats authentiques). Naturellement un fermier d’impôt reçoit sa ferme djahbadha incluse (quitte à s’entendre ensuite avec des djahbadh effectifs) ; mais l’inverse n’est pas vrai. C’est donc par erreur que l’on a fait des deux fameux djahbadh juifs 31 du début du IVe /Xe s. des fermiers d’impôt, et leur puissance est à réduire d’un degré. Il reste cependant d’une part que les djahbadh doivent être normalement des banquiers privés avec lesquels l’État traite, et d’autre part que leur situation ouvre la porte aux abus signalés par Qudāma et leur procure des disponibilités de fonds susceptibles de servir à leurs entreprises privées. Il semble qu’à partir des Būyides le rôle des djahbadh ait un peu décliné ; il était naturellement faible dans les terres de muqāsama, et probablement dans les iqṭā’. Peut-être le djahbadh devint-il souvent ce que nous le voyons être en Égypte au temps de Saladin, un simple comptable des bureaux du fisc (‘Alī b. Shīt al-Qurshī, éd. Khūrī Qustantīn 30 ; Ibn Mammātī, ancienne éd., 10)32. 64

La détermination du change pouvait être elle-même une source de bénéfices et excéder les niveaux commerciaux. A la veille de l’établissement de la domination būyide à Qumm, où les impôts paraissent avoir été payés en dinars dévalués, les agents du fisc et djahbadh en avaient décrété le cours abaissé progressivement jusqu’à 5 dirhams, alors que le représentant de Rukn al-dawla en jugea possible à son arrivée la stabilisation à près de 10 (exactement 1.000/109). D’autre part, manière de majorer certains contribules, par moments le change imposé aux Arabes nomades était légèrement supérieur au change des autres habitants ( Tār., Qumm, 142-144).

65

Parmi les abus auxquels donnait encore lieu l’impôt étaient les erreurs de mensuration, qui n’étaient pas toujours involontaires ; leur correction figure comme problème dans le K. al-ḥāwī. Il fallait la scrupuleuse honnêteté d’un ‘Alī b. ‘Īsa pour s’en indigner même lorsqu’elles étaient faibles (Tanūkhī, trad. Margoliouth I, 75 ; Misk. I, 30).

66

Enfin, il arrivait que des gouverneurs, bien que normalement payés sur le revenu normal de l’impôt, fissent lever pour eux-mêmes un surplus : ainsi à Qumm, depuis 355/966, on ajoutait au kharādj une fois levé un māl kharādj ou ikhrādj de 1.500 dinars levés sur les paysans à raison de 1 1/2 dinar pour 1.000 du kharādj. Sans parler encore de la demi-dîme qu’agents de l’autorité ou puissants locaux levaient sur leurs paysans sous prétexte d’une protection (ḥimāya) qu’ils ne lui assuraient même pas ( Tārīkh-i Qumm, 165-166). ***

67

Les lignes relatives aux impôts solaires et lunaires et à la réforme d’al-Mu’taḍid ne contiennent rien qui ne soit connu depuis longtemps. Les droits sur les moulins, déjà signalés dans le budget de ‘Alī b. ‘Īsa, avaient été augmentés, peut-être pas durablement, par ‘Aḍud al-dawla (Rūdhrawārī 71, 78). Notre texte comprend une définition assez bonne de la muqāṭa’a, qu’il faut se garder de confondre, comme on l’a parfois fait depuis Qalqashandī sur la foi de la parenté étymologique, avec la qaṭī’a ou iqṭā’. Je m’excuse de ne pouvoir développer ici des questions sur lesquelles je reviens dans un autre article avec

272

plus de détails ; au surplus, la distinction a été parfaitement marquée dans le récent livre de Lökkegaard, auquel il suffit de se reporter. Contentons-nous de rappeler que la muqāṭa’a consiste dans le remplacement du kharādj par un abonnement forfaitaire fixe établi sur la base d’une estimation qui n’est refaite qu’à de très longs intervalles (‘ibra). Ni sur ce mode d’imposition ni sur la capitation le K. al-ḥāwī ne nous donne de détail. Il ne dit pas un mot de terres de dîme, qui ne relèvent pas du même Diwān. Il n’est pas fait plus d’allusion aux mukūs, droits sur le commerce, aux diverses formes de ṣadaqa, à la djizya, ni même, en matière de kharādj, au cas des arbres. 68

Il serait assurément imprudent de vouloir tirer de notre tableau des conclusions assurées relatives aux dimensions des domaines iraqiens au temps des Būyides. Notons simplement que les chiffres ici donnés vont de 10 djarīb (moins de 1,5 ha) (dans le Kāfī même 6 dj. = 0,9 ha) à 400 (près de 60 ha), le chiffre de 50 (7,5 ha) paraissant correspondre à peu près à la moyenne. Assurément il y avait des propriétés bien plus grandes, mais probablement souvent réparties entre plusieurs exploitations, et soumises à des régimes fiscaux différents (dîme ou muqāṭa’a) les soustrayant à l’attention des calculateurs de kharādj, auxquels s’adresse l’exposé du K. al-ḥāwī. En ce qui concerne les dimensions modestes des domaines ici envisagés, elles sont évidemment inférieures de beaucoup à celles d’un terroir villageois. Il dépasserait les limites possibles d’un commentaire de ces seules maigres données de traiter du problème économico-social que pose cette constatation : on ne peut guère que le formuler. L’impression générale qui ressort des sources est en effet que la période buyide est celle d’une concentration de la propriété et par conséquent d’une quasi-disparition de la paysannerie libre. Le morcellement des exploitations ne s’oppose pas formellement à cette conclusion. Néanmoins l’étude du kharādj exploitation par exploitation ne se serait pas poursuivie dans le cas de villages entièrement passés dans les mains d’un unique et même propriétaire auquel aurait été concédé un régime fiscal différent ni en cas de mono-culture. Il semble donc que le morcellement géographique, sinon social, de la propriété ait persisté au moins dans certaines régions — environs des grosses villes, peut-être ? — Encore une fois ce n’est que l’énoncé d’une recherche à laquelle être attentif toutes les fois que le hasard d’une documentation lamentablement maigre et dispersée paraîtra pouvoir en livrer quelque élément.

IV. OPÉRATIONS DIVERSES. CONCLUSION 69

Il n’y a pas lieu de s’entendre sur les trop élémentaires et fragmentaires données des énoncés de la dernière section. Le premier et le troisième alinéa nous en montrent le Trésor dans le rôle maintenant non plus d’encaisseur, mais de payeur, dans l’important cas particulier de l’entretien des bêtes du gouvernement indispensables, notamment pour les transports, et de l’organisation matérielle des ambassades, courriers, etc. Le deuxième alinéa nous rappelle que la Poste se charge, moyennant finances (ici 3 1/3 %), du transport de certains objets. Al-Būzadjānī là-dessus, semble-t-il, nous en aurait appris plus. ***

70

Pas plus que les précédents sur les monnaies et sur les prix, le présent paragraphe ne prétend constituer un examen complet des problèmes multiples et complexes que pose le kharādj. Je le répète : il n’avait pour but que de présenter, en l’éclairant par quelques

273

confrontations, un document d’un genre nouveau, avec l’idée d’encourager d’autres recherches dans le même sens. Tant mieux si, chemin faisant, nous avons pu, sur quelques points, préciser les idées reçues. 71

Il se trouve que le K. al-ḥāwī a été rédigé à une époque pour laquelle ont cessé pour nous les incomparables sources de documentation que nous avons dans les ouvrages d’histoire, de géographie, les correspondances du IVe siècle. Il en résulte que, dans l’ensemble, les comparaisons que nous avons instaurées l’ont été surtout avec des situations légèrement antérieures. Cela a-t-il faussé notre optique ? Dans les secteurs abordés par l’auteur du K. al-ḥāwī, on retire de son livre l’impression que les règles de l’administration au temps des derniers Būyides restent assez semblables à celles non seulement des premiers, mais même des derniers ‘Abbāsides, souverains effectifs, et de leurs vizirs ‘Alī b. ‘Īsa et Ibn alFurāt. Mais il faut prendre garde que la nature d’un ouvrage de ce genre exclut que certaines transformations capitales y apparaissent. Les modes de perception du kharādj n’ont pas changé, et certes l’auteur n’eût pas écrit ce livre si elles ne s’étaient plus jamais appliquées. Nous savons cependant par les témoignages formels de ses propres contemporains, en particulier de Miskawayh, qu’en fait tant de terres avaient été aliénées, la conception de l’iqṭā’ avait si bien évolué, entre les mains des militaires, vers celle d’une terre interdite au fisc, que le champ d’activité de celui-ci s’était trouvé singulièrement réduit. Le développement de la grande propriété remplaçait les anciens petits contribuables par des métayers des nouveaux maîtres ; et ceux-ci de moins en moins payaient l’ancien kharādj. Le K. al-ḥāwī nous invite à ne pas exagérer l’ampleur de cette évolution ; il serait stupide de la nier sous prétexte qu’il ne lui fait pas place.

72

On voit d’autre part que le caractère de juxtaposition de mesures locales que feu Dennett (Conversion and the Poll-Tax, 1950) a si fortement mis en lumière pour la période d’organisation des finances musulmanes subsiste dans une large mesure en pleines périodes ‘abbāside et būyide ; si centralisé et bureaucratisé que soit un État musulman à échelle médiévale, si identiques partout les principes de ses institutions, les applications concrètes restent le fait d’une série de mesures locales d’une infinie diversité de détail.

NOTES 1. Par WOEPCKE dans Journal Asiatique 1885-I, 247-250. 2. Au Caire et à Rampūr, d’après Brockelmann. 3. Reproductions ou photographies des signes dīwānī p. ex. dans la Grammaire de PIHAN, Signes

de numération des peuples orientaux, Paris 1860 ; A. v.

KREMER, Das

DE SACY,

p. viii ;

Einnahme Budget des

Abbassiden-Reichs vom Jahre 306 (Denkschr. d. k. Akad. d. W. Wien, Ph. hist. Kl. 36, 1888) et 7 e Congrès des Orientalistes, Sect. Sémit., p. 18, pl. II-III ; sur les chiffres siyāqī plus récents, cf. Revue du Monde Musulman, 1915 ; sur le système général de comptabilité des Mongols musulmans d’Asie Mineure au XIVe s., W. HINZ, Das Rechnungswesen orientalischer Reichsfinanzämter im Mittelalter, dans Der Islam, XXIX, 1949. Le nom des monnaies est également abrégé et en général lié dans l’écriture à celui du chiffre. 4. Trad. Hochheim, Halle, 3 fasc. 1878-80.

274

5. Pour les précisions sur les sources du K. al-ḥāwī, cf. ma note d’Ars Islamica. 6. Il est curieux que Sauvaire ait omis al-Karadjī, qui lui aurait apporté quelques informations utiles. 7. Vers le moment où était rédigé le K. al-ḥāwī, un Khurāsānais, ‘Alī b. Ahmad Abū l-Ḥasan alḤasan al-Nasawī, cherchait — mais l’ouvrage est perdu — à initier les comptables des fiscs būyide d’Iran et ghaznévide à l’usage des chiffres hindous. Pour des informations d’ensemble sur les mathématiciens arabes, cf. H. SUTER, Die Mathematiker der Araber, dans Zeitschr. für Mathematik uni Physik, XLV, Suppl., et 1903, à compléter par les références plus récentes passim dans

SARTON,

Introduction to the History of Science. 8. Cf. paragraphe suivant. 9. Al-Karadjī (Kāfī III-21) rédigeant un énoncé avec intervention de dirhams donne à effectuer un paiement compté en dinars avec des dirhams à 20, à 15 et à 12 dirhams au dinar. En II-17 il parle de dirhams à 27 au dinar. En 111-22, il donne à effectuer un payement en dinars nīshāpūrī, en ‘adudī à 19 qīrāt nīshapūrī, et en qawāmī à 17 qīrāṭ nīshāpūrī (probablement à corriger en sābūrī, cf. commentaire infra). Enfin, ibid., il parle de dirhams endommagés dont 18 valent 15 de plein poids et de dirhams courants admis dont 16 valent 15 de plein poids. 10. Le Kāfī donne encore : fondre à 4 2/3 des dirhams de 4 et de 6 pour 10. 11. 1 dinar = 60 ḥabba = 240 aruzza. 12. La table d’al-Būzadjānī contient en VI, 1-3, des problèmes sur la valeur d’échange et le poids comparé de l’or (‘ayn) et de l’argent (waraq). 13. Dans le Kāfī II, 17, le kurr coût 22 dinars. 14. Cas spécial : » Un tenancier de bains dit à son esclave : S’il entre un musulman, prends-lui 1/2 dirham ; un chrétien, 2 ; un juif, 3 » (19 v°). 15. Al-Karadjī demande aussi (III, 14) le résultat final de trois opérations commerciales dont les deux premières avec tant de profit, la dernière tant de perte. Il donne (III, 16) le prix d’une « bête de trait », 100 dirhams. D’après la table d’al-Būzadjānī, la 5 e partie et une partie de la 7 e étaient consacrées à des problèmes de l’ordre de ceux traités dans le présent paragraphe du K. al-ḥāwī. 16. Al-Karadjī III, 15 a un problème analogue, où l’étoffe est remplacée par un anneau, et qui donne un salaire de 38 8/9 ; dans d’autres problèmes (II, 17 et III, 15) les salaires sont de 47, 35 et 36 dirhams par mois. 17. Les mots kifāya et ithnān figurent avec le même sens dans la table d’al-Būzadjānī (IV, 5 et 6), qui parle aussi de rawādj (litt. cours monétaire, lu par Woepcke rawāh, mais cf. Qudāma 23r° et notre commentaire infra). 18. Cf. Fr.

LÖKKEGAARD ,

Islamic taxation in the classic period, Copenhague 1950, p. 125-127. Le mot,

connu en syriaque et en particulier dans le Talmud (métathèse du grec taxis ? ) était d’usage courant ; il figure dans la table d’al-Būzadjānī, dans les Mafātiḥ al-’ulūm 59 (« ṭisq ou ṭasq, impôt (wadhīfa) établi (wuḍi’at) selon les différentes espèces de denrées agricoles, par djarīb ; en persan ṭashq, c’est-à-dire loyer ‘udjra »), dans le K. al-wuzarā’ de Hilāl al-Ṣābī 237 (lettre officielle : « le kharādj, pour lequel wuḍi’at al-ṭusūq selon des taux inchangeables »), 263 (allégements de ṭusūq), 344 (lettre officielle : « waḍā’i’uhu wa ṭusūquhu »), 345 (mensurations faites en vue du ṭasq des récoltes), dans Qudāma 99 v°-100 r°, cf 101r° (le ṭisq primitif devait être de moitié des récoltes, puisque la dîme en a été calculée au 5e ; mais on a changé depuis lors le système des waḍā’i’ et ṭusūq) et, plus anciennement, p. ex. dans Balādhurī 271 (diversité des ṭusūq), 268 (« Il frappa leurs têtes de la djizya et leurs terres du ṭisq ») ou Yaḥyā b. Ādam, éd. Juynboll 39 (« Celui qui avoue être soumis au ṭisq avoue être un sujet aqarra bi l-ṣighār ») ; ces deux derniers auteurs l’emploient à propos du premier établissement du kharādj dans le Sawād de Bagdad sous ‘Umar, mais c’est à tort que Pfaff (Untersuchungen zu dem Grundsteuerbuch des Jahja b. Adam, Berlin. 1917, p. 8) le considère comme en train de tomber dès le

IIIe

siècle en désuétude ; cependant, à peu de temps de la

rédaction du K. al-ḥāwi, Māwardī, reproduisant la tradition de Qudāma citée ci-dessus, remplace

275

ṭasaqa par ḍaraba ou waḍa’a (Enger 256, Fagnan 313), et, à partir de ce siècle, le mot ne paraît plus figurer que chez les lexicographes. 19. Le mot n’est pas donné avec un sens exactement convenable dans les dictionnaires. Je lis dans Ibn al-Fuwaṭī, éd. Muṣṭafā Djawād, p. 13, que, lorsque les Chrétiens ont versé leur djizya à l’employé qualifié, celui-ci leur écrit un rawz (l’éditeur a lu rawr). Il peut s’agir de reçus pour des acomptes (Lökkegaard 159). 20. Aux données de Sauvaire sur la qaṣaba il faut ajouter celles d’al-Karadjī : d’après le Kāfī III, 23 la mensuration se fait avec un bâton de 3 (d’après les problèmes, il faudrait : 6) coudées, du moins à Bagdad et dans son Sawād, bâton appelé bāb (lire nāb selon IBEL, Die Wage im Altertum und Mittelalter, Erlangen 1908, p. 72), et contenant quatre doigts de 6 grains d’orge. 100 bāb ou nāb (de côté) donnent 1 djarīb, 10 donnent 1 qafīz, 1 enfin 1 ‘ushr (‘ashīr). 21. Lecture incertaine, la ponctuation variant. Les Mafātīḥ al-’ulūm donnent le mot, étrangement associé par elles 62 à murāfiqa, muṣādara, muṣāliḥa ; cf. le commentaire infra. 22. La table d’al-Būzadjānī donne en V : 1) (... ?... compris par Woepcke : « des troupes de chameaux », sans rapport avec le contexte) et de leur échange dans les territoires de Basra, Kūfa, et environs ; 2) Différentes sortes de grains et leur échange ; 3) Échange des denrées les unes contre les autres lors qu’elles sont soumises à des mesures différentes ; 4) Exemples pour le débutant ; 5) Muqāsamāt ; 6) Fixation des prix (tas’īr) ; 7) Achats des denrées évaluées d’après des systèmes de mesures différents. 23. La table d’al-Būzadjānī donne, section VI, § 4-6, d’après Woepcke, ce qui suit : « 4) De la livraison des rations et du payement de la solde des troupes » ; 5) Du calcul des fourrages ; 6) Du calcul des ma’āṣīr et des ḥawār (que je ne comprends pas ; ḥawār est peut-être à corriger en djawāz = passage, droit de passage ?). Le § 7, que Woepcke n’a pas compris du tout, est sûrement à lire ainsi : « Des courriers (burud, pl. de barīd), postillons (fuyūdj, et non futūḥ) et chameaux de course ( djammāza, et non « chemises »...) Cf. MEZ, Die Renaissance des Islams, p. 469. 24. On les trouve signalés en 392 (Hilāl al-Ṣābī, Histoire 460) et en 416 et 427 comme de bonnes pièces d’usage courant à Bagdad (Ibn al-Athīr IX, 246 et 308). Leur nom ne peut provenir de Qāsān, localité secondaire et excentrique (au Ferghana), et la correction en Qāshānī serait contraire à tous les mss. L’éditeur (al-‘Arīnī) du traité de ḥisba d’al-Shayzarī ( VIe s. H.) a effectué cette correction, mais contre l’avis de ses mss., cet auteur (damasquin) paraît considérer le qāsānī et le sābūrī comme de valeur différente (p. 75). 25. C’est ce qu’a supposé ‘Abd al-’Azīz Dūrī dans une thèse sur l’Iraq būyide que je n’ai malheureusement pu que parcourir rapidement sur ms. à l’Université de Londres, la traduction arabe publiée à Bagdad en 1944 m’ayant été inaccessible. La tendance à la baisse s’entend en monnaie légale ; quand le public avait des dirhams dévalués, pour lui il y avait hausse. Et baisse n’est pas synonyme de prospérité. 26. Op. cit., chap. V ; notre K. al-ḥāwī et la table d’al-Būzadjānī, suivant un usage général, réservent le nom de kharādj au kharādj par misāḥa, et appellent l’autre simplement muqāsama. Sur les désirs de certains paysans d’avoir le régime de la muqāsama, Hilāl, Wuzarā’ 359. 27. Lökkegaard 109-110 et 117-122 : du quart à la moitié. Hilāl, Wuzarā’ 196 donne une demande de changement de catégorie présentée par un propriétaire. 28. Sur cet ouvrage, cf. l’article de Miss

LAMBTON

dans le Bull. of the School of Or. St. 1947-8, p. 580

sq. 29. Plus généralement, l’épithète makhtūm, scellé, accompagne couramment les mots dastūr, qānūn, taqrīr, etc., indiquant le montant de l’impôt officiellement établi pour la perception d’un exercice. 30. Éd. Bulaq 62 (Caire 130) ; Fagnan 166 a mal compris : il faut traduire : « On ne prendra pas aux contribuables ce qu’on appelle le rawādj pour les dirhams qu’ils versent en payement du kharādj ; on m’a dit en effet que, lorsque l’un d’eux apporte des dirhams pour son kharādj, on lui en retranche une partie, ce qui constitue ce qu’on appelle rawādj et ṣarf. »

276

31. Sur lesquels cf. Fischel dans JRAS 1933. Il y en avait de chrétiens et « mages » (Maris, Amri et Slibae Chronicon Nestorianum, éd. Gismondi 84). 32. Le passé et le vocabulaire de l’institution ne sont pas en Égypte absolument identiques à ce qu’ils sont en Iraq ; mais que les complications monétaires avaient aussi très tôt donné lieu à des tentatives de profit résulte des nombreux papyrus portant quittance de versements « nets de change (ṣarf) et déchets, résidus (khasr) (cf. A. GROHMANN dans Mélanges Maspéro III, 11). Voir aussi Ibn Ḥawqal, éd. Kramers, I, 137.

NOTES DE FIN *. Publié dans les Annales de l’Institut d’Études Orientales, Faculté des Lettres de l’Université d’Alger, X, 1952, 326-363. Post-scriptum. Dans le présent article et les autres que j’ai tirés du Kitāb al-Ḥāwī, j’ai donné comme date de cet ouvrage le milieu approximatif du

Ve/XIe

siècle. Je continue à mal voir comment il

pourrait lui être postérieur ; néanmoins je dois signaler que parmi les sources de l’auteur anonyme figure un ḥāsib al-Shaqqāq qui pourrait être Abu ‘Abdallah (ou ‘Alī b. al-Ḥusayn al-ḥāṣib connu par un commentaire d’al-Karadjī (celui-ci du début du

Ve/XIe

siècle) conservé dans le ms.

Saray 3155 (GAL Suppl. 854) et qu’Ibn Naẓīf et Ibn Nadjdjār font mourir en 515 ou 525. Si le K. alḤāwī est postérieur à cette date, les dinars ruknī mentionnés devraient s’entendre de ceux de Tughril-Beg.

277

Appendice

1

Note (1)1

278

2

Note (1)2

3

Note (2)3

4

Note (1)4

5

Note (2)5

6

Note (3)6

279

NOTES 1. Comprendre : « Soit la taxe du djarīb en dirhams (comme qui dirait 9) avec le dirham à 12 au dinar — ce qui est la monnaie dans laquelle ‘Umar a imposé la population de l’Iraq et les gens assujettis à la djizya —, si l’on dit : « Soit la taxe du djarīb à 5 dirhams, etc... » Le chiffre 9 est introduit ici en l’air, la tradition étant unanime à dire que ‘Umar a taxé le djarīb de blé à 4, d’orge à 2, etc., supra, p. 387. 2. Le texte même et la comparaison, à défaut d’édition, avec la traduction du Kāfī par Hochheim (elle-même basée sur un abrégé et inégale) prouvent que le passage d’al-Karadjī a été introduit ici sur des notes mal comprises. Le texte de Kāfī III, 20-22 omet les mots entre crochets, ce qui permet de supprimer le point d’interrogation suivant, arrange peut-être mieux la phrase ; en tout cas il ne discute que la question des 150 djarīb 1/2. Puis la première partie de 35 r° est plus neuve : il s’agit de savoir non encore le nombre de djarīb, mais le montant de l’impôt global ; la question suivante, qui ne renouvelle rien, est absente du Kāfī tel que nous l’avons. Enfin la dernière question est ici donnée tronquée et incompréhensible (on a suppléé d’après le Kāfī les mots entre crochets) et liée à un membre de phrase (omis par nous) que la comparaison prouve être tiré du raisonnement d’al-Karadjī pour la solution. Le texte d’al-Karadjī est d’ailleurs luimême abrégé et ici à la fin sommaire et peu clair. 3. Suppléé d’après la solution. 4. Suppléé par analogie avec le suivant. 5. Suppléé. 6. = système d’assiette par djarīb.

280

Fiscalité, propriété, antagonismes sociaux en Haute-Mésopotamie au temps des premiers ‘Abbāsides D’après Denys de Tell-Mahré*

1

La Chronique syriaque composée vers le début du IXe siècle par le Patriarche monophysite Denys de Tell-Mahré n’est pas une inconnue1, mais il ne semble pas que la dernière partie, qui décrit les tribulations de la Haute-Mésopotamie dans les années 772-775 de notre ère, ait reçu des islamisants l’attention qu’elle mérite2. Il est vrai que les informations sont noyées sous les jérémiades : elles existent cependant. Sur la fiscalité, la propriété rurale et urbaine, les relations entre ville et campagne, les heurts entre couches sociales, elles apportent des données d’autant plus précieuses que l’équivalent en est extrêmement rare dans la littérature de l’Asie occidentale médiévale3. Or il s’agit là évidemment de questions qui, pour l’historien moderne, sont d’importance capitale. Il apparaîtra donc utile d’essayer ci-dessous de dégager, rassembler et interpréter les renseignements de Denys. Il va de soi qu’on n’a pas prétendu donner une étude complète de tous les problèmes qu’ils posent.

2

Feu Dennett, dans le remarquable petit livre qu’il a consacré à l’organisation des impôts dans les divers pays conquis par les Arabes4, a bien mis en relief, pour la HauteMésopotamie, les trois phases successives de cette organisation pendant le premier siècle musulman. Au début, dans le cadre des accords conclus lors de la conquête, il y avait un tribut fixe prélevé par une taxe mixte en argent et en nature, uniforme en principe, sur tous les habitants. Un peu plus tard, on réserva les versements en espèces aux citadins, les versements en nature aux ruraux. Enfin sous ‘Abd al-Malik, en 691-692, une réforme capitale fut introduite, qui aligna en partie le régime fiscal de la Haute-Mésopotamie sur celui des provinces centrales de l’Empire tel qu’il se constituait alors5 : le taux, faible, des impôts fut élevé, le versement en nature des campagnes remplacé par un versement en argent, et celui-ci déterminé de façon fixe selon la valeur moyenne de la terre, compte tenu de ses modalités d’exploitation, mais non des variations d’une récolte à une autre 6 : un recensement général, quantitatif et qualitatif, fut donc fait, que Denys7 appelle, comme Ibn ‘Abd al-Ḥakam8, un équivalent en Égypte, un ta’dīl. Un nouveau ta’dīl, probablement simple mise à jour, fut fait ensuite en 708-7099. Il n’entrait pas dans le plan

281

de Dennett de suivre plus loin la question, sur laquelle Denys ne donne d’ailleurs plus rien avant le règne du deuxième ‘Abbāside, al-Manṣūr ; mais à ce moment-là, le chroniqueur devient au contraire dangereusement prolixe. 3

L’histoire s’ouvre avec le remplacement, comme gouverneur de la Djazīra, du frère d’alManṣūr, ‘Abbās, qui avait été populaire, par un certain Mūsā b. Muṣ’ab, qui allait, lui, se faire détester (155/772-773)10.

4

Jusqu’alors, le seul incident du règne avait été, vers le début, un recensement des biens des monastères, probablement déterminé par le désir d’empêcher des particuliers de déposer leur fortune sous leur sauvegarde, et dont il n’était rien résulté11. Le pays était, selon Denys, remarquablement riche, en blé, en vignes, en bétail ; point de pauvre qui ne possédât, à l’en croire, un lopin de terre et quelques bêtes ; le commerce aussi cependant prospérait, et les marchands acquéraient beaucoup de domaines ruraux ; la population était dense, et les conflits pour limites de champs étaient constants ; on ne respectait pas même toujours les biens d’Église : et c’est alors que vint le châtiment12. La catastrophe, certes, a quelque chose d’exceptionnel : les exigences d’une armée en campagne vers l’Empire byzantin, puis une exceptionnelle sécheresse, suivie d’une épidémie, firent ressentir d’une manière plus cruelle le comportement d’un gouverneur lui-même apparemment choisi parmi les plus intraitables. Il n’y a aucune raison cependant de douter que les faits dont on nous entretient à ces occasions ne correspondent, au plus ou moins d’acuité près, à des réalités administratives et sociales, elles, beaucoup plus durables et normales.

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En 155 donc, Mūsā fit procéder à un nouveau ta’dīl, et dépêcha, pour lever les impôts, des agents innombrables et d’une exceptionnelle rigueur13. Quatre catégories d’impôts sont considérées par Denys : d’abord, ce qui relève du ṣawfī, arabe : des ṣawāfī, c’est-à-dire du domaine de l’État, dont il ne parle que pour les villes ; puis, toujours dans les villes, la dîme, ‘ushr, qui frappe le commerce privé ; d’autre part, à la campagne, la ṣadaqat al-māl, sur les troupeaux et les terres des Arabes ; enfin la djizya. Cette dernière exige un mot de commentaire : l’abbé Chabot traduit le mot, selon la définition devenue usuelle, par « capitation » ; mais il est bien connu que, primitivement, l’usage, comme celui du mot kharādj, en était beaucoup moins différencié ; rien, dans ce qui va suivre, ne permet de penser que Denys l’ait entendu en un sens aussi précis ; au contraire, si on l’adoptait, on serait obligé d’aboutir à la conclusion que Denys, qui ne mentionne aucun impôt foncier autre sur les non-musulmans, l’a oublié, ou que, si un tel impôt manquait, c’est qu’il n’y avait de propriétaires que musulmans, ce qui, en Djazīra en particulier, est tout à fait inimaginable. D’ailleurs, cette djizya est payée en trois termes. Il faut donc admettre que le mot djizya désigne ici l’ensemble capitation-kharādj spécifique du contribuable non musulman14.

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Nous n’insisterons pas plus que Denys lui-même sur les ṣawāfī. Le fonctionnaire préposé à leur recensement était un « mage », un zoroastrien. Dans les villes, les rues, les places, les remparts, les rivières étaient traditionnellement, depuis les régimes antérieurs à l’Islam, considérés comme domaine public. En fait, soit, autour des remparts, en jardins cultivés, soit sur les places et rues, en maisons et boutiques nouvellement édifiées, des usurpations s’étaient produites, que leur ancienneté, dans certains cas, avait peut-être fait considérer par leurs détenteurs comme prescrites15. Le « mage » ne tint compte d’aucune prescription ; autour des places et des remparts, il mesura une largeur supplémentaire de 40 coudées16, et tout ce qui se trouva compris à l’intérieur du périmètre ainsi délimité fut tenu pour propriété de l’État, qu’il s’agît de culture, de boutique ou de moulin ; de même,

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cela va de soi, le grand Entrepôt, par où passaient obligatoirement les marchandises provenant du commerce extrarégional avant d’être distribuées dans le circuit de détail, une fois payés les impôts de rigueur. Naturellement l’État, en général, ne fit procéder ni à la destruction des constructions, ni à l’expulsion de leurs détenteurs ; mais tout fut désormais tenu en ferme de lui, et soumis aux redevances résultant de cette définition nouvelle17. Même hors des villes, il fallut céder à l’État la moitié du produit des pêches, bien que celles-ci fussent une des seules ressources des pauvres, dit Denys ; il ne semble pas que cette exigence — si elle s’est bien présentée sous cette forme — soit conforme à la Loi ni à la pratique usuelle18. 7

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Cependant, un autre personnage recensait les biens du commerce privé, objets trouvés dans les boutiques ou provisions dans les domiciles particuliers. Le recensement des ṣawāfī et celui des avoirs privés se complétaient ainsi parfaitement, tout ce qui n’était pas noté dans l’un étant automatiquement affecté à l’autre. Sur les marchandises, une taxe de 5% et parfois 10% était imposée. Moins que cette taxe en elle-même cependant, c’étaient les estimations abusives et la confusion entre provisions personnelles et marchandises destinées au commerce, en raison de l’absence d’enquête sérieuse, de l’acceptation des dénonciations, etc., dont, par la bouche de Denys, se plaignent les marchands, chrétiens ou musulmans sans distinction, semble-t-il19. On notera que le prélèvement est fait en pourcentage sur les marchandises trouvées, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un impôt sur le capital et non sur le revenu. C’était en argent, d’après estimation de la valeur des marchandises, et non en nature qu’il devait être payé. Nous ne pouvons consacrer ici à ces informations succinctes de véritable commentaire, pour lequel les exposés préalables, dans les ouvrages de droit musulman ancien comme dans les travaux modernes qu’ils ont inspirés, manquent beaucoup plus que pour les autres impôts, en raison de la nature anticanonique qui a toujours été attribuée à une partie au moins des taxes commerciales 20 . Et nous passerons tout de suite aux pages plus riches consacrées par Denys à la djizya et à la ṣadaqa. Sous le nom de ṣadaqat al-māl ou ṣadaqa tout court, équivalent, dit-il, à zakāt, Denys décrit l’impôt qui pèse sur les bêtes et terres des Arabes (il n’envisage pas le cas d’autres musulmans)21. Il semble qu’en ce qui les concerne aucun véritable recensement n’avait encore été effectué. On fut en tout cas envers eux, selon Denys, plus dur qu’envers les chrétiens même. On nota tout, cultures, bêtes, y compris « les abeilles, les pigeons et les poules ». Et là encore, on inscrivit d’office ou sur dénonciation des quantités ou des qualités supérieures à celles qu’une enquête sérieuse aurait révélées. En théorie, dit Denys, le fisc devait prendre le dixième. Et nous savons en effet qu’en HauteMésopotamie les Arabes avaient, lors de la conquête, acquis en vertu des traités de capitulation des terres qui leur avaient été allouées comme terres de dîme22. Mais en fait, selon notre auteur, les agents de Mūsā dépassèrent largement les possibilités des contribuables. Ce qui résulte en tout cas de son exposé est que, contrairement à la théorie de la zakāt, l’impôt fut perçu, comme sur les paysans chrétiens, non pas en nature, par livraison de bêtes ou d’une part de récolte, mais en argent. Pour une ruche, la taxe était d’un zūz (= dirhām)23 ; pour les terres, le faddān24 fut taxé à 24 zūz, soit, au cours d’alors du dirham à 12 au dinar, 2 dinars, chiffre qui, autant que l’on puisse dire d’après la valeur variable du faddān, de l’ordre de trois fois le djarīb-superficie sassanide en usage en Iraq, correspond au kharādj de bonnes terres en cette province dans le système de la misāḥa 25. Il faut en retenir en tout cas deux points : d’une part, Denys ne paraît pas indiquer que la taxe du faddān pût varier, contrairement au système sassanide, qui taxait l’unité de

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surface plus ou moins selon les conditions d’exploitation et les cultures, mais peut-être conformément au système romain (dont descendait la plus grande partie de la HauteMésopotamie), soit que, pour celui-ci, ce fût, selon la supposition de Lokkegaard26, comme du jugum latin, du manse médiéval occidental, la surface du faddān qui fût variable, soit que, l’impôt étant fixé globalement pour une collectivité d’après le calcul de l’ensemble des faddān27, cette collectivité fût libre de le répartir ensuite en son sein à sa guise. Quoi qu’il en soit, le taux de la ṣadaqa prélevée sur les terres des Arabes apparaît comme de l’ordre de ce qu’eût été sur les mêmes terres un kharādj. Évidemment, il serait imprudent le vouloir tirer des conclusions assurées de ce fait, tant qu’il est attesté par un seul témoignage qui peut avoir été corrompu ; on peut néanmoins poser un problème. Les domaines dont il s’agit ne sont pas, semble-t-il, pour la plupart de grands domaines ; certes, ils sont normalement mis en culture non par les Arabes eux-mêmes (cf. cependant infra), mais par des Syriens dont la condition, telle que la décrit Denys — Syriens et Arabes ayant les uns et les autres une part de biens — correspond à peu près à la muzāra’a, « métayage » ; cependant, des gens dont certains, selon Denys, récoltent 5 gribé (djarībcapacité), soit environ 1.200 litres de grain, peuvent difficilement être tenus pour de gros personnages28. Il n’y a guère de doute que, comme l’a bien souligné Lokkegaard, le régime de la dîme n’ait cependant été conçu comme un mode de taxation privilégié au bénéfice des grands, en particulier des bénéficiaires d’iqṭā’, qui, percevant, eux, sur leurs tenanciers, des redevances supérieures, réalisaient ainsi un gain appréciable. Mais il y a lieu de se demander si, sous l’identité du vocabulaire, il ne s’est pas caché dans la pratique deux réalités différentes, et si la petite propriété arabe n’a pas été taxée à peu près comme l’autre, par le détour du doublement, etc. de la dîme que nous savons avoir été effectué souvent pour un prétexte ou un autre, ou par le jeu d’une estimation abusive de la valeur du fond à taxer. Encore au XIIe siècle, les terres des paysans arabes de Djazīra étaient considérées officiellement comme terres de dîme, ce qui n’empêchait que, dans le territoire de Zenghi, par opposition à celui de son voisin Timurtaš, l’impôt, abondamment majoré, fût tenu par ces paysans pour si lourd qu’ils s’enfuyaient29. Il est vrai que si, aux yeux du fisc, le propriétaire est seul responsable de l’impôt, le contrat de muzāra’a peut stipuler un partage de son versement, comme de la récolte, entre lui et les muzāri’ 30 ; en fait, en tout cas, selon Denys, ils se retournaient vers eux, ce qui répercutait les ruines 31. 9

Du calcul de la djizya, qui n’avait rien de neuf, Denys ne dit rien. Il a seulement exposé, dans le paragraphe relatif au ta’dīl de ‘Abd al-Malik, que Dennett32 a clairement compris à la lueur d’Abū Yūsuf, qu’il y eut un impôt par tête en sus de l’impôt par unité de terre. Mais de ce que l’assiette est faite selon ce principe ne résulte naturellement pas la nécessité d’une perception distincte. De fait, nous savons que sous le Bas-Empire romain, la capitatio-jugatio était un impôt de ce genre, calculé sur une double base, mais perçu globalement. Tout l’exposé de Denys implique qu’il en va toujours ainsi en HauteMésopotamie au VIIIe siècle, et que le mot djizya désigne le complexe ainsi constitué33. Rien, malheureusement, ne permet dans Denys de savoir quel principe présidait à la répartition des taxes entre individus à l’intérieur de la collectivité fiscale (cf. infra).

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Au surplus, c’étaient moins les conditions théoriques de son assiette que les modalités vivantes de son recouvrement qui donnaient matière à plaintes et, en conséquence, fournissent à Denys d’abondants développements. C’était d’abord aux habitants même des villages où ils passaient à loger et nourrir les agents du fisc qui venaient, soit pour les opérations même du village, soit en route vers d’autres lieux ; rien ne paraît avoir été réglementé à cet égard ; or, chaque percepteur était accompagné d’une petite équipe de

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force armée ; s’il y avait dans la localité à toucher à la fois de la ṣadaqa, de la djizya, voire d’autres impôts, cela faisait autant de percepteurs, car on ne confondait pas les opérations ; enfin l’impôt, pour suivre les récoltes, était payé en trois termes, c’est-à-dire que le percepteur revenait trois fois. A cela s’ajoutait que les contribuables devaient peutêtre en certains cas payer leur impôt en ville, et en tout cas faire eux-mêmes les transports jusqu’à la ville nécessités par l’évacuation de l’impôt touché. Sans parler des « cadeaux »34... 11

D’autre part, l’impôt calculé en argent doit être payé en argent. Les paysans ne peuvent l’acquérir que par la vente immédiate de leur récolte. Il est évident que la vente, dans ces conditions, ne peut être une opération commerciale normale. Pratiquement, elle est faite par les agents du fisc aux marchands qui ont partie liée avec eux, à des prix très inférieurs aux possibilités du marché régulier. Denys35 donne des précisions : pour réaliser un dinar, le paysan doit livrer 50 à 80 kaīlté (arabe : kayladja) de blé (ce qui correspond à un prix de 3 à 4 dinars au djarīb-capacité), alors que, selon Denys, on eût pu dans le commerce normal l’écouler au double (au Xe siècle, le prix commercial est de 5 à 6 36 ; antérieurement, les données manquent). De même, l’agneau et la chèvre sont vendus pour 1/2 zūz au lieu de 1, l’âne 2 au lieu de 4, la vache 3 au lieu de 5. Comme naturellement rien n’empêchait les marchands de revendre ultérieurement le grain à son prix commercial, on voit d’ici les spéculations profitables auxquelles le système donnait lieu, et dont il y a d’autres attestations37.

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On sait précisément qu’à la fin du règne d’al-Manṣūr, les paysans d’Iraq avaient demandé (au début du règne d’al-Mahdī, il devait leur être accordé) le remplacement du système de la misāḥa, de l’impôt cadastral en argent, par la muqāsama, l’impôt proportionnel en nature, en arguant de l’impossibilité où ils étaient d’écouler leurs récoltes aux prix nécessaires pour s’acquitter de l’impôt38. La réforme fut limitée au Sawād de Bagdad39, où l’approvisionnement de la grande ville la rendait sans doute également avantageuse pour les autorités, et tout indique que la muqāsama resta exceptionnelle encore pendant un ou deux siècles. Il est intéressant de rappeler que le système de la misāḥa avait été introduit à la place de la muqāsama au temps des Sassanides pour des raisons de rendement et de régularité de l’impôt, et parce que, le percepteur ne pouvant être partout toujours juste au moment de la récolte, le système de la muqāsama permettait des détériorations ou des fraudes ; il est possible aussi que la misāḥa, qui tenait compte de la valeur des terres, ait été plus juste en son principe qu’un impôt proportionnel peut-être alors mal différencié 40. Mais il est certain que l’exploitation spéculatrice faite du système de la misāḥa par les fonctionnaires et les marchands renversait maintenant les termes du problème. En Haute-Mésopotamie, la misāḥa, comme ailleurs, reste cependant la norme. Seule, plus tard, l’extension de l’iqṭā’ au bénéfice des militaires ayant besoin de livraisons en nature et l’assimilation partielle des petites exploitations théoriquement libres aux tenures des métayers à part de fruit en nature, qui en résulta, devaient refaire progresser la muqāsama.

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Naturellement, à la campagne ou à la ville, il y avait de constants retards de paiements. La constante mention de baqāyā dans les évaluations fiscales qui nous sont conservées prouve qu’on n’arrivait jamais à les empêcher totalement. On l’essayait cependant. D’où des tortures, individuelles ou collectives, que Denys nous décrit à grand renfort de citations bibliques41. La pratique la plus bénigne, qu’Abū Yūsuf, le contemporain de Denys, malgré les protestations qu’il élève contre les autres formes de sévices, considère, comme admissible, était de rassembler et enfermer les contribuables le temps de les faire

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payer42 : Denys nous expose que, en l’année 155, cela dura trois jours, dans une église, avec les saletés physiques et morales que l’on peut imaginer. Il est difficile de savoir en quoi les agents de Mūsā b. Muṣ’ab dépassaient les abus courants43. 14

On sait depuis longtemps qu’en Égypte, depuis le Bas-Empire et encore aux premiers siècles de la domination arabe, les paysans, plutôt que de s’exposer à subir toutes ces tribulations, s’enfuyaient. Denys nous présente pour la Haute-Mésopotamie un tableau exactement comparable44. Le pays était plein d’« exilés ». Il résulte cependant de ses descriptions mêmes qu’il y en a de deux catégories : les uns sont partis uniquement par peur du percepteur, à l’annonce de son arrivée ; les autres appartiennent à des familles depuis longtemps fixées hors de leur lieu d’origine. Pour ces dernières, la question est donc de savoir s’il s’agit tout simplement d’une « fuite » ancienne stabilisée, ou s’il y avait normalement un important élément mobile de la population. Denys lui-même nous présente deux cas de migration sans cause directement fiscale. En 667-668, selon lui, les Arabes de Djazīra, qui, probablement par suite de la composition de moins en moins arabe de l’armée ‘abbāside, ne recevaient plus les subsides auxquels leurs aïeux avaient été habitués, avaient été obligés de vendre une partie de leurs terres et d’en travailler de leurs mains une autre ; il en était résulté que beaucoup de paysans « syriens » (= monophysites), dont les contrats de métayage ne présentaient aucune garantie de durée, furent réduits au chômage, et, selon Denys, essayèrent de se procurer des ressources de remplacement en allant en troupes nombreuses ramasser de la garance sauvage du côté du Khanzīt (province de Khartpert, auj. El-Aziz, dans la boucle de l’Euphrate à l’est de Malatya)45. Le second cas de migration concerne la main-d’œuvre d’une mine de plomb du bassin supérieur du Tigre, dont nous reparlerons dans un moment. Plus généralement, il est difficile de douter que, parmi les émigrés de vieille date qu’on nous signale dans les villes, il y en ait eu de ce genre aussi46. Cela veut dire qu’il ne faut pas se figurer la société rurale de Djazīra, ni sans doute d’autres régions, comme composée uniquement, il s’en faut, d’hommes attachés effectivement à la glèbe, soit comme propriétaires, soit comme tenanciers. Beaucoup d’entre eux étaient des travailleurs non propriétaires, n’ayant de contrats de travail ou de métayage que temporaires, et par conséquent constamment à la recherche d’un emploi, d’une ressource, et constamment en déplacement. La natalité, dit Denys, était forte47, la main-d’œuvre surabondante, du moins par rapport aux possibilités techniques et économiques.

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Mais ces déplacements ne faisaient pas l’affaire du fisc. Dans le cas particulier des Arabes qui avaient évincé leurs paysans, il en était apparemment résulté l’abandon de culture d’une partie de leurs terres et, par conséquent, une moins-value fiscale. Aussi, un des subordonnés de Mūsā eut-il pour tâche, en déplaçant certains Arabes, en ramassant des paysans, de reconstituer aux premiers des domaines peuplés et mis en valeur ; et il s’en acquitta48. Plus généralement et directement, la « fuite » des contribuables signifiait la possibilité, pour plusieurs d’entre eux, dont les noms ne figuraient pas aux registres de leur nouvel habitat, d’échapper provisoirement à l’impôt, et par conséquent, pour leur localité d’origine, une croissante difficulté à payer le montant dans le calcul duquel ils avaient figuré. Aussi bien, Mūsā préposa-t-il un fonctionnaire spécial à la chasse aux « exilés ». Les routes furent sillonnées de corps de police, jalonnées d’embuscades, les gués surveillés, le moindre passant assailli comme par des brigands (les brigands d’ailleurs en profitant pour se faire passer pour des policiers...). Dans les villes, des enquêtes furent conduites, et on s’arrogea le droit de renvoyer au sol des ancêtres, non seulement les fuyards de la dernière heure, mais, selon Denys, même les descendants d’anciens émigrés,

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sans aucune prescription. A vrai dire, il est peu probable que la méthode ait pu avoir des résultats complets ni définitifs49. Aussi utilisa-t-on, comme en Égypte, le procédé consistant à marquer corporellement les non-musulmans d’inscriptions ineffaçables ou à leur attacher des colliers, etc., portant indication de leur nom et domicile ; ainsi pouvaiton à tout moment les saisir, les ramener, ou, en tout cas, les obliger à envoyer à leur communauté la somme dont ils étaient redevables, ou à la verser à un agent du fisc qui savait ensuite quelle commune dégrever à leur titre et de combien. Il est probable qu’il resta cependant des difficultés qui devaient aboutir à la séparation, comme à Byzance au VIIIe-IXe siècle, de la capitation proprement dite et de l’impôt foncier dans la perception. Aussi souvent que le mot de djizya, ce fut alors, on le sait, pour désigner la capitation, le mot de djawālī dont on devait se servir un peu partout : le mot qui, étymologiquement, signifiait « les exilés »50. 16

Pour bien comprendre le développement précédent, il faut se souvenir, et cela aussi résulte des exposés de Denys, qu’il y avait solidarité fiscale de l’ensemble de la province, probablement, et en tout cas de chaque village ou ville, c’est-à-dire que le montant global de l’impôt étant déterminé pour la collectivité, les déficiences des individus trop pauvres ou disparus devaient être compensées par des versements supplémentaires des autres, et de même, du moins d’après les ordres de Mūsā b. Muṣ’ab, les villages ruinés équilibrés par des villages taxés en excédent51. Il pouvait y avoir opposition entre la ville et la campagne, selon que le gouverneur, prenant les intérêts de l’une ou de l’autre, augmentait, dans le total préétabli, la part de la première ou de la seconde ; ainsi doit sans doute être interprété le passage où Denys dit d’un subordonné de Mūsā que les citadins se louaient de lui, alors que les paysans s’en plaignaient52. Mais surtout, il pouvait y avoir dans la solidarité de chaque collectivité devant le fisc matière à antagonisme entre riches et pauvres, entre propriétaires paysans et bourgeois, enfin entre paysans restés au village et « exilés ».

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Nous ne pouvons préciser ce qu’entend Denys lorsqu’il écrit qu’à propos de l’impôt, « les paysans eux-mêmes maltraitèrent les pauvres qui se trouvaient parmi eux »53. Mais il s’agit évidemment d’une querelle de répartition entre paysans propriétaires et non propriétaires. D’autre part, les bourgeois possédaient des domaines, apparemment importants, dans les villages ; aussi les paysans cherchaient-ils à imposer au bourgeois propriétaire de payer pour le village, ou en tout cas une bonne part. Ils venaient, selon Denys, le traquer en ville, et tâchaient de l’amener devant un agent du fisc, pour le faire désigner comme responsable du paiement de la collectivité54. D’autre part, il va de soi que toute fuite de paysans d’un village risquait d’entraîner automatiquement une aggravation des charges des restants ; ceux-ci, par conséquent, étaient intéressés à retenir et rechercher leurs frères ou voulant sortir de la communauté de misère, et, en somme, à travailler de leurs propres mains au régime d’attache fiscale à la glèbe qui les accablait.

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De cette situation, riches ruraux et surtout bourgeois profitaient pour exploiter de cent façons la masse paysanne. Au lieu de laisser vendre leurs grains de la manière ruineuse que nous avons décrite, les paysans souvent cherchaient à emprunter, soit à des villages voisins plus heureux55, soit aux marchands mêmes dont ils voulaient éviter les autres formes d’exploitation. Seulement ces marchands ne prêtaient naturellement qu’à des taux « usuraires », entendons qu’ils profitaient de la situation, mais que, même quand ils ne le faisaient pas, la simple exigence d’un remboursement avec intérêt était ruineuse pour les paysans. Il en résultait que souvent les paysans refusaient ou étaient incapables de rembourser, et des gouverneurs se trouvaient dans l’obligation de décréter des

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moratoires. C’était cependant cas exceptionnel. Le cas courant, c’étaient les paysans obligés de venir en ville souscrire sans cesse de nouveaux emprunts, et la ville ainsi, ou ses marchands, exploitant la campagne56. 19

Il y avait dans chaque village, d’après le tableau de Denys, un « chef », qui était le gros propriétaire, et, souvent, quelques autres propriétaires à côté de la masse des petites gens. L’administration, à moins d’autre offre, rendait en général ce chef ou ces notables responsables du paiement de l’impôt de la collectivité. Ces notables maintenant, du moins les paysans les voyaient ainsi, se comportaient en complices ou en émules des agents du fisc. C’étaient eux, bien souvent, qui procédaient aux ventes abusives, eux qui se portaient acheteurs à bon compte. Ou bien c’étaient eux qui accordaient des prêts, garantis par le mobilier et le bétail de l’emprunteur, qui en laissait toujours une partie entre leurs mains. Ainsi s’enrichissaient-ils, « de sorte qu’ils étaient sur le point, dit Denys, de posséder les enfants des pauvres comme esclaves et comme servantes » : seul le travail de ceux-ci pouvait dans une certaine mesure libérer les parents insolvables. Par ailleurs, si certains bourgeois cherchaient à éviter les charges que leur valait leur propriété dans la collectivité fiscale, et peut-être n’étaient pas loin de s’opposer aux acquisitions de terres que les paysans leur offraient pour cette même raison, beaucoup d’autres saisissaient au contraire l’occasion d’arrondir leurs domaines à bon compte pendant les années de disette ou de particulière pressuration fiscale57.

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Souvent aussi les paysans, à l’approche des « marqueurs » du fisc ou en toute autre occasion, allaient trouver les chefs locaux et, dit Denys, « cherchaient refuge » auprès d’eux, se mettaient sous leur « protection ». La documentation dont nous disposons par ailleurs58, si insuffisante soit-elle, nous autorise à comprendre ces expressions comme signifiant, au sens du haut Moyen Âge européen, une « recommandation ». Ce que demandaient les paysans n’était pas une protection du notable contre la loi, mais l’entrée dans un statut qui, en leur enlevant la pleine personnalité d’homme fibre, du même coup interposait ce notable entre eux et la loi, et rendaient celui-là seul responsable vis-à-vis de celle-ci. Bien que Denys ne le précise pas, il est bien évident que, d’une manière plus ou moins vague, c’était, comme nous le savons dans d’autres cas, non seulement la personne du paysan, mais son bien, s’il en avait, qui entrait sous la « protection » du notable. Mais les paysans, selon Denys59, n’en retiraient pas toujours le bénéfice qu’ils avaient escompté. Responsables d’eux vis-à-vis du fisc, les notables se faisaient agents du fisc à leur égard, sans qu’ils eussent rien à gagner au change ; de toute façon, il est bien évident que le paysan devait des redevances à son protecteur ; l’avantage qu’il pouvait en retirer, même si le montant en était nominalement le même, que celui de l’ancien impôt, était la faculté de versements en nature et sans vente précipitée.

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La résistance des paysans prenait parfois des formes plus brutales, du genre de jacqueries. Denys nous parle de paysans qui pillaient les biens acquis spéculativement par les bourgeois dans leurs villages, puis, s’ils le pouvaient, se saisissaient d’un de ces bourgeois, l’amenaient au gouverneur, et, avec un accent presque moderne, disaient : « Tout le fruit de notre travail a été enlevé par cet homme : ordonne-lui de payer pour le village. » Selon Denys, souvent, le gouverneur laissait faire, voire « opprimait » le propriétaire60.

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Un autre épisode nous montre les paysans cette fois aux prises avec leurs propres frères « exilés ». Il nous permet aussi de voir comment, sans qu’on eût recours à l’esclavage, l’abondance des déshérités de la terre facilitait, comme dans l’Angleterre des débuts du capitalisme, le recrutement de la main-d’œuvre pour les entreprises industrielles nouvelles. A Toutis, localité du bassin supérieur du Tigre que je n’ai pu identifier, une

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mine de plomb venait d’être ouverte. Des tas de gens étaient venus s’y installer, des « exilés » dont le départ obérait le village d’origine, et qui avaient peut-être trouvé, si chèrement fût-elle acquise, une possibilité d’existence susceptible de paraître enviable aux désespérés. « L’armée des paysans » alla attaquer le « camp » des travailleurs (« camp » qui comprenait une « église » ). C’était l’hiver. La famine assaillait cette année le pays, et l’abondance des réfugiés des districts méridionaux secs, en vaine quête d’emploi, aggravait la situation. Des scènes d’horreur eurent lieu sous la neige. Marchandises pillées, tueries, viols, tout y fut, selon Denys. Le gouverneur du haut Diyār-Bakr, un certain Rāzin ( ?), « rétablit l’ordre » avec la même cruauté, ou pire : sans doute ne pouvait-il laisser toucher à la mine, qui intéressait les pouvoirs. Les mêmes horreurs se reproduisirent en sens inverse, aux captifs on passa chaînes et tablettes dans les narines, et on les jeta dans des prisons, d’où s’exhalèrent bientôt des odeurs de putréfaction61... C’était un sursaut, entre bien d’autres certainement, que le hasard n’a pas fait connaître, de la misère paysanne, affreux dans leurs causes comme dans leurs effets, sans programme clair, voués au désastre, comme l’histoire en a connu tant d’exemples en d’autres pays. 23

Cependant, ce tableau même nous invite à marquer les différences dans le tableau des évolutions sociales. Nous sommes à peu de chose près au même moment où Māzyār, succédant à Bābek, va, dans les provinces sud-caspiennes, lancer les paysans à l’assaut des grandes propriétés arabes. Ce n’est pas, en Djazīra, des Arabes qu’on se plaint, mais du fisc et des marchands. Nous sommes dans une région fortement urbanisée, et d’assez dense peuplement rural en même temps. Comparée d’autre part à la grande propriété militaire qui se développera aux siècles suivants, les domaines de nos bourgeois, qui rarement englobent un village, font figure encore modeste, représentent une propriété répartie entre un nombre encore relativement grand d’individus, et ceux-ci, s’ils n’habitent pas la campagne, sont d’une ville proche, où on peut les trouver. Il y a aussi des domaines appartenant à des Arabes ; eux non plus ne paraissent pas normalement dépasser des dimensions qui, vues de l’avenir, apparaissent juste moyennes. La petite propriété paysanne, battue en brèche, n’a pas disparu. Et même, si l’on y réflechit, elle apparaît singulièrement plus résistante, ou comme s’étant par moments bien plus reconstituée qu’on en retirerait l’impression à la simple lecture de Denys. Car, le processus d’appropriation marchande de la terre, il dure depuis l’Empire romain, peutêtre même depuis les temps hellénistiques. Il n’y a donc pas une infinie possibilité de placements fonciers de la classe marchande. Ou bien il y a eu des reconstitutions : on sait que tel a été précisément le cas dans l’Empire byzantin tout proche, où un certain relèvement de la petite propriété paysanne, lié à la relative abondance de la maind’œuvre, caractérise, grâce aux transplantations de populations « barbares », la période des VIIe-IXe siècles. Les faits ne peuvent être exactement les mêmes en HauteMésopotamie. Le rapprochement du moins s’impose, et il vaudrait d’essayer de voir s’il peut s’étendre, par exemple, à la Syrie.

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Telle est la substance (abstraction faite de quelques paragraphes d’histoire politique ou religieuse, et des jérémiades)62des cent dernières pages de la Chronique de Denys de TellMahré. Elle procure à une étude comparée des pays musulmans des informations sur une région moins connue que l’Égypte ou l’Iraq. On n’a pas prétendu, on le répète, faire l’étude de tous les problèmes qu’elle pose. A peine en suggérer quelques-uns. Surtout, on voudrait avoir attiré l’attention des historiens du monde musulman sur une œuvre et, par derrière elle, peut-être aussi sur une catégorie de littérature qu’ils n’ont pas toujours

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suffisamment explorées. Ainsi, aussi, notre temps, plus attentif à la vie des humbles, pourra-t-il mettre à profit des pages que, dans le paradoxe de la société d’alors, un ecclésiastique écrivit, sensible aux souffrances de ses ouailles, dans une langue savante que déjà la plupart d’entre elles ne comprenaient plus.

NOTES 1. Chronique de Denys de Tell-Mahré, 4e partie, éd. trad. J.B.

CHABOT

(Bibl. Éc. Hautes Études, 112),

Paris, 1895. 2. Elle est inconnue de

LOKKEGAARD ,

Islamic taxation in the classic period, Copenhague, 1950, auquel

elle aurait tant apporté ; un compte rendu de cet ouvrage, par l’auteur du présent article, paraîtra dans le prochain fascicule d’Arabica. Parmi les travaux qui ont mis un peu à profit Denys, figure

YAKOUBOVSKY ,

Irak na grani VIII i IX vekov, dans Trudy I sessii arabistov, Akad. Nauk SSSR,

Moscou, 1937. 3. L’intérêt porté par Denys à la vie du petit et moyen peuple lui est, par comparaison avec les autres littératures proche-orientales de la même période, commun avec une bonne partie de la littérature syriaque monophysite, probablement parce que les Monophysites dans leur ensemble n’avaient eu partie liée avec aucune aristocratie ou puissance politique. 4. D. C. DENNETT, Conversion and the Poll-Tax, Harvard, 1950, p. 43-48. 5. DENNETT, passim ; LOKKEGAARD, chap. V. 6. Cf. infra, p. 413. 7. P. 414. 8. Futūḥ Miṣr, éd.

TORREY,

p. 152 ; cf.

DENNETT,

p. 45, n. 9, avec p. 88-90. Lokkegaard, pourtant

attentif à relever les termes techniques, a omis celui-ci. 9. Denys, I I. 10. P. 91 sq., 100 sq. ; cf.

ṬABARĪ,

III, 374-375, qui l’appelle Mūsā b. Ka’b, du moins d’après les mss.

préférés par les éditeurs de Leide, bien qu’un autre, cité en note, p. 375, porte bien : b. Muṣ’ab. La confusion provient évidemment de l’existence de deux autres personnages du nom de Mūsā b. Ka’b dans les années juste antérieures, l’un, grand officier d’Abū Muslim et des deux premiers ‘Abbāsides, mis à mort par al-Manṣūr (ṬAB., III, 138), l’autre gouverneur de l’Égypte en 141 (ṬAB., ibid. :

KINDĪ.

éd. Rh

GUEST,

106-108). Notre Mūsā devait lui aussi être gouverneur d’Égypte, en

167-168, y acquérir la même réputation détestable qu’en Mésopotamie, et y finir assassiné ( KINDĪ. 124-128 : YA’QŪBĪ. éd HOUTSMA, I, 483). De son gouvernement en Djazīra ṬABARĪ ne sait que les dates (155-158 ; le texte peu clair de Denys paraît faire remonter sa désignation à trois ans plus tôt mais peut-être encore d’abord comme subordonné de ‘Abbās), et n’attribue sa révocation, au début d u règne d’al-Mahdī, (YA’QŪBĪ, 466). 11. Denys, 97 ; cf. Théophane, éd. de Boor, an 6249. Des mesures analogues avaient été prises depuis cinquante ans en Égypte. 12. Denys 77, 82, 90, 92, 98, 102. 13. Denys, 102 sq. 14. Cf. encore infra. 15. Sur ce processus, voir par ex. SAUVAGET, Alep, 78-79. 16. Je ne trouve pas d’autre témoignage de cette règle, qui ne peut naturellement s’appliquer qu’aux artères maîtresses.

290

17. Pour le funduq ou khān, la chose va de soi ; pour les moulins, il semble que tout particulier ait eu le droit d’en établir, sous réserve de ne pas causer de gêne ( ABŪ YŪSUF, K. al-Kharādj, éd. Boulaq, 58-59, trad. Fagnan, 139-142), mais ils sont soumis à impôt (cf. p. ex. mes Quelques problèmes économiques et fiscaux de l’Iraq būyide, dans AIEO, 1952, p. 376 et 396 de ce volume). 18. Abū Yūsuf, 56-57, trad. 150. — Denys, 102 sq., 125-126. — Sur les ṣawāfī en général, Lokkegaard, 49-52 et p. 224, n. 99. 19. Denys, 103-104, 124, 192. On aura noté que, contrairement à l’usage dans la littérature arabe, Denys emploie le mot ‘ushr pour désigner l’impôt urbain sur le commerce, et jamais l’impôt foncier rural. 20. Signalons seulement, bien que le rapprochement soit peut-être fortuit, que c’est juste quelques années plus tard qu’al-Mahdī établit les taxes sur les sūq de Bagdad (Ya’qūbī, éd. Houtsma, II, 466 : udjra = loyer), qui sans doute en avaient été dispensés pendant la période de création de la ville. Ils sont donc tenus en ferme de l’État. 21. Denys, 107, 129, 165. 22. Balādhurī, éd. de Goeje, 173 ; cf. Dennett, 44. 23. PAYNE-SMITH, Thesaurus Syriacus, sub verbo. 24. Chabot traduit « acre », mais cf. trad., préface, p. XVII. 25. Quelques problèmes..., tableau de la p. 372 et p. 386 sq. de ce volume. 26. Lokkegaard, 120, et l’ensemble du chap. V ; cf. Dennett ch. IV. 27. Cf. infra, p. 417. 28. Denys, 109, parle encore d’Arabes vendant leur âne, quand ils en ont, pour trouver l’argent de leur impôt. 29. IBN AL-ATHĪR, Kāmil, éd. Tornberg, XI, 427. 30. Cf. p. ex. le contemporain de Denys, Abū Yūsuf, 51 ; tr., 137-138. 31. Denys, 130. 32. Dennett, 46 ; Denys, 10 ; Abū Yūsuf, 23-24 ; tr. 63-65. 33. Denys, passim, en particulier 113, 124 sq., 132 sq. 34. Denys, 133, 109, 116, 154. Abū Yūsuf, 61 sq. ; tr. 162 sq., s’élève en général contre tous les frais supplémentaires causés aux contribuables ; 46 ; tr. 121, il énonce la nécessité de ne pas faire percevoir le kharādj et la ṣadaqa par les mêmes agents. En ce qui concerne les frais supplémentaires, tout ce qui peut être fait dans la période suivante, à en juger, par exemple, par le Tārīkh-i-Qumm, pour l’Iran, dut être de les tarifer (Quelques problèmes..., 391 sq.). 35. 113, 129, 134. 36. Quelques problèmes..., 382-383. 37. Ibid., 384-385 (surtout d’après Qudāma). 38. Balādhurī, 272 ; IBN ṬIQTAQA, al-Fahrī, éd. Derenbourg, 105 ; cf. Lokkegaard, 113. Considérations justificatives, Abū Yūsuf, 28 ; tr., 76. 39. Quelques problèmes... 386. 40. A. CHRISTENSEN, L’Iran sous les Sassanides, 366 sq. 41. Denys, 127, 129, 145, etc. 42. Abū Yūsuf, 70/189. 43. Denys ajoute, 191, de fortes amendes aux contribuables pris en défaut, en particulier pour avoir échappé au marquage individuel. 44. 106, 122, 127, 138. 45. Denys, 74, 74 sq., 89 sq., il montre les paysans suivant l’armée pour lui vendre leurs produits. 46. Lokkegaard 141 (éléments d’une discussion, confusément interprétés). 47. Denys, 98. 48. Denys, 106.

291

49. Sur la politique parallèle poursuivie trois quarts de siècle plus tôt par al-Ḥadjdjādj en Iraq, cf. en dernier lieu Dennett, 48 sq. La même l’a été encore en Égypte, où les paysans se réfugiaient dans les monastères. 50. Lokkegaard, ch. VI. 51. Denys, 134, 138, 154, 168. Cette solidarité remonte dans une certaine mesure aux temps byzantins, et avait pu être renforcée localement par le régime de ṣulḥ des lendemains de la conquête arabe : Lokkegaard, 139. 52. Denys, 134. 53. Denys, 133. 54. Denys, 134. 55. Denys, 116. 56. Denys, 141, 151-152. Denys ne parle pas de Juifs. P. 92, il stigmatise la richesse des gens de Mossoul. 57. Denys, 109, 112-113, 122, 128-129, 154, 156, 172. « Les marchands de bestiaux devinrent plus nombreux que les étoiles du ciel, comme nous dit le Prophète Nahum », 168, à propos de la famine. 58. Lokkegaard, 67-70, et mon article L’évolution de l’iqṭā’ (Annales, 1953), p. 31, reproduit dans ce volume. 59. 134. 60. Denys, 156. 61. Denys, 173-175. 62. Parmi les autres prétentions fiscales ou abus signalés par Denys figurent des atteintes aux monastères (168), la rapacité du fisc à l’égard des héritages non directs (190), l’obligation aux bourgeois d’une ville de construire à leurs frais leurs remparts (147), la classique muṣādara pour faire rendre gorge aux agents du gouverneur précédent (108, 122).

NOTES DE FIN *. Publié dans Arabica, I, 1954, 136-152.

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Nomades et sédentaires dans le monde musulman du milieu du Moyen Âge*

1

Chacun sait que les parties du monde sur lesquelles se sont étendues les conquêtes musulmanes offrent entre autres caractères communs celui de comporter une symbiose entre nomades et sédentaires. Il n’en est que plus étrange de constater combien dans l’ensemble, alors que l’étude de cette symbiose a été faite pour les temps préislamiques et pour les temps contemporains, elle l’a peu été pour le Moyen Âge1. Hypnotisés par les aspects urbains et marchands du monde islamique, les historiens n’ont que distraitement regardé les gens du plat pays, qu’ils fussent paysans ou pasteurs2. Certes ils avaient à cela l’excuse que les écrivains musulmans classiques eux-mêmes, en tant que citadins, avaient eu auparavant la même distraction, ou du moins n’avaient vu dans les paysans que des payeurs de redevances, dans les nomades que des fournisseurs de thèmes poétiques sclérosés3. Il n’en reste pas moins vrai que, si l’on essaie de comprendre en historien dans leur ensemble l’organisation et l’évolution de la société islamique classique, on ne peut éluder le problème des relations entre nomades et sédentaires. Les historiens de l’Afrique du Nord l’ont rencontré dans le cas spécial des Hilāliens, parce qu’il y avait eu là Ibn Khaldūn pour leur montrer la voie4. Mais le traitement de cette aventure a souffert d’avoir été mené comme d’un phénomène isolé et exceptionnel5. Un géographe, Xavier de Planhol, a récemment posé le problème du nomadisme dans le monde musulman de façon générale, mais avec une optique qui paraît ne pouvoir que très partiellement satisfaire l’historien6. Il ne sera peut-être donc pas inutile de proposer ici à mon tour quelques idées.

2

Je suis obligé de commencer par des considérations préliminaires qui me font remonter assez haut dans le temps. Il importe en effet de bien préciser ce qu’avait signifié de notre point de vue présent la conquête arabo-musulmane du VIIe siècle. C’est presque un leitmotiv — et chez de Planhol comme chez ses devanciers — que cette conquête a comme automatiquement comporté une expansion du nomadisme, d’une part parce que l’Islam, né en Arabie, pays typique de nomades, a effectué ses conquêtes grâce à eux, et d’autre part, plus intérieurement, parce que, né dans leur milieu, il charriait avec lui des attitudes de nomades. Mais il est bien établi tout de même que l’Islam est né à La Mecque, centre urbain religieux et marchand, et s’est organisé à Médine, grosse oasis urbaine semi-agricole. Certes il a rapidement gagné les Bédouins, et il serait absurde de prétendre

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qu’il ne leur doit rien, mais jamais ils n’ont été les meneurs de jeu, et même les conquêtes n’ont jamais été réalisées par eux comme tels7. Bien entendu les tribus ont fourni les plus gros contingents de la guerre, mais comme individus qui les quittaient, jamais comme groupes continuant à en mener la vie, et l’occupation des territoires a été faite d’abord par des garnisons sédentaires et urbanisées, non par des éléments tribaux nomades. Je n’entends naturellement pas dire que des migrations de tels éléments n’aient pu se produire, mais il faut souligner fortement les points suivants : 1. Quel qu’ait été leur rôle dans la période omayyade, ces éléments ne constituent pas l’armature politico-militaire du régime. 2. L’expansion nomade arabe avait commencé bien avant l’Islam, qui n’en est tout au plus qu’un des derniers actes ; elle avait été particulièrement forte, tout autour du « Croissant Fertile », au Ve et au VIe siècle ; il n’y a donc en tout cas avec l’Islam aucune innovation 8. 3. Le nomadisme n’est ni uniforme ni nécessairement opposé à la vie agricole. Grands nomades chameliers et transhumants moutonniers de plaine ou de montagne sont deux genres bien différents, et bien différents aussi sont en général les nomades arabes, intégrés à un ensemble social comportant aussi des oasis agricoles et des villes marchandes, et les nomades d’Asie Centrale à hivers froids, pratiquement étrangers dans leurs zones formatrices, à toute agriculture comme à toute vie urbaine. Cette dernière opposition fait l’objet, dans le livre de de Planhol, si contestable souvent par ailleurs, de quelques-unes de ses meilleures pages qui, me semble-t-il, doivent être définitivement présentes à la mémoire des historiens9. En ce qui concerne les nomades arabes, ils s’insinuent seulement, eux, dans des espaces impropres à l’agriculture, sans aspirer normalement à rien lui retirer de ses terroirs propres. Au contraire, dans la mesure où le nomadisme peut apporter à l’agriculture une clientèle nouvelle et des produits d’échange (y compris le fumier), il peut, cela faisant, lui fournir aide et encouragement. Au minimum il signifie une mise en valeur originale d’espaces qui seraient restés, qui étaient longtemps restés dans l’Antiquité, inutilisés, donc une contribution positive à l’économie du pays. A cet égard, le Moyen Âge est en progrès sur les siècles qui l’avaient précédé. Naturellement il peut arriver que dans des moments difficiles les frontières entre terroirs ne soient pas aussi parfaitement respectées que dans le schéma qu’on vient de donner ; on ne peut laisser mourir des bêtes 10. Mais cela est très exceptionnel à grande échelle et, au contraire, si l’on étudie les conditions de la conquête arabe, et en particulier le texte des Traités de capitulation qui, authentiques ou non, traduisent en tout cas la pratique administrative omayyade, ce qui ressort de cet examen est le soin rigoureux apporté par celle-ci à empêcher la dépossession des agriculteurs indigènes et à assurer la délimitation des terroirs11. 3

Tout cela dit, qu’y a-t-il eu effectivement comme migration de nomades à la suite de la conquête militaire arabe ? Il est difficile, en l’état de sources indifférentes à ce genre de notations, de donner à cette question une réponse bien assurée. Tout de même, quelques gros faits : aucun nomade arabe n’a mis les pieds au Maghreb avant le XIe siècle, aucun n’en mettra jamais en Espagne même musulmane. Il y a des nomades sur les franges méridionales du Maghreb, mais ce sont des Berbères, transhumants moutonniers ou chameliers sahariens, les uns comme les autres bien antérieurs à l’Islam et assez peu affectés par lui. En Iran et en Transoxiane, il a pénétré des nomades arabes, mais essentiellement dans les territoires centraux presque désertiques jusque-là à peu près vides, et au total, semble-t-il, en nombre relativement restreint12. En Iran propre il n’y a guère de nomades qu’au sens restreint des transhumants kurdes13. Quant au grand nomadisme de l’Asie Centrale, il n’a encore que très localement débordé sur les franges iranisées de son domaine, et bien entendu il ne comporte ni Arabes ni pour le moment de musulmans.

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4

Au total la question n’a pour le moment réellement de sens que dans le monde proprement sémitique, Arabie et Croissant Fertile, en y ajoutant un peu l’Égypte. Disons d’abord que l’Arabie des premières générations musulmanes ne donne pas, autant qu’on peut oser dire quelque chose, l’impression d’être beaucoup plus vide qu’elle n’avait été auparavant14 ; mais, la natalité aidant, cela n’exclut pas la possibilité de migrations, et tout cela est bien vague. Il est évident que des tribus jouent un rôle notable, en haute Mésopotamie surtout, à divers moments de l’histoire omayyade, mais il faut tenir compte du fait que leurs liens avec la dynastie et la signification politique accrue des enjeux de leurs luttes font signaler ces luttes alors qu’on n’y prêtait pas attention antérieurement dans ces régions — je ne parle pas des traditions antéislamiques sur les Ayyām al-’Arab ; il ne résulte donc pas automatiquement de ces mentions plus fréquentes la conclusion d’une augmentation proportionnellement aussi importante de leur nombre. Il ne faut tout de même pas cultiver le paradoxe, et l’on admettra une certaine augmentation : d’une part il était utile à la dynastie régnante d’avoir auprès d’elle un réservoir supplémentaire d’hommes et de bêtes, d’autre part la disparition de toute frontière entre l’Arabie et les provinces jadis byzantines ou sassanides rendait plus difficile le contrôle des migrations massives ou surtout des déplacements invisibles. Nous savons au reste, mais cela ne s’est pas fait en un jour, qu’il y a eu de tels déplacements en chaîne, je veux dire le déplacement des uns forçant les autres, dont on occupe ou dispute les terrains de parcours, à chercher herbe et fortune ailleurs15. Dans ces cas-là, la densité du nomadisme dans une région donnée peut n’avoir pas augmenté, la tribu seulement avoir changé ; mais de proche en proche, des zones plus périphériques ont été certainement touchées, et en cela surtout doit avoir consisté le progrès ; par contre les luttes intertribales, les révoltes et leur écrasement, comme à la bataille fameuse de Mardj Rāhit, ont décimé, on le sait aussi, certaines tribus. Enfin il arrive à des nomades — surtout moutonniers — de se sédentariser. Le bilan est, répétons-le, impossible à préciser. De toute façon une bataille comme Mardj Rāhit marque la limite, même en temps de crise, de la capacité politique de groupes tribaux comme tels. Le khāridjisme aussi a fait des adeptes en milieu bédouin, non seulement parce que certains de ses caractères faisaient appel à son indiscipline congénitale, mais aussi parce que les Khāridjites urbains, pour éviter d’avoir à obéir aux impies, effectuaient, en se rendant au milieu d’eux, une sorte de petite hidjra, hégire, à l’image de celle du Prophète ; mais, s’ils ont suscité des troubles répétés dans d’assez larges régions de haute Mésopotamie, d’Arabie et d’Iran central, ils n’ont en définitive réussi en Orient à fonder aucun État stable ; le khāridjisme berbère du Maghreb est une tout autre chose, qui n’a d’ailleurs pas de caractère spécifiquement nomade. Et en Orient, lorsque arrive le régime ‘abbāside, qui réduit le rôle propre des Arabes et des tribus, toutes ces affaires d’hier deviennent misérables et sans conséquences16. Quoi qu’il en soit, ni à l’époque omayyade ni au premier siècle ‘abbāside il n’y a aucune raison de croire à une détérioration de l’agriculture. Jamais l’attention des milieux dirigeants n’a été plus portée vers l’exploitation méthodique de toutes terres, vers la fameuse « vivification des terres mortes ». Et jamais des villes de l’importance de Damas et de Bagdad n’auraient pu vivre sur un arrière-pays appauvri.

5

Si cependant maintenant nous sautons quelques générations, que trouvons-nous ? La haute Mésopotamie et la haute Syrie sont au Xe siècle aux mains d’une dynastie issue des semi-nomades taghlibides, avant qu’ils y soient au XIe remplacés en Djazīra par les ‘Uqaylides, en haute Syrie par les Kilābites, les uns comme les autres parfaits Bédouins. Les jouxtant au sud,les Asadites et Khafādjites au bord de l’Iraq, les Ṭayy et les Kalb en

295

Syrie centrale et méridionale forment, malgré le voisinage des métropoles des États ‘abbāside-būyide d’une part, fāṭimide d’autre part, des puissances dont ces États ne parviennent pas à se débarrasser17. Au nord-est, des Kurdes ont parallèlement constitué, du Diyār Bakr à la Caspienne et au Caucase, une série d’autres principautés reposant sur leurs pasteurs moutonniers montagnards18. En Égypte il y a aussi des Bédouins, à peu près contenus, mais dont tout de même on est content de se débarrasser lorsque l’on en trouve l’occasion19. Et c’est précisément certains d’entre eux que l’on va expédier au Maghreb, où ils sont les premiers du genre, et jouent le rôle que l’on sait20. Ce qui n’empêchera pas au XIIe siècle les Arabes d’Égypte de plus d’une fois faire ou défaire un vizir. Quelles que soient les nuances qui séparent des divers États ou groupes sociaux, la convergence générale de cette liste est trop nette pour que l’on ait le droit de considérer comme un cas isolé et fortuit l’histoire d’aucun d’entre eux, et pas plus des Hilāliens que des autres, comme l’ont fait les historiens enfermés dans leur Maghreb. Là est bien la vraie question, et non une espèce de vocation générale et a priori nomade de l’Islam. Pourquoi, à un moment donné, y a-t-il résurgence et développement politique du nomadisme ? 6

Le développement politique n’implique pas nécessairement une croissance du nomadisme comme tel. Les mêmes nomades, refoulés dans une infériorité obscure pendant quelques générations, en ressortent en profitant de circonstances favorables, sans qu’on soit nécessairement amené à en conclure qu’ils ont subi une vraie croissance interne. L’émancipation de certains groupes tribaux n’est qu’une des formes du morcellement de l’Empire ‘abbāside, et de la place plus ou moins grande que se trouvent alors y prendre ou y reprendre les éléments indigènes militairement utilisables, substitués à l’uniforme armée professionnelle ‘abbāside21. Cette promotion s’accompagne d’une prise de conscience accrue des traditions proprement « arabes », telle qu’on la constate aussi bien dans le cercle littéraire cultivé de Sayf al-Dawla que dans les romans épiques populaires qui se développent alors, chantant les premières conquêtes arabes (avec le pseudoWāqidī) ou les exploits, de Sayyid Baṭṭāl, de ‘Umar al-Nu’mān, de ‘Antar, etc., et des tribus alors dominantes, dans la guerre sainte contre les Rūm, ou autrement22. Tout cela est extrêmement significatif, mais n’implique pas forcément de bédouinisation anti-agricole du genre de ce qui est depuis Ibn Khaldūn porté au débit des Hilāliens. Ceux-ci, aucun doute qu’ils soient associés au déclin agricole de l’Ifrīqiya, pour ne pas parler de son moins durable morcellement politique ; ce déclin, en lui-même, n’est pas discutable. Mais nous ne pouvons éluder la question de savoir si nous pouvons constater, partout où s’est produit le développement susdit du rôle des Bédouins, des effets similaires au déclin maghrébin. Et si nous ne le pouvons pas, ou pas au même point, comment expliquer la différence ou le contraste ? Quand nous observons des faits convergents, devons-nous dire que la bédouinisation est cause du déclin agricole, ou celui-ci cause de la bédouinisation, ou que d’autres facteurs ont contribué à l’apparition de l’un comme de l’autre23 ? Il est bien évident que la réponse à ces questions exige une étude comparative soigneusement chronologique, et non seulement des considérations générales à propos d’une évolution vaguement étalée sur des siècles.

7

Dans la mesure où s’est produit un élargissement de la bédouinisation en Orient, on peut par le raisonnement, sinon par une documentation explicite, en suggérer les causes suivantes.

8

En Syrie et en Égypte, la chute des Omayyades et le déplacement du centre de l’Empire vers l’Iraq a d’une part probablement relâché l’attention des couches dirigeantes à l’exploitation des domaines agricoles fragiles, et certaines tribus ont été installées exprès

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ou tolérées comme contrepoids prêt aux indisciplines de la population indigène ; l’inverse est aussi vrai puisque, comme il est bien connu, les éléments arabes d’Égypte sont exclus de l’armée au temps du Calife al-Mu’taṣim : mais cette mesure, en supprimant la solde, peut avoir contribué à un repli sur la vie pastorale d’éléments semi-urbanisés. 9

En Iraq le développement agricole dans les deux premiers siècles de l’Hégire n’est en gros pas contestable24. Il peut cependant y avoir eu des difficultés, comme dans la Baṭīḥa, dont la conversion en marécages, largement entamée avant les Arabes, a été combattue par eux, sans pouvoir être définitivement endiguée ; ils y ont établi des pasteurs zuṭṭ (tsiganes) et quelques Arabes semi-nomades ; à partir du quatrième siècle, la défaite est consommée, et la Baṭīḥa est devenue un repaire de hors-la-loi vivant de pêche et de rapine sous des chefs pratiquement autonomes25. Dans le reste de l’Iraq, le développement lui-même peut avoir pesé lourd sur la paysannerie26, et, au moins régionalement, a provoqué le recrutement d’une main-d’œuvre servile noire, là acquérable par mer à relativement bon compte. Le but des grands propriétaires était le développement des cultures commercialisables, qui exigeaient de grands travaux et peutêtre en certains cas réduisait la part des cultures alimentaires paysannes. Quoi qu’il en soit un certain mécontentement rural est difficilement niable, et en tout cas dans le bas Iraq on aboutit à la terrible révolte des Zendjs27. Ceux-ci furent écrasés, mais il est douteux que les grands latifundia sur lesquels ils avaient été employés aient été pleinement reconstitués. La propagande qarmate, qui commence sur ces entrefaites, paraît bien avoir trouvé ses adeptes surtout sur les franges du Croissant Fertile, à la fois dans des couches rurales et des éléments semi-nomades : il va de soi que les hétérodoxes traqués dans les villes se réfugient volontiers chez ceux-ci, et que ceux-ci, toujours en délicatesse avec le pouvoir, les accueillent volontiers, compte tenu des oppositions tribales auxquelles peuvent répondre des oppositions de sectes. Les désordres politicoconfessionnels auxquels le qarmatisme donne lieu ont de toute façon des chances d’avoir nui aux zones agricoles ouvertes. Des conditions analogues ont prévalu en Syrie à l’époque fāṭimide. En Égypte c’est dans les périodes de carence du pouvoir, dans le siècle précédant les Ṭūlūnides, puis dans le hiatus entre ces derniers et les Ikhshidides, qu’il y a des éléments comparables ; mais la vallée du Nil ne fournit pas aux nomades les possibilités d’un plat pays analogue au Croissant Fertile, et le contact entre économie pastorale et économie rurale n’a guère dû varier au cours des siècles.

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Il faut aussi se demander — tout cela n’est pour le moment que questions à vide — si dans certains cas, comme il arrivait au même moment dans l’Asie Mineure byzantine ou en Italie méridionale, les grands propriétaires ne trouvaient pas avantage, faute de maind’œuvre satisfaisante, à remplacer l’économie agricole par une économie d’élevage qui sur les franges du territoire des nomades pouvait en définitive aboutir à l’expansion de ces derniers. En tout cas la mainmise des militaires sur la terre a entraîné au moins dans certains cas des effets nuisibles, que Miskawayh a très bien vus, et, en raison du rôle de la cavalerie, ils peuvent avoir souhaité le développement de certaines pâtures au détriment de certaines cultures. L’essor du commerce et de certaines industries peut avoir masqué certains déclins agricoles, si objets et clients du commerce sont étrangers au pays, comme on le verra sous les Mongols ; un déclin agricole aiderait aussi à comprendre les difficultés financières d’un État qui tirait surtout ses ressources de l’impôt foncier.

11

Par ailleurs, pour que des nomades aient quitté l’Arabie, il faut qu’ils s’y soient sentis mal à l’aise, ou qu’ils aient trouvé plus attirants d’autres pays28. A cet égard, il est vraisemblable qu’il y a eu en effet des transformations en Arabie même. Dans un contexte

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international donné, l’Arabie avait pu par ses ports et ses caravanes jouer à la veille de l’Islam un rôle commercial dont la vie même des tribus ressentait favorablement le contrecoup. La constitution de l’Empire musulman lui a enlevé ce rôle, sauf pour le Pèlerinage, ce qui signifie que les tribus restées en Arabie, privées du bénéfice de la protection des caravanes ou de la participation à leurs transports, sont retombées dans l’économie pastorale pure. Il est normal qu’elles aient été attirées vers les zones de contact avec d’autres ressources. 12

En Orient les choses sont compliquées par l’apparition d’un autre nomadisme, celui des Turcs depuis le XIe siècle, suivi au XIIIe par celui des Mongols entraînant avec eux d’autres Turcs. C’est aux alentours de l’an 1000 de l’ère chrétienne que la frontière politique de l’Islam en Asie Centrale est forcée par des éléments turcs chez lesquels le nomadisme, encore que non uniforme, est en général prédominant29. A vrai dire une partie d’entre eux, appartenant à la branche oghuz, se répandront bientôt vers l’ouest, vers l’Ādharbāydjān et l’Asie Mineure byzantine, dont ils feront une nouvelle province musulmane, cependant que d’autres, passant au nord de la Mer Caspienne, émigreront dans la steppe russe. Une conversion plus ou moins sérieuse à l’Islam accompagne dans la fraction méridionale (l’autre reste païenne) la pénétration dans les pays musulmans traditionnels et au-delà, et elle y a aidé en ce sens qu’il n’y a plus eu à mobiliser contre eux les énergies de la Guerre Sainte, mais on ne voit pas en quoi cet Islam impliquait plus spécialement qu’une autre une immigration de type nomade. Les causes de ces migrations, ici colorées d’Islam et là non, sont à chercher ailleurs. Sur place en Asie Centrale on a abouti à des formations politiques à cheval sur les territoires agricoles et les domaines nomades traditionnels (États Qarakhānides et Qarakhitaī), en attendant que les luttes entre nomades au temps des Qarakhitaī aboutissent à une nouvelle poussée de Turcomans cette fois fatale à l’Iran oriental30, puis d’autres, plus vastes encore, à celle des Mongols non musulmans. Quant à ceux des Turcs nomades qui au XIe avaient poussé vers l’ouest, ils vont se trouver de ce fait superposés ou juxtaposés aux nomades indigènes, arabes et kurdes ; d’autre part leur force a permis la constitution de l’Empire saldjūqide, qui cependant s’organise sur des bases où le nomadisme ne joue fondamentalement plus de rôle. Il résulte de tout cela une situation complexe, qui entraîne une évolution partiellement distincte de celle que nous constatons en Occident. Progressivement, à un rythme variable selon les régions, l’influence des Bédouins a été endiguée, quitte à renaître plus tard autrement. Cela certes est le fait de la politique énergique et des moyens matériels et humains dont disposaient les Sultans saldjūqides, mais plus encore et plus durablement des petites luttes inexorablement menées dans des cadres locaux par les seigneurs turcs héritiers de l’Empire saldjūqide. Les tribus arabes ont été tantôt décimées, tantôt refoulées, contenues dans d’étroites limites31 ; localement, en Syrie, la conquête des Croisés a pu contribuer au même résultat. Celle des Ayyūbides a entraîné des effets semblables en Égypte, voire au Yémen. Dans quelques régions — haute Mésopotamie, Khuzistān momentanément — ce refoulement mené par des armées « régulières » s’est accompagné aussi d’une rivalité entre nomades, Bédouins et Turcomans nouveaux venus, pour la disposition des mêmes terres de pâture32, et nous savons par le témoignage formel de contemporains que des craintes de ce genre ont été pour beaucoup dans le comportement anti-saldjūqide des Arabes mésopotamiens au XIe siècle 33. Néanmoins dans l’ensemble le nomadisme turc est, on l’a dit, par ses origines géographiques de caractère différent du nomadisme bédouin, et les animaux des Turcomans ont autant de peine à s’accoutumer aux conditions climatiques des pays

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proprement arabes ou sud-iraniens que les animaux des Bédouins en auraient eu à déborder vers le nord de leur aire climatique ancestrale. Le chameau turc, en particulier, est, on le sait, tout autre chose que le chameau arabe34. Il a résulté de ce fait que, là où les Turcs ont pénétré en tant que nomades, il a pu se produire des superpositions de types de nomadisme différents, par exemple en pays kurde, grands nomades se superposant aux transhumants, chameliers aux moutonniers. Il y avait eu d’ailleurs, on l’a dit, des symbioses un peu comparables entre Bédouins arabes antérieurs, et les Turcomans euxmêmes non plus n’appartiennent pas tous au même type. Mais en règle générale là où les Turcomans comme nomades se sont répandus, c’est dans une zone que le nomadisme arabe n’avait pas touché, c’est-à-dire en Ādharbāydjān et environs, et de là dans l’Asie Mineure qui avait jusque-là fait partie de l’Empire byzantin et va devenir désormais la Turquie (je ne parle pas de l’expansion parallèle, en Russie méridionale, de cousins non islamisés). Il y a donc évidemment progrès d’un certain nomadisme en ce qui concerne la superficie géographique, et c’est un problème parallèle aux précédents de savoir comment se fait cette expansion par rapport aux conditions antérieures de l’Asie Mineure byzantine35, mais l’expansion turque en elle-même n’interfère à cet égard qu’assez peu avec l’évolution des pays proprement arabes. Elle aurait pu négativement le faire cependant dans la mesure où des destructions qu’elle aurait opérées n’aurait plus laissé de possibilité à un redressement agricole, et où le nomadisme arabe par conséquent se serait étendu comme par aspiration mécanique à des zones devenues vides de cultures. Qu’il y ait eu certaines dévastations turcomanes même en pays musulman est bien connu, pour ne pas parler de l’Asie Mineure. Rien ne permet cependant de penser qu’elles aient eu un effet massif et durable, et les Turcomans du premier ban qui avaient envahi le Diyār Bakr ont été massacrés avec une certaine complicité des grands Saldjūqides eux-mêmes 36. Le Diyār Bakr postérieur n’est nullement décrit, il s’en faut, comme un pays en ruines ; au contraire, il attire les convoitises37. En gros les envahisseurs turcs du XIe siècle, à la différence de leurs successeurs, venaient de régions où ils avaient été habitués à quelque symbiose avec des agriculteurs, et certains de leurs chefs seront loués pour les mesures favorables aux paysans. Je ne pense cependant pas que les dominations turques aient pu rendre à l’agriculture en Iraq les terres qui avaient été perdues avant elles. 13

C’est une question de savoir dans quelle mesure l’incorporation de toute l’Afrique du Nord dans l’État almohade, puis la longue continuation par les Hafsides d’une unification politique au moins régionale n’ont pas aussi un peu endigué les effets de l’intervention hilālienne. Certes les nouveaux maîtres ne disposaient pas de moyens humains équivalents à ceux des Turcs, malgré leur appel à des éléments berbères nouveaux. Tout de même la reconstitution et le maintien de cette unité signifient quelque chose38.

14

En Orient à mon avis ce seront la conquête mongole puis l’équipée tīmūride qui auront les effets les plus irrémédiables. L’ampleur des destructions, l’installation de types de nomades entièrement étrangers à toute tradition agricole entraînent des conséquences qui ne paraissent pas niables39. Même dans les vieux pays arabes, où les Mongols ne s’installent pas, l’état de guerre entre l’État ilkhānide, puis ses épigones, et celui des Mamlūks entraîne sur les frontières un appel accru de part et d’autre à la vigilance guerrière de Bédouins, tandis que d’autres se répandent dans les territoires désorganisés et vides du bas Iraq. Cependant si on prétend voir en cela un effet de l’Islam, je ne comprends plus. Les Mongols ne deviennent que tardivement musulmans, et de quel Islam ! Et si Tīmūr, qui, lui, est fermement musulman, s’appuie sur certains nomades, tels en Asie Mineure les Āqqoyunlu, ni lui-même ni ses troupes ne sont des nomades. Au

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surplus, même après ces conquêtes dévastatrices, il y a eu quelques redressements (B. Lewis l’a dit récemment)40, et le déclin total ne date peut-être en certains endroits que des temps modernes, dans un contexte mondial différent, où le nomadisme n’a rien à voir. 15

Je n’ai que trop déjà débordé des limites qui m’étaient imparties. Néanmoins encore en conclusion je voudrais simplement soumettre à ceux qu’elle peut intéresser la question suivante : certains nomades ont été des créateurs d’empires41, d’autres des agents de décomposition politique. Est-ce dû au hasard de la qualité de leurs chefs ? Y a-t-il des facteurs plus profonds à cette opposition ? J’espère que moi-même ou d’autres trouverons le temps et les moyens de nous occuper une autre fois des réponses à suggérer.

NOTES 1. Il me paraît superflu de donner une bibliographie du sujet, qu’on trouvera par exemple dans l’article Badw de EI et dans le livre de de Planhol cité infra ; voir aussi Jean SAUVAGET, Introduction à l’histoire de l’Orient Musulman, 2e éd. refondue par Claude Cahen (1961), et trad. anglaise mise à jour 1965. 2. Une relative exception dans le récent D. et J. SOURDEL, La civilisation de l’Islam classique (1968). 3. Je ne méconnais naturellement pas la littérature consacrée par divers auteurs arabes pendant tout le Moyen Âge à l’histoire des tribus arabes, mais comme il s’agit surtout pour eux d’aider d’une part à comprendre la vieille littérature, d’autre part à étayer des prétentions généalogiques, ils consacrent en fait beaucoup plus d’espace aux temps pré- et proto-islamiques qu’aux siècles où ils vivent eux-mêmes. 4. A l’époque contemporaine l’ouvrage initiateur est celui de Georges

MARÇAIS,

Les Arabes en

Berbérie, 1913. Le prestige dont jouit de nos jours Ibn Khaldūn a peut-être parfois distordu un peu l’interprétation de sa pensée, qui tout de même est essentiellement centrée sur l’expérience du pays et du temps où il a vécu. 5. Voir ce que j’en ai dit dans JESHO, vol. XI (1968), pp. 130 sq. 6. Xavier DE PLANHOL, Les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam (1968). 7. Encore faut-il ajouter qu’il y avait aussi en Arabie des paysans d’oasis. 8. Voir René

DUSSAUD,

La pénétration des Arabes en Syrie avant l’Islam, 1955, et les articles de EI

consacrés aux principales tribus. 9. Pp. 30-2, surtout sur la base des travaux de Rakitnikov ; cependant voir infra pp. 435 et 436, n. 2. 10. Voir un exemple médiéval dans Arabica, vol. I (1954), p. 146. 11. Voir spécialement dans Balādhurī les traités avec Raqqa, Ra’s al-’Ayn, Sindjar, Antioche. 12. Littérature dans B. SPULER, Iran in frūhislamischer Zeit, pp. 247 sq. 13. Voir surtout l’article synthétique de Minorsky dans EI, 1 re éd. 14. A en juger par tous les conflits qui s’y produisent. 15. Un exemple entre bien d’autres : les Azd refoulant en Djazīra les Taghlib. 16. Si bien que les auteurs en parlent beaucoup moins. 17. Voir EI, sub verbis, 18. Marwanides, Rawwadites, Shaddadides, Annazides, etc.

300

19. Qalqashandī a consacré aux Bédouins jusqu’à son temps en Égypte une monographie, sur laquelle GAL II, 134. 20. Sur les faits, H. R. IDRIS, Les Zirides, pp. 205 sq. 21. Particulièrement net pour l’histoire des Ḥamdānides. 22. Voir surtout à ce sujet M.

CANARD,

Dhu’l-Himma, in EI2,

HELLER,

Antar, ibid. et pour le pseudo-

Wāqidī, HANEBERG, Pseudo-Wāqidī’s Geschichte (1860). 23. Telle est à peu près la signification de la querelle qui a opposé récemment J. IDRIS

PONCET

et H. R.

dans Cahiers de Tunisie, vol. II (1954), Annales ESC (1968), Cahiers de civilisation médiévale (1968)

; cf. JESHO, vol. XI (1968), p. 130 et vol. XI (1969), p. 222. 24. R. MCADAMS, Land beyond Baghdād, ch. 8. 25. Voir EI, 2e éd., art. Baṭīḥa. 26. Par le développement de domaines de type nouveau ; on entend parfois parler de révoltes contre les corvées. 27. Il faut se garder de généraliser à tous les pays musulmans, il reste exceptionnel. 28. Certes il y a la natalité : il ne faut pas en avoir une vue romantique, il y a la mortalité. 29. Éléments de bibliographie dans ma Pre-Ottoman Turkey (London, 1968), p. 428 ; sur la question spéciale du caractère plus ou moins nomade des Oghuz, Faruk SŪMER, Oǧuzlar (1967), chap. I B. 30. État des questions par BOSWORTH dans The Cambridge History of Iran, vol. V, ch. I. 31. Le grignotement des seigneuries arabes ou kurdes remplit la première moitié de l’histoire syro-mésopotamienne au

XIIe

siècle ; voir ma Syrie du Nord et N.

ELISSÉEFF,

Nūr ad-dīn, passim. En

Iraq étudier spécialement l’histoire de Mazyadites et de Dubays (EI sub verbis). 32. Au

XIIe

siècle il y a au Khuzistān une quasi-seigneurie turcomane aux mains de l’Afshar

Shumleh. 33. Claude CAHEN, La première pénétration turque, etc., Byzantion, vol. XVIII (1948), p. 19. 34. Supra, p. 425. 35. II y avait là de grands domaines pastoraux, mais exploités plutôt à la manière de la Prairie américaine, par des gardiens à attaches sédentaires de troupeaux lâchés semi-libres. 36. CAHEN, op. cit., p. 13. 37. CAHEN, op. cit., pp. 41-2. 38. L’appauvrissement du Maghreb tient pour une part à la mainmise économique italienne. 39. Il serait bon d’introduire ici aussi les considérations suivantes. Les effets destructeurs du nomadisme, quand il y en a, ne portent pas de manière indifférente sur toutes les formes de l’agriculture. Normalement les nomades pénètrent, plus dans les terres ouvertes que dans les oasis. Là même il faut distinguer entre champs de céréales et plantations d’arbres. Une plantation détruite est longue à reconstituer ; cependant de telles destructions ne sont pas très fréquentes, justement parce qu’on le sait, et une plantation seulement abandonnée peut résister tant bien que mal quelques années. Les champs ouverts que les paysans abandonnent pour raisons de sécurité peuvent en théorie se refaire beaucoup plus vite, mais à condition qu’on estime la sécurité revenue et que l’on dispose des semences. Le bilan de tout cela est difficile à établir et peut avoir beaucoup varié selon les circonstances. 40. B.

LEWIS,

The Mongols, the Turks and the Muslim Polity, Transactions of the Royal Historical Society,

vol. V/18 (1968). 41. J.J.

SAUNDERS,

Le nomade comme bâtisseur d’Empire : conquête arabe et conquête mongole, Diogène,

vol. LII (1965), pp. 85-109.

301

NOTES DE FIN *. Publié dans RICHARDS, Islamic Civilisation, 950-1150, Oxford, 1973, 93-102.

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L’émigration persane des origines de l’Islam aux Mongols*

1

L’habitude que nous avons d’envisager l’histoire du monde musulman soit dans son ensemble, soit au contraire par pays pris isolément est cause que l’on a rarement étudié les migrations des populations de l’un à l’autre. A vrai dire, seuls ont été considérés à cet égard, ou peu s’en faut, les Arabes eux-mêmes au moment de leurs conquêtes, puis occasionnellement certains groupes bédouins comme celui des Hilāliens ou plus sommairement ceux qui se sont établis en divers lieux du Proche-Orient. Un peu plus tard on sait qu’il y a eu migration de Berbères en Espagne, et naturellement on n’ignore ensuite ni les invasions turques ni, plus limité, le mouvement des Almoravides. Mais cette énumération, même courte, montre précisément qu’on ne s’est occupé pratiquement que des mouvements des populations de type nomade ou semi-nomade ou de celles qui résultent immédiatement de conquêtes militaires. Même parmi les semi-nomades, peu de souci a été pris d’étudier, en période musulmane à côté des Arabes, la dispersion des Kurdes, par exemple, pour ne rien dire ici des Arméniens, leurs voisins plus sédentaires et ennemis. Et sans aller jusqu’à des déplacements massifs de populations, il peut aussi y avoir intérêt à constater l’émigration d’un certain nombre ou de certaines catégories d’habitants, d’un pays en d’autres, pour ne pas parler des voyageurs temporaires, étudiants, commerçants, pèlerins.

2

L’Iran à cet égard nous place devant des problèmes plus ou moins spécifiques. Avant l’Islam, des Iraniens avaient émigré dans deux catégories de pays : d’une part, indépendamment de toute expansion politique, autour de l’Océan Indien, de l’Afrique Orientale1 à la Chine 2 ; d’autre part là où le succès des armes avait appelé des garnisons, des administrateurs, parfois des artisans3, des commerçants, c’est-à-dire temporairement dans les pays sémitiques de la Méditerranée orientale et d’Arabie, Yémen compris, et plus stablement le long des routes de l’Asie Centrale ; je laisse de côté, bien entendu, l’Iraq, absolument intégré, au point que la capitale sassanide s’y trouvait depuis quatre siècles. Pendant plusieurs siècles encore à l’époque musulmane classique et post-classique, paradoxalement, en l’absence de vraie capitale générale en Iran même, c’est dans les métropoles arabes de Basra et à un moindre degré de Kūfa, ce sera surtout sous les ‘Abbāsides et leurs épigones à Bagdad, que les Iraniens désireux de faire une belle carrière politique ou culturelle arriveront en masse. Certes ils ne supplantent pas la population

303

indigène ou arabe, mais ils s’ajoutent à elle à un tel point que, si linguistiquement tout ce monde parle arabe, ethniquement on peut vraiment dire que Bagdad est — les soldats turcs mis à part — une capitale bi-nationale. Pour cette même raison, nous ne retiendrons pas comme cas de migration à considérer dans les pages qui suivent les cas d’installation à Bagdad, qui sont si réguliers, dans une ville si liée à l’Iran, qu’il ne peut vraiment être dit qu’il s’agisse d’une émigration pour les Iraniens qui y viennent. Qu’on se rappelle les ethniques des savants qui illustrent Bagdad, Tabarī, Bukhārī, et des centaines d’autres. Il est inutile d’insister. 3

Je n’insisterai pas non plus dans les pages qui suivent sur l’émigration ou l’expansion persane vers l’est, qui mériterait naturellement étude, mais sur l’existence de laquelle en gros on a depuis longtemps eu l’attention attirée. Elle ne se présente d’ailleurs pas exactement de la même façon que l’expansion vers l’ouest, sur laquelle nous insisterons un peu plus. Elle consiste essentiellement en expansion de marchands dont beaucoup en Inde et au-delà ont constitué des colonies stables, quelques-uns aussi s’établissant en Afrique Orientale, tandis que d’autres jalonnaient les itinéraires de terre vers la Chine ou, peut-être déjà, la steppe eurasiatique ; sur ces routes cependant ils suivaient les Sogdiens et autres centre-asiatiques, dont la progressive iranisation culturelle d’un côté atteste l’expansion persane, mais de l’autre rend difficile la distinction ethnico-linguistique entre les deux éléments. Il est évident qu’à l’époque des Sāmānides, quelles que soient les survivances du passé, ce qui avait été la Sogdiane, la Bactriane, etc. est considéré par tout le monde comme pays persan, l’iranisation culturelle s’étendant même, au-delà, à des populations plus ou moins turques, au Farghana et ailleurs. Il y a à bien des égards plus de liens entre ces pays d’Asie Centrale et, au nord-est de l’Iran propre, le Khurāsān qu’entre celui-ci et l’Iran occidental et méridional. Même si les Iraniens ainsi répandus savent l’arabe, même si parfois il y a aussi à côté d’eux des Arabes, ils n’ont fait qu’étendre les frontières de leur patrie, ils sont chez eux encore, et c’est de là que partira la renaissance néo-persane, plus que de l’Iran occidental à la longue, sinon au début, plus arabisé. Nous ne considérerons donc pas ici leur cas, mais seulement celui de ceux qui vont s’établir en un premier temps en pays arabe, en un second en pays turc occidental.

4

Dans le monde arabe au-delà de l’Iraq, on entre évidemment dans un domaine qui pour les Iraniens est étranger, comme l’est, pour les habitants de ce domaine, l’Iran. Certes les géographes iraniens, qu’ils écrivent en arabe ou plus tard en persan, décrivent quelquefois à leurs lecteurs toutes les provinces, ou toutes les provinces proche et moyen-orientales, du monde musulman ; toutefois en général avec une insistance particulière sur l’Iran. Et surtout nous constatons chez les historiens de souche iranienne dès la période ‘abbāside, alors qu’ils écrivent en arabe, une grande indifférence pour ce qui se passe dans les pays méditerranéens, et plus tard, lorsqu’ils écrivent en persan, et que le monde musulman s’est plus morcelé, souvent une ignorance délibérée de ces pays 4. On pourrait donc penser a priori que peu d’Iraniens les ont fréquentés, et il reste sans doute vrai que l’expansion persane vers l’est et le sud a longtemps été supérieure à l’expansion vers l’ouest. Mais tout est relatif. Il ne suffit pas de constater le nombre des Iraniens que nous pouvons trouver par exemple en Égypte, mais réciproquement le nombre des Égyptiens que nous rencontrons en Iran. Poser ainsi la question fait apparaître le contraste entre les diverses provinces du monde musulman. Les Égyptiens ont toujours plus attiré les étrangers qu’ils n’ont été les chercher à domicile, et même leur commerce est en grande partie fait par des étrangers venus chez eux. Les Syriens, les Mésopotamiens, les Maghrébins, les « Andalous », ont été plus mobiles. Mais les premiers

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vont peu en Occident, les derniers, en Méditerranée orientale, n’ont pas le rôle qu’y conquièrent les Iraniens. Certes, même avec les facilités que l’unité politique ou culturelle du monde musulman procure aux mouvements de populations intérieurs, les vrais brassages, les migrations collectives sont l’exception. Si l’on excepte ceux qui résultent des conquêtes arabes même et, ultérieurement et plus limitées, turques, voire un peu berbères, si l’on excepte aussi les résultats normaux de l’esclavage, il n’y a qu’un cas de mouvement aboutissant à une vraie population mixte indépendamment de conquête, et ce sont des Iraniens qui en sont les acteurs, en Asie Mineure. 5

Bien entendu, dans les premiers siècles, les choses ne se présentent pas avec cette ampleur. Quelques marchands en quête de profit, quelques poètes en quête de bourses, ont pu visiter la Cour omayyade5. L’auteur déjà assez ancien d’un article sur les Persans en Égypte avant les Fātimides6 n’y a en fait à peu près relevé que des Iraqiens, qu’il leur assimile. Dans une province ou dans une autre, il s’agit de mesures administratives. Les premiers Califes ont établi des Persans7 dans quelques ports syriens dépeuplés, mais probablement des Persans demeurés en Syrie depuis les récentes conquêtes perses sur Byzance, ou peut-être des mawāli acquis en Iraq, non des gens amenés vraiment d’Iran, et l’on trouve aussi en Égypte des Persans, ceux-ci du Yémen8 ; plus tard les ‘Abbāsides enverront au moins momentanément des contingents militaires et des fonctionnaires 9 khurāsāniens en Égypte, voire en Ifriqiya10, sans qu’on voie clairement ce qui durablement en restera. Des Iraniens du Tabaristān zaydite contribueront au mouvement zaydite au Yémen11. Des traditions locales invérifiables12 font état de venue d’Iraniens en Afrique du Nord, que l’histoire ne retrouve pas. Certes on connaît quelques émissaires khāridjites iraniens au Maghreb, et surtout l’histoire de ce Rustem qui, ayant rencontré au Pèlerinage une riche femme berbère qui venait d’y perdre son mari, l’épousa et l’accompagna13 ; leur fils devait fonder la dynastie khāridjite des Rustemides, mais il serait excessif de déceler en cette aventure une prépondérance iranienne, le khāridjisme, en Iran comme dans tout l’Orient, étant surtout alors une affaire bédouine. Un peu plus tard en Andalus, la quête de la civilisation orientale a peut-être attiré des Iraniens, marchands de passage et quelques-uns demeurés. Le fameux Ziryāb, au nom persan, qui fut un temps la coqueluche du tout Cordoue ne venait cependant que d’Iraq, et était un affranchi d’origine ethnique inconnue14. Plus intéressant est le cas de ce Rāzī, de Rayy, qui fut en Andalus, dont il rassembla et rédigea les traditions, le fondateur reconnu de l’historiographie arabo-musulmane15. Sans doute trouverait-on d’autres individus, et quand Ibn Hazm se fabriquera une généalogie persane16 peut-être rendra-t-il un involontaire hommage à des immigrés inconnus. Il serait cependant imprudent d’en tirer d’autres conclusions.

6

En Égypte on pourrait penser que l’organisation du régime du Turc iraqien Ibn Tūlūn puis la reprise en main par le Califat ‘abbāside, et enfin le retour à l’autonomie sous les Ikhshīdides originaires d’Asie Centrale, allait accroître l’influence d’éléments iraniens. Il faut avouer que, bien qu’Ibn Tūlūn ait donné à son fils Khumarawayh un nom à tournure persane, on n’en trouve en réalité guère. On a dit persans les Mādharā’ī qui financièrement gouvernent l’Égypte pendant toute la première moitié du IXe siècle, mais ce sont des Iraqiens17. L’historien al-Farghānī, qui rédige pour les Ikhshīdides une continuation de Tabarī, est un homme d’au-delà de l’Iran, comme eux-mêmes18. Les influences iraniennes, en matière d’art en particulier, ne sont pas niables, mais par le relais de Bagdad et sans véritable migration. A la même époque les Daylamites qui s’établissent à Bagdad ne dépassent pas l’Iraq.

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7

Par un apparent paradoxe, ce fut l’installation des Fātimides en Égypte qui y développa l’intervention d’Iraniens. Les Fātimides, en tant que descendants vrais ou supposés du Prophète et de par leur lieu d’habitation originel, en Syrie, étaient des Arabes, et maintenant ils arrivaient du Maghreb, entourés de Berbères, d’esclaves slaves, etc. Mais leur politique était de tourner le Califat ‘abbāside par une propagande intensive en Iran, où la division politique et religieuse leur était favorable, et dès leur période maghrébine les docteurs de leur doctrine avaient pour une bonne part été des Iraniens19. Des Iraniens qui certes souvent demeuraient en Iran, ou se contentaient, comme au siècle suivant Nāsir-i Khusrau, de venir faire une fois un voyage ad limina. Mais aussi parfois des Iraniens qui s’établissaient auprès de leur imām. Le plus connu peut-être est, au milieu du XIe siècle, Mu’ayyad Shīrāzī, ce missionnaire écrivain qui certes fut d’abord renvoyé par le Calife fātimide al-Mustansir dans son pays natal pour y circonvenir le prince būyide Abū Kalīdjār, mais fut ensuite utilisé en Mésopotamie pour organiser la coalition arabe contre les Turcs saldjūqides, et dans les intervalles entre ses missions retournait au Caire ; nous connaissons tout cela, rappelons-le, par le recueil de ses lettres-rapports qui constituent des sortes de mémoires20, et, secondairement, par ses poèmes21, le tout en arabe. Mais d’autres genres d’Iraniens avaient aussi, dès un peu plus tôt, joué un grand rôle en Égypte et en Syrie dans la personne de ce Hamza et peut-être de ce Darazī, à moins que ce ne fût un Turc iranisé, qui, au Caire puis avec plus de succès dans une population de Syrie, avaient prêché la doctrine nouvelle de la divinité de Hākim et créé ce qui devait être la secte druze. On affirme que ceux-ci tirent de Darazī leur nom, encore que le nom même de Darazī soit inexpliqué, et qu’on pourrait peut-être aussi bien proposer l’hypothèse inverse22. Il est difficile de dire en quoi étaient spécifiquement iraniennes des doctrines qui au total ne s’imposèrent pas plus en Iran, sous cette forme du moins, qu’elles ne réussirent en milieu arabe ; mais l’ethnie de leurs propagandistes n’en doit pas moins ici être soulignée.

8

Un point remarquable cependant est que parmi les Iraniens qui se sentirent attirés par l’Égypte il y en eut tout aussi bien qui n’avaient aucun rapport avec l’ismā’īlisme. Les Fātimides, on le sait, n’avaient pas cherché à convertir les Égyptiens, et si au Caire, centre du gouvernement, il y avait évidemment dans les notables et fonctionnaires du régime un certain nombre de gens qui professaient au moins du bout des lèvres la doctrine officielle, Alexandrie était au même moment un important centre d’activité shāfi’ite. A la fin de la période fātimide il n’y eut pratiquement plus de doctrine officielle, et la liberté dont jouirent les représentants de toutes les écoles, à condition de fidélité politique, est remarquable. C’est au début du XIIe siècle que s’établit à Alexandrie un homme qui devait y mourir soixante-dix ans plus tard presque centenaire et venait pour le moment d’Ispahan, Silafī. Je ne crois pas que la réputation de ce dernier auprès des modernes soit de loin à l’égal de ce qu’elle avait été auprès des contemporains23. Ce Persan se mit à réunir toutes les traditions et informations relatives au passé de l’Égypte et il n’est pas un savant égyptien des générations postérieures qui ne fasse remonter à lui le plus clair de ce qu’il nous transmet. A tel point que, comme il arrive en de tels cas, il est probable qu’on lui attribua aussi bien des informations dont il n’était en rien responsable. Les Turcs, qui étaient en général ḥanafites, ne persécutaient pas les Shāfi’ites : Niẓām alMulk, leur grand vizir, et Ghazālī, l’éminent penseur, étaient shāfi’ites ; rien donc ne dut exactement contraindre Silafī à l’exil, bien qu’à Ispahān comme en beaucoup d’autres villes iraniennes de violentes querelles opposassent alors souvent les diverses sectes 24. Quoi qu’il en soit, Silafī se naturalisa et fut en somme naturalisé égyptien.

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Avec les derniers Fātimides, nous avons pénétré dans ce qui, en Asie, est déjà la période turque, et avec les Turcs commence pour l’histoire des Iraniens hors d’Iran une phase nouvelle et capitale, qui va nous retenir maintenant.

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L’arrivée des Turcs et plus tard celle des Mongols vont en effet profondément changer les conditions de l’expansion des Iraniens hors d’Iran. Jusqu’alors, mis à part le cas de garnisons qui de toute manière ne se perpétuèrent pas, il y avait bien eu émigration de Persans individuels, on peut difficilement parler d’émigrations collectives. Maintenant ce qui est assez remarquable est l’apparition d’une espèce de symbiose, à travers luttes et oppositions, entre Turcs et Persans. D’un côté des Turcs s’installent en pays persan, et certains d’entre eux en constituent l’armature politique, l’aristocratie militaire, la famille souveraine. Mais ils ont toujours auprès d’eux des administrateurs, des lettrés, des savants qui sont des autochtones iraniens, et il est évident que parmi les Iraniens, si d’aucuns voient mal les Turcs, d’autres font carrière avec eux. D’autre part, partout où le succès des armes, hors d’Iran, installe des dominations turques, on voit arriver, appelés ou d’eux-mêmes, derrière les Turcs des Iraniens, à un point qui n’avait jamais été atteint, de loin, sous les régimes arabes. Je ne suis pas de ceux, que mes amis turcs se rassurent, qui minimisent l’apport turc dans les pays devenus turcs ou soumis aux Turcs. Mais il reste qu’une des aptitudes des Turcs, presque partout, a été de développer des formes de symbiose avec d’autres éléments ethno-culturels, comme cela a pu être aussi une aptitude de ceux-ci de s’y prêter.

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Encore convient-il de distinguer deux groupes de pays. D’un côté il y a les pays arabes ou arabisés du Proche-Orient asiatique et africain qui tombent sous domination turque mais ne seront jamais turquisés. D’autre côté il y a l’Asie Mineure hier byzantine qui devient la Turquie, c’est-à-dire un pays à dominante turque. Nous allons envisager successivement et séparément ces deux groupes de pays.

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Le premier groupe comprend les pays de Mésopotamie, Syrie et finalement Égypte qui ont été incorporés au domaine politico-culturel saldjūqide soit directement dès la fin du XIe siècle par les Grands Saldjūqides eux-mêmes, soit ultérieurement par leurs épigones et continuateurs. La coupure qui au Xe et au début du XIe siècle séparait l’Iran avec l’Iraq d’une part, le reste des pays arabes et l’Égypte d’autre part, avait fait place à un ensemble politico-culturel moins opposé aux échanges d’influences. D’autre part les dirigeants turcs avaient naturellement appris primitivement à connaître l’Islam sous les formes qu’il revêtait en Iran plus qu’ailleurs. Ils appartenaient à l’école ḥanafite, qui en Syrie et Égypte, même dans les milieux orthodoxes, était alors assez peu représentée. Ils s’étaient pénétré, d’autant plus que ce n’étaient pas des intellectuels, de formes de mysticisme plus répandues en Iran qu’en pays arabe à cette époque. Ils considéraient assez normalement comme politiquement souhaitable, en répandant leur type d’islam, de travailler ainsi à réduire les sourdes oppositions qui trop souvent séparaient d’eux les populations indigènes soumises. L’une des modalités du travail de diffusion était la madrasa qui, même si elle avait été en partie une réponse à des tentatives analogues faites en domaine fātimide ou būyide au bénéfice d’autres doctrines, avait été particulièrement développée au XIe siècle en Iran et en Iraq au bénéfice de l’orthodoxie. Tout cela, dans la mesure où les Turcs ne pouvaient le développer eux-mêmes en pays arabes à l’usage d’une population indigène de langue et de traditions différentes, il était normal qu’ils s’appuyassent, pour le développer, sur un personnel iranien adjoint au personnel local, même s’ils suscitaient ainsi parfois des mécontentements25. Nous n’avons donc pas à être surpris de trouver installés dans les régimes turcs du XIIe siècle, ou chez leurs successeurs

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kurdes mêlés de Turcs les Ayyūbides, des administrateurs, des religieux, des artistes, des professeurs iraniens. Mutatis mutandis on pourrait représenter l’expansion turque comme entraînant sous une forme nouvelle une reprise de cette expansion iranienne qui avait caractérisé la conquête ‘abbāside, la victoire de Ma’mūn sur Amīn et l’influence ṭāhiride à Bagdad, la conquête daylamite du Xe siècle, etc. Un inventaire complet des Iraniens installés en Orient arabe dépasserait évidemment mes forces, mais quelques cas symptomatiques peuvent être signalés. 13

Le nom même des bâtiments où l’on installe les communautés de mystiques, khāngāh, est persan, et il n’en existait aucun en Syrie avant le XIIe siècle. Bien que les détails nous manquent, il est peu douteux que presque tous les premiers « locataires » étaient des Iraniens, et sans doute est-ce aussi une des raisons de l’opposition qu’ils rencontrèrent au début. Au temps de Nūr al-dīn, dans le troisième quart du siècle, une direction générale de ces établissements pour la Syrie fut organisée. Elle fut confiée à un membre de l’illustre famille mystique des Ḥamawayh Djuwaynī, que nous retrouverons tout à l’heure sous d’autres formes26. Comme leur nom l’indique, ils venaient de Djuwayn, petite ville du Khurāsān, toujours la région où s’étaient formés les Turcs, après qu’elle eût fait le régime ‘abbāside. On n’a jamais étudié les khāngāh ni le mysticisme en Syrie à cette époque, ce qui m’empêche d’en rien dire de précis. Mais il est peu douteux que l’étude serait fructueuse.

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Le résultat serait proportionnellement moins marqué pour les madrasas développées parallèlement, parce que les matières à enseigner étant de la parfaite compétence des savants indigènes, il n’y avait pas là de raison de faire d’abord appel à d’autres. Il n’en reste pas moins qu’on leur adjoignit quelques Iraniens, surtout, ce qui est normal, pour renforcer les rangs des ḥanafites, mais occasionnellement même pris parmi des shāfi’ites aussi ; même un ḥanbalite, malgré le caractère alors fondamentalement bagdadien de cette école, vient de Shīrāz. Un individu mérite d’être cité, al-Balkhī, auquel Nūr al-dīn eut recours fréquemment et qui fut le destinataire de la madrasa Ḥallawayh d’Alep, fondée par ce prince, et où ses successeurs sont uniformément des Iraniens. Une des familles le plus employées par Nūr al-dīn est celle, au nom indicatif, des Banū l-’Adjamī, fils des Persans, arabisés sans doute, mais d’implantation tout de même récente 27.

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D’autres Iraniens jouaient un rôle dans l’administration, voire peut-être dans l’armée. Le vizir de Zenghi à Mossoul, où il le resta sous ses successeurs, était Djamāl al-dīn alIṣfahānī, d’Ispahan28. Je ne peux dire ce qu’il faut exactement entendre sous le nom des Khurasānī qui dans l’armée zenghide sont les techniciens des sièges et spécialement des mines. S’agit-il d’un pur nom technique remontant à des Khurāsāniens antérieurs, ou de Khurāsāniens réels, peut-être turcs mais plus probablement indigènes ? J’incline vers cette solution. Les gens du Khurāsān étaient traditionnellement des mineurs, dont la technique pouvait aussi bien s’adapter aux mines de sièges.

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L’avènement du régime ayyūbide, qui en Syrie et haute Mésopotamie succède à Nūr al-dīn b. Zenghi, et en Égypte détruit le califat fātimide, continue là, inaugure ici l’évolution. Il est difficile de dire dans quelle mesure est due à leur origine kurde une orientation qui de toute manière est celle de l’époque et des Turcs qui continuent à former une grande part de leur armée comme les Kurdes avaient formé une part de celle des Zenghides. L’Égypte surtout, si elle n’avait pas été ismā’īlienne, n’était pas à l’heure de l’Asie : il fallait lui injecter un sang nouveau. Parmi tous les exemples possibles, faut-il rappeler qu’auprès de Saladin, le fondateur de la dynastie nouvelle, se trouvent comme ses deux plus intimes collaborateurs, et entre eux-mêmes étroitement amis, l’Égyptien le Cadi al-Fāḍil et

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l’Iranien ‘Imād al-dīn al-Iṣfahānī ? Certes celui-ci était d’une famille auparavant établie à Bagdad, et il est un maître de la langue arabe. Mais il n’avait pas oublié le persan, puisqu’il en traduisit, pour les inclure dans son Histoire des Saldjūqides29, les Mémoires du vizir Anushirvan, et il était bien encore considéré apparemment comme un compatriote par ce Bundarī qui d’une part abrégea cette Histoire trop fleurie et d’autre part traduisit le Shāhname de Firdūsī. Dans quelle mesure le style de ‘Imād, qui a des parallèles chez des Arabes de souche, doit-il tout de même quelque chose à son ascendance ? Cette question faisait l’objet d’études du regretté Henri Massé30. 17

D’autres genres d’Iraniens sont utilisés par les Ayyūbides. La direction des waqfs est donnée par Saladin à Shihāb al-dīn al-Ṭūsī, fameux pour son orgueil31. On connaît depuis longtemps, mais mieux depuis les publications et études de Janine Sourdel 32, cet étrange personnage que fut le shaykh ‘Alī de Hérat, pèlerin, espion, conseiller tour à tour, qui revit pour nous dans ses écrits. Sa carrière se déroula au service de Saladin et de son fils al-Ẓāhir d’Alep, sans que nous sachions de quelle manière ces princes avaient eu l’attention attirée sur lui. Faut-il encore appeler Iraniens, une génération plus tard, les fameux Awlād al-Shaykh, les quatre frères qui, sous les derniers Ayyūbides et contrairement à toutes les habitudes des régimes de ce temps, trouvèrent moyen de combiner des charges administratives, religieuses et militaires ? Ils étaient arabisés, certes, mais ils étaient les petits-fils de ce Djuwaynī dont nous avons parlé à propos de Nūr al-dīn : ils sont donc un exemple d’une famille installée en pays arabe, y ayant largement prospéré, ayant largement contribué à la gestion des affaires du régime auquel ils étaient attachés. Le dernier, on le sait, Fakhr al-dīn, termina sa vie dans la lutte contre la Croisade de St. Louis en Égypte33.

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Avec ces exemples, nous avons parlé de gens attachés aux milieux dirigeants des régimes syro-égyptiens. Mais il venait d’autres genres d’Iraniens aussi, des religieux variés, sunnites comme les maîtres d’al-Dimyāṭī34 ou opposants. Nous ignorons quelles raisons avaient fait venir à Alep le fameux Suhrawardī qui, en raison des doctrines qu’il y exposait, fut, sous al-Ẓāhir, condamné à mort et exécuté, encore à la fleur de l’âge 35. Mais au début du même siècle la Syrie avait été le théâtre d’une propagande plus active et qui, ensuite plus prudente, devait durer jusqu’au XIIIe siècle, voire, souterrainement, jusqu’à nos jours, celle des Ismā’īliens bāṭinī vulgairement dits assassins. La secte était née en Iran, en opposition à la fois à la branche des Fātimides régnant en Égypte et aux Saldjūqides sunnites. Mais dès les premières années du XIIe siècle elle était installée, à côté des Saldjūqides locaux, à Alep, à Damas, à Āmid, etc. Des réactions populaires les contraignirent à se retrancher dans le plat pays et la montagne à l’ouest du Moyen Oronte. Presque tous les premiers missionnaires connus sont iraniens comme l’avaient été ceux des Druzes, et sans doute aussi leurs premiers adeptes36.

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Dans un seul domaine cependant il y a peut-être eu déclin de l’expansion iranienne, l’Océan Indien. Si les conquêtes continentales ont attiré vers l’Inde intérieure les Iraniens de l’est, il n’est pas sûr qu’elles aient servi ceux du sud installés dans les ports hindous. D’autre part le développement de la voie marchande Méditerranée-Orient par l’Égypte et la Mer Rouge diminue le rôle du Golfe Persique. Mais tandis que certains, autour des seigneurs bandits de l’île de Kish, se convertissent en corsaires contre leurs rivaux yéménites, d’autres, comme le grand marchand Rāmesht, basent leur fortune sur leurs affaires au Yémen.

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Tout cela est peu cependant par rapport à ce qui se passe pendant ce temps en Asie Mineure. Là les Turcs ont à la fin du XIe siècle évincé les Byzantins et jeté les bases de ce

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qui sera la Turquie. La différence fondamentale avec les pays que nous venons de passer en revue est que ces derniers sont de vieux pays islamisés, tandis que l’Asie Mineure est restée jusqu’alors un pays chrétien. Lorsque les Arabes jadis avaient conquis des pays chrétiens, il s’agissait de pays dotés d’une administration suffisamment solide et serrée, et de formes de conquête suffisamment douces, pour qu’une continuité institutionnelle y eût été possible. En Asie Mineure, telle qu’elle était au XIe siècle, ni l’une ni l’autre des deux conditions n’était remplie. Néanmoins les chefs turcs désiraient constituer des États organisés, et ne le concevaient naturellement que sur le modèle des pays musulmans qu’ils connaissaient, donc avant tout des États irano-turcs. Certes il subsista, surtout à la base de la société et dans les milieux indigènes, des traces du passé. Mais beaucoup aussi dut être construit ou reconstruit à neuf. Selon les secteurs de l’activité, les Turcs euxmêmes apportèrent plus ou moins à cette édification. Le reste leur fut fourni en grande majorité par des Iraniens, tantôt appelés par eux, tantôt venus d’eux-mêmes. Très nette déjà au XIIe siècle, cette tendance s’accentua rapidement au XIIIe, d’une part parce que le développement de l’État saldjūqide intensifia les appels venus de « Turquie », d’autre part parce que les troubles dont l’Iran était alors le théâtre, puis la terrible invasion mongole, provoquèrent des fuites désespérées de gens en quête d’un refuge et d’une vie nouvelle. Peu allèrent pourtant en pays arabe, où ni humainement ni climatiquement ils ne se sentaient chez eux. La plupart gagnèrent l’Anatolie, où ils retrouvaient des conditions physiques de vie connues et des prédécesseurs leur facilitant l’adaptation. Puis, quand les Mongols eurent écrasé l’État saldjūqide lui-même et établi leur protectorat sur ce qui en restait, ils durent à leur tour y envoyer des agents que, comme les Turcs, ils étaient obligés de choisir en bonne part parmi leurs sujets iraniens. Si bien qu’à cet égard, la conquête mongole, qui à tant d’autres marque une rupture, ne fait que continuer, voire momentanément intensifier, un courant qui l’avait précédé. De tout cela résulta non plus comme dans les pays arabes l’installation de quelques individus ou groupes isolés, mais une véritable émigration qui modifia la composition ethnico-culturelle de l’Anatolie. Certes celle-ci finit en gros par se turquiser. Mais l’influence persane jusqu’en plein cœur de l’Empire ottoman est un fait bien connu et si à partir du XIVe siècle des conditions nouvelles donnèrent la principale force à l’élément turc, au XIIIe siècle on pouvait presque se demander si l’Anatolie n’était pas en train de devenir un second petit Iran comme la Cilicie en plus réduit devenait une seconde Arménie. Pour les Iraniens en tout cas qui s’y étaient établis et étaient déjà en Iran habitués à la cohabitation avec les Turcs, elle était bel et bien sûrement un substitut de leur patrie, un deuxième Iran37. 21

Donnons, un peu à bâtons rompus, quelques précisions. De même qu’en pays arabe et iranien traditionnels, la civilisation nouvelle s’organise dans les villes. C’est là exclusivement qu’arrivent les Iraniens, pendant que des Turcomans semi-nomades refoulés ou entraînés par les Mongols complètent dans le plat pays le peuplement turc issu de la première vague, celle du XIe siècle. Dès le début du XIIe siècle nous rencontrons, en la personne d’un faqīh de Hérat, le premier de nous connu des Iraniens qui enseignent l’islam et ses institutions aux nouveaux venus d’Asie Mineure. Celui-ci était un Khurāsānien, comme la plupart de ceux qui accompagnèrent en leurs débuts les Turcs passés par le Khurāsān. Par la suite, sans que les relations entre l’Asie Mineure et le Khurāsān eussent été rompues, elles n’eurent plus de raison de conserver la même exclusivité et, en raison de la proximité, ce fut naturellement l’Iran du Nord-Ouest et l’Ādharbāydjān qui fournirent le plus grand lot d’immigrants, à tel point qu’on peut presque dire que la frontière s’amollit, comme au temps du Royaume arménien, entre

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l’Ādharbāydjān et l’Anatolie orientale, qui forment presque un seul ensemble ethnicoculturel. Sans donner de liste vaine et fastidieuse, disons tout de même le passage en Rūm dès le second quart du XIIe siècle d’al-Qāshānā38, à la fin du même siècle de Suhrawardī, au début du XIIIe du grand poète Niẓāmī de Gandjeh (Iran du nord-ouest), protégé de Bahramshāh d’Erzindjān39. Au XIIIe, divers Iraniens définitivement établis en Rūm y acquièrent, et parfois au-delà, une notable réputation, tels le grand cadi Sirādj al-dīn d’Urmya (Iran du nord-ouest), Yūsuf b. Sa’īd al-Sidjistānī, de Sīstān (Iran oriental), Ibn Bībī, l’historien de la dynastie des Saldjūqides de Rūm, Nadjm al-dīn Dāya al-Rāzī (de Rayy), etc.40. Un nom évidemment domine tous les autres, celui de Djalāl al-dīn Rūmī, dont le père était venu de Balkh en Khurāsān au début du XIIIe siècle, et qui lui-même, immortel poète et fondateur de l’ordre des Mevlevis, est considéré par les Turcs, nonobstant sa langue et son origine, comme une de leurs principales gloires nationales. A la fin du XIIIe siècle, le bourgeois anonyme de Qonya qui écrivait le Saldjūqnāmeh en persan 41 , bien que peut-être de race turque lui-même, réservait le nom de turcs aux Turcomans du plat pays, les citadins étant dits simplement et largement musulmans. D’autres Iraniens cependant préchaient les Turcomans, tel celui de Sāveh qui inaugurait les Kalenders42. 22

Ce que nous constatons dans le domaine de la culture serait tout aussi net dans celui de l’administration. Le dernier vizir du régime saldjūqide indépendant, Muhadhdhab al-dīn, était un Daylamite, entendez un Iranien du nord43, et cette origine n’empêcha pas son fils, l’illustre Pervāneh Mu’īn al-dīn Sulaymān, d’être pendant près de vingt ans, avec la confiance des Mongols, un véritable dictateur du pays de Rūm, tandis qu’à ses côtés le vizir Fakhr al-dīn ‘Alī dit Ṣāḥib Ata, qui se constituait à Qarahisar une seigneurie héréditaire, était un Iranien originaire d’Ādharbāydjān44. Auparavant avec moins de puissance parmi les hauts fonctionnaires du régime on trouve des personnages venus également de presque toutes les provinces de l’Iran45.

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Il est plus difficile de se rendre compte de l’importance de l’élément persan dans la population moyenne des villes. Parmi les quelques noms d’artisans conservés par des inscriptions sur des objets ou monuments, il en est d’Iraniens, dont nous ne pouvons dire s’ils étaient établis en Rūm46. Il s’en trouve de plus sûrs parmi les témoins des actes de waqf, dont cependant le niveau social est en général impossible à préciser 47. Les anecdotes éparses en divers endroits, par exemple dans les Vies des mevlevis d’Eflaki, mentionnent naturellement des Iraniens à Qonya ou ailleurs. Plus largement nous voyons à travers une d’elles, inédite, l’effort fait par les dirigeants turcs pour attirer d’Iran dans leurs villes des éléments venus d’Iran, bien que sous la conduite, en ce cas, d’un ‘Alide, mais établi en Iran héréditairement48. Et l’on sait l’importance que prenait en Asie Mineure l’institution de la futuwwa, qui certes y avait quelques caractères propres, mais dans l’ensemble se rattachait à la tradition iranienne49. Il n’est pas jusqu’au nom mystérieux d’akhī, qui en désigne les membres d’un certain rang, qui n’en soit venu, semble-t-il, d’Ādharbāydjān 50. Naturellement il peut arriver qu’un nom d’origine référant à une ville ou à une province iranienne puisse désigner un Turc né là ; mais les Turcs paraissent à cette époque rarement désignés ainsi, et aucun des originaires connus de ces lieux ne porte de nom qui puisse permettre d’assurer une ascendance turque.

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Tout cela dans le détail peut rester insuffisant, et j’ai le premier conscience que ce que j’ai dit ne constitue que des sondages presque fortuits, avec sans doute de grosses lacunes. Tout de même une conclusion en pays turc, obvie ; et même dans le Proche-Orient arabe les Persans ont joué un rôle plus grand que n’ont joué chez eux, une fois passés les

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lendemains de la conquête arabe, les originaires des pays sémitiques. Certes les invasions qui les ont assaillis y sont pour quelque chose, non pour tout. Musulmans, les Iraniens apprenaient l’arabe, les Arabes n’apprenaient pas le persan, d’où une difficulté plus grande d’adaptation. Faut-il faire intervenir des questions de tempérament, de natalité, d’économie ? On ne peut sans doute ni éviter ces questions ni les résoudre. Il y a longtemps qu’on a dit, mais surtout pour l’époque classique ou dans le cadre de l’histoire turque, l’importance des Iraniens. Pas exactement sous la forme exposée ici. Qui le mérite peut-être aussi.

NOTES 1. La chronologie des premiers établissements persans en Afrique Orientale est difficile à préciser, comme la date où apparaissent les noms persans (Zanzibar, etc.) attestés là. Je signale, parce qu’au moment où j’écris les Actes n’en sont pas encore parus, que deux colloques été tenus par l’Association d’Histoire Maritime (Beyrouth 1966 et, en liaison avec la Société Jean Bodin, Bruxelles 1968) le premier sur l’Océan Indien, le second sur les Grandes Escales, qui peuvent intéresser l’expansion persane. 2. La question est liée à l’identification des Po-sse des sources chinoises, peut-être, selon les cas, deux peuples différents, l’un les Persans, l’autre des Malais. 3. Il résulte d’ AL-HAMDĀNĪ, Kitāb al-Djawharatayn, éd. Chr. Toll, Upsala 1968, que la Perse avait fourni à l’Arabie, dès avant l’Islam, la plupart de ses techniciens du travail des mines. — Il est inutile de rappeler que la Perse est représentée traditionnellement aux côtés du Prophète Mahomet par l’artisan Salmān son barbier. 4. Sur ces questions voir mon article envoyé aux Mélanges Lewicki, sous presse. 5. W. A.

EBERMAN ,

Les Iraniens parmi les poètes omayades, dans Zapiski Koll. Vost. Ak. Nauk SSSR, II,

1926. 6. TH. GUEST, Les relations entre l’Égypte et la Perse... dans Oriental Studies E. G., Browne, 1928. 7. A Tripoli, Balādhurī dit les colons persans, Yāqūt juifs. 8. Art. cit., n. 6. 9. Peut-être Ibn al-Mudabbir était-il l’un d’eux (Guest 170). 10. Art. cit. et YA’QŪBĪ, Géographie, 348, 350. 11. Rappelons aussi que le traité de hisba du Tabaristān publié par Serjeant, RSO 1958 a été trouvé au Yémen. 12. Les Berbères sahariens Borāmek se font descendre des Barmécides... (A. G. P.

MARTIN,

Les oasis

sahariennes, 1920, p. 16). Je dois ce renseignement à M. Henri Goblot. 13. Voir en dernier lieu Tad. LEWICKI, art. Ibādites, dans EI2. 14. E. LEVI-PROVENÇAL, Histoire de l’Espagne Musulmane, III, 502-505. 15. Ibid., III, 182. 16. Ibid., 182. 17. Sur eux surtout H. L. GOTTSCHALK, Die Madhariyyun. 18. Sur lui l’art. de Rosenthal dans EI2 et la préface à l’édition du Kitāb al-’Uyūn par Omar Saīdi, Institut Français de Damas, 1972. 19. En particulier sur eux voir W. Madelung in Islam, 1959 et 1961. 20. Éd. Kāmil Husayn, Caire 1949.

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21. Éd. idem, même lieu et date. Autres missionnaires persans au Yémen, au Maghreb (Djamāl aldīn SURŪR, Siyāsat al-Fāṭimiyīn al-Khāridjiya, 90, 225). 22. En dernier lieu dans EI2 les articles Darazī et Durūz. 23. Sur Silafī une thèse est en cours aux États-Unis ; des microfilms de ses écrits se trouvent à l’Institut d’Histoire des Textes de G. Vajda, Paris. 24. Sur ces querelles voir mes Mouvements populaires..., dans Arabica, 1958 et dernièrement Ira Lapidus dans les Actes d’un colloque sur la ville musulmane tenu à Berkeley en 1968. 25. Je n’exclus naturellement pas qu’il ait pu y avoir eu parmi eux aussi quelques Turcs, tel ce Balasaghuni ḥanafite militant, que Tutush avait fait cadi de Damas (Sibṭ b. al-Djawzī, Mir’āt, an 506, d’après Ibn ‘Asākir). 26. Voir infra p. 451 et n. 1. 27. Documentation à cet égard dans le récent livre de Nik. Elisséeff sur Nūr al-dīn, en partie cependant d’après l’article antérieur de D.

SOURDEL,

Les Professeurs... d’Alep, dans « Bull. d’Études

Or. », XIII-1954. Sur les madrasas postérieures, Mme Hakky, de Damas, a rassemblé une grosse masse de documents que la mort l’a malheureusement empêchée d’exploiter. Une publication partielle de ces documents est envisagée. 28. Sur lui IBN AL-ATHĪR, Atabeks de Mossoul, Index. 29. Édité, sous la forme de l’Abrégé de Bundarī (infra) par Houtsma dans son Recueil de textes concernant... les Seldjoucides, II. 30. Pour sa traduction de La conquête de la Syrie et de la Palestine par Saladin, mise au point par Ch. Pellat, Paris, 1972. 31. NĀBULUSĪ, Luma’ al-Qawānīn, mon éd. BEO, 1960, p. 27. 32. Qui a édité et traduit son Guide des Pèlerinages, Damas 1953 et 57, et mis à jour d’autres opuscules de l’auteur, étudié divers aspects de sa carrière ou de son œuvre. 33. Sur les Awlād al-Shaykh, voir l’article de Gottschalk dans WZKM LIII/ 1956, résumé par le même dans EI2, et tout de même encore, pour les textes extraits de Dhahabī, mon article dans le Bull. de la Fac. des Lettres de Strasbourg, XXVIII/1950, publié ci-dessous, p. 457. 34. Que signale ce très égyptien personnage dans le Dictionnaire analysé par G. Vajda, Paris 1962. 35. Sur cet esprit, qu’a fait magistralement connaître dans une série de travaux H. Corbin, je signale cependant que le point de vue alépin est donné dans le petit Bustān publié par moi dans le Bull. d’Ét. Or., 1937, an 585. 36. Récents livres de Hodgson et B. Lewis. 37. Pour tout cela je me permets de renvoyer à ma Preottoman Turkey, 1968. 38. Preottoman Turkey, 216 sq. et 341 sq. 39. Ibid. 40. La littérature persane dans l’Asie Mineure saldjūqide a fait l’objet d’une revue d’ensemble du regretté Ahmet Ateṣ dans Belleten, 1950. 41. Éd. Nafiz Uzluk, 1952. 42. Voir Osman Turan dans Köprülü Armaghanī, Istanbul 1953, p. 500. 43. Preottoman Turkey, index. 44. Ibid., index. 45. Ibid., p. 216 sq. 46. Répertoire chron. d’épigr. arabe, éd. Combe, Sauvaget, Wiet, 4003, 4184, 4212, 4262, 4275, etc. Voir maintenant aussi J. M.

ROGERS,

Recent work on Seldjuk Anatolia, dans Kunst des Orient VI, 2

(1970). 47. Voir en particulier ceux qui ont été publiés par Osman Turan dans divers numéros de la revue Belleten, 1947-48. 48. Voir mon rapport au Colloque sur le shī’isme duodécimain tenu à Strasbourg en 1968, Paris 1970. 49. Bibliographie et état des questions résumés dans EI2 sub verbo (voir aussi sub akhi).

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50. Sur l’étymologie, mon article Sur tes traces des premiers akhis, dans Köprülü Armaghanī, 1953.

NOTES DE FIN *. Publié dans les Actes du Congrès sur La Persia nel Medioevo (Rome, 1970), Academia Nazionale dei Lincei, Rome, 1971, 181-193.

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Une source pour l’histoire ayyūbide : les mémoires de Sa’d al-dīn ibn Ḥamawiya Djuwaynī*

1

J’ai signalé brièvement il y a dix ans1 que Sibṭ ibn al-Djawzī dans son Mir’āt al-zamān et surtout Dhahabī dans son Tārikti al-Islām nous avaient conservé un certain nombre d’extraits d’une petite chronique, dont le reste s’est perdu, de Sa’d al-dīn ibn Hamawiya Djuwaynī. Ce n’était certainement une œuvre ni d’étendue considérable, ni de qualité hors ligne. Toutefois la personnalité de l’auteur, apparenté ou associé à plusieurs des hommes les plus marquants de sa génération, et le caractère de souvenirs personnels qu’ont les passages connus de sa chronique leur confère un certain intérêt. En les accompagnant des courtes indications d’histoire générale nécessaires pour les relier entre eux et les interpréter, on a groupé ici, comme pour reconstituer la trame d’une autobiographie, la traduction de tous ces extraits, dont la plupart peuvent intéresser aussi les historiens des Croisades non orientalistes. Quelques-uns de ces passages, donnés par Sibṭ ibn al-Djawzī, sont publiés dans l’édition en fac-similé du Mir’āt al-zamān par Jewett. Ceux qui proviennent de Dhahabī sont inédits, et paraîtront peut-être dans le cadre d’un travail plus étendu sur Dhahabī2. L’examen des brouillons de ce dernier, conservés à Ste-Sophie, prouve que Sa‘d al-dīn, dont les citations sont rajoutées en marge, ne lui a été connu qu’après l’achèvement de son œuvre, si bien qu’il ne lui a peut-être pas fait tous les emprunts auxquels Sa‘d al-dīn aurait eu droit autrement ; par contre, la comparaison de ces citations avec les récits correspondant de Sibṭ ibn al-Djawzī suggère que celui-ci, dont Sa‘d al-dīn est, pour cette période, la seule source nommée, l’a utilisé même en des endroits où il ne le nomme pas ; il est vrai que, Damasquins tous deux et se connaissant, ils devaient avoir de toutes façons souvent des informations apparentées. C’est d’ailleurs sous une forme inachevée que Sibṭ ibn al-Djawzī eut connaissance des Mémoires de son ami, puisqu’il le précéda dans la tombe de plus de vingt ans, et que ces Mémoires devaient être continués encore au moins onze ans après cette date. Quant aux autres historiens de langue arabe, aucun d’eux, à ma connaissance, n’a utilisé Sa‘d al-dīn.

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Sa‘d al-dīn appartenait à l’une des familles les plus importantes à la fois de l’Islam iranien et du royaume ayyūbide. Elle était originaire de Djuwayn (dans la province de Nishāpūr), où une partie de ses membres continuèrent à résider : l’un d’eux, Sa‘d al-dīn ibn

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Ḥamawayh (forme iranienne) ou Ḥamawiya (forme arabisée adoptée par tous les chroniqueurs syriens) (591/1195-652/1254) a laissé un nom célèbre dans l’histoire de la mystique musulman3, et le fait que sa mort est signalée, sans doute d’après notre auteur, dans le Mir’āt al-zamān de Sibṭ ibn al-Djawzī, prouve que la branche syrienne de la famille n’avait pas perdu de vue ses cousins orientaux. (Sa‘d al-dīn avait d’ailleurs séjourné en Syrie un moment.) Au surplus, c’est seulement au temps de Nūr al-dīn que remontait l’émigration du reste de la famille : ‘Imād al-dīn ‘Umar ibn Ḥamawiya, venu se mettre au service de ce prince dont il avait fait la connaissance lors d’un pèlerinage à La Mecque, fut nommé par lui Shaykh des Shaykhs de la province de Damas, où il mourut en 577/1181-11824. Il laissait deux fils, Ṣadr al-dīn et Tādj al-dīn. 3

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Ṣadr al-dīn Abū l-Ḥasan Muhammad, qui reçut de Saladin la succession de son père, épousa en premières noces une fille du Shaykh Qub al-dīn Mas’ūd Nishāpūrī, dont il n’eut qu’un fils mort jeune, puis en secondes noces une fille du célèbre juriste et homme politique syrien Shihāb al-dīn Ibn Abī ‘Asrūn, dont il eut les quatre fils qui seront connus dans l’histoire sous le nom des « Quatre Émirs fils du Shaykh ». Il mourut à Mossoul en 617/1220 au retour d’une ambassade accomplie pour demander au Calife d’intervenir contre les Francs de la cinquième Croisade5. Les quatre fils de Ṣadr al-dīn, ‘Imād al-dīn ‘Umar, Kamāl al-dīn Ahmad, Mu‘īn al-dīn Ḥasan, et Fakhr al-dīn Yūsuf firent au service des Ayyūbides d’Égypte, depuis al-Kāmil (615/1218-635/1239), une carrière également brillante ; Fakhr al-dīn fut envoyé en ambassade à Frédéric II à la veille de sa croisade et lors de la conclusion de la paix qui la suivit en 1229 ; en 635/1239, les « fils du Shaykh » accompagnaient al-Kāmil lorsque celuici, après la mort de son frère Ashraf, alla enlever Damas à l’héritier désigné, un autre frère, Isma‘īl ; Kāmil étant mort sur ces entrefaites, ce sont les fils du Shaykh qui, pour éviter une revanche, soit d’Isma‘īl, soit du neveu de Kāmil, Nāṣir Dā’ūd, jadis frustré de Damas au profit d’Ashraf, font désigner en hāte, comme gouverneur de la ville, un autre prince de la famille, Djawwād ; mais comme cette origine à demi indépendante excite la méfiance du fils de Kāmil, ‘Ādil, qui a été recueillir l’héritage paternel en Égypte, il envoie ‘Imād al-dīn tâcher de faire accepter une compensation à Djawwād ; celui-ci, furieux, fait assassiner ‘Imād al-dīn. Cependant Djawwād avait fait appel au frère et rival de ‘Ādil, Ṣāliḥ. Après diverses mésaventures, celui-ci s’empare de l’Égypte et, les fils du Shaykh ayant sans doute négocié avec lui dès avant son succès6, prend Mu‘īn al-dīn comme vizir (début 638/été 1240). Il envoie le frère de ce dernier, Kamāl al-dīn, combattre Dā’ūd, devenu seigneur de Karak ; Kamāl al-dīn est battu et pris (639/1241), puis, libéré, meurt peu après (640/1242). Après la bataille de Gaza (642/1244), Ṣāliḥ envoie Mu‘īn al-dīn luimême enlever Damas à Ismā‘īl qui, entre-temps, s’y était réinstallé ; Mu‘īn al-dīn occupe la ville mais y meurt bientôt à 56 ans. Fakhr al-dīn reste le seul chef de la famille, et pendant les dernières années de Ṣāliḥ, qui, malade, ne pourra plus prendre qu’une part indirecte aux opérations militaires, il est le vrai chef de l’armée égyptienne. Ṣāliḥ, en 1246-1248, l’envoie conquérir la Palestine sur Dā’ūd et sur les Francs, puis combattre les Alépins autour de Homs. En 647-1249, c’est lui qui est chargé de s’opposer aux Croisés que Saint Louis débarque à Damiette. Après la mort de Ṣāliḥ et en attendant la venue d’Orient de son héritier Mu‘aẓẓam, il est le régent du royaume, et si puissant qu’on l’accuse d’aspirer à la royauté. Il est tué à la première bataille de la Manṣūra contre les Francs (fin 647/févr. 1249). Fait remarquable, les fils du Shaykh ont, on le voit, accédé, bien que de famille religieuse étrangère à la carrière administrative, aux plus hautes fonctions de l’administration, et les ont par surcroît exercées en y

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joignant ces commandements militaires en général réservés aux chefs militaires de carrière. On ne leur connaît pas de descendants. 6

C’est dans l’autre branche de la famille que se perpétua la fonction religieuse de ses premiers représentants.

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Sur le second fils de ‘Imād al-dīn ‘Umar, Tādj al-dīn ‘Abdallāh nous possédons la notice rédigée par son propre fils, qui est l’auteur étudié dans cet article :

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« Mon père, Tādj al-dīn, dit-il, naquit le dimanche 14 shawwāl 572/28 mars 1177 ; il connaissait le droit, les principes de la science sacrée et leurs développements, la mystique, l’histoire, la géométrie, la médecine ; il avait appris les grandes collections de ḥadīth, et il composa des pièces de vers excellentes. Il est l’auteur de livres parmi lesquels le « Guide pour rendre familiers les principes des choses » en huit volumes ; le « Livre sur le gouvernement des rois » dédié à Kāmil, prince d’Égypte ; les « Routes et royaumes » ; et il essaya de continuer l’Histoire (de Damas d’Ibn ‘Asākir ?), et rédigea de nombreux morceaux de littérature et d’histoire.

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Tadj al-dīn était allé au Maghreb en 593/1197 et, arrivé à Marrakech, avait été bien reçu par al-Malik al-Manṣūr Ya‘qūb ibn Yūsuf ibn ‘Abd al-Mu’min ; il le mit à la tête de ses troupes, selon la coutume du Maghreb qui veut que la conduite de la guerre soit confiée aux savants et aux doctes ; et il le choisit pour que les Syriens venant au Maghreb sussent que Ya‘qūb accueillait bien ceux qui venaient à lui. Tādj al-dīn resta là jusqu’à la mort de ce prince, puis servit son fils Muhammad, et en 600/1203-4 revint en Syrie. En 604-1208 il fit le Pèlerinage avec son frère Ṣadr al-dīn et ses enfants — premier pèlerinage qui se fit par la route de Bagdad. Le chef du Pèlerinage de Syrie était Dārim (Dil-derim ?). Avec nous fit le pèlerinage Shibl al-Dawla Ḥusāmī. Le mercredi nous nous arrêtâmes à ‘Arafa. C’était une année féconde en prospérités et bénédictions. Tādj al-dīn résida un moment à Ruhā auprès d’Ashraf. Il mourut le mercredi 16 ṣafar 342 et fut enterré le jeudi aux côtés de son père le Shaykh des Shaykhs, ‘Umar. Il avait soixante-dix ans. Il était mort de toux et de diarrhée »7. Il faut ajouter qu’il avait succédé à son frère comme Shaykh des Shaykhs en 617/1220.

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S’il avait eu d’autres enfants, deux seulement vécurent ou nous sont connus : le cadet Shams al-dīn Sharaf Abū Bakr, né au début de 608/fin de 1211, succéda à son père comme Shaykh des Shaykhs de Syrie en 644/1246-7 et mourut en 678/1279-808 ; l’aîné, dont la mère était de la famille d’Abū 1-Qāsim Qushayrī, est notre auteur.

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Sa‘d al-dīn Abū Sa‘d Khiḍr (ou Mas‘ūd) ibn ‘Abd al-Salām (ou ‘Abdallah) ibn ‘Umar ibn ‘Ali ibn Muḥammad ibn Ḥamawiya naquit à Damas le vendredi 26 rabī‘ premier 592/1er mars 1196. On nous cite comme ses maîtres ‘Umar ibn Tabarzad Abū 1-Yumn Mundhir, ‘Abd alMun‘im ibn Kulayb, Ibn al-Djawzī le fils, Mubārak ibn al-Ma‘tūsh, ‘Abdallah ibn Abī 1Madjd al-Ḥarīrī. Il fit, on l’a vu, le pèlerinage de La Mecque avec son père, à douze ans, en 604/12089. Devenu jeune homme, il embrassa la carrière militaire et paraît avoir assisté à la cérémonie solennelle qui suivit la signature de la paix entre al-Malik al-Kāmil et les Croisés de Damiette, en 1221.

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« Le sultan, nous dit-il, tint séance dans son camp ; à sa droite était en ordre, al-Malik alMudjāhid, prince de Himṣ, al-Malik al-Ashraf Shāh-Armin, al-Malik al-Mu‘aẓẓam ‘Īsa, prince de Ḥamā, al-Ḥāfiẓ de Qal‘a Dja‘bar, les chefs des contingents d’Alep, de Mossoul, de Mārdīn, d’Irbil et de Mayāfāriqīn ; à sa gauche, le légat du pape, les princes d’Acre, Chypre, Tripoli, Ṣaydā, vingt comtes seigneurs de forteresse en Occident, les commandeurs du Temple et de l’Hôpital ; ce fut un grand jour. Le Sultan ordonna de leur

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vendre ce dont ils avaient besoin ; on leur apportait chaque jour 1.500 pains raghīq et deux cents boisseaux de farine, et pour du pain ils vendaient leurs engins, tant ils avaient faim. Damiette une fois remise, le Sultan libéra les otages ; le prince d’Acre resta jusqu’à la libération des otages du Sultan, qui fut longue. Puis, au milieu d’une grande foule, les deux souverains se montrèrent à cheval »10. 13

Au moment de la croisade de Frédéric II, nous trouvons Sa‘d al-dīn gouverneur de Shawbak, pour le compte de Mu’aẓẓam, le prince ayyūbide de Damas. « J’étais, raconta-t-il à Sibṭ ibn al-Djawzī, en 623/1226, gouverneur de Shawbak, et il y avait dans une montagne voisine un moine vivant en solitaire. Je reçus une lettre de Mu‘aẓẓam m’ordonnant de le bannir ; je le fis ; il resta absent un an ; puis je reçus une nouvelle lettre de Mu‘aẓẓam m’invitant à le rétablir dans son habitat primitif à le traiter de mon mieux, et à m’informer de son histoire. Cette histoire, c’était que Mu‘aẓẓam l’avait fait conduire vers la côte pour qu’il le renseignât sur tout ce qui concernait l’Empereur (Frédéric II), et qu’il l’avait banni pour qu’on ne pût le soupçonner. Il lui fit don d’une terre pour lui procurer de quoi vivre, et y ajouta mille dinars »11.

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En 624/1227, Mu‘aẓẓam meurt et, deux ans après, son fils Nāṣir Dā’ūd est dépossédé de Damas et ne garde que quelques forteresses en Transjordanie. A Damas il est remplacé par son cousin Ashraf ; quant à Shawbak, elle est annexée à l’Égypte où règne un autre ayyūbide, Kāmil. C’est au service d’Ashraf que paraît être maintenant Sa‘d al-dīn. « Le vizir Falak, nous dit-il, avait auprès de ce prince la haute main sur les rédactions, bien que son maître le trouvât fort ignorant. J’étais un jour auprès d’Ashraf ; Falak sortit pour une affaire, puis revint. Le prince lui demanda où il était allé. « Seigneur, répondit Falak, je menais les bêtes à l’étable. » Alors le Prince : « Étonnant que tu n’y sois pas resté avec elles » (voulant dire que Falak était une bête)12.

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En 631/1234, Ashraf et Kāmil, ensemble, franchirent l’Euphrate, pour faire la guerre au sultan sāldjūqide de Rūm. Des dissensions éclatent entre Kāmil et plusieurs princes, dont Nāṣir Dā’ūd. Sa‘d al-dīn se trouve du voyage.

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« En 632 (sic), écrit-il, Kāmil avait traversé l’Euphrate, à la tête d’une armée comme Saladin lui-même n’en avait jamais rassemblée. Je me présentai un jour chez lui, et y trouvai Malik Nāṣir Dā’ūd, en train de dire : « Va, va détruire Suwayda ; à moi il ne convient pas de combattre et de faire fuir des Musulmans ; envoie quelqu’un d’autre. » Kāmil alors se fâchant : « Par Dieu, si nous buvions du vin, nous commettrions un péché bien plus généreux que ce rigorisme que tu manifestes par exemple en allant faire relâcher à nos hommes le butin qu’ils ont pris individuellement, et en nous écrasant de ta vertu. » (Puis, à moi ?) « S’il y a péché tu pèches et cet autre (c.-à-d. Nāṣir) y sera sur le même rang que toi. » (Nāṣir raconte ?) que, s’étant levé, il sortit alors, et fut rejoint par Ṣalāh Irbilī, qui lui dit de ne pas aller à Ḥiṣn Manṣūr ; le Sultan enverrait quelqu’un d’autre. « Non par Dieu je n’y vais pas, fut la réponse, et quand bien même ce serait un ordre, je n’ai que faire de tes paroles »13.

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On voit mal si Sa‘d al-dīn est encore outre Euphrate lorsqu’en 633/1236 Kāmil et Ashraf assiègent Ḥarrān, récemment prise par les soldats de Rūm. « Cette année, écrit-il, arriva d’Égypte la nouvelle d’une épidémie qui y fit, raconte-t-on, plus de trente mille morts en un mois. » Puis, après des développements qu’omet Dhahabī, il reprend : « Kāmil se rendit à Ḥarrān, tua devant cette ville une multitude de Musulmans et, avec Ashraf, livra plusieurs assauts. Il y eut un grand nombre de blessés, puis il finit par obtenir la capitulation des lieutenants du Souverain de Rūm, après quoi il les mit aux fers, et il arriva des choses très laides. » Sa‘d al-dīn est en tout cas peu après à Damas, résidant dans

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la demeure du seigneur de Ba‘albek, à l’intérieur de la Bāb al-Farādīs ; il donna la dignité d’émir de cent cavaliers au seigneur ‘Imād al-dīn ‘Umar, fils du Shaykh. — A la fin de l’année, le seigneur de Rūm assembla ses troupes et assiégea Ḥarrān ; les populations éprouvées prises entre lui et les fils de ‘Ādil, imploraient la clémence de Dieu » 14. 18

La bonne entente entre Ashraf et Kāmil ne dura pas. L’année suivante (634/4 sept. 1236-23 août 1237), Sa‘d al-dīn nous rapporte que « Malik Ashraf prit des mesures contre son vizir Falak, et lui confisqua ses biens, parce qu’on lui avait rapporté que Falak intriguait avec Kāmil »15. Mais peu après, en 635/1237, Ashraf mourait. « Sa maladie, dit Sa‘d al-dīn, consistait en furoncles à la tête ; à la crevaison de cet abcès, où se mirent des vers, il en tomba un tas de chair. Le peuple manifesta une grande douleur, ses soldats et les gens de sa Maison revêtirent leurs vêtements de deuil ; ses femmes vinrent à la porte du palais en pleurant et louant le mort ; les souqs furent fermés »16.

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Bientôt Kāmil s’emparait de Damas ; mais à son tour il mourait. Le Shaykh des Shaykhs ‘Imād al-dīn, l’oncle de notre auteur, contribue à faire donner hâtivement le pouvoir à Damas à un des neveux de Kāmil, Djawwād, pour écarter les ambitions de Nāṣir Dā’ūd qui, ayant aidé Kāmil à enlever Damas à l’héritier désigné par Ashraf, Ismā‘īl, en escomptait une récompense. Mais Djawwād désire peu reconnaître la suzeraineté du fils de Kāmil, ‘Ādil, proclamé sultan en Égypte, et s’allie avec le prince de Homs, Asad al-dīn ; or c’était comme lieutenant de ‘Ādil que ‘Imād al-dīn l’avait fait nommer. Aussi ‘Ādil étudie-t-il avec ‘Imād al-dīn, qui l’a suivi en Égypte, le moyen de faire accepter à Djawwād l’échange de Damas contre le gouvernement d’Alexandrie. Dès lors Djawwād est l’ennemi de ‘Imād al-dīn, qui va revenir à Damas et y agir comme représentant de ‘Ādil. Sa‘d al-dīn qui accompagnait son oncle, nous raconte ainsi ce retour et son tragique dénouement :

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« Nous sortîmes du Caire en rabī‘ premier (12 oct.-11 nov. 1238). Les frères de ‘Imād al-dīn lui firent leurs adieux, et Fakhr al-dīn lui dit qu’il ne voyait pas sans crainte son départ. « Peut-être en sortira-t-il pour toi un mal durable. — Je l’ai fait prince de Damas, comment serait-il mon ennemi ? — Tu dis vrai : tu l’as quitté émir, tu le retrouves sultan, et tu vas lui demander de te remettre Damas en échange d’Alexandrie. Il séjournera chez vous( ?), comment l’apaiseras-tu ? Et en cas de refus ? Arrête-toi donc à Tibériade, et écris-lui de là ; s’il t’envoie une réponse favorable, tu n’y resteras pas et tu informeras ‘Ādil. » Mais ‘Imād al-dīn ne l’en crut pas et se rendit à Damas. Nous nous arrêtâmes à alMuṣallā, où Djawwād vint à notre rencontre : (‘Imād al-dīn descendit de litière pour monter à cheval et j’ouvris la mousseline de son drapeau ; Djawwād me le prit en disant) 17 : « C’est à moi que revient la tâche de servir le maître ‘Imād al-dīn, puisque c’est lui qui m’a donné l’autorité sur le peuple et fait accéder au gouvernment de Damas. » Il nous accompagna et installa ‘Imād al-dīn dans la Citadelle au Dar al-Masarra. A ce moment, Asad al-dīn, seigneur de Homs, revenait aussi à Damas. Djawwād envoya à ‘Imād al-dīn : or, vêtements d’honneur, chevaux et étoffes. Mais de cet arrosage je ne reçus pas la pluie ; et pourtant je m’étais attaché à ‘Imād al-dīn pendant sa maladie, car il n’était sorti du Caire qu’en litière, mais, comme l’on dit, ceux qui font cuire répandent sur nous leur fumée et ne nous laissent pas nous bronzer au feu. ‘Imād al-dīn avait cependant distribué les robes d’honneur à ses compagnons.

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« Mais lorsque Djawwād sut que le but de la mission de ‘Imād al-dīn était de lui enlever Damas et de lui donner en échange Alexandrie il lui interdit de quitter sa résidence et de se montrer dehors à cheval. Puis il alla le trouver, et lui dit : « Ainsi vous m’enlevez Damas et vous me donnez Alexandrie. Je n’accepte que deux solutions : ou il y aura un lieutenant à vous à Damas, et vous m’établirez comme ce lieutenant ; ou bien vous n’en

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ferez rien, alors j’enverrai proposer à Ṣāliḥ Nadjm al-dīn Ayyūb l’échange de Damas contre Sindjār. » ‘Imād al-dīn lui répondit : « Si tu fais cela, Ṣāliḥ et ‘Ādil feront la paix, et tu resteras sans rien. » Djawwād se leva et sortit furieux, et rapporta l’entrevue à Asad aldīn. Celui-ci s’écria : « Plaise au ciel que Ṣāliḥ et ‘Ādil se réconcilient, pour qu’ils ne nous importunent plus par leurs disputes. » Puis il vint à son tour trouver ‘Imād al-dīn et lui dit que le mieux était qu’il écrivît à ‘Ādil pour lui conseiller cette Solution. « Et quand je serai parvenu à Bérézé, répartit ‘Imād al-dīn, nous nous enfuirons à Ba‘albek (?). » Asad al-dīn se fâcha et ils se séparèrent sur ces mots. Djawwād demanda alors en secret à ‘Imād al-dīn 18, fils du Cadi de Ba‘albek, d’empoisonner notre ‘Imād al-dīn qui était malade, mais il ne le fit pas. Sur ces entrefaites, Asad al-dīn retourna à Himṣ. 22

« Le mardi 26 rabī‘ premier/7 nov., Djawwād fit dire à ‘Imād al-dīn qu’il le laisserait libre d’aller se promener à cheval dans les environs de la ville s’il voulait. ‘Imād al-dīn fut persuadé qu’il y avait là inspiration sans arrière-pensée. Il revêtit donc la faradjiyya que Djawwād lui avait envoyée, et on lui sangla un étalon offert également par ce prince. Au moment où il franchissait la porte de sa maison, un homme debout se présenta devant lui portant à la main un écrit qu’il tendait en demandant secours. Le ḥādjib de ‘Imād al-dīn voulut le prendre, mais l’autre dit qu’il avait affaire au maître. Alors ‘Imād al-dīn le fit avancer ; l’homme lui tendit sa requête et en même temps le frappa d’un couteau au flanc qui atteignit les intestins ; un autre individu survint, qui le frappa au dos ; ‘Imād al-dīn tomba mort. On le rapporta chez lui. Djawwād envoya prendre tous ses biens, ses chevaux et ses esclaves. Il écrivit aussitôt qu’il n’était pour rien dans l’attentat. Mais les esclaves de ‘Imād al-dīn refusèrent d’entrer au service de Djawwād, lui faisant dire : « Tu prétends ne pas l’avoir tué, mais il a des frères et un héritage, comment se fait-il que tu te le sois approprié ? » Alors Djawwād les fit emprisonner.

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« Puis Djawwād fit dire à mon père Tādj al-dīn d’aller chez son frère ; nous y allâmes et sortîmes le corps. On lui fit des obsèques importantes, en raison de l’injustice de son meurtre ; nous le portâmes au Qāsyūn, où nous l’enterrâmes dans la Zāwiya du Shaykh Sa‘d al-dīn après avoir recousu ses blessures. Ce fut Sa‘d al-dīn son neveu — continue ce dernier lui-même — qui dit la prière pour lui. ‘Imād al-dīn avait alors cinquante-six ans » 19.

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C’est probablement à la suite de ce malheur ou peut-être seulement au cours des deux années de troubles qui suivirent que Sa‘d al-dīn quitta Damas. Nous le retrouvons au service d’un autre Ayyūbide, al-Malik al-Muẓaffar Shihāb al-dīn Ghāzī de Mayāfāriqīn. Aussi est-ce de cette région qu’en ces années il nous entretient le plus volontiers. Elle était alors troublée par les bandes restant de l’équipée du défunt khwārizm-Shāh Djalāl al-dīn Manguberti, derrière lesquelles déjà approchaient les Mongols.

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« En 639 / juillet 1241-juillet 1242, écrit-il, les Khwārizmiens saccagèrent Naṣībīn, Ras al-‘Ayn et Dunaysar, et massacrèrent une multitude de Musulmans. Ensuite ils demandèrent la paix à MuẓafFar Ghazī, et des serments furent échangés. Le chef suprême était Béréké-Khān ; ils étaient environ cinq mille cavaliers. En dessous de Béréké il y avait Ikhtiyār al-dīn Bardum-Khān, ancien émir du sultan Djalāl al-dīn, vieillard rusé, avisé et de beau visage ; puis Sārūkhān, naguère préposé aux chameaux de Djalāl al-dīn, connaissant à fond ses bêtes ; puis Kushlūkhān, qui tenait son titre de Djalāl al-dīn, et était un jeune homme intelligent ; puis le fils de la sœur de Djalāl al-dīn, et Bahadur, Bekdjārī, Tīlū, et d’autres chefs. Quant à Béréké lui-même c’était un jeune homme bien fait qui offrait à boire au premier venu ; Malik Muẓaffar avait épousé une de ses cousines. Les Khwārizmiens devinrent tout puissants sur la Djazīra, répandirent le désordre et la

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ruine, et pillèrent les dépendances de Mossoul au point qu’on y vendit un bœuf pour quatre dirhams, un quintal de fer pour deux dirhams un tiers, un âne pour trois dirhams, tant il y en avait, et de nature illicite... En ramadan, on bannit les devins ( ?) de Mayāfāriqīn, où je me trouvais, parce qu’ils avaient jusque-là trop fait de mal au peuple » 20. 26

« En 640/1er juil. 1242 - 21 juin 1243, dit-il ensuite, les Tatars prirent Erzerūm et en massacrèrent tous les habitants ; la population de Khilāṭ s’enfuit et se dispersa par peur d’eux. » (Sa‘d al-dīn, dit Dhahabī, raconte ici la victoire remportée par Muẓaffar et les Khwārizmiens sur les Alépins.) « Une personne de Naṣībīn, reprend-il, dit que cette ville avait été cette année pillée sept fois par les gens de Mossoul, de Mārdīn et de Mayāfāriqīn ; n’étaient nos femmes, nous serions partis chercher un gîte ailleurs. Ce que Dieu veut arrive »21.

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Il note aussi des souvenirs d’autres genres : « J’ai vu, écrit-il, près de Mayāfāriqīn un chêne dont la circonférence mesurait vingt-deux empans. Un autre jour, alors que je me trouvais auprès de Muẓaffar Ghāzī, on lui amena deux chevreaux, dont l’un avait le visage très proche d’un visage d’homme, avec un groin comme un sanglier et deux yeux dessous et deux autres yeux sur le front, une bouche semblable à une bouche humaine et une large langue. J’ai vu aussi un chevreau avec un seul œil au milieu du front et une queue grasse comme un mouton »22.

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Ce fut pendant le séjour de Sa‘d al-dīn à Mayāfāriqīn que Muẓaffar sans doute lui raconta son pèlerinage en 624/1227 à La Mecque. « De Syrie le Pèlerinage était conduit par Shudjā‘ ibn Sallār, de Mayāfāriqīn par Muẓaffar Shihāb al-dīn Ghāzī. Ses bagages étaient portés par 600 chameaux, sans parler de 50 dromadaires dont chacun portait un esclave. Malik Ashraf lui envoya d’importants approvisionnements. Il gagna la rive occidentale de l’Euphrate à Qarqīsiya, et de là passa à Kīsān, al-Qama, al-‘Ayn, Shanātā, villages où sont des sources d’eau courante et des palmeraies dont les fruits s’exportent en Syrie ; puis à Karbala, où il visita le mashhad ; puis il entra à Kūfa où il visita le mashhad du Prince des Croyants. D’Iraq le Pèlerinage était conduit par Qīrān Shams al-dīn, mamlūk du Calife. Le Calife envoya à Shihāb al-dīn deux chevaux et des mulets, et mille dinars en disant : voici ce que fait ma Puissance pour les fuqaha’ sur le chemin du Pèlerinage, et il recommanda au chef du Pèlerinage de se mettre à son service. Muẓaffar fit des aumônes à La Mecque et à Médine, puis revint en Iraq sans passer par Kūfa, mais, passant plus à l’ouest, et après avoir avec ses compagnons failli mourir de soif, atteignit Ḥarrān »23.

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Le séjour de Sa‘d al-dīn auprès de Muẓaffar ne s’acheva pas sans qu’il assistât à des drames. A la fin de 641/printemps 1244, un ambassadeur du Qān (mongol) vint demander au Prince de Mayafariqīn d’entrer dans son obéissance, et en 642 (9 juin 1244-29 mai 1245) celui-ci lui envoya des présents considérables. A la fin du même mois les Tatars.s’emparaient de Khilāṭ, puis atteignaient Bidlīs. Shihāb al-dīn se rendit alors à Ḥiṣn Kayfa et envoya sa mère et sa fille, avec leurs objets précieux, auprès de Mu‘aẓẓam, fils d’al-Malik al-Kāmil. Al-Malik al-Muẓaffar ayant mandé son fils al-Malik al-Sa‘īd, jeune homme beau, brave et généreux, lui dit d’aller à Mayāfāriqīn rassembler hommes et armée pour combattre les Tatars. « Moi, ajoutait-il, j’irai à Bagdad et en Égypte lever des troupes et recruter des hommes. » Mais le jeune homme refusa de se séparer du Sultan. Son cousin alors lui donna un coup de couteau, qui le tua ; il fut lui-même massacré surle-champ.

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Ensuite al-Muẓaffar, que j’accompagnais, se rendit à Naṣībīn puis à Mākasīn ; puis, par le pays du Khābūr, nous nous rendîmes à ‘Āna. Après quoi nous revînmes vers l’ouest et

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reçûmes des approvisionnements du Calife. Nous apprîmes alors l’arrivée des Tatars à Sindjār et il nous vint une ambassade du Calife, avec des bêtes destinées à la route d’Égypte. Nous retournâmes un moment à ‘Āna, et là des lettres nous apprirent que les Tatars, à cause d’accidents survenus aux sabots de leurs chevaux, s’en allaient. Nous gagnâmes alors le Masdjid (Mash-had ?)-‘Alī, Ḥarrān, et enfin Mayāfāriqīn 24. 31

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La même année, on l’a vu, mourut le père de Sa‘d al-dīn et celui-ci pour raison d’héritage sans doute quitta Muẓaffar et reprit la route de Damas25. La situation de la Syrie n’avait cependant rien d’enviable. Djawwād n’avait pu se maintenir à Damas qu’il avait cédée à Ṣāliḥ ; mais celui-ci avait été supplanté à Damas par l’héritier désigné d’Ashraf, Isma’īl. Ṣāliḥ cependant avait renversé son frère ‘Ādil en Égypte. Avec l’aide des Khwārizmiens, il venait d’écraser ses rivaux musulmans et Francs coalisés contre lui à Gaza ; il envoyait maintenant une armée sous les ordres de son vizir Mu’īn al-dīn, un des cousins de notre auteur, assiéger Damas. Ismā’īl avait en vain envoyé son vizir à lui, Amīn al-Dawla, demander l’intercession du Calife. Cet Amīn al-Dawla, nous dit Sa‘d al-dīn, « depuis les jours du siège avait recours aux talismans et aux sortilèges ; il se fit faire un cheval de bois dont le visage était tourné vers la queue et l’enterra en dehors de la ville ; et de même un taureau du meilleur fer, qu’il logea dans le minaret de la grande mosquée et dans lequel il plaça du feu sans que rien se produisît ». C’est pendant ce même siège qu’arriva Sa’d al-dīn (643-1245). « Nous partîmes de Ḥamā, en rabī‘ Ier avec les ambassadeurs de Ḥamā, qui avaient pris deux cents cavaliers par peur de l’insécurité des chemins ; nous passâmes à Salamiyya, puis continuâmes, avec les Khwārizmiens sur les chemins prélevant quelque chose sur tous les passants... Je descendis, continue-t-il, chez mon cousin Mu‘īn al-dīn dans le voisinage d’al-Muṣallā et il me donna un vêtement d’honneur. Je vis alors Damas : l’armée avait coupé presque tous les arbres et détourné l’eau des canaux : les maisons étaient détruites, car Ṣāliḥ Ismā‘īl en avait démoli par le feu les faubourgs, et l’armée d’Égypte abattit les constructions subsistantes dans les environs. Il ne restait pas dans la banlieue de Damas une maison où habiter. Les mangonneaux étaient dressés contre la ville, de Bāb al-Djābiya à Bāb al-Naṣr. En rabī‘ 1er/août, le fils du seigneur de Ṣarkhad se joignit à nous, mon cousin lui donna mille dinars, un vêtement d’honneur et un cheval. Presque tous les jours il distribuait cinq cents vêtements d’honneur et cinq mille dinars à des personnes qui se joignaient à nous »26.

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La ville finit par succomber et Sa‘d al-dīn s’y installa d’abord. L’année suivante son frère Sharaf al-dīn reçut la succession de son frère comme Shaykh des Khānqāh de Damas 27. Notre auteur restait attentif aux faits de Djazīra et note que cette année « on apprit que Mu‘aẓẓam, seigneur de Ḥiṣn Kayfa, avait reçu des secours de Mossoul et de Mārdīn, et avait livré à Muẓaffar de Mayāfāriqīn une bataille dans laquelle il l’avait battu ; il avait ensuite ravagé les territoires de son ennemi ». Mais c’est en Égypte que la famille de Sa‘d al-dīn s’était élevée aux plus hautes destinées, et Sa‘d al-dīn décida d’aller rejoindre ses cousins. « Je partis, écrit-il, pour l’Égypte, et arrivai par le Gharābī à al-Quṣayr, puis à alSāyh où je m’arrêtai ; le Sultan Nadjm al-dīn (Ṣāliḥ) y avait fait construire des habitations et un jardin, avec une mosquée et des boutiques, et on l’avait nommé dès lors aṣṢāliḥiya »28. C’est dès lors la politique de Ṣāliḥ que Sa‘d al-dīn nous expose, et à laquelle lui-même prend une part assez active.

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« En muharram 645/8 mai-7 juin 1247, le Sultan enleva à Sa‘īd ibn al-‘Azīz la forteresse de Subayba, et lui donna un fief de cent cinquante cavaliers en Égypte, avec cent mille dirhems, une qayṣariyya de brocarts de soie, et cinq cents autres dirhems séparément.

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Vers le même moment il bannit son mamlūk Bunduqdar, dont il répartit les assignations entre les autres ; il était coupable d’être monté à la citadelle de ‘Adjlūn sans ordre. Puis le Sultan visita Jérusalem et en fit mesurer les remparts auxquels on trouva six mille brasses ; il fit consacrer le produit de l’impôt sur les récoltes à Jérusalem à la restauration de ces remparts, et fit une aumône de deux mille dinars au Ḥarām. Il visita aussi Hébron. » 35

Sa‘d al-dīn prend alors part sous les ordres de son cousin Fakhr al-dīn à la campagne organisée par Ṣāliḥ contre les Francs. « L’émir Fakhr al-dīn assiégeait alors Tibériade. Il dressa contre elle ses mangonneaux ; les assiégés firent une sortie nocturne, et tuèrent Sābiq al-dīn al-Djazarī et sept autres Musulmans. Nous montâmes en bateau sur le lac pour couper les vivres de la ville ; les bateaux francs vinrent nous combattre une heure ; puis nous livrâmes un assaut à la citadelle de tous les côtés et il y eut beaucoup de blessés. La courtine que nous avions accrochée de l’avant-mur tomba et nous nous élançâmes tous ensemble à l’assaut de la brèche, les Francs accoururent en masse, nous jetèrent des pierres, nous tuèrent beaucoup de monde et nous éprouvèrent beaucoup ; mais toutes les fois qu’un groupe était fatigué, il se retirait et un autre venait occuper sa place ; si bien que les Francs finirent par être à bout de forces et demandèrent l’aman. L’émir le leur accorda à condition de les garder tous prisonniers, et ils s’y résignèrent. Ils étaient deux cent soixante. Les émirs à l’insu de Fakhr al-dīn firent encore une cinquantaine d’autres captifs et les troupes pillèrent la ville. Nous trouvāmes un grand nombre de Francs tués ou blessés dans la citadelle. Ce fut une grande journée. La citadelle fut rasée et ses débris partagés entre les soldats.

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Nous allâmes ensuite tous, en emportant nos engins de guerre, à Ascalon devant laquelle l’émir Shihāb al-dīn ibn al-Gharz nous avait précédés. Nos troupes entourèrent la place. Au pied se trouvait la flotte franque ; nos navires à nous étaient ancrés au rivage. Ascalon est une belle forteresse avec seize tours se succédant au bord de la mer. Nous y campâmes et lui lançâmes des pierres avec nos mangonneaux. La flotte franque vint attaquer la nôtre ; ce fut une chaude journée ; la mer devint mauvaise et les flots tumultueux, et nos navires furent brisés sur le rivage, au nombre de vingt-cinq ; tandis que les navires francs qui étaient mouillés aux large sortirent sains et saufs de la tempête. Nous prîmes le bois de nos navires et en fîmes des parapets pour les assauts. Nous avions en tout quatorze mangonneaux, lançant des pierres contre la citadelle ; les mangonneaux ennemis ne chômaient pas une heure ; les Francs brûlèrent les parapets protecteurs de nos mangonneaux ; ils lançaient sur eux de grosses flèches de ziyār29 incandescentes et nous brisèrent deux mangonneaux. Puis ils firent une sortie qui nous coûta beaucoup de monde. Au bout de quelques jours nous nous mîmes à combler le plus vite possible le fossé du côté de la mine. Ensuite ils reçurent douze navires de secours (il leur venait mais il nous venait aussi) et ils firent encore plusieurs sorties. Le dix de djumādā premier/13 sept. 1247 nous donnâmes l’assaut de tous côtés ; les Musulmans livrèrent un combat acharné et s’emparèrent de l’avant-mur ; il y eut une soixantaine de morts et une foule de blessés. Nous passâmes la nuit sur les fossés et l’on commença à miner une tour et une courtine ; après deux jours nous nous élançâmes à l’assaut. Un moment ils nous reprirent la mine dont nos hommes s’enfuirent, mais le lendemain nous la reprîmes ; le 16 nous mîmes le feu à la mine de la tour, mais l’ennemi avait contre-miné et étouffa le feu. Cependant le lendemain la tour s’écroula et ensevelit douze de leurs cavaliers que nos hommes retirèrent pour prendre ce qu’ils avaient sur eux. Il leur arriva encore sept gros vaisseaux. La pierre du mangonneau que je possède pèse un quintal syrien un quart. Le

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siège se prolongea avec plus d’un incident. Deux chevaliers francs passèrent à nous, et reçurent de Fakhr al-dīn des vêtements d’honneur. Ils rapportèrent que la discorde avait éclaté entre les Hospitaliers et [......]. L’avant-mur s’écroula et huit des nôtres moururent sous les débris. La nuit du jeudi 22 djumādā second/25 sept., nos hommes montèrent par la tour minée et s’en emparèrent : ils poussèrent un grand cri, on sonna les timbales dans la nuit, un grand vacarme s’éleva, la foule accourut, les Francs frappés de stupeur s’enfuirent vers leurs bateaux ou dans les tours où ils se fortifièrent ; et les Musulmans, toujours de nuit, entrèrent dans la citadelle. Ils massacrèrent à l’envi et, dans la masse avec l’obscurité et la soif du butin, il se peut que certains se soient tués entre eux. Jusqu’à la fin de la nuit, ils ne cessèrent d’emporter objets précieux et armes. Le lendemain l’émir Fakhr al-dīn fit son entrée et accorda la vie sauve, sans leurs biens, aux Francs réfugiés dans les tours. Parmi eux se trouvaient trois chefs vénérés. Il y eut deux cent soixante prisonniers. Nous trouvâmes dans la mer des noyés et des mains coupées, parce que des Francs s’étaient accrochés à des navires pour fuir et que ceux de l’intérieur, craignant de couler, leur avaient coupé les mains avec leurs épées. Ensuite nous nous mîmes à démolir la citadelle, puis nous nous en allâmes et nous laissâmes la ville servir d’abreuvoir aux hiboux et aux corbeaux et d’habitation aux chamois et aux gazelles. Gloire à Dieu qui dure et qui rétribue »30. 37

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L’année suivante, Ṣāliḥ tomba malade, et il jugea prudent de prévenir les intrigues que la présence de son frère naguère détrôné par lui pouvait faire craindre. Sa‘d al-dīn paraît avoir eu sur ce point des informations plus précises que les autres chroniqueurs. « Le 5 shawwāl 646/22 janvier 1249, écrit-il, Ṣāliḥ ordonna d’emmener son frère Abū Bakr al-‘Ādil avec ses femmes et de le transférer à Shawbak. Il envoya pour le prévenir le Khādim Muḥassan, qui entra dans sa prison, et l’informa de la décision irrévocable du Sultan de le transporter à Shawbak. Le prince répondit : « Si vous voulez me tuer à Shawbak, faites-le donc ici tout de suite, je n’irai jamais à Shawbak. » Puis Muḥassan le blâmant de son obstination, il le frappa de son écritoire. Muḥassan sortit et informa Ṣāliḥ. Celui-ci lui dit de régler le sort d’al-‘Ādil. « Muḥassan prit avec lui trois esclaves et, la nuit du samedi 12 shawwāl, ils l’étranglèrent avec la mousseline de son drapeau et l’y pendirent. On déclara qu’il s’était pendu lui-même, et l’on sortit son corps comme d’un étranger. Nul n’osa témoigner de compassion pour son sort ni pleurer auprès de son brancard. On l’enterra dans le turbé de Shams al-dawla »31. Sā‘d al-dīn était encore en Égypte lorsque se produisit la croisade de St. Louis. Peu après l’arrivée des Francs, Ṣāliḥ était emporté par la maladie. On ne déclara pas d’abord sa mort. « Dès le lendemain, dit Sa‘d al-dīn, mon cousin Fakhr al-dīn, vicaire du Sultanat, pénétra dans la tente du Sultan et convint avec l’eunuque Muḥassan de déclarer que le Sultan avait ordonné de faire prêter serment à son fils Mu‘aẓẓam et pour lieutenant Fakhr al-dīn. Ainsi fut décidé, et les notables convoqués prêtèrent serment à l’exception des fils de Nāṣir, qui tardèrent. [Fakhr al-dīn] dit : « Fais savoir que tu vois le Sultan. » L’esclave entra chez le Sultan puis sortit, et dit : « Le Sultan vous salue. » Alors Fakhr al-dīn : « N’est-il pas évident que nous le voyons dans cette condition, alors qu’il vous a prescrit de prêter serment ? » Alors ils jurèrent. Et il leur vint de tous côtés [... lacune ?...] [on leur avait pris] le Karak, et leurs visages devinrent noirs auprès de leur père en raison de leur trahison — [livraison du Karak à S Ṣāliḥ à l’insu de Nāṣir Dā’ūd, maître de la place]. — Le Sultan de leurs espoirs mourut, bientôt on les chassa d’Égypte. — L’émir Fakhr al-dīn envoya le texte du serment aux provinces afin d’obtenir qu’il fût prêté à Mu‘aẓẓam32.

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Bientôt, Fakhr al-dīn mourait à son tour, tué en combattant les Francs. « C’était, dit son cousin, un jour de fort brouillard ; il reçut des coups de lance et des flèches, puis deux coups d’épée au visage ; avec lui il n’y eut de tué que son djāmdār ; Djūlānī Qudūr s’appropria la mosquée ( ?) qu’il avait fait construire à la Manṣūra ; Dimiāṭī, les portes de sa demeure. Ce jour-là fut tué Nadjm al-dīn al-Bahasnī al-Shudjā‘ ibn Yūsuf et [Alt (’b)a ?] le Kātib, et toutes les tentes de l’aile gauche furent pillées. Puis les Musulmans revinrent à la charge, dominèrent les Francs, et mille six cents de leurs cavaliers furent tués. Puis des Francs dressèrent leurs tentes sur place et se mirent à s’entourer d’un fossé. Nous emportâmes alors Fakhr al-dīn, vêtu d’une tunique. Quant à la résidence qu’il s’était fait élever à la Manṣūra elle fut vers ce moment saccagée à tel point que l’on dit par la suite : « Ceci était hier une demeure où s’alignaient les drapeaux de soixante-dix émirs : regardez son dénuement présent. » Gloire à celui qui ne change ni ne cesse »33.

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Quelques mois plus tard, nouvelle bataille où cette fois la victoire est aux Musulmans ; St. Louis est fait prisonnier : « Si le Français (St. Louis), dit Sa‘d al-dīn, avait voulu se sauver, il aurait pu se réfugier sur le Djabal Sabaq ou à Harāfa ; mais il resta au plus fort de la mêlée, pour protéger les siens. Parmi les prisonniers il y avait des princes et des comtes ; on compta leur nombre total et on en trouva plus de vingt mille. Les noyés et les tués étaient sept mille. J’ai vu les tués, ils couvraient la face de la terre, tant il y en avait ; le grand chevalier [..... ?] et rivalisait de misère avec le peuple derrière lui comme la plus humble des créatures. Ce fut une journée comme les Musulmans n’en avaient jamais vu ni entendu raconter. Du côté musulman il n’y eut pas cent tués. Malik Mu‘aẓẓam envoya au Français, aux princes et aux comtes des costumes d’honneur au nombre de plus de cinquante ; tous s’en revêtirent, sauf le Français qui dit : « Moi, mon pays est plus grand que le sien : comment revêtirai-je son costume ? » Le lendemain Mu‘aẓẓam donna un grand banquet et le maudit refusa encore d’y paraître, disant : « Je n’ai pas le droit de banqueter ; il ne me fait venir que pour faire de moi la risée de son armée, il n’y a donc rien à faire. » Il avait du jugement, de la fermeté, et de la religion au sens des Francs, qui avaient grande confiance en lui ; il avait une belle stature. Mu‘aẓẓam fit un tri parmi les prisonniers, garda les artisans et fit décapiter les autres »34.

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Bientôt on s’occupe de la rançon du roi. « Il fut convenu, dit notre auteur, que le Français livrerait Damiette et que les comtes et lui payeraient huit mille dinars comme indemnité pour les revenus de Damiette qu’ils avaient enlevés ; ils libéreraient les prisonniers musulmans. Les serments furent prêtés, l’armée s’ébranla le 2 ṣafar/5 mai 1250, nous allâmes camper sous Damiette jusqu’à l’aube, mais la foule pilla et tua les Francs qui restaient à Damiette, et les émirs durent l’expulser par la force. On fit l’évaluation des revenus qui restaient à Damiette, que l’on trouva être de quatre mille dinars. Le Français fut rançonné quatre cent mille dinars, et le soir il fut libéré avec un groupe d’autres Francs, et on les descendit dans une galère sans délai. Le Français envoya de là un messager aux émirs, pour leur dire que ce qu’il avait vu témoignait de peu de jugement et de peu de foi. « Pour ce qui est de votre manque de foi, vous avez tué votre Sultan ; pour ce qui est de votre manque de jugement, un roi d’outre-mer tel que moi était tombé entre vos mains et vous ne l’avez dépouillé que de quatre cent mille dinars ; m’eussiez-vous demandé mon royaume, je vous l’aurai promis, le temps d’être délivré »35.

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Peu de temps auparavant les mamlūks et émirs avaient en effet massacré Mu‘aẓẓam. Notre auteur, dont la carrière s’était faite au service des Ayyūbides et qui vite souffrit de leur renversement, joint à l’horreur que ces parvenus lui inspirent une idée cependant peu flatteuse de leur victime. « A peine Mu‘aẓẓam fut-il arrivé, écrit-il, tout ce qui était

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obscur au temps de son père allongea la langue ; on le trouva faible d’esprit, trop jeune pour bien administrer. Il transféra le fief de Fakhr al-dīn fils du Shaykh au Khādim Djawāhir pour ses engins ; les émirs attendaient de lui des cadeaux semblables à ceux qu’il avait faits aux émirs de Damas, et ils n’en virent pas trace. Il ne cessait pas de trembler de l’épaule gauche et de la moitié du visage, en particulier de la partie où prenait la barbe. Lorsqu’il était ivre, il tranchait de son épée les chandelles et disait : « Voilà ce que je veux faire des esclaves de mon père » et les menaçait de mort. Ainsi il troubla les cœurs, et on se mit à le détester, sans parler de son avarice »36. 43

Il circula aussi une version pieuse d’après laquelle le meurtre de Mu‘aẓẓam aurait été le chātiment de celui de ‘Ādil par Ṣāliḥ : « Un homme digne de foi, dit Sa‘d al-dīn, m’a rapporté que Ṣāliḥ Ayyūb avait dit à l’eunuque Muḥassan de se rendre auprès de son frère ‘Ādil en prison et d’emmener des esclaves pour l’étrangler ; Muḥassan avait fait la proposition à tous les esclaves, mais seuls quatre avaient accepté et étaient allés avec lui étrangler le prince. Maintenant Dieu rendit les quatre mêmes maîtres du fils de Ṣāliḥ, qu’ils tuèrent de la façon la plus atroce, et sur lequel ils reportèrent un châtiment pire que la faute »37.

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Après le meurtre de Mu‘aẓẓam « les (Mamlūks) turcs, dit Sa‘d al-dīn, vinrent au dahlīz du Sultan, et prêtèrent serment à Shadjar al-Durr (veuve de Ṣāliḥ) et à son vicaire l’émir ‘Izz al-dīn Aybak le Turcoman. En ṣafar/mai, Shadjar al-Durr commença à distribuer les vêtements d’honneur aux émirs, et leur donna de l’or et des chevaux. Ils libérèrent cinq cents prisonniers francs, parmi lesquels cent chevaliers. Au début de rabī‘ premier/juin, ils transférèrent le fief de Fakhr al-dīn fils du Shaykh et trois autres villages à Fāris al-dīn Aqtāy le Djāmdār ; puis ils envoyèrent à Ġazza dix émirs sous le commandement de Khass Turk le Grand, et bannirent les enfants de Nāṣir Dā’ūd. En rabī‘ second/ juillet, l’armée d’Égypte entière se mit en campagne en raison des mouvements des Alépins »38. La Syrie en effet n’avait pas reconnu la révolution égyptienne, et Nāṣir d’Alep s’emparait de la Syrie centrale que Sālih avait rattachée à l’Égypte.

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Au surplus en Égypte même les esprits étaient loin d’être unanimes, les différents clans de mamlūks se disputant les fruits de pouvoir. « En rabī‘ second/juillet, continue notre auteur, une fraction des Baḥriyya prépara un attentat contre ‘Izz al-dīn le Turcoman ; il ordonna des arrestations, et se fit prêter serment par les émirs une seconde fois. Pendant ces mois chaque jour la Reine maria deux ou trois Baḥriyya et autres mamlūks avec des femmes esclaves du Palais, avec lesquelles elle leur envoyait des cadeaux considérables. Puis ils arrêtèrent les principaux émirs kurdes : Sayf al-dīn Qaymāzī, Djamāl al-dīn Hārūn, Sharaf Shayzārī, ‘Izz Qaymāzī, Qabīsī, Quṭb al-dīn Qarabè gouverneur d’Āmid, Qutb al-dīn gouverneur de Suwayda, Nāṣir al-dīn Tibnīnī, Sharaf al-dīn ibn al-Mu‘tamid ancien gouverneur de la citadelle de Damas, Shams al-dīn ibn Bakā ancien gouverneur de Damas, et Shudjā‘ le ḥādjib. Le 22 du même mois/24 août ‘Izz al-dīn Aybak prit le titre de Sultan, et se montra à cheval dans l’appareil de la royauté. Mais le 2 djumādā premier/1 er septembre il renonça à ce titre et fit prêter serment par l’armée à Malik Ashraf fils de Ṣalāḥ al-dīn Mas‘ūd Aqsīs fils de Kāmil, qui était âgé de huit ans ; ‘Izz al-dīn Aybak restait comme son atabek. On fit émir Bunduqdar et l’on sortit de prison un certain nombre d’émirs enfermés par Ṣāliḥ, à savoir Badr al-dīn Yūnis, ‘Alam al-dīn Shamā’i, Lu’lu’ Bā’isālī (?), Nāsir al-dīn ibn Bartās, et d’autres. Khass Turk le Grand, Shihāb Rashīd le Grand, Shihāb al-dīn ibn Ghirz et un groupe d’autres émirs prirent la fuite et gagnèrent Karak dont on apprenait en même temps que Malik Mughīth fils de ‘Ādil, fils de Kāmil s’était emparé ; mais au bout de quelques jours ce prince fit arrêter Rashīd le Grand et Ibn Ghirz,

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coupables d’avoir correspondu avec les Alépins. Mu‘izz fit arrêter une série d’émirs, et fut vraiment souverain »39. Ailleurs notre auteur note qu’« à la fin de dhūl-qa‘da/ février 1251, on avait sorti nocturnement Ṣāliḥ Ismā‘īl de sa prison, on l’avait emmené vers la montagne, on l’avait tué, et toutes traces de lui furent effacées »40. Cependant les hostilités engagées en Syrie aboutissent à une grande bataille, où est battu Nāsir d’Alep et tué son atabek Lu’lu’. D’après Sa‘d al-dīn, « il périt dans cette bataille, sans parler de Shams al-dīn Lu’lu’, Nāṣir al-dīn fils de l’émir Sayf al-dīn Qaymāzī, l’émir Ḍiyā’ al-dīn Qaymāzī, et l’émir Sa‘d al-dīn Ḥumaydī »41. 46

La situation personnelle de Sa‘d al-dīn, dont la fortune avait été liée à celle des plus hauts serviteurs de Ṣāliḥ, se ressentait durement de cette situation. Vers djumādā premier/ septembre de cette même année, il note : « On me supprima ma pension »42. Néanmoins comme la domination de Nāṣir à Damas ne lui offrait peut-être pas de meilleure perspective, il resta le plus qu’il put en Égypte. Il écrit en effet : « En 653/1255, je vis dans un village de la province de Zubd un noyer mesurant douze brasses de circonférence et portant cent vingt mille noix. » En une autre date indéterminée, il avait vu « chez le Khaṭīb du Caire, Fakhr al-dīn le cadi Sakrī, une peau de serpent envoyée d’Inde à son père, et large de trois empans »43.

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Ce dut être à la fin de 653/29 janvier 1256 que Sa‘d al-dīn quitta l’Égypte et rentra à Damas ; en effet, des récits de lui postérieurs à son passage antérieur dans cette ville sont insérés dans la chronique de son ami Sibṭ ibn al-Djawzī, qui la rédige à ce moment, ne paraît pas être allé en Égypte, et va mourir à la fin de l’année suivante. Il est possible qu’il ait adopté dès lors la vie religieuse, aux côtés de son frère44. Mais à Damas aussi les Mamlūks causaient des désordres, et Sa‘d al-dīn ne devait pas y retrouver le bonheur. Voici le sombre tableau qu’il dressa de la situation : « Lorsque l’adversité se fut mise à me contrecarrer dans mes affaires, que ma joie se fut retirée, que ma liqueur de vie fut devenue trouble, que mon nécessaire fut devenu d’accès pénible, et que les vivres me furent coupés et la bourse des subventions fermée, je quittai l’Égypte. Descendu à Damas, le lieu de ma naissance, je la trouvai desséchée, elle était vide d’urbanité, la bénédiction divine s’était retirée d’elle, elle était entourée par l’injustice et les ténèbres ; les souqs étaient déserts, le peuple dans un triste état ; toute pudeur avait disparu, le crime s’étalait en plein jour, le bien était abaissé, le mal était élevé, l’on avait introduit des taxes contraires à la loi, qui ajoutaient des fardeaux aux fardeaux propres des habitants, Appelaient-ils le prince à la rescousse, il leur répondait par des coups et un refus ; s’ils recouraient au vizir, il les traitait avec distance et répulsion ; et s’ils s’adressaient au ḥādjib, il demandait un cadeau éhonté. (Plus loin, dit Dhahabī, il dit :) Nul n’entre chez eux pour manger à leur table, nul ne sort de chez eux de façon profitable... Gens dont, lorsqu’ils ont mangé, les paroles perdent tout poids. Après s’être assurés que porte et maison sont bien barricadées, ils montent, jurent, menacent ; ils ont juré, et pourtant à l’égard du harem de leurs amis ils transgressent abominablement toute obligation ; chacun d’eux est satisfait de se rendre blâmable et de rouler sa foi dans ses narines. On dit à leur vizir : Nous trouvons long de rester ainsi assis, fais donc venir des esclaves pour que nous puissions nous lever ; et le vizir : Eh bien, je dis donc, esclave, viens demain ; et le chef de leur dīwān dit à son esclave : viens demain ; et je ferme la porte. Ou plutôt je ferme la dent, et j’attrape la nourriture. » Il dit (à un autre ?) : « Tu me l’as pris, attrape donc devant la face de Dieu : il est là » (voulant dire : attrape après que je t’aurais tué). Le plus grand de leurs émirs met la main au plat, en jette un morceau au chat, et dit : « Nous ne le mangerons pas, car c’est le chat de notre voisin. »

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Voici un des exemples de leur extraordinaire injustice : un homme vint apporter du miel, on le prend pour le garde-manger du Palais, et on lui demande de payer le droit sur le miel ; il répond : Prenez-le de dedans vos mains ; ils disent : Nous ne savons pas ce que nous disons, et il s’en va allègrement avec son mulet. Voilà que l’émir des étables l’arrête et lui demande le versement du droit dans le souq ; il répond : versez-m’en la valeur et prenez votre droit. Et eux de dire : Nous ne savons pas ce que nous disons, et ils le jettent en prison pour droit non payé. Il écrit à sa famille : Envoyez-moi de l’argent pour que je me libère, car le miel et le mulet sont partis et je suis en prison pour le droit à payer.

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Autre affaire du même genre : une femme perd sa parure de bijoux qui valait cinq mille (dirhams ?) ; un crieur public la trouve dans le souq al-Rahba, et la lui rapporte ; elle lui donne cinq cents dirhams ; il refuse disant qu’il l’a rapporté pour Dieu ; elle insiste et il accepte. Le gouverneur entend parler de la chose, le fait venir, lui prend l’argent et le bat. Il conclut : « Que n’es-tu venu nous apporter à nous les bijoux ? » Et, dit Dhahabī, Sa‘d aldīn raconte encore un tas d’histoires de ce genre45.

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Notre auteur n’était plus jeune, et les désordres de ces années n’étaient pas faits pour le rattacher à son ancienne activité. Il quitta le métier militaire, et en 655/1257 se fit ṣūfī. Il fut dès lors à Damas associé par son frère aux fonctions de Shaykh des Shaykhs. Il avait déjà rédigé une bonne partie de sa chronique, puisqu’il en communiqua des fragments à Sibṭ ibn al-Djawzī, mort en 654/125646. A partir de cette date, Dhahabī ne contient plus qu’une seule brève citation de Sa‘d al-dīn relative à la prise de Ṣafad par Baybars en 664/1266, où selon notre auteur « l’armée perdit environ mille hommes, sans parler des pertes des détachements de ghāzī et du peuple qui l’accompagnait, et d’un grand nombre de blessés ; l’entreprise avait été très meurtrière »47. Sans doute Sa‘d al-dīn dans sa retraite n’était-il plus un aussi bon informateur que les historiographes détaillés dont Dhahabī pouvait se servir pour le règne de Baybars ; ou peut-être n’y apportait-il pas l’esprit apologétique nécessaire48.

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Dans cette dernière période de sa vie, Sa‘d al-dīn forma quelques disciples49 ; c’est à l’un d’eux, Abū l-Ḥasan al-Mawṣilī, que Dhahabī dut de connaître son œuvre50. Par la suite sa vue baissa, sa santé chancela, et il mourut à la fin de l’année 674/printemps 1276, âgé de 82 années musulmanes, de 80 de nos années51.

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Tels sont les éléments décousus et disparates que l’on peut reconstituer de l’œuvre, et par elle de la carrière, de Sa‘d al-dīn ibn Ḥamawiya Djuwaynī. Ils ne révolutionnent pas l’histoire de la période. Mais, témoignages directs d’un homme qui, à l’occasion, ne dissimule pas le régime auquel il est lié et les sympathies ou antipathies qui en résultent pour lui, ils apportent tout de même quelques confirmations, précisions, compléments qui ne sont pas tout à fait négligeables. On aurait doublé sans grande utilité la longueur de cet article si on avait voulu ajouter à chaque paragraphe le commentaire historique qu’il comporterait, et qui ne peut se faire que dans le cadre d’une histoire générale de la période. On trouvera dans notre ouvrage cité en tête de cet article l’indication des autres sources auxquelles il conviendrait de se reporter, ainsi qu’un schéma des événements au milieu desquels Sa‘d al-dīn nous transporte. On m’excusera de me borner ici à y renvoyer.

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NOTES 1. La Syrie du nord à l’époque des Croisades, Paris 1940, p. 63-64. 2. Plutôt qu’aux folios d’un ms., je renvoie, pour Dhahabī, à l’année, en précisant quand la citation s’y trouve dans l’obituaire. 3. Encyclopédie de l’Islam, art. Sa‘d al-dīn (par Koprülü). 4. Sibṭ ibn al-Djawzī, Brit. Mus. 1226, 3r°-4r° (manque dans l’édition Jewett). 5. Abū Shāma, Bibl. Nat. 5852, 136r°; Sibṭ, ibid., an 617. 6. Selon Ibn Wāsil, Bibl. Nat. 1702, 255v°, ‘Ādil aurait pour cette raison fait enfermer Fakhr al-dīn; mais selon Sibṭ, Jewett 500, sa captivité aurait été le fait de Ṣāliḥ, auprès duquel ensuite il rentra en grâce. 7. Sibṭ, Jewett 495-6. 8. Sibṭ 496 ; Dhahabī, an 644 ; Yūnīnī (inédit), an 678. 9. Dhahabī, Obituaire, an 674 ; Sibt 496. 10. Dhahabī, an 617. 11. Sibṭ 427. 12. Dhahabī, Obituaire, an 643. 13. Sibṭ 510. Suwayda est reconstitué par hypothèse, d’après les faits connus (ms. : hwid). 14. Dhahabī, an 633. 15. Dhahabī, Obituaire, an 643. 16. Dhahabī, Obituaire, an 635. 17. Cette phrase, qui n’est pas dans Sibṭ, auquel on doit ce paragraphe, est suppléée d’après le bref extrait de Dhahabī, Obituaire, an 636. 18. Fils aîné de Kāmil réduit à la possession des territoires orientaux et pour cette raison en froid avec son frère ‘Ādil. 19. Sibṭ 477-479. 20. Dhahabī, an 639. 21. Dhahabī, an 640. 22. Dhahabī, Obituaire 674. 23. Sibṭ 424, cf. 510. 24. Dhahabī 642. Passage traduit dans Rev. des ét. isl., 1934, p. 234, par nous. 25. Dhahabī 643. 26. Dhahabī, an 643. 27. Dhahabī, an 644 d’après Sa‘d al-dīn. 28. Dhahabī, an 644. 29. Sorte d’énorme arbalète à tour ; cf. mon Traité d’armurerie composé pour Saladin dans Bull. d’Ét. Or. de l’Inst. de Damas, XII, 1947-8, 151-154. 30. Dhahabī, an 645. 31. Sibṭ 512 ; Dhahabī, Obituaire 646. 32. Dhahabī, Obituaire 647 (texte incertain). 33. Dhahabī, Obituaire 647. 34. Dhahabī, an 648. 35. Dhahabī, an 648. Il est peu vraisemblable que St Louis ait prononcé personnellement une telle phrase. 36. Dhahabī, Obituaire 648. 37. Sibṭ 520.

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38. Dhahabī, an 648. 39. Dhahabī, an 648. 40. Dhahabī, Obituaire 648. 41. Dhahabī, an 648. 42. Ibid. 43. Dh., Obit. 674. 44. Sibṭ 427 le dit wāliyu l-khawān (ou : khawānig ? = monastères, cf. p. 481, n. 1). 45. Dhahabī, an 655. 46. Elle portait un titre commençant par al-djarida (Dhahabī, Obituaire 636). 655 est la date de Dhahabī ; toutefois on a vu que Sibṭ, mort en 654, donne déjà à Sa‘d al-dīn un titre qui peut se rapporter à cette fonction religieuse. 47. Dhahabī, an 664. 48. Sa‘d al-dīn avait fait aussi des vers (Dhahabī, Ob. 674 ; Sibt, 489, 510, 520). 49. Dhahabī, ibid., nomme Ibn al-Khabbāz, Ibn al-’Aṭṭār, et ‘Alam al-dīn al-Dawādār. 50. Dhahabī paraît dire qu’il a reçu directement de Sa‘d al-dīn l’ idjāza (la permission de reproduire), mais cela est impossible, puisqu’il naquit en 673/1275. Elle fut, en tout cas, transmise à Dhahabī, dit-il, par un écrit d’Abū 1-Hasan, autorisé par Sa’d al-dīn (sans doute pour la transmission posthume de son œuvre). 51. Dhahabī, Ob. 674.

NOTES DE FIN *. Publié dans le Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, n° 7, 1950, 320-337

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Les changements techniques militaires dans le Proche-Orient médiéval et leur importance historique*

La présente communication est particulièrement élémentaire et provisoire, non seulement parce que l’auteur n’a pu disposer du temps nécessaire à ce qu’il avait désiré et cru pouvoir faire, mais aussi et plus encore parce que, il faut bien l’avouer, le sujet abordé est presque complètement vierge et, dans les conditions de la documentation disponible, particulièrement difficile. 1

D’une manière générale, et spécialement dans l’histoire occidentale, tous les historiens tombent d’accord que les transformations techniques peuvent avoir d’importantes répercussions sur toute l’évolution sociale et humaine, la réciproque, à laquelle on pense moins souvent, pouvant d’ailleurs être aussi vraie. Le cas des transformations dans les techniques militaires n’y fait pas exception, et il est exceptionnellement net dans les sociétés où le pouvoir politico-social appartient plus ou moins à une classe militaire ou à ses chefs, comme notre Moyen Âge féodal.

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Des problèmes de même nature se posent dans le monde musulman médiéval, où suprématie politique et classe militaire sont aussi liées qu’en Occident à pareille époque. Seulement, en matière d’histoire orientale, nous sommes trop en retard sur l’histoire occidentale pour pouvoir tout de suite placer la discussion au même niveau, et cela est d’autant plus regrettable que, par suite des relations entre Orient et Occident, ni l’une ni l’autre des deux histoires ne peut être pleinement conduite en faisant abstraction de l’autre. Les problèmes ne sont pas identiques de part et d’autre, mais, dans l’état actuel de nos études, il est normal, sous réserve des précautions nécessaires, que la considération de l’Occident nous aide à poser notre questionnaire, et que le besoin d’aboutir à des réponses correspondantes nous serve de stimulant. Le cloisonnement des disciplines retarde souvent la connaissance que nous, orientalistes, avons du progrès des recherches et conceptions dans les autres branches de l’histoire, et cela nuit assurément au progrès de nos propres études. Cependant, à chaque grand moment de l’histoire musulmane,

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conquête arabe, révolution ‘abbāside, conquête turque, croisades, conquête mongole, conquête ottomane, la question du rôle des techniques militaires est impossible à éluder, de même que, plus durablement, dans le dessin des évolutions sociales et politiques, à l’époque classique comme ensuite. Il faut donc essayer au moins de planter quelques jalons, même s’ils ne sont que provisoires. 3

La conquête arabe, tout le monde en convient, est due à des facteurs sociaux et moraux bien plus qu’à une quelconque supériorité technique, les avantages du chameau étant compensés par l’absence à peu près complète de machinerie de siège. En fait d’avance les vainqueurs étaient vainqueurs, les vaincus vaincus. Mais il se trouve que vers le moment où les Arabes effectuent leurs conquêtes, dans la steppe eurasiatique qu’ils ne connaissent évidemment pas, se produit une invention qui progressivement s’étend à l’Europe entière, celle de l’étrier. Bien que la chronologie et les itinéraires de sa diffusion restent un peu incertains, on s’accorde à penser qu’il a définitivement conquis tous les peuples de la steppe au plus tard au VIIe siècle et l’Europe au VIIIe. Pour l’Europe on admet couramment, tout en refusant un mécanisme élémentaire, que, d’adaptations en adaptations, l’étrier a grandement contribué à la prépondérance nouvelle de la cavalerie succédant à celle de l’infanterie dans l’Antiquité et au haut Moyen Âge, et par conséquent à l’instauration du régime féodal. Il est donc de grande importance pour nous de chercher ce qu’il a pu y avoir ou non de parallèle dans le monde musulman médiéval.

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Même si l’on recule les premières apparitions de l’étrier antérieurement au VIIe siècle, il reste certain que les Arabes du temps de la Conquête l’ignorent, ce dont des auteurs peu postérieurs aux faits comme Djāḥiẓ et Mubarrad portent irrécusablement témoignage. L’étrier ne s’introduit dans les armées musulmanes, apparemment par l’intermédiaire de l’Asie Centrale et de l’Iran, que vers l’extrême fin du VIIe et au cours du VIIIe siècle, donc en un certain synchronisme avec l’Europe. En Europe, dit-on, la stabilité désormais acquise du cavalier faisant vraiment corps avec son cheval entraîne le renforcement du mode d’utilisation de la lance, d’où pour y parer celui de l’armure, puis pour la mieux percer l’emploi de l’arbalète, et ainsi de suite. Néanmoins, une invention ne conduit jamais à des conséquences automatiques, non seulement parce que l’homme n’est pas une machine mais en tous ces cas aussi parce que ces conséquences résultent de la totalité des facteurs en présence, qui naturellement diffèrent de société à société. S’il est normal que l’invention de l’étrier se soit produite parmi des peuples passant une partie de leur vie à cheval, il serait hasardeux cependant d’en conclure qu’elle ait entraîné chez eux les mêmes conséquences qu’en Europe occidentale. Qu’ils l’aient ou non toujours utilisée, il est bien connu que de siècle en siècle la supériorité des nomades sur les sédentaires a continué à consister entre autres choses dans leur mobilité, c’est-à-dire pour commencer dans leur légèreté, alors que l’évolution en Europe allait dans le sens de la lourdeur, corrélative de la force de choc. Dans les armées des États musulmans sédentaires il n’y a pas de doute que l’on ait aussi progressé en ce dernier sens ; l’expérience des Croisades, où les armées de l’Orient et de l’Occident se sont trouvées face à face, n’en démontre pas moins que l’opposition entre les deux camps résidait dans la vigueur lourde de l’un et la relative mobilité de l’autre, la part plus grande faite, à côté des corps lourds, aux détachements légers, les corps lourds eux-mêmes ne l’étant pas au point de ceux de l’Occident. Naturellement le monde musulman lui-même n’est pas une masse uniforme, et des différences peuvent apparaître entre les différentes régions qui le composent, de l’Occident en contact avec l’Europe à l’Asie Centrale ou aux bords de l’Afrique noire. Sans faire de racisme, on peut bien considérer que les diverses populations n’avaient pas

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forcément des tempéraments aptes aux mêmes adaptations. Il en allait de même des chevaux, et ici devraient être étudiées toute une série de questions relatives à l’importance numérique et au rôle, dans les premières conquêtes, et ensuite, du fameux « cheval arabe », nerveux plus que fort, ainsi qu’à l’existence, dans les armées musulmanes ultérieures ou certaines d’entre elles, de chevaux d’autres races et caractéristiques. Et enfin tous les peuples ne disposaient pas forcément des matières premières ou des capacités techniques nécessaires pour fabriquer normalement n’importe quelle espèce d’armement ; et les armements lourds supposent des moyens de transport que l’organisation sociale, la géographie ou la tradition facilitent plus ou moins. 5

Sans sortir du domaine des armes, penchons-nous un moment sur le tir à l’arc. Celui-ci était pratiqué par tous les peuples de l’Antiquité et parmi eux par les anciens Arabes, à la chasse et à la guerre. Jamais cependant il n’avait joué dans les vraies batailles le rôle qu’il jouait chez les peuples de la steppe eurasiatique. En Iran, au contact de ces derniers et sans doute plus nettement depuis l’époque de la domination parthe, l’entraînement au tir à l’arc était, même dans les populations urbaines, un sport traditionnellement développé ; la supériorité possédée à cet égard par les Iraniens sur les Arabes ne leur servit cependant de rien dans les conditions des batailles de Qādisiyya et de Nehavend, au temps des conquêtes du VIIe siècle. Je ne sais où Massignon a trouvé que la victoire d’Abū Muslim sur les armées omayades était due entre autres causes à la possession d’un « grand arc ». Il reste que la technique de multiples formes de tir à l’arc continua à être pratiquée en Iran : il est remarquable que, dans les manuels de tir rédigés en Syrie ou en Égypte à partir de la fin du XIIIe siècle pour des armées kurdo-turques ou purement turques, manuels que nous possédons, tous les grands maîtres auxquels on se réfère sont des Iraniens stricto sensu ou des Transoxianais des siècles passés.

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Néanmoins en Iran le tir à l’arc reste principalement affaire de piéton. Les peuples de la steppe cependant réalisaient une innovation considérable lorsqu’ils pratiquaient le tir à l’arc à cheval. La chose était antérieure à l’étrier, et déjà bien connue des Parthes, mais il est difficile de penser que la possession de l’étrier n’ait pas encore à cet égard accru les possibilités, en donnant au cavalier selon son désir plus de force ou de mobilité, voire les deux réunies. Leurs voisins iraniens n’ignoraient pas leur manière de faire, mais, chose qui peut étonner, à travers toute l’histoire des relations entre les sédentaires du sud et les nomades du nord, toujours ces derniers conservèrent en fait le quasi-monopole de l’archerie à cheval, avec la supériorité qu’elle leur conféra à tour de rôle sur les divers adversaires iraniens, arabes, byzantins, etc. qu’ils eurent à affronter. Sans doute leur genre de vie leur conférait-il à cet égard a priori un avantage sur les sédentaires mais il ne faut pas croire que l’effort des nomades ait été dirigé surtout vers l’accroissement de la force du tir. La forme de tir qui paraît avoir été chez eux la plus répandue était d’un autre ordre, et repose sur une autre idée technique, apparentée à celle de l’arbalète. Elle consistait à remplacer la grosse flèche unique de l’arc par une série de fléchettes introduites dans un tuyau d’où elles étaient chassées, par un mécanisme simple, lors du tir de l’arc. Ces fléchettes avaient l’avantage de pouvoir être courtes, ce qui permettait d’en fabriquer même si l’on avait dans la steppe de la peine à trouver de quoi en faire suffisamment de plus longues, ou de réutiliser des morceaux de flèches adverses déjà utilisées. Certes leur force de choc était minime, mais elles compensaient cet inconvénient par leur multiplicité et la mobilité des cavaliers les tirant de partout en tous sens, produisant l’effet d’une grêle ou d’un essaim d’abeilles, un désarroi physique et moral complet chez l’adversaire.

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Cependant divers arcs plus puissants étaient utilisés en concurrence avec ceux-ci suivant les occasions. Il est inutile d’entrer ici dans une étude détaillée de leurs divers types et de leur manœuvre. L’important est de souligner qu’il ne peut être question de parler d’archerie comme d’un bloc indifférencié. Nous devons nous méfier de sous-estimer la portée de différences qui, du haut de nos techniques modernes, peuvent paraître insignifiantes. Si de deux armées en présence l’une possède des arcs qui tirent dix mètres plus loin que ceux de l’autre, elle pourra, tout en étant en sûreté, décimer son adversaire ; et de même en cas de force de frappe inégale, de maniabilité ou de solidité inégale des arcs, d’approvisionnement plus ou moins facile en flèches sur le champ de bataille, etc. Pour nous faire une idée des diverses modalités du tir à l’arc, nous disposons depuis peu du beau travail de Latham et Paterson, complété par celui de mon jeune compatriote Antoine Boudot-Lamotte. Ce qui manque un peu cependant à leur travail pour être pleinement utilisable pour l’historien dans l’esprit de mon présent développement est un tableau systématique des portées, des forces, bref de toutes les caractéristiques militaires des divers types d’arcs. Seuls des techniciens comme eux peuvent nous rendre ce service, qui est éminemment souhaitable.

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La considération de l’arc nous introduit aussi dans celle de l’arbalète. Le principe de celleci était connu dès l’Antiquité, mais on n’en avait fait alors qu’un usage exceptionnel, si bien que lorsque par la suite elle réapparaît dans telle ou telle armée, c’est souvent comme un emprunt, le nom compris, à d’autres peuples, comme si on ne l’avait jamais connue. Un exemple remarquable est l’armée byzantine, où on admira en 1096 les arbalètes des Occidentaux, dont on n’avait pas l’équivalent, mais en leur donnant le nom persan qu’elles portaient dans les armées musulmanes. Il existait tout une gamme d’arbalètes, depuis l’arbalète ultra-légère individuelle à cheval chassant les fléchettes dont nous avons précédemment parlé jusqu’à la grosse baliste sur châssis utilisée comme arme collective pour défoncer les murailles, en passant par les arbalètes individuelles lourdes nécessitant pour être tendues la force combinée des pieds et du dos, et celles-ci armes de piétons. L’arbalète était capable de tirer plus loin et plus fort que l’arc, mais était de tir lent et demandait de préférence le service de deux ou trois hommes ; elle n’était donc pas tout avantage, et l’on peut comprendre que sa diffusion ait été irrégulière. Elle apparaît, semble-t-il, dans les armées orientales pour la première fois en Asie Centrale au VIIIe siècle, mais elle est normalement plus utilisée dans les batailles de sédentaires que dans celles de nomades. Il est dificile pour le moment de voir clairement la portée réelle de sa diffusion.

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D’autres enquêtes devraient être faites sur le javelot et la lance, le sabre, la massue, etc. Là aussi il faut faire attention aux différences. En ce qui concerne le sabre la question est liée à celle de sa métallurgie. Ce que nous appelons l’acier de Damas, mais qui est une technique d’origine hindoue, donnait des lames de qualité, qui n’empêchaient cependant pas les peuples de l’aire islamique d’attacher une valeur particulière à la métallurgie eurasiatique et, plus tard, aux armes franques toutes faites ; les territoires de l’Islam sont en général pauvres en fer, et ce fait constituait dans certains pays au moins comme l’Égypte une gêne grave, dont on peut juger par le prix payé pour assurer au temps des Croisades les importations de minerai en provenance d’Italie. On aboutirait à des conclusions semblables en étudiant les armes défensives : le bouclier ṭāriqa, courant dans les armées musulmanes au temps des Croisades, paraît bien n’être autre chose que la targe occidentale.

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Après les armes individuelles il faut étudier l’artillerie collective des balistes et mangonneaux. Là encore le travail est compliqué par les imprécisions permanentes du vocabulaire dans les sources et souvent même les ouvrages modernes. Dans l’ensemble on peut dire que l’Antiquité n’a connu que des engins à torsion, le haut Moyen Âge y a ajouté les engins à tension, et c’est seulement au temps des Croisades que l’on voit apparaître les engins à contrepoids, nettement plus puissants. L’initiative ici paraît être occidentale, mais elle est orientale dans le cas de la grande baliste à tour que l’empereur Frédéric II commande en Syrie, faute d’en avoir aucun fabricant en Italie. Ces engins supposent la possibilité technique de cordages de haute résistance, et des moyens de transport qui ne devaient pas être toujours faciles à trouver dans des pays où les bêtes circulent sur des pistes et non des chariots sur des routes ; pour cette raison sans doute les engins étaient souvent emportés en pièces détachées et montés sur place.

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La croissance de ces formes d’artillerie est liée au développement, dans l’intervalle des armées nomades, des guerres de siège et des attaques de forteresses. Réciproquement, elle encourage le développement des ouvrages fortifiés de tous genres. L’étude précise des influences réciproques des architectures militaires occidentale et orientale reste à faire. Il n’est pas douteux que l’Occident a appris beaucoup en Orient, mais la chose est cependant compliquée, car il est non moins certain que les fortifications et forteresses orientales n’étaient pas avant les Croisades aussi puissantes qu’elles le devinrent pendant et après elles. Il ne faut certes pas méconnaître, mais il ne faut tout de même pas exagérer le rôle des Croisades dans une évolution qui déborde de loin géographiquement leur zone d’impact. D’autres facteurs ont joué aussi, et des raisons sociales sans doute expliquent la multiplication des forteresses non urbaines qui caractérise en Orient comme en Occident le milieu du Moyen Âge dès avant les Croisades et les conquêtes turques.

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Surpris par le caractère irrésistible des conquêtes mongoles, on s’est demandé si elles reposaient entre autres choses sur une supériorité de leur armement. Certes ils ont pu apporter avec eux quelques formes d’armes chinoises, mais à des détails près celles-ci paraissent bien en avoir été au même niveau que les armes proche-orientales. Rien ne permet de constater dans les armes mongoles telles qu’elles nous sont montrées quoi que ce soit de différent de ce que les ennemis des Mongols en Asie occidentale avaient aussi bien qu’eux, et il paraît certain que leurs conquêtes s’expliquent plutôt par leurs qualités d’organisation, de renseignement, d’intrigues et par la panique même qu’ils inspiraient que par des idées techniques neuves. Sur ce plan il semble seulement qu’ils ont su, par l’utilisation des populations soumises, pousser à une perfection nouvelle la combinaison des hostilités légères et rapides et l’emploi massif d’une artillerie auparavant souvent représentée par des pièces presque uniques. Mais l’évolution en ce sens les avait devancés, comme il est facile de voir dans les récits des opérations de la Troisième Croisade et des guerres ultérieures des Ayyūbides, Khwārizmiens, etc.

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Tout ce qui précède montre à quel point nous restons ignorants de ce qui serait fondamental pour apprécier la signification réelle des procédés techniques de guerre. L’important de ce point de vue n’est pas de connaître les caractéristiques stylistiques de telles et telles armes, mais leurs propriétés proprement militaires comparées entre armes, la possibilité plus ou moins grande des diverses populations de fabriquer et d’utiliser les unes ou les autres, etc. Rappelons-nous cependant qu’il ne faut pas exagérer les conséquences de n’importe quelle innovation technique. Les adversaires adaptent leur mode de combat à leurs possibilités, et cherchent à éviter les effets de leurs infériorités et à profiter au mieux de leurs avantages. Le développement du matériel lourd

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techniquement perfectionné peut devenir et est devenu en fait souvent une infériorité en face de nomades légers, et tel mode de combat pratiqué en pays ordinaire devient impossible en désert, en montagne, etc. Ce qui est à la longue plus net, bien que moins direct, est l’impact des progrès techniques sur l’économie et la société des groupes dans lesquels ils se produisent. 14

Ces remarques nous amènent alors à d’autres catégories de questions : l’une concerne le recrutement. Nous avons déjà incidemment fait allusion aux traditions propres des Arabes, des Iraniens, des nomades eurasiatiques ; il est remarquable de constater qu’à travers les siècles chaque groupe ethnique reste attaché à ses traditions, on dirait mieux : y reste enfermé ; lorsque les Daylamites ont pris le pouvoir en Iran occidental et à Bagdad, c’étaient des montagnards, guerriers à pied endurants mais naturellement peu préparés par la nature de leur pays d’origine aux évolutions de cavalerie. Lorsque les Būyides, la dynastie issue d’eux, a voulu se constituer une armée complète, ils n’ont pas un instant pensé à leur enseigner l’art équestre qui leur manquait, mais — aussi pour faire contrepoids à leur influence — ont recruté une armée parallèle turque ; et l’on trouverait maint fait comparable dans l’histoire de l’Égypte, voire du Maghreb, et d’ailleurs. Mais le recrutement turc lui-même pose un problème difficile. De deux choses l’une en effet : ou ces Turcs sont acquis à un âge d’hommes, ou ils le sont très jeunes. A l’origine, lorsque par Turcs on entendait surtout des Farghaniens du domaine musulman enrôlés comme mercenaires, il s’agissait d’adultes, mais qui n’étaient pas des Turcs du plein domaine nomade. Mais par la suite il s’est agi essentiellement de captifs ou d’esclaves ramassés assez jeunes pour pouvoir recevoir une formation technique et islamique les intégrant à l’armée avec une pratique encore incomplète des traditions de leur peuple. Au plus, s’il est certain qu’ils étaient utilisés surtout comme cavaliers, s’il est certain aussi que leurs archers, face par exemple à ceux de l’armée fāṭimide à recrutement plus occidental ou africain, étaient redoutables, il n’en reste pas moins qu’ils étaient intégrés à un système de guerre en général qui ne pouvait être conforme au système de la steppe eurasiatique, si bien qu’une opposition se maintenait ou se recréait entre les armées de la steppe et celles de leurs compatriotes d’origine intégrés au monde musulman traditionnel : cela se revit périodiquement lors des guerres qui opposèrent les Saldjūqides aux Ghaznévides, aux Būyides, etc., puis les Oghuz du XIIe siècle aux Turcs iranisés, les Mongols mêlés de Turcs aux sédentaires du plus proche Orient et ainsi de suite. Les Turcs étaient donc enrôlés pour les aptitudes physiques ou morales qu’on leur reconnaissait, pour une certaine orientation générale d’entraînement conservée de leur jeunesse, mais non pour la reproduction des modes de combat de l’Asie Centrale.

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Dans tout ce qui vient d’être dit, on aura constaté que les contacts et influences dont il s’est agi sont avec l’Asie Centrale. Certes il peut localement, surtout au Maghreb et en Espagne, y en avoir d’autres, par exemple avec les Francs d’Occident, mais jamais d’ampleur comparable. Le cas du contact byzantin mériterait un examen spécial. Byzantins et Musulmans se sont affrontés, donc connus, et dans une certaine mesure, sur le front anatolien, adaptés aux procédés l’un de l’autre, comme le montrent explicitement, du côté byzantin, les traités d’art militaire qui nous sont parvenus. Il est néanmoins digne de remarque que les Arabo-Musulmans, qui ont connu et traduit quelques œuvres de la littérature militaire grecque classique (surtout Elien), ne se sont jamais préoccupés de la littérature byzantine à cet égard (non plus qu’à d’autres) ; réciproquement les Byzantins ont ignoré ce qu’écrivaient les Musulmans et, confrontés à des peuples divers, n’ont que partiellement subi l’influence de leurs voisins asiatiques.

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Ce que les Orientaux ont appris dans la littérature classique consiste d’ailleurs surtout en notions morales ou en schémas généraux de la connaissance desquels, par opposition aux barbares, ils se montrent occasionnellement très fiers, mais qui ne devaient pas porter à grandes conséquences pratiques : essentiellement les notions de droit, gauche, centre, avant, arrière, etc. compatibles avec n’importe quel mode de combat.

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Quoi qu’il en soit de toutes ces questions, il est certain que les transformations réalisées, surtout dans le domaine de l’armement lourd, coûtent cher. Certes elles ne sont pas la seule cause, elles ne sont peut-être pas la principale du renchérissement évident de la charge militaire au cours de la période ‘abbāside et post-’abbāside. Le simple fait qu’on passe d’une armée « populaire » à une armée professionnelle est en lui-même autrement grave à ce point de vue. Le coût du progrès technique n’en doit pas moins être lui aussi envisagé. Si l’on compare ce que nous savons de la rémunération des troupes à la fin de la période ‘abbāside et au lendemain des conquêtes, on constate qu’en apparence elle est multipliée environ par 10. La discussion sur cette base est très difficile,

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car les conquérants arabes avaient d’autres ressources dans le butin, et on voit mal si les obligations des officiers des IIIe et IVe siècles ne comportent pas l’entretien de plus de bêtes et d’hommes que ce n’était le cas des premiers conquérants ; de toute façon le simple entretien d’un cheval de combat coûte cher. Par ailleurs nous savons qu’il s’est produit à la même période un considérable renchérissement général de la vie, qu’il est difficile d’interpréter et même de chiffrer, mais qui dans une certaine mesure n’est pas contestable ; dans ces conditions l’augmentation réelle de la rémunération militaire est incertaine, et il ne manque pas d’exemples où, si apparemment grosse qu’elle paraisse, elle est en fait tout juste suffisante. Mais quoi qu’il en soit il est compréhensible que l’évolution technique contribue à élargir le fossé qui sépare la classe capable de subvenir à des charges militaires, en raison des ressources mises à sa disposition, et le reste du peuple, qui supporte le coût de ces charges. La coupure ne s’est pas faite selon les mêmes modalités que dans la féodalité occidentale, mais elle n’en existe pas moins, et à certains égards plus accusée par la superposition du facteur économique et du facteur ethnique.

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Toutes ces remarques sont d’ordre général, vague, peut-être un peu gratuit, sujet à critique. J’en veux seulement conclure à l’immensité des recherches qui nous incombent, et qui doivent être conduites en combinant la compétence de l’historien, de l’orientaliste, du technicien. Est-il besoin de dire que je ne m’attribue pas cette combinaison de compétences ? Mais justement parce qu’il n’est guère possible de l’avoir, il importe que chacun d’entre nous dégage clairement les problèmes qu’il doit soumettre à l’examen des spécialistes des domaines voisins. Alors nous pourrons peut-être un peu répondre à des questions qui pour l’intelligence de l’histoire sont d’ordre plus capital qu’il n’a parfois été senti.

NOTES DE FIN *. Publié dans War, Society and Technology in the Middle East, éd. Parry et Yapp, Oxford University Press, 1975.

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