Linguistique Structurale

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André Martinet Mortéza Mahmoudian Henriette Walter

Linguistique structurale In: École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1974-1975. 1975. pp. 809-831.

Citer ce document / Cite this document : Martinet André, Mahmoudian Mortéza, Walter Henriette. Linguistique structurale. In: École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1974-1975. 1975. pp. 809-831. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0001_1974_num_1_1_6045

ANDRÉ MARTINET

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LINGUISTIQUE STRUCTURALE (*) Directeur d'études : M. André Martinet La première conférence a été consacrée à la mise au point de façons économiques de rendre compte d'une production linguis tiquecontemporaine démesurément enflée au cours de la der nière décennie. La solution a été cherchée dans le groupement d'ouvrages consacrés à des sujets connexes, la rédaction d'une courte introduction rappelant l'état de la recherche dans le do maine en cause et d'une série de paragraphes, chacun consacré à un ouvrage particulier et présentant un maximum de douze à quinze lignes. L'ensemble des participants s'est exercé à la con cision, soit dans la rédaction de comptes rendus, soit en critiquant de façon constructive les comptes rendus d'autrui présentés en séance. Ceci a permis de couvrir d'intéressants chapitres de la production linguistique et sémiologique contemporaine. Ont participé de façon particulièrement active Mmes Simone Elbaz, Anne-Marie Houdebine, Jeanne Martinet, Caroline Peretz, Françoise Robert et Henriette Walter, MM. Yves Bardy et Georges Kassai. Un changement d'horaire avait abouti à renouveler l'auditoire de la seconde conférence consacrée, une fois de plus, à la syntaxe générale et notamment à la mise au point d'un système de visua lisation syntaxique. Maints problèmes ont dû être repris à la base, notamment celui de la position de la syntaxe dans le traitement des faits d'articulation monématique. La syntaxe, identifiée comme l'examen des fonctions, ne s'oppose pas à une morphologie, mais entraîne, au-delà d'une morphologie qui traite des variations for melles des signifiants de monème, une autre morphologie qui couvre les variations formelles des signifiants de fonction : la fonction objet en castillan, par exemple, est exprimée selon les cas ou conjointement par la préposition a, la position respective des éléments dans la chaîne et l'effet de sens résultant de la comb inaison des signifiés de ces éléments. On s'est posé la question de savoir si l'on ne devait pas limiter la syntaxe à l'étude des liai-

(*) Programme de l'année 1973-1974 : I. Travaux de bibliographie linguis~ tique. — Recherches de syntaxe générale. 4 565126 9 14

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RAPPORTS SUR LES CONFÉRENCES

sons entre les unités du discours dans les cas où la nature de cette liaison n'est pas prédéterminée par le choix des monèmes de classes particulières : le rapport entre une et table dans une table, étant toujours d'un seul et même type, est parfaitement identifié dès qu'on a défini en termes de compatibilités mutuelles les deux classes des articles et des substantifs; au contraire, celui de tigre et de tue dans un contexte donné (fonction sujet ou fonction objet) doit faire l'objet d'un choix distinct de celui des deux mo nèmes en cause. On s'écarte de plus en plus de la conception de la syntaxe comme une combinatoire, conception qui a amené certaines écoles à ne pas distinguer entre la syntaxe et la séman tique conçue comme l'étude des valeurs. Ont été particulièrement assidus et actifs Mmes Graciela Alisedo, Dolorès Alvarez, Laurence Bon, Colette Caristan, Gisèle Denis, Marguerite Descamps, Simone Elbaz, Geneviève Goldberg, Joanne Guilloux, Nevin Gunduzalp, Karin Heegewald, Barbara von Korff-Schmising, Lydie Koskas, Fer nande Krier, Colette Levy, Despina Markopoulos, Cornélia Meder, Danielle Mercier, Elisabeth Nicolini, Midori Ohsumi, Monique Payet, Caroline Peretz, Eva Poggi, Arminda Resende, Zohra Riahi, Françoise Robert, Nydi Ruiz de Rago, Claude Tchékoff, Joyce de Wangen, Camille Wolf, Pilar Zoido, MM. Wale Adeniran, Angel Alvarez, Narcisse Bakary, Yves Bardy, Jean Cassignol, Joseph Dagiier, Marc Darvogne, Reinald Dédies, Milian Golian, Boujenaâ Hebaz, Hiroichi Kawahira, Wha-Ga Jung, Fotis Kavoukopoulos, Jorund Langen, Jean-Guy Malka, Seit Mansaku, Aurelio Maudet, Nguyen Ba-Duong, Mwatha Ngalasso, Eeri Nivanka, Philippe Ntahombaye, Paul Nzete, Victor Rago, Geo Savulescu, Dafrassi Sanou, Ming Tzen, André Whittaker, Gudeba Zogbo.

HENRIETTE WALTER

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Chargée de conférences : Mme Henriette Walter maître-assistant à l'Université de Paris- V Méthodologie de l'étude des variétés régionales du français (*) La conférence a été consacrée à la mise au point des techniques d'enquête les plus adaptées à l'étude des variétés régionales du français. L'enquête sera conduite dans le cadre de l'Action thé matique sur Programme (Linguistique) 1974 du Centre national de la Recherche scientifique, et c'est au cours des séminaires de la IVe Section de cette année qu'ont été élahorés les question naires d'enquête qui seront soumis aux informateurs dans les mois qui suivent. Tous ces questionnaires ont été expérimentés à Paris sur quelques dizaines de personnes, ce qui a permis, après corrections et améliorations successives, d'obtenir des questionnaires définitifs pour la pré-enquête sur l'ensemble du territoire. Résumé. Afin d'obtenir les éléments nécessaires pour choisir efficac ement la méthodologie adaptée à l'étude des variétés régionales du français, il paraît indispensable de faire une pré-enquête qui permette de faire un inventaire des variétés existantes sur l'e nsemble du territoire. C'est pourquoi, après avoir fait une dél imitation approximative de départ en 42 régions d'enquête, on enregistrera deux informateurs par région, avec une marge de 6 informateurs supplémentaires au cas où de nouvelles variétés non prévues par les divisions initiales viendraient à se manifester. L'enregistrement de ces 90 informateurs constituera le corpus de base, qui permettra une étude complète des systèmes phonol ogiques différents et l'établissement de cartes phonologiques, ainsi qu'une étude partielle de quelques points choisis d'avance de la grammaire et du lexique. L'enquête sur le terrain se déroulera en deux temps : une pre mière séance pendant laquelle l'informateur aura une conversat ion libre avec l'enquêteur, qui veillera également à obtenir des (*) Programme de l'année 1973-1974 : Projet pour une enquête socio-lin guistique sur la phonologie des français régionaux en France et dans les pays francophones. 26 a.

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précisions importantes pour l'identification de l'informateur, ainsi que certaines formes linguistiques; une deuxième séance, pro prement linguistique, pendant laquelle l'enquêteur, après une première étude du corpus, posera à l'informateur des questions sur ce qui a été dit, et le fera répondre aux questionnaires phonol ogique, grammatical et lexical préparés auparavant en séminaire. A l'issue de cette pré-enquête, on sera en mesure de formuler un questionnaire phonologique définitif en vue d'une enquête à grande échelle sur échantillon représentatif, et d'établir des cartes phonologiques plus précises que la délimitation approxi mative de départ. Pour la grammaire et le lexique, dont l'étude est beaucoup moins avancée à l'heure où débute cette pré-enquête, on aura réuni un premier inventaire des variations existantes sur les points étudiés, on aura acquis une certaine expérience sur ce type particulier d'enquête, et on pourra établir quelques cartes concernant des points particuliers du français régional.

Pour faire la description d'une langue, les linguistes ont mis au point une méthode et des techniques d'enquête devant per mettre d'aboutir à des résultats cohérents et généralisables. Mais, comme « une description linguistique qui n'est pas celle d'un idiolecte daté doit être suspectée de recouvrir des usages différents » M, on a coutume, lorsqu'on décrit une langue de grande diffusion comme le français, d'opérer un choix parmi les différents usages admis par la communauté linguistique, et de s'en tenir à la description de celui-ci. Il serait intéressant à présent de cerner avec plus de précision ce que sont les différents usages qui existent sur la totalité du territoire, de relever les divergences régionales, locales, familiales ou individuelles, de se demander si l'on peut établir des corrélations entre habitudes linguistiques et milieu socio-culturel. C'est à la recherche d'une méthode adaptée à cette étude qu'est consacré le présent projet. Bibliographie sommaire. On connaît un certain nombre d'études portant sur telle ou telle variété particulière et bien délimitée du français : variété

(1) André Martinet, Langue et fonction, trad. par Henriette et Gérard Waiter, Paris, 1969, p. 129.

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sociale, mais surtout régionale. La liste des ouvrages en est longue, c'est pourquoi nous n'en citerons que quelques-uns pour le français parlé en France : Pierre Guiraud, Le français populaire, Paris, 1965, 119 pages. Henri Frei, La grammaire des fautes, Paris, Genève et Leipzig, 1929, 317 pages. Auguste Bruis*, Le français de Marseille, Marseille, 1931. Charles Rostaing, Le français de Marseille dans la trilogie de Marcel Pagnol, dans Le Français Moderne, 1942, p. 29-44 et 117-131. Jean Séguy, Le français parlé à Toulouse, Toulouse, 1950, 132 pages. Louis Michel, Le français de Carcassonne, dans Annales de l'Institut d'études occitanes, T. 1, fasc. II, 1949, 30 pages. Félix Boillot, Le français régional de la Grand-Combe, Paris, P.U.F. Marie-Rose Simoni-Aurembou, Le français régional en Ile-deFrance et en Orléanais, dans Langue française, 18, mai 1973, p. 126-136. Marthe Philipp, Le système phonologique du parler de Blaesheim Nancy, 1965, ch. V, Transfert du système de Blaesheim sur une autre langue, le français, p. 122-141. Marthe Philipp, La prononciation du français en Alsace, dans La Linguistique, 1967, 1, p. 63-74. Andrée Tabouret-Keller, La motivation des emprunts. Un exemple pris sur le vif de l'apparition d'un sabir, dans La Linguistique, 1969, fasc. 1, p. 25-60. Pour le français hors de France : Jacques Pohl, Témoignages sur la syntaxe du verbe dans les parlers français de Belgique, Bruxelles, 1962. Léon Warnant, Un atlas phonétique du français actuel, dans Actes du XIIe Congrès international des linguistes, Bucarest, 1970, p. 209-215. Léon Warnant, L'Atlas phonétique du français en Belgique, dans Actes du XIIe Congrès international de Linguistique et de Philologie romanes, Bucarest, 1971, p. 267-273. Maurice Piron, Aspects du français en Belgique, dans Bulletin de l'Académie royale de langue et de littérature française, t. XLIII, n° 3, Bruxelles, 1965, p. 231-251. René Charbonneau, Recherche d'une norme phonétique dans la région de Montréal, dans Études sur le parler français au Canada, 1955, p. 83-98.

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Jean-Denis Gendron, Tendances phonétiques du français parlé au Canada, Paris et Québec, 1966, 254 pages. Alexander Hull, The Structure of the Canadian French Consonant System, dans La Linguistique, 1966, 1, p. 103-110. Pierre Léon, (sous la direction de) Recherches sur la structure du français canadien, dans Studia Phonetica, vol. 1, Ottawa, 1968, 233 pages. William Locke, Pronunciation of the French spoken at Brunsivick, Maine, dans American Dialect Society, nov., 1949. Geneviève Massignon, Les parlers français d'Acadie, Paris, 1962. André Lanly, Le français d'Afrique du Nord, Étude Linguist ique,Paris, 1962, 367 pages. M. Conwell et Alphonse Juilland, Louisiana French, 1. Grammar, La Haye, 1963. Daniel Koenig, Français et créole à l'Ile Maurice, Cerin, Nice, 1968, Annales de la Faculté des Lettres de Nice, dans Actes du Colloque sur les ethnies francophones. Albert Valdman, Créole et français aux Antilles, Cerin, Nice, 1968, même ouvrage. Michel Carayol et Robert Chaudenson, Aperçu sur la situation linguistique à la Réunion, dans Cahier du Centre Universitaire de la Réunion, n° 3, p. 1-44 (pour le français par rapport au créole, p. 26-29). Toutes ces études présentent un intérêt certain puisqu'elles mettent en lumière diverses parties du domaine. Mais cette documentation reste parcellaire, les différentes parties étant très inégalement éclairées, et certaines d'entre elles demeurant complètement inexplorées. Il existe aussi depuis quelques années un grand nombre d'études sociolinguistiques à grande échelle, qui concernent les langues autres que le français. Nous ne citerons que : Bertil Malmberg, Études sur la phonétique de l'espagnol parlé en Argentine, 1950. William Labov, The Social Stratification of English in New York City, Washington, 1966, 655 pages. Andrée Tabouret-Keller et Robert B. Le Page, L'enquête sociolinguistique à grande échelle : un exemple : Sociolinguistic survey of Multilingual Communities. Part I. British Honduras, dans La Linguistique, 1970, fasc. 2, p. 103-118.

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Mais il n'est pas question de transposer ces méthodes d'enquête sans avoir préalablement examiné la situation linguistique fran çaise, qui est très différente de celle de Buenos Aires, de New York, ou du Honduras britannique. Cependant, nous avons tenu compte des expériences décrites dans ces ouvrages pour l'organisation de notre enquête, tout en restant bien conscients que c'est au linguiste d'adapter ses méthodes à l'objet de sa recherche, et non l'inverse. Pour se faire une idée juste de l'ensemble de la situation du français à l'heure actuelle, il serait nécessaire d'entreprendre une vaste enquête mettant en évidence l'étendue de la diversité des usages pratiqués. Elle devrait permettre au moyen d'une seule et même méthode, de réunir une documentation suffisante pour chacune des régions étudiées, afin d'obtenir des résultats comp arables. MÉTHODOLOGIE On ne pourra mettre au point une méthodologie adaptée à ces objectifs qu'en faisant au préalable un inventaire aussi complet que possible des variétés régionales existantes, et, pour cela, il est indispensable d'aller sur le terrain et de réunir un corpus assez vaste. Le corpus. Il serait évidemment souhaitable de recueillir des données dans les diverses régions de façon qu'aucune des variétés n'échappe à l'investigation. Trois questions principales se posent d'emblée : le nombre d'informateurs, la répartition géographique, le mode d'enquête. Le nombre d'informateurs. Les locuteurs du français sont au nombre de plusieurs dizaines de millions, entre 50 et 60 millions, si l'on considère les individus pour lesquels le français est la première langue apprise et la plus généralement employée (France, Belgique, Suisse, Canada), mais plus de 100 millions si l'on prend en considération les 15 pays d'Afrique noire (55 millions d'habitants) pour lesquels le français est la langue officielle, mais où la grande majorité de la population parle une langue différente dans la plupart des circonstances de la vie normale. Il est bien évident qu'il faudra distinguer entre les deux cas, et il est raisonnable pour l'instant

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de faire porter l'essentiel de nos efforts sur le premier cas. Quel type d'enquête peut-on donc imaginer? Les enquêtes statistiques. Les statisticiens distinguent entre : 1° Les enquêtes complètes, ou exhaustives (Cf. Gabriel Chevry, Pratique des enquêtes statistiques, Paris, 1962, p. 72) dans lesquelles toutes les unités sont soumises à l'enquête; dans notre cas, cela signifierait que tous les locuteurs seraient interrogés, ce qui exclut cette solution. 2° Les enquêtes partielles ou sur échantillon, qui permettent d'obtenir des résultats valables tout en réduisant considérable ment le nombre d'individus soumis à l'enquête. Dans ce cas, l'échantillon peut être défini suivant deux méthod es différentes (ibid., p. 77-79) : a. Par choix au hasard, où chaque unité a une probabilité connue et non nulle de figurer dans l'échantillon. Mais il faut, pour mener cette opération à bien, opérer à partir d'une base de sondage, c'est-à-dire d'une liste totale des unités existantes {ibid., p. 87). Dans notre cas, une liste des locuteurs de telles et telles caractéristiques linguistiques n'existe pas, et c'est en fait ce que nous cherchons à obtenir; b. La deuxième méthode, ou méthode par choix raisonné, permet d'obtenir un échantillon qui représente une image à échelle réduite de l'ensemble à étudier. On pourrait envisager une solution de ce type, en classant tout d'abord nos informateurs selon des critères non linguistiques, pour aboutir en fin d'enquête à un classement linguistique par types. Mais l'échantillon doit, selon les statisticiens, être relativ ementimportant : dans notre cas, notre base de sondage étant d'environ 60 millions d'individus, notre échantillon ne pourrait pas compter moins de 6.000 unités. C'est ce qu'affirme Gabriel Chevry en donnant l'exemple des enquêtes faites précédem ment en France (p. 180-181). Or, il faut aussi tenir compte des exigences de l'enquête linguistique, qui sont impératives en ce qui concerne le temps d'interrogation. Temps de l'interrogation. Si l'on s'en tient à une description phonologique, les linguistes s'accordent pour que le corpus ait une durée de deux heures

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environ. (Luc Bouquiaux et Jacqueline Thomas, E.R. 74 du C.N.R.S., Enquête et description des langues à tradition orale, Paris, 1971, p. 88, conseillent 1.000 à 1.500 mots différents, plus un texte suivi; William Samarin, Field Linguistics, A Guide to Linguistic Work, New York, 1967, p. 69-70, est du même avis, tout en signalant que certains linguistes exigent de 20 à 30 heures pour la même étude). Pour l'étude des unités de première articulation, grammaire et lexique, Jacqueline Thomas et Luc Bouquiaux prévoient environ 200 pages manuscrites (p. 90), ce qui représente certainement plus de dix heures d'enregistrement. Nécessité du questionnaire. Si l'enquête devait porter sur 6.000 locuteurs devant parler plus de 10 heures chacun, on aboutirait à un corpus de plusieurs dizaines de milliers d'heures (60.000 environ). Si l'on compte une moyenne d'une heure pour transcrire 5 minutes de corpus suivi, on arrive à un total de 720.000 heures de travail, ce qui représente le travail à temps complet de 10 personnes pendant 40 ans, seulement pour la transcription. Ce bref calcul nous conduit donc à renoncer pour l'instant à une enquête par sondage sur échantillon représentatif. Une telle enquête ne sera possible que lorsque l'on aura réussi à réduire considérablement la durée de l'entrevue avec chaque informateur, en élaborant au préalable un questionnaire établi après avoir envisagé tous les problèmes, afin qu'aucune caractéristique importante ne passe entre les mailles du filet. Nécessité de l'enquête préalable. Si l'on veut que le questionnaire final permette de faire appar aître toutes les facettes de la réalité francophone, sans exception aucune, il faut tout d'abord faire un inventaire des variations auxquelles on peut s'attendre. Le projet actuel a donc pour but essentiel l'établissement de l'outil de travail qui devra per mettre ultérieurement une enquête statistique portant sur 6.000 individus. Pour cela, nous avons préparé une pré-enquête portant sur un petit nombre d'individus (une centaine), soigneu sement choisis selon des critères socio-linguistiques. Chaque informateur parlera assez longuement, au cours de deux entre vues dont l'une sera consacrée à une conversation semi-dirigée, et à l'autre à l'expérimentation de plusieurs questionnaires lin guistiques. A l'issue de cette enquête préliminaire, nous aurons un

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panorama des variations existant sur le territoire, un début de délimitation géographique entre les diverses variétés de français, et les moyens d'établir un questionnaire pouvant être administré en un temps raisonnable. Choix des informateurs. Nous prendrons dans chaque région deux informateurs, dont l'un en milieu urbain, l'autre en milieu rural, afin que puisse se manifester l'opposition ville-campagne qui semble, d'après les observations partielles déjà réunies, devoir être un facteur de diversité peut-être plus important et plus général que la simple différence de situation géographique. Cette opposition se retrou veraprobablement entre ceux qui ne sont passés que par l'école primaire, les instituteurs étant de recrutement local ou régional, et ceux qui ont reçu une éducation secondaire ou supérieure, les professeurs étant de recrutement national. De plus, pour compenser le nombre réduit d'informateurs, on aura, avant l'enquête sur le terrain, pris connaissance de toute la bibliographie linguistique sur la région, mais on aura aussi pris des renseignements auprès des personnalités ayant toujours vécu dans la région de façon à obtenir des introductions auprès d'informateurs typiques de cette région aux yeux des natifs eux-mêmes, afin d'être assurés qu'ils soient bien repré sentatifs de la région. Répartition géographique. Pour le français d'Europe. Une solution simple aurait pu consister en un quadrillage de la superficie totale en une cinquantaine de parties égales, et on aurait pu prendre deux informateurs dans chacune des régions ainsi délimitées. Mais nous avons trouvé plus intéressant de mettre à profit les connaissances que nous avons déjà de l'histoire et de la géographie linguistique du pays, et de les prendre comme points de départ. Mais rien ne nous permet à coup sûr de fixer d'avance l'emplacement des frontières délimitant les différentes variétés du français d'aujourd'hui. Il semble tout aussi arbitraire et incomplet de choisir comme point de départ l'une ou l'autre des divisions suivantes : les anciennes provinces françaises, les départements actuels ou les 21 régions, la répartition des anciens dialectes ou même la carte de la localisation des sujets géographiquement classés par André Martinet pour la prononciation

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(André Martinet, La prononciation du français contemporain, Paris, 2e éd. 1971, p. 30). On a cru bon tout d'abord d'opérer par tâtonnements pour donner à chacune des répartitions une chance d'apparaître sur la carte définitive par superposition de plusieurs cartes. En super posant la carte des provinces françaises du XVe siècle, celle des départements, celle des atlas linguistiques régionaux (Jean Séguy, Les atlas linguistiques de la France par régions, dans Langue française, 18, mai 1973, p. 70) et celle de Martinet (op. cit., p. 30), on peut remarquer que la superposition n'est pas toujours parfaite. Si certaines frontières se recouvrent exactement, il se crée aussi des zones où elles ne coïncident pas du tout. On a tout d'abord pensé dessiner ces dernières, qui auraient constitué des zones particulières s'ajoutant aux zones définies par les fron tières communes. Mais on aboutissait à un nombre de divisions considérable, ce qui multipliait au moins par deux le nombre des informateurs nécessaires. La solution a été finalement de regrouper certaines régions sur la base des connaissances acquises, en tenant toujours compte de la répartition dialectale d'une part, et des anciennes provinces d'autre part. On partira donc, pour la France et les pays franco phones d'Europe, de la carte ci-après, dont les frontières ont été tracées au moyen des références suivantes : BRETAGNE, François Falc'Hun, Histoire de la langue bre tonne d'après la géographie linguistique, Paris, 1963, 2 vol., 374 -f- 63 p., Francis Gourvil, Langue et littérature bretonnes, Paris, 3e éd., 1968, 128 pages. FLANDRE, PICARDIE, WALLONIE : Auguste Viatte, La francophonie, Paris, Larousse, 1969, carte p. 11. SUISSE, VAL D'AOSTE : idem, carte p. 31. FRANCO-PROVENÇAL : Pierre Gardette, Atlas linguistique et ethnographique du Lyonnais, Paris, C.N.R.S., 1968, 186, carte p. 17. LIMITE OC-OIL : Pierre Bec, La langue occitane, Paris, P.U.F., 1963, 128 p., carte p. 8, 39 et 40. Nord-occitan : p. 37-44 (notre Limousin, les départements 23, 87, 19 et une partie de 24 et 19) ; (notre Auvergne, 63, 15, 43 et une partie de 48); (notre Provençal alpin, 07, 27, une partie de 38, 05, une partie de 04, l'extrême nord de 06). Occitan moyen : p. 44-47 (notre Languedoc), l'est de 31,

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81, l'est de 09, 11, 34, le sud de 48) ; (notre Provençal maritime, 30, 84, 13, 04, 83, 06 moins le Comté de Nice). Gascon : p. 47-52 et Pierre Bec, Les interférences linguis tiques entre gascon et languedocien, Paris, 1968, 375 p. et un atlas de planches. Catalan : p. 52-55. BASQUE : Nicole Moutard, Étude phonologique sur les dialec tes basques, thèse de IIIe cycle non publiée, soutenue en décembre 1970 à l'Université de Paris- V, 257 p., carte entre p. 30 et 31. ALSACE : carte des anciennes provinces françaises au xve siècle. ILE-DE-FRANCE : l'ancienne province. CHAMPAGNE : idem. NORMANDIE : idem. MAINE-ANJOU-ORLÉANAIS-TOURAINE : ont été regroupés sous le nom de Maine-Orléanais. La limite à l'ouest se fait avec celle de l'ancienne province de Bretagne. FRANCHE-COMTÉ et BOURGOGNE : ont été coupées par la ligne du franco-provençal. SAINTONGE : ancienne province corrigée par la ligne oc-oïl (cf. Pierre Bec, p. 9, 39 et 40). AUNIS : a été groupé avec la Saintonge sur notre carte. Pour le français en Europe, nous obtenons ainsi 35 régions : Flandre, Picardie (avec le Hainaut), Bruxelles, wallon (Namur, Liège, Luxembourg), Lorraine germanique (avec le Grand Duché), Alsace, Lorraine francophone, Champagne (la frontière dans les Ardennes reste à délimiter), Ile-de-France, Normandie, MaineAnjou (qui comprend aussi l'Anjou et le Perche), Bretagne romane, Bretagne celtique, Poitou, Centre, Bourgogne, FrancheComté, Saintonge (qui comprend l'Aunis et l'Angoumois), Limousin, Auvergne, franco-provençal Nord, franco-provençal Sud, provençal alpin (avec l'Ardèche), Guyenne, gascon (limité par la Garonne, puis l'Ariège), Languedoc (limité à l'Est par le Vidourle, mais il existe une région d'interférences dans la région entre le Vidourle et le Rhône), provençal maritime (Gard, Ardèche, Vaucluse, Basses-Alpes, Bouches-du-Rhône, Var, une partie des Alpes maritimes), niçart, pays basque, Roussillon, Corse, Suisse romande 1 (Neuchâtel), 2 (Vaux), 3 (Valais), Val d'Aoste.

Carte linguistique initiale

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Le français hors d'Europe. Pour des raisons d'économie et parce qu'une enquête dans des pays comme ceux de l'Afrique noire francophone ou dans les anciennes colonies françaises nécessite de nombreuses investi gations préalables, nous nous en tiendrons au Canada franco phone et aux D.O.M. Nous allons également tenter d'inclure quelques descriptions isolées du français parlé en Algérie, à Madagascar, peut-être en Tunisie, mais il est bien évident qu'il ne s'agira dans ces derniers cas, que de sondages qui ne pourront pas avoir de portée générale avant que nous ayons fait une étude de la situation réelle du français dans ces pays. Nous aurons donc 3 régions au Canada : Acadie, Québec, Montréal. Enfin, les 4 D.O.M. : Réunion, Martinique, Guadeloupe, Guyane, constitueront nos dernières régions. En tout, nous devons donc enquêter dans 42 régions, ce qui porte à 84 le nombre des informateurs, puisque nous voudrions enregistrer deux informateurs par région. Mais, puisque nos frontières ne sont pas des limites strictes, mais seulement des points de départ qui nous permettront, l'enquête terminée, d'éta blirles divisions correspondant réellement à des variétés diff érentes de français, il ne faut pas que nous nous sentions contraints par les frontières hypothétiques de la carte de départ. C'est pourquoi il est bon de porter à 90 ou 100 le nombre d'informateurs à enquêter, pour nous donner des possibilités de distinguer une nouvelle région si la nécessité se faisait sentir, au vu de variations sur le terrain que nous n'aurions pas prévues avec la délimitation de départ. Déroulement de l'enquête. Une description totale de la langue parlée par nos 90 informat eurs nécessiterait, selon ce qui a été dit précédemment, près de 1.000 heures d'enregistrement. Mais, si l'on veut rester dans des limites raisonnables en ce qui concerne le coût de l'entreprise, il faudra réduire ce nombre à 200 heures au maximum, c'est-àdire à environ 2 heures d'enregistrement par informateur. Il ne sera donc pas possible de faire une étude complète sur tous les plans de la langue, mais on pourra tous les envisager et choisir de ne traiter à fond que certains d'entre eux. Le terrain sera ainsi préparé en vue d'une étude exhaustive ultérieure. La solution proposée est donc la suivante : comme il existe déjà un certain nombre d'études précises des variations socio-

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culturelles et régionales du français sur le plan phonologique
2e (1) éd.,André 1971, Martinet, Ruth Reichstein, La prononciation Word 16, p. du55-99, français Guiti contemporain, Deyhime, LaParis, Lin guistique, 1967, 1, p. 97-108, et 2, p. 57-84, André Martinet et Henriette Walter, Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel, Paris, 1973.

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c. Le chiffon qui sert à essuyer par terre {serpillière, tvassingue, loque, cence); d. Le verbe exprimant l'action de mêler la salade à la sauce (remuer, tourner, touiller, fatiguer la salade, etc.). L'enquête phonologique et l'enquête sur la première articula tion se dérouleront en deux temps : irc séance. — Conversation semi-dirigée pendant laquelle l'informateur pourra s'exprimer librement sur toutes sortes de sujets. L'enquêteur devra veiller, par des questions posées à propos, à obtenir tous les renseignements nécessaires à l'identi fication de l'informateur au point de vue socio-linguistique, une information de première main sur la région, ainsi que des données spontanées sur quelques points de grammaire et de lexique. Par exemple, il invitera plusieurs fois l'informateur à lui poser des questions, ce qui a le double avantage d'offrir plusieurs fo rmes d'interrogation, mais aussi, en intervertissant les rôles, de permettre à l'informateur de ne pas se sentir toujours sur la sellette. Cette première séance permettra aussi de faire apparaître éventuellement des formes de passé simple, puisqu'on a prévu de faire raconter un accident, une légende du pays, un film, un souvenir heureux, etc. Il se peut aussi qu'apparaissent sponta nément les formes lexicales que nous avons choisi d'étudier plus particulièrement, puisque certaines questions de cette première séance concernent les habitudes culinaires de la région et les recettes de cuisine. Mais des questions plus précisément linguistiques sont prévues pour la deuxième séance. 2e séance. — Elle n'aura lieu qu'après une écoute attentive et une analyse sommaire de la première bande. L'enquêteur devra relever les principaux traits de la phonologie et prendra note des remarques qu'il aura faites sur la grammaire et le lexique, en s'attachant surtout aux points retenus pour le sondage. Il reviendra donc poser des questions qui préciseront certains points ou lèveront certains doutes, suggérera des paires minimales, etc. C'est au cours de cette deuxième séance qu'il posera le question naire grammatical et le questionnaire lexical. Les questions seront toujours posées oralement, certaines à partir de photos ou de croquis. Chronologie du travail. 1. Établissement de la documentation sur chaque région par : a. La lecture d'ouvrages ou d'articles;

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b. Un échange de correspondance avec le Syndicat d'initiative de la région, le maire, l'instituteur ou le curé; c. La recherche, avant de partir, d'informateurs par l'inte rmédiaire d'amis et connaissances originaires de la région et pouvant nous offrir une introduction auprès de parents ou d'amis sur le terrain. 2. Réunion de tous ces documents en un cahier par informat eur, dans lequel seront insérés les conseils aux enquêteurs, les cartes de la région et les questionnaires préparés. C'est sur ce cahier que sera transcrite une partie du corpus suivi et que seront consignées les réponses aux questionnaires ainsi que les commentaires de l'enquêteur. 3. Départ sur le terrain d'une partie de l'équipe, et enregis trement en deux séances, une dès l'arrivée, l'autre le lendemain, après une étude attentive du premier enregistrement. Le séjour sera donc de 2 jours et 1 nuit. Pendant ce temps, l'autre partie de l'équipe fera du travail « en chambre » sur les variations gram maticales et lexicales à partir des deux ouvrages choisis. 4. Transcription phonétique d'une partie du corpus enregistré et établissement des systèmes des informateurs et mise au point des cartes phonologiques par une partie de l'équipe, tandis que l'autre partie fera le dépouillement des enquêtes sur les quelques points de la grammaire et du lexique prévus. On tentera de dresser des cartes dans ce domaine. 5. Rédaction d'un questionnaire phonologique définitif destiné à une enquête à grande échelle ultérieure. 6. Rédaction d'un inventaire des variations grammaticales et lexicales apparaissant après le dépouillement des deux ouvrages choisis. Cet inventaire, forcément incomplet, pourra néanmoins servir de point de départ pour une recherche systématique ultérieure à partir d'une base bibliographique plus importante. Une enquête complète sur le terrain ne pourra être entreprise avec fruit qu'après la préparation préalable que nous proposons.

Ont participé à la conférence : jVJmes et Mlles Anna Anastassiadou, Marie-Alix BoumendilLucot, Pierrette Bourgeaux-Ferary, Simone Elbaz, Geneviève

HENRIETTE WALTER

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Goldenberg, Anne-Marie Houdebine, Colette Lévy, Jeanne Martinet, Maurelet-Marty, Anne Mazzolini, Cornelia Meder, Christiane Montecot, Elisabeth Nicolini, Midori Osumi, Caroline Peretz, Simone Perron, Zohra Riahi, Nicole Rousseau, et MM. Yves Bardy, Jacques Berthelot, Marc Darvogne, Reinald Dédies, Pierre Léon, Georges Kassai, Jean-Guy Malka, André Martinet, Pierre Parlebas, Bernard Stefanink.

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Chargé de conférences : M. Alortéza Mahmoudian (*) professeur à l'Université de Lausanne Classes et fonctions en syntaxe Le séminaire a été consacré à l'examen des concepts de classe et de fonction en syntaxe. La question que nous nous sommes posée était de savoir quels principes théoriques justifient ces no tions, et quelles en sont la portée et les limites. Pour vérification empirique, nous avons choisi le domaine des synthèmes (compos és et dérivés). La raison de ce choix est que la plupart des linguistes admettent intuitivement l'existence de caractéristiques spécifiques à ce domaine, et que — d'autre part, — les pro blèmes qu'on y rencontre touchent à la question de l'identité des unités simples (monèmes) tant qu'à celle des segments complexes (syntagmes). Bloomfield distingue un type de segments complexes qu'il attribue à la morphologie, et en relève les différences avec un autre type de combinaisons ressortissant à la syntaxe. Soit dit en pas sant, cette distinction — qui remonte à la grammaire tradition nelle —, Bloomfield la modifie quelque peu en la fondant sur un critère nouveau : celui de la distinction entre forme libre et forme liée. Est libre toute forme pouvant constituer, à elle seule, un énoncé; ainsi viens, lave. Toute forme dépourvue de cette latitude est dite liée; ainsi -able de lavable, -ra et re- de reviendra. Dans cette optique, la syntaxe serait le domaine de la combinaison des formes libres, la morphologie celui des combi naisons où entrent des formes liées. Les inconvénients d'une telle conception paraissent évidents. D'une part, elle ne permet pas de distinguer entre viens vite et lave-vaisselle, les deux étant constitués uniquement de formes libres. D'autre part, elle range sous la morphologie la dérivation au même titre que la conjugai son et la déclinaison. Or, il existe manifestement bien plus de caractéristiques communes entre composition et dérivation qu'entre conjugaison et dérivation. Les post-bloomfieldiens n'ont guère rien changé à cette concept ion de composés et dérivés. Toutefois, l'attitude des distributionalistes à cet égard est différente. Ceux-ci fondent le classement (*) Programme de l'année 1973-1974 : Linguistique jrançaise et pédagog ie.

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RAPPORTS SUR LES CONFÉRENCES

des unités sur leurs propriétés distributionnelles, c'est-à-dire sur les coUocations possibles (ou impossibles) d'une classe d'unités avec les autres classes. Ces coUocations étant variables d'une langue à l'autre, il n'y aurait — selon les distributionnalistes — aucune possibilité d'établir des classes et des distinctions générales ou communes aux langues. La différence entre — able de lavable et -ra de viendra, par exemple, peut et doit être dégagée et fo rmulée en termes de leur distribution. Les concepts de composit ion et de dérivation ne trouvent partant aucune place dans la théorie distributionnelle. En linguistique européenne, des tentatives ont été faites pour proposer des définitions générales, valables sur le plan du langage humain. Non que ces définitions visent à établir des «catégories universelles » ; mais elles nous permettent d'assimiler un ensemble donné d'unités à un type déterminé (= une classe générale) si certaines conditions sont satisfaites. Les définitions générales de Hjelmslev se sont montrées peu opérationnelles, du fait que sa théorie glossématique faisait abstraction de la substance. Par conséquent, une classe formelle étant définie, on a du mal à déterminer si tel phénomène concret en est une manifestation ou non. Cette lacune, Martinet l'a comblée en établissant les classes non comme des entités purement formelles, mais comme des phénomènes où la substance a son mot à dire. Le classement proposé par Martinet est fondé sur les latitudes combinatoires, latitudes qui ne sont nullement assimilables aux faits distributionnels, en ce sens qu'elles ont un double aspect : signifié et signifiant. Ce, à la différence des critères distributionnels qui relèvent du seul plan du signifiant. Les classes de monèmes sont hiérarchisées suivant la possibilité qu'ont (ou que n'ont pas) les monèmes de constituer, à eux seuls, des énoncés complets hors situation et hors contexte. Ces énoncés minima ne se confon dent pas avec les formes libres de Bloomfield, en ce qu'ils sont indépendants de la situation (les formes libres de Bloomfield sont par contre des séquences prononçables isolément, quel que soit le degré de leur dépendance à la situation). C'est dans ce cadre théorique que composés et dérivés reçoivent le meilleur traitement. Martinet définit le synthème comme complexe de monèmes ayant le comportement combinatoire du monème unique. Ainsi définie, la synthématique englobe les domaines de la composition, de la dérivation et du figement. Dès lors, deux types de complexes monématiques sont à distinguer : d'une part, les syntagmes

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qui résultent d'expansions syntagmatiques et de l'autre, les synthèmes qui proviennent de créations paradigmatiques. Prenons d'abord les latitudes combinatoires. Dire que les synthèmes ont le même comportement combinatoire que les monèmes uniques implique que les uns et les autres sont soumis aux mêmes régularités. C'est dire que — tant du point de vue de la fonction que de la coordination ou de la subordination — toutes les latitudes combinatoires du synthème sont partagées par les monèmes, et que les constituants du synthème perdent les latitudes dont ils jouissent en dehors des combinaisons synthématiques. En guise d'exemples, citons le cas de vien(t) et lav(e) ; ils sont tous deux susceptibles d'assumer la fonction prédicative : il vient, elle lave : tous les deux peuvent être coordonnées à un autre prédicat verbal : il vient et repart, elle lave et repasse; tous les deux peuvent avoir des subordonnés, entre autres des modalités verbales : imparfait, futur, etc. Aucun de ces trois types de combinaison n'est plus possible dès que les monémes vien(t) et lav(e) entrent dans des synthèmes comme va-et-vient ou lavable; ni mêmes fonctions, ni mêmes coordinations, ni mêmes subordinations. Par contre le synthème — lavable, par exemple — partage ses latitudes combinatoires avec toute une classe de monèmes simples (dits adjectifs) comme léger, rouge, solide, etc. Mais ce critère n'est pas valable pour tous les synthèmes. Dans certains cas, les constituants du synthème gardent leurs propres latitudes combinatoires. Ainsi dans ail. Langstreckenlâufer où l'adjectif lang est subordonné au substantif Strecke comme il peut l'être en dehors du synthème, ici, l'adjectif a donc la même fonction en synthème et hors synthème. Le même exemple montre qu'un substantif — comme Strecke — peut s'adjoindre le même type de subordonné — lang, par exemple — tant dans le synthème qu'en dehors du synthème. Une séquence telle que Langstreckenlâufer présente une double difficulté du point de vue de sa distinction avec une combinaison syntagmatique. Il n'est pas rare que les constituants d'un synthème puissent être coordonnés avec une unité hors synthème; im - de immoral, par exemple peut être coordonné avec a- : a- et immor al.Il paraît dès lors évident que le seul critère de latitudes combinatoires ne suffit pas à caractériser les synthèmes, et à les distinguer des syntagmes. Il ne faut pas cependant renoncer à la distinction entre syntagme et synthème. Si l'on tient compte des propriétés des para-

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digmes, des différences nettes apparaissent entre les deux types de complexes : 1° Les paradigmes sont relativement constants dans le cas des combinaisons syntagmatiques ; ils sont communs à la quasi-totalité d'une classe (ou d'une sous-classe), alors que pour les complexes synthématiques, les paradigmes sont variables au sein de la classe (ou de la sous-classe), et diffèrent à la limite d'un monème à l'autre. Ainsi, dans les syntagmes verbe + modal ité,nous avons deux paradigmes constants; tout verbe — abstraction faite de quelques rares verbes défectifs — est combinable avec l'imparfait, le futur, le conditionnel, etc. En revanche, dans les synthèmes du type verbe + afïixe, les paradigmes sont très variables : lav(e) est combinable avec -âge (> lavage), mais non mange (>*mangeage), cherch(e) admet le suffixe -eur (> chercheur) alors que enseign(e) ne l'admet pas (;>* enseigneur) 2° Les proportionnalités sémantiques sont constantes dans les syntagmes, mais très variables dans les synthèmes. Du point de vue du signifié, le syntagme cherchait est au monème verbal cherche ce qu'est le syntagme lavait au monème lave. C'est-à-dire l'adjonction d'une modalité à un verbe — quel qu'il soit — produit un effet sémantique constant. On ne peut en dire autant dans le cas des synthèmes. En regard de construire et de bâtir, on a constructeur et bâtisseur; mais seul le second synthème a un sens fréquentatif ou itératif (cf. Le petit Robert). Le synthème travailleur réalise la nuance sémantique que possède travaille dans cet homme travaille et non celui qu'il a dans ce bois travaille. Les assemblages synthématiques ne présentent pas de proport ionnalités sémantiques constantes; ils produisent des effets sémantiques variables de cas en cas. Ces variations sémantiques sont telles qu'il est parfois malaisé de dire si c'est le même préfixe dé- qu'on trouve dans dé/aire et délaver, par exemple. On peut réunir ces deux distinctions sous une formule unique : les syn tagmes sont régis par des règles (combinatoires et sémantiques) générales, alors que les régularités qui régissent les synthèmes sont de portée restreinte. La généralité des règles syntagmatiques fait qu'on peut prévoir tous les syntagmes possibles pour un monème pourvu qu'on con naisse à quelle(s) classe(s) il appartient. De la même façon, le signifié des syntagmes est prévisible à partir du signifié de ses éléments constitutifs. Il n'en est rien des synthèmes qu'on peut obtenir en partant des monèmes d'une classe déterminée. Le signifié des synthèmes n'est pas plus prévisible. Il en découle que le maniement des syntagmes — c'est-à-dire leur production

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ainsi que leur compréhension — est aisé à partir d'un nombre restreint de classes et de règles. Cela n'est pas possible pour les synthèmes où les règles combinatoires sont très nombreuses, et les proportions sémantiques très variables; ici, on a plus vite fait d'apprendre un synthème globalement que de recourir aux mécanismes compliqués de classes et de règles combinatoires. Il faut noter que la raison d'être de l'articulation — c'est-à-dire le recours aux classes et aux relations — est l'économie qui en résulte. Là où les règles de classement et de combinaison sont multiples et complexes, le maniement global des séquences d'unités est aussi (sinon plus) rentable que le procédé articulatoire. C'est précisément ce qui se passe dans le domaine des synthèmes : les règles de classement et de combinaison sont trop compliquées et de portée trop limitée pour que le maniement par articulation soit économique; il est par contre plus facile de manier chaque synthème comme un tout indivis. Et c'est dans ce sens, que nous croyons devoir entendre le caractère paradigmatique que reconn aît Martinet aux synthèmes.

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