Repenser L'enseignement Des Langues

  • Uploaded by: lilith
  • 0
  • 0
  • February 2021
  • PDF

This document was uploaded by user and they confirmed that they have the permission to share it. If you are author or own the copyright of this book, please report to us by using this DMCA report form. Report DMCA


Overview

Download & View Repenser L'enseignement Des Langues as PDF for free.

More details

  • Words: 79,113
  • Pages: 236
Loading documents preview...
Repenser l'enseignement des langues Comment identifier et exploiter les compétences ?

Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea et Michèle Pouliot (dir.)

DOI : 10.4000/books.septentrion.14806 Éditeur : Presses universitaires du Septentrion Lieu d'édition : Villeneuve d'Ascq Année d'édition : 2005 Date de mise en ligne : 11 octobre 2017 Collection : Éducation et didactiques ISBN électronique : 9782757418994

Édition imprimée ISBN : 9782859398972 Nombre de pages : 232

http://books.openedition.org Référence électronique BRONCKART, Jean-Paul (dir.) ; BULEA, Ecaterina (dir.) ; et POULIOT, Michèle (dir.). Repenser l'enseignement des langues : Comment identifier et exploiter les compétences ? Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2005 (généré le 18 octobre 2017). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782757418994. DOI : 10.4000/books.septentrion.14806.

© Presses universitaires du Septentrion, 2005 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

éducation et didactiques

Repenser l’enseignement des langues : comment identifier et exploiter les compétences Jean-Paul Bronckart Ecaterina Bulea Michèle Pouliot (éds)

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

comment identifier et exploiter les compétences ?

La collection « Education et Didactiques » est dirigée par Yves Reuter

Cet ouvrage est publié après l’expertise éditoriale du comité « Acquisition et Transmission des Savoirs » composé de :

BERTHONNEAU Anne-Marie : DARCHEVILLE Jean-Claude : DELCAMBRE Pierre : LECLERQ Véronique : LECONTE-LAMBERT Claire : LUKASIEWICZ Claude : MERVIEL Sylvie : REUTER Yves : VAN PETEGHEM Marleen :

Lille 3 Lille 3 Lille 3 Lille 1 Lille 3 FUPL UVHC Lille 3 Lille 3

Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea & Michèle Pouliot (éds)

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

comment identifier et exploiter les compétences ? PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU SERVICE DE LA FORMATION CONTINUE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION

Les Presses Universitaires du Septentrion sont une association de six universités : • Université des Sciences et Technologies de Lille, Lille 1 • Université du Droit et de la Santé, Lille 2, • Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, • Université du Littoral – Côte d’Opale, • Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, • Fédération Universitaire Polytechnique de Lille. La politique éditoriale est conçue dans les comités éditoriaux. Six comités et la collection « Les savoirs mieux de Septentrion » couvrent les grands champs disciplinaires suivants : • Acquisition et Transmission des Savoirs • Lettres et Arts • Lettres et Civilisations Étrangères • Savoirs et Systèmes de Pensée • Temps, Espace et Société • Sciences Sociales

Publié avec le soutien du Conseil Régional Nord/Pas-de-Calais © Presses Universitaires du Septentrion, 2005 www.septentrion.com rue du Barreau – BP 199 59654 Villeneuve d’Ascq cedex – France En application de la loi du 1er juillet 1992 relative au code de la propriété intellectuelle, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie. (20, rue des Grands Augustins - 75006 Paris) ISBN 2-85939-897-x ISSN 1281-7597 Livre imprimé en France

INTRODUCTION

Pourquoi et comment repenser l’enseignement des langues ? Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea & Michèle Pouliot UNIVERSITÉ

DE

GENÈVE

Le présent ouvrage est issu du colloque Repenser l’enseignement des langues, organisé à Genève en septembre 2003, sous l’égide du Service de la Formation continue de l’Université. Dans le cadre de ce Service, les signataires de cette introduction animent un programme de formation, destiné aux enseignants de langue en emploi, intitulé Théories et méthodologies de l’enseignement des langues1, et dont les objectifs sont de trois ordres : – présenter et discuter les nouvelles approches de la structure et du fonctionnement des langues émanant de la linguistique, de la psycholinguistique, de la sociolinguistique, de l’analyse du discours, etc. ; – former aux méthodes et méthodologies contemporaines de l’enseignement de la langue maternelle (en l’occurrence du français) ainsi que de celui des langues secondes ou étrangères, et analyser la manière dont les notions théoriques y sont transposées ; – réexaminer les principes et les 1. Ce programme de formation continue a été mis en place en 1991 par Daniel Coste, alors directeur de l’Ecole de Langue et de Civilisation Françaises de l’Université de Genève (ELCF). Dès 1993, il a été placé sous la direction de Jean-Paul Bronckart, professeur à la Section des Sciences de l’Education de la même université ; il est actuellement pris en charge conjointement par cette section et par l’ELCF, et bénéficie également de la collaboration de l’Ecole de Français Moderne de l’Université de Lausanne. La conception du programme implique le suivi et l’évaluation de cinq modules thématiques, correspondant à un total de 30 crédits ECTS.

8

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

conditions pratiques des interventions didactiques en classe de langue, et y préparer les enseignants. Au terme de douze années d’exercice, il a paru opportun d’évaluer la pertinence et l’efficacité de la formation dispensée et de procéder à une remise à jour du programme qui tienne compte notamment : de l’analyse actuelle des besoins, des enjeux et des problèmes de l’enseignement des langues vivantes ; de la transformation des rapports entre pratiques d’enseignement et disciplines scientifiques de référence qui a marqué l’évolution récente de la didactique des langues ; et bien sûr des multiples travaux théoriques et empiriques conduits dans le domaine au cours de la dernière décennie. Le colloque dont cet ouvrage est le reflet a été organisé pour alimenter cette réflexion. Les contributeurs sollicités sont des experts, soit de l’une des différentes rubriques de l’enseignement du français (écrit, oral, lexique, grammaire, littérature), soit des problématiques de l’enseignement des langues secondes ; nous leur avons demandé, d’une part de proposer un bilan global des évolutions et des perspectives ouvertes récemment dans leur champ, d’autre part d’analyser les apports et les problèmes éventuels de deux approches actuellement en vogue dans le champ didactique : d’un côté la redéfinition des objectifs d’apprentissage et des capacités des élèves (voire des capacités des enseignants) en termes de compétences, d’un autre côté la re-centration des recherches sur l’analyse des pratiques attestables en classe, qui tend à se prolonger en une étude des propriétés et des conditions de déploiement du travail enseignant. Les contributions qui vont suivre sont donc délibérément centrées sur les perspectives qui se dessinent à l’aube du XXIe, et avant de les présenter, il nous a paru utile de les réinscrire dans le contexte des mouvements qui ont marqué l’enseignement des langues depuis l’instauration de l’Instruction publique et obligatoire. A cet effet, nous réexaminerons d’abord l’histoire des enjeux et problématiques de l’enseignement des langues maternelle et étrangère, et la situation de conflit ou de crise qui semble la caractériser en permanence ; nous analyserons ensuite les types de rapports successifs qui se sont établis entre les démarches formatives proprement dites, et les travaux théoriques ou empiriques censés les éclairer, les orienter ou les alimenter ; nous évoquerons enfin les grands traits de l’histoire de la notion de compétence, et analyserons certains aspects de la

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

9

« logique » qui contribue à sa diffusion dans le champ de l’éducation et de la formation. 1. Des problématiques de l’enseignement des langues A s’en tenir à la situation qui prévaut depuis l’instauration de l’Instruction publique et obligatoire, dans le dernier quart du XIXe, on ne peut d’abord que constater que les objectifs et les conditions de réalisation de l’enseignement des langues vivantes ont constamment fait l’objet de débats intenses, passionnés et souvent polémiques, tant dans les sphères socio-politiques que proprement éducatives. Cette situation est en soi normale ou compréhensible, dans la mesure où la maîtrise des langues constitue à l’évidence un facteur décisif de réussite, aussi bien scolaire que sociale. La violence qui caractérise régulièrement ces débats, comme le diagnostic de crise qui est posé à chaque génération, ont cependant de quoi interroger : une crise se définit en principe comme un état passager de rupture d’équilibre, mais dès lors que ce diagnostic est en permanence posé, ce terme même se révèle inapproprié. On se doit en conséquence d’admettre que l’insatisfaction qui s’exprime constamment à l’égard de ce domaine d’enseignement résulte du déséquilibre apparemment constitutif qui le caractérise, et qu’il convient donc d’analyser. 1.1. Les deux « logiques » de l’enseignement de la langue maternelle S’agissant du français « langue maternelle », nul n’ignore les innombrables constats d’échec formulés aujourd’hui par les médias, les politiques… et nombre d’enseignants : plaintes des employeurs face au niveau de français des jeunes postulants ; plaintes des universitaires concernant le niveau de bacheliers ; plaintes des enseignants secondaires à propos du niveau de maîtrise de la langue des élèves issus du primaire, etc. Personne ne soutiendra certes qu’aucun problème ne se pose et que les capacités langagières des jeunes générations ne pourraient être améliorées ; mais un regard rétrospectif montre que des plaintes de ce type sont formulées, dans les mêmes termes, depuis la fin du XIXe, comme en attestent par exemple ces deux cris d’alarme

10

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

du début du (1931/2004) :

XXe2,

cités par Bally dans La crise du français

« Cette ignorance [de la langue] va à un degré incroyable, que ceux-là seuls qui ont interrogé des candidats aux examens peuvent soupçonner… » (Lanson, 1909, p. 240, cité par Bally, 2004, p. 27) « La crise du français, dont on s’est plaint ces dernières années, n’est pas nouvelle. Il a toujours été difficile d’écrire le français littéraire, qui, dans sa forme fixée, n’a jamais été la langue que de très peu de gens et qui n’est aujourd’hui la langue parlée de personne […] Ceux des élèves des lycées qui sont issus de milieux ouvriers ou petits bourgeois ont souvent grand’peine pour arriver à écrire d’une manière même à demi correcte le français littéraire, qui diffère profondément du parler en usage dans leur famille. Beaucoup n’y parviendront jamais. » (Meillet, 1917, p. 74, cité par Bally, 2004, p. 19)

En raison de leur récurrence même, ces diagnostics doivent pour le moins être sérieusement tempérés : si, depuis deux siècles, l’ignorance de la langue s’était accrue de la sorte, il ne devrait plus guère exister aujourd’hui de locuteur francophone digne de ce nom ; en outre, les plaignants d’une génération donnée (qui, eux, ne doutent jamais de leur maîtrise) sont aussi nécessairement ceux qui étaient stigmatisés par leurs propres aînés ; enfin et surtout, ces appréciations ne tiennent aucun compte du constant et spectaculaire accroissement du degré de scolarisation des élèves au cours du XXe. En réalité, les études empiriques longitudinales montrent que le niveau de maîtrise du français est resté globalement stable au cours de ce siècle, en dépit de la constante diminution de la dotation horaire de cette discipline (pour l’orthographe, par exemple, voir Chervel & Manesse, 1989). Se perpétue donc un profond clivage entre la réalité des effets de l’enseignement du français (satisfaisante, sans plus ?) et le sentiment collectif à son égard (régulièrement pessimiste, voire alarmiste), et ce sont les raisons de ce décalage et de cette insatisfaction qu’il convient dès lors d’analyser. Comme beaucoup, nous soutiendrons que l’explication majeure de cette situation de l’enseignement de la langue maternelle tient à ce qu’y co-existe ce que Halté (1992, pp. 21 et sqq.) qualifie de deux configurations didactiques opposées, configurations séculaires, s’alimentant à des positionnements philosophiques, 2. Pour un recueil de citations du même ordre, s’échelonnant de 1872 à 1980, voir Bronckart, 1983.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

11

linguistiques, politiques et pédagogiques radicalement divergents. La première configuration s’adosse à une conception caractérisée par l’adhésion à la doxa logico-grammaticale (voir Rastier, 2001), par la croyance en la stabilité de la langue et par la sacralisation de la littérature (ou plutôt d’une certaine littérature). Dans sa version initiale, fondée sur un aristotélisme appauvri par des siècles de scolastique, cette doxa posait que les structures d’une langue constituent des manifestations directes et fidèles de la « logique » censée organiser le monde ; elle soutenait en conséquence que la maîtrise de la grammaire codifiant ces structures constitue une condition du développement des connaissances en même temps que des capacités langagières. Dans cette perspective, dès lors que le monde et sa logique sont uniques, il ne devrait exister qu’une seule langue véritable, ellemême logique et stable, et l’on sait que c’est ce statut qui fut pendant des siècles conféré au latin. A la Renaissance cependant, sous l’effet conjugué de l’émergence du sujet pensant (voir Descartes) et de la perte de prestige du latin, elle-même corrélative à la reconnaissance des vertus de langues considérées jusque là comme « vulgaires » (anglais, français, italien, etc.), une mise à jour s’est révélée nécessaire. Réalisée dans le cadre de la Grammaire de Port-Royal (voir Arnauld & Lancelot, 1660/1973), celle-ci soutenait que les langues modernes étaient organisées en structures morphosyntaxiques profondes et/ou universelles, qui reflétaient directement la logique elle-même universelle des opérations de pensée. Dans cette nouvelle approche, l’enseignement de la grammaire devait contribuer au développement simultané de capacités de pensée (ou de l’intelligence) et de capacités proprement langagières. C’est sur cette base qu’ont alors été élaborées les grammaires scolaires traditionnelles, dont de multiples auteurs (voir notamment Chervel, 1977 ; Roulet, 1978) ont montré que, dans leur souci de « logiciser » la morphosyntaxe (et de la configurer, quand même, sur le modèle du latin), elles étaient largement inaptes à rendre compte de l’organisation effective du français tel qu’il se pratique. C’est que, précisément, une telle conception requiert la stabilité de la langue, et celle-ci implique à son tour que les pratiques effectives, avec leur cortège de variations et leur constante évolution-adaptation, ne puissent être prises en compte, ni même tolérées. Aux grammaires scolaires se sont dès

12

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

lors adjointes (ou mélangées) des grammaires normatives, promouvant une langue idéale ou rêvée. Enfin, pour donner substance quand même à cet idéal, s’est développée la thèse selon laquelle cette langue de référence était celle que mettaient en œuvre les grands auteurs de la littérature (ou « bons auteurs », qui sont forcément ceux d’avant), et s’est construite l’idéologie selon laquelle la qualité de ces écrits résultait nécessairement d’une solide maîtrise de la grammaire traditionnelle. Le dispositif didactique découlant de ce positionnement va alors de soi : – la cible à atteindre est la capacité d’accéder3 à la langue des bons auteurs, eux-mêmes élus par les puristes ; – la condition de réalisation de cet objectif réside dans la maîtrise des règles grammaticales et normatives ; – l’accès à cette maîtrise s’effectue en conjuguant lecture des auteurs et exercices de grammaire (« toute explication littéraire est d’abord une explication grammaticale » affirmera encore Clarac en 1963), en laissant hors champ le parler effectif des élèves (et des enseignants !) et leurs capacités de communication en situation ordinaire ; – dans ce cadre, le maître a pour fonction essentielle d’incarner ces autorités indiscutables que constituent les auteurs et la grammaire, avec les conséquences pédagogiques que l’on connaît : des démarches d’enseignement déductives, frontales et autoritaires. Au plan politique enfin, ce dispositif s’accommode sans trop d’états d’âme d’un sévère processus de sélection ; par principe, tous les élèves ne peuvent accéder au Graal grammatico-littéraire, et les clivages économiques, sociaux et culturels peuvent dès lors globalement se reproduire, au bénéfice des classes dominantes (voir Bourdieu & Passeron, 1970). Contrairement à bien d’idées reçues, la seconde configuration s’inscrit dans une histoire aussi longue que celle de la précédente4, si ce n’est que c’est l’histoire d’une pensée minoritaire, émanant d’auteurs régulièrement qualifiés d’« utopistes », voire simplement ignorés. On relèvera d’abord que la doxa logico-grammaticale a, de tout temps, été contestée par des auteurs plus attentifs aux propriétés empiriques des langues : par Démocrite notamment qui, 3. Pas forcément de la maîtriser ou d’être capable de la reproduire, mais au moins de la comprendre et de l’apprécier. 4. En ce sens, il ne paraît guère approprié de qualifier la configuration logico-littéraire d’« ancienne » (voir Halté, op. cit.), pas plus que de considérer que la seconde configuration serait particulièrement « nouvelle ».

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

13

analysant dans la langue grecque les phénomènes d’homonymie (un même mot pour plusieurs référents), de polynomie (plusieurs mots pour un même référent) et de diversité syntaxique (plusieurs propositions possibles pour une même relation logique), considérait qu’en raison de leur caractère divers et aléatoire, les mots et les structures langagières ne pouvaient être fondés sur les propriétés d’un monde en droit unique et universel ; par Flavius Josèphe et les anomalistes de l’époque romaine ensuite qui, prenant en compte l’extrême variété des structures des langues « barbares », soutenaient qu’il ne pouvait exister de rapport d’analogie entre structures du monde et structures langagières ; bien plus tard encore par les comparatistes du XIXe. Mais rien n’y a fait ; appuyée au besoin par les pouvoirs politiques, c’est la position « logique » qui est restée dominante, et il a fallu attendre Saussure et l’émergence d’une véritable linguistique pour que la position contestataire trouve une assise scientifique crédible, susceptible de fonder une approche de la langue telle qu’elle est, avec ses propriétés de variation, d’adaptation et sa relative autonomie à l’égard des processus universels de pensée (voir 2, infra). Dans ce contexte, la seconde configuration didactique s’est élaborée avant tout sur la base de revendications à la fois politiques et pédagogiques, qui ont véritablement pris corps au cours du XVIIe. La Didactica Magna de Comenius (1657) peut être considérée comme l’ouvrage princeps de ce second mouvement en ce qu’elle inaugure un discours nouveau, de critique de l’état de la chose éducative et de proposition de solutions nouvelles. La position de Comenius était fondée d’abord sur des principes d’ordre socio-politique et philosophique. Au premier plan, elle dénonçait le caractère élitaire et fataliste de l’enseignement de l’époque (réservé à quelques privilégiés et acceptant de fait l’ignorance du plus grand nombre) et proposait une profonde réforme visant à ce que les sociétés se dotent d’un projet éducatif global qui se réaliserait aussi bien dans des cadres informels que dans le cadre des institutions scolaires ; s’agissant de ces dernières, l’auteur préconisait concrètement la création d’une Ecole publique (prise en charge par l’Etat et non plus déléguée à l’Eglise), qui soit démocratique et qui vise à la socialisation de l’ensemble des individus : « Il faut admettre dans les écoles tous les enfants sur un pied d’égalité : nobles, roturiers, riches et pauvres, garçons et filles, et ce dans chaque ville, grande ou petite, village ou hameau […] Tous les hommes nais-

14

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

sent pour la même fin : devenir des hommes, c’est-à-dire des créatures raisonnables, maîtres de la création et images de leur créateur. Ce sont donc tous les enfants qu’il faut élever, de manière à les pénétrer de savoir, de vertu et de religion. » (Comenius, Didactica Magna, traduction in Prévot, 1981, pp. 70-71)

Au plan philosophique, Comenius promouvait une conception de l’enfant comme source de l’humain, comme ayant en luimême toutes les capacités susceptibles de se transformer en un fonctionnement cognitif et socio-affectif adulte. Sous une forme spécifique toutefois, qu’il convenait d’identifier et surtout de prendre en compte dans les démarches d’enseignement. Il contestait dès lors les méthodes déductives issues de la scolastique (énoncé de règles  présentation d’exemples  réalisation d’exercices d’application) et stigmatisait les relations pédagogiques fondées sur l’obéissance et la contrainte. Il recommandait au contraire que les objets d’enseignement soient organisés en une progression fondée sur les capacités cognitives des élèves et demandait que les maîtres mettent en place des situations qui tiennent compte de leurs centres d’intérêts, qui mobilisent leur langue propre (et non une langue littéraire ou artificielle), leurs formes d’activités naturelles (jeux, chansons, etc.), et leurs capacités d’appréhension directe du monde (« nihil est in intellectu quid non prius fuerit in sensu »), ce qui devait se traduire par la mise en place de démarches didactiques clairement inductives (observer d’abord, conceptualiser ensuite les observations, les généraliser enfin sous forme de règles, lorsque c’est possible et utile). « La nature produit tout en partant uniquement de la racine. Pour bien instruire les jeunes, il ne faut pas leur farcir l’esprit d’un fatras de mots, de phrases, de maximes et d’opinions, ramassés dans les auteurs, il faut leur ouvrir l’esprit […] Jusqu’à présent les écoles n’ont pas habitué les esprits à tirer leurs forces de leurs propres ressources, mais elles leur ont appris à se parer des plumes d’autrui comme le corbeau dans la fable d’Esope. Elles ont cherché, non pas à découvrir dans les esprits la source cachée de l’intelligence, mais à les arroser d’une eau puisée aux ruisseaux d’autrui. » (ibid., in Prévot, 1981, p. 96)

Ce discours militant et novateur a été repris par la suite par divers auteurs du XVIIIe (voir Rousseau et Kant), et il a donné lieu à la création, par Herbart, Pestalozzi, ou Willmann notamment, de divers types d’écoles nouvelles. Plus tard encore, aux débuts du XXe, il a été développé avec force (mais globalement dans les mêmes termes) par les mouvements bien connus de

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

15

l’Education nouvelle (Cousinet, Dewey, Dottrens) ou de l’Ecole active (Ferrière, Freinet), qui continuent d’inspirer les entreprises réformistes contemporaines. Dans le domaine spécifique de l’enseignement de la langue maternelle, ce mouvement a alors engendré la configuration didactique dite « moderne », qui s’articule à une redéfinition des objectifs de formation, et qui procède à une véritable inversion des démarches et des méthodes. Au plan des objectifs, la visée première est de doter l’enfant-élève d’une maîtrise de la langue d’usage, qui lui permette d’entrer efficacement en communication dans les différentes situations d’interaction qu’il est susceptible de rencontrer ; en termes contemporains, il s’agit de développer sa maîtrise des formes textuelles, orales ou écrites, qu’il a et aura à mettre en œuvre dans sa vie sociale. Une fois cette maîtrise acquise, et sur la base de cette dernière, pourra alors être envisagé l’objectif second d’accès à la littérature, cette dernière ne se limitant évidemment plus à certains auteurs élus par les normes ambiantes, mais étant conçue dans une perspective diversifiée et contemporaine. Au plan des méthodes, il s’agit en conséquence de se centrer d’abord sur les variantes de la langue d’usage (et notamment celle de l’élève lui-même), d’inciter ce dernier à les produire, à les observer, puis à en dégager certaines régularités, et à se constituer ainsi, par induction, un savoir d’ordre grammatical qui lui servira d’appui et d’aidemémoire dans son développement langagier ultérieur. Si elle est ainsi préconisée depuis au moins trois siècles par les spécialistes de l’éducation, cette seconde configuration didactique a cependant toujours eu grand’peine à pénétrer les représentations collectives (et notamment celles des décideurs politiques), et à engendrer en conséquence de véritables transformations des systèmes et des méthodes d’enseignement. L’histoire française de la confection des programmes d’enseignement de langue lors de l’instauration de l’Instruction publique en est une illustration particulièrement claire, et décisive pour notre propos. Sous l’influence de Condorcet notamment, la République naissante avait élaboré un projet d’enseignement généralisé visant à unifier la Nation en fournissant aux citoyens des instruments communs de développement (et en particulier la maîtrise d’une seule et même langue « nationale »), et visant à ce que chacun puisse, en fonction de ses capacités, parcourir le maximum d’échelons de la scolarité. Pour des

16

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

raisons essentiellement économiques, ce projet n’allait cependant se concrétiser que bien plus tard, dans le cadre des lois radicales du dernier quart du XIXe. Comme l’ont montré les historiens de l’éducation (voir Chervel, 1977 ; Compère, 1985 ; Prost, 1968), si les intentions affichées étaient bien de l’ordre de la démocratisation et de la socialisation, comme le préconisaient Comenius et la seconde configuration, les choix relatifs à l’organisation du système scolaire et aux méthodes didactiques relevaient par contre clairement de la première configuration : au niveau secondaire, l’Ecole républicaine a repris quasiment tels quels les programmes et les méthodes des Collèges de l’Ancien Régime, et elle a confectionné les programmes de l’école primaire sur le principe de l’accessibilité à cet enseignement secondaire-là. Dès lors, en matière d’enseignement de la langue maternelle au primaire, si s’est maintenu d’abord un objectif d’alphabétisation (le temps nécessaire à la généralisation du français dans l’hexagone), celui-ci a rapidement fait place à une visée plus conceptuelle, se traduisant surtout par l’introduction d’un lourd programme grammatical, destiné à préparer les élèves aux démarches d’analyse (de textes latins ou de littérature française) toujours en vigueur au secondaire. Et en compatibilité avec cette logique, l’Ecole publique a adopté et solidifié la démarche méthodologique inspirée de la scolastique : la décomposition analytique du programme-cible, et la construction d’une progression fondée sur des degrés de complexité des savoirs, tels que les adultes les conçoivent. S’il était articulé à des objectifs politiques louables de modernisation et de démocratisation, le projet d’instruction publique s’est ainsi réalisé dans le cadre d’un système scolaire traditionnel dont les structures, les programmes et les méthodes étaient, de fait, incompatibles avec ces mêmes objectifs. Et c’est cette contradiction constitutive qui est sans nul doute la cause majeure du sentiment de crise qui se manifeste en permanence à l’égard de l’enseignement en général, et de l’enseignement des langues en particulier : la prise de conscience du caractère inapproprié des méthodes eu égard aux objectifs déclenche régulièrement des propositions de réforme, réformes aussitôt combattues au nom des principes anciens et dès lors, soit rejetées, soit aboutissant à un compromis temporaire, lui-même porteur des germes d’une prochaine crise.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

17

En ce début de XXIe, ces trois phases du cycle des crises sont attestables et se chevauchent partiellement. On assiste d’un côté à une critique de l’état actuel de l’enseignement, stigmatisant la première configuration didactique : – dénonciation du taux d’échecs et de la déperdition scolaire qui affectent surtout les classes sociales économiquement et culturellement défavorisées ; – contestation des objectifs centrés sur une langue littéraire peu usitée et relativement artificielle, et mise en évidence de l’inadéquation des références grammaticales proposées ; – contestation encore des méthodes pédagogiques déductives, frontales et ignorantes des capacités et des intérêts des élèves. On assiste en conséquence à des tentatives d’implantation de réformes visant à résoudre ces difficultés, et évidemment inspirées de la seconde configuration : – mise en place de méthodes qui se fondent d’abord sur les capacités de production orale et écrite des élèves, et qui tentent, sur cette base, de développer progressivement une maîtrise des différents genres de texte en usage dans la société ; – mise à disposition de références grammaticales modernisées et susceptibles d’éclairer les caractéristiques effectives des structures textuelles, et d’en favoriser l’appropriation par l’élève ; – tentatives plus globales de décloisonnement de l’enseignement de la langue maternelle, visant à ce que les capacités pratiques et les savoirs acquis en ce domaine puissent être ré-exploités, dans l’enseignement des langues secondes ou étrangères d’une part, dans des démarches visant à une véritable compréhension de ce qui constitue la qualité et les propriétés spécifiques de la littérature d’autre part. On assiste enfin, simultanément, à l’émergence de divers mouvements réactionnaires, qui imputent aux réformes en cours la responsabilité du marasme de l’enseignement des langues et qui exigent donc le retour à la situation d’avant : – la centration sur les capacités des élèves, en particulier sur leur langue orale, serait une démarche laxiste, freinant leur accès à la langue normée et expliquant le taux élevé d’illettrisme comme la soi-disant dégénérescence de l’orthographe ; – les nouvelles références grammaticales seraient moins logiques et moins sûres que les références traditionnelles et constitueraient en outre un jargon technique incompréhensible pour les élèves, les enseignants… et les parents ; – plus globalement, les nouvelles démarches engendreraient une rupture avec le patrimoine culturel que consti-

18

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

tuent la langue normée et la littérature, et seraient de ce fait largement responsables du malaise sociétal contemporain. C’est dans ce contexte, et plus précisément pour contribuer au combat contre l’échec et l’inefficacité de l’enseignement du français, qu’a émergé, au cours des dernières décennies, la didactique de la langue maternelle en tant que discipline de recherche et d’intervention. Ses acteurs (enseignants, responsables scolaires, chercheurs) s’inscrivent dès lors clairement en appui aux entreprises réformistes, en tentant de leur fournir des arguments, des références, des méthodes et des instruments ; et c’est bien évidemment dans cette perspective que se situent l’ensemble des contributeurs de ce volume. Mais l’adhésion aux réformes et la conviction de leur pertinence globale ne conduit cependant pas à sous-estimer l’ampleur des problèmes qui continuent de se poser, et du chemin qui reste à parcourir pour réellement instaurer les pratiques didactiques préconisées et obtenir les résultats escomptés. Trois questions en particulier restent aujourd’hui largement ouvertes. Comment identifier les capacités langagières initiales des élèves, les conceptualiser et les exploiter, et comment tenir compte, en situation de classe, de la diversité et de l’hétérogénéité des élèves en ce domaine ? Comment faire en sorte que les ressources grammaticales proposées puissent être réellement construites par les élèves (et non imposées), qu’elles fassent en conséquence l’objet d’une appropriation stable, garante notamment de leur ré-exploitation dans le cadre de l’acquisition d’une autre langue ? Comment enfin gérer le délicat passage d’un travail visant à la maîtrise fonctionnelle des genres de textes ordinaires à une approche à la fois technique et culturelle des textes relevant de la littérature ? C’est notamment pour répondre à ces interrogations que la didactique de la langue maternelle développe ses recherches, en sollicitant en permanence les disciplines théoriques de référence (psychologie et linguistique en particulier), selon des modalités qui ont toutefois connu une notable évolution (voir 2, infra) ; et c’est dans cette même perspective que s’est développé un intérêt pour la notion de compétence (voir 3, infra) et surtout pour les démarches didactiques qui pourraient lui être associées, démarches qu’analysent et commentent les experts sollicités pour ce volume (voir 4, infra).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

19

1.2. Comment enseigner efficacement les langues secondes ou étrangères ? L’enseignement du latin, tel que dispensé depuis des siècles, outre qu’il constitue le socle de la configuration didactique logico-grammaticale, pourrait être considéré comme relevant de la didactique d’une langue étrangère ; mais cette langue étant « morte », la visée en ce domaine a nécessairement toujours été plus culturelle que pratique. Notre problématique ne concernera dès lors que l’enseignement des langues vivantes (en l’occurrence du français aux non-francophones et des langues étrangères aux francophones), dont l’histoire, analysée notamment par Puren (1988 ; 1989), présente de notables différences avec celle de l’enseignement de la langue maternelle. Cette problématique a véritablement émergé au cours du XIXe, dans le cadre d’enjeux d’abord économiques et politiques. Sur le premier plan, le spectaculaire accroissement des échanges commerciaux a suscité une demande sociale de maîtrise pratique des langues étrangères ; sur le second, s’est développé le sentiment que la puissance d’une nation tenait notamment à sa capacité d’interagir avec les autres nations (et surtout à exercer une influence sur elles), ce qui impliquait une connaissance efficace des langues qui y étaient en usage5. Dans la première moitié du siècle, si l’objectif de maîtrise pratique était déjà fermement énoncé, les autorités scolaires préconisaient néanmoins l’adoption de la démarche en usage dans l’enseignement du latin (d’abord mémorisation des règles de grammaire, puis réalisation d’exercices de traduction : thèmes et versions), instaurant de la sorte un clivage entre objectifs et méthodes analogue à celui de l’enseignement de la langue maternelle. Ces démarches ayant clairement échoué, s’est alors développé un mouvement exigeant que les méthodes d’enseignement des langues vivantes prennent le strict contre-pied de celles ayant trait à l’apprentissage des langues mortes (et de fait, de celui du français langue maternelle) : « dans l’économie de nos études scolaires, nous 5. Comme le relève Puren (1989, pp. 11-12), en France, certains ont imputé la défaite de 1870 à la « supériorité de l’enseignement allemand », et ont considéré que la maîtrise des langues vivantes constituait désormais un enjeu de « défense nationale ». Bien plus tard, des positions analogues ont été soutenues aux USA : la défaite de Pearl Harbor, comme la supériorité technologique de l’URSS (avec le lancement du premier spoutnik) y ont suscité la mise en place de nouveaux programmes et de nouvelles méthodes d’enseignement des langues étrangères.

20

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

enseignons à nos enfants les langues mortes pour leur apprendre à penser, les langues vivantes pour leur apprendre à parler6. » Dans cette perspective, l’enseignement des langues vivantes étrangères se doit d’être pratique, ce qui signifie à la fois qu’il doit conduire l’élève à des capacités de production et de compréhension en situation ordinaire, et que ces capacités ne peuvent s’acquérir que dans l’usage de la langue elle-même, hors toute considération de logique, d’intelligence ou même de culture. En conséquence, la primauté absolue doit y être accordée à la langue parlée, et notamment à la prononciation7. Enfin, la démarche pédagogique adaptée à ces objectifs doit mobiliser un travail collectif de la classe, sous la forme d’activités de répétition et d’imitation (non de réflexion) que l’on tentera de rendre, autant que faire se peut, ludiques et attractives. Dans la mesure où elle présentait ainsi l’essentiel des caractéristiques de la configuration didactique moderne, cette approche a évidemment été combattue par les tenants de la tradition et de la reproduction sociale, mais elle s’est néanmoins rapidement imposée, en raison des enjeux économico-politiques spécifiques évoqués plus haut. D’emblée progressiste (ou quasiment), la didactique des langues étrangères a pu alors (avant et bien mieux que celle de la langue maternelle) s’atteler à l’élaboration et à la mise en place de méthodes adaptées à ses objectifs déclarés. Cette recherche de méthodes efficaces a néanmoins constitué un véritable parcours du combattant. La première, la méthode directe ou naturelle préconisée jusqu’à la fin du XIXe, prenait comme référence les procédures censément à l’œuvre dans l’apprentissage de la langue première en milieu familial : centration exclusive sur la langue à acquérir, sans aucune mobilisation de la langue maternelle ; pas d’enseignement grammatical a priori ; prééminence d’exercices de prise de parole et de prononciation ; éventuels exercices d’écriture au tableau noir et éventuelle induction de quelques règles générales. Cette approche s’est cependant rapidement révélée inefficace, en raison de son inadaptation aux conditions de l’enseignement scolaire, qui requièrent systématisation, programmation et progression. Les 6. Extrait des Instructions du 29 septembre 1863, cité par Puren, 1989, p. 14. 7. « En tête de toute méthode pour apprendre une langue vivante, il faut inscrire le mot : prononciation […] Apprendre une langue, c’est d’abord se mettre en état de produire les sons dont elle se compose. » (Extrait des Instructions du 13 septembre 1890, cité par Puren, 1989, p. 17).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

21

enseignants de langues vivantes se sont alors mis à la recherche de méthodes qui, tout en visant à rester au plus proche des procédures spontanées (centration directe sur la langue étrangère ; priorité à la pratique ; confrontation à des exemples de langue d’usage ou « authentiques »), tiendraient compte aussi des mécanismes d’apprentissage que les élèves sont susceptibles de mettre en œuvre dans la situation collective de la classe, ce qui les a conduits (bien plus tôt, encore, que dans l’enseignement de la langue maternelle) à solliciter l’appui des disciplines scientifiques. Après une période de latence et d’indécision au début du XXe, dès la fin de la seconde guerre mondiale se sont succédé des vogues méthodologiques explicitement inspirées de la psychologie et/ou de la linguistique. D’abord les démarches inspirées du behaviorisme : – la méthode audio-orale, axée sur la production de dialogues dans des situations simulant des conditions de communication réelles, préconisant la formation d’automatismes langagiers dans le cadre d’apprentissages « sans erreur », et toute entière centrée sur les pratiques efficientes : apprendre une langue n’est pas « apprendre quelque chose », mais « faire quelque chose » (voir Gaonac’h, 1987, p. 26) ; – les méthodes audio-visuelles, complétant la précédente en utilisant l’image pour donner réalité aux situations de communication et aux concepts proposés, et pour éviter de la sorte tout recours à la langue première ; – les méthodes structurales, centrées plus que les précédentes sur les règles d’organisation phrastique, telles que les avait décrites le structuralisme linguistique issu de Bloomfield, mais préconisant également un apprentissage mécanique ou non réflexif de ces mêmes règles (dans le cadre des fameux « exercices structuraux »). Ensuite, la nébuleuse des méthodes fonctionnelles (voir Galisson, 1980), inspirées « du schéma de la communication » de Jakobson ainsi que de la linguistique fonctionnelle, des théories de l’énonciation et de la pragmatique. Soutenant que tout enseignement doit se fonder d’abord sur une analyse des besoins spécifiques des apprenants concernés, ces approches visent à développer chez ces derniers des compétences de communication, qui subordonnent la maîtrise proprement linguistique à des capacités d’adaptation au contexte plus global des échanges ; au plan didactique, elles récusent le mécanicisme et les interdits des démarches antérieures, en tolérant et en exploitant les erreurs des apprenants, en se centrant sur l’écrit aussi bien que sur l’oral, en acceptant

22

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

de recourir éventuellement à la langue maternelle dans les échanges formatifs, et en n’excluant pas en principe l’introduction d’appuis grammaticaux. Les méthodes cognitives, inspirées de la théorie piagétienne ou du cognitivisme qui lui a succédé, prolongent l’approche fonctionnelle sous ce dernier aspect, en tentant d’exploiter, au service de la maîtrise langagière, les processus et les stratégies de construction des connaissances et de concepts que mettent en œuvre les élèves dans leur développement psychologique général. Ce va-et-vient de vogues méthodologiques, souvent caractérisées par le dogmatisme et l’intolérance, s’est relativement apaisé au cours des deux dernières décennies, et la situation contemporaine se caractérise par l’acceptation d’un certain éclectisme des approches, et surtout par le développement de recherches nouvelles visant à résoudre les problèmes qui continuent de se poser, et dont certains sont de même ordre que ceux rencontrés par la didactique de la langue maternelle. Ces recherches visent à identifier les besoins et les capacités langagières des apprenants (dans leur langue première et dans la langue cible) ; dans le cadre d’une linguistique acquisitionnelle (voir De Pietro, Matthey & Py, 1989), elles tentent également d’identifier (et d’exploiter) les processus en jeu dans les interactions d’apprentissage en situation extrascolaire ; elles visent enfin aussi à élaborer un appareil de notions et de règles d’ordre grammatical, dans la mesure du possible analogue à celui en usage dans l’enseignement de la langue première, et qui serait le plus apte à contribuer à la solidification des acquisitions pratiques. 2. L’évolution des rapports entre la didactique des langues et ses disciplines de référence Le bref survol historique qui précède a montré que, dès les débuts du XXe au moins, pour résoudre leurs problèmes propres, les protagonistes de l’enseignement des langues vivantes (du moins ceux qui adhéraient à la configuration didactique moderne) ont régulièrement cherché appui et références auprès des disciplines scientifiques constituées, en particulier auprès de la psychologie et de la linguistique. Cette quête s’est cependant effectuée dans le cadre de conceptions de la nature des rapports possibles entre ces deux domaines qui ont notablement

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

23

évolué avec le temps ; en dépit des risques et limites de ce type de bilan, nous délimiterons quatre conceptions successives (pour des compléments détaillés, voir Bronckart, 1989 ; Bronckart & Schneuwly, 1991). La première est celle qui a prévalu avant l’émergence formelle des différentes didactiques des matières scolaires, et qui a pris corps en particulier dans le cadre des mouvements d’Education nouvelle et d’Education active. Les propositions pédagogiques émanant de ces mouvements sont bien connues : centration sur l’activité pratique de l’élève, qui doit être encouragée dans sa forme spontanée, puis progressivement canalisée en une démarche de travail concrète et utile (voir le célèbre atelier d’imprimerie de Freinet, 1943) ; organisation collective de ce travail et des apprentissages qu’il requiert, dans un esprit de collaboration entre élèves (voir Cousinet, 1945) ; transformation de la relation pédagogique, l’enseignant ne se présentant plus comme le détenteur unique des savoirs, mais comme un guide orientant la co-construction des connaissances par les élèves ; contestation de l’enseignement frontal et des méthodes déductives, pour leur substituer une démarche inductive et constructive, dont le schéma-type serait pratiques  observation des pratiques  inférence guidée  codification de ces inférences sous forme de règles ou de concepts. Articulées à des positions critiques et militantes, ces propositions étaient certes empreintes d’une certaine naïveté sociale (elles sous-estimaient notamment le poids des représentations collectives relatives à l’éducation, ainsi que la redoutable inertie d’une institution scolaire qui, en définitive, n’avait guère évolué depuis trois siècles), mais elles étaient aussi et surtout soutenues par la croyance (peut-être tout aussi naïve) que les sciences humaines naissantes allaient pouvoir leur donner une assise scientifique et leur fournir toutes les aides techniques nécessaires. C’est dans cette perspective qu’ont été sollicitées, notamment : – la théorie behavioriste de l’apprentissage, qui, comme on l’a vu, a constitué la référence de base de la première génération de méthodes modernes d’enseignement des langues étrangères ; – la théorie du développement cognitif de Piaget, qui était censée permettre d’identifier l’état actuel des capacités des élèves, et fournir ainsi les bases sur lesquelles les enseignants de toute matière pourraient fonder leur démarche ; – les descriptions structuralistes de la morphosyntaxe des langues, et surtout les techniques d’analyse

24

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

dont elles procédaient, dont on a pensé que les élèves pouvaient les reproduire dans leur travail scolaire. Globalement, cette démarche d’emprunt se caractérisait par la croyance en la possibilité d’une implantation directe des savoirs scientifiques dans les programmes et les pratiques d’enseignement, et si elle n’a pas été totalement inutile, elle posait cependant le redoutable problème de la légitimité même des sources de référence ; le behaviorisme, le constructivisme, comme le cognitivisme ou l’interactionnisme vygotskien, proposent des conceptions très différentes des mécanismes en jeu dans l’apprentissage : à laquelle dès lors se référer et pourquoi ? Et il en va de même bien sûr pour les multiples conceptions de la structure et du fonctionnement des langues émanant de la linguistique. Au delà de cette question, cette approche applicationniste n’a pas eu l’efficacité attendue, pour un ensemble convergent de raisons. Tout d’abord, les interventions sur les pratiques formatives ne peuvent faire l’économie d’une sérieuse analyse des caractéristiques effectives du contexte scolaire auquel elles viennent s’articuler (voir la « naïveté sociale » évoquée plus haut). Il convient au contraire de tenir compte de la réalité des objectifs dévolus à l’enseignement des langues, dont on a rappelé la complexité et le fait qu’ils n’avaient que partiellement trait à un développement « naturel » de savoirs validés par la science (voir 1, supra). Il convient également de prendre en compte l’état des systèmes d’enseignement : l’histoire propre de leur organisation, de leurs programmes et de leurs méthodes ; les représentations et le niveau de formation des enseignants ; les besoins et caractéristiques des apprenants concernés, etc. Ensuite, quelle que soit leur pertinence intrinsèque, les nouveaux savoirs scientifiques ne peuvent jamais être introduits tels quels dans les démarches scolaires : ils doivent d’abord être sélectionnés, puis transformés et simplifiés en fonction des possibilités de travail des élèves… et des enseignants ; et les savoirs savants étant par principe incomplets et/ou hypothétiques, il y a lieu en outre de les compléter par des notions relevant du sens commun ou de ce que Martinand (1986) a qualifié de « pratiques sociales de référence ». Enfin, en raison des propriétés spécifiques des interactions didactiques, les processus et stratégies d’apprentissage qu’y mettent en œuvre les élèves diffèrent souvent de celles qui peuvent être identifiés en situation de laboratoire (pour les stratégies grammaticales, voir

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

25

notamment Kilcher et al., 1987), et les références de la psychologie développementale ne permettent dès lors pas nécessairement de comprendre par quels procédés l’élève apprend réellement en situation de classe. C’est largement pour pallier les insuffisances de cet applicationnisme que se sont constituées, à partir des années 60/70, l’ensemble des didactiques des matières scolaires, comme démarches organisées d’intervention et de recherche. Se présentant comme des disciplines à la fois autonomes et situées à la charnière entre les domaines des disciplines scientifiques de référence d’une part, de l’action enseignante concrète d’autre part, elles se sont donné trois ordres d’objectifs majeurs. Le premier est d’analyser et de conceptualiser l’ensemble des caractéristiques propres aux démarches d’enseignement scolaire (leurs objectifs, leur histoire, leur organisation, leurs protagonistes, etc.) ; les travaux en ce domaine ont notamment abouti à un balisage global du terrain éducatif, formulé en termes de systèmes emboîtés (système social ; systèmes d’enseignement, systèmes didactiques), et à des analyses minutieuses de l’histoire et des enjeux de l’enseignement de chaque matière (l’histoire de l’enseignement des langues relatée sous 1, supra, constituant un des résultats de cette démarche). Le deuxième est de contribuer à la conception et à la nécessaire adaptation des contenus d’enseignement. En ce domaine, les didacticiens ont entrepris de sélectionner, parmi les acquis notionnels et méthodologiques des disciplines scientifiques, ceux qui pourraient utilement être exploités dans l’enseignement ; ils ont aussi et surtout tenté de définir et de gérer les conditions de la nécessaire transposition didactique de ces acquis (voir Chevallard, 1985) : comment adapter les contenus nouveaux au niveau d’appréhension présumé des apprenants, sans pour autant leur faire perdre l’essentiel de leur statut et de leur signification scientifiques, et comment les articuler aux contenus anciens qui demeurent en vigueur ? Travail complexe, en ce qu’il a notamment à tenir compte des étapes successives de toute transposition : la confection des « savoirs à enseigner » et de leur progression tels qu’ils sont présentés dans les programmes et les manuels ; la reformulation de ces savoirs dans les pratiques formatives et évaluatives des enseignants (« savoirs tels qu’ils sont enseignés ») ; l’éventuelle transformation de ces mêmes savoirs au cours de leur appropriation par les élèves (« savoirs tels qu’ils sont appris »). Et en

26

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

matière d’enseignement des langues en particulier, se superpose évidemment à cette problématique celle du type de rapport à établir entre les objectifs relatifs aux savoirs et ceux ayant trait à la maîtrise pratique, question qui se prolonge en celle des conditions de conceptualisation de ces mêmes pratiques. Le troisième objectif est alors d’identifier les conditions proprement pédagogiques d’une formation efficace à ces contenus ; c’est dans cette perspective que sont notamment analysés les différents types de contrat didactique qui peuvent être instaurés en classe, les conditions de la dévolution des objets d’enseignement (pour ces deux concepts, voir Brousseau, 1986), et plus largement l’ensemble des propriétés des interactions enseignement-apprentissage. A s’en tenir aux didactiques des langues (L1 et L2), la mise en œuvre de ce projet d’ensemble a cependant connu une sensible évolution, caractérisée par une prise de distance progressive à l’égard de la problématique de l’emprunt et de la transposition des acquis des disciplines de référence, et par une centration de plus en plus accentuée sur l’analyse des processus attestables en situation de classe ; et c’est donc dans cette évolution interne des didactiques qu’ont émergé les trois autres conceptions des rapports entre « terrain scolaire » et disciplines scientifiques de référence. Dans un premier temps, l’objectif central était celui de l’adaptation et de la modernisation des programmes et des méthodes. Dans le domaine des langues secondes, le développement des approches fonctionnelles (voir 1.2., supra) s’inscrivait largement dans cette perspective ; il a débouché notamment sur l’élaboration, par les instances politiques européennes ou nationales, de programmes d’orientation générale (voir Coste, 1981 : Un niveau-seuil) ainsi que de diverses séries de manuels nouveaux, proposant généralement une progression visant à la maîtrise pratique d’actes de langage de plus en plus complexes (voir Plazaola Giger, 2000). Dans le domaine de la langue maternelle, cet objectif de modernisation s’est d’abord traduit par l’élaboration d’un nouveau cadre de références grammaticales, inspiré des linguistiques structurale et générative (voir Besson et al., 1979), cadre qui, au prix de multiples débats et controverses, a fini par s’implanter et se substituer aux grammaires « traditionnelles ». Une fois cette réforme notionnelle admise, les didacticiens se sont alors attelés à une rénovation des contenus ayant trait aux pratiques langagières, en s’inspirant des théories des

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

27

textes-discours qui s’élaboraient parallèlement (voir Adam, 1990 ; Bronckart, 1997 ; Bronckart et al., 1985) : au plan des programmes, a été promue une démarche de diversification, visant à identifier les genres de textes qui seraient représentatifs des multiples variantes d’usage du français contemporain, et dont la maîtrise pratique devrait en conséquence être requise des élèves (voir Bronckart, 1991) ; au plan des méthodes, s’est développé un vaste mouvement d’élaboration de séquences didactiques, c’est-à-dire de séries de leçons types centrées sur la maîtrise d’un genre textuel déterminé et visant à la fois à en maîtriser les conditions d’utilisation sociale, à en identifier les caractéristiques formelles spécifiques, et à résoudre les problèmes techniques et linguistiques de leur organisation (voir Dolz, Rosat & Schneuwly, 1991 ; Dolz & Schneuwly, 1998 ; Schneuwly & Dolz, 1997). Cet ensemble de démarches visait de la sorte essentiellement à une mise à jour et à une rationalisation du projet d’enseignement des langues, sous l’angle de ses contenus et de ses méthodes, et en ce sens, relevait plutôt de ce que les courants ergonomiques contemporains qualifieraient de « travail prescrit ». S’est alors tout naturellement manifesté le souci de vérifier dans quelle mesure ce projet était effectivement mis en œuvre : les démarches proposées sont-elles vraiment appliquées, et si oui, engendrent-elles de réels progrès chez les élèves ? Diverses études ont tenté de répondre à ces questions et ont montré notamment que certaines séquences didactiques, pourtant soigneusement conçues et planifiées, pouvaient être abandonnées ou détournées de leurs objectifs, en particulier parce que les élèves n’arrivaient pas à s’approprier le discours de l’enseignant, et manifestaient d’autres types d’intérêts et d’autres modalités d’approche des textes sous étude (voir Canelas Trevisi, 1997). Les constats de ce type ont alors suscité deux nouvelles orientations de recherche, qui continuent de se développer aujourd’hui. L’une s’est centrée délibérément sur les processus d’apprentissage mis en œuvre dans les contextes scolaire et extra-scolaire. C’est à l’élucidation de ces processus en langue seconde que vise en particulier la linguistique acquisitionnelle évoquée sous 1.2. supra. C’est également dans cette perspective qu’ont été conduites, dans le domaine de la langue première, un ensemble de recherches tentant d’identifier les étapes de la maîtrise des

28

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

règles d’organisation de divers genres de textes, et surtout les stratégies que mettaient en œuvre les élèves à cet effet (voir Dolz, 1990 ; de Weck, 1991 ; Schneuwly, 1988). S’ils ont fourni des corpus de données extrêmement utiles, ces travaux, par leur centration quasi exclusive sur les apprenants, ne permettaient pas d’identifier les démarches que les enseignants pourraient mettre en œuvre pour exploiter les capacités des élèves et guider, accompagner et améliorer leurs apprentissages. La dernière phase des travaux, actuellement en plein essor, a alors consisté en une analyse des interactions didactiques dans l’ensemble de leurs dimensions, et mis l’accent en particulier (parce que c’est ce sur quoi les didacticiens peuvent le plus directement agir) sur les caractéristiques réelles du travail des enseignants. D’une part de nombreuses études visent à mettre en évidence et à conceptualiser les modalités par lesquelles ces derniers construisent et gèrent la présentation des objets d’enseignement (voir Dolz & Thévenaz-Christen, 2002), et plus largement à identifier les multiples facettes de l’ingéniosité dont ils font preuve pour rendre leur travail efficace (voir Schubauer-Leoni & Dolz, 2004). Sur cette base d’autre part, divers auteurs tentent d’élaborer des « modèles de l’action des enseignants », notamment dans la visée plus prospective de formation de ces derniers (voir Sensevy, 2001 et 2002). C’est parallèlement au développement de ces deux dernières approches (centration sur les processus des apprenants ; centration sur le travail des enseignants), que s’est diffusée dans le champ éducatif la logique des compétences, en tant que tentative de re-conceptualiser les capacités acquises ou à acquérir des uns et des autres. Et c’est pour évaluer les apports et les limites de cette approche qu’ont été sollicitées les contributions à ce volume. Mais avant de présenter ces dernières, il nous paraît utile de nous pencher sur l’origine et sur le parcours de cette notion, et surtout sur les raisons qui ont suscité son « irrésistible ascension ». 3. Origine, enjeux et problèmes de la logique des compétences L’expression de compétence linguistique a été introduite par Chomsky dans le cadre d’un article (1955) qui constitue l’un des

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

29

textes fondateurs de la « révolution cognitive » en sciences humaines. Pour cet auteur, l’extrême rapidité de l’acquisition par l’enfant des principales unités et structures linguistiques, tout comme la rapidité de récupération du langage à l’issue de lésions organiques, ne pouvaient s’expliquer en termes d’apprentissage ; ces phénomènes attestaient selon lui de l’existence d’une disposition langagière innée et universelle, dotant chaque sujet d’une capacité intrinsèque à produire et comprendre toute langue naturelle. C’est cette disposition qu’il qualifiait de compétence, mais cette dernière présentait cependant un caractère théorique ou idéal, les conduites langagières effectives, ou performances, pouvant être entachées d’erreurs, parce que leur mise en œuvre dépend aussi des capacités de mémoire ou d’attention, et peut être affectée par des limitations comportementales ou par des facteurs d’ordre socio-contextuel. Dans cette acception, le terme de compétence a d’emblée connu un vif succès dans le champ de la psychologie et y est devenu l’un des termes de combat du cognitivisme radical. Selon ce courant (voir Fodor, 1983/1986), toutes les fonctions psychologiques supérieures (attention, perception, mémoire, etc.) seraient sous-tendues par un dispositif inné, et chaque sujet disposerait dès lors, en ces domaines, d’une compétence idéale de même ordre que la compétence linguistique. Dans cette perspective, d’une part le terme de compétence finit par se substituer à celui d’intelligence, et d’autre part tout développement est conçu comme l’application-adaptation de ces capacités idéales aux contraintes et stimulations du milieu, c’est-à-dire comme un processus de réalisation partielle des potentialités intrinsèques d’un sujet. Parallèlement à ce premier mouvement de propagation, le terme a été repris dans le cadre des approches fonctionnalistes de l’enseignement des langues secondes (voir 1.2. supra). Dans un ouvrage fondateur, Hymes (1973/1991) a soutenu notamment que s’il existait peut-être une compétence linguistique idéale, celle-ci ne suffisait pas pour que se développe la maîtrise pratique d’une langue ; cette dernière implique la capacité d’adapter les productions langagières aux enjeux du contexte communicatif, et de telles capacités font nécessairement l’objet d’un apprentissage social. Selon lui, l’enseignement des langues doit viser à développer ces compétences de communication, qui se différencient en compétences narrative, conversationnelle, rhétorique, productive, réceptive, etc. On relèvera que si la psycho-

30

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

logie cognitive avait repris tel quel le concept chomskyen, Hymes lui a fait subir par contre une importante distorsion : telle qu’il la définit, la compétence n’est plus innée ; elle est une capacité adaptative et contextualisée, dont le développement requiert un apprentissage formel ou informel. Et le seul sème qui subsiste de l’acception chomskyenne originelle est que la compétence s’appréhende au niveau des propriétés d’un individu. L’étape suivante du processus de propagation s’est caractérisée précisément par la perte de cet ultime sème commun. Depuis deux décennies, le terme a ré-émergé dans le champ de l’analyse du travail et de la formation professionnelle, dans le cadre d’un mouvement de contestation de la logique des qualifications. Selon cette dernière, la formation vise à doter les apprenants de connaissances certifiées (par l’Etat) qui qualifient un individu pour l’obtention de postes de travail déterminés. La logique substitutive se fonde sur le fait que le caractère désormais très flexible des situations de travail requiert une constante adaptation à de nouveaux objectifs et à de nouveaux instruments (informatiques notamment) ; elle considère qu’en raison de leur caractère statique et déclaratif, les connaissances certifiées ne suffisent plus à y préparer les futurs professionnels ; elle vise au contraire à doter ces derniers de compétences, définies cette fois comme des capacités plus générales et plus souples permettant de faire face à la variété des tâches et de prendre, en temps réel, des décisions d’action adaptées. Dans cette approche, les compétences s’appréhendent d’abord au niveau des performances requises des agents dans le cadre d’une tâche donnée ; et ces propriétés d’efficacité d’une activité collective ciblée se trouvent ensuite, au travers d’un processus d’évaluation sociale, imputées à des agents ; plus concrètement, les capacités désignées par ce terme relèveraient des savoir-faire plutôt que des savoirs, et de capacités méta-cognitives plutôt que de la maîtrise de savoirs stabilisés. Ce bref survol met en évidence deux mouvements d’orientation contraire : l’un allant des propriétés du sujet vers l’adaptation au milieu, l’autre allant des exigences du milieu aux capacités requises des sujets. Dans le premier cas, les compétences ont d’abord été définies comme des propriétés biologiques, absolues ou indépendantes de tout contexte concret (voir Chomsky) ; puis elles ont été redéfinies en tant que capaci-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

31

tés requises pour accéder à la maîtrise de pratiques sociales, capacités disponibles en chaque individu mais qui doivent néanmoins s’ajuster à la réalité historique des modes d’interaction en usage dans un groupe, et dont l’émergence requiert dès lors médiation sociale et apprentissage (voir Hymes). Dans le second cas (en analyse du travail et en formation professionnelle), on part de l’analyse des caractéristiques de tâches collectives, on évalue l’efficacité et l’adéquation des performances d’individus confrontés à ces tâches, puis on en déduit les compétences qui seraient requises d’eux pour que les performances soient plus satisfaisantes, sans trop se préoccuper du caractère inné ou acquis desdites compétences. La définition chomskyenne de la compétence ne présente guère d’intérêt pour l’éducation-formation, dans la mesure où elle n’accorde de fait aucun rôle aux apprentissages, qu’ils soient informels ou scolaires. Les conceptions issues de Hymes, comme celles développées en analyse du travail, présentent l’intérêt évident de viser à la re-définition de contenus de formation qui soient mieux adaptés aux situations effectives d’activité et de vie, mais elles posent néanmoins aussi deux ordres de problèmes généraux. Le premier tient au caractère particulièrement labile de la notion même de compétence ; comme de très nombreux auteurs l’ont montré (notamment Toupin, 1998 ; voir aussi Bulea & Bronckart dans ce volume) les définitions explicites du terme peuvent mentionner des « répertoires de comportements », des « systèmes de connaissances déclaratives », des « schémas opératoires », des « savoir-agir », des « fédérations d’habiletés et d’attitudes », etc. Sans verser dans le purisme conceptuel, il nous paraît évident qu’on ne peut raisonnablement penser la problématique de la formation en usant d’un terme qui finit par désigner tous les aspects de ce que l’on appelait autrefois les « fonctions psychologiques supérieures » (voir Bronckart & Schurmans, 2004), et qui accueille et annule tout à la fois l’ensemble des options épistémologiques relatives au statut de ces fonctions. Le second problème tient à ce que certains pouvoirs économiques et politiques se sont prestement emparés de la « logique des compétences », qu’ils ont intégrée à un projet global de dérégulation économique (suppression du contrôle de l’Etat et des contrepoids syndicaux) se prolongeant en tentatives explicites de dérégulation éducative (insertion de l’ensemble des formations dans la logique du marché). Sauf à

32

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

adhérer au néo-libéralisme brutal, il paraît donc indispensable d’intégrer la réflexion sur les conditions d’exploitation didactique des compétences à une réflexion plus générale portant d’une part sur les instances et processus de contrôle des formations, d’autre part sur les autres objectifs, moins directement « intéressés », qui devraient être assignés aux formations et coexister avec les objectifs de développement des compétences. 4. Présentation des contributions C’est dans ce contexte général que nous avons demandé aux contributeurs de ce volume de « faire le point » sur la manière dont la problématique des compétences avait été exploitée, pourrait ou devrait l’être, soit dans l’un des domaines de l’enseignement de la langue maternelle (production orale ou écrite, grammaire, lexique, littérature), soit dans le cadre de l’enseignement des langues secondes et/ou des situations plurilingues : qu’est-ce que ce concept apporte de nouveau par rapport aux concepts plus anciens ? A quelles conditions l’exploiter de manière efficace ? Quelles sont les implications de la logique des compétences au niveau des programmes, des dispositifs de formation, et surtout des pratiques didactiques en situation de classe ? Les deux premières contributions proposent une discussion approfondie du statut théorique et didactique qui pourrait être conféré aux compétences langagières, débouchant sur une nette prise de position, appuyée par l’analyse de pratiques réelles d’enseignement. Mais les positions prises par les auteurs sont assez dissonantes, et illustrent ainsi d’emblée les deux pôles des attitudes qui se manifestent aujourd’hui face à la diffusion de la « logique des compétences » dans le champ éducatif. Dans De la nature située des compétences en langue, Pekarek Doehler critique d’abord la conception individualisante, décontextualisée et isolante des compétences, issue notamment de la théorie chomskyenne, et en s’inspirant des approches interactionnistes du fonctionnement psychologique, propose d’y substituer une conception articulant étroitement les compétences aux conditions de fonctionnement des activités collectives, et soutenant que ces compétences sont doublement situées : par rapport aux « autruis » impliqués dans l’activité d’une part ; dans le contexte

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

33

socioculturel de cette même activité d’autre part. Evoquant ensuite les implications méthodologiques de cette position, l’auteure souligne l’impossibilité d’attester la présence et le développement de compétences en dehors de leur manifestation dans l’activité pratique, puis, en s’appuyant sur l’analyse de séquences d’interactions en classe de langue seconde, elle met en évidence les trois propriétés majeures des compétences qu’y manifestent les apprenants (et que l’enseignant devrait donc pouvoir exploiter) : leur caractère contextualisé (elles sont « médiatisées » par les contraintes situationnelles), collectif (elles sont inscrites dans des activités de groupe soumises à l’évaluation sociale) et contingent (toute compétence se déploie en interaction avec d’autres capacités ou compétences). Et elle conclut sa contribution en montrant en quoi ce type d’approche des ressources des apprenants et des conditions de leur exploitation peut contribuer à instaurer une didactique réellement interactionniste, articulant étroitement le développement des connaissances et le développement socio-culturel des personnes. Dans La didactique de l’oral : savoirs ou compétences ?, Erard & Schneuwly prennent une position bien plus circonspecte, fondée sur une argumentation se déployant en deux temps. Dans une première partie, ils relatent d’abord l’histoire, les enjeux et les diverses conceptions de l’enseignement de l’oral à l’école primaire, puis ils présentent la démarche de recherche et d’intervention qu’ils ont mise en place pour « travailler la parole publique des élèves » : nécessité de se centrer sur l’oral public (par opposition à l’oral privé) ; nécessité de se doter de modèles didactiques des genres oraux et d’élaborer un curriculum explicitant les objectifs et les phases de leur apprentissage ; description des activités ou exercices à organiser en classe à cet effet. Dans la seconde partie, ils énoncent les principes généraux auxquels ils adhèrent en ce qui concerne le statut de l’Ecole et sa mission : l’Ecole vise d’abord à la construction de savoirs, au sens large de ce terme (incluant nécessairement des dimensions de savoirfaire) ; l’enseignement constitue un lieu décisif du développement des personnes, conçu, dans l’optique vygotskienne, comme transformation permanente du système psychique ; le « savoir parler », au sens de technè consciente, est une condition sine qua non de ce développement psychologique. Sur cette base, ils interrogent alors le statut et les effets possibles de la « logique des compétences », et montrent que si cette dernière, en dépit

34

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

du flou définitionnel qui la caractérise, joue de fait un rôle de symbole fédérateur des volontés contemporaines de rénovation des systèmes d’enseignement, elle ne fournit néanmoins pas d’éléments techniques nouveaux pour repenser l’identification des capacités acquises des apprenants, ou pour re-définir les objectifs de démarches didactiques concrètes comme celle visant au développement de la parole publique. Les trois contributions suivantes s’inscrivent dans une approche positive de l’exploitation des compétences, analogue à celle de Pekarek Doehler. Dans La place des ressources grammaticales dans l’organisation sociale des moyens langagiers, Jeanneret propose un examen des relations qui pourraient s’instaurer entre activités de grammaire et de communication en classe de français langue étrangère. Après avoir défini la notion de ressource grammaticale, l’auteure présente une démarche didactique visant à ce que l’apprenant construise ses ressources grammaticales de manière telle qu’elles puissent être réinvesties dans les activités de communication. Celle-ci se déroule en trois temps : d’abord repérage d’une configuration discursive sollicitant une construction grammaticale ; ensuite description linguistique de cette construction grammaticale ; enfin re-contextualisation de cette construction dans un autre discours, oral ou écrit. Dans la dernière partie de sa contribution, Jeanneret évoque l’intérêt et les possibilités d’une généralisation de cette forme de didactique, d’une part dans le cadre de l’enseignement en situation homoglotte, d’autre part en ce qui concerne les articulations entre apprentissage scolaire et acquisition hors classe. Cette approche a le double mérite de tenter de redonner un statut clair (et une réelle utilité) à un enseignement grammatical assez négligé depuis l’émergence des méthodologies communicatives, et, en re-contextualisant cet enseignement, de montrer le rôle fondamental qu’il peut jouer dans l’organisation sociale des moyens langagiers. Dans Le rôle de la compétence lexicale dans le processus de lecture et l’interprétation des textes, Grossmann propose quant à lui une approche de la compétence lexicale qui ne se réduit pas à une capacité linguistique d’ordre strictement morpho-sémantique, mais qui se caractérise par la combinaison de composantes hétérogènes, toutes soumises à l’apprentissage et toutes impliquées, à des degrés divers, dans l’activité de lecture et dans le processus d’interprétation des textes. L’auteur passe d’abord en revue les apports et les limites de trois modèles théo-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

35

riques du sens qui peuvent fonder une définition de la compétence lexicale : le modèle réaliste qui thématise le rôle de l’imagerie mentale et de la remémoration ; le modèle stéréotypique centré sur les usages sociaux des unités lexicales ; le modèle constructiviste qui situe cette compétence comme processus de construction de sens à partir d’une schématisation grossière et instable donnée par l’unité lexicale. Adhérant à ce dernier modèle, l’auteur développe alors une conception dynamique de la compétence, basée sur une approche intersubjective et évolutive du sens lexical, et sur le rôle actif et régulateur du co-texte dans le processus interprétatif. Il souligne enfin l’utilité didactique de cette approche de la compétence lexicale en tant que calcul du sens à partir du co-texte, pour l’identification des sources de blocage lexical, et surtout pour la conception des activités à réaliser en lecture : activités ne consistant pas (plus) en exercices lexicaux, mais s’inscrivant dans une approche discursive, impliquant l’intersubjectivité et la médiation par les genres textuels. Dans Plurilinguisme, compétences partielles et éveil aux langues, Matthey propose d’abord un bilan des recherches empiriques, menées en Suisse dans les années 80, sur le bilinguisme et les contacts de langues, et souligne que celles-ci mettent en évidence deux dimensions fondamentales jusque là peu prises en compte : les propriétés des situations plurilingues et l’asymétrie des répertoires linguistiques attestables dans des interactions exolingues. Après avoir retracé l’histoire des approches centrées sur cette notion d’exolingue, elle soutient que cette dernière n’est pertinente que pour autant qu’elle caractérise les interactions par lesquelles les apprenants font face à l’asymétrie linguistique, et elle démontre son utilité en analysant des séquences potentiellement acquisitionnelles en situation « naturelle » et en situation scolaire. L’auteure introduit alors un débat sur la notion de compétences partielles, en montrant qu’en dépit de ses diverses acceptions, celle-ci a le mérite de contribuer à la contestation du principe selon lequel il est nécessaire de maîtriser le système à la perfection pour pouvoir communiquer. Elle présente pour terminer l’approche éveil aux langues récemment adoptée dans certaines démarches didactiques, et décrit un ensemble d’activités scolaires qui en sont inspirées et qui exploitent les liens pouvant être établis entre diverses langues. Une telle approche devant permettre, selon elle, de favoriser l’émergence d’une

36

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

nouvelle culture langagière conforme aux exigences de la société contemporaine. La contribution de Ronveaux, Les compétences à l’épreuve de l’enseignement littéraire, participe de l’approche critique, et elle se déploie en deux types de démarches. La première consiste en un parcours interprétatif de textes prescriptifs (destinés à l’enseignement secondaire belge) visant à y identifier les conditions d’émergence et d’emploi du terme « compétence », ainsi que les enjeux associés à sa diffusion. Après avoir relevé les ambiguïtés dont ce terme est porteur, s’agissant notamment de la nature même de la relation savoirs-compétences, l’auteur montre que, dans leur souci de récuser les dimensions élitaires et « décalées » de l’enseignement littéraire traditionnel et d’y substituer une démarche globale centrée sur la maîtrise fonctionnelle de la langue, les auteurs de ces textes, en se focalisant sur les seules compétences des apprenants, ont de fait éludé la dimension textuelle des objets de l’enseignement langagier, et ont donc exclu de leur programmation toute prise en compte des propriétés de ces objets qui en justifient une approche littéraire. La seconde démarche consiste en une analyse de séquences interactives extraites d’enregistrements de deux leçons de littérature. Celle-ci montre que la démarche des enseignants est tout entière centrée sur les textes, et vise à re-construire, avec les élèves, le mouvement génératif sémantico-syntaxique dont ils procèdent. Et cette « réalité » des pratiques didactiques fait apparaître la possibilité de concevoir un enseignement de la littérature qui n’obéirait, ni à la logique ancienne de transmission culturelle, ni à la logique nouvelle des compétences, mais qui viserait à articuler en permanence le mouvement interprétatif coopératif des apprenants au projet de sens dont le texte est porteur. Le texte conclusif de Bulea & Bronckart, Pour une approche dynamique des compétences (langagières), ré-évoque d’abord les deux tonalités antagonistes (positive ou critique) des contributions à cet ouvrage, en imputant cette situation à l’extraordinaire hétérogénéité des acceptions de la compétence, illustrée par un recueil de définitions. Pour tenter de dépasser ce « chaos notionnel », les auteurs prennent alors appui sur les motivations légitimes qui ont conduit les disciplines du travail à introduire, à côté de la centration sur les « qualifications », une centration sur les « compétences », et analysent les effets de la transposition de ce dernier terme dans le champ professionnel : la com-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

37

pétence y apparaît comme une instance de régulation entre l’individu au travail et le contenu de son activité. Sur cette base, ils soulignent la dimension fondamentalement praxéologique de toute compétence, en relevant néanmoins que cette dernière peut être saisie sous deux angles : soit ce terme désigne les ressources d’ordres divers (comportements, savoirs, savoir-faire, schèmes, etc.) disponibles chez un individu, en tant qu’elles sont mobilisées ou mobilisables pour l’agir ; soit ce terme désigne le processus même de mobilisation de ces ressources dans le cours de l’agir. Ayant adopté cette seconde saisie, processuelle, ils opèrent ensuite trois détours théoriques : le premier re-convoque les approches visant à élucider le statut de toute dynamique matérielle, et mettant en évidence son irréversibilité et sa temporalisation (son articulation à la « flèche du temps ») ; le deuxième centré sur les modèles de l’activité, qui soulignent la dimension interprétative des unités d’action, et, partant, des processus compétentiels qui y sont articulés ; le troisième exploitant la théorie de Coseriu pour montrer que si les compétences sont situées, elles le sont essentiellement par rapport à la technè socio-historique formatant les activités en cours. Et ces détours les conduisent à proposer une re-définition de la compétence, en tant que processus par lequel peuvent être exploitées, dans le cours d’une activité donnée, les traces dynamiques que les ressources conservent des situations d’agir antérieures dans le cadre desquelles elles ont été construites.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ADAM, J.-M. (1990). Eléments de linguistique textuelle. Bruxelles : Mardaga. ARNAULD, A. & LANCELOT, C. (1973). Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal. Genève : Slatkine Reprints [Edition originale : 1660]. BALLY, Ch. (2004). La crise du français. Genève : Droz. [Edition originale : Delachaux et Niestlé, 1931]. BESSON, M.-J., GENOUD, M.-R., LIPP, B. & NUSSBAUM, R. (1979). Maîtrise du français. Neuchâtel : Office romand ; Paris : Nathan. BOURDIEU, P. & PASSERON, J.-C. (1970). La reproduction. Paris : Minuit.

38

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

BRONCKART, J.-P. (1983). Réformer l’enseignement du français. Pourquoi ? Comment ? Education et Recherche, 5, 9-21. – (1989). Du statut des didactiques des matières scolaires, Langue française, 82, 53-66. – (1991). Perspectives et limites d’une diversification de l’enseignement du français, Etudes de linguistique appliquée, 83, 63-74. – (1997). Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif. Paris : Delachaux et Niestlé. BRONCKART, J.-P., BAIN, D., SCHNEUWLY, B., DAVAUD, C. & PASQUIER, A. (1985). Le fonctionnement des discours. Un modèle psychologique et une méthode d’analyse. Paris : Delachaux et Niestlé. BRONCKART, J.-P. & SCHNEUWLY, B. (1991). La didactique du français langue maternelle : l’émergence d’une utopie indispensable, Education et recherche, 13, 8-26. BRONCKART, J.-P. & SCHURMANS, M.-N. (2004). Les formes de l’intelligence humaine. Une approche interactionniste sociale, Education permanente, 160, 159-181. BROUSSEAU, G. (1986). Fondements et méthodes de la didactique des mathématiques, Recherches en didactique des mathématiques, 7, 33115. CANELAS-TREVISI, S. (1997). La transposition didactique dans les documents pédagogiques et dans les interactions en classe. Thèse de doctorat. Université de Genève : FPSE. CHERVEL, A. (1977). Et il fallut apprendre la grammaire à tous les petits français. Paris : Payot. CHERVEL, A. & MANESSE, D. (1989). La dictée. Les français et l’orthographe. Paris : Calmann Lévy. CHEVALLARD, Y. (1985). La transposition didactique. Grenoble : La pensée sauvage. CHOMSKY, N. (1955). The logical structure of linguistic theory. Cambridge (Mass.) : M.I.T., miméo. CLARAC, P. (1963). L’enseignement du français. Paris : PUF. COMPÈRE, M.-M. (1985). Du collège au lycée (1500-1850). Paris : Gallimard-Julliard. COSTE, D. (1981). Un niveau-seuil. Paris : Hatier. COUSINET, R. (1945). Une méthode de travail libre par groupes. Paris : Editions du Cerf. DE PIETRO, J.-F., MATTHEY, M. & PY, B. (1989). Acquisition et contrat didactique : les séquences potentiellement acquisitionnelles de la conversation exolingue. In D. Weil & H. Fugier (Ed.), Actes du troisième colloque régional de linguistique (pp. 99-124). Strasbourg : Université des sciences humaines et Université Louis Pasteur. DE WECK, G. (1991). La cohésion dans les textes d’enfants. Etude du développement des processus anaphoriques. Paris : Delachaux et Niestlé.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

39

DOLZ, J. (1990). Catégorie verbale et action langagière. Le fonctionnement des temps du verbe dans les textes écrits des enfants catalans, Thèse de doctorat. Université de Genève : FPSE. DOLZ, J., ROSAT, M.-C. & SCHNEUWLY, B. (1991). Elaboration et évaluation de deux séquences didactiques relatives à trois types de textes, Le français aujourd’hui, 93, 37-47. DOLZ, J. & SCHNEUWLY, B. (1998). Pour un enseignement de l’oral. Initiation aux genres formels à l’école. Paris : ESF. DOLZ, J. & THÉVENAZ-CHRISTEN, T. (2002). Expliquer en didactique du français : réflexions à partir de recherches sur la planification textuelle. In F. Leutenegger & M. Saada-Robert (Ed.), Expliquer et comprendre en sciences de l’éducation (pp. 88-110). Bruxelles : De Boeck. FODOR, J. (1986). La modularité de l’esprit. Paris : Minuit [Edition originale : 1983]. FREINET, C. (1943). L’éducation du travail. Cannes : Ophrys. GALISSON, R. (1980). D’hier à aujourd’hui. La didactique générale des langues étrangères. Paris : Clé International. GAONAC’H, D. (1987). Théories d’apprentissage et acquisition d’une langue étrangère. Paris : Hatier-Credif. HALTÉ, J-F. (1992). La didactique du français. Paris : PUF, « Que sais-je ». HYMES, D. H. (1991). Vers la compétence de communication. Paris : CrédifHatier. [Edition originale : 1973]. KILCHER, H., OTHENIN-GIRARD, C. & DE WECK, G. (1987). Le savoir grammatical des élèves. Berne : Peter Lang. MARTINAND, J.-L. (1986). Connaître et transformer la matière. Berne : Peter Lang. PLAZAOLA GIGER, I. (2000). Les manuels d’enseignement du français langue seconde. In M. Marschall, I. Plazaola Giger, M.-C. Rosat & J.-P. Bronckart, La transposition didactique des notions énonciatives dans les manuels d’enseignement des langues vivantes (pp. 85139). Fribourg : Editions universitaires. PRÉVOT, J. (1981). L’utopie éducative ; Coménius. Paris : Belin. PROST, A. (1968). L’enseignement en France ; 1800-1967. Paris : Armand Colin. PUREN, Ch. (1988). Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues. Paris : Nathan-Clé International. – (1989). L’enseignement scolaire des langues vivantes étrangères en France au XIXe siècle ou la naissance d’une didactique, Langue française, 82, 8-19. RASTIER, F. (2001). Arts et sciences du texte. Paris : PUF. ROULET, E. (1978). Théories grammaticales, descriptions et enseignement des langues. Paris : Nathan. SCHNEUWLY, B. (1988). Le langage écrit chez l’enfant : la production des textes informatifs et argumentatifs. Paris : Delachaux et Niestlé.

40

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

SCHNEUWLY, B. & DOLZ, J. (1997). Les genres scolaires. Des pratiques scolaires aux objets d’enseignement, Repères, 15, 27-40. SCHUBAUER-LEONI, M.-L. & DOLZ, J. (2004). Comprendre l’action et l’ingéniosité didactique de l’enseignant : une composante essentielle de la transformation de l’école. In J.-P. Bronckart & M. Gather Thurler (Ed.), Transformer l’école (pp. 147-168). Bruxelles : De Boeck. SENSEVY, G. (2001). Théories de l’action et action du professeur. In J.-M. Baudouin & J. Friedrich (Ed.), Théories de l’action et éducation (pp. 203-224). Bruxelles : De Boeck. – (2002). Des catégories pour l’analyse comparée de l’action du professeur : un essai de mise à l’épreuve. In P. Venturini, C. Amade-Escot & A. Terrisse (Ed.), Etudes des pratiques effectives : l’approche des didactiques (pp. 25-46). Grenoble : La pensée sauvage. TOUPIN, L. (1998). La compétence comme matière, énergie et sens, Education Permanente, 135, 33-44.

De la nature située des compétences en langue Simona Pekarek Doehler UNIVERSITÉ

DE

NEUCHÂTEL

1. Enjeux Depuis les années soixante-dix, les discussions sur la notion de compétence abondent en linguistique. Celles-ci ont fait apparaître des conceptions opposées de la langue et de son acquisition (conception abstraite et systémique d’une part ; contextuelle et communicative d’autre part) qui restent l’une et l’autre globalement muettes sur la nature actionnelle du langage. Cette contribution se propose de re-situer la problématique de la compétence dans celle de l’action, et donc dans le cadre des formes de (co-)participation sociale ; elle développe des arguments permettant de repenser la notion de compétence dans la perspective de la nature collective, actionnelle et socioculturelle des pratiques sociales — langagières ou autres. La possibilité d’une telle révision se profile actuellement dans le cadre des observations empiriques et des conceptualisations émanant des approches interactionnistes et socioculturelles du fonctionnement cognitif (voir Cole, 1995 ; Coulter, 1983 ; Lave & Wenger, 1991 ; Rogoff, 1990) et plus spécifiquement du développement langagier (voir Hall, 1993 ; Mondada & Pekarek, 2000 et 2004 ; Lantolf, 2000 ; Lantolf & Pavlenko, 1995). Ces approches donnent corps à une conception dite située des processus cognitifs et de leur développement. Selon cette der-

42

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

nière, nos connaissances et nos interprétations du monde ainsi que nos capacités d’action et de pensée sont structurées dans le cadre d’activités pratiques, le plus souvent accomplies dans l’intersubjectivité, et qui sont ancrées dans des contextes socioculturels spécifiques. La question qui se pose est de savoir ce que cette conception peut apporter à la compréhension de la notion de compétence langagière (tant linguistique que communicative), voire de compétence tout court. Cette question s’articule à des enjeux théoriques, méthodologiques et didactiques centraux : comment concilier la nécessité de définir la compétence de l’apprenant et le fait que les pratiques discursives sont de nature sociale, interactive, et qu’elles ne dépendent donc pas simplement de cet apprenant ? Comment observer l’articulation des compétences à l’action et leur développement éventuel dans l’action ? Et plus généralement, comment conceptualiser et évaluer les contributions individuelles à l’activité sociale ? L’objectif de cette contribution est de réfléchir, dans le cadre d’une approche interactionniste, à une alternative à la modélisation dominante de la compétence langagière qui tend à être individualisante (la compétence est une propriété du sujet individuel), décontextualisée (elle est disponible indépendamment des activités pratiques et des situations concrètes dans lesquelles elle est mobilisée) et isolante (elle est indépendante d’autres expertises ou habiletés). Il s’agira de comprendre la compétence à la lumière de la nature doublement située de nos activités pratiques et de nos processus cognitifs : ceux-ci sont situés à la fois dans le rapport à autrui et dans les contextes socioculturels dans lesquels l’acteur est amené à agir et à interagir. Dans ce qui suit, nous évoquerons d’abord les conceptions classiques de la compétence formulées en linguistique (2) et nous en proposerons une ré-interprétation dans une perspective interactionniste forte (3). Nous chercherons ensuite à démontrer la pertinence de cette redéfinition et ses implications méthodologiques à travers l’analyse d’interactions en classe de langue seconde (4). Nous conclurons en discutant des conséquences théoriques et pratiques de cette analyse (5).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

43

2. (Re)définir la compétence A travers les débats menés sur la notion de compétence, dès les discussions classiques qu’en ont proposé Chomsky et Hymes, ont pris corps des visions radicalement distinctes de l’acquisition langagière, du sujet apprenant et du langage. Alors que la conception formaliste et abstraite de la compétence proposée par Chomsky (1965) s’est maintenue au cours des étapes d’élaboration des grammaires génératives, la conception de compétence d’usage (ability for use) formulée par Hymes (1972) a fait l’objet de développements divers dans différents domaines de la linguistique et de la didactique des langues. La conception hymesienne est fondée sur la thèse que la maîtrise du langage consiste non seulement à disposer de moyens linguistiques formels, mais aussi à savoir les mettre en œuvre de façon adéquate dans une situation donnée. La nature sociale et contextuelle du langage en usage apparaît ainsi comme la dimension fondamentale de la notion de compétence, ce qui a rendu cette dernière particulièrement attrayante pour les tenants d’une conception non formaliste du fonctionnement du langage, et tout particulièrement pour les tenants d’une conception interactionniste. La notion a également retenu toute l’attention de la didactique des langues et, plus récemment, de la politique éducationnelle (par exemple, au sein du Conseil de l’Europe). Les difficultés qu’a soulevées la notion de compétence dans ces contextes sont peut-être symptomatiques d’un besoin urgent de la repenser. La répartition de la compétence de communication en sous-compétences (linguistique, discursive, sociolinguistique, stratégique, etc.) a donné lieu, dans le domaine de l’enseignement, à la formulation de dispositifs communicatifs divers, pas toujours réussis (voir Martinez, 1996) ; elle a abouti, dans le domaine de la recherche, à une « déclinaison éclatée » (Vasseur, 2002), à une compartimentation excessive des composantes de la compétence de communication, dont l’une des conséquences est que l’on en sait toujours peu sur la façon dont ces composantes interagissent au cours de l’acquisition. La logique descriptive et évaluative de cette conception des compétences est centrée sur ce que l’apprenant sait faire : ce qu’il sait faire dans n’importe quelle situation et sait faire seul (bien qu’éventuellement face à autrui). Cette logique n’échappe par ailleurs pas entièrement au concept de locuteur idéal — en

44

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

l’occurrence le natif — contre lequel Hymes s’était justement élevé (voir infra). Si ces éléments soulignent à la fois la nécessité et la difficulté de délimiter, d’enseigner et d’évaluer la compétence de communication, ils en révèlent aussi la nature fondamentalement problématique. Ils portent les traces d’une idéologie unilingue, et largement monologale, qui prend pour point de référence les compétences (idéalisées) du locuteur natif unilingue (en dépit de la mise en évidence de « compétences plurielles » plurilingues : voir Coste, 2002 ; Coste, Moore & Zarate, 1997 ; Lüdi, 1988 ; Matthey, ici même ; Py, 1987) et qui privilégie le seul sujet parlant dont l’interlocuteur reste virtuel (voir de Pietro, 2002 ; Vasseur, 2002). L’absence de prise en compte de la nature interactionnelle, voire actionnelle, du discours (qui n’est pas à confondre avec l’absence, elle aussi longtemps remarquable, d’une réflexion sur la compétence interactive) va de pair avec une conception statique du contexte. Si elle souligne certes la dimension contextuelle du langage et sa faculté d’adaptation, la conception hymesienne de la compétence n’en reste pas moins décontextualisée : les ressources langagières sont disponibles indépendamment des activités pratiques et des situations de communication au sein desquelles elles sont mobilisées et qu’elles contribuent à leur tour à configurer. Etant donné ces nombreuses difficultés, il n’est guère étonnant que la notion de compétence en langue ait récemment été l’objet d’un regain d’intérêt (voir les contributions réunies dans Castelotti & Py, 2002), voire d’un renouveau critique qui amène certains chercheurs à y substituer d’autres désignations : « efficacité communicative » au lieu de compétence de communication (Vasseur, 2002) ; « capacité » au lieu de compétence (Bronckart & Dolz, 2000). Des diverses problématiques évoquées deux éléments de constat se dégagent. D’une part, le grand mérite de la conception hymesienne est d’avoir permis de reconnaître la nature plurielle des capacités de communication et de rendre compte des dimensions discursives et pragmatiques de l’utilisation du langage. D’autre part cependant, les traitements empiriques et théoriques dont cette notion a fait l’objet au cours des trois dernières décennies n’ont pas été exempts d’une vision mettant l’accent sur la compétence observable de l’apprenant en tant que produit de l’extériorisation de savoirs et de savoir-faire déposés

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

45

dans son cerveau, et cette approche tend à méconnaître la sensibilité situationnelle des compétences (qu’elles soient d’ordre linguistique ou pragmatique) et leur imbrication dans les activités pratiques de l’apprenant et de ses interlocuteurs. 3. Une interprétation interactionniste de la compétence Face à ces problématiques, comment alors repenser la notion de compétence en langue ? Cette section tracera quelques pistes en vue d’une redéfinition inspirée de deux horizons théoriques qui, jusqu’ici, ont opéré de manière largement indépendante dans le domaine de l’acquisition des langues : l’analyse conversationnelle et l’approche socioculturelle. Nous avons soutenu dans plusieurs discussions théoriques et analyses empiriques (Mondada & Pekarek, 2000, 2004 ; Pekarek, 1999 ; Pekarek Doehler, 2002b) que ces deux approches offrent des cadres complémentaires pour la compréhension tant des activités ordinaires que des processus cognitifs. Les deux partagent une conception contextualisée et collective des activités et des cognitions humaines et s’accordent sur le rôle central que joue la pratique communicative — et donc l’action sociale — dans leur « formatage ». Et cette perspective, comme on le verra, déconstruit de manière radicale toute définition individualisante, décontextualisée et isolante des compétences linguistiques aussi bien que de celles de communication. 3.1. L’analyse conversationnelle et l’approche socioculturelle Issue, dans les années soixante-dix, de l’ethnométhodologie, qui se propose d’explorer les « méthodes » au moyen desquelles les participants structurent leurs actions et organisent le quotidien, l’analyse conversationnelle traite plus spécifiquement des interactions verbales. Les méthodes sont des procédures systématiques (de prise de parole, de réparation, d’ouverture et de clôture de la conversation, etc.) grâce auxquelles les membres maintiennent, ajustent et rendent mutuellement manifestes leurs interprétations et leurs conduites. Contrairement aux reproches couramment faits à ce courant, l’analyse conversationnelle ne nie pas l’existence de structures sociales, de normes

46

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

et de valeurs, mais elle se propose d’étudier la façon dont ces éléments sont continuellement accomplis à travers les activités méthodiques des membres. Cet accomplissement local est, pour l’analyse conversationnelle, à la fois le postulat de base sur la nature des faits sociaux et l’observable empirique central : l’analyse du déroulement séquentiel du discours-en-interaction révèle non seulement l’organisation de l’interaction (voir Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974), mais encore l’accomplissement de l’ordre social et la configuration et la transformation de la cognition partagée (shared cognition ; voir Schegloff, 1991). Si l’analyse conversationnelle ne thématise explicitement ni la cognition ni la compétence, celles-ci ne sont pas pour autant absentes des préoccupations ethnométhodologiques : les procédures méthodiques observées relèvent de raisonnements pratiques, définissant la cognition humaine non pas comme une propriété individuelle, décontextualisée ou universelle, mais comme un processus situé et accompli à travers l’activité sociale. Les méthodes peuvent être considérées à la fois comme sous-tendant des processus d’apprentissage et comme relevant de la compétence même à participer à l’interaction sociale (voir Garfinkel, 1967). La cognition est plus directement l’objet de l’approche socioculturelle, inspirée des travaux de Vygotski et développée plus récemment dans les travaux de Cole (1995), Rogoff (1990) et Wertsch (1991b) entre autres1. Selon Vygotski (1978), les formes supérieures du fonctionnement cognitif sont médiatisées par des instruments (tools) collectivement construits par les membres d’une culture, qui peuvent être aussi bien des objets matériels que des moyens symboliques comme le langage ; le développement de ces formes est ancré dans les pratiques interactives de la culture en question. Dans cette optique, la cognition s’articule à deux plans interconnectés : le plan interactif et les contextes socioculturels plus larges : « Human mental functioning is inherently situated in social interactional, cutural, institutional and historical contexts » (Wertsch, 1991a, p. 86). Tout en reconnaissant cette nature doublement située, les travaux d’inspiration socioculturelle tendent à étudier séparément les deux 1. Contrairement à l’analyse conversationnelle, l’approche socioculturelle ne se présente pas comme une école unifiée ; elle regroupe plusieurs orientations de recherche, fortement inspirées par les travaux de Vygotski et de ses successeurs, relevant essentiellement de la psychologie, mais aussi de la linguistique.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

47

aspects et à privilégier la dimension historique, institutionnelle, socioculturelle (voir notamment Cole, 1995 ; Wertsch, 1991a et b) plutôt que la dimension locale (voir cependant Rogoff, 1990). Ainsi est mis en relief le fait que les activités prennent des formes spécifiques dans des contextes sociaux et institutionnels variés, lesquels impliquent des modes particuliers de conduite et de socialisation véhiculant des formes spécifiques d’acceptation, de reconnaissance et de valorisation sociale des compétences qui y sont mobilisées. Cet aperçu des deux courants fait ressortir leur complémentarité pour ce qui est de l’analyse des dimensions locales et historiques des activités et des processus cognitifs (pour une discussion de leur compatibilité, voir Mondada & Pekarek, 2000). Alors que toutes deux postulent un rapport étroit entre cognition et activité, l’analyse conversationnelle propose — à la différence de l’approche socioculturelle — une conception forte de l’accomplissement local, méthodique et ordonné des activités ordinaires, sans formuler une conception explicite de la cognition ; la théorie socioculturelle propose, pour sa part, une définition de la cognition sans pour autant théoriser l’accomplissement local de l’activité conjointe. Les deux courants convergent sur la reconnaissance du rôle central des processus interactifs dans la construction de compétences, de structures, d’identités et de faits sociaux. C’est en cela qu’ils constituent un cadre de référence intéressant pour définir la notion de compétence : si le développement cognitif, comme plus spécifiquement le développement linguistique, est profondément enraciné dans la pratique sociale, alors il est intrinsèquement lié aussi bien à l’établissement local de sens, de contextes sociaux, de rapports interpersonnels, qu’à l’élaboration, au fil du temps, d’expériences et de cultures communicatives et sociales. Il en va de même pour les compétences qui en résultent. En ce sens, la cognition — et avec elle, les compétences — est doublement située : elle est située dans les contingences locales des activités quotidiennes et dans la définition historique, socioculturelle de la situation. Bien que le rapprochement de ces deux courants ait récemment conduit à un enrichissement des discussions théoriques et des observations empiriques dans d’autres domaines (voir Chaiklin & Lave, 1993 ; Engeström & Middleton, 1996), les recherches sur l’appropriation des langues secondes ont jus-

48

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

qu’ici été conduites de manière séparée dans l’un ou l’autre cadre (pour des travaux inspirés de l’analyse conversationnelle, voir par exemple de Pietro, Matthey & Py, 1989 ; Krafft & Dausendschön-Gay, 1993, et le numéro spécial de Modern Language Journal, 2004 (88/4) ; pour la théorie socioculturelle voir par exemple Hall, 1993, et les travaux réunis dans Lantolf, 2000). Les rares études empiriques disponibles montrent toutefois que le rapprochement des deux approches permet de redéfinir des notions centrales pour le domaine de l’acquisition langagière, comme la socialisation en classe de langue (Ohta, 2001), la médiation (Pekarek Doehler, 2002b) ou la tâche (Mondada & Pekarek Doehler, 2004). La conception du langage et de l’acquisition qui en résulte établit une continuité entre mobilisation et élaboration des compétences, entre usage et acquisition du langage : les compétences ne sont pas simplement mobilisées dans l’activité (langagière) ; elles sont susceptibles d’être élaborées et reconfigurées à travers l’activité collective. Sur ces deux plans, les compétences sont profondément liées à des pratiques sociales ; elles sont contingentes à la participation de l’apprenant aux pratiques d’une communauté (voir Lave & Wenger, 1991), à l’établissement de l’intersubjectivité et aux processus de socialisation. 3.2. Vers une redéfinition de la compétence Penser les compétences comme inséparables de l’action doublement située problématise les piliers centraux des conceptions classiques de la compétence. Cela invite à repenser la compétence dans la perspective des propriétés fondamentales des activités sociales, à savoir leur réciprocité, leur nature d’accomplissement local et conjoint et leur caractère de pratiques enracinées dans des cadres socioculturels spécifiques. Les conséquences conceptuelles, dont on exemplifiera les bases empiriques plus loin (4), en sont multiples : Décontextualisée vs contextuelle La compétence n’est pas simplement déposée dans nos cerveaux, mobilisable à tout moment, mais elle est contextuelle : les productions de l’apprenant ne sont pas le fidèle reflet de ce que l’apprenant saurait faire ; elles sont médiatisées par les contraintes situationnelles tout en contribuant à configurer ces situations.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

49

Individuelle vs collective La compétence ne relève pas uniquement de la responsabilité individuelle du sujet parlant ; elle est au contraire liée aux activités d’autrui aussi bien qu’à des échelles de valorisation et de légitimité collectivement élaborées et implicitement ou explicitement partagées par les membres de groupes sociaux. Isolable vs contingente La compétence est contingente à d’autres compétences relevant des processus de socialisation de l’acteur dans des contextes culturels spécifiques ; les compétences langagières et communicatives interagissent par exemple de manière complexe avec des capacités socioculturelles plus larges.

Selon ce qui précède, la compétence — toute compétence socialement déployée — est intrinsèquement liée à l’établissement de sens, de contextes sociaux et de rapports interpersonnels. Cet établissement n’est ni un contexte ni le simple résultat de la mobilisation des compétences, voire de leur développement ; il en est une dimension constitutive. La compétence est distribuée dans la mesure où elle n’est pas entièrement individuelle mais relève d’activités collectives et se manifeste dans et par des activités collectives. Ces postulats transforment de manière radicale l’observable empirique quand il s’agit de saisir la compétence, et ils établissent de nouvelles pertinences analytiques. L’observable ne peut plus être la production de l’apprenant pris isolément, mais relève de sa participation à l’organisation de séquences d’activités, à leur coordination, au déploiement de leur reconnaissance mutuelle et à la configuration même des contextes d’action. Dès lors, il devient pertinent d’analyser les productions de l’apprenant dans une double perspective, orientée à la fois vers ce que la situation lui réclame de faire et vers ce qu’il arrive à faire avec autrui. Pour l’analyse, se pose alors une question centrale : comment les compétences mobilisées sont-elles structurées en fonction de la façon dont les participants interprètent et accomplissent les situations ? Etudier les compétences langagières signifie, dans cette optique, étudier les modes de participation de l’apprenant aux pratiques sociales — qu’elles se déploient de manière publique (par exemple dans l’interaction) ou non (par exemple dans la rédaction d’un récit) — car cette participation implique des modalités particulières de régulation socio-cognitive de la situation et donne par conséquent lieu à des types spécifiques de pratique langagière, de travail discursif, de mobilisation des

50

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

compétences. Dans cette optique aussi, les changements dans les modes de participation à l’activité collective peuvent être interprétés comme les indices du développement des compétences. 4. Compétences langagières et pratiques interactives en contexte scolaire 4.1. Le déploiement contextuel et collectif des compétences L’analyse qui suit reprendra les observations précédentes pour en démontrer le fondement empirique. Dire que les compétences se déploient de manière contextuelle signifie assumer qu’elles se manifestent de façon variable en fonction : (a) de l’interprétation que l’apprenant fait des conditions situationnelles dans lesquelles il est impliqué ; (b) de la façon dont les activités de l’apprenant s’articulent aux activités d’autrui. Les deux extraits2 suivants illustrent, de façon contrastive, cette nature doublement située des compétences. (1) of7dI, l. 17-55 [Discussion sur un roman policier de Léon Malet. Il est actuellement question d’un des personnages du roman qui a été assassiné et dont le cadavre est déposé dans un amphithéâtre. P est le professeur.] 1 2 3 4 5 6

P: T: P: T: P:

7 8 9 B: 10 P : 11

(..) . qu’est-ce qui l’intrigue quand il voit ce cadavre (5s) oui Tina que Benoit a deux profils qu’il a deux profils oui :.. est-ce qu’il reconnaît le cadavre non non. et pourtant il y a une ass– association de déjà-vu. du moins pour une partie.. les deux profils. pourquoi a-t-il deux profils (8s) ça tient à quoi (4s) oui ehm le nez est busqué c’est ça c’est un nez busqué. et légèrement de travers.. x (il faut) regarder n’est-ce pas de travers dans ce sens... ce qui lui.

2. Ces extraits sont tirés d’un corpus de leçons de conversation recueillies dans le cadre du Projet National de Recherche 33 (subside 4033-037912 ; Pekarek, 1999). L’extrait (2) a fait l’objet d’une analyse antérieure orientée vers des enjeux d’un autre ordre (Pekarek Doehler, 2002a). Voir en annexe les conventions de transcription.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

12 13 14 15 16 17

?

51

fait un : comment dirais-je un un profil aquilain. d’un côté et un profil x de l’autre.. donc le nez. lui paraît familier... eh de quoi est mort ce cadavre (7s) Ralf (3s) quelle est la cause de sa mort R : ehm je crois qu’il. qu’il est mort à cause d’un coup de lame P : un coup de lame oui un couteau donc (2) en3bII, l. 322-390

[Discussion de littérature en classe ; il est question de détenus d’un camp de concentration qui sont morts. P est le professeur.] 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24

P : à quelle condition pourrait-il dire ils ne sont pas morts pour rien.. je ne demande pas Françoise pour vous c’est. cette idée n’a pas de sens. il y a trop de distance eh Christophe l’a dit aussi. trop d’années qui sont passées depuis. mais est-ce qu’il faut vraiment . le considérer seulement de du de cette façon chronologique. il y a un avant il y a un après.. et entre les deux il ne peail ne peut y a– eh il ne peut pas y avoir.. de rapports/. est-ce que nous sommes tellement coupés par notre date de naissance. de ce qui s’est passé là/. . oui F : si nous aurions. appris quelque chose x si quelque chose comme ça ne serait jamais possible P : oui F : jamais plus P : oui si ce n’était pas. si ce n’était plus jamais possible F : mhm. alors on pourrait dire qu’ils ne sont pas morts pour rien P : oui.. vous n’êtes pas d’accord Christophe. vous ne. vous faites [de l’histoire] G : [je. je comprends son idée] P : [oui. oui] G : mais je n’aime pas cette expression eh. mourir pour quelque chose. parce que pour moi c’est. ils sont morts pour rien. et maintenant on. on se souvient de ce temps-là et. on le prend pour un exemple P : oui

52

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

25 H : mais. ils ne sont pas morts pour quelque chose. c’est pas ça je 26 n’aime pas la [x 27 P : [oui 28 H : pas l’idée 29 P : oui. donc vous acceptez l’expression s’il s’agit d’un. de 30 quelqu’un qui se. qui se jette dans les flots. pour sauver. un 31 petit enfant. qui risque de se noyer et qui reste dans les flots x 32 alors là ça passe. oui.. oui 33 A : je crois ils x pour une raison. parce que s’ils doivent. mourir 34 pour rien c’est encore pire 35 P : mhm. oui.. oui.. c’est hein. c’est pire (…)

Ces extraits attirent notre attention sur l’importance capitale non pas simplement de ce que l’apprenant est capable de produire seul, mais de ce qu’il arrive à faire avec autrui et de ce que la situation lui réclame de faire. On constate d’emblée que les élèves mobilisent dans ces extraits des compétences langagières très différentes. En (1), ils produisent des énoncés rudimentaires, consistant en des structures phrastiques simples de type SV (O), voire en un simple « non ». En (2) par contre, ils manifestent des compétences langagières relativement complexes, non seulement sur le plan linguistique (produire des structures phrastiques complexes), mais aussi aux niveaux interactif (coordonner ses contributions avec celles d’autrui) et discursif (contribuer à la gestion des contenus, défendre son point de vue, développer un argument cohérent, etc.). Or, si l’on s’en tient à une définition « externe » du contexte, les deux situations peuvent être considérées comme similaires : – les extraits sont tirés de discussions de littérature dans deux classes de français langue étrangère de la région nord-est de la Suisse alémanique, qui regroupent chacune une vingtaine d’élèves ; – ces élèves sont de niveau comparable (« avancés », âgés de 17-18 ans, en fin du secondaire supérieur) ; – les professeurs ont une quarantaine d’années et enseignent dans ces classes depuis deux ou trois ans ; – l’activité se déroule dans une même disposition spatiale des participants (le professeur est placé face à ses élèves, dont les tables forment un U) et en réponse à des conditions de préparation comparables (les élèves avaient lu le texte à la maison). Etant donné ces conditions convergentes, comment s’explique la différence radicale de complexité entre les productions

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

53

des élèves — et donc des compétences mobilisées ? Nous soutiendrons que cette différence résulte largement de la manière dont les deux situations sont interactivement configurées3. Dans l’exemple (1), le questionnement du professeur constitue le principe organisationnel dominant, dans la mesure où il est le seul vecteur d’introduction des thèmes et d’organisation interactive des échanges. Il s’agit de « fausses » questions (dont la réponse est connue par les participants) qui actualisent un cadre thématique défini à l’avance. Ce mode de reproduction va de pair avec une organisation de l’interaction en séries de type initiation-réaction-évaluation qui se fonde sur une répartition régulière des statuts de participation occupés et qui limite les élèves à une activité purement réactive. De par ces caractéristiques, le professeur se révèle être le seul responsable de la structuration de l’interaction, de la gestion de la trame thématique et de l’agencement logique des contenus. En dépit d’une construction conjointe de la situation de discours, le dialogue — car formellement il y a dialogue — tend à la monogestion. Il en résulte une situation qui confronte les élèves à des tâches discursives uniformes dont la complexité à la fois syntaxique et argumentative est réduite au minimum. L’activité ainsi accomplie n’oblige pas les apprenants à mobiliser des savoirs et des savoir-faire langagiers plus complexes ; elle sous-estime complètement leurs compétences en langue, alors que l’on observe qu’à d’autres moments les élèves de cette classe sont parfaitement capables d’engager des activités discursives bien plus complexes. Ces propriétés contrastent avec celles du second extrait. Ce dernier s’ouvre par une demande d’information de la part du professeur (l. 1-9) qui invite les élèves à faire part de leurs points de vue sur le sujet discuté. L’acte initiateur ainsi accompli ouvre un espace discursif interprétatif immédiatement pris en charge par un élève (l. 10). L’enchaînement de la première intervention du professeur (l. 1-9) sur le discours antérieur de Françoise et de Christophe est symptomatique de sa constante orientation vers les propos des élèves, qu’il accompagne de régulateurs (l. 12, 19, 3. Tout en admettant que le thème de la discussion — l’assassinat d’une personne relaté dans un roman policier vs la mort de victimes du fascisme relatée dans un roman autobiographique — peut être un facteur motivant l’engagement des élèves. Il n’en reste pas moins que cet engagement se matérialise en discours à travers une configuration et un accomplissement interactifs.

54

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

24) et de commentaires interprétatifs (l. 29-32). A la ligne 16, il intervient même pour inviter un élève à enchaîner directement sur les propos d’un autre élève, ce qui dynamise les échanges. Son intervention est intéressante : avec son « vous faites de l’histoire », il ne valorise pas seulement un type spécifique d’expertise de l’apprenant, mais qualifie celui-ci d’interlocuteur valable, ce qui a pour effet d’inciter un mouvement discursif complexe de sa part. La mobilisation des ressources langagières s’articule autour de la catégorisation interactive des locuteurs et de leurs expertises : les compétences langagières sont mobilisées en réponse aux rôles multiples d’apprenant de langue, d’élève participant à l’interaction en classe, d’acteur doté d’un certain savoir historique et qui est placé non seulement face à un enseignant de langue, mais aussi face à un acteur qui se montre intéressé par les opinions de ses interlocuteurs. Dans tout l’extrait, loin de se limiter à des actes réactifs, les interventions des élèves sont porteuses de la trame thématique localement construite au sein de mouvements argumentatifs visant à défendre leurs points de vue. Le travail sur les compétences proprement linguistiques n’est pas absent, comme en témoigne la reprise par le professeur, en 14, de la construction hypothétique formulée par F à la ligne 10/11 ; mais ce travail est parfaitement intégré dans les enjeux communicatifs de l’échange. Cette reprise apparaît par ailleurs à un moment séquentiel intéressant. On remarquera que l’intervention de F à la ligne 10 a la forme syntaxique d’une structure hypothétique partielle [si X], réalisée en deux variantes consécutives : « si nous aurions. appris quelque chose x si quelque chose comme ça ne serait jamais possible ». Or, cette formulation projette une suite du type [alors Y]. C’est précisément lorsque la première partie de la structure [si X – alors Y] est achevée que le professeur intervient en reformulant le propos de l’élève (l. 14) : « si ce n’était pas. si ce n’était plus jamais possible ». Cette reformulation implique à la fois un travail sur la langue (production de la forme verbale correcte à l’imparfait) et un travail sur les contenus (confirmation/clarification de la formulation initiale de F). L’intervention du professeur fonctionne comme un élément cheville à orientation rétrospective et prospective. Elle confirme/ corrige interactivement la première partie de la formulation proposée d’une manière hésitante par l’élève (voir sa reprise à la ligne 10/11 et l’ajout précisant à la ligne 13) et consolide par là

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

55

même le terrain pour la formulation de la seconde partie : « alors on pourrait dire qu’ils ne sont pas morts pour rien » (l. 15), précédée par un « mhm » confirmatif. Ainsi, la formulation de la structure hypothétique se déploie de manière collaborative à travers plusieurs tours de parole. Ce point et les précédents montrent clairement que le discours naît ici d’une processualité et d’une construction conjointe continues. Il instaure un contrat de parole qui place les élèves en position légitime de co-responsables de la gestion locale de l’interaction. Par ces propriétés, la situation demande aux élèves de mobiliser des compétences d’une certaine complexité à la fois au niveau de la structuration syntaxique de leurs énoncés (voir la formulation hypothétique en 10/11), de l’organisation argumentative et thématique cohérente de leur discours (voir le raisonnement de cause à effet en 10-15) et de son intégration dans la dynamique interactive : pour les élèves, il s’agit de gérer à la fois un contenu, une activité discursive, une organisation interactive et une relation sociale. La complexité des compétences ainsi mobilisées réside justement dans la gestion conjointe et dynamique de ces diverses dimensions. De cette manière aussi, les compétences langagières se trouvent impliquées non seulement dans la compréhension d’une œuvre littéraire ou d’un fait historique, mais encore dans la construction d’identités sociales multiples d’apprenants, d’élèves, d’êtres de conscience, de membres d’une culture qui a connu l’holocauste – et cela au sein d’un double déploiement de compétences linguistiques et de positionnements face à une thématique sensible. Un dernier point mérite d’être soulevé : dans les deux extraits, les échanges fonctionnent dans le cadre d’un polylogue sans ruptures notables, même lorsqu’ils se déploient dans un format interactif qui rappelle des exercices formels rigidement structurés (ex. 1). L’accord sur les règles du jeu et les attentes apparemment convergentes entre professeur et élèves suggèrent que les deux formes interactives procèdent de leur expérience partagée, relevant de cultures de communication scolaires qui, loin d’être uniformes, laissent voir des facettes multiples. Sans nous étendre sur l’éventuel potentiel acquisitionnel de telles formes interactives contrastées (voir Pekarek, 1999 ; Pekarek Doehler, 2002a), notons que les deux extraits montrent clairement que les compétences sont mobilisées d’une manière indissociable de l’établissement du sens discursif, de significations

56

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

sociales, de rapports intersubjectifs et de contextes d’action et d’interaction. C’est en cela que la production des élèves n’est pas un simple reflet de compétences langagières intériorisées une fois pour toutes qu’il s’agirait seulement de mobiliser ; elle est le produit complexe de leur interprétation de la situation, des activités d’autrui, de leur valorisation interactive en tant qu’interlocuteurs compétents et des tâches discursives qu’impose l’articulation de leurs propres activités à celles d’autrui. 4.2. La contingence des compétences 4.2.1. Compétences linguistiques et savoirs disciplinaires La dimension située, variable, contextuelle des compétences va de pair avec la contingence des compétences les unes par rapport aux autres. L’exemple (2) en a fourni un premier indice. L’extrait suivant, tiré d’une classe d’immersion (enseignement de la chimie en anglais dans un lycée de Suisse alémanique), montre comment le déploiement de compétences strictement linguistiques, en l’occurrence lexicales et morphologiques, investit la mise en fonction de compétences interactives plus larges. (3) UB.1GL2.26.11.01, 153 sq. 1

P:

2 3 4 5

St : P:

6 7 8 9 10 11

St : P: St : P:

12 13 14 15 X ? : 16 P :

are visiBLE and hOW do we test for the oxygen\.. how did we test last week for oxygen… ((murmurs)) can anyone rememyes Stephanie we : put a : a match which was ehm.. burn (-) yes it was burning a little bit what what wha– how do we describe it it’s burning just a little bit it’s just a little bit (red) in English we sa : y. ((quietly)) glow yeah glow good glowing\ it was glOWing yes or it glow : s to– the verb is to glow/yes xxx but we didn’t call it a match’cause it was too long. what did we cAll this : kind of stick.. it’s in the notes as well/.. it’s called a glowing :/ ((quietly)) flint flInt good yes\ and this test is for oxygen. good.. next/so we

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

17 18

?

57

tested for oxygen.. there is more oxygen in the mineral sparkling water/and now the conclusion\ (…)

Le professeur formule la tâche dans son premier tour de parole (l. 1/3) : il s’agit d’expliquer une expérience de chimie qui consiste à déterminer la quantité de carbo-dioxyde dans l’eau. Une réponse est fournie par Stéphanie à la ligne 4. Cette réponse déclenche une négociation prolongée de vocabulaire (l. 5-16) autour des termes « match » [allumette] et « burn » [brûler]. Il est intéressant de noter que le travail sur les termes, qui s’accompagne d’un travail sur la morphologie verbale (« glow » [être incandescent] – « glowing » – « glows » – « to glow », voir l. 8-11), n’est pas simplement soumis à la fonctionnalité disciplinaire, mais qu’il a sa propre raison d’être ; la remarque métadiscursive du professeur sur la forme verbale (l. 11) en témoigne. Bien que la séquence des lignes 5 à 16 mobilise des éléments relevant de l’expérience de chimie (voir l. 5 et 11), son enjeu se révèle d’ordre purement linguistique : une fois les termes « glow » et « flint » [pierre à feux] retrouvés, le professeur passe à une autre question sur l’expérience, sans reprendre ou préciser la description de l’expérience (voir l. 15-18). Le travail disciplinaire occasionne certes un travail sur la langue, mais ce dernier n’alimente pas à son tour le travail interactif sur le savoir disciplinaire. On remarquera également que l’élaboration de la terminologie linguistique appropriée en anglais est elle-même fondée sur l’organisation interactive des échanges : elle se déroule dans l’alternance des tours de parole du professeur et des élèves, au sein d’un schéma interactionnel répétitif fondé sur la paire adjacente question-réponse et dans le cadre d’une distribution fixe des rôles locutifs (les questions sont posées par le professeur, les réponses sont fournies par un élève). Sous ces conditions, la mobilisation de ressources linguistiques et le travail sur ces ressources se réalisent de manière indissociable d’une organisation interactive spécifique des échanges. Ces caractéristiques se retrouvent dans l’extrait suivant, tiré du même contexte immersif que l’exemple précédent et qui montre une imbrication particulièrement marquée de compétences linguistiques et de savoirs disciplinaires.

58

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

(4) UB.1GL2.26.11.01, 9-21 9

P:

10 11 12 S : 13 P : 14 15 16 L : 17 P : 18 19 L : 20 P : 21

so then. we are going to discuss photosynthesis. what is photosynthesis… what i : s.. photosynthesis\… (11sec.) SOnja what is photosynthesis\. it’s ehm the way plants produce their food yes it’s the way plant produc : es food. ehm what sort of food does the plant produce (3 sec.) what sort of food does the plant produce. LAUra hm sugar yes good. and what is the sugar. for that we looked at last week in the equation. Laura glucose it is yes. so. photosynthesis is the way plants produce food/ and it starts off as. glucose..

Le travail sur la précision terminologique, passant de l’hypéronyme « sugar » à l’hyponyme « glucose », se réalise ici sans focalisation métalinguistique explicite. De façon intéressante, ce travail s’effectue en sens inverse de celui de l’exemple (3) : les termes sont produits par les élèves en réponse à des questions non pas métalinguistiques mais académiques (l. 14/15 et 17/18) et l’élaboration terminologique rend à son tour possible une définition plus précise du phénomène chimique en question (la photosynthèse : l. 20/21). L’orientation vers la langue est fonctionnellement emboîtée dans le travail disciplinaire, contrairement à l’exemple (3) où elle est simplement déclenchée par ce travail. Ces deux extraits montrent le travail sur les compétences à la fois linguistiques et disciplinaires effectué par les participants, travail situé, ajusté aux contingences de l’interaction ; sont ici en jeu aussi bien un savoir linguistique, qu’un contenu disciplinaire, qu’une façon de formuler ce contenu de manière précise et appropriée à la tâche. Plusieurs compétences des élèves et de l’enseignant se déploient ainsi et s’emboîtent continuellement. 4.2.2. Compétences linguistiques et processus de socialisation Les exemples qui précèdent ne devront pas laisser croire que l’imbrication des compétences est propre aux situations scolaires immersives, explicitement dévolues à la double élabora-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

59

tion de compétences langagières et disciplinaires. On la retrouve dans différentes activités en classe de langue seconde – telles les discussions de littérature (voir l’exemple 2, supra) ou de thèmes d’actualité — et dans diverses situations non scolaires — comme les situations de travail unilingues ou plurilingues. On la rencontre également dans les situations scolaires les plus communes, dont les exercices traditionnels de grammaire. Les deux extraits suivants, que nous avons discutés en détail ailleurs (Mondada & Pekarek Doehler, 2004), en sont des illustrations parlantes. (5) il4bIb, 1ère h, l. 102-114 [Exercice sur la complémentation du verbe ’aller’; les élèves sont invités à proposer tour à tour une sortie à leur amant(e) imaginaire. P est le professeur.] 1 K : aller voir les étoiles 2 L : aller au théâtre au théâtre 3 F : ehm aller au cinéma 4 P : ah les : répétitions ne sont pas possibles 5 cl : ((rire)) (6) mond/ENV07123e [Exercice sur les démonstratifs ; les élèves doivent tour à tour proposer un SN démonstratif. E est l’enseignante.] 1 E Musa. au suivant.. le suivant/après ballon 2 M cette cette trousse 3 E CETTE trousse/comment on écrit 4 (0.5 s) 5 M té [er o u ((en épelant)) 6 E [c– non/trousse c’est écrit/mais CETTE trousse 7 M mhm es e ((en épelant)) 8 E cé/((en épelant)) 9 M cé e té té e ((en épelant))

Dans l’exemple (5), F produit à la ligne 3 une complémentation grammaticalement correcte, « aller au cinéma », mais ne respecte pas les contraintes de la tâche puisqu’elle répète un élément énoncé antérieurement. Dans l’extrait (6), M épelle à la ligne 5 le substantif « trousse » au lieu du déterminant « cette ». Dans les deux cas, l’élève produit une réponse linguistiquement correcte, mais non adéquate et qui est rejetée par l’enseignante comme non recevable. La faute des élèves n’est pas d’avoir produit une forme linguistique incorrecte, mais d’avoir mal interprété la tâche.

60

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Ces exemples, comme les précédents, mettent en lumière un fait important : il n’y a pas, pour l’apprenant, de travail linguistique indépendant d’un travail interactif lié au respect des formats à l’œuvre, à la coordination mutuelle des contributions, aux enchaînements des tours de parole ; il n’y a pas non plus de travail linguistique indépendant d’un travail d’interprétation socioculturelle plus large associé à la reconnaissance des contraintes situationnelles et à la production d’activités appropriées. C’est la mobilisation simultanée de ces différentes compétences qui permet à l’élève de se comporter de façon appropriée dans son métier d’élève et à tout acteur de réagir à la situation d’une manière adéquate. Il s’ensuit également que la reconnaissance des compétences de l’élève et sa valorisation en tant que locuteur ou apprenant compétent se configurent à travers ses modes de participation aux activités scolaires. Pour l’élève, rendre reconnaissables ses compétences est inséparable de sa participation appropriée à la pratique scolaire : une intervention non adéquate risque d’être interprétée comme non correcte. Sur ces points, l’examen des extraits discutés dans cette section rejoint les observations sur les deux séquences de littérature contrastives analysées plus haut (voir 4.1). Ces exemples montrent que la compétence langagière est toujours contingente à d’autres compétences d’ordre socio-institutionnel et éventuellement interactif. Ils témoignent de la nature située des compétences, de la difficulté qu’il peut y avoir à les transposer dans un autre contexte et de l’impossibilité de les considérer comme disponibles dans leur totalité constamment et invariablement. 5. La nature située des compétences : conséquences théoriques et pratiques Cet article s’est proposé de réexaminer la notion de compétence en langue sous l’angle de l’action. Les analyses et les considérations théoriques présentées, se centrant sur la mobilisation des compétences en langue seconde, convergent vers une critique radicale d’une définition individualisante, décontextualisée et isolante de la compétence – compétence qui serait déposée dans le cerveau de l’individu et simplement transférable d’un contexte à l’autre. Elles soulignent au contraire la nature

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

61

contextuelle et collective des compétences — qu’elles soient linguistiques, pragmatiques, communicatives, etc. —, dont la mobilisation (et éventuellement l’élaboration) est configurée au cours d’activités pratiques qui s’articulent à des contextes socioculturels spécifiques, à des formes d’action, d’interaction et d’intersubjectivité particulières. Elles font ressortir par là même le caractère contingent de la compétence en langue dans la mesure où celle-ci est inséparable d’autres capacités sociales et interactives. De ce point de vue, nos analyses prolongent, dans le domaine des compétences, des observations émanant de travaux d’orientation socioculturelle ou ethnométhodologique, ayant trait à la contingence des processus cognitifs par rapport aux dimensions à la fois locales et socioculturelles des activités pratiques. Sur le plan local, il a été démontré que l’engagement des acteurs dans l’interaction sociale, leurs modes de participation, leurs stratégies de résolution de problèmes et, par suite, leur développement cognitif, dépendent aussi bien de leur interprétation des contraintes cognitives de l’activité que de leur interprétation de la signification sociale de celle-ci, des attentes des interlocuteurs, des conventions communicatives et des structures interactionnelles (voir Cicourel, 1973 ; Perret-Clermont, Perret & Bell, 1991 ; Wertsch, 1991b). Sur un plan plus global, il a été démontré que les processus cognitifs se déploient diversement suivant les contextes sociaux et institutionnels dans lesquels les sujets (inter) agissent. Cole (1994) a montré que des élèves d’école primaire accomplissent différemment, et avec des résultats différents, un parcours d’activités en fonction de la localisation institutionnelle de celui-ci (l’école, la bibliothèque, le club de jeunes et la garderie d’enfants) ; Lave (1988) a établi, quant à lui, que des sujets qui sont parfaitement capables d’effectuer des calculs corrects dans des situations concrètes (calculer les prix au marché ou la teneur en calories d’un repas) peuvent avoir des difficultés à résoudre des tâches arithmétiques de même ordre dans un test formel. Ces observations témoignent de la dépendance contextuelle des compétences mises en œuvre. D’autres travaux encore ont montré que le développement des compétences langagières en langue première est lié de manière complexe à certains processus de socialisation du sujet apprenant (Rogoff, 1990 ; Ochs, 1988), à sa manière de s’intégrer dans des communautés de pratique, de se positionner en tant qu’ap-

62

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

prenant, homme ou femme, membre d’un groupe dominant ou non, etc. Ces observations ne contestent pas que l’acquisition suit des itinéraires relativement semblables chez les différents apprenants d’une langue, mais elles montrent que les compétences sont variables et sensibles aux lieux et aux pratiques de leur mobilisation et de leur élaboration. Cette manière d’aborder les compétences langagières est liée à une certaine façon de concevoir l’articulation entre processus cognitifs et activités sociales, qui a récemment promu les notions de cognition située ou distribuée – notions qui opèrent une déconstruction radicale des dichotomies classiques entre individuel et collectif, interne et externe, social et cognitif, dichotomies critiquées tant dans l’optique socioculturelle (Cole, 1985) que dans la perspective ethnométhodologique (Coulter, 1983 — pour l’acquisition des langues secondes, voir Firth & Wagner, 1997). Ces notions ne nient pas que les aptitudes aient une dimension individuelle et peut-être biologiquement déterminée, mais elles soulignent que ces aptitudes ne sont pas enfermées dans les cerveaux des individus ; elles fonctionnent et se (re-)configurent dans le cadre de pratiques quotidiennes et de processus d’interprétation situés des acteurs. De ces propriétés découlent d’importantes conséquences pratiques pour l’enseignement des langues. Premièrement, les observations mentionnées remettent radicalement en question toute conception de l’évaluation comme procédure « neutre ». Le test de langue, et donc l’évaluation de compétences individuelles, constitue une situation sociale complexe, impliquant à la fois des capacités cognitives et des routines sociales (voir Mc Namara, 1996). Cette situation requiert de l’apprenant non seulement une mobilisation de compétences langagières, mais aussi d’habiletés et de savoirs sociaux et institutionnels, dont notamment la capacité à interpréter correctement la situation et la tâche et à agir de façon appropriée. Ce qui est contrôlé dans un test de langue est à la fois une certaine maîtrise de la langue et une certaine maîtrise de la situation d’examen. Cela vaut aussi bien pour les examens scolaires que pour les tests de compétence auxquels sont soumis les sujets de recherches acquisitionnelles (et autres). Deuxièmement, les observations en question redonnent toute leur importance aux formes de socialisation extrascolaire et à leur parenté avec les cultures de communication scolaires. Cette

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

63

problématique est loin de se limiter aux contextes scolaires pluri-culturels, au sens classique du terme ; elle concerne en effet tout élève, toute situation d’enseignement/apprentissage. Le métier d’élève consiste à mettre en œuvre des savoirs et des savoir-faire d’une façon reconnaissable et acceptable et de les intégrer dans un travail interactif, discursif et/ou socioculturel situationnellement approprié. La gestion même du dynamisme entre ces différents aspects constitue une tâche délicate dont l’adéquation avec les savoirs et les savoir-faire des apprenants concernés constitue une dimension centrale de l’efficacité acquisitionnelle des pratiques scolaires. Ces observations comportent un troisième point important : en raison de sa nature située, la compétence ne peut être comprise en termes de simple logique de transfert, suivant laquelle la compétence une fois acquise pourra être simplement mobilisée telle quelle dans des activités pratiques et des contextes sociaux variés. La notion même de compétence située met en question la disponibilité pour ainsi dire universelle des compétences et replace au centre de leur définition la capacité d’adaptation, au sens d’exploitation située de ressources linguistiques ou autres dans les contingences locales et historiques des événements communicatifs. Elle problématise par là même de nombreuses situations d’examen qui présupposent justement ce type de transfert. Or, cette conception est lourde de conséquences. Implique-telle qu’on peut considérer que rien n’est simplement stable, disponible, transférable ? La question est d’une importance capitale non seulement pour accéder à une meilleure compréhension de la notion de compétence et du fonctionnement cognitif qui la sous-tend, mais aussi pour élaborer des moyens didactiques. Il est évident que les échanges communicatifs, à l’instar d’autres pratiques communautaires, fonctionnent grâce à un fond de connaissances et de compétences données et partiellement partagées. Pour l’enseignement, le transfert des compétences constitue par définition une visée centrale, du simple fait que celles-ci devront être exportées de la classe et appliquées à tout un éventail de situations futures. Ce transfert demeure pourtant problématique, comme en témoignent de nombreuses difficultés communicatives, bien connues, en particulier des apprenants de langues secondes en situation scolaire. Alors que la variabilité contextuelle peut être marginale en termes quanti-

64

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

tatifs, elle peut jouer un rôle tout à fait décisif dans le bon fonctionnement des échanges communicatifs et des pratiques sociales. Se pose dès lors la question de savoir comment penser la coexistence de la stabilité et de la sensibilité contextuelle des compétences. Sur le plan didactique, une réponse à cette question a été proposée avec la notion de genre textuel, désignant des « formes langagières historiquement forgées, relativement stabilisées, conventionnelles et reconnues socialement » (de Pietro, 2002, p. 57), telle qu’elle est comprise dans les travaux didactiques de Dolz & Schneuwly (1998) par exemple. La notion est dans ce cadre interprétée comme renvoyant non pas à des types de productions discursives statiques, mais à des formes de pratiques discursives dotées d’une certaine stabilité, régularité, organisation récurrente, qui peuvent à leur tour revêtir des formes variées de réalisation dans différentes situations communicatives. Cette notion confère une certaine stabilité aux compétences à l’intérieur de chacune de ces « formes langagières historiquement forgées », tout en soulignant que le passage d’une forme à une autre présuppose une adéquation/ré-élaboration partielle de ces compétences. Il s’agit dans cette optique d’enseigner les genres « en tant qu’instruments d’adaptation et de participation à la vie sociale/communautaire » (Bronckart & Dolz, 2000, p. 37). Une voie assez semblable a récemment été proposée par Hall (2003) dans le domaine de la recherche sur l’acquisition des langues secondes. Cet auteur propose de penser la stabilité des compétences en termes non pas de genres mais plus généralement d’agrégats de pratiques discursives (aggregates of discoursive practice). Cette notion focalise des réseaux d’activités sociales, et notamment discursives, aux frontières perméables, qui se déploient et se développent au sein de ce que Lave & Wenger (1991) appellent des communautés de pratiques ; elle permet d’envisager les pratiques discursives à la fois en termes d’accomplissement local et d’activités situées socio-culturellement, mobilisant des formes de faire et d’agir en partie stabilisées et donc régulières, routinières. Elle rejoint la première proposition en considérant les compétences, dans le cadre d’une conception du discours comme action, comme des maîtrises pratiques en vue de la participation aux activités communautaires.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

65

Ces considérations montrent clairement que concevoir la compétence comme ancrée dans l’action ne revient pas à nier qu’il existe quelque chose de plus stable, de plus durable ; cela ne signifie pas non plus qu’il faille traiter comme séparées les dimensions locales et socioculturelles de l’action. L’action ellemême n’est pas réalisée à chaque fois à partir de rien. Elle se matérialise au contraire au travers des « méthodes » des acteurs et au sein de communautés de pratiques qui mettent en œuvre des formes d’agir partiellement sédimentées au travers du temps. Penser la compétence comme enracinée dans l’action implique de la concevoir comme foncièrement plurielle. On peut soutenir que sa mobilisation repose sur des agglomérats de composantes centrales et périphériques (qui ne renvoient pas simplement à du stable d’une part, et à du contingent de l’autre) en fonction des sphères (agrégats ?) de pratiques sociales dans lesquelles la compétence est mobilisée ; les frontières entre les compétences sont perméables, ce qui rend possible des compensations variées réalisées dans et à travers l’action. L’adaptation, la variabilité, la contingence des compétences par rapport aux activités pratiques ressortent, dans cette optique, comme les éléments constitutifs de toute compétence. Il est vrai que cette notion déstabilise profondément les modèles dominants de la compétence. Mais elle constitue aussi un défi en vue d’une modélisation qui reconnaît comme centrale la dimension actionnelle et interactionnelle du langage.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BANGE, P. (1992). A propos de la communication et de l’apprentissage de L2. AILE, 1, 53-85. BRONCKART, J.-P. & DOLZ, J. (2000). La notion de compétence : quelle pertinence pour l’étude de l’apprentissage des actions langagières ? In J. Dolz & E. Ollagnier (Ed.), L’énigme de la compétence en éducation (pp. 27-44). Bruxelles : De Boeck & Larcier. CASTELOTTI, V. & PY, B. (Ed.) (2002). La notion de compétence en langue. No. Spécial de NeQ : Notions en Question, 6.

66

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

CHAIKLIN, S., & LAVE, J. (Ed.) (1993). Understanding practice : Perspectives on activity and context. Cambridge : Cambridge University Press. CHOMSKY, N. (1965). Aspect of the theory of syntax. Cambridge : MIT Press. CICOUREL, A. V. (1973). Cognitive sociology. Language and meaning in social interaction. Middlesex : Penguin. COLE, M. (1985). The zone of proximal development : Where culture and cognition create each other. In J. V. Wertsch (Ed.), Culture, communication and cognition. Vygotskian perspectives (pp. 126181). Cambridge : Cambridge University Press. – (1994). A conception of culture for a communication theory of mind. In D. R. Vocate (Ed.), Intrapersonal communication : Different voices, different minds (pp. 77-97). Hillsdale : Erlbaum. – (1995). Cultural-historical psychology : a meso-genetic approach. In L. M. W. Martin, K. Nelson & E. Tobach (Ed.), Sociocultural psychology. Theory and practice of doing and knowing (pp. 168-204). Cambridge : Cambridge University Press. COSTE, D., (2002). Compétence à communiquer et compétence plurilingue. In V. Castelotti & B. Py (Ed.), La notion de compétence en langue. No. Spécial de NeQ : Notions en Question, 6, 115-123. COSTE, D., MOORE, D. & ZARATE, G. (1997). Compétence plurilingue et pluriculturelle. Strasbourg : Conseil de l’Europe. COULTER, J. (1983). Rethinking cognitive theory. New York : St. Martin. DE PIETRO, J.-F., MATTHEY, M., & PY, B. (1989). Acquisition et contrat didactique : les séquences potentiellement acquisitionnelles dans la conversation exolingue. In D. Weil & H. Fugier (Ed.), Actes du 3e Colloque Régional de Linguistique (pp. 99-124). Strasbourg : Université des Sciences Humaines. DE PIETRO, J.-F. (2002). De la complexité de l’interaction à sa modélisation didactique. In Castelotti, V. & Py, B. (Ed.), La notion de compétence en langue. No. Spécial de NeQ : Notions en Question, 6, 51-60. DOLZ, J. & SCHNEUWLY, B. (1998). Pour un enseignement de l’oral : initiation aux genres formels à l’école. Paris : ESF. ENGESTRÖM, Y. & MIDDLETON, D. (Ed.) (1996). Cognition and communication at work. Cambridge : Cambridge University Press. FIRTH, A. & WAGNER, J. (1997). On discourse, communication, and some fundamental concepts in SLA research. Modern Language Journal, 81 (3), 285-300. GARFINKEL, H. (1967). Studies in ethnomethodology. Englewood Cliffs : Prentice-Hall. HALL, J.K. (1993). The role of oral practices in the accomplishment of our everyday lives : The sociocultural dimension of interaction with implications for the learning of another language. Applied Linguistics, 14/2, 145-167.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

67

– (2003). Acquisition/learning issues. Intervention présentée au CA/ST Research Forum, 16-18 oct. 2003, University of Odense, Denmark. HYMES, D. (1972). On communicative competence. In J. B. Pride & J. Holmes (Ed.), Sociolinguistics (pp. 269-293). London : Penguin. KRAFFT, U. & DAUSENDSCHÖN-GAY, U. (1993). La séquence analytique. Bulletin CILA, 57, 137-157. LANTOLF, J.P. & PAVLENKO, A. (1995). Sociocultural theory and second language acquistion. Annual Review of Applied Linguistics, 15, 108-124. LANTOLF, J. P. (Ed.) (2000). Sociocultural theory and second language learning. Oxford : Oxford University Press. LAVE, J. (1988). Cognition in practice : mind, mathematics, and culture in everyday life. Cambridge : Cambridge University Press. LAVE, J. & WENGER, E. (1991). Situating learning : legitimate peripheral participation. Cambridge : Cambridge University Press. LÜDI, G. (1998). L’enfant bilingue : chance ou surcharge ? ARBA, 8, 1330. MARTINEZ, P. (1996). La didactique des langues étrangères. Paris : PUF. MCNAMARA, T. F. (1996). Measuring second language performance. London : Longman. MONDADA, L. & PEKAREK DOEHLER, S. (2000). Interaction sociale et cognition située : quels modèles pour la recherche sur l’acquisition des langues ? AILE, 12, 149-176. – (2004). Second language acquisition as situated practice. The Modern Language Journal, 88/4. OCHS, E. (1988). Culture and language development : Language acquisition and language socialization in a Samoan village. Cambridge : Cambridge University Press. OHTA, A. (2001). Second Language Acquisition Process in the Classroom : Learning Japanese. Mahwah : Lawrence Erlbaum. PEKAREK, S. (1999). Leçons de conversation : dynamiques de l’interaction et acquisition de compétences discursives en classe de langue seconde. Fribourg : Editions Universitaires. PEKAREK DOEHLER, S. (2002a). Formes d’interaction et complexité des tâches discursives dans des activités conversationnelles en classe de L2. In F. Cicourel & D. Véronique (Ed.), Discours, action et appropriation des langues (pp. 117-130). Paris : Publications de la Sorbonne nouvelle. – (2002b). Mediation revisited : the interactive organization of mediation in learning environments, Mind, Culture and Activity, vol. 9/1, 22-42. PERRET-CLERMONT, A.-N., PERRET, J.-F., & BELL, N. (1991). The social construction of meaning and cognitive activity in elementary school children. In L. Resnick et al. (Ed.), Perspectives on socially

68

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

shared cognition (pp. 41-62). Washington : American Psycholgical Association. PY, B. (1997). Pour une perspective bilingue sur l’enseignement et l’apprentissage des langues. ELA, 108, 495-504. ROGOFF, B. (1990). Apprenticeship in thinking : Cognitive development in social context. New York : Oxford University Press. SACKS, H., SCHEGLOFF, E. A. & JEFFERSON, G. (1974). A simplest systematics for the organization of turn-taking for conversation. Language, 50, 696-735. SCHEGLOFF, E. A. (1991). Conversation analysis and socially shared cognition. In L.B. Resnick et al. (Ed.), Perspectives on socially shared cognition (pp. 150-171). Washington : American Psycholgical Association. VYGOTSKY, L. S. (1978). Mind in society. Cambridge : Harvard University Press. VASSEUR, M.-Th. (2002). Comment les analyses interactionnistes réinterprètent la notion de compétence. Compétence en langue ou efficacité en discours ? In V. Castelotti & B. Py (Ed.), La notion de compétence en langue. No. Spécial de NeQ : Notions en Question, 6, 37-50. WERTSCH, J. V. (1991a). A sociocultural approach to socially shared cognition. In L. B. Resnick, J. M. Levine & S. D. Teasley (Ed.), Perspectives on socially shared cognition (pp. 85-100). Washington : American Psycholgical Association. – (1991b). Voices of the mind : a socio-cultural approach to mediated action. London : Harvester Wheatsheat.

ANNEXE : Conventions de transcription [ ] . .. … (2 s) / \ xxx exTRA ((rire)) : par(il va)

chevauchements pauses pauses en secondes intonation montante/descendante\ segment inaudible segment accentué commentaires du transcripteur allongement vocalique troncation essai de transcription d’un segment difficile à identifier

La didactique de l’oral : savoirs ou compétences ? Serge Erard et Bernard Schneuwly IFMES

ET

UNIVERSITÉ

DE

GENÈVE

La rhétorique s’est ajoutée comme une « technique » à l’éloquence naturelle, mais cette technique plonge dans une démiurgie spontanée […] la rhétorique fut cette technè qui rendit le discours conscient de lui-même. (PAUL RICOEUR, La Métaphore vive, p. 14)

Cette contribution a pour but d’apporter quelques éléments pour repenser les finalités, les objectifs et les démarches de l’enseignement de l’oral à l’école obligatoire. Elle comporte deux parties : après une brève mise en situation historique de l’enseignement de l’oral (1), nous décrirons quelques éléments de l’approche didactique que nous proposons en ce domaine (2) ; nous situerons ensuite cette approche dans une conception plus large de la mission de l’école (3) ainsi que dans le débat actuel autour de la notion de compétence, en formulant quelques considérations concernant l’utilité de ce concept et la (partielle) futilité du débat à son propos (4).

70

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

1. Etat des lieux de l’enseignement de l’oral L’enseignement de l’oral1 est à la fois ancien — pensons à la rhétorique et à ses formes transposées au XIXe — et récent, et les travaux qui en retracent l’histoire sont encore assez rares2. On peut néanmoins distinguer3, en ce qui concerne l’oral à l’école obligatoire, deux grandes périodes divisées chacune en deux sous-périodes. La première période débute dans la seconde moitié du XIXe : sur fond d’une conception représentationnelle de la langue et de la consolidation du français en tant que discipline scolaire, elle a vu s’institutionnaliser une démarche ayant comme point de départ la lecture et la récitation, et comme couronnement la composition et l’élocution, ceci dans le cadre d’un dispositif axé sur la grammaire, l’orthographe, le vocabulaire et la conjugaison. Le travail sur le parler de l’élève se faisait alors en fonction de l’écrit, parole et écriture étant conçues comme faisant partie d’une même et unique langue [« la dimension événementielle de la prise de parole est subordonnée au support graphique sur lequel la cohérence thématique s’inscrit » (Ronveaux, 2004, p. 10)], la récitation et l’élocution étant les exercices-phares du dispositif. Après la première guerre mondiale, la forte influence du mouvement de l’Education nouvelle marque une deuxième sous-période au cours de laquelle est apparue, dans les plans d’études et les discours pédagogiques, la possibilité de donner la parole aux élèves dans des « causeries », des « narrations », des « exposés », des « discussions » voire des « débats », sans cependant que la primauté de l’écrit ne soit abandonnée, ni que ces occasions d’expression ne deviennent à aucun moment des objets d’enseignement. 1. Nous utilisons ce terme pour des raisons essentiellement pragmatiques ; s’il est vrai qu’à un moment très bref de l’histoire de l’enseignement du français, c’est bien « l’oral » qu’on a proposé d’enseigner, de fait c’est à produire et à comprendre des textes et à une vision de ce qu’est produire et comprendre que forme l’école ; nous y reviendrons. Comme formule brève et compris en ce sens, le terme peut être utile, tout en mobilisant des connotations parfois fâcheuses, notamment par la dichotomie qu’il introduit entre oral et écrit, dont on sait les problèmes qu’elle pose pour l’enseignement du français langue première. 2. Ronveaux (2002, 2004) et Rey (2001, 2004) présentent des histoires dédiées spécifiquement à l’enseignement de l’oral ; on trouve des éléments dans les histoires de la discipline (voir Boutan, 1996 ; Chervel, 1998 ; Savatovsky, 1999) ; pour une vision de l’histoire plus récente de l’enseignement de l’oral, voir Marchand, 1971 ; Schneuwly, 1996/7 ; Dolz & Schneuwly, 1998. 3. Pour cette périodisation, nous nous basons également sur un chapitre de la thèse en cours de rédaction de Thérèse Thévenaz.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

71

La seconde période est liée au tournant communicatif qui s’est amorcé en français langue première dans les années 60 et qui, en Suisse romande, s’est manifesté au niveau des plans d’études dans les années 70 : le terme « oral » y est introduit comme dimension de la description des objets du travail scolaire, voire comme objet tout court. Cette introduction s’articule à deux objectifs distincts, bien que inter-reliés : dans une perspective influencée notamment par la linguistique, il s’agit de faire apparaitre la différence entre l’oral et l’écrit, à tous les niveaux du fonctionnement langagier (morphologique, syntaxique, phrastique, textuel). La visée principale demeurant une meilleure maitrise de l’écrit, fondée sur le langage de l’élève mais s’en différenciant, mais également une transformation du parler des élèves (l’écoute restant très marginale, plutôt moyen qu’objet du travail scolaire) en fonction des situations de communication. Comme le montre Lazure (1991) dans une analyse exhaustive des approches didactiques proposées, on note dans un premier temps une dominance des approches centrées sur la différenciation entre oral et écrit, et sur la prise de conscience de leurs spécificités ; celles-ci se prolongeant souvent dans la mise en évidence, voire l’exercice, de registres de langage appropriés à des situations dites « formelles ». Cette démarche a très rapidement été complétée, dans la perspective alors qualifiée de « libération », par des approches préconisant l’apprentissage « spontané » de l’oral dans le cadre de la création de situations variées d’expression orale des élèves. Dans le débat actuel4 autour de l’enseignement de l’oral, on peut distinguer deux approches proposant des accentuations différentes et dont la compatibilité demeure encore incertaine. La première insiste fortement sur la possibilité de développer les capacités des élèves en s’appuyant sur les situations multiples de la vie de classe, où l’oral est l’outil principal d’apprentissage. Dans cette perspective, les objets de recherche sont essentiellement ces pratiques orales mêmes, dont le fonctionnement est décrit avec minutie, et sur lesquelles les enseignants pourraient intervenir plus ou moins directement, pour les transformer et les rendre plus efficaces. L’intervention didactique ne serait dans ce cas qu’« incidente » ; elle viserait à améliorer la 4. Voir Programme national de pilotage (2003) pour un ouvrage récent qui rassemble différentes conceptions de l’enseignement de l’oral.

72

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

maitrise des genres scolaires « naturels » que sécrète l’institution à travers son fonctionnement même (pour une synthèse, voir Garcia-Debanc & Delcambre, 2001-2, ainsi que Nonnon, 1999 ; voir également Garcia-Debanc & Plan, 2004 ; Grandaty & Turco, 2001). On pourrait affirmer (voir Dolz & Schneuwly, 1996) qu’il s’agit là d’un interactionnisme essentiellement intersubjectif, dans la mesure où la démarche donne la priorité à la dynamique des échanges lors de l’apprentissage. La seconde approche part du postulat selon lequel enseigner l’oral signifie développer la maitrise de diverses situations de communication publiques (au travail, à l’école, dans l’administration ou la politique), par l’appropriation des genres correspondant à ces situations. Elle se distingue notamment de la première sur deux points : a) elle isole des genres — qui peuvent être des genres scolaires qui fonctionnent dans un contexte d’appropriation de savoirs (compte rendu), ou des genres « non scolaires » (débat, conte lu à d’autres)5 — pour en faire des objets de travail didactique ; b) elle fournit à l’élève, par des démarches diversifiées, systématiques et partiellement décrochées de l’activité langagière, des outils langagiers pour mieux maitriser les genres travaillés. On pourrait donc parler ici d’un interactionnisme non seulement intersubjectif, mais instrumental ou sémiotique6 et dire qu’il s’agit d’une didactique non pas seulement de la communication mais du français, axée sur les spécificités de cette langue : en plus de travailler en français, on travaille sur le français. C’est dans cette seconde perspective qu’a été mené le travail de l’équipe « Français Oral » de la FPSE à Genève, dans le cadre d’un projet de recherche7 cofinancé par le FNRS et COROME, qui visait la définition d’objectifs d’enseignement précis et procédait à l’expérimentation de séquences d’enseignementapprentissage relatives à des genres de la parole publique, dans le but d’observer leurs effets sur l’amélioration des capacités 5. L’expression « non scolaire » est entre guillemets parce que tout genre, par le fait même qu’il entre dans l’institution-école, devient évidemment scolaire. La transposition didactique change sa valeur d’usage : il devient, entre autres et parfois surtout, « genre pour et à apprendre ». 6. Nous reviendrons plus loin sur quelques arguments qui nous font adopter cette appellation. 7. Projet financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (requête 1140505.94) et COROME, auquel ont participé, sous la direction de Bernard Schneuwly, Jean-François De Pietro, Joaquim Dolz, Janine Dufour, Serge Erard, Sylvie Haller, Massia Kaneman, Christiane Moro, Gabriella Zahnd.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

73

langagières des élèves. Le principe de base de cette approche est défini comme suit : « La finalité de l’enseignement langagier est d’amener les élèves à maitriser des formes langagières qui impliquent un rapport plus conscient et volontaire à leur propre comportement » (Schneuwly, 1996-7, p. 8). Examinons maintenant plus en détail cette démarche. 2. Travailler la parole publique La démarche que nous avons mise en place a fait l’objet d’une présentation théorique plus complète dans Dolz & Schneuwly (1998)8 ; dans ce qui suit, nous en décrivons les principaux contours, pour pouvoir discuter ensuite de la manière dont nous la situons dans le travail général de l’école, ainsi que dans le débat au sujet de sa nécessaire transformation, dans lequel se trouve impliqué le concept de compétence. 2.1. Des ingrédients pour un travail sur la parole publique des élèves Enseigner les genres de la parole publique implique tout d’abord que cet objet soit « présentifié » (rendu présent) en classe, ce qui pose un problème particulier dû à la matérialité même de l’oral (verba volant) ; cette parole « présentifiée » doit être érigée en objet d’étude, par les voies multiples de l’observation, de la comparaison, de la description, de l’élémentarisation, de l’exercice, de la réalisation. De même qu’il n’a pas toujours été évident que l’écriture pouvait s’apprendre et être enseignée, la transformation de l’oral en objet enseignable ne va pas de soi, et requiert un travail de longue haleine auprès des protagonistes du système scolaire. Pour que se crée peu à peu une tradition en ce domaine, un ensemble de conditions générales doivent être remplies, et les enseignants doivent notamment disposer d’outils spécifiques adaptés. Nous commen8. Nous nous centrons plutôt sur les capacités de production orale, tout en incluant également des dimensions d’écoute et de compréhension. L’ouvrage de Soussi, Baumann, Dessibourg, Broi & Martin (1998) donne une excellente vue d’ensemble des représentations de l’oral et des capacités de compréhension des élèves de sixième primaire ; il esquisse également quelques pistes pour développer de nouvelles pratiques qui prolongent celles que nous décrivons ici.

74

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

terons ci-dessous les aspects principaux9 du dispositif qui nous parait devoir être mis en place. Observation et analyse de textes oraux liés aux pratiques sociales Comme à l’écrit, il semble aujourd’hui évident de fonder la didactique de la production sur la prise en compte des pratiques sociales de référence, en l’occurrence sur les genres oraux ordinaires : c’est l’observation de ces genres qui guide l’ingénierie mise en place dans l’enseignement, et c’est leur analyse qui fait apparaitre leurs régularités et qui garantit une conception tenant compte de leurs variantes effectives. Constitution d’un corpus La didactique de l’oral requiert la constitution d’une base de données, dans laquelle l’enseignant puisera des illustrations, des suggestions et des prescriptions. Ce réservoir devrait comporter des modèles de genres de provenances les plus diverses (à suivre ou non), des travaux d’apprenants inégalement réussis illustrant les difficultés rencontrées, ou encore des exercices de prise de parole et d’écoute. Entrainement des capacités d’écoute Par le truchement d’activités d’écoute orientée, les apprenants seront amenés à centrer leur attention sur une problématique particulière au genre travaillé : il peut s’agir de l’organisation du contenu ou de la progression thématique, des types d’échanges et de leur gestion (spécialement dans les textes oraux interactifs), des éléments de prosodie comme l’intonation, le débit, les pauses, dans leur lien avec ce qui est dit, des mimiques (avec leurs aspects facilitateurs de l’expression ou révélateurs de difficultés) et des gestes (avec leurs fonctions par rapport à la parole), des faits de langue (les unités linguistiques caractéristiques, comme les marqueurs de discours et les organisateurs textuels, les citations, les formules de prise en charge énonciative, etc.). En outre, au travers d’activités comme la reprise ou la reformulation de la parole d’autrui, les élèves 9. On trouvera dans Dolz, Noverraz & Schneuwly (2001) des exemples de séquences d’enseignement qui mettent en pratique en classe les éléments ici proposés. Des démarches similaires ont été entreprises notamment par Vilà i Santasusana (2002) en Espagne, ou Cordeiro (2003) au Brésil. Les principes organisateurs de ces séquences sont également en partie à la base du plan d’études cadre suisse romand (PECARO) actuellement en consultation (www.ciip.ch/ciip/pdf/index-pecaro.pdf).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

75

auront l’occasion de manifester leur écoute et leur compréhension et pourront également entrer en dialogue avec l’autre grâce à la production d’enchainements. Elaboration d’exercices de productions orales simplifiées Les diverses dimensions du genre travaillé en classe (voir la notion de « modèle didactique », infra) et les différents niveaux de la production langagière (voir Bronckart, 1997) font l’objet d’activités d’entrainement visant leur appropriation progressive. Peuvent par exemple faire l’objet d’exercices : la relance et la formulation de questions dans l’interview ; l’étayage de son opinion et la réfutation de celle de l’adversaire dans le débat ; l’annonce du plan et l’explication des termes techniques dans l’exposé ; l’intonation expressive et l’articulation des mots dans la lecture d’un conte à d’autres, etc. Enregistrement des productions des élèves L’enregistrement audio ou vidéo permet de conserver une trace de l’oral des élèves et d’éviter que leurs paroles ne s’envolent ; sans celui-ci, les opérations d’objectivation, de révision, de régulation et d’évaluation seraient pour le moins difficiles. Par l’emploi de cette technique, l’oral peut devenir un objet observable, un objet d’étude mis à distance et ce faisant susceptible de déclencher des mécanismes de contrôle volontaire. En outre, comme à l’écrit, une première production peut devenir un brouillon à améliorer, à réviser ; dans un premier temps en effet, l’élève peut analyser ses réussites, puis ensuite prendre conscience des difficultés rencontrées. Cette technique permet aussi à l’enseignant de réguler ses interventions de manière plus fine et efficace ; et elle permet que l’évaluation, surtout si elle est réalisée conjointement par les élèves et l’enseignant, s’applique à des productions stockées sur un support stable. Enfin, si l’on veut être à même de comparer les productions initiales et finales des élèves, les unes et les autres doivent pouvoir être restituées. Sinon, comment l’enseignant pourrait-il montrer aux élèves que des progrès ont été réalisés ou restent à faire, et comment pourrait-il ajuster ses stratégies lors de tentatives ultérieures d’enseignement d’un autre genre oral ? Pour céder à une mode actuelle, nous pensons qu’à terme chaque élève pourrait se constituer un « portfolio » des divers enregistrements qu’il a pu rencontrer dans son parcours scolaire.

76

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Elaboration de normes propres au code oral et au genre travaillé Une didactique de l’oral ne saurait se concevoir sans une réflexion approfondie sur les questions d’évaluation. Celles-ci sont organiquement liées à deux types de normes : d’une part les normes propres au code oral, qui méritent une étude attentive si l’on veut éviter le risque permanent d’évaluer l’oral à l’aune de l’écrit ; d’autre part les règles d’usage liées au genre — qui sont à la fois des aides et des contraintes —, qui doivent être connues des élèves et révisées avant la production finale. 2.2. La distinction oral privé/oral public Tout l’oral – si tant est qu’une telle expression ait un sens – ne doit pas faire l’objet d’un enseignement. Pour délimiter le champ d’intervention de l’école, il semble utile de distinguer entre oral public et oral privé, le premier seul étant susceptible d’être travaillé à l’école (voir tableau 1).

ORAL ORAL PUBLIC ORAL CONTROLÉ ≠ ORAL SOUTENU

ORAL PRIVÉ ORAL SPONTANÉ ≠ ORAL SOUTENU

Respect des règles et des conventions

ORAL FORMEL GENRES ORAUX

GENRES ORAUX

réalisés en privé

réalisés en public

• entretien téléphonique • discussion de bistrot • début de préau d’école • scène de ménage • ...

• interview • exposé • CR d’expérience • ... • débat public • théâtre • témoignage (instance off.) • ...

Tableau 1 : Oral public et oral privé

Favorisant les apprentissages scolaires

Faisant partie de la vie publique

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

77

L’école publique obligatoire a pour rôle d’accroitre les capacités langagières orales des élèves, afin que ceux-ci puissent acquérir (par l’intermédiaire de l’interview par exemple) et transmettre (par l’intermédiaire de l’exposé par exemple) des savoirs dans le cadre scolaire. Il est à l’évidence nécessaire aussi que l’école prépare les élèves à participer activement à une vie publique présente ou future (par l’intermédiaire du débat par exemple). Mais ce premier ordre de finalité (quasi) immédiate n’épuise de loin pas le potentiel de l’apprentissage des genres oraux : ce qui est en jeu n’est pas seulement leur maitrise en soi, mais, à travers celle-ci, la construction de nouvelles manières de produire du langage, et la connaissance des formes et des modes de production qui y sont impliqués. Nous avons présenté ailleurs en détail les présupposés psychologiques du fonctionnement de ce que nous avons appelé la « parole publique »10 (voir Schneuwly, 2003 ; 2004). Ceux-ci se situent sur quatre dimensions qui impliquent un travail intense et approfondi ainsi que la maitrise d’outils psychiques variés dont l’appropriation constitue précisément le but des séquences didactiques dont nous venons de décrire le principe. Nous nommons la première dimension fictionnalisation de la situation de communication, dans la mesure où les instances physiques et sociales de la production/réception immédiate de la parole ne constituent qu’une part des paramètres régulant le déroulement d’une prise de parole publique. La deuxième, découlant de la précédente, consiste en la monologisation (au moins partielle) du discours et en son contrôle intérieur lors de la production : les mécanismes de contrôle de la production langagière doivent en effet ici faire l’objet d’une intériorisation plus importante. La troisième dimension a trait à la préparation de ce qui est à dire : ce contenu ne s’élabore pas nécessairement dans le hic et nunc de la production orale, mais nécessite souvent une démarche préparatoire, souvent sur la base de l’écrit, instaurant par là même un système interactif complexe entre les deux modalités. La dernière dimension concerne la voix et le corps, qui véhiculent la production d’un message selon des modalités nouvelles et partiellement contrôlées (parce que partiellement contrôlables) et anticipées. La prise de parole publique implique ainsi tendanciellement un rapport que nous qualifions, avec Vygotski, de plus volon10. Nous préférons ce terme à « oral » pour des raisons évoquées plus haut.

78

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

taire et de plus conscient : ce rapport se construit à travers l’appropriation d’outils, parmi lesquels le discours sur la parole elle-même11. Cette parole et le rapport à celle-ci se transformant, il s’agit dès lors de « réorganiser le système psychique antérieur du langage oral » (Vygotski, 1985, p. 260). La centration sur la parole publique comme objet privilégié de la didactique de l’oral dépasse ainsi de loin la simple fonctionnalité immédiate de la maitrise de situations et de la résolution de problèmes. La visée du processus de formation est bien plus ample, et le choix de la parole publique se justifie aussi — et peut-être principalement — par cette finalité de transformation du rapport à sa propre parole vers plus de volonté et de conscience. Dans le cadre de la recherche à laquelle se réfère la présente contribution, nous avons étudié et observé dans des classes la possibilité d’enseigner l’expression orale en travaillant des genres de l’oral public tel que défini plus haut. Toutefois les genres sociaux comme le débat télévisé ou l’interview radiophonique ne peuvent pas être enseignés sans être modifiés, scolarisés, « transposés » précisément, c’est-à-dire, d’une part adaptés aux finalités de l’école publique, et d’autre part transformés en objets enseignables dont les éléments constitutifs sont définis en fonction des capacités des élèves, du cadre scolaire et de l’objet social de référence. C’est ce travail didactique essentiel que vise notre concept de « modèle didactique d’un genre », que nous allons brièvement expliciter et que nous illustrerons pour le genre « débat ». 2.3. Le modèle didactique du « débat » Tout enseignement implique l’existence, plus ou moins intuitive ou explicite, d’un modèle didactique de l’objet enseigné. Pour contrôler le mieux possible le processus d’enseignement, la construction systématique de modèles didactiques semble une voie nécessaire à adopter afin de définir ses dimensions « enseignables ». Dans notre travail, nous avons dès lors été 11. C’est la raison pour laquelle nous parlons d’un interactionnisme social et instrumental (ou sémiotique), mettant en évidence la dimension essentielle des outils sémiotiques, dont l’appropriation seule permet la construction de systèmes psychiques relativement stables, appropriation garantie par les interactions sociales dans lesquelles fonctionnent d’ailleurs ces outils, sous des formes extérieures et donc différentes. Nous n’entrons pas ici en matière sur le processus complexe d’intériorisation qui est toujours aussi condensation, transformation des outils, différenciation et articulation de systèmes psychiques.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

79

amenés à clarifier et à préciser le concept de « modèle didactique »12, comme élément théorique de notre pratique d’élaboration de séquences didactiques. Dans notre perspective, un modèle didactique se construit à l’intersection de quatre sources de données, qui assurent à la fois sa légitimité (prise en compte des pratiques sociales de référence et de la littérature scientifique et d’expertise existante) et sa pertinence (prise en compte des pratiques – en développement – des élèves, en tant qu’elles rendent visibles des obstacles, des résistances, et des pratiques scolaires, en tant qu’elles témoignent des contraintes situationnelles ou éthiques pesant sur le genre à enseigner). Pour autant qu’on exploite pleinement ses ressources, le modèle, par son caractère génératif, offre ainsi des objets potentiels pour l’élaboration de séquences d’enseignement-apprentissage destinées à des apprenants de degrés différents. Pour prendre le cas particulier du débat, la question s’est posée de savoir comment en construire un modèle et le rendre « enseignable » (pour plus de détail, voir De Pietro, Erard & Kaneman-Pougatch, 1997). Dans un premier temps, il a été nécessaire de comprendre les liens qu’entretient le débat régulé avec des genres proches comme ceux produits dans les conseils de classe (milieu scolaire), les travaux de commissions et les débats idéologiques (milieu politique), les débats sur des questions scientifiques (milieu scientifique), les tables rondes et les panels (milieu des médias), les délibérations et les procès (milieu judiciaire), etc. A l’issue de ce travail de comparaison, qui a mis en évidence divers types de fonctionnements plus ou moins démocratiques, plus ou moins régulés, et divers lieux de production plus ou moins publics, plus ou moins ouverts, il est apparu qu’aucun de ces genres sociaux ne pouvait être importé tel quel en classe, soit en raison de leur rhétorique trop liée au pouvoir (stratégies visant l’efficacité, recours à la mauvaise foi, argumentation « bétonnée », usage abusif d’arguments d’autorité, jeux avec l’affectif ou sur la sensibilité), soit en raison de leur rapport étroit à la vérité ou à la justice (présence de données irréfutables

12. Nous avons développé en détail ailleurs (De Pietro & Schneuwly, 2003) notre concept de modèle didactique, en montrant notamment qu’il peut être plus ou moins intuitif et explicite et en analysant la place théorique qu’il occupe dans le champ de la didactique (du français).

80

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

ou de faits indéniables), soit encore en raison de la dérégulation de leur déroulement (irrespect de l’adversaire et des tours de parole, théâtralisation du propos). Par la suite, la consultation de la littérature disponible sur le genre nous a permis de cerner certaines difficultés conceptuelles qui se présentaient. Enfin, après avoir organisé et enregistré un débat d’adultes devant une classe, il a été possible d’analyser en détail le fonctionnement et la dynamique d’une discussion respectant des règles scolairement acceptables et de constituer ainsi un modèle didactique du genre.

Tableau 2 Elaboration d’un modèle didactique du débat

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

81

Pour élaborer une séquence didactique, on attribue les dimensions enseignables du genre à un cycle d’apprentissage donné et on met sur pied un enchainement d’activités langagières imbriquant production et réception. Comparons les dimensions travaillées dans deux séquences didactiques réalisées pour COROME (Dolz, Noverraz & Schneuwly, 2001, vol. 2 et 4), l’une pour des 3e/4e degrés (primaire), l’autre pour des 7e/8e degrés (secondaire). Au primaire, on travaille la distinction entre opinion et argument, l’habillage et l’étayage de l’opinion, l’écoute d’interventions pour apprendre à enchainer en soutenant ou en s’opposant, l’animation et la conduite du débat (ouverture, clôture et relance). Au secondaire par contre, on travaille les marques de prise en charge énonciative, l’approfondissement des arguments d’autrui, l’expression du désaccord (réfutation et anticipation des arguments adverses). Ces deux descriptions donnent en outre à voir la conception spiralaire de l’apprentissage qui est à l’œuvre dans le curriculum sur l’argumentation. 2.4. Nécessité d’un curriculum explicite du travail sur la parole publique Ces quelques éléments d’une didactique montrent que de nombreuses questions restent ouvertes, et plus particulièrement dans les domaines suivants : • celui de l’évaluation des productions des élèves, en particulier l’évaluation de leurs capacités langagières orales ; • celui de l’organisation d’une progression dans les apprentissages à travers la scolarité obligatoire (c’est la délicate question du curriculum) ; • celui du mode de construction des capacités langagières qu’on pourrait appeler complexes, fonctionnant dans des contextes publics : obstacles, ressources nécessaires, capacités impliquées, y compris du contrôle de soi. Pour y répondre, un long travail de recherche est encore nécessaire, auquel s’attellent de nombreux enseignants et didacticiens. Plutôt que de suivre leur piste, nous allons essayer de clarifier quelques questions concernant la place de cette approche dans l’institution scolaire d’aujourd’hui et les débats qui la secouent depuis un certain temps.

82

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

3. L’école et les savoirs Dans ce qui suit, nous allons re-situer notre approche de l’oral dans le cadre d’une conception plus large de l’école, dont nous esquisserons les grandes lignes ; ce qui nous permettra ensuite (voir 4) de nous prononcer sur la question aujourd’hui lancinante d’une organisation possible de l’enseignement autour des compétences. Notre approche de l’école est fondée sur un ensemble de présupposés théoriques et politiques que nous pouvons résumer en trois points essentiels : • une concentration de la mission de l’école sur la construction de savoirs ; • une vision de l’école comme lieu d’enseignement ; • une conception du développement comme construction de systèmes psychiques complexes. Nous allons dans un premier temps développer ces trois points, avant de les mettre en rapport explicite avec la question de l’enseignement de l’oral. 3.1. Une école visant les savoirs Omnes, omnia, omnino disait Comenius. Sans doute faut-il revisiter cette utopie didactique (Bronckart & Schneuwly, 1991) à la lumière de ce à quoi l’école donne vraiment accès aujourd’hui à chacun, et dont les grandes enquêtes évaluatives donnent un aperçu : à la fois beaucoup — pas tout —, mais de loin pas pour tous. Les raisons en sont complexes, mais surtout exigent une réponse claire sur ce qui constitue le noyau dur de l’entreprise « école » : permettre de construire des savoirs. Notre concept de savoir est large et inclut les savoir écrire13, lire, et bien sûr dessiner ou chanter, et la spécificité de l’intervention scolaire en ce domaine est double : l’école intervient sur des savoirs existants des élèves et les transforme en les érigeant en objets d’étude dans un espace peu contraint par des nécessités immédiates ou fonctionnelles en dehors d’un cadre créé pour les apprendre ; elle crée ainsi des espaces permettant aux élèves de construire de nouveaux savoirs en transformant et combinant les savoirs acquis, et elle met à leur disposition les outils néces13. Nous pourrions bien sûr aussi écrire : savoir-écrire, savoir-lire,… variantes orthographiques pleines de significations. Laissons la question ouverte et acceptons les deux orthographes, car les deux font sens ici.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

83

saires pour cette construction. Ces savoirs sont d’ordres très différents, mais peuvent pour l’essentiel être regroupés dans les grands domaines identifiés par la tradition scolaire depuis Comenius14, à savoir : • les langues avec, d’une part un travail sur la langue maternelle dans ses dimensions pratiques et de connaissance, d’autre part l’apprentissage d’autres langues, conditions pour connaitre sa propre langue et celles d’autres cultures ; • les mathématiques ; • les sciences de la nature, se différenciant notamment en physique, chimie et biologie ; • les sciences sociales, principalement la géographie et l’histoire ; • l’expression artistique, comprenant la musique, les arts plastiques, mais également les travaux manuels et l’artisanat ; • les activités corporelles et physiques, comprenant les activités de rythmique, de gymnastique, d’éducation physique et sportive. C’est dans le cadre de ces domaines (ou « disciplines ») scolaires que se définissent les savoirs à acquérir, qui sont autant de manières de répondre à des situations ou problèmes attestables dans ces mêmes domaines. Rappelons que pour nous, la notion de « savoir » est large, et inclut les dimensions de savoir faire aussi bien que celles de connaissances explicites ; dans cette perspective, les savoirs scolaires se définissent, en principe15, précisément par le fait que ces deux dimensions y sont inextri14. En simplifiant le propos, et en contrepoint au développement proposé dans l’introduction du présent volume, on pourrait dire que cette lignée didactique s’oppose à une autre qu’on pourrait dire à dominante pédagogique et qui conçoit, à la suite de Rousseau, l’apprentissage et le développement comme naturels, qui minimise l’importance de l’enseignement, et pour qui l’action de l’école doit être essentiellement éducative de manière à « gouverner l’âme » (Oelkers 2003). Rappelons que Vygotski, se situant explicitement dans la lignée de Herbart, s’est opposé aux représentants russes de l’Education nouvelle et a discuté de manière critique les contributions d’un autre pionnier de l’Education nouvelle, Tolstoï, dont il contestait la vision spontanée et naturelle de l’apprentissage et du développement. Pour une discussion plus contemporaine des apports et limites de l’Education nouvelle et du discours de la réforme scolaire, voir Tyack & Cuban (1995). Il n’y a pas lieu ici de discuter en détail cette question hautement complexe ; notre intention n’est que de marquer un positionnement possible que nous privilégions dans un champ traversé de tendances contradictoires. 15. Nous ne nous référons pas ici à l’école réelle, fruit de compromis nombreux et dont l’analyse doit être menée concrètement, mais plutôt à un principe fondateur de l’idée de l’école comme espace de construction de nouveaux modes de penser, de parler et d’agir, par l’étude dans un espace libéré des nécessités immédiates.

84

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

cablement liées : c’est à travers le savoir-connaissance que se transforme le savoir faire et inversement. C’est de savoir en ce sens large que nous parlons quand nous parlons de savoir écrire, lire, compter, voire dessiner, chanter ; ou du savoir de l’écrivain ou scripteur, du rhéteur, de l’artiste, de l’artisan. Savoirs que l’école, nous l’avons dit, transpose pour en faire des savoirs enseignables en ne visant pas, bien sûr, la construction de l’écrivain, du scripteur ou du rhéteur. L’apprentissage de ces savoirs filtrés, sélectionnés, transposés, manuelisés, séquentialisés à l’école implique toujours systématicité, long terme, cumulativité et « révolution psychique » (nous reviendrons sur ce dernier terme). 3.2. L’enseignement comme dispositif central et condition du développement Les savoirs sont instaurés en objets d’étude par l’acte d’enseignement, d’abord par le fait qu’ils sont extraits de leur espace social habituel et rendus présents sous des formes spécifiques qu’ont développées les différentes disciplines scolaires ; ensuite par le fait qu’ils sont présentés en tant qu’objets de discours, ce qui leur donne une forme d’ordre « théorique » ; enfin par le fait qu’ils s’exercent systématiquement. Cette conception n’implique en rien une démarche d’enseignement à sens unique, mais insiste sur le fait que l’école est fondamentalement un lieu où la forme d’apprentissage dominante est celle induite par l’enseignement tel que nous venons de le définir : l’instauration de savoirs en objets d’étude. Cette instauration a plusieurs corollaires intrinsèquement liés à la forme scolaire, et plus particulièrement les suivantes. • Le caractère inéluctable de la transposition didactique : les savoirs, outils des pratiques, y compris scientifiques, sont sortis de leur réseau premier de significations dans des pratiques sociales et ré-intégrés dans un nouveau réseau qui est celui de l’espace scolaire, plus particulièrement celui de l’enseignement/apprentissage ; ils sont mis en scène et re-contextualisés artificiellement en classe. • Les effets en sont la désyncrétisation, la dépersonnalisation, la programmabilité, l’accessibilité/publicité du savoir et le contrôle social de l’apprentissage. Le savoir utile fonctionnant comme un tout dans une situation sociale, est fragmenté en

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

85

éléments lors de sa transposition, notamment parce que dans le fonctionnement scolaire les contenus d’enseignement doivent être séquentialisés et organisés en une progression. Cet agencement est anticipé non seulement par l’enseignant, mais matérialisé et préconçu dans des moyens d’enseignement. La programmation est définie par rapport à la logique de l’objet (ou tout au moins, on s’efforce d’y trouver une logique de progression du simple au compliqué qui s’étend dans le temps), mais aussi en fonction des capacités des élèves. • Tout apprentissage présuppose que certaines constructions psychiques sont déjà-là chez l’élève, et susceptibles de se développer. Une situation d’enseignement/apprentissage vise à s’ancrer dans ce déjà-là, situé à un moment donné en fonction du cursus scolaire des élèves. • La forme scolaire est aussi une forme langagière. A l’école, il s’agit de relations sociales d’enseignement/apprentissage, orientées vers l’appropriation des savoirs. Le langage en constitue le moyen privilégié, empruntant des formes discursives et en générant de nouvelles : questionnement, commentaires, désignation et réponses. 3.3. Développement, construction et transformation de systèmes psychiques Un troisième principe fondateur de notre conception est que le développement se conçoit comme formation de systèmes psychiques complexes (Schneuwly, 2003). Rappelons brièvement ce que Vyogtski entend par là : « Dans le processus de développement, ce ne sont pas tant les fonctions qui se développent […] mais ce sont bien plus leurs rapports qui se transforment et se modifient. […] Nous appellerons de telles relations nouvelles, mobiles, entre fonctions, des systèmes psychiques. » Nous pensons que la réorganisation « du système psychique antérieur du langage oral » est l’un des enjeux de la formation scolaire. Elle se fait au travers des quatre dimensions évoquées plus haut (voir 2.2.), qui constituent les vecteurs de construction des systèmes psychiques liés à la réorganisation du langage oral : • le développement de la capacité à fictionnaliser les contextes de production langagière ; • le développement de la capacité à monologiser la parole — y compris dans des situations dialogales — grâce à un contrôle intériorisé de la production ;

86

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

• le développement de la capacité à anticiper la production orale, basée, notamment dans nos sociétés, sur l’intégration de l’écrit16 ; • la prise de conscience de la voix et du corps dans et pour la parole publique comme outils pour la parole publique. Cette conception implique la mise en place de formes scolaires d’enseignement mettant à disposition des outils sémiotiques adéquats, qui sont la condition même de possibilité de la construction des systèmes psychiques ; outils qui se construisent à travers leur appropriation et qui préfigurent d’une certaine manière les capacités à acquérir. La construction de ces systèmes constitue en ce sens pour l’essentiel un processus d’intériorisation par transformation d’outils sémiotiques17 : pour l’oral notamment, il s’agit des outils complexes contenus dans les genres pour agir dans des situations de communication ; il s’agit également des discours sur les genres qui autorisent leur appropriation et leur régulation externe d’abord, puis leur intériorisation (pensons précisément au contrôle interne dont nous venons de parler) ; il s’agit finalement, comme nous l’avons vu, de l’écrit comme outil de la parole (et de la pensée), puissant médiateur des processus psychiques. Le processus d’intériorisation implique toujours la longue durée ainsi que l’automatisation par répétition et exercisation débouchant, à un certain moment, sur une véritable « révolution psychique » (Schneuwly, 1988) articulant en un tout nouveau des fonctions psychiques auparavant indépendantes. 3.4. Savoir parler On pourrait résumer ce qui précède par la formule suivante : l’accès de tous aux savoirs n’est possible qu’à la condition d’un apprêt didactique qui crée un espace autonome d’enseignement et 16. On voit ainsi autrement encore ce que peut vouloir dire la thèse vygotskienne selon laquelle le langage écrit réorganise le langage oral. 17. Cette conception contredit fondamentalement certaines lectures américaines de Vygotski (voir Wertsch, Rogoff ou Cole notamment) mais aussi la conception du savoir distribué développée par Lave et d’autres, comme le montre Moll (2004) dans sa thèse récente (voir également Moro, 2001, pour une critique approfondie d’un point de vue sémiotique). S’il est vrai que toute réalisation de capacités construites par un sujet implique l’adaptation à un contexte spécifique, il n’en demeure pas moins qu’il y a une certaine réalité psychique tout de même, une certaine stabilité, résultat, par l’appropriation d’outils, d’une construction sociale, qui seule permet le fonctionnement psychique. L’« immédiatisme » de l’ethnométhodologie tend à négliger ces constructions dans le long terme du développement individuel.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

87

d’apprentissage construit selon la logique propre à cette activité sociale. Dans une telle approche, la question essentielle n’est pas tant le transfert, au sens étroit d’utilisation immédiate dans des situations quotidiennes ou professionnelles, que la possibilité d’une adaptation à de nouvelles situations d’action, grâce à la conscience de ses propres processus psychiques, médiatisés par des systèmes sémiotiques mis à disposition dans des disciplines (scolaires)18. Autrement dit, c’est sur la base de la création de nouveaux systèmes d’action hautement automatisés et de leur maitrise consciente que peut se construire une « compétence » dans une situation concrète donnée (pour un développement, voir Crahay, 2003). Sur la base de ces considérations, la conception de l’enseignement oral que nous défendons peut être résumée en trois principes de base. • L’oral est (aussi) un objet d’enseignement spécifique, en tant qu’élément d’une discipline spécialisée dans le développement des capacités langagières. Il est dès lors un objet d’enseignement « relativement » autonome ; un travail « incident » sur l’oral ne saurait suffire au développement de capacités d’agir dans certaines situations de production de textes oraux. • Ces situations peuvent être définies comme « formelles et publiques »19 pour deux raisons : elles ne touchent pas à la sphère privée ; elles permettent et nécessitent la prise de conscience et l’utilisation d’outils pour les maitriser et se les représenter (nécessité de préparation et anticipation ; utilisation d’outils durant la performance ; certaines formes de standardisation explicites). 18. Ces disciplines sont le fondement de la culture scolaire au sens de Chervel (1998). 19. Il serait intéressant ici de définir quels sont les objectifs réels d’apprentissage de la langue orale étrangère. L’envahissement de l’école obligatoire par l’apprentissage des langues pourrait laisser penser qu’il s’agit avant tout d’apprendre à communiquer en langue étrangère. Ceci est évidemment aussi le cas. Mais il serait intéressant de réfléchir autrement à cet apprentissage à l’école obligatoire : « Elle [l’assimilation d’une langue étrangère] permet à l’enfant de concevoir sa langue maternelle comme un cas particulier du système linguistique et, par conséquent, lui donne la possibilité de généraliser les phénomènes propres à celle-ci, ce qui signifie aussi prendre conscience de ses propres opérations verbales et les maitriser » (Vygotski, 1985, p. 290) ; c’est-àdire comme contribution à une meilleure connaissance de son propre fonctionnement langagier, de son identité de locuteur et de la diversité des langues. La construction de ce type de connaissance implique une expérience du fonctionnement langagier autre et exige sans doute une méthodologie d’enseignement et d’appren-

88

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

• Il ne s’agit pas d’enseigner tout l’oral, mais l’oral à travers des choix didactiquement fondés qui permettent le développement de capacités langagières dont le but n’est de loin pas seulement l’utilité immédiate (qu’on ne saurait toutefois exclure), mais qui sont définis par un projet de formation plus large. 4. Le concept de compétence et sa pertinence pour réorganiser l’enseignement de l’oral La mise en œuvre de l’enseignement de l’oral s’inscrit dans la réforme scolaire qui a été inaugurée dans les années 60 et qui a pris la forme, pour la discipline « français », d’une approche communicationnelle de l’enseignement. Elle se situe également dans le changement de paradigme que Johsua (1999) qualifie de passage de la reproduction à la compréhension. Depuis une dizaine d’années, de nombreux pays européens ont repensé le processus de réforme sur la base du concept de « compétence », ce qui se concrétise actuellement en Suisse dans le projet HARMOS, qui « consiste à fixer, à l’échelon national, des niveaux de compétence pour l’école obligatoire » (CDIP, 2004, p. 1). Nous allons tenter de situer notre approche et notre position par rapport à ce projet de redéfinition des objectifs scolaires en termes de « compétences ». 4.1. Un concept pour repenser la réforme Qu’est-ce qu’une compétence20 ? Prenons les deux définitions que cite HARMOS ; celle de Le Boterf (1994) : « un savoiragir responsable et validé, consistant à savoir mobiliser, intégrer et transférer des ressources (connaissances, capacités…) dans un

tissage qui soit moins orientée vers le tout communicatif ; les approches d’eole (Perregaux et al., 2001) nous paraissent à cet égard prometteuses. En d’autres termes, apprendre une langue — ce qui doit être fait autant que possible dans les situations particulières de la classe — est tout autant connaitre ce qu’est une langue (une autre ou la sienne) qu’apprendre une langue. Tout comme apprendre le français n’est pas seulement apprendre à communiquer efficacement et sans faute, mais connaitre cette langue dans son fonctionnement et construire des outils pour comprendre ce qu’il y a de particulier ou de général dans ce fonctionnement : c’est cela qui facilitera non pas des transferts, mais la construction de « compétences » dans des situations diverses, nécessairement imprévisibles. 20. Nous ne nous référons pas ici au concept innéiste de Chomsky ni à celui qui vient de la théorie hymesienne par exemple, en dehors de questions de formation, comme

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

89

contexte »21 ; et celle de Weinert (1999) : « facultés et aptitudes cognitives dont l’individu dispose ou qu’il peut acquérir pour résoudre des problèmes précis, ainsi que les dispositions et les facultés motivationnelles, volitives et sociales qui s’y rattachent pour pouvoir utiliser avec succès et responsabilité les résolutions de problèmes dans des situations variables ». Essayons de mettre en évidence quelques points communs entre ces deux définitions et de nombreuses autres qui circulent (voir Bulea & Bronckart, ici même, pour un petit florilège).22 • Une compétence comprend un ensemble de « facultés psychiques » (les connaisseurs apprécieront la réapparition de cette ancienne notion de la psychologie traditionnelle) de niveaux différents : capacités, connaissances, aptitudes, dispositions cognitives et motivationnelles ou encore savoirs, savoir-faire, savoir-être ; selon les auteurs, ces ressources sont plus ou moins organisées ou intégrées en réseaux. Du point de vue psychologique, la consistance de ce concept parait bien faible. • Une compétence est mise en œuvre pour faire face à une famille de situations, contextes, problèmes, le plus souvent complexes (tâches à réaliser) ; selon les auteurs, la compétence réside justement dans la capacité à mobiliser les ressources disponibles. Les auteurs ne se prononcent jamais sur le caractère de ces problèmes, mais il semblerait bien, comme le montrent les opérationnalisations de la notion dans PISA, que ce sont des situations et problèmes de la vie quotidienne qui, de fait, sont visés. Ajoutons qu’on ne parle de compétences qu’en tant qu’elles permettraient de résoudre des problèmes dans des situations inédites, nouvelles, « variables ». tentative de cerner le fonctionnement de la communication. Il s’agit ici du concept développé dans le cadre de la réflexion sur l’éducation et la formation, partant pour l’essentiel du monde du travail et des questions de qualification (pour une bonne documentation de cette problématique, voir Dolz & Ollagnier, 2000). C’est sa transposition dans l’institution école obligatoire visant une formation à la culture de base et à la culture générale qui nous intéresse dans le présent contexte. 21. Apprécions au passage que la « compétence » est un « savoir-agir » ou que le « savoir-agir » est un « savoir » ; ou les trois petits points qui suivent « connaissances, capacités… » ; ou la curieuse suite « mobiliser, intégrer, transférer ». 22. Le débat français est documenté notamment dans Dolz & Ollagnier (2000) ; le débat allemand, après PISA, est relaté dans une récente livraison de la Zeitschrift für Erziehungswissenschaft (Meyer & Hellekamps, 2004), avec une position pragmatique qui s’accommode du terme en l’interprétant dans le contexte de la formation de base à laquelle doit donner lieu l’école obligatoire (Tenorth, 2004) et une autre qui en critique les dérives technicistes par rapport à la tradition allemande de la Bildung, inaugurée par Humboldt (Koch, 2004).

90

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

• Une compétence est de l’ordre de l’agir ; cet agir doit être adapté et efficace, mais surtout il doit être assumé par l’individu comme une responsabilité et de manière motivée : le concept de compétence inclut ainsi nécessairement une dimension morale. Le concept tel qu’il est utilisé dans le débat actuel marque aussi une dimension essentielle de la transformation du système scolaire. Les tendances les plus récentes qui s’y manifestent semblent faire apparaitre un triple souci allant dans cette direction : • un souci du système scolaire de définir des compétences minimales véritablement accessibles à tous, ce qui correspond parfaitement à sa mission, et dont l’atteinte n’est pas garantie, comme le montrent de nombreuses études ; • le besoin, par conséquent, de disposer de définitions plus explicites, cohérentes et globales des finalités et objectifs à atteindre et qui se font dans un sens que désigne bien le terme « compréhension » par rapport à « reproduction » ; • la nécessité pour le système scolaire de disposer de moyens de contrôle précis et efficaces de son propre fonctionnement. Cette première lecture doit cependant être approfondie. Dans le contexte des présentes réflexions, on peut discuter le concept de compétence de deux points de vue : 1) apporte-t-il des éléments pour mieux penser la question de l’enseignement, par exemple dans notre cas, celui de l’oral, ou plus particulièrement encore du débat ? 2) Qu’apporte-t-il pour repenser les finalités qui orientent cet enseignement ? 4.2. Apports du concept de compétence à la résolution de quelques problèmes d’ingénierie didactique Nous avons décomposé la première question en une série de problèmes que nous avons rencontrés dans notre travail d’élaboration de moyens d’enseignement de l’oral, problèmes que nous reformulons ci-dessous, assortis des commentaires qu’ils nous suggèrent. Une compétence orale globale ou des compétences orales diverses ? Certains plans d’études mentionnent la « compétence orale », mais celle-ci se subdivise en diverses compétences, comme la compétence d’écoute. Mais que gagne-t-on à remplacer les capa-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

91

cités (écouter, parler, interagir) par des compétences qui leur correspondraient ? Il nous semble indiqué de se référer plutôt à des termes qui sont spécifiques à l’objet à travailler, en l’occurrence ici la production et la compréhension orales. Existe-t-il une compétence argumentative ? S’il existe une compétence argumentative, elle doit pouvoir se mesurer à son efficacité dans une situation de communication, ce qui n’est pas sans poser problème. Dans le domaine de l’argumentation, et en particulier dans le cas de débats télévisuels, la mauvaise foi peut se révéler très efficace face à certains destinataires. Va-t-on dès lors enseigner à se servir de la manipulation et à donner des coups de gueule dans une école qui défend par ailleurs des valeurs démocratiques ? S’il existe une compétence argumentative, elle est nécessairement différente de la compétence orale. Dès lors, mobilise-t-on diverses compétences, au minimum une orale et une argumentative lorsqu’on participe à un débat ? Ou y a-t-il une compétence propre au débatteur ? Ce n’est pas dans l’approche par les compétences que le didacticien trouve des éléments de réponse clairs puisque cette approche mêle différents niveaux au lieu d’aider celui-ci à les préciser. Cependant, à travers une étude fine des actions langagières d’un élève participant à un débat, on peut répertorier les opérations convoquées et les capacités mises en œuvre (perception des rôles sociaux des débatteurs, entrée en dialogue, régulation des échanges, respect des tours de parole, écoute d’autrui, compréhension des positions des divers débatteurs, intégration de la parole de l’autre dans son propre discours, expression et étayage de sa propre opinion). Ensuite, comme didacticien de l’oral, on doit se demander quelles sont les dimensions propres au débat public régulé qui sont enseignables. Par exemple, on peut démonter le mécanisme des réfutations orales produites dans un débat, puis entrainer les élèves à l’utiliser à travers des exercices appropriés et les amener ainsi à prendre conscience de l’utilité de cet outil dans des situations analogues (voir De Pietro, 1999).

92

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

La notion de compétence permet-elle d’organiser les curricula en proposant une progression dans les apprentissages langagiers oraux ? Ce qui permet d’avancer sur cette question, c’est une analyse fine et en profondeur des actions langagières des apprenants dans des tâches de production ou de réception spécifiques ; or, la notion de compétence se centre principalement sur le résultat et sur l’efficience, sans se préoccuper des processus et des apprentissages en cours d’élaboration. La notion de compétence facilite-t-elle l’évaluation des capacités langagières acquises à l’école par les élèves et mises en œuvre dans des situations de communication déterminées ? Il semble que la notion de compétence place la question sur le plan global de la capacité d’adaptation à une situation problème, notamment sur la capacité à faire face à des situations inédites ou imprévues. Mais l’inédit, le jamais vu pose un problème d’évaluation, notamment du point de vue de la standardisation, même minimale, et de la répétition. Si l’approche par les compétences évite le morcellement qu’engendrait la pédagogie par objectifs, notamment en mettant l’accent sur la mobilisation des ressources dans une situation problème, elle n’est malheureusement pas d’un grand secours pour expliquer ce qui se passe quand un élève se montre « incompétent » dans une situation d’oral comme le débat. En effet, comment savoir si cette incompétence traduit des lacunes dans la maitrise du sujet abordé, un manque de savoir-faire argumentatif, une difficulté quant à l’attitude à adopter face aux autres débatteurs, un déficit d’éloquence ou encore son incapacité à mobiliser, dans cette situation particulière, un ensemble de ressources dont il a pu faire preuve dans d’autres occasions. 4.3. Les dérives possibles inhérentes au concept Prenons la question sous un autre angle, à savoir celui des dérives possibles de l’utilisation de ce concept du point de vue développé sous 3, supra. Quatre problèmes pourraient être développés à ce propos, que nous ne pourrons qu’esquisser ici : • De par son origine, son noyau significatif et ses connotations, le terme oriente fortement la définition des finalités scolaires vers la vie quotidienne et la réponse à des besoins immédiats. Or, il nous semble que l’une des potentialités de l’institution scolaire réside précisément dans le fait d’instaurer une rup-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

93

ture progressive avec les formes d’apprentissage liées aux situations quotidiennes, et de créer un espace d’étude (space of learning selon Marton & Tsui, 2003) qui fonctionne selon des logiques différentes, dont les disciplines scolaires sont l’expression23. • Fortement axé sur les situations et problèmes auxquels il faut trouver une solution, le concept de compétence risque de masquer la question de l’organisation des savoirs, de leur décomposition et leur élémentarisation, destinées à les rendre accessibles sans suivre nécessairement la logique des situations. Autrement dit : la notion de compétence risque de minimiser le processus fondateur de l’enseignement, la transposition didactique telle que définie plus haut. • La faiblesse du concept du point de vue de son potentiel pour décrire le fonctionnement psychologique a été soulignée par plusieurs auteurs (Bronckart & Dolz, 2000 ; Crahay, 2003). Orienté vers l’immédiateté et l’inédit, il amène à sous-estimer à la fois la nécessité d’automatisation et de routinisation et la dimension développementale de construction dans le long terme de systèmes psychiques plus généraux. • Il tend à renforcer la dimension éducative, voire moraliste, de l’intervention scolaire, en incluant la responsabilité et la motivation des élèves dans le domaine de l’évaluation. Cette question est particulièrement délicate pour l’enseignement de l’oral qui implique, plus que d’autres, la participation de la personne à la performance et où donc les distinctions sont particulièrement importantes à opérer24.

23. Cependant, la diversité des interprétations possibles du concept est telle que celui-ci peut tout inclure, y compris ce qui paraissait être presque son contraire : une définition de situations et de problèmes essentiellement à partir des disciplines. Dans la conception de Klieme (2004) à laquelle se réfère le projet HARMOS par exemple, le modèle de compétence s’élabore surtout à partir de situations et de problèmes définis par la discipline scolaire. 24. Certains vont plus loin encore dans la critique de la notion de compétence. Dans la mesure où elle est empruntée au monde du travail (être opérationnel dans des situations complexes, être efficace, être rentable), elle est régie par des contraintes le plus souvent étrangères au monde de l’éducation. Même si l’école publique et obligatoire subit de fortes pressions des milieux économiques, nombreux sont ceux qui refusent une école à visée utilitariste. De là à considérer « la logique des compétences asservie au projet dérégulateur de l’idéologie néolibérale », il n’y a qu’un pas, que Crahay (2003) n’hésite pas à franchir.

94

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

En guise de conclusion On aura compris pourquoi le concept de compétences n’est guère utile dans notre travail. D’une part, il ne nous fournit pas d’éléments substantiels pour penser la problématique de l’enseignement de l’oral, qui a besoin de termes spécialisés et d’études liées aux activités langagières et aux dispositifs disciplinaires. D’autre part, il peut mener la réflexion sur la réforme de l’école sur des voies qui sont contraires à celles que nous avons adoptées pour tenter de repenser l’enseignement de l’oral. Nous faisons volontiers nôtre la belle formule par laquelle Crahay décrit le paradoxe de l’usage du concept dans le cadre de l’école publique : « La logique de la compétence est, au départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l’entreprise. Dès lors qu’on s’obstine à en revêtir l’école, celle-ci est engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension nécessairement humaniste » (2003, p. 21). Cela étant, l’essentiel n’est évidemment pas de combattre l’usage d’un mot dont les significations sont si variables qu’il en vient à inclure des positions contradictoires ; un tel combat est futile. Il s’agit de concentrer l’effort sur l’élaboration de concepts solides et de dispositifs robustes et généralisables permettant de donner accès aux formes complexes de l’oral. Ce travail, qui se situe dans la longue tradition de la rhétorique, doit être poursuivi pour donner accès à la parole publique à tous en en faisant un objet d’étude : une sorte de rhétorique pour tous qui rend la langue plus consciente.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BOUTAN, P. (1996). « La langue des Messieurs » Histoire de l’enseignement du français à l’école primaire. Paris : Armand Colin. BRONCKART, J.-P. (1997) Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionisme socio-discursif. Paris : Delachaux et Niestlé. BRONCKART, J.-P. & DOLZ, J. (2000). La notion de compétence : quelle pertinence pour l’étude de l’apprentissage des actions langagières ? In J. Dolz & E. Ollagnier (Ed.), L’énigme de la compétence en éducation (pp. 27-44). Bruxelles : DeBoeck.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

95

BRONCKART, J.-P., SCHNEUWLY, B. (1991). La didactique du français langue maternelle : l’émergence d’une utopie indispensable. Education et Recherche, 13, 8-26. Conférence des directeurs de l’instruction publique (CDIP) (2004). Harmos : finalité et conception du projet. Berne : CDIP (www.edk.ch/PDF_Downloads/Harmos/HarmoS-INFO-0704_f. pdf). CHERVEL, A. (1998). La culture scolaire. Une approche historique. Paris : Belin. CHEVALLARD, Y. (1991). La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné (2e éd. rev. et aug.). Grenoble : La Pensée sauvage. – (1997). Les savoirs enseignés et leurs formes scolaires de transmission : un point de vue didactique, Skhôlé, 7, 45-64. CORDEIRO, G. S. (2003). Analisando práticas de linguagem para construir conhecimentos lingüísticos sobre o oral. Uma situação de ensino/aprendizagem de um gênero textual oral formal. LAEL Newsletter, 2, 10-25. CRAHAY M. (2003). Dangers, incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation. Liège : manuscrit non publié. De PIETRO, J.-F., ERARD, S. & KANEMAN-POUGATCH, M. (1997). Un modèle didactique du « débat » : de l’objet social à la pratique scolaire, Enjeux 39/40, 100 - 129. DE PIETRO, J.-F. & SCHNEUWLY, B. (2003). Le modèle didactique du genre : un concept de l’ingénierie didactique, Les Cahiers THEODILE, 3, 27-52. DOLZ J. & OLLAGNIER E. (Ed.) (2000). L’énigme de la compétence en éducation. Bruxelles : DeBoeck. DOLZ J. & SCHNEUWLY, B. (1998). Pour un enseignement de l’oral. Initiation aux genres formels à l’école. Paris : ESF. DOLZ, J., NOVERRAZ, M. & SCHNEUWLY, B. (Ed.) (2001). S’exprimer en français. Séquences didactiques pour l’oral et pour l’écrit. (4 vol.). Bruxelles : De Boeck. GARCIA-DEBANC, C. & DELCAMBRE, I. (2001-2). Enseigner l’oral ? Repères, 24-5, 3-22. GARCIA-DEBANC, C. & PLANE, S. (2004). Comment enseigner l’oral à l’école primaire. Paris : Hatier. GRANDATY, M. & TURCO, M. (Ed.) (2001). L’oral dans la classe : discours, métadiscours, interactions verbales et constructions de savoirs à l’école. Paris : INRP. HELLEKAMPS, S. & MEYER, M.A. (Ed.) (2004). Allgemeinbildung oder Grundbildung, Zeitschrift für Erziehungswissenschaft, 7 (2). JOHSUA, S. (1999). L’école entre crise et refondation. Paris : La Dispute. KLIEME, E. (Ed.) (2004). Le développement de standards nationaux de formation. Une expertise. Bonn : Ministère fédéral de l’Education et de la Recherche.

96

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

KOCH, L. (2004). Allgemeinbildung und Grundbildung, Identität oder Alternative ? Zeitschrift für Erziehungswissenschaft, 7, 183-192. LAZURE, R. (1991). Sur les « traces » de la didactique du français oral : critique du parcours des deux dernières décennies de recherche, Etudes de linguistique appliquée, 84, 23-35. LE BOTERF, G. (1994). De la compétence. Essai sur un attracteur étrange. Paris : Editions de l’organisation. MARCHAND, F. (1971). Le Français tel qu’on l’enseigne à l’école élémentaire. Paris : Larousse. MARTON, F. & TSUI A.B.M. (2004). Classroom discourse and the space of learning. London : Erlbaum. MAURER, B. (2001). Une didactique de l’oral. Du primaire au lycée. Paris : Bertrand-Lacoste. MOLL, I. (2004). « Internalisation » in Piaget and Vygotsky. The question of the synthesis of the two theoretical traditions and its implications for the analysis of school learning. Thèse de doctorat. Genève : Université de Genève. MORO, Ch. (2001). La Cognition située sous le regard du paradigme historico-culturel vygotskien, Revue suisse des sciences de l’éducation, 23. NONNON, E. (1999). Enseignement de l’oral et les interactions verbales en classe : champs de référence et problématiques – aperçu des ressources en langue française, Revue française de pédagogie, 129, 87-131. OELKERS, J. (2004). Reformpädagogik. In D. Benner & J. Oelkers (Ed.), Historisches Wörterbuch der Pädagogik (pp. 783-806). Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft. PERREGAUX, Ch., DE GOUMOËNS, Cl., JEANNOT, D. & DE PIETRO, J.-F. (Ed.) (2003). Éducation au langage et Ouverture aux langues à l’école (eole). Neuchâtel : Secrétariat général de la CDIP, 2 volumes [supports didactiques]. Programme national de pilotage (2003). Didactiques de l’oral. Caen : CRDP de Basse-Normandie. REY, N. (2001). Histoire de l’oral. Mémoire de licence. Université de Genève. – (2004, septembre). L’évolution de l’enseignement du français oral ou comment est-il devenu objet d’enseignement dans les plans d’études genevois ? Communication au Colloque de l’AIRDF, Québec. ROMAINVILLE, M. (1996). L’irrésistible ascension du terme « compétence », Enjeux, 37/38, 132-142. RONVEAUX, Ch. (2002). Des arts du dire aux compétences d’interaction. Etude historique de l’enseignement de l’oral en Belgique, axiomatique pour une didactique de la parole, prospective pour la classe de français. Thèse de doctorat. Université catholique de Louvain.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

97

– (2004, septembre). Des arts du dire aux compétences d’interaction : un siècle d’avatars en Belgique francophone. Communication au Colloque de l’AIRDF, Québec. SAVATOVSKY, D., (1999). Le français : genèse d’une discipline. In A. Collin & F. Mazière (Ed.), Le français à l’école (pp. 36-77). Paris : Hatier. SCHNEUWLY, B., (1988). Le langage écrit chez l’enfant : la production des textes informatifs et argumentatifs. Paris : Delachaux et Niestlé. – (1996-7). Vers une didactique de l’oral ? Enjeux, 39/40 – (1996/7). Vers une didactique du français oral ? Enjeux, 39/40, 3-11. – (2003). Enseigner la parole publique : une approche socio-historique. In Programme national de pilotage, Didactiques de l’oral (pp. 58-67). Caen : CRDP de Basse-Normandie. – (2004). Palavra et ficcionalização : um caminho para o ensino de linguagem oral. In B. Schneuwly & J. Dolz, Generos orais e escritos na escola (pp. 129-149). Campinas : Mercao de Letras. SCHNEUWLY, B., DE PIETRO, J.-F., DOLZ, F., DUFOUR, J., ERARD, S., HALLER, S., KANEMAN, M., MORO, C., & ZAHND, G. (1996/7). « L’oral » s’enseigne ! Eléments pour une didactique de l’oral, Enjeux 39/40, 80-99. SOUSSI, A., BAUMANN, Y., DESSIBOURG, P., BROI, A.-M. & MARTIN, D. (1998). Comprendre l’oral n’est pas si facile. Représentations de l’oral et compréhension de quelques genres publics oraux en sixième. Lausanne : LEP. TENORTH, H.E. (2004). Stichwort : « Grundbildung » und « Basiskompetenzen ». Herkunft, Bedeutung und Probleme im Kontext allgemeiner Bildung, Zeitschrift für Erziehungswissenschaft, 7, 169-182. TYACK, D. & CUBAN, D. (1995). Tinkering toward Utopia. A century of public school reform. Cambridge : Harvard University Press. VILA I SANTASUSANA, M. (Ed.) (2002). Didàctica de la llengua oral formal. Continguts d’aprenentatge i sequëcies didàctiques. Barcelona : GRAO. VYGOTSKI, L.S. (1985). Langage et pensée. Paris : Editions sociales.

La place des ressources grammaticales dans l’organisation sociale des moyens langagiers Thérèse Jeanneret UNIVERSITÉ

DE

NEUCHÂTEL

Dans cette contribution1 nous nous attacherons à montrer comment on peut aujourd’hui alimenter la réflexion sur le thème des relations entre grammaire et communication en interrogeant des données recueillies en classe de langue (en l’occurrence, de FLE enseigné à l’université). Par l’expression ressources grammaticales, nous désignons un ensemble de connaissances procédurales qui s’incarnent dans des énoncés correspondant à la langue cible. Les ressources ainsi définies reposent sur les aptitudes de l’apprenant à identifier puis à s’appuyer sur certaines propriétés structurales des données linguistiques auxquelles il est exposé (voir Klein, 1989). L’idée sous-jacente est que l’apprenant doit avoir à sa disposition des moyens de repérer les régularités au sein de la diversité et de l’instabilité des pratiques langagières qu’il rencontre. Une des questions fondamentales porte sur les relations que l’on peut envisager (en tant que didacticienne), ou que l’on peut tenter de construire (en tant qu’apprenant), entre ces connaissances procédurales et l’ensemble des activités métalinguistiques qui ont trait à l’explicitation du fonctionnement linguistique de la 1. Merci à Bernard Py de toutes les remarques pertinentes qu’il a bien voulu faire à une version antérieure de cet article.

100

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

langue cible, à savoir aux connaissances déclaratives issues des descriptions grammaticales. A la suite des réflexions de Porquier & Vivès (1993), on s’interrogera également sur la manière dont les compétences acquises en langue, et plus généralement les compétences d’appropriation (l’apprendre à apprendre de Richterich, 1985), contribuent à la progression. Quant à l’expression organisation sociale des moyens langagiers, elle renvoie bien entendu à Hymes (1973), qui l’assigne comme objet d’étude à la linguistique, en réaction à la proposition de Chomsky d’appréhender la langue en tant que compétence d’un locuteur auditeur idéal. Cette expression nous permet de prendre distance à l’égard de ce qu’on a appelé en didactique la compétence de communication, qui a souvent renvoyé (nous y reviendrons) à des conceptions hypostasiées tant de la compétence que de la communication, tout en gardant comme cadre de référence une conception des pratiques langagières contextualisées, inspirée de Hymes. Notre réflexion sera conduite en deux temps. Nous examinerons d’abord les conséquences, pour l’enseignement de la grammaire en classe de FLE, de cette conception de la grammaire comme ressource. Nous tenterons ensuite de montrer comment l’objectif général à assigner à un enseignement de FLE (et de n’importe quelle langue étrangère) est lui-même affecté par cette idée de ressource grammaticale. 1. Définition de la ressource grammaticale Toute appropriation d’une langue en milieu homoglotte (qu’elle soit associée à un enseignement délibéré ou non) implique de fait une situation dans laquelle l’exposition excède les capacités de traitement de l’apprenante : la masse des discours auxquelles cette dernière est exposée représente pour elle un réservoir potentiel quasi inépuisable de données. La manière dont elle va trier, sélectionner, est assez mystérieuse et les études manquent à ce sujet. On admettra comme vraisemblable le rôle central que l’on pourrait conférer à la saillance pour expliquer la focalisation sur certains traits de la langue cible (voir, à ce sujet, l’étude de Py, 2004). Pourtant la réflexion sur la manière dont les apprenantes exploitent ces masses de données doit pouvoir s’appuyer sur des études empiriques. On peut alors

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

101

imaginer des situations, dans un cadre institutionnel, permettant de rendre visibles une partie des données d’exposition auxquelles sont soumises les apprenantes. Il s’agit de situations dans lesquelles on propose des données spécifiques de la langue du lieu et on observe de quelle manière ces données sont identifiées, traitées, recyclées, au cours d’une tâche calibrée en fonction de ces données. Dans la pratique, on pourra ainsi considérer comme une ressource proposée un texte fourni à un groupe d’apprenants (article de journal, publicité, etc.). On pourra ainsi identifier dans les productions orales ou écrites des apprenants, réalisées lors d’une tâche impliquant un réemploi du texte proposé, des traces matérielles de l’utilisation de la ressource : des segments textuels (courts ou longs) que les apprenants ont été capables de repérer dans le texte proposé, d’isoler et de réutiliser. La notion de ressource peut recouvrir un ensemble plus large de moyens que l’apprenant parvient à se construire et/ou à mobiliser dans une situation donnée. Par rapport à cette utilisation de la notion, la nôtre est un peu réductrice, pour les besoins de ce type de recueil de données. Par ailleurs, la notion de ressource peut se dissoudre dans celle de connaissance langagière. C’est donc bien une restriction méthodologique qui permet de définir ici la ressource : est considérée comme ressource toute forme qui porte la trace de son statut de ressource, c’est-à-dire qui renvoie à un autre événement langagier auquel l’apprenant a pu se référer et auquel la didacticienne a accès. Quant au caractère grammatical de la ressource, nous le concevons comme se manifestant à propos d’unités significatives (qu’on appellera morphèmes) qui constituent des classes plutôt fermées et comme portant sur un certain type de relations entre ces classes. Mais nous ne réduisons pas la grammaire à la simple expression d’une dépendance ou d’une rection d’un constituant vis-à-vis d’un autre. Nous admettons comme relevant des ressources grammaticales des repérages d’agencements excédant la proposition et actualisant, ce que Berrendonner par exemple (1990) appelle une période. Dans l’exemple (1) ci-dessous, typiquement, la ressource grammaticale concerne un verbe et sa complémentation, tandis que dans l’exemple (2) elle implique également un schéma périodique. On notera qu’une ressource relève de la grammaire également par son insertion, son implantation dans un autre contexte dis-

102

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

cursif. Une ressource grammaticale se définit à la fois par l’empan de sa décontextualisation et par la maîtrise de sa re-contextualisation (voir Jeanneret, 2002a, pour une étude de la citation dans ce cadre). C’est dans une telle conception de la ressource que nous avons, lors d’une recherche-action menée dans les départements de FLE des universités de Lausanne et de Neuchâtel, proposé aux étudiants d’un cours d’écrit argumentatif, une série d’articles de journaux, de textes de lois, d’interviews, etc., portant sur un thème à débattre : l’autodéfense (pour plus de détail voir Jeanneret, Capré & Vernaud, à paraître). Parmi ces articles figurait celui dont est extrait le passage suivant : Exemple 1 Même les armes à feu factices sont à éviter, car si l’agresseur brandit une arme réelle, la vue d’un simple pistolet d’alarme (ou en plastique) peut l’inciter à tirer. (Extrait d’un article de 24 Heures de novembre 2001)

La consigne proposée aux apprenants était d’utiliser les articles comme matériaux de base pour mener une discussion sur les avantages et les dangers de l’autodéfense. Une étudiante a ainsi produit dans sa tâche de rédaction le segment textuel suivant : En plus, il faut bien se rendre à l’évidence que l’agresseur est incité à utiliser ses propres armes quand il voit sa victime armée.

On pourrait dire que cet exemple (1) manifeste une ressource grammaticale de l’apprenante qui l’a amenée d’abord à traiter le segment textuel source comme actualisant la complémentation x incite y à faire z, puis à ce titre à le considérer susceptible d’une linéarisation en : y est incité à faire z. Bien sûr, on n’affirme pas que l’apprenante n’avait pas déjà la connaissance explicite de la règle de complémentation du verbe inciter dans son interlangue, mais on fait l’hypothèse qu’il y a là construction et/ou utilisation d’une ressource grammaticale pour réussir une re-contextualisation. On notera également la reformulation de la vue en quand il voit et l’utilisation du lexème victime que l’on peut interpréter comme une exploitation de la réciprocité potentielle du lexème agresseur. Le segment textuel de l’exemple (1) fournit donc une série de données grammaticales en contexte susceptibles de devenir des ressources grammaticales en contexte si l’apprenante s’en saisit et

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

103

les exploite. On voit alors qu’une donnée grammaticale en contexte ne constitue pas une description grammaticale, mais une actualisation d’une construction grammaticale. Cette textualisation de la ressource grammaticale complexifie son appréhension et en même temps enrichit les informations que l’on peut en tirer. Elle la complexifie parce que la ressource grammaticale en contexte n’est pas un objet isolé : sa saisie impose donc déjà une opération de repérage et de segmentation dans un contexte. Mais ce caractère instancié de la ressource grammaticale est aussi un avantage : il l’ancre de fait dans une énonciation (une personne, un temps, etc.). A ce titre, la contextualisation de la ressource grammaticale apporte des informations, notamment sur le sens qu’elle a, sur le rôle qu’elle joue : on a ainsi ancrage d’un comportement langagier dans une circonstance de production. Inciter quelqu’un à faire quelque chose, on comprend par l’exemple (1) que c’est le pousser ; on peut donc en inférer que c’est un acte de parole par lequel un locuteur engage un autre à adopter tel ou tel comportement. Dans ce sens une ressource grammaticale en contexte constitue un (petit) élément d’une compétence de communication. De cette manière, accéder au contexte dans lequel se déploie la construction grammaticale c’est se donner l’occasion d’induire une connaissance grammaticale et d’en observer une occurrence en contexte. On pourrait dire que ces ressources grammaticales en contexte constituent de « la grammaire socialement située » (Auer & Di Luzio, 1992). Et conçu de la sorte, « l’apprentissage d’une langue étrangère […] est le prolongement des activités psychologiques, sociologiques et linguistiques par quoi tout homme se construit en tant qu’être autonome et socialisé » (Besse & Porquier, 1991, p. 98). Dans l’exemple précédent, la connaissance grammaticale se résumait notamment à une rection verbale, mais le raisonnement peut se faire aussi avec des connaissances grammaticales d’un autre genre, faisant intervenir plus que la simple rection d’un constituant par un autre, comme le montre l’exemple (2). Dans la colonne de gauche, est présentée la donnée textuelle, à savoir un extrait d’une lettre de lecteur délibérant de l’opportunité de l’entracte au cinéma et proposée comme illustration d’un schéma concessif dans un cours d’expression écrite en FLE ; dans la colonne de droite est présentée la production textuelle d’une étudiante hispanophone. On relèvera que le texte

104

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Exemple 2 Je suis de ceux qui ont horreur des entractes ainsi que des bruits qu’ils génèrent ! Cela dit, comme j’ai deux jeunes enfants qui aiment le cinéma et adorent les petits à-côtés que celui-ci comporte (pop-corn, coca, etc.), je proposerais que l’on fasse un entracte pour les films destinés au jeune public et pas d’entracte pour les autres.

Je suis de ceux qui pensent que la lecture des bandes dessinées par un enfant est mauvaise. Cela dit, comme il y a des enfants qui aiment beaucoup lire, je proposerais que les parents choisissent le type de bande dessinée pour éviter une influence nuisible.

de l’étudiante permet d’inférer que celle-ci a extrait plusieurs connaissances grammaticales de différents niveaux de l’input textuel : du point de vue d’une grammaire de la dépendance, on peut penser qu’elle maîtrise le subjonctif après le verbe proposer, et on peut noter la réutilisation de la formule je suis de ceux qui2 ; du point de vue de la grammaire de la période, on remarquera le mouvement concessif initié par cela dit dans lequel vient s’enchâsser une période causale. Ces deux exemples mettent en évidence le fait qu’une ressource grammaticale peut permettre à l’apprenant d’inférer une règle grammaticale et/ou de repérer des expressions plus ou moins routinisées, liées de près ou de loin à un genre discursif. En d’autres termes, un segment de texte peut être appréhendé comme une expression pré-construite et/ou comme l’illustration d’une règle. 2. Quel enseignement de grammaire pour des ressources grammaticales ? Dans une perspective didactique se pose la question de définir le genre d’enseignement de la grammaire qui permettrait à l’apprenant d’utiliser au maximum les données de la langue 2. L’étudiante étant une femme, le pronom ceux peut s’interpréter de trois manières différentes. Soit l’étudiante ne perçoit que le caractère formulaire de l’expression et non le point de substitution masculin-féminin aménagé par le pronom ; soit elle construit un énonciateur masculin pour toute sa prise de position ; soit elle considère ceux comme un pronom épicène dans ce contexte. La suite du texte ne permet pas d’en décider.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

105

cible de la manière décrite plus haut. Il ne s’agit pas ici de mettre en doute l’importance des pratiques discursives dans la construction des compétences langagières ni l’ancrage sociocognitif des apprentissages, mais de mettre en évidence le rôle que l’on peut projeter de donner à un enseignement délibéré de grammaire dans le développement de moyens langagiers organisés socialement. En d’autres termes, on réfléchira ici sur les conceptions des rapports entre communication et grammaire que l’apprenant doit mettre en place. Il faut en effet se rendre compte du fait que les activités grammaticales imposent la réflexion sur des structures décontextualisées. Comme le disent très bien Besse & Porquier : « La phrase, objet d’étude habituel de la grammaire, n’est qu’un schéma formel et sémantique, résultat d’un processus abstractif draconien à partir d’un énoncé réellement ou potentiellement échangé. Ce schéma est cependant considéré comme ayant un sens complet, appelé souvent sens littéral, à partir duquel œuvre le grammairien. Et c’est ce schéma, considérablement plus simple et plus ténu que l’expérience communicative de l’énoncé dont il est tiré, qui sera comparé à d’autres schémas (ou éléments de schémas) de phrases, qui n’auront en commun avec celle citée ici que des ressemblances ou des analogies très abstraites et souvent formelles. » (1991, p. 19)

On tirera logiquement de cette observation qu’un bon élève en grammaire sera justement celui qui sera capable de raisonner formellement sur des structures grammaticales, ce qui l’amènera à la maîtrise du modèle métalinguistique qui lui est proposé. Le raisonnement grammatical est ainsi très éloigné des productions discursives effectives, et cet éloignement est considéré comme une donnée et (parfois) comme une sorte de malédiction qui lui est inhérente. On notera encore une fois que de ce point de vue, le modèle métalinguistique choisi, et son adéquation descriptive, importent finalement peu (pour une discussion de ce point de vue, voir Jeanneret, 2002b) : c’est le raisonnement grammatical en soi qui implique un réductionnisme drastique. Il n’en reste pas moins que pour être capable de repérer et de prélever des données grammaticales en contexte et en faire ainsi des ressources grammaticales, un apprenant doit avoir une certaine formation à l’analyse grammaticale. Prenons un exemple (authentique) : une apprenante est confrontée dans une série d’exercices portant sur l’« expression

106

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

de la cause » au segment suivant : comme il ne s’est pas beaucoup exercé à conduire, il a eu son permis de justesse. Pour construire une ressource grammaticale à partir de cet énoncé, elle devra, par exemple, analyser avoir son permis de justesse comme avoir quelque chose de justesse et non pas comme une suite : verbe avoir et syntagme nominal son permis de justesse. Il lui faudra donc procéder à une analyse en constituants immédiats de la séquence ou au moins envisager que de justesse puisse dépendre de avoir plutôt que de permis. On est donc là en présence d’un savoir grammatical relevant d’un modèle de la langue apte à décrire ce type de liens. Il s’agira ensuite de pousser l’apprenante à mener l’analyse au-delà des apparences de la « simple » concaténation linéaire. On admettra ainsi qu’un enseignement adéquat de la grammaire doit d’une part s’appuyer sur une description linguistique assez robuste et souple pour pouvoir permettre à l’apprenant de procéder à une analyse des données empiriques rencontrées, et d’autre part être inséré, tant institutionnellement que didactiquement, dans un ensemble d’activités impliquant son articulation avec des pratiques langagières variées. De telle sorte que l’apprenant n’en reste pas à la manipulation de schémas grammaticaux abstraits, mais prenne l’habitude d’analyser les données grammaticales rencontrées çà et là. En effet, au raisonnement grammatical « pur », c’est-à-dire décontextualisé, doit, à un moment ou à un autre, se substituer un autre raisonnement plus incarné dans les pratiques discursives effectives. Une des questions qui nous semble intéressante est justement celle des modalités de cette « incarnation » du raisonnement grammatical. Si l’on jette un coup d’œil sur les méthodes de FLE actuellement proposées, la tendance semble être de partir d’un document (authentique ou non) et d’en tirer un thème grammatical, qu’il va s’agir d’étudier et d’exercer à travers un certain nombre d’activités. Les structures morphosyntaxiques et lexicales sont ainsi insérées dans les objectifs communicatifs, et c’est souvent l’exercice même qui va fonctionner comme contextualisation de la structure grammaticale. On demandera dans un second temps aux apprenants de revenir au texte de départ et d’observer la contextualisation initiale de la construction grammaticale, par exemple pour en détailler les différentes fonctions. Là s’arrête en général l’actualisation de la structure grammaticale étudiée. Pourtant, il ne serait pas très

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

107

difficile de demander aux apprenants de retrouver dans les événements communicatifs auxquels ils participent différents exemples de la structure grammaticale étudiée. On aurait ainsi d’une part l’occasion de voir si l’apprenant parvient à repérer la structure parmi l’ensemble des structures voisines, et d’autre part de constituer un répertoire d’exemples authentiques et instanciés, oraux et écrits, de la structure en question. On aurait là une modalité de la pédagogie en contexte préconisée par Montredon (voir 1995). Nous proposons dès lors de concevoir des séquences didactiques en trois mouvements. Il faut premièrement procéder au repérage d’une configuration discursive instanciant une construction grammaticale. Deuxièmement, à partir de cette configuration, il doit y avoir élaboration d’une information grammaticale ; c’est cette opération qui transforme la configuration discursive en ressource grammaticale (à ce stade encore potentielle). Troisièmement, il doit y avoir re-contextualisation de la construction grammaticale dans une autre configuration discursive. Ce type de séquence peut être mise en œuvre entièrement par l’apprenant lui-même (comme dans les exemples 1 et 2). Dans les activités grammaticales proposées dans les méthodes d’enseignement de langue, le repérage proprement dit de la construction est souvent escamoté, de même que sa recontextualisation. C’est la raison pour laquelle l’apprenant risque de ne jamais parvenir à rendre effective la ressource grammaticale. Les activités de repérage d’une construction grammaticale dans une configuration discursive et de re-contextualisation de la même construction dans une autre configuration sont en effet essentielles dans une perspective où la grammaire est une ressource et non pas seulement une connaissance de nature déclarative. La réflexion sur les erreurs commises par les apprenants pourrait ouvrir en classe un espace d’émergence de nouvelles ressources grammaticales, à travers, par exemple, ce que Besse (1977) appelle un « exercice de conceptualisation » : il s’agit d’organiser des activités dans lesquelles on demande aux apprenants de produire des exemples relatifs à un point de grammaire problématique, et à expliciter de la sorte leur réflexion métalinguistique. La discussion des productions proposées et le regroupement des exemples illustrant de manière correcte le problème grammatical doivent conduire les apprenants à expli-

108

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

citer les hypothèses grammaticales qu’ils utilisent pour résoudre le problème. Notons qu’un des avantages supplémentaires de ce type d’exercice est de tirer parti des différences de niveau entre les étudiants. Ce type d’exercice de conceptualisation est un moyen pour l’apprenante d’élaborer, de vérifier et de consolider le système d’hypothèses qu’elle s’est peu à peu construit à travers de multiples essais et erreurs en langue cible. L’enseignante a dans ce cas un rôle assez difficile, caractérisé par le retrait et l’observation. Mais elle peut aussi encourager l’apprenante à faire des parallélismes, des contrastes avec sa langue maternelle3 : Nicollerat & Reymond (2002) relatent une expérience d’enseignement de la traduction en français à partir d’une multitude de langues de départ, qui est très semblable et qui offre en outre l’avantage de rendre visible dans la classe de français le plurilinguisme ambiant. L’idée qui nous paraît très importante est que si l’enseignante introduit une règle, l’attention des apprenantes se déplace de leurs propres productions et du sentiment linguistique qu’elles en ont vers ce que l’on veut leur enseigner : elles sont amenées à appréhender la structure grammaticale comme si elle était nouvelle. Or le but de ce type d’exercice est bien de tirer parti des productions des apprenantes pour leur permettre de poursuivre la construction de leur interlangue. Il faut noter que si ces exercices de conceptualisation sont basés sur une analyse des erreurs, cette analyse est faite par l’enseignant en amont de l’activité en classe et lui permet d’organiser les données. Cette activité d’organisation des données par l’identification et la contextualisation de certaines erreurs repérées dans les productions des apprenantes est centrale et assez exigeante pour les enseignantes : en effet, d’une part toute erreur n’est pas susceptible d’un exercice de conceptualisation, et d’autre part l’enseignante doit maîtriser les différentes descriptions possibles des structures en cause. Dans un cadre moins institutionnel, le problème, pour l’apprenant, peut se poser de la manière suivante : comment repérer une récurrence structurelle au sein de la grande diversité et de l’instabilité des pratiques langagières qui l’environnent, et comment en extraire des données pour construire de nouvelles 3. Nous nous référons ici aux situations des départements de FLE des universités suisses romandes, dans lesquelles les apprenants ont des provenances linguistiques diverses.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

109

connaissances ? On a souvent expliqué la progression, le développement de l’interlangue de l’apprenant, par son aptitude à percevoir encore des différences entre les productions des natifs et les siennes propres (voir par exemple Klein, 1989). Ainsi c’est quand il discute ou qu’il lit que l’apprenant peut être amené à constater une distance entre sa propre production — ce qu’il dirait ou écrirait dans la situation en question — et ce qu’il découvre grâce aux données auxquelles il est confronté (même si l’appréhension de cette distance n’est pas toujours aussi consciente que nos formulations le laissent croire). C’est cette différence qui va pouvoir modifier la manière dont la grammaire de la langue cible existe pour lui en déclenchant un cycle de traitement de la ressource grammaticale semblable à celui décrit plus haut. On remarquera que cette capacité de comparer ses propres productions à celles émanant des données environnantes implique que l’apprenant dispose de moyens de comparaison : il lui faut ce que Gülich & Kotschi (1995) ont appelé des « capacités de traitement » pour mettre en rapport sa formulation et celle provenant d’une donnée externe. Dans cette activité, il serait souhaitable que l’enseignement de grammaire puisse servir de référence (pour cette notion, voir Py, à paraître), c’est-àdire que la grammaire enseignée permette à l’apprenant d’analyser les données langagières auxquelles il est confronté. Ainsi, d’une manière comparable à l’exemple précédent, un apprenant confronté à un énoncé comme Ce monsieur est décidé à créer une entreprise à Neuchâtel devrait pouvoir disposer d’une ressource que Blanche-Benveniste (1984) dénomme « groupe de formulation ». Celle-ci lui permettrait d’une part de rattacher cette construction syntaxique à l’ensemble des autres constructions du verbe décider, en la liant effectivement à l’une ou l’autre des constructions il s’y décide ou ça le décide, mais également de prendre conscience d’une sorte de non-concordance aspectuelle : le passif ici est plus proche de l’accompli de l’actif il l’a décidé que de l’inaccompli il le décide. On voit que, dans ce cas, le savoir grammatical doit être assez sophistiqué pour servir de référence, bien que les exemples présentés ne relèvent pas de phénomènes marginaux ou peu représentatifs. Comme l’a affirmé Moirand (1982), et comme ses travaux ultérieurs le confirment, une analyse des discours auquel l’apprenant est

110

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

confronté se révèle décisive : dans cette conception, la didactique ne peut faire l’économie d’une linguistique descriptive. 3. Finalité des apprentissages et organisation sociale des moyens langagiers Dans cette dernière section nous esquisserons une série d’interrogations concernant les modes d’insertion de cette conception de la grammaire dans une conception plus globale de l’enseignement des langues. Ce faisant, nous passerons de fait d’une vision assez microscopique de la construction des connaissances en langue à une vision très macroscopique des objectifs des enseignements de langues. Pour réduire les difficultés de ce passage, nous limiterons la réflexion au cas des enseignements d’une langue en contexte homoglotte, puisque c’est dans ce type de contexte que l’apprenant est le plus naturellement poussé à utiliser l’environnement langagier comme ressource. Il devient ainsi crucial que l’enseignement encourage puis intègre ces traitements langagiers de l’extérieur dans la classe de langue. Pour dépasser les quelques remarques ci-dessous, il importera que la didactique s’inspire, plus qu’elle ne l’a fait jusque là, des recherches en acquisition naturelle (voir par exemple Véronique, 1984). Or il faut admettre qu’au moment (dans les années 60) où a émergé en didactique des langues la notion de communication, cette dernière était conçue comme détachée des conditions sociologiques de son accomplissement. Ce n’est que progressivement que la didactique des langues s’est intéressée aux conceptions du fonctionnement des communications sociales développées par les sociolinguistes nord-américains (Labov, Gumperz & Hymes, notamment ; voir à ce sujet, Roulet, 1976). On a en outre très vite constaté « des glissements simplificateurs et des dérivations réductrices » (Moirand, 1982, p. 16 ; voir aussi Coste, 1978) dans les conceptions que la didactique des langues se fait de la compétence de communication. Cette dernière se réduit souvent soit à l’efficacité dans la gestion des échanges, ce qui justifie l’abandon de tout enseignement grammatical, soit à un standard de compétence uniforme, sorte de moyen terme d’une compétence de natif, niant la pluralité des compétences de communication en langue maternelle et leurs ancrages socio-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

111

culturels. Aujourd’hui, la notion de compétence de communication semble inviter à plaisir à la parcellisation : on ne compte plus les sous-compétences (linguistiques, sociolinguistiques, pragmatiques, elles-mêmes susceptibles d’une partition - voir le Cadre européen commun de référence pour les langues). Il nous semble que d’une manière générale cette conception de la compétence de communication4 trouve son efficacité dans les articulations qu’elle permet avec les objectifs d’apprentissage et les évaluations des apprentissages effectifs (au moyen des descripteurs de la compétence). En effet, des objectifs recouvrant des contenus limités, isolés, cloisonnés, sont plus facilement évalués que lorsque l’on conçoit l’apprentissage comme « essentiellement une reconstruction continue d’une globalité » (Richterich, 1985, p. 40). Plus prosaïquement, un des problèmes rencontrés par les apprenants dans le traitement des données langagières réside dans la manière de prendre en compte la situation de communication dans laquelle émergent les formes qu’ils repèrent pour en réussir un certain paramétrage social et énonciatif. Ainsi, par exemple, cet étudiant qui avait entendu il vient usé ton balai alors qu’il faisait les vendanges, n’était d’abord pas sûr qu’il s’agissait bien du verbe venir et non pas du verbe devenir. Dans son dictionnaire d’emplois, il n’avait pas trouvé trace du verbe venir qui puisse correspondre à ce qu’il avait pensé observer, ce qui n’est pas étonnant puisque le dernier dictionnaire du français mentionnant cet usage de venir suivi d’un attribut est le Furetière (datant de 1690) qui mentionne venir + attribut avec le sens de : faire voir le déroulement du processus dénoté par l’attribut. Ce dictionnaire décrit ainsi l’expression l’eau est venue chaude comme l’eau se réchauffant peu à peu. L’étudiant ne parvenait pas, en partie à cause de ce premier problème, à percevoir le domaine d’emploi de cette forme : était-elle limitée aux situations informelles comparables à celle dans laquelle il avait remarqué son émergence ? Etait-elle typique du parler neuchâtelois ou romand, comme son absence des dictionnaires pouvait permettre de le penser ? On sait que c’est effectivement le cas : l’usage de cet auxiliaire d’aspect est signalé par le Dictionnaire du suisse romand d’André Thibault qui en donne des exemples 4. Il est clair que si l’on considère la langue comme un outil au service de la communication, la compétence devient aisément une liste d’énoncés.

112

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

comme il est venu rouge ainsi qu’un exemple de La Demoiselle sauvage de Corinna Bille : Je crois que je viens amoureux fou5. Un enseignement de FLE en pays homoglotte se doit de proposer aux apprenants des solutions à ce genre de problème. Cela se révèlera possible en se donnant pour mission de penser les articulations entre apprentissage en classe et acquisition hors de la classe. De cette manière, les apprenants trouveront en classe des moyens d’acquérir une perception la plus précise possible de l’organisation sociale des ressources grammaticales qu’ils ont prélevées. Pour l’exemple de venir + attribut, il s’agira de les informer du caractère romand (et québécois) de cet auxiliaire d’aspect. On pourra leur demander de partir à la recherche d’autres exemples du même auxiliaire aspectuel ou d’autres, comme commencer à et se mettre à ou finir de et cesser de, qui eux sont diffusés sur tout le territoire francophone. Bref, on pourra les sensibiliser aux différentes formes aspectuelles affectant les procès verbaux. On sait ces phénomènes d’aspect souvent difficiles pour plusieurs raisons, dont l’une est que les auxiliaires de ce type ont des valeurs sémantiques différentes selon que leur emploi est aspectuel ou non. On pourra aussi — pour peu qu’on en dispose — leur en proposer d’autres exemples : ainsi, pour venir + attribut, ce récit oral fait par un inspecteur cantonal de la chasse et de la pêche du canton de Neuchâtel, portant sur un petit lynx qui s’était trop habitué aux hommes (tiré de Le petit lynx, Jeanneret, 1999) : on l’a repris au musée mais alors là il venait embê : tant tout gentil adorable seulement alors euh : tout ce qui était sur les tables c’était un laboratoire y avait des des instruments et tout tout ce qui était sur les tables il poussait loin avec sa patte. il vidait tout (rires)

De cette manière on va permettre à l’apprenant d’enrichir le rapport qu’il est en mesure de construire avec la langue qu’il apprend, en lui donnant des occasions de saisir certaines marques de la différenciation sociale sur un « horizon sociolinguistique concret » (Bakhtine, cité par Todorov, 1981).

5. Pour les connaisseuses de Corinna Bille, il s’agit de la nouvelle intitulée Carnaval et cet énoncé se révèlera dramatiquement, une fois le carnaval terminé, avoir été dit par un père à sa fille (p. 86).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

113

4. Conclusion On voit que la mise en relation systématique des éléments grammaticaux étudiés en classe de langue avec leur contexte naturel d’apparition ne constitue qu’un aspect de la solution. Symétriquement, il faut ouvrir les analyses grammaticales à des données provenant de l’extérieur de la classe. De cette manière, prôner la construction de ressources grammaticales en contexte conduit « naturellement » l’enseignante à proposer une réflexion grammaticale sur des formes et des structures diversifiées de la langue cible : à partir du moment où elle alimente ses données, d’une part en utilisant des documents sonores et scripturaux tirés de son environnement social, d’autre part en utilisant les propres productions des apprenants, elle va se trouver confrontée et confronter ses étudiants à des données issues de variétés diversifiées du français. Deux problèmes vont alors inévitablement se poser à elle. D’abord des problèmes de normes(s) à fixer et à définir : il y a en effet non-coïncidence entre le français proposé dans les méthodes, tel qu’il est enseigné en pays alloglotte (qui est un français littérarisé et grammaticalisé), et le français tel qu’il est pratiqué effectivement dans la diversité des situations sociales (voir Besse, 2001). La langue a en puissance des capacités de production de structures et de formes beaucoup plus riches et variées que ce qui est enseigné et admis. Il y a ainsi des zones du français qui sont très peu grammaticalisées, peu ou pas décrites ; l’enseignante manque à leur sujet à la fois de capacité d’analyse et de jugement normatif. L’enseignante se trouve dès lors face à un second problème : elle va rencontrer des structures qu’elle ne sait comment expliquer ou décrire. Il n’y pas de solution miracle à ce double problème. On se consolera en repensant à ce qu’écrivait Roulet : « notre capacité d’apprendre une langue dépasse de loin notre capacité de décrire et d’expliquer comment est faite cette langue, comment elle s’emploie et comment elle s’acquiert ». (1976, p. 55)

En résumé, la conception ici défendue a comme point de départ et comme point d’arrivée la manière dont la grammaire de la langue cible existe pour chaque apprenant, et souhaite bien sûr que cette manière change. Si celle-ci parvient à faire évoluer la grammaire de l’apprenant, elle contribue à former une compétence de deux manières :

114

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

– chaque apprenant aura à se situer individuellement pour traiter la connaissance (la décontextualiser, la re-contextualiser), pour l’engranger et pour la re-mobiliser ; – ce qui s’acquiert de cette manière progressivement n’est pas uniquement la grammaire de la langue cible, mais un ensemble de connaissances socialement situées, qui ne sont jamais réduites à leur seule dimension grammaticale et qui contribuent à former en dernier ressort ce que l’on pourra vraiment appeler une compétence de communication.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES AUER, P. & DI LUZIO, A. (Ed.) (1992). The Contextualization of Language. Amsterdam : Benjamins. BERRENDONNER, A. (1990). Pour une macro-syntaxe, Travaux de linguistique, 21, 25-36. BESSE, H. (1977). Epistémologie grammaticale et exercices grammaticaux, Etudes de linguistique appliquée, 25, 7-22. – (2001). Peut-on ‘naturaliser’l’enseignement des langues en général, et celui du français en particulier ? Le français dans le monde. Recherches et applications. BESSE, H. & PORQUIER, R. (1991). Grammaires et didactique des langues. Paris : Hatier. BLANCHE-BENVENISTE, C. (1984). Commentaires sur le passif en français, Travaux, 2, 1-24. COSTE, D. (1978). Lecture et compétence de communication, Le français dans le monde, 141, 25-34. GÜLICH, E. & KOTSCHI, Th. (1995). Discourse Production in Oral Communication. A Study Based on French. In U. M. Quasthoff (Ed.), Aspects of Oral Communication (pp. 30-66). Berlin : Walter de Gruyter. HYMES, D. H. (1984). Vers la compétence de communication. Paris : Hatier [éditon originale : 1973]. JEANNERET, Th. (1999). La coénonciation en français. Approches discursive, conversationnelle et syntaxique. Berne : Peter Lang. – (2002a). Figures de dialogisme et complémentation verbale dans des productions textuelles en FLE, Travaux neuchâtelois de linguistique, 37, 145-162.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

115

– (2002b). Structures grammaticales et constructions préfabriquées, quelques enjeux didactiques, Cahiers de l’institut de linguistique et des sciences du langage, 13, 37-49. JEANNERET, Th., CAPRÉ, R. & VERNAUD, D. (à paraître). Écriture du texte en français langue étrangère. Procédés d’intégration et de textualisation de ressources documentaires. KLEIN, W. (1989). L’acquisition de langue étrangère. Paris : Armand Colin. MOIRAND, S. (1982). Enseigner à communiquer en langue étrangère. Paris : Hachette. MONTREDON, J. (1995). Pédagogie en contexte, Le français dans le monde. Recherches et applications, 94-99. NICOLLERAT, M. & REYMOND, C. (2002). Au détour du thème, la grammaire, Cahiers de l’institut de linguistique et des sciences du langage, 13, 85-98. PORQUIER, R. & VIVÈS, R. (1993). Le statut des outils métalinguistiques dans l’apprentissage et l’enseignement au niveau avancé, Etudes de linguistique appliquée, 92, 65-77. PY, B. (2004). L’apprenant, le chercheur et les discours. Quelques réflexions sur la notion de saillance, TRANEL, 40, 117-131. – (à paraître). Devenir bilingue à Bienne, TRANEL, 41. RICHTERICH, R. (1985). Besoins langagiers et objectifs d’apprentissage. Paris : Hachette. ROULET, E. (1976). L’apport des sciences du langage à la diversification des méthodes d’enseignement des langues secondes en fonction des caractéristiques des publics visés, Etudes de linguistique appliquée, 21, 43-80. TODOROV, T. (1981). Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique. Ecrits du cercle de Bakhtine. Paris : Seuil. VÉRONIQUE, D. (1984). Apprentissage naturel et apprentissage guidé, Le Français dans le monde, 185, 45-52.

Le rôle de la compétence lexicale dans le processus de lecture et l’interprétation des textes Francis Grossmann UNIVERSITÉ STENDHAL, GRENOBLE 3

On devrait fonder une chaire pour l’enseignement de la lecture entre les lignes. (LÉON BLOY, Exégèse des lieux communs, XLVI, Lire entre les lignes)

Introduction La notion de compétence lexicale a souvent été conçue comme une sous-compétence linguistique prenant appui sur l’analyse morphologique des mots, à partir des opérations de composition et de dérivation. Comme le rappelle Lüdi (1997) : « La plupart des spécialistes est d’accord, aujourd’hui, pour postuler, au sein de la compétence linguistique, une sous-compétence lexicale double, composée d’une part de listes de mots dans une mémoire lexicale et d’autre part de règles lexicales. Ces dernières servent non seulement à rendre transparentes les unités construites, mais aussi et surtout à produire et comprendre des unités soit entièrement inédites, soit inconnues par un locuteur-auditeur particulier. »

Malgré l’intérêt de cette dimension morphosémantique, à laquelle il convient de laisser toute sa place, il est nécessaire d’aborder le rôle de la compétence lexicale lors de l’activité de lecture de manière plus générale, en prenant en compte égale-

118

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

ment la manière dont une unité lexicale est interprétée en fonction du contexte linguistique dans lequel elle s’insère1. Deux questions principales se posent lorsqu’on se situe sur ce plan : quels sont les facteurs qui peuvent intervenir pour guider l’interprétation d’une unité lexicale ? Comment s’effectue l’interaction entre interprétation lexicale et interprétation textuelle ? Nous nous situerons ici d’abord sur un plan théorique, en essayant de définir les modèles du sens sur lesquels peut s’appuyer une définition de la compétence lexicale. Le processus d’interprétation lexicale sera envisagé suivant trois perspectives : une perspective réaliste, reliant le sens lexical à une l’imagerie mentale ; une perspective stéréotypique, qui s’appuie sur l’idée que l’interprète voit sa tâche facilitée par des préconstruits ; une perspective constructiviste, qui s’appuie sur l’idée que le lecteur calcule le sens — un sens non plus « plein » mais relativement abstrait — à partir du co-texte. Nous essaierons ensuite de tirer de notre parcours quelques éléments pour définir le type de compétence lexicale à l’œuvre au cours du processus de lecture. En conclusion, nous nous interrogerons sur la pertinence de cette notion de compétence lexicale lorsqu’on se situe sur le terrain de la lecture et de l’interprétation des textes. 1. Trois versions de la compétence lexicale 1.1. La version « réaliste » et ses limites Les théories de la lecture issues du champ psychologique, depuis les expériences de Bartlett (1932) jusqu’aux théories du prototype ont toutes fait une large place au rôle de l’imagerie mentale et de la mémoire. On pourrait remonter bien plus haut et montrer à quel point l’idée de la lecture comme scène visuelle et remémoration s’enracine dans la philosophie occidentale. Dans la tradition littéraire, la métaphore de l’univers fictif procède de la même croyance dans la capacité qu’ont les mots du discours à organiser et à peupler le texte en suscitant des images chez le lecteur. Il ne s’agit pas ici de nier ou même de minimiser le pouvoir d’évocation mentale de la lecture, ni même l’enracinement de la lecture dans le monde des images. On peut insister par exemple sur le rôle des imagiers chez le jeune enfant, et 1. On considèrera ici principalement l’activité de lecture en langue première ou maternelle.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

119

sur l’importance des images et des illustrations comme mise en scène de l’expérience, grâce aux scènes visuelles associées à des situations prototypiques. De même que le mot arbre donne immédiatement accès à une représentation prototypique, une expression apparemment plus abstraite, comme opération chirurgicale, suscite une scène comportant des acteurs (le chirurgien, le patient opéré, les auxiliaires) et une suite d’actions dont la représentation figurée est facilement mobilisable. Les sémantiques du prototype qui se sont développées depuis les travaux de Rosch n’ont fait finalement que redonner un peu de vigueur à cette approche réaliste, qui insiste sur l’enracinement des catégories dans l’expérience des sujets. La notion de compétence lexicale, dans une telle approche, se fonde sur le fait que le locuteur/récepteur est capable lorsqu’il rencontre une unité lexicale, de lui faire correspondre une représentation, sous la forme d’images mentales, de scénarios ou de scripts et de les intégrer dans le modèle mental en cours d’élaboration. La compétence lexicale s’enrichit par conséquent de l’expérience des sujets, et de l’affinement progressif des catégories appelées par les mots. Bien que le socle sur lequel repose cette version de la compétence lexicale soit solide, il révèle aussi ses limites, en raison de deux aspects bien résumés par Lüdi (1995) : – « l’instabilité intersubjective des significations emmagasinées en mémoire lexicale », qui explique l’évolutivité des représentations lexicales et le fait que les locuteurs/récepteurs ajustent en permanence les signifiés dans le cadre de leurs pratiques langagières ; – « l’instabilité intersubjective des “objets du monde“auxquels les locuteurs réfèrent à l’aide des unités lexicales », et qui font eux-mêmes l’objet d’une construction à travers le discours ; il ne s’agit pas bien entendu de nier les constantes référentielles qui permettent aux individus de communiquer entre eux à partir de représentations stabilisées des objets du monde, cette stabilisation étant le résultat de contraintes perceptives et cognitives mais aussi le fruit d’une culture historiquement située ; reconnaître l’instabilité intersubjective des objets du monde revient simplement à accepter leur statut représentationnel, et le fait que cette représentation est, au moins pour partie, construite à travers l’activité langagière elle-même. D’où l’intérêt actuel pour des notions comme celle d’objet de discours.

120

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

1.2. Compétence lexicale et stéréotypie A la conception réaliste, on peut opposer une vision beaucoup plus squelettique du sens, qui minore la place du codage linguistique. Il faut rappeler que dans la tradition de la sémantique structurale européenne, l’accès au sens s’effectue grâce à une décomposition et c’est le résultat de cette décomposition qui sert de base à l’interprétation. Cette approche a souvent été remise en cause, en particulier par les sémantiques du prototype ou du stéréotype. Putnam (1975), à la suite de Kripke, s’est efforcé de mettre en pièce les conceptions descriptivistes de la signification et ce qu’il nomme le caractère internaliste des doctrines qui assimilent la compréhension d’un nom commun à l’ensemble des traits qui définissent son extension. Les significations ne sont pas « dans la tête », elles sont publiques et, comme le précise Putnam (1990, p. 54), « la référence est un phénomène social ». Ce caractère se manifeste de deux façons : d’une part, dans l’usage quotidien, nous n’avons pas toujours une idée très précise des propriétés qui permettent de décrire l’extension d’un terme ; si l’on nous demande de définir exactement ce que c’est que l’eau, ou l’or, nous sommes, pour la plupart, bien incapables de répondre. La « division du travail linguistique » nous permet donc de déléguer à des experts (les spécialistes du domaine concerné) la tâche de définir plus précisément ce qui dans l’usage courant reste indéterminé. Ainsi, un spécialiste de métallurgie est-il capable d’opposer les caractéristiques de l’aluminium et celles du molybdène, deux métaux proches que le profane peut aisément confondre. Cette conception semble rejoindre l’idée d’une sous-détermination du sens dans sa version constructiviste, qui sera évoquée dans la section suivante. Mais la différence de perspective est très sensible : le sens n’a pas à être construit, puisqu’il n’y a pas de substance sémantique, mais seulement des usages sociaux attachés aux lexèmes. La théorie du stéréotype — c’est ce qui la distingue des théories du prototype avec lesquelles elle semble par ailleurs avoir quelques affinités — est moins une théorie du sens ou de la conceptualisation, que de l’usage et de la manière dont, pragmatiquement, s’effectue la communication linguistique2. La compétence lexicale semble ici se réduire à un 2. Les théories qui sous-estiment la part de codage des expressions linguistiques sont parfois conduites à assimiler sens et stéréotypie, risquant alors d’étendre cette dernière notion démesurément ; or, si bon nombre de ces stéréotypes sont partagés par la

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

121

ensemble de savoirs sociaux, auxquels les mots donnent accès. Cette version est économique, puisque le sens des mots n’a pas à être appris, seule la capacité à les employer dans des contextes pertinents étant requise. On peut noter cependant que l’argumentation de Putnam est plus nuancée que cette présentation. Dans l’usage, explique-t-il, les lexèmes ne fonctionnent pas tous de la même façon : si célibataire relève d’une analyse en conditions nécessaires et suffisantes (adulte, non marié), le signifié de tigre ou de chat comporte quant à lui un trait très général (animal), tout le reste, qui repose sur des savoirs partiels et révisables, constituant le stéréotype. Le lexique n’est donc pas homogène : si pour partie il relève d’une compétence encyclopédique plus que sémantique, il n’en demeure pas moins que dans de nombreux cas, une forme de définition sémantique liée à une décomposition analytique est possible, l’interprétation supposant même, dans la communication, que l’on sache opérer des distinctions parfois assez fines. Une autre forme de stéréotypie est celle qui est codée dans la langue même, à travers les expressions figées ou semi-figées, et qui relève donc de droit de la compétence lexicale. Les collocations et expressions figées se présentent en effet comme des unités mémorisées immédiatement décodables par le lecteur qui les connaît (prendre la fuite, avoir la dent dure) et elles relèvent donc d’un apprentissage par blocs, sans qu’il soit nécessaire d’en décomposer le sens. Certaines expressions stéréotypées que nous rencontrons lors de la lecture d’un texte peuvent être considérées comme des pré-construits (Henry, 1977) qui offrent une grille de lecture du monde pré-établie. Les évidences idéologiques s’inscrivent si naturellement dans la langue, que l’on en oublie le fait qu’à travers la langue ce sont des formes de pensée que l’on apprend, ainsi que des schémas argumentatifs. En effet, les expressions stéréotypées ramassent ou concentrent des lieux communs qui ne s’apprennent pas dans le monde phénoménologique, mais dans les discours. On peut à la rigueur comprendre que des expressions comme aller au restaurant ou faire sa toilette relèvent de scripts issus principalement de l’expérience individuelle, médiatisée par la culture. Cependant, que faire d’expressions qui contiennent en elles-mêmes des schèmes explicatifs implicites ? Si, ce qui fait perdre, c’est « la peur de quasi totalité des locuteurs, faisant l’objet de consensus, on ne voit pas pourquoi ils ne donneraient pas lieu à une intégration dans le sens lexical.

122

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

gagner », comment définir un tel concept sans prendre en compte le paradoxe inscrit dans l’expression elle-même ? Le lecteur-interprète doit donc affronter une double évidence : celle qui s’inscrit dans les mots, à travers la lexicalisation, le figement ou la banalisation, mais aussi celle qui résulte du rapport à la chose écrite, dont on connaît la force d’imposition dans notre culture. La compétence lexicale semble ici se dédoubler : d’un côté, le lecteur doit connaître le sens fonctionnel de ces formes banalisées ; de l’autre, il s’agit aussi pour lui, au moins dans certaines formes de lecture, de repérer leur valeur argumentative. 1.3. Une version constructiviste Dans la version constructiviste, le codage linguistique existe, mais le sens reste sous-déterminé. Si l’on accepte ce postulat de la sous-détermination, la compétence lexicale ne peut fournir qu’une esquisse, une schématisation très grossière du sens que le lecteur a à construire. Le problème qu’il rencontre concerne par conséquent la spécification. Il s’agit en effet de savoir comment il peut désambiguïser suffisamment les items lexicaux pour éviter les contresens, tout en ayant suffisamment de souplesse interprétative pour maintenir la part productive de la polysémie. Le même postulat conduit ainsi à refuser l’étapisme (Victorri & Fuchs, 1996 ; Victorri, 1997), c’est-à-dire la segmentation en deux étapes de l’analyse interprétative, la première étant une étape sémantique, qui énumérerait les sens potentiels de l’unité polysémique, l’autre une étape pragmatique, où l’unité se trouverait désambiguïsée grâce au contexte et à des principes pragmatiques généraux comme le principe de pertinence. De plus, il n’est pas possible d’énumérer les différents sens polysémiques parce qu’il peut toujours en émerger de nouveaux, non enregistrés. Cette conception a pour conséquence de mettre en cause les interprétations séquentielles, qui considèrent que le sens du tout (par exemple un texte) doit être calculé à partir du sens des parties. Victorri (1997, p. 47) souligne que si un programme informatique devait calculer le sens de chaque unité, la tâche serait insurmontable, chaque unité du co-texte dépendant pour son interprétation des autres unités. L’idée générale est que lorsque nous utilisons une unité lexicale quelconque, cette unité ne fournit pas un sens ou des sens complet(s) ; elle fournit simplement une forme incomplète

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

123

(« forme schématique »), qui ne fait qu’orienter l’interprétation : elle donne des instructions et fournit des cadres qui requièrent le contexte pour spécifier le sens. Par exemple, le mot grand se présente comme n’ayant en lui-même qu’un sens très abstrait du type « est quantifiable » et « supérieur à la moyenne par rapport à la classe de référence ». Si je dis une grande maison, je convoque une propriété, la taille (qui elle-même pourra suivant le contexte être spécifiée en « hauteur » ou « espace ») ; la classe de référence est celle des maisons et le fait que j’utilise grand dans ce contexte va pouvoir enrichir le sens de l’unité, en faisant appel à certaines propriétés contextuelles. Le cas le plus classique est que grand s’applique à une entité gradable. Dans un cas comme mon parapluie est plus grand que le tien, grand perd ses capacités d’évocation d’une valeur supérieure à la moyenne pour ne plus indiquer que la direction dans laquelle doit être orientée la propriété permettant d’établir la comparaison. Une caractéristique des formes schématiques est justement cette instabilité, qui leur permet d’évoluer rapidement dans telle ou telle direction pour revêtir telle ou telle facette. Ainsi, dans un processus de convocation-évocation, « chaque unité convoque des éléments de scène verbale et évoque à son tour de nouveaux éléments » (Victorri, 1977, p. 54), la tâche du linguiste étant de préciser la manière dont s’effectue l’interaction entre les différents éléments qui forment son co-texte pertinent. Le modèle proposé par Victorri & Fuchs est un modèle théorique de la polysémie, mais il peut être placé dans une perspective interprétative. Il n’est donc pas complètement illégitime de se demander en quoi il peut fournir des éléments utiles de réflexion pour une théorie du sens construit par l’interprète. L’identification d’une forme schématique est effectuée, pour ces auteurs, sur la base d’une analyse de corpus à laquelle est appliquée un traitement permettant de structurer l’espace sémantique. Toute la question est de savoir si cette structuration de l’espace sémantique est seulement un construit théorique, résultat du travail d’abstraction du linguiste, ou s’il est possible de lui faire correspondre aussi une base empirique, correspondant à la compétence sémantique des sujets. Sans prétendre trancher une telle question, qui suppose que l’on se situe sur un plan plus nettement psycholinguistique, on peut faire l’hypothèse que l’enfant accomplit, lui aussi, sur le long terme, un travail d’abstraction qui lui permet progressivement de conquérir la capacité

124

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

à extraire des formes schématiques à partir des énoncés qu’il rencontre. L’activité de lecture le confronte de manière intense à la multiplicité des usages d’un même vocable et suscite de nombreuses interactions entre chaque vocable rencontré et ceux qui appartiennent à son espace co-textuel. Un point paraît particulièrement intéressant eu égard au fonctionnement sémiotique de l’acte de lecture : celui qui met en jeu la « portée » et la définition de l’espace co-textuel dont on a vu le rôle essentiel. Si l’on reprend les exemples fournis par Victorri & Fuchs, on voit qu’il faut que le lecteur reconnaisse à la fois la portée de l’expression (voir, pour « encore » : hier encore il était vivant : encore porte sur hier ; hier il était encore vivant : encore porte sur vivant), mais aussi le champ d’interaction de l’expression, c’est-à-dire l’espace dans lequel elle interagit avec d’autres unités, notamment en fonction de sa valence. Une approche constructiviste ne peut pas écarter certains principes de bon sens : le processus d’intégration lexicale limite le calcul du sens. Ainsi, s’il est vrai que l’on peut construire une forme schématique permettant d’intégrer le sens de grand dans une grande maison et dans une grand-mère, il est évident que grand-mère sera analysé comme une seule unité lexicale par le lecteur, sans qu’il ait besoin de procéder à un calcul du sens de grand. A un moindre degré, cela est vrai de collocations comme un grand musicien, qui, tout en comportant deux lexèmes distincts, correspondent à des moules appris (l’adjectif grand antéposé, marque de manière standard la valeur en français, dans le cas des noms de métier : un grand peintre, un grand soldat, un grand professeur, etc.). Deux autres points sont à souligner, relevant de considérations empiriques. Premièrement, les locutions (avoir le bras long), ou les expressions semi figées (prendre la fuite) l’emportent généralement sur les lexèmes (avoir + le bras + long) comme unités de réception, parce qu’elles ont été mémorisées en tant que telles. Certaines contraintes sémantiques jouent cependant un rôle dans l’accessibilité. Ainsi, descendre dans la rue est interprété comme une seule lexie — synonyme de manifester — lorsque le sujet grammatical est un nom de catégorie, au pluriel (les infirmiers, les étudiants, les agriculteurs, les bouchers, etc.) ou plus rarement au singulier, par emploi métonymique (la police, la poste, l’enseignement descend dans la rue). Hors de cet emploi catégoriel, l’interprétation physique (le fait de « descendre ») est plus aisé-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

125

ment convoquée. Deuxièmement, la fréquence d’emploi des lexèmes ou des lexies joue un rôle important. Le premier principe explique le fait que dans une phrase comme Marie a laissé tomber son mari le lecteur ne pense généralement pas qu’elle l’a laissé tomber par la fenêtre, même si ce sens ne peut en théorie être exclu3. Le deuxième principe justifie aussi son traitement sémantique spécifique : si laisser tomber est aisément reconnu comme une unité à part entière, c’est aussi en raison de la fréquence d’apparition élevée de l’association. La perspective constructiviste, fondée sur la notion de forme schématique, construite à partir du co-texte, ne peut remettre en cause le fait que le repérage des unités lexicales repose sur un stockage préalable en mémoire, permettant d’économiser certains calculs sémantiques. Une dernière remarque : dans cette version, la construction du sens semble opérer uniquement à partir des informations sémantiques extraites par le sujet, sans que l’on s’intéresse au fait que le texte est aussi un système sémiotique permettant une interaction entre le producteur du texte et son lecteur. Dans la conception constructiviste modérée que nous défendons, cet aspect doit forcément trouver sa place : nous y reviendrons ci-dessous à propos du système de guidage textuel. 2. Vers une définition de la compétence lexicale Résumons le point où nous en sommes : le lecteur/interprète s’appuie sur ses connaissances lexicales et ses représentations du monde pour peupler le monde textuel ; il est en mesure d’opérer des calculs, à partir d’une schématisation issue des informations sémantiques fournies par le lexique en contexte ; mais il sait aussi mobiliser les stéréotypes associés aux mots pour accéder à des représentations. Essayons de préciser maintenant quelques unes des capacités qui semblent requises pour effectuer ces tâches. On insistera ici sur la dimension dynamique de la compétence lexicale, en acceptant comme donné le fait que la plupart de ces capacités sont reliées à des connaissances ou des savoirs sur la langue :

3. Evidemment, d’autres considérations, liées au peu de probabilité qu’un tel acte soit commis et à sa faisabilité entrent également en ligne de compte.

126

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

– les unes concernent la nature même du langage, et concernent la possibilité qu’a le sujet à admettre la malléabilité et la plasticité du sens lexical, ou encore sa dimension intersubjective ; – les autres sont liées à la dimension mémorielle et combinatoire (par exemple, la capacité à utiliser le système morphologique de la langue pour produire ou interpréter un mot possible est liée à l’existence d’une liste mémorisée de morphèmes et à la connaissance de leur règles combinatoires) ; – les dernières enfin induisent la possibilité pour le sujet interprétant d’intégrer la dimension argumentative du lexique à travers les stéréotypes véhiculés. 2.1. La dimension plastique et intersubjective de la compétence lexicale 2.1.1. Réviser l’interprétation lexicale La polysémie et l’homonymie sont inhérentes à toutes les langues. Un des exemples présentés par Kleiber (1994, p. 20) montre que la sélection d’une interprétation lexicale en cas d’homonymie est fortement dépendante de son accessibilité : s’il a lu « Une bonne partie du Finistère » dans son journal, en interprétant « partie » comme « région », c’est bien parce que cette interprétation était la plus accessible4. Dans cet exemple, ce qui est intéressant, c’est que l’erreur de lecture est liée à la sélection d’une valeur par défaut. Si l’on analyse d’un peu plus près ce qui fonde cette valeur par défaut, on remarque qu’on est obligé de l’établir ici sur des critères empiriques : par exemple, le fait que le nom bonne est moins fréquent que l’adjectif bon, que l’expression bonne partie est lexicalisée. Un point peut cependant alerter, au plan linguistique, le lecteur : le peu de probabilité qu’un titre d’article puisse être construit syntaxiquement comme le voudrait l’interprétation régionale : si l’on peut toujours construire un titre à l’aide d’un groupe nominal, encore faut-il que l’information rhématique soit suffisamment consistante. La lexicalisation de bonne partie bloque la possibilité que bonne joue un rôle rhématique. Malgré tout, il n’y a guère de chance que l’on assigne la référence nominale à bonne, même si l’on connaît Bécassine, et que l’on sait qu’elle est une bonne, originaire du Finistère. Reste de 4. J’en profite pour faire une expérience de lecture : si vous n’avez pas trouvé d’autre interprétation, reportez-vous au paragraphe suivant.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

127

plus à saisir le jeu linguistique sur partir, puisqu’il s’agit d’interpréter partie ici à la fois comme « ayant quitté (le Finistère) » et comme « issue de, ayant sa source dans »5. Le contexte permettant l’interprétation n’était guère prévisible, et il ne peut être construit qu’après coup par le lecteur, en fonction du peu de pertinence de la première interprétation au vu du co-texte qui suit le titre. Dans d’autres cas cependant des éléments moins mouvants peuvent servir d’appui à la création de contextes par défaut. Dans l’exemple emprunté à Kleiber lié au contexte de la lecture d’un article de journal, on a vu quelques ingrédients qui paraissent importants : la question de l’accessibilité, mais aussi la capacité à déconstruire le sens (dans le sens banal de la remise en cause qui s’effectue à la suite d’interprétations successives). Dans l’exemple analysé, c’est le retour aux unités de l’énoncé qui permet de conduire à la bonne interprétation : bonne, re-catégorisé comme nom, peut devenir sujet de partir et la préposition de marque l’origine en raison du lien syntaxique qui l’unit à partir. Le co-texte de droite apparaît donc comme le régulateur permanent des interprétations successives produites par le lecteur. Cette conception permet aussi de sauver une version faible du sens littéral, vu comme un ensemble d’instructions ancrées dans l’énoncé et chargées de fabriquer les interprétations successives, réajustées en permanence. 2.1.2. Mettre en attente l’interprétation lexicale Cependant, cette vision des choses, si elle permet de traiter un certain nombre de problèmes (par exemple l’existence de certaines erreurs de lecture) se révèle insuffisante. Elle suppose en effet que la polysémie soit rapidement neutralisée et qu’une interprétation et une seule soit sélectionnée. C’est le cas dans l’exemple, lorsqu’il s’agit de distinguer bonne utilisé comme nom ou comme adjectif, ici en fonction du domaine ou de l’univers référentiel dans lequel on se situe. Or, il faut bien le dire, ce type d’erreurs, s’il n’est pas rare, reste cependant peu représentatif des difficultés d’interprétation rencontrées généralement par les lecteurs. En effet, dans ces cas de figure, la désambiguïsation s’effectue en principe en amont, parce que le lecteur sait 5. On ne peut exclure totalement une interprétation que ne semble pas avoir prévue Kleiber : celle qu’il y ait un jeu de mots intentionnel sur cette « bonne » partie du Finistère, qui peut-être, représente ou est à l’image d’une bonne partie du Finistère…

128

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

généralement à quel domaine se réfère le texte qu’il est en train de lire. Ainsi, on sait que lorsqu’on lit un texte sur la chirurgie, le terme opération prend sa valeur par défaut à partir du domaine auquel il appartient. Admettons à présent qu’un jeune lecteur connaisse seulement opération dans son sens arithmétique et non chirurgical : la valeur par défaut sélectionnée ne pouvant alors que correspondre à ses connaissances lexicales, il ne peut avoir accès directement au sens chirurgical, ou militaire, sauf s’il est aidé par le co-texte. Dans des cas de cette sorte, comportant une expression qui a des sens nettement disjoints, difficiles à dériver à partir d’un sens de base, l’expression figurant dans un champ d’interaction qui n’apporte pas de secours supplémentaire, on peut parler de co-texte opaque. Ainsi, dans le cas d’opération, le sens de base apparaît tellement abstrait et général qu’il n’est que d’une utilité réduite, au moins pour un jeune lecteur. Un co-texte opaque en lecture se caractérise donc par le fait que le lecteur n’est pas en mesure de faire correspondre à l’expression un interprétant ou encore que l’interprétant qu’il serait en mesure de lui donner apparaît comme manifestement inadéquat. Trois remarques doivent être formulées à propos des cotextes opaques. La première est que l’opacité n’est pas liée en premier lieu à l’expression, mais aux compétences linguistiques du lecteur. Ainsi, l’expression subir une opération peut ou non être connue ; le lecteur peut ou non avoir rencontré le sens négatif de subir dans d’autres co-textes ; s’il est capable d’associer un sème négatif à subir, il sera en mesure d’effectuer une inférence lui permettant d’associer opération à un événement négatif et à construire une interprétation. La seconde remarque importante est que l’opacité est liée directement à l’empan du co-texte. Dans l’exemple, en effet, la phrase qui suit Marie a subi une grosse opération ne permet guère de construire l’interprétation de manière efficace : il peut y avoir mille raisons pour lesquelles quelqu’un ne rentre pas chez lui et pas uniquement des raisons négatives. Cependant, il est possible que dans la suite du texte, le lecteur rencontre une information qui lui permette de comprendre rétroactivement le sens d’opération. Il se peut même qu’il rencontre à nouveau opération, dans un co-texte cette fois non opaque. Enfin, la dernière remarque concerne le fait qu’une certaine forme d’opacité est liée à l’activité même de lecture critique, scolaire, ou plus largement de toute lecture impliquant

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

129

une herméneutique. En effet, ce n’est que parce qu’il est nécessaire de « comprendre », de dégager la signification d’un texte, d’être en mesure d’indiquer un point de vue sur ce qu’on lit, que les notions de clarté ou d’opacité deviennent importantes. A partir du moment où l’on n’est pas astreint à une telle obligation, il est finalement assez peu important que certains pans du discours écrit nous échappent, de même qu’il arrive fréquemment, dans une conversation, que nous ne saisissions pas exactement où notre interlocuteur veut en venir. Tout semble montrer que si les lecteurs, apprentis ou non, ont des réactions relativement différentes aux co-textes opaques, ils manifestent un net rejet lorsqu’ils ne parviennent pas, à de trop nombreuses reprises au cours de leur lecture du texte, à construire une interprétation cohérente. En effet, au-delà d’un certain seuil — variable suivant les lecteurs et suivant l’entraînement qu’on leur a fait subir — c’est la possibilité même de l’intégration sémantique, au sens psycholinguistique du terme, qui est remise en cause. Ce phénomène a été bien mis en évidence pour la lecture en langue étrangère : si les lecteurs se trouvent rapidement désarmés face aux mots inconnus dans une langue étrangère, c’est qu’ils disposent en général de moins de moyens linguistiques pour fabriquer une interprétation, même sémantiquement sous-déterminée, pour une unité lexicale ou un énoncé. La capacité à mettre en attente une interprétation, au vu de son peu de plausibilité, constitue bien un élément essentiel, mais elle ne peut être mise en œuvre que si le lecteur ne se trouve pas dans une trop forte insécurité. 2.1.3. Neutraliser ou surdéterminer une interprétation lexicale Le sens lexical dans les langues naturelles autorise une certaine latitude. L’alternative entre deux interprétations disjointes n’est en effet qu’un cas parmi d’autres (Fuchs, 1991). Il se peut aussi qu’il y ait neutralisation (deux ou plusieurs interprétations sont compatibles, sans que le lecteur soit obligé de choisir), ou surdétermination (les différentes valeurs interprétatives possibles, au lieu de s’exclure, se combinent et se renforcent mutuellement). Observons la phrase suivante : Pierre est très occupé en ce moment. Personne ne peut le sortir de son laboratoire !

130

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Le mot laboratoire comporte plusieurs sens possibles (laboratoire d’analyse médicale, biologique, photographique, de recherche), mais ils sont tous compatibles avec une base sémantique proche du sens étymologique (un lieu où l’on travaille). A la différence de l’exemple proposé pour opération, le co-texte de laboratoire semble donc fournir une base sémantique suffisamment stable pour permettre l’interprétation. Ce type de co-texte n’implique pas nécessairement que le lecteur, surtout débutant, construise la forme schématique autorisée par la neutralisation ou la surdétermination. Elle évite cependant le blocage interprétatif et fournit à terme la possibilité d’une élaboration plus précise. Là encore, on peut encourager les lecteurs à se contenter, durant un certain temps, d’une interprétation vague. La lecture scolaire, qui cherche en permanence à vérifier la bonne compréhension du texte, va parfois à l’encontre de cet objectif. 2.1.4. Utiliser le guidage textuel On peut se demander comment une conception intersubjective et évolutive du sens lexical peut s’appliquer à la lecture, qui semble se centrer de manière exclusive sur le pôle de la réception, et priver le récepteur de toute interaction avec le scripteur. Les travaux de sémiotique textuelle nous ont habitués cependant à considérer que tout texte prenait en compte son lecteur (au moins la représentation qu’il se fait du lecteur) à travers un système de guidage parfois assez fin, qui permet de limiter les dérives interprétatives. Cela est vrai aussi au plan lexical. Certaines expressions se sont spécialisées dans cette fonction, comme par exemple : « nous entendons par là », « par là nous voulons dire », « dans le sens de… », etc. Ces systèmes de guidage sont également configurés par les genres dans lesquels s’effectue la lecture du texte. Ainsi, dans la littérature enfantine, le système de guidage prend parfois la forme de véritables explicitations lexicales ou encore de parenthèses de contextualisation (Grossmann, 2000) par lesquelles le scripteur précise le sens que le lecteur doit donner à une expression lexicale. Le lecteur effectue donc en permanence un travail d’accommodation, lui permettant de se rapprocher de la manière dont le scripteur définit le sens d’un mot, mais il peut aussi accéder au sens d’un mot inconnu, ce qui explique cette vérité triviale que l’on apprend des mots en lisant.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

131

2.1.5. Re-catégoriser pour appréhender un objet de discours Le sens lexical est évolutif et se construit dans le discours. Une unité lexicale, lorsqu’elle est immergée dans un texte subit un traitement qui fait évoluer sa valeur par défaut. Elle devient un objet de discours dont l’interprétation est fortement soumise à la manière dont elle a été thématisée. On peut prendre comme exemple, pour le montrer, la célèbre phrase de Camus issue du Mythe de Sisyphe6 : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide (…) ».

Remarquons d’abord que le sens de l’occurrence de suicide dans cet énoncé ne s’identifie pas purement et simplement à son sens en langue ; en effet, suicide re-catégorise ici « problème philosophique », par une opération d’extraction que l’on peut paraphraser ainsi : « dans la classe des problèmes philosophiques, il n’en est qu’un seul de sérieux, qui est le suicide » ; on a là un mécanisme présuppositionnel qui permet de présenter le suicide non pas simplement comme appartenant à une catégorie d’acte, mais comme relevant de la réflexion philosophique. Interpréter le mot suicide dans l’énoncé n’est donc aucunement retrouver purement et simplement son sens en langue, mais suppose aussi de re-catégoriser la notion à laquelle il renvoie7. Notons au passage que le mot suicide peut appeler une représentation scénique de l’acte de suicide ou des stéréotypes. Mais il semble bien que la scénarisation de l’acte de suicide soit de peu de secours pour l’interprétation de la phrase de Camus, même si le rôle stylistique de l’évocation macabre (à l’image morbide du suicide s’oppose la froideur de sa catégorisation comme « problème philosophique »), est un élément secondaire à prendre en compte. En tout état de cause, on voit que s’il est faux de considérer que la lecture de textes théoriques ou argumentatifs n’induit pas de représentations concrètes ou scéniques, il est vrai qu’elle implique cependant — et on peut le dire, dans une moindre mesure, de toute lecture — non pas de les annihiler, mais de les mettre en arrière plan. 6. Cet exemple est également utilisé par Dufays (1994), dans une optique différente de celle exposée ici. 7. Si l’on fait l’hypothèse fictive – en vérité peu probable – d’un lecteur qui connaîtrait le sens de « problème philosophique » sans connaître celui de « suicide », on conclut qu’il construirait le sens de « suicide » comme étant une certaine sorte de problème philosophique.

132

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

2.2. La dimension mémorielle et combinatoire de la compétence lexicale 2.2.1. Utiliser le système morphologique pour interpréter un mot inconnu ou peu connu On a indiqué en introduction que la compétence lexicale était souvent réduite au niveau morphologique, et nous avons donné la priorité à une conception plus large. Il n’en demeure pas moins que la capacité du lecteur à s’appuyer sur des règles de dérivation l’aide parfois à interpréter le sens d’un mot inconnu ou mal connu, surtout lorsque le co-texte fournit d’autres informations sémantiques utiles. Le lexème saloir, par exemple, rencontré dans La légende de St Nicolas en tant que dérivé morphologique de saler, permet éventuellement aux enfants de déduire la relation avec sel. Le co-texte, qui précise que le boucher « met les enfants dans le saloir », permet en outre d’identifier le saloir comme un endroit, un lieu. On sait en outre que le suffixe – OIR sert à former des noms d’instruments ou de dispositifs. Si le lecteur dispose des informations lexicales suffisantes, il peut déduire, même s’il ne connaît pas le terme, qu’il s’agit d’un instrument ou d’un dispositif qui sert à saler. Les deux informations sémantiques (lieu + qui sert à saler) permettent éventuellement d’associer saloir à une machine, mais aussi à une pièce ou encore à un meuble qui sert à saler et dans lequel on peut se mettre, ce qui autorise une interprétation correcte. Cependant, comme ce suffixe est d’une productivité lexicale très limitée aujourd’hui, il risque de n’être d’aucun secours à un lecteur débutant, et peut même l’entraîner sur de fausses pistes8. La composante morphologique de la compétence lexicale ne fonctionne la plupart du temps que si elle s’appuie sur d’autres dispositifs d’interprétation. 2.2.2. Structurer le co-texte pour spécifier les relations sémantiques entre les lexèmes Il s’agit là de la dimension proprement syntaxique de la compétence lexicale, même si les définitions de la portée d’une expression, et de la définition de son espace d’interaction se font en grande partie à partir d’inférences sémantiques. La notion de portée joue ici un rôle déterminant. Si l’on reprend l’exemple fourni par Victorri & Fuchs, on voit qu’il faut que le lecteur 8. Certains lecteurs ont imaginé par exemple qu’il s’agit d’un endroit « sale ».

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

133

reconnaisse que, dans hier encore il était vivant, encore porte sur hier, tandis que dans hier il était encore vivant, encore porte sur vivant. Quant au champ d’interaction de l’expression, il ne s’identifie pas à la portée, mais prend en compte les éléments du cotexte immédiat permettant d’interpréter correctement une expression ou un énoncé. Ainsi, dans un de nos exemples précédents, le champ d’interaction de l’expression laboratoire comporte le verbe locatif sortir de qui permet d’identifier laboratoire comme un type de lieu. Il est donc assez naturel que le lecteur, même s’il ne connaît pas le sens du terme, ou qu’il en connaît un qui ne convient pas, puisse malgré tout reconnaître dans le laboratoire un type de lieu, dans lequel une certaine sorte d’activité peut être effectuée. Ce sens vague peut suffire, au moins dans un premier temps, à éviter la panne interprétative. La structuration du co-texte ne se fonde pas toujours sur une base indiscutable. Ainsi, dans un texte d’Alexandre Vialatte9, donné à commenter à des lycéens, une série de phrases indépendantes permet de peindre par petites touches un décor rural : L’automne s’obstine au flanc des coteaux. Du maïs, des oiseaux s’envolent. Des feux s’allument dans les jardins. Il en monte de hautes fumées. (…)

Une divergence s’est manifestée entre les lecteurs, selon qu’ils faisaient s’envoler les oiseaux à partir du maïs ou qu’ils considéraient que le maïs, tout comme les oiseaux, s’envolait. Dans un cas comme celui-là, la structuration du co-texte semble reposer sur des critères purement externes ou internes, mais stylistiques plus que linguistiques. Critères externes : il peut sembler étrange de voir s’envoler le maïs en même temps que les oiseaux. Critères stylistiques : la symétrie des trois premières phrases repose sur le fait qu’aux trois sujets grammaticaux correspondent trois acteurs uniques (l’automne, des oiseaux, des feux), tandis qu’un chiasme fait se rencontrer les deux circonstants en fin de première phrase et en début de seconde. A cela s’ajoutent des aspects génériques. Même si la suite du texte de Vialatte assume une forme de fantastique, la précision naturaliste des notations bloque l’interprétation « poétique » selon laquelle le maïs s’envolerait avec les oiseaux. Cet exemple, tout en montrant l’importance de la structuration, montre aussi les difficultés qu’il y a à l’établir toujours sur des critères véritablement objectifs. Il semble plaider en faveur d’un modèle probabiliste, 9. Dernières nouvelles de l’homme, Julliard, 1978.

134

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

un art plutôt qu’une science de l’interprétation. C’est d’autant plus vrai que l’on se situe dans le champ de la lecture littéraire, dans laquelle les effets de polysémie sont souvent recherchés et voulus et que la marge d’indécidabilité, au lieu de devenir gênante, devient créatrice. Cependant, sur le terrain plus modeste sur lequel nous nous situons ici, la question de la structuration du co-texte peut souvent être envisagée de manière moins complexe ou en tout cas mieux objectivable. 2.3. La dimension argumentative et critique de la compétence lexicale On a rappelé en 1.2 l’importance des pré-construits et des stéréotypes dans le lexique. La théorie de l’argumentation dans la langue (ADL), développée depuis plus de vingt ans par Anscombre & Ducrot (1988) et Anscombre (1995), souligne le caractère fondamentalement argumentatif de la langue. Par extension, la théorie aujourd’hui cherche à décrire les mots lexicaux de façon à rendre compte de leur argumentativité fondamentale ; par exemple prudent aurait comme argumentation interne : « s’il y a du danger, il prend des précautions » ou « Danger DONC Précaution ». Les schèmes argumentatifs codés par le lexique sont donc fondamentaux lorsqu’on veut savoir où le scripteur veut en venir, ou décoder le type d’orientation argumentative qu’il imprime à un énoncé ou à un discours. La capacité à identifier l’argumentation interne au lexique repose par conséquent sur la connaissance des stéréotypes associés aux lexèmes et sur la capacité à adhérer ou à récuser le type d’implicitation qu’ils conditionnent. Il ne peut donc s’agir là que d’un apprentissage de longue haleine, qui suppose que la question du lexique soit intégrée dans celle des pratiques discursives. Conclusion En se détachant alors du réalisme psychologique pour concevoir l’interprétation lexicale comme une activité de langage, qui repose sur une médiation sémiotique et sur l’intersubjectivité, on suppose que le lecteur accepte de faire son deuil, à certains moments, de ce besoin de se représenter ce qu’il lit et de poursuivre malgré tout sa lecture, en intégrant les informations

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

135

sémantiques dans une représentation floue10. La possibilité d’une lecture « imagée » varie, non seulement en fonction du lexique mobilisé (il est plus facile de se représenter un arbre ou une opération chirurgicale que la phylogenèse), mais aussi selon les régimes de lecture qu’on impose au lecteur à l’intérieur d’un genre textuel. Les codes culturels contraignent la visibilité des objets décrits, ramenant les occurrences au type et liant le descriptible à la catégorisation. Dans la description elle-même, les scènes visuelles mobilisées ne relèvent pas, en tout état de cause, d’une sorte de perception indirecte, qui s’effectuerait par l’intermédiaire du verbal11. Les catégories du visible à l’œuvre dans la lecture sont en effet en grande partie des construits culturels, qui relèvent des genres et de l’intertexte, maîtrisés ou non par le lecteur. Etre lecteur, si l’on accepte cette perspective, c’est être en mesure de passer, suivant les genres, mais aussi suivant ses connaissances et ses compétences lexicales et discursives, d’une lecture « visuelle » à une lecture « abstraite », abstrait désignant simplement ici le fait que la lecture ne s’ancre pas dans le paradigme de la représentation visible. C’est d’autant plus vrai lorsque le lecteur affronte des genres théoriques, explicatifs ou argumentatifs, dans lesquels la fonction descriptive du langage est moins prégnante. Quel intérêt que peut présenter alors l’utilisation de l’expression compétence lexicale dans le contexte de l’interprétation des textes en lecture ? On ne reviendra pas sur la polysémie de la notion et ses implications idéologiques, bien mises en évidence par Dolz (2002). Le terme compétence appliqué à notre objet apparaît de toute évidence comme recouvrant des capacités de natures extrêmement hétérogènes, qui sont en outre reliées à des savoirs ou des connaissances sur la langue eux-mêmes très différents. Le fait d’utiliser une étiquette commune pourrait signifier qu’on admet qu’il y a une communication entre ces différents plans, hypothèse qui est loin d’être vérifiée. Une autre manière de répondre à la question consiste à mieux distinguer ce qui relèverait de savoirs ou de savoir-faire susceptibles d’être appris et transmis et ce qui relève d’une simple acculturation. Dans le premier cas, le terme de compétence peut avoir une utilité didactique, dans le second, il permet simplement de définir 10. Voir la notion de « lecture suspensive » chez Dufays (1994). 11. Mais l’on sait aussi que la simple « description » d’un tableau faite par un observateur d’aujourd’hui mobilise l’histoire des formes et implique une interprétation.

136

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

les conditions de bon ou de mauvais fonctionnement interprétatif, et peut rapidement s’identifier aux normes sociales qui conditionnent l’interprétation lexicale. En ce qui concerne les capacités ou les sous-compétences identifiées comme des composantes d’une hypothétique compétence lexicale appliquée à la lecture, il apparaît, si l’on se place dans la perspective constructiviste modérée que nous avons privilégiée, que toutes relèvent bien de certaines formes d’apprentissage, même si cet apprentissage peut s’effectuer — et s’effectue bien souvent — de façon informelle, lors même des activités de lecture. Un des intérêts que présente la notion de compétence est d’obliger de préciser d’où viennent les blocages lexicaux au cours de la lecture. Nombre d’entre eux sont sans doute liés aussi bien à des représentations sur la langue qu’à la méconnaissance de possibles appuis linguistiques et relèvent bien d’un entraînement plus explicite. Mais cet entraînement ne peut se réduire à des exercices lexicaux, il engage le rapport à la langue et aux discours, et à la manière dont est appréhendé le sens. Une optique purement techniciste ne peut donc suffire, il faut considérer qu’on a à faire un travail d’explicitation sur la manière dont le lexique s’inscrit, de manière plus globale, dans le processus de construction du sens. Si la notion de compétence lexicale appliquée à l’interprétation des textes en lecture permet de mieux définir certaines des activités à effectuer dans le cadre d’un tel entraînement, on propose de la laisser survivre.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ANSCOMBRE, J.-C. (Ed.) (1995). Théorie des topoï. Paris : Kimé. ANSCOMBRE, J.-C. & DUCROT, O. (1988). L’Argumentation dans la langue. Bruxelles : Mardaga. BARTLETT, F. C. (1932). Remembering : a study in experimental and social psychology. Cambridge : Cambridge University Press. DOLZ, J. (2002). Sur les fonctions de la notion de compétence en langue en didactique des langues. In V. Castellotti & B. Py (Ed.), La notion de compétence en langue. Lyon : ENS Editions. DUFAYS, J.-L. (1994). Stéréotype et lecture. Liège : Mardaga.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

137

FUCHS, C. (1991). L’hétérogénéité interprétative. In H. Parret (Ed.), Le sens et ses hétérogénéités (pp. 107-120). Paris : Editions du C.N.R.S. GROSSMANN, F. (2000). Enfances de la lecture. Manières de faire, manières de lire à l’Ecole Maternelle. Berne : Peter Lang [1ère édition : 1996]. HENRY, P. (1977). Le mauvais outil, Langue, sujet et discours. Paris : Klincksieck. KLEIBER, G. (1994). Contexte, interprétation et mémoire ; approche standard versus approche discursive, Langue Française, 103, 9-22. – (1997). Quand le contexte va, tout va. In C. Guimier (Ed.), Cotexte et calcul du sens (pp. 11-29). Caen : Presses Universitaires de Caen. KRIPKE, S. (1982). La logique des noms propres. Paris : Minuit [Edition originale : 1972]. LÜDI, G. (1995). Parler bilingue et traitements cognitifs, Intellectica, 1, 139-156. – (1997). Apprendre à construire des mots : la suffixation nominale chez des apprenants germanophones du français, Basel Electronic Working Papers in Linguistics, 1, University of Basel. PUTNAM, H. (1975). The Meaning of « Meaning ». In Mind, Language, Reality, Philosophical Papers, II. Cambrige : Cambrige University Press. – (1990). Représentation et réalité. Paris : Gallimard [Edition originale : 1988]. VICTORRI, B. (1997). La polysémie, un artefact de la linguistique, Revue de Sémantique et de Pragmatique, 2, 41-62. VICTORRI, B. & FUCHS, C. (1996). La polysémie, construction dynamique du sens. Paris : Hermès.

Plurilinguisme, compétences partielles et éveil aux langues. De la sociolinguistique à la didactique des langues Marinette Matthey UNIVERSITÉS

DE

LYON 2

ET DE

NEUCHÂTEL

Cette contribution vise tout d’abord à rappeler les résultats centraux des recherches empiriques sur le bilinguisme et les contacts de langues, et à montrer comment elles ont peu à peu introduit une approche plurilingue des phénomènes langagiers en linguistique et en didactique. Nous développerons ensuite deux thèmes qui paraissent étroitement liés à ce changement de conception : la notion de compétences partielles, largement diffusée dans les milieux s’occupant de politique linguistique de l’éducation, puis les principes de l’approche éveil aux langues qui se diffusent aussi largement, notamment en Suisse romande. 1. Les apports de la recherche suisse des années 80 sur le bilinguisme et les contacts de langues Durant la décennie 80, de nombreux travaux de recherche empirique sur les contacts de langues et le bilinguisme en Suisse, en lien avec les migrations internes et externes, ont été conduits par une équipe de sociolinguistes de Bâle et de Neuchâtel, dans plusieurs projets soutenus par le FNRS1. Ces 1. Voir par exemple Lüdi & Py (1986/2002), De Pietro (1988a), Lüdi, Py et al. (1995).

140

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

recherches ont consisté d’une part à enregistrer, transcrire et analyser, selon les méthodes de l’analyse conversationnelle, des échantillons de communication bi- ou plurilingues, et d’autre part à mener des entretiens avec les personnes concernées par les changements linguistiques vécus lors de migrations, c’est-àdire à analyser des discours sur l’apprentissage des langues, sur le bilinguisme et ses effets sur l’identité2, etc. La démarche qui a caractérisé ces recherches s’inscrit dans une approche compréhensive de la réalité sociale (socio-langagière dans notre cas), qui consiste à théoriser les théories des acteurs sociaux, car, comme l’écrit Schütz : « Les objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales se fondent sur les objets de pensée construits par la pensée courante de l’homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s’y référant. Ainsi, les constructions utilisées par le chercheur en sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions au deuxième degré, notamment des constructions de constructions édifiées par les acteurs sur la scène sociale dont l’homme de science observe le comportement et essaie de l’expliquer tout en respectant les règles de procédure de sa science. » (1987, p. 11)

Le fait de s’intéresser aux interactions vécues par les bilingues — ou, pour le dire plus clairement, le fait que des linguistes bilingues3 se mettent en demeure de théoriser un vécu socio-langagier quotidien qu’ils connaissent bien puisque c’est le leur — a eu comme première conséquence la construction d’une typologie des situations de communication qui intègre pleinement deux dimensions fondamentales jusque là restées marginales : la dimension plurilingue et celle de l’asymétrie des répertoires linguistiques. A cette époque (il y a donc une vingtaine d’années), la linguistique et la didactique des langues adhéraient encore aux six fonctions du schéma de la communication de Jakobson, et un des premiers produits de cette recherche empirique sur le bi/plurilinguisme a été de récuser la conception télégraphique et monolingue de la communication sous-tendant ce fameux schéma : non, tout n’est pas pré-codé dans la communication, le code peut être partiellement construit dans l’interaction ; non, 2. La question du traitement discursif des représentations sociales du bilinguisme a également fait l’objet d’un projet de recherche soutenu par le FNRS (voir Py, 2000 ; Matthey, 2000). 3. Bernard Py et François Grosjean à Neuchâtel, Georges Lüdi à Bâle, pour ne pas les nommer !

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

141

les places d’émetteur et de récepteur ne sont pas interchangeables dans un échange, les interlocuteurs jouent des rôles différents dans l’interaction ; non, on ne s’échange pas des messages, mais on « bricole » des significations partagées dans une interaction socialement située, etc. (Alber & Py, 1986). Ce groupe de chercheurs propose dès lors une nouvelle conception de la communication, en fait un nouveau schéma, qui prend comme objet d’analyse les interactions verbales. Comme toute vision synthétique et idéalisée, ce schéma connaitra une grande diffusion et ses qualités heuristiques sont indéniables. Il consiste à placer des interactions-types dans un espace divisé par un système d’axes délimitant quatre quadrants. Les axes constituent des continuums à deux pôles, le premier appelé unilingue-bilingue et le second endolingue-exolingue. L’axe unilingue-bilingue renvoie au nombre de langues (certains diraient peut-être aux « systèmes linguistiques ») présentes dans l’interaction, éventuellement sous forme de traces (on pense ici aux interlangues des apprenants) ; l’axe endolingueexolingue détermine quant à lui le degré de symétrie des répertoires langagiers des interlocuteurs. Lorsqu’on se rapproche du pôle endolingue, on tend vers la symétrie de ces répertoires (même âge, même sexe, même formation, mêmes intérêts, mêmes expériences langagières, haut degré de connaissances partagées, etc.). Lorsqu’on se rapproche du pôle exolingue, la dissymétrie augmente et la divergence entre les répertoires est telle qu’elle devient constitutive de l’interaction : les interlocuteurs ne peuvent plus faire comme si la communication était automatique et transparente (à moins bien sûr de « faire semblant » afin de conserver leurs faces réciproques, cas de figure non exceptionnel en situation plurilingue). Pôle exolingue (1)

(4)

Pôle unilingue

Pôle bilingue (2)

(3)

Pôle endolingue

142

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Cette typologie4 intègre le schéma jakobsonnien comme une interaction-type (zone 2, unilingue-endolingue, i.e. une langue et deux locuteurs interchangeables du point de vue des répertoires linguistiques), mais elle englobe et légitime toutes les autres situations et elle fait découvrir du même coup un mode de communication jusque là relégué hors du champ des investigations linguistiques : le parler bilingue (zone 3, endolinguebilingue). Les situations de communication endolingues dans lesquelles apparaissent le parler bilingue, avec ses phénomènes d’alternance codique, sont ainsi comprises comme des situations aussi normales que leur pendant unilingue (voir Lüdi & Py, 2002, chap. 6, ou Grosjean, 1993, pour des exemples analysés de cette façon de parler). Cette conception des situations de communication met également en lumière les situations exolingues (1 et 4) et les activités langagières spécifiques qu’elles impliquent. Ces dernières ont donné lieu à de nombreux travaux de description. 1.1. La notion d’exolingue On considère que l’expression communication exolingue apparait pour la première fois sous la plume de Porquier (1979). Pour cet auteur, l’expression réfère à la communication qui s’établit entre individus ne disposant pas de L1 commune. En 1984 cependant, Porquier glisse de communication à situation exolingue ; il parle cette fois de la dimension exolingue de la situation. Voici quelles sont les caractéristiques de cette situation exolingue : « – les participants ne peuvent ou ne veulent communiquer dans une langue maternelle commune (…) ; – les participants sont conscients de cet état de choses ; – la communication exolingue est structurée pragmatiquement et formellement par cet état de choses et donc par la conscience et les représentations qu’en ont les participants ; – les participants sont, à divers degrés, conscients de cette spécificité de la situation et y adaptent leur comportement et leurs conduites langagières. » (Porquier, 1984, pp. 18-19) 4. Bien que souvent présentée et expliquée, cette typologie présente encore une certaine variation quant à la visualisation des axes et l’attribution des pôles… Nous reprenons ici les emplacements tels qu’ils sont présentés dans de Pietro (1988b, p. 72), mais le système orthogonal est emprunté à Lüdi & Py (2002, p. 161). On trouvera des extraits de conversation illustrant ces différentes interactions types dans Matthey & de Pietro (1997).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

143

La situation est donc exolingue lorsque les interlocuteurs la considèrent comme telle, c’est-à-dire lorsqu’ils se manifestent mutuellement, par des productions discursives récurrentes, leur statut respectif dans l’interaction. En voici trois exemples : – le partenaire « faible » demande explicitement de l’aide au partenaire « fort » : comment on dit ? – le partenaire « fort », face à un feedback d’incompréhension de son interlocuteur, reformule plusieurs fois un énoncé en le simplifiant au fur et à mesure ; – le partenaire « faible » répète des mots ou des expressions prononcées par le locuteur « fort ». La situation n’est donc pas exolingue en soi ; l’exolinguisme est une situation construite discursivement par les interlocuteurs. On retrouve ainsi chez Porquier la dimension émique qui caractérise l’approche compréhensive décrite au début de cette contribution, mais on voit aussi que s’opère chez cet auteur un glissement de communication à situation. Le terme exolingue a subi ensuite de nombreux recyclages terminologiques, et on le retrouve dans des emplois qui s’éloignent passablement de cette première définition. Ainsi, dans l’ouvrage Sociolinguistique, concepts de base édité par Moreau (1997), à l’article endolingue-exolingue, Bagionni, s’il part bien de la définition-princeps de Porquier, applique ensuite le prédicat exolingue à locuteurs. Il distingue ainsi des locuteurs endolingues et exolingues au sein d’une même communauté, distinction qui renvoie à la catégorisation natifs vs non natifs de la langue de prestige des situations diglossiques (en fait celles des communautés créolophones, terrain que l’auteur connait bien). On trouve aussi chez Baggioni le prédicat exolingue appliqué à variété : variété endolingue est alors utilisé grosso modo comme synonyme de français régional, ce qui nous entraine très loin de la problématique initiale ! Enfin, en didactique des langues, Dabène (1990) a dans un premier temps parlé de milieu endolingue vs exolingue. Une classe de langue en milieu endolingue est une classe où on apprend la langue parlée aussi au dehors de la classe. L’auteure est cependant revenue (Dabène, 1994) sur cet étiquetage, en substituant homoglotte-alloglotte à exolingue-endolingue, pour réserver cette dernière distinction au type d’interaction, conformément au sens initial. L’usage du terme exolingue n’est cependant pas limité à la communauté des sociolinguistes et des didacticiens. On le

144

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

retrouve en effet dans l’extrait de conversation suivant, où quatre enseignants du secondaire II, impliqués dans différents projets d’enseignement des langues par immersion, discutent avec un enquêteur linguiste (Q) de l’étiquetage de ces nouvelles manières d’enseigner5 : 27Q 28B 29Q 30B 31L 32L 33B 34G 35L 36B 37L (…)

et puis chez VOUS vous avez baptisé euh ce genre d’enseignement/ou bien (si ?) &[vous appelez ça aussi immersion ou pas du tout [non… non nous : euh nous– moi je préférerais plutôt la ::… la :: la définition bilingue/ mhm mhm parce que j’ai entendu : euh mais je sais pas exactement à quoi on se réfère avec le terme EXOlingue… tu as déjà entendu ça/ ouais. c’est une autre langue/ (plusieurs chevauchements de parole) (à B) parce que tu peux pas parler de BIlinguisme TOI tu peux parler de [bilinguisme\ [oui mhm mhm mais pas pour les é– pas pour les élèves/. les élèves c’est une exolangue une exolangue. oui\.. alors je sais pas s’il faut appeler justement ça :: un mode EXOlingue ou BIlingue (c’est ?) mais c’est en FONction de la nouvelle matu bilingue/c’est ça. (c’est l’idée ?) ou bien

L’introduction du terme exolingue par un des participants au sein d’un énoncé qui appelle explicitement à une recherche de définition (30B : je sais pas exactement à quoi on se réfère avec le terme exolingue, tu as déjà entendu ça ?) entraine une prise de parole simultanée de plusieurs participants et une recherche lexicale interactive à fonction catégorisante (32-36) qui fournit le néologisme exolangue ainsi que la lexie mode exolingue vs mode bilingue. Le terme est ainsi devenu disponible pour catégoriser des situations d’apprentissage. Les différentes significations qu’exolingue peut prendre dans des textes produits par des linguistes et la disponibilité de ce terme dans les discours sur l’enseignement-apprentissage des 5. Données extraites du projet FNRS Le traitement discursif des représentations sociales du bilinguisme et de l’apprentissage des langues chez des enseignants et d’autres partenaires de l’interaction pédagogique (voir note 2 et Gajo & Matthey, 1998). Conventions de transcription : (xxx ?) : hésitation de transcription ; & : enchainement rapide ; [: chevauchement de parole ;/\ : intonèmes progrédients et conclusifs ;... … : pauses de différentes longueurs ; XXxx : accentuation tonique.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

145

langues pour catégoriser de nouvelles manières de faire montre que les termes techniques circulent et qu’ils sont relativement indépendants des discours qui les ont introduits. Il serait vain de vouloir s’opposer à cette prolifération sémantique qui accompagne la circulation des discours (et qui est donc au cœur de la vie des langues), mais il nous semble que la notion d’exolinguisme est intéressante si elle s’applique à l’interaction et renvoie au point de vue émique, c’est-à-dire à la manière dont les interlocuteurs font face à l’asymétrie linguistique. 1.2. Les liens entre interaction et acquisition Revenons à la typologie. L’axe endolingue-exolingue met l’accent sur l’asymétrie des répertoires linguistiques, susceptible de déboucher sur une prise de rôle des interlocuteurs qui vont se répartir les places de l’interaction en fonction des catégories natif (ou expert, ou encore professeur) et alloglotte (ou novice, ou élève). Dans ce cas, on verra apparaitre dans l’interaction ce que Py appelle la tension acquisitionnelle. Dans une interaction exolingue, les participants peuvent se sentir plus ou moins impliqués dans une entreprise de réduction de l’asymétrie linguistique, et cette éventuelle implication se manifeste par des comportements plus ou moins typés d’enseignement-apprentissage. Les séquences dans lesquelles on repère ce type de comportement ont été dénommées SPA (séquences potentiellement acquisitionnelles) par De Pietro, Matthey & Py (1989), et elles présupposent un processus de bifocalisation (Bange, 1992)6 sur la forme et sur le contenu. La bifocalisation est caractéristique de la communication exolingue dans la mesure où les divergences codiques sont prises en compte par les participants, soit parce qu’ils rencontrent un problème de communication, soit parce qu’ils s’investissent dans des activités d’enseignement-apprentissage ; dans ce cas, on parlera de contrat didactique de la conversation exolingue (de Pietro, Matthey & Py, op. cit.). 1.2.1. Exemples de SPA en situation « naturelle » L’échange suivant, enregistré de façon pirate par deux étudiantes en FLE de l’Université de Neuchâtel, met en scène les 6. « On peut considérer que la communication exolingue a lieu dans les conditions d’une bifocalisation : focalisation centrale de l’attention sur l’objet thématique de la communication ; focalisation périphérique sur l’éventuelle apparition de problèmes dans la réalisation de la coordination des activités de communication » (Bange, 1992, p. 56).

146

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

deux jeunes femmes elles-mêmes et un postier. L’extrait montre comment la résolution d’un problème de communication peut se transformer en véritable leçon de vocabulaire impliquant un expert et des novices en français. Au guichet (Corpus Neuchâtel) il faut aller au guichet lettres alors hum neuf ou dix dix/ dix ou neuf hein/ dix quoi/ le guichet guichet c’est quoi guichet je sais pas (rire) mais si c’est :… vous êtes à un guichet ici.. c’: c’est devant le guichet c’est quoi\ mais ouais c’est. ici vous êtes à un guichet… ici (geste ?) aha oui je comprends ah :… d’accord (…) c’est devant donc… ici vous êtes au guichet deux 15A1 aha 16P au deux. il faut aller au neuf ou au dix 17A1 ah 18P j’ose vous demander d’aller un peu à côté il y a beaucoup de monde qui attend 19A oh (rire) 20P merci

1P 2A1 3P 4A1 5P 6A1 7P 8A1 9A2 10P 11A2 12P 13A1 14P

Le terme guichet introduit par le postier en 1 est obscur pour les jeunes femmes. D’une part, elles ne connaissent pas les rituels de la poste (à l’époque les diverses opérations s’effectuaient à des guichets différents) et d’autre part, comme on le voit peu à peu, elles ne peuvent attribuer un référent à la forme guichet. Les tours de parole 8 et 9 manifestent cette incompréhension et P avance une première explication (10), qui n’est pas suffisante (A2 en 11 réitère sa demande et il est vraisemblable que P, répétant à son tour son énoncé précédent, fait un geste qui déclenche cette fois la compréhension). P explique ensuite quelque chose que les deux étudiantes ne comprennent peut-être pas totalement7, comme le manifestent les brefs ah et oh qui ponctuent les énoncés de P. Le postier met fin à cette leçon de vocabulaire par 7. L’explication est en fait beaucoup plus longue et a été abrégée pour des raisons de place. On voit que les opérations à la poste ne demandent pas seulement des connaissances lexicales, mais également un savoir-faire culturel qui peut à l’occasion être explicité.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

147

un énoncé qui ne concerne plus la langue de l’interaction mais bel et bien les opérations postales (18P : j’ose vous demander d’aller un peu à côté…). La séquence latérale8 — qui est une SPA selon notre terminologie — fait apparaitre un autre cadre que celui habituellement attendu à la poste : les tours 8 à 13 passeraient très facilement pour un extrait de jeu de rôle dans une classe de FLE, ce qui montre que tout un chacun peut être amené à jouer le professeur dans une langue dont il est expert. Nul contrat didactique dans cet échange, simplement une recherche de signification partagée qui constitue en même temps une occasion d’apprentissage. En revanche, l’extrait suivant manifeste ce que nous avons appelé un contrat didactique. 1A 2N1 3N2 4A 5N1

Avoir ou être ? (Corpus Bielefeld) tu as été à : mmh/ tu es allée tu [es allée à euh Toscane [je suis allée en Toscane

A est une jeune Allemande en séjour linguistique en France. N2 est la mère de sa correspondante et N1 une amie de celle-ci. En 1, A se lance dans un énoncé que N2 en 3 reformule, quand bien même l’énoncé de A ne pose pas de problème de compréhension, comme le montre le feedback de N1 en 2. A répète alors la forme verbale que N2 vient de mettre à sa disposition et l’échange entre A et N1 se poursuit avec un chevauchement. Tout se passe comme si A et N2 avaient conclu un contrat didactique autorisant N2 à intervenir sur les énoncés de A, dès qu’ils contreviennent à son sentiment normatif, sans que les faces des interlocutrices soient mises en danger par ce comportement. 1.2.2. Exemple de SPA en classe d’immersion Dans les classes d’immersion, où on étudie une matière dans une langue que l’on apprend, on rencontre également des SPA, ces moments d’interaction où une attention particulière est prêtée à la forme, soit à l’occasion d’un obstacle réel à la compréhension, soit comme dans l’extrait ci-dessous (cours de « connaissance de l’environnement » donné en italien à des 8. Le terme de séquence latérale est une traduction de Side sequence, événement conversationnel décrit et baptisé ainsi par Jefferson (1972).

148

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

élèves francophones), parce que l’enseignant adresse une demande de clarification à l’élève. 1M 2E 3M 4E 5M 6E 8M

Traccia o orma ? cos’abbiamo detto ancora ? euh.. che la.. c’era una traccia c’era una traccia/cosa vuol dire ? una traccia.. di piede ah : un orma sulla luna\ non una traccia un orma di piede\ l’huomo ha lasciato le sue impronte digitali/ sulla luna\ non impronte digitali impronta dei piedi9

Le lexème traccia n’est pas accepté par la maitresse (peut-être par souci d’éviter les faux-amis ?). Celle-ci déclenche une première séquence latérale en formulant une question d’éclaircissement (3). L’élève précise alors tracccia di piede et M lui fournit le lexème qui lui semble plus approprié orma (peut-être parce que plus distant du français et plus standard en italien ?). Dans le même énoncé (5), orma est reformulé dans un deuxième temps par impronte. Cette intervention de M focalisée sur les formes linguistiques déclenche alors une nouvelle séquence latérale amorcée cette fois par l’élève, qui a visiblement fait le lien entre impronte et empreinte, terme qu’il associe syntagmatiquement à digitale, d’où cette nouvelle question de clarification digitali/qui renvoie au contenu (ironie ?) : M refuse cette fois l’interprétation et réitère impronta dei piedi. Le traitement de ces trois exemples est une illustration du couplage qui peut s’opérer entre la description d’interactions exolingues et la recherche d’observables permettant de théoriser le processus d’acquisition d’une L2 dans l’interaction (Matthey, 2003). On s’aperçoit que les données linguistiques négociées dans l’interaction sont souvent lexicales, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où le mot constitue l’unité pratique par excellence de la langue : facilement décontextualisable, il se prête donc bien au traitement conversationnel. Mais Jeanneret & Py (2002) montrent que des constructions syntaxiques s’élaborent souvent à deux et que cette fabrication commune du discours peut également être considérée comme une modalité des SPA. Finalement, les différents travaux empiriques qui viennent d’être évoqués montrent que la production de l’alloglotte s’ap9. Cet exemple provient du mémoire en linguistique de Fabrizio Smania (1997), dirigé par B. Py.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

149

parente plus au bricolage linguistique effectué en collaboration avec un locuteur plus expérimenté, voire sous le contrôle de celui-ci, qu’à la mobilisation solitaire de son interlangue pour produire un message à l’intention d’un destinataire attentif peut-être mais passif. Ce changement de conception entraine des conséquences en chaine. – La première est qu’on passe alors insensiblement d’une vision de la langue ou de l’interlangue comme système à une vision de la langue et de l’interlangue comme ensemble de ressources mobilisables. L’interaction exolingue va être considérée comme une des ressources de l’interlangue, dans la mesure où, comme on l’a vu, elle peut donner lieu à des activités langagières qui sont autant d’occasions d’apprentissage, donc autant de moments favorables pour faire évoluer l’interlangue. On retrouve ici l’idée vygotskienne de la construction sociale des connaissances. – Ensuite, la notion de ressources n’est plus très compatible avec celle, trop rigide, de code linguistique et on lui préférera celle de répertoire langagier, conçu comme un répertoire de formes plus ou moins éloignées et non comme un ensemble de structures. Ce faisant, on relativise les frontières entre les langues et on minimise les différences entre elles (si vous savez le français et le latin, vous savez déjà un peu l’italien, par exemple). – Enfin, il nous semble que ces deux déplacements permettent de soutenir une thèse de plus en plus évoquée dans les milieux de la politique linguistique éducative (qu’elle soit suisse ou européenne), comme chez les formateurs d’enseignants (mais un peu moins chez les enseignants et encore moins semble-t-il chez les élèves10) : on peut non seulement communiquer sans « maitriser » le système, mais l’idée même de maitrise pourrait être un frein à l’apprentissage. Voici comment un formateur d’enseignants (C) exprime cette thèse dans un groupe de pairs11 : 85C 86Q 87C 88B

oui & oui moi il me semble qu’on apprend pas assez les langues. à l’école parce QUE il y a ce MYTHE. de : perfectionnisme mmh mmh (approbateur) hein on dit il faut & il faut que nos (aspiration) il faut que les enfan : ts heu :. heu soient conduits à une MAITRISE de la langue or maitrise c’est déjà un mot tout à fait FAUX/ et utopique

10. Voir Matthey (2000). 11. Données issues du projet sur les représentations du bilinguisme (voir note 5).

150

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

89C 90Q 91C

92Q 93C

il est FAUX mmh parce que i– & ce & i & i & il veut & il donne une image il donne l’image qu’on est NOUS. qu’on se place au-dessus de la langue or on est jamais au-dessus de la langue on est toujours dans la langue. on ne la maitrise pas on l’HABITE. hein ouais on habite une langue. on l’habite peut-être mieux/peut-être moins bien. mais on habite une langue et puis heu : & et puis heu : i– & l’école devrait heu : je sais pas promouvoir des méthodes qui PERmettent aux & aux & aux apprenants/d’ENTRER de ::&d’entrer dans ces langues. comme on entre dans des maisons dans des parcs dans des jardins. et caetera

Cette attaque en règle contre une certaine vision normative des langues propre au sens commun nous renvoie à l’idée de compétences partielles. C’est cette notion que nous allons envisager maintenant, en analysant cette fois des fragments de discours diffusés sur Internet. 2. La notion de compétences partielles en débat Dans un rapport d’information récent sur les travaux parlementaires du Sénat français consacrés à l’enseignement des langues étrangères en France12, dans un chapitre intitulé « Le plurilinguisme, une nouvelle approche pour l’apprentissage des langues », on peut lire ce paragraphe : « [cette approche] comprend en outre le « concept révolutionnaire » de compétences partielles, qui permet de développer la capacité plurilingue de chacun à des degrés de maitrise hétérogènes, selon les besoins individuels de la vie professionnelle ou privée : le peu que l’on sait d’une langue a déjà de la valeur ; il ne s’agit pas d’un objectif au rabais, mais d’une approche permettant de souligner les deux aspects essentiels de l’apprentissage des langues : pouvoir établir la communication avec l’autre et parvenir à un niveau minimal pour être motivé à se former tout au long de la vie. »

Il nous semble que c’est à nouveau une mise en question de la vision normative des langues qui est proposée ici, par le fait qu’on explicite, pour le réfuter, le présupposé : compétences partielles = objectif au rabais. Implicitement, on valorise le bricolage communicatif et on table sur l’existence d’un niveau minimal 12. Rapport d’information n° 63 (2003-2004) de M. Jacques Legendre, élaboré au nom de la Commission des affaires culturelles, déposé le 12 novembre 2003.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

151

permettant d’entretenir la motivation pour l’apprentissage des langues tout au long de la vie. Slodzian, dans une intervention de clôture d’un séminaire européen sur la compréhension multilingue en 199713, thématise déjà ce présupposé. Ses propos évoquent en filigrane la vigueur des débats qui ont animé le séminaire : « Dans la discussion, il a été largement question des réactions négatives que soulève le principe de compétences partielles comme remise en cause d’une pédagogie “perfectionniste”. Il faut mettre en évidence les termes de l’alternative. Disqualifier la compréhension multilingue comme “méthode au rabais”, c’est accepter l’hégémonie d’une ou deux langues, et l’irrémédiable déclin des autres. Il faut dire et montrer qu’un enseignement des langues axé sur l’acquisition de compétences partielles, fondé sur les besoins de l’apprenant est à la fois nécessaire et applicable. Cette position rompt évidemment avec la conception monolithique de l’apprentissage des tenants du tout ou rien. »

Si, en tant que linguiste, on ne peut être que satisfaite de l’apparition d’une vision moins normative et plus fonctionnelle des langues et du langage (cela pourrait signifier que les linguistes ont une influence sur les représentations communes, ce qui serait tout de même une bonne nouvelle !), on peut aussi voir dans ce plaidoyer pour l’apprentissage de plusieurs langues secondes une manière de lutter contre le « tout-à-l’anglais » qui menace la diversité linguistique européenne. On pourrait y voir aussi un nième avatar de la pensée néo-libérale en matière d’éducation : l’école engage certes des moyens importants pour favoriser l’apprentissage des langues (31 % du temps scolaire dans PECARO, le nouveau Programme cadre romand), mais l’apprentissage des langues secondes est tellement lié aux besoins individuels que c’est à chaque individu de « faire l’effort » acquisitionnel qui s’impose en dehors de l’école. Comme l’écrit Legendre (op. cit., voir note 11) : « l’école n’a pas à porter seule la responsabilité de l’acquisition de compétences linguistiques : elle doit jeter les bases permettant à chacun d’« apprendre à apprendre », le bagage linguistique de chaque individu ayant vocation à être entretenu, approfondi et diversifié tout au long de la vie ».

On peut se demander si derrière cette déclaration, qui semble somme toute raisonnable, on ne tend pas à justifier et naturaliser des inégalités de fait. On sait en effet que les ressources 13. http://crim.inalco.fr/recomu/colloque/22.phtml

152

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

financières et symboliques devant être mobilisées dans les projets linguistiques en dehors de l’école sont pour le moins inégalement réparties. De plus, les professions dans lesquelles les futurs adultes se projettent, souvent avec beaucoup de réalisme, ne nécessitent pas toutes des compétences plurilingues, même partielles. Comme le dit cet élève étranger de 17 ans : « pour emballer des cartons on n’est pas obligé de savoir 36 langues »14. Perrenoud (2000) rejoint le constat de cet élève en dénonçant une instrumentalisation de l’école au profit des classes moyennes et au détriment des classes populaires ; les discours actuels sur l’apprentissage des langues secondes à l’école exprimeraient ainsi selon lui un « ethnocentrisme de classe »15. Au-delà de la critique sociopolitique qu’on peut adresser à cette notion de compétences partielles, on peut encore se demander — comme nous l’avons fait pour le terme exolingue — si elle signifie la même chose pour tout le monde. Il est rare en effet de trouver une définition de cette expression. En revanche, les différentes personnes qui l’utilisent procèdent souvent par voie d’exemplification : Lüdi, dans une annexe du Concept général pour l’enseignement des langues16 écrit que les systèmes éducatifs devraient « viser des compétences partielles (p. ex. des compé14. Voici le contexte de cette citation : Enq est-ce qu’au contraire y a des gens qui pourraient très bien s’en sortir en parlant entre guillemets que français ? E1 oui aussi je pense E2b en ouais les emballeurs par exemple même de cartons E1 t’as de ces métiers (rires) E2 non mais c’est vrai n’empêche que quand on emballe dans un carton on veut pas savoir cinq langues on n’en a besoin de qu’une on veut pas parler aux cartons mais juste pour dire par exemple il est prêt. parce que ceux qu’habitent en Suisse non ceux qui viennent en Suisse pour travailler dans une usine comme emballeur ou paqueteur ils sont obligés de savoir la langue suisse E1 (répète) suisse ?. français (rires) E2 français. mais arrête (rit et fait mine de frapper E1) ouais pour emballer on n’est pas obligé de savoir 36 langues Ces données sont extraites d’un projet financé par DORE (no 5296.1 FHS) sur les pratiques et représentations des langues chez des élèves en classes de préformation (Matthey & Hensinger, 2002). 15. Duru-Bellat (2003, p. 38) va dans le même sens que lui lorsqu’elle affirme, sur la base de nombreux travaux en sociologie de l’éducation, que les familles socio-culturellement favorisées cherchent à maintenir leurs avantages pour leur descendance, en s’efforçant de promouvoir des structures et des curriculums qui leurs sont favorables. 16. http://www.romsem.unibas.ch/sprachenkonzept/Annexe_20.html

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

153

tences orales ou écrites, de compréhension ou de production seulement) qui tiennent compte des besoins actuels réels des apprenants » ; Perez, dans la synthèse d’un colloque Lingua à l’IUFM de Dijon sur la promotion de l’apprentissage des langues européennes, écrit à propos des certifications qu’elles doivent être construites « afin de s’adapter aux pratiques et aux profils des différents apprenants, notamment ceux qui possèdent des compétences partielles, par exemple d’origine familiale (émigrants) ou en cas de mobilité géographique ». La Recommandation 98 du Conseil de l’Europe lie quant à elle compétences partielles à objectifs en affirmant qu’il faut définir des objectifs pour une évaluation des compétences partielles, et en donnant comme exemple d’objectifs réalistes les niveaux seuils élaborés dans les années 70. Rien de bien nouveau, donc… On peut se demander si, pour certains, compétences partielles ne signifie pas aussi « langue de spécialité », et ne rejoint pas ainsi la spécificité du FOS (français sur objectifs spécifiques). Les futurs étudiants en biologie doivent apprendre l’anglais de la biologie, par exemple… Dans ce cas, on ne relativise aucunement l’importance de la maitrise normative ; on affirme simplement que tous les domaines d’une langue ne peuvent être appris. Pour clore cette section, nous soulignerons que l’idée d’en finir avec le purisme et le perfectionnisme dans l’apprentissage des langues est une très bonne chose, mais qu’elle se heurte malheureusement aux pratiques séculaires d’évaluations normatives des productions linguistiques en situation scolaire. Il y a un risque sérieux que l’école mette de moins en moins l’accent sur les aspects formels des langues dans l’enseignement, tout en le maintenant dans l’évaluation, faute de ne pas savoir évaluer ce qu’elle enseigne. De ce fait, seuls les meilleurs élèves se tireront d’affaire, notamment ceux dont les parents investissent des ressources en temps ou en argent dans le parcours scolaire de leurs enfants ! Il est donc urgent que des linguistes et des didacticiens tentent d’élaborer de nouveaux objets d’évaluation, compatibles avec la notion de compétences partielles.

154

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

3. L’éveil aux langues : cultiver le terrain des apprentissages Les tenants de la pensée néo-libérale qui aimeraient favoriser les apprentissages linguistiques individuels en dehors de l’école, et celles et ceux qui défendent avant tout les valeurs démocratiques de justice et d’égalité se rejoignent sur ce constat : le temps scolaire est compté et la place accordée à l’enseignement des langues secondes ne peut augmenter indéfiniment. Comment dès lors favoriser les apprentissages linguistiques tout en n’apprenant pas une langue en particulier ? La démarche « Eveil aux langues » se conçoit comme une réponse possible à cette question17. Elle vise avant tout à favoriser l’émergence d’une nouvelle culture langagière au sein de l’école, qui soit en rapport avec la société linguistiquement et culturellement pluraliste d’aujourd’hui. En cela, elle est aussi une approche plurilingue des langues et de la communication. Plus concrètement, l’éveil aux langues a pour vocation de confronter les élèves à la diversité linguistique et d’utiliser cette confrontation pour déclencher des apprentissages. Les activités didactiques proposées dans la démarche visent à : – développer des attitudes positives face à la diversité linguistique et culturelle ; – accroitre la motivation à l’apprentissage des langues ; – construire des aptitudes favorables au processus d’acquisitionapprentissage des langues. Afin d’illustrer comment on peut concrétiser ces trois objectifs dans un support didactique, nous en présenterons brièvement un, extrait des moyens EOLE18. Cette activité entraine les élèves à mobiliser leur répertoire langagier, à mettre en commun les ressources disponibles dans la classe (répertoire langagier de tous les élèves, mais également dictionnaires de langues) pour créer des inférences permettant de comprendre un texte dans une langue inconnue, au cours d’une tâche plutôt ludique permettant de se confronter à la réalité du métissage des langues. Cette activité débute par une mise en situation, dans laquelle on 17. Plusieurs publications ont été consacrées à la présentation de la démarche « Eveil aux langues », notamment par le biais du projet EVLANG (Candelier, 2003). De plus, en Suisse romande, des moyens d’enseignement ont été édités en 2003 et devraient peu à peu faire leur apparition dans les classes, même si aucun curriculum n’est envisagé (EOLE, Perregaux et al., 2003). 18. Education et ouverture aux langues à l’école (EOLE), Volume 2, p. 133.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

155

demande aux élèves de lire et de comprendre la blague suivante, rédigée selon les principes de l’europanto de Marani19. Der Mann col leone A policeman sieht pasar a einen Mann, qui se promène with un leone en laisse. — Eh, signor, stop !, says the policeman. Der Mann si ferma. The policeman says him : — No puede vous promener so col leone. Sie müssen l’amener al zoológico ! — D’accord, signor Policeman, answers le propriétaire del leone, without to protest. Pero al dia suivant the policeman voit de nuevo pasar a den gleichen Mann, che cammina de nouveau col leone. — Eh signor !, says the policemand böse. Qu’est-ce que do you faites col leone ? Haben Sie ihn no al zoológico llevado ? — Yes, signor Policeman, répond der Besitzer del leone. Siamo andati. Pero today, nous allons ins Kino. Kino es sa favourite distraction.

La réaction attendue est un premier jugement sur la capacité à effectuer ce qui est demandé : « impossible, on comprend pas ! ». Encouragés à tout de même s’engager dans la tâche, les élèves, en collaborant et en mettant à contribution les ressources linguistiques de tout le monde, en s’appuyant sur diverses hypothèses rendues possibles par des activités de comparaison entre les formes inconnues et celles présentes dans leur lexique mental, parviennent finalement à comprendre le gag. Une fois que le texte a été compris, les élèves sont appelés à verbaliser les stratégies qu’ils ont mises en œuvre pour parvenir à comprendre ce qui n’était pas immédiatement transparent pour eux, et l’enseignant prend note de ce qui lui parait particulièrement pertinent. Les élèves donnent leur avis sur ce curieux sabir (est-ce une langue ou non ?), sur le mélange des langues en général, voire sur le parler bilingue si des élèves connaissent cette expérience langagière et désirent la thématiser. Le support propose une deuxième séance, sous la forme d’une activité de production de blagues en classopanto, où les élèves s’aident de mini-dictionnaires et exploitent, le cas échéant, les connaissances linguistiques des élèves qui parlent d’autres langues. Au cours de cette activité apparait alors le 19. Diego Marani, traducteur pour le Conseil des ministres européens, a tenu une rubrique de politique satirique en europanto dans Le Temps. Il a également écrit Las Adventures des inspectors Cabillot, (Editions Mazarine, 1999). L’europanto mixe sans complexe les langues européennes majoritaires (français, allemand, anglais, espagnol, italien) et quelques autres (flamand, latin…).

156

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

répertoire langagier propre à la classe, et — aspect non négligeable — les connaissances linguistiques des élèves parlant une langue minoritaire se trouvent reconnues et légitimées par l’effet de co-présence à l’écrit avec la langue de l’école. Les activités cognitives sollicitées dans ce support sont les mêmes que celles qui sont requises face à la compréhension et à la production dans une « vraie langue » qu’on ne connait que très peu, et l’europanto permet de traiter de l’aspect ludique du mélange des langues, tout en mettant en évidence les fonctions communicatives essentielles qu’il remplit dans les situations de communication exolingue, comme stratégies permettant d’accroitre les ressources langagières. Dans ce support, on cherche à développer des attitudes positives face au mélange des langues, ingrédient indispensable d’un savoir-faire plurilingue basé sur des compétences partielles. L’aspect ludique et problématique du support parvient à capter l’attention des élèves, qui s’engagent dans la tâche, découvrent ou exercent des stratégies permettant d’accéder au sens par calculs inférentiels. Cette manière de procéder (qui rappelle les situations-problèmes de la didactique des mathématiques) est bénéfique en termes de motivation et concrétise cet « apprendre à apprendre les langues » que Legendre appelle de ses vœux dans son rapport (voir 2, supra). 4. Conclusion Nous sommes partie d’une présentation de travaux sociolinguistiques qui ont contribué à construire et à diffuser une conception renouvelée des langues et de leur apprentissage, dont la caractéristique principale est qu’elle donne à l’interaction et au plurilinguisme une place centrale dans la communication. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’apprendre une langue étrangère à l’école en tentant d’acquérir une compétence de locuteur natif de cette langue ; il s’agit plutôt d’entrer, dans le cadre du parcours scolaire, dans au moins deux langues secondes ou étrangères (rappelons que la langue de l’école est déjà une langue seconde pour une bonne partie des élèves), de manière à devenir un locuteur alloglotte habile, capable de supporter le choc des situations de communication exolingue, situations qui se rencontreront hors de l’école et qui constitueront

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

157

autant d’occasions de poursuivre les apprentissages linguistiques. L’accent mis actuellement sur le plurilinguisme et la nécessité de développer des compétences partielles ainsi que la diffusion de l’approche Eveil aux langues renforcent cette vision des choses, très emblématique de ce début du XXIe en Europe, où certains cherchent à résister au tout-à-l’anglais en promouvant le plurilinguisme pour tous.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ALBER, J.-L. & PY, B. (1986). Vers un modèle exolingue de la communication interculturelle, Etudes de Linguistique Appliquée, 61, 78-90. BANGE, P. (1992). A propos de la communication et de l’apprentissage en L2, notamment dans ses formes institutionnelles, Aile, 1, 5385. CANDELIER, M. (Ed.) (2003). L’éveil aux langues à l’école primaire. Evlang : bilan d’une innovation européenne. Bruxelles : De Boeck. DABÈNE, L. (1990). Diversité des situations d’enseignement-apprentissage d’une langue étrangère. In L. Dabène et al. (Ed.), Rituels et variations dans la classe de langue étrangère. Paris : Crédif-Hatier (LAL). – (1994). Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues. Paris : Hachette. DE PIETRO, J.-F. (1988a). Conversations exolingues : une approche linguistique des interactions interculturelles. In J. Cosnier et al. (Ed.), Echanges sur la conversation (pp. 251-267). Paris : Editions du CNRS. – (1988b). Vers une typologie des situations de contacts linguistiques, Langage et Société, 43, 65-89. DE PIETRO, J.-F., MATTHEY, M. & PY, B. (1989). Acquisition et contrat didactique : les séquences potentiellement acquisitionnelles de la conversation exolingue. In D. Weil & H. Fugier (Ed.), Actes du troisième colloque régional de linguistique (pp. 99-124). Strasbourg : Université des sciences humaines et Université Louis Pasteur. DURU-BELLAT, M. (2003). L’école pourrait-elle réduire les inégalités ? Sciences Humaines, 136, mars 2003, 36-39. GAJO, L. & MATTHEY, M. (1998). Dénomination et catégorisation des modèles d’enseignement des langues : entre institution et pratiques, Bulletin suisse de linguistique appliquée (VALS-ASLA), 67, 111-124.

158

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

GROSJEAN, F. (1993). Le bilinguisme et le biculturalisme : essai de définition, TRANEL, 19, 13-42. JEANNERET, Th. & PY, B. (2002). Traitement interactif de structures syntaxiques dans une perspective acquisitionnelle. In F. Cicurel & D. Véronique (Ed.), Discours, action et appropriation des langues (pp. 37-52). Paris : Presses de la Sorbonne nouvelle. JEFFERSON, G. (1972). Side sequences. In D. Sudnow (Ed.) Studies in social Interaction (pp. 294-338). New-York : The Free Press ; London : Collier-MacMillan Limited. LÜDI, G. & PY, B. (2002). Etre bilingue (2ème édition revue). Berne : Peter Lang [1ère édition : 1986]. LÜDI, G., PY, B., DE PIETRO, J.-F., FRANCESCHINI, R., MATTHEY, M., OESCHSERRA, C. & QUIROGA, Ch. (1995). Changement de langage et langage du changement. Lausanne : L’Age d’Homme. MATTHEY, M. (2000). Les représentations du bilinguisme et de l’apprentissage des langues dans l’institution éducative, Etudes de linguistique appliquée, 120, 487-496. – (2003). Apprentissage d’une langue et interaction verbale (2e édition revue et complétée). Berne : Peter Lang [1ère édition : 1996]. MATTHEY, M. & DE PIETRO, J.-F. (1997). La société plurilingue : utopie souhaitable ou domination acceptée ? In H. Boyer (Ed.), Plurilinguisme : « contact » ou « conflit » de langues ? (pp. 133-190). Paris : L’Harmattan. MATTHEY, M. & HENSINGER, C. (2002). Pratiques et représentations des langues chez des élèves en classes de préformation dans une école du secteur tertiaire. Rapport final. Subside DORE 5296.1. MOREAU, M.-L. (Ed.) (1997). Sociolinguistique. Concepts de base. Liège : Mardaga. PERREGAUX, Ch., dE GOUMOËNS, Cl., JEANNOT, D. & DE PIETRO, J.-F. (Ed.) (2003). Education et ouverture aux langues à l’école. Neuchâtel : Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin – Secrétariat général (2 vol. + brochure d’accompagnement). PERRENOUD, Ph. (2000). Trois pour deux : langues étrangères, scolarisation et pensée magique. Vous n’êtes pas bilingue ? Devenez trilingue ! L’éducateur 13, 31-36. PORQUIER, R. (1979). Stratégies de communication en langue non maternelle. Travaux du Centre de recherches sémiologiques. Neuchâtel : Université, 39-52. – (1984). Communication exolingue et apprentissage des langues. In Acquisition d’une langue étrangère III (pp. 17-47). Paris : Presses universitaires de Vincennes ; Neuchâtel : Centre de linguistique appliquée.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

159

PY, B. (Ed.) (2000). Analyse conversationnelle et représentations sociales. Unité et diversité de l’image du bilinguisme, TRANEL (Travaux Neuchâtelois de Linguistique), 32, 196 pp. SCHÜTZ, A. (1987). Le chercheur et le quotidien (A. Noschis-Gilliéron, trad.). Paris : Klincksieck [Original publié en 1971 ; textes écrits entre 1899 et 1959]. SMANIA, F. (1997). Expérience interculturelle à l’école primaire : aspects linguistiques. Mémoire de licence en linguistique sous la direction de B. Py. Université de Neuchâtel : FLSH.

Les compétences à l’épreuve de l’enseignement littéraire Christophe Ronveaux GRAFE, UNIVERSITÉ

DE

GENÈVE

Car s’il y a quelque chose d’essentiel dans l’analyse textuelle, c’est bien, à mes yeux, ce va-et-vient incessant entre le lecteur (conçu comme le siège de réactions diverses, que nous nommons effets) et le texte (pris comme source de certaines de ces réactions, par le biais de certains de ces éléments ou structures, que nous appelons ses moyens). (GEORGES LEGROS, L’analyse textuelle « à la liégeoise »)

1. La Problématique Le « concept étendard » de l’approche par compétences a fait l’objet de nombreuses critiques ces dernières années. Les uns ont dénoncé ses présupposés idéologiques (Rey, 1998), les autres, l’insuffisance de son appareillage conceptuel et l’ambigüité de son statut scientifique (Bronckart & Dolz, 1999), chacun s’accordant sur la nécessité de revoir le paradigme et ses effets. Mais cette nécessité de chercheur peine à se faire entendre auprès des décideurs qui continuent d’en promouvoir l’application dans les classes. En Belgique francophone en particulier, une implémentation méthodiquement planifiée se poursuit à

162

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

tous les échelons des cycles, du primaire au secondaire, et en tous les lieux stratégiques de diffusion, des instructions officielles aux manuels, en passant par les formations continuées. L’enseignement du français au secondaire supérieur n’échappe pas à cette influence, et l’approche par compétences y génère un paradoxe particulièrement intéressant pour la discipline. L’enseignement du français au cycle supérieur poursuit en effet des objectifs qui s’inscrivent dans une longue tradition : il vise d’une part la maitrise d’activités langagières (écrire, lire, parler, écouter) et d’autre part la formation à des valeurs humanistes par la fréquentation des textes littéraires. Ces objectifs s’articulent sur des objets qui, loin de s’exclure, se complètent : le premier, de nature processuelle, se développe en exercices par le truchement d’activités de production écrite et/ou orale ; le deuxième, de nature historico-culturelle, est constitué d’un ensemble de produits textuels achevés et singuliers. On le voit, ces deux objets ont des propriétés qui relèvent de champs d’investigations bien distincts. L’étude des ressources langagières à la source du processus de production écrite et/ou orale excède la littérature, de même que l’étude de la littérature et de ses circuits de production, légitimation ou diffusion excède les savoirs sur la langue. Si ces deux champs ont une relative autonomie sur le plan de la recherche, on voit mal cependant comment l’enseignement de la littérature pourrait se passer des questions posées par la psycho-socio-linguistique sur cette activité de sémiotisation qu’est la compréhension en lecture. Par ailleurs, au moment d’enseigner la lecture, à côté de la « notice d’utilisation », de la « recette de cuisine », du « débat régulé », il est difficile de faire l’impasse sur ces productions singulières, porteuses de valeurs, que d’aucuns qualifient de « littéraires ». Or l’approche par compétences a figé les positions et renvoyé les deux champs dos à dos, en privilégiant nettement l’objectif de maitrise de l’activité langagière. Du même coup, la littérature se trouve subordonnée à l’enseignement de la lecture, quand elle n’a pas disparu purement et simplement des textes prescriptifs. Notre visée est moins d’étudier ce cas particulier de politique éducative et d’intervention que d’observer la mise en mots d’un concept militant. Cette observation sera conduite à partir de deux lieux distincts. Du côté de l’institution, à partir des grandes finalités qui balisent les conduites d’enseignement, nous analyserons la mise en loi de l’approche par compétences.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

163

Menée en amont de l’enseignement/apprentissage, au premier niveau de la transposition didactique, cette analyse se déclinera de la manière suivante : quels sont les termes retenus dans les documents officiels pour décrire l’approche par compétences ? Comment les textes préfigurants ont-ils organisé et hiérarchisé cette approche ? De quelles orientations ces organisations et hiérarchies sont-elles porteuses pour la pratique ? Du côté des pratiques effectives des enseignants, la question sera moins d’observer comment les enseignants transposent peu ou prou ces recommandations — les implémentations sont trop récentes pour en évaluer les effets durables — que de saisir à la surface de l’évènement énonciatif les mouvements de réécriture par lesquels un objet d’enseignement se configure progressivement, sous les gestes de présentification et de pointage de l’enseignant1. 2. Le corpus et son contexte Notre analyse se déploie sur deux types de données. Le premier type est composé de données textuelles essentiellement écrites (instructions officielles, programmes, référentiel de compétences, décret) ; le deuxième type comprend des données orales, captées par caméra et fixées sur support numérique (deux leçons données par deux enseignants couvrant deux périodes chacune). Détaillons les données du premier type. Les textes que nous avons sélectionnés constituent chacun une unité rédactionnelle, thématique, qui a sa visée propre, un lectorat spécifique et qui relève d’instances légitimantes distinctes. Nous avons regroupé sous l’appellation Instructions officielles des documents qui ont 1. Schneuwly (2000, pp. 24 et sqq) distingue deux gestes : le geste de présentification par lequel l’enseignant rend présent une première fois l’objet d’enseignement et le geste de pointage par lequel il déplie, élémentarise, décompose l’objet d’enseignement. Il faudrait revenir sur cette distinction, en particulier sur la définition de la « présentification » comme milieu didactique dessiné par une « forme quelconque (texte, fiche, enregistrement, formule, schéma, notation au tableau noir) », selon les termes de Schneuwly (2000, p.25), mais notre objet est autre ici. A l’occasion du colloque du REF qui s’est tenu à Genève en 2003, nous avons présenté, avec J.-L. Dufays, une première formulation de ce qui paraît être au cœur de la médiation. Quant aux questions de méthodes, notamment celles qui prévalent dans les découpages séquentiels et hiérarchiques, elles sont à replacer dans le contexte de la recherche (FNRS 1214-068110), menée actuellement par le Groupe Romand d’Analyse du Français Enseigné (GRAFE), visant à décrire et à comprendre la construction et la transformation des objets enseignés en classe de français.

164

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

été approuvés par le parlement belge et ont donc force de loi : le décret « Missions » (Ministère de l’Education, s.d. [1997]), les « Socles de compétences » (Ministère de la Communauté française, s.d. [1999]), les « Compétences terminales et savoirs requis en français » (Ministère de la Communauté français, s.d. [1999]). Ils assignent aux enseignants l’objectif prioritaire de développer des compétences, et déclinent cette obligation en objets transversaux et disciplinaires. Sous l’appellation Programme figurent les documents rédigés par l’organe représentatif du réseau dit « subventionnel libre »2, intitulés « Programme. Français. 3e degré Humanités générales et technologiques3 » (Fédération de l’enseignement secondaire catholique, 2000). Ils traduisent en termes méthodologiques les listes d’objets déterminés par les Instructions. L’intérêt de ce corpus réside dans la proximité de ces composantes : ces textes ont été élaborés sur une période assez courte (moins d’une décennie) et se sont constitués de proche en proche, le concept étendard de compétences étant leur thème commun. Cette proximité chronologique et thématique en fait un objet d’observation particulièrement intéressant : nous verrons comment le concept de compétence s’y précise, s’y ajuste, s’y développe, sous la pression de divers acteurs sociaux. Les données du deuxième type sont d’une autre nature : si l’on admet, avec Rastier (2001, p.21), que le « texte est une suite linguistique empirique attestée, produite dans une pratique sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque », leur enregistrement sur support numérique constitue bien des textes. Notre propos est l’interprétation de ces textes. Mais le fait qu’ils ont été produits dans une pratique scolaire implique une condition à cette interprétation. La réalité interactive que nous observons ne se réduit pas aux pratiques langagières transcrites ; celles-ci constituent des manifestations d’une activité sémiotique plus complexe et hétérogène comprenant des tâches et des 2. L’enseignement belge comprend quatre réseaux gérés par des organes de coordination autonomes, qui décident des grandes orientations méthodologiques, et qui traduisent en programme les Instructions officielles délivrées par le Ministère. Ces programmes ne valent que pour les enseignements qui relèvent de leur compétence. Les deux principaux réseaux, regroupant 84 % de la population scolaire, sont l’enseignement de l’État, dit « officiel » et l’enseignement subventionné confessionnel, dit « libre ». Le programme que nous avons analysé relève du réseau libre. 3. Le niveau auquel renvoie cette dénomination correspond au niveau du collège en France et du cycle post-obligatoire en Suisse.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

165

objets d’investigation didactiques, une organisation sociale du travail, des finalités institutionnelles, des rôles sociaux, etc. En d’autres termes, les objets mis en scène par l’enseignant ne sont pas seulement le produit d’une activité orale, aboutissant à des signes sonores que les élèves consignent ensuite par écrit dans leurs cahiers ; ce sont des objets sémiotiques qui résultent de la combinaison de signaux divers appartenant à des codes multiples, relevant d’ordres hétérogènes et hiérarchisés. Nous avons choisi de rendre compte de cette mise en scène en utilisant deux formats de niveaux différents. Le premier format, englobant, envisage la leçon dans son ensemble, comme un tout organisé et structuré, ayant sa cohérence propre, et il se présente sous la forme d’un découpage séquentiel et hiérarchisé. Le deuxième format, linéaire, reprend le déroulement verbal essentiellement de l’événement énonciatif à travers une transcription dont nous citerons quelques extraits. 3. Méthodologie de l’analyse Les deux analyses portent sur un même champ d’activités finalisées, l’enseignement/apprentissage du français, qui est pris lui-même dans des déterminations d’ordre supérieur, qu’il faudrait pouvoir prendre en compte pour être tout à fait complet dans nos analyses. Dans la mesure où notre intérêt se porte sur un objet d’enseignement et sur le processus de sémiotisation par lequel il est mis en forme, nous avons laissé ces déterminations englobantes pour nous concentrer sur les effets de lecture des formes textuelles et énonciatives dans lesquelles sont saisis l’objet d’enseignement et ses composantes. Ceci implique que nous limitions notre première analyse aux propriétés des textes, sans nous préoccuper des liens que les activités réellement menées dans la classe entretiennent avec eux : faute de collectes empiriques suffisamment étendues, on peut difficilement statuer sur l’effet des prescriptions sur les pratiques réelles des enseignants. Mêmes limites pour nos données énonciatives du deuxième type qui devraient être saisies sous l’éclairage de la formation des enseignants observés, du parcours des élèves, des choix optionnels de l’école et des représentations que ceux-ci véhiculent, etc., ce que nous ne pourrons faire dans ce cadre. Par cette deuxième analyse, nous viserons davantage les techniques

166

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

d’enseignement de certains praticiens et la comparaison d’un discours sur l’action avec un discours en acte. Cette confrontation aura pour effet de contraster et nuancer les mécanismes de la transposition didactique. Méthodologiquement, notre démarche s’inscrit par ailleurs dans la perspective de l’herméneutique matérielle définie par Rastier (2001, pp. 44 et sqq), qui requiert que l’analyse soit considérée comme un parcours interprétatif. Cela signifie que le sens d’un texte ne se réduit pas à une suite de propositions, mais qu’il résulte d’un parcours réalisé à travers des formes dont le sens excède la proposition. Ceci est vrai surtout pour notre première analyse, qui consiste à mettre en évidence des propositions englobantes (ou macropropositions4) dont le sens ne se réduit pas au passage analysé. Chaque passage qui jalonne notre parcours constitue un point nodal sémantique et se définit par son haut degré de contradiction. Ces contradictions ne sont pas à interpréter comme un défaut de composition interne au texte ; elles sont le produit d’énonciateurs différents, chacun d’entre eux tentant d’orienter le texte prescriptif vers son réseau d’isotopies et d’imposer sa macroproposition comme finalité d’action. C’est cette tension que nous montrerons dans le premier parcours interprétatif. 4. Premier parcours interprétatif Il ne faut pas attendre des Instructions ou des Programmes qu’ils soient critiques ou exhaustifs. Ces textes n’ont pas pour vocation, comme le discours scientifique, de rendre explicite le 4. Le terme de Van Dijk (1976), repris notamment par Eco (1985, p.130), vise à rendre compte du moment où le lecteur, après avoir identifié un topic, est prêt à synthétiser le texte ou une de ses portions en une proposition englobante, résumante. La macroproposition de Eco s’applique au récit de fiction ; dans notre analyse des textes officiels, le terme désigne la structure d’une prescription. Ici, cette structure renvoie à une ligne de conduite définissant les objets d’enseignement prioritaires. L’appartenance de ces textes au genre du « décret » est déterminante pour la forme que prendra la macroproposition de la prescription. Le même raisonnement doit être tenu sur les macropropositions des essais travaillés en classe par les deux enseignants. L’appartenance de ces textes au genre de l’« essai » est déterminante pour la forme que prendra la macroproposition. Nous considérerons que ce terme s’applique à une structure organisationnelle et renvoie à une forme stéréotypée correspondant peu ou prou à la structure textuelle (et non à la structure d’un monde auquel le lecteur aurait recours à l’extérieur du texte). Il faut garder à l’esprit que cette macroproposition est construite sous le régime d’une coopération textuelle ; à ce titre, elle s’établit sous le contrôle du texte et dépend du projet générique du texte.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

167

cadre théorique ou les concepts qui ont déterminé les choix, ou de développer une méthodologie qui évalue la crédibilité des objets (Laurent, 1984 ; 1986). Leur fonction principale est de tracer les grandes finalités d’objectifs, de lister les objets que les enseignants auront à développer en priorité. Volontairement, dans le souci d’infléchir les pratiques, les concepteurs forcent le trait de l’objet nouveau à promouvoir, et discréditent parfois les pratiques anciennes, en présentant les objets d’enseignement qu’elles traitaient comme incomplets, tronqués : c’est ce phénomène de dilution, de disparition, de reconfiguration de l’objet « littérature » que nous allons observer dans les prescriptions officielles. 4.1. Où le développement des compétences se fait loi La littérature ne figure pas dans le décret « Missions ». Les termes du texte officiel que nous reproduisons ci-dessous sont sans équivoque : c’est l’acquisition des compétences qui est au centre des grandes finalités de l’enseignement et la définition de la compétence qui fonde l’édifice ne comporte aucune dimension culturelle. 1º. compétence : aptitude à mettre en œuvre un ensemble organisé de savoirs, de savoir-faire et d’attitudes permettant d’accomplir un certain nombre de tâches. (1997, p.5)

Les traits sémantiques des principaux termes utilisés dans cette définition (« aptitude », « mettre en œuvre », « savoirfaire ») relèvent de l’agentivité. Rien de bien neuf dans la formule. L’association de la compétence à l’agentivité a été suffisamment évoquée pour qu’on se dispense d’y revenir. Notons seulement l’accent mis sur les conduites finalisées coordonnantes et l’effet de subordination sémantique du complément d’objet « ensemble organisé ». Quant aux savoirs, ils paraissent dilués sous l’effet d’addition des trois éléments (« savoirs », « savoir-faire », « attitude ») caractérisant l’« ensemble structuré ». Ces trois éléments semblent prêts à l’emploi, inertes, passifs, à la disposition du principe d’activité thématisé. Point de hiérarchie entre eux, seulement une conjonction additionnelle qui les place sur un plan d’égalité. Difficile de pousser plus loin l’interprétation du décret sans risquer de dénaturer sa relative neutralité. Le rapprochement avec d’autres textes, proches5, 5. Voir notamment les essais de De Ketele (1997), Rogiers (1999) et Perrenoud (2001) développant la définition de la compétence. Dans les deux premiers, publiés juste

168

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

nous permet de tracer une filiation et de prolonger le sens de cette subordination sémantique et de cette dilution syntaxique. Chez les porteurs d’étendard, « compétence » et « savoir » sont présentés comme antonymes. Une rapide enquête lexicale révèle deux séries en opposition : « praxie » vs « connaissances », « schèmes » vs « représentation scientifiquement validée », « apprendre par la pratique » vs « savoir procédural formalisé », « pratiques sociales » vs « savoirs savants », « produire des sujets » vs « culture », « coordination de plusieurs savoirs hétérogènes » vs « représentations déclaratives procédurales », etc. L’antonymie se marque d’un côté par une série de sèmes évalués positivement (/concrétude/, /labilité/, /fonctionnalité/, /agentivité productive/, /développement de l’individu/, etc.), de l’autre par une série de sèmes évalués négativement (/abstraction/, /rigidité/, /monumentalité/, /sujétion reproductive/, /respect de la tradition/, etc.). Pour l’objet d’enseignement qui nous occupe, cette mise en paradigme correspond à une volonté de « déscolariser la lecture, la production de textes, l’oral » (Perrenoud, 2001, p. 26). Revenons au texte du décret et considérons un autre lieu stratégique d’exposition : l’énoncé des grandes finalités ou des objectifs. Relevons la formulation du deuxième objectif, particulièrement intéressante pour notre propos : 2°. Amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle. (Ministère, s.d., p. 7)

Arrêtons-nous au syntagme « vie culturelle ». L’adjectif « culturelle » relève de la catégorie formelle de la qualification, ce qui lui confère un rôle subordonnant. Le culturel apparaît comme la propriété qualifiante d’un être du monde et non comme l’objet du monde phénoménal que l’homme perçoit et qu’il nomme ; il ne renvoie à aucun produit achevé — littéraire ou artistique — déterminé par l’histoire, mais à une activité collective contemporaine de l’élève. À nouveau, la formule vise l’agentivité de ce dernier, et non les savoirs ou les produits finis dont il s’agirait de avant le décret « Missions » (le deuxième renvoyant explicitement au premier), la compétence est définie de la manière suivante : « La compétence est un ensemble ordonné de capacités qui s’exercent sur des contenus et qu’il faut activer et combiner pour résoudre les problèmes posés par une catégorie de situations ou de tâches complexes ».

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

169

prendre connaissance. Du reste, les propriétés sémantiques du terme « culturelle » donnent à cette activité une étendue qui excède largement les pratiques littéraires. La « vie culturelle » comprend aussi le théâtre, le cinéma, la visite d’un musée, les manifestations commémoratives d’une nation, les événements festifs d’une ville, d’un quartier, etc. Observons enfin l’articulation des deux termes « savoirs » et « compétences ». Le marqueur de coordination « et » place l’appropriation des savoirs et l’acquisition des compétences sur le même plan, ce qui laisserait supposer une certaine égalité de statut. Mais malgré la syntaxe du texte, l’article 8 du décret inscrit les savoirs « dans la perspective de l’acquisition des compétences ». On le voit, les termes du décret « Missions » sont conformes au projet de l’éducation nouvelle dont un des principes consiste à promouvoir la participation du futur citoyen à la cohésion sociale. Celui-ci implique notamment de se méfier de toute forme de textualité sacralisée, héritée du passé (voir la synthèse de Bronckart & Dolz, 2000). Pointons cependant cette hésitation du texte officiel qui tantôt juxtapose, tantôt subordonne les savoirs aux compétences. Hésitation qui nous semble emblématique d’une certaine résistance du savoir et de l’objet textuel à cette logique de la compétence. 4.2. Où la discipline français se « compétencifie » Le tracé programmatique du décret « Missions » est relayé par deux référentiels de compétences qui le complètent et le développent dans une perspective disciplinaire. Ces documents officiels s’adressent à tous les réseaux d’enseignement et se présentent sous la forme d’items organisés par degrés. Considérons d’abord les Socles de compétences. Ils présentent les compétences de base à exercer et à atteindre par paliers pour les huit premières années de l’enseignement obligatoire. Ce document concerne moins directement les dernières années qui nous intéressent. Mais dans la mesure où sa structuration présente un autre état du concept de compétence, nous y aurons recours pour contraster notre analyse. Considérons la table des matières qui concerne la discipline « Français ». Elle s’organise principalement autour du couple antonymique et asymétrique « compétences transversales » vs « compétences disciplinaires », le premier englobant le second.

170

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Sous le titre « Compétences transversales », on trouve trois rubriques : « démarches mentales », « manières d’apprendre » et « attitudes relationnelles ». La première rubrique se décline en cinq points, tous thématisés par le terme « information » : la saisir, la traiter, la mémoriser, l’utiliser, la communiquer. C’est bien une activité sémiotique de lecture dans sa triple dimension d’explicitation, de stockage et de production qui est en jeu ici. Mais sur quel objet s’exerce-t-elle ? Aucune spécification de genre, de contenu ou de domaine d’activité n’est donnée. En bref, l’activité de lecture apparaît comme un processus isolé, coupé de la textualité qui le constitue. Lisons encore le chapeau qui introduit le contenu du premier chapitre « Compétences transversales ». La langue française est la première clé qui s’offre à l’enfant et à l’adolescent pour accéder à l’ensemble des domaines de l’apprentissage ; ceci implique la responsabilité de tous dans la construction de ce langage de référence. Ainsi, tout au long de son cursus scolaire, par une maitrise progressive de la langue française, l’élève sera conduit à exercer un ensemble de compétences interactives, démarches mentales, manières d’apprendre et attitudes relationnelles, directement utilisables sans doute dans la construction de son savoir, mais surtout, sa scolarité achevée, fondements de sa formation continuée. Ces compétences seront construites dans le cadre d’activités éducatives relevant des différents domaines d’apprentissage. (Ministère, 1999, p.8) (en gras dans le texte)

C’est la langue qui, au palier supérieur, commande l’accès aux domaines d’apprentissage. Mais comment comprendre la nature des liens posés entre le développement des compétences, l’intégration des savoirs et la maitrise de la langue ? Laissons de côté la métaphore constructiviste bien connue (« construction », « fondement », « sont construits ») et examinons l’isotopie de la spatialité (à la fois localisation et mouvement). Les verbes de mouvement (« accéder », « conduire ») indiquent le sens du déplacement de l’agent. Le développement du sujet-élève est présenté comme le passage d’un lieu à un autre et se fait par paliers (les socles de compétences), moyennant une condition (la maitrise de la langue), le lieu vers lequel doit tendre l’agent en mouvement n’étant pas son savoir, mais bien l’exercice des compétences. Notons encore le qualifiant possessif « son savoir » qui marque une relation d’interdépendance. L’opération sémantique qui nous est ainsi donnée à voir consiste à rendre explicite

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

171

le lien entre un élément dépendant (le savoir) et son pôle de référence (l’élève). Ceci renforce notre trajet interprétatif et rend visible cette volonté d’éloigner le savoir formalisé de l’apprentissage. Le savoir à construire n’est pas un produit social, déterminé par l’histoire et les communautés ; il apparait comme un objet en voie de constitution, propre à l’individu, et comme la résultante de l’exercice des compétences. 4.3. Où les objets d’enseignement transversaux et disciplinaires sont mis dos à dos6 Le deuxième document, Compétences terminales et savoirs requis en français, s’adresse à un lectorat homogène, les enseignants de français du secondaire supérieur. Il a le format du référentiel de compétences précédemment analysé (même liste d’items, même organisation autour des quatre compétences fondamentales lire, écrire, écouter, parler), mais est d’une nature sensiblement différente. Il ne détermine plus un socle à partir duquel l’agent exercera des compétences, mais un lieu d’aboutissement à l’aune duquel il sera évalué. Fait remarquable : les savoirs disciplinaires sont réintroduits dans l’exposé des matières, et figurent à côté des compétences. Relégation des savoirs disciplinaires dans les Socles de compétences, mise en visibilité dans les Compétences terminales, le mouvement pendulaire se poursuit. La contradiction entre les deux textes est bien réelle, mais témoigne davantage d’un bras de fer entre scripteurs antagonistes. C’est que tous ces textes n’ont pas été écrits par les mêmes mains et que leurs protagonistes sont identifiables : les partisans de l’approche par compétences, ignorant la textualité, contre les promoteurs d’une approche dialectique de la lecture et de la littérature, tout entiers dans le texte. Revenons sur la rubrique des savoirs disciplinaires. Ceux-ci sont thématisés autour de trois pôles : la langue ; la littérature et l’art ; l’homme et le monde. À quoi correspondent ces savoirs sur la littérature et l’art du deuxième pôle ? Détaillons le contenu le plus développé, et reproduisons les trois premiers paragraphes du préambule. L’extrait est un peu long, mais il nous a paru nécessaire de le reproduire dans son intégralité 6. Au moment de rédiger cet article, Georges Legros faisait une présentation remarquée de ce document au colloque de l’AIRDF à Québec en août 2004. La rédaction de ces quelques lignes doit beaucoup à cette présentation critique.

172

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

pour mieux contextualiser les items lexicaux convoqués par notre analyse. Les passages en gras sont ceux du texte original. L’objectif à poursuivre dans l’enseignement de savoirs littéraires et artistiques n’est en aucune manière de transmettre une culture encyclopédique passéiste, mais de donner de manière vivante aux élèves la maitrise des références culturelles qui ont influencé durablement la pensée et l’écriture occidentale et/ou s’avèrent les plus utiles pour décoder les productions culturelles contemporaines. Seuls ont donc été retenus ici les savoirs — dont la liste n’est en rien exhaustive — qui, à l’analyse, participent de l’alphabet culturel de l’homme contemporain. Dans la mesure où l’acquisition de ce fonds culturel se fait tout au long de la scolarité, un certain nombre des références citées ci-après pourraient d’ailleurs être maitrisées dès la fin du premier degré de l’enseignement secondaire. On ne confondra pas l’objectif de formation culturelle avec l’objectif de développement de la lecture, qui à la fois le comprend et l’excède, et qui requiert l’exploitation de nombreux textes ne relevant pas nécessairement de la culture commune. Ces deux objectifs sont complémentaires et demandent une égale attention de la part du professeur. Pour pouvoir faire sens aux yeux des élèves, les grands courants et références littéraires et artistiques devront nécessairement être abordés en lien étroit avec des productions et des textes contemporains qui en attestent la postérité et la fécondité. (Ministère, s.d., p.19)

Le premier paragraphe s’ouvre sur une opposition qui semble donner raison à l’antonymie dominante : du côté de la transmission des savoirs, une série lexicalisée négativement (« transmettre une culture encyclopédique passéiste ») ; du côté du développement des compétences, une série lexicalisée positivement (« donner de manière vivante la maitrise des références culturelles »). Examinons l’opposition terme à terme. Au verbe de mouvement « transmettre » correspond un verbe qui est modalisé positivement (« de manière vivante ») et dont le point d’arrivée est spécifié (« les élèves ») : centration sur l’agent de la transmission d’un côté, centration sur la qualité de la transmission et le destinataire de l’autre. Au terme englobant (« culture »), doublement qualifié (« encyclopédique » et « passéiste ») correspond un terme aux propriétés sémiques localisées (« références culturelles ») : discrédit jeté sur la culture par le recours aux propriétés de quantité et d’éloignement d’un côté, valorisation des références culturelles par l’utilité et la proximité de l’autre. Les qualifiants (« durablement », « les plus utiles » et « contemporaines ») déterminent positivement le syntagme « références culturelles ». La présence de ces savoirs dans l’enseignement du français se justifie doublement dès lors : ils

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

173

commandent l’accès à l’activité de lecture et rapprochent le lecteur des productions de son temps (« décoder les productions culturelles contemporaines »). Quant aux savoirs, ils sont présentés sous une double nature : à la fois textes (produits culturels singuliers) et concepts (produits par les sciences de référence). Ils prennent la forme d’hyperonymes (« le baroque », « le romantisme », « le mythe »), de noms d’auteurs (« Descartes », « Apollinaire », « Simenon »), de concepts (« le rationalisme », « la réflexion politique »), de personnages (« Roland », « Renard », « Cyrano »), de titres d’œuvres (« La légende d’Ulenspiegel », « Le lac »). La variété de ces formes provoque deux effets de lecture. Tout d’abord, les formes exclusivement nominales donnent l’impression que ces savoirs constituent un ensemble d’objets, une sorte de « corps extérieur », pour reprendre l’expression de Fabre (2004, p. 300). Cette nominalisation des savoirs leur confère un caractère d’indépendance sémantique : ils semblent dotés d’une existence propre, palpable, appréhendable. Quand bien même l’on s’en tiendrait à l’effet de lecture de ces choix lexicaux, la substantialisation des savoirs entre en contradiction avec l’approche par compétences. Nouveau coup de balancier, du côté des promoteurs des savoirs littéraires cette fois. Ensuite, l’hétérogénéité des êtres que ces noms désignent tend à rendre les savoirs éclectiques. La liste des grandes références littéraires ou artistiques est indicative de cet effet. Citons par exemple ces quelques items : Quelques mythes grecs : par exemple, Œdipe, Antigone, Prométhée, Ulysse, Hercule. Quelques échos de la Renaissance italienne : par exemple, Dante, Boccace. Don Quichotte et l’invention du héros moderne. Le dilemme cornélien et le tragique racinien. Diderot, l’encyclopédie et l’écrivain novateur. Proust et la mémoire.

Les noms désignent à la fois des courants littéraires historiquement situés (« Renaissance italienne »), des concepts (« mythe », « dilemme cornélien ») et des êtres physiques et matériels attestés (hommes, « Dante », « Boccace », « Diderot », ou œuvres « Don Quichotte », « L’Encyclopédie »). Cet effet d’éclectisme est renforcé quand apparaissent indistinctement dans le même paradigme, coordonnés par la conjonction « et »,

174

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

des noms d’auteurs et de personnages (« Proust et la mémoire », « Don Quichotte et l’invention du héros moderne »), des contenus thématiques (« la mémoire » chez Proust) et des topiques (« le naturalisme » chez Zola et Maupassant). Les objets de savoir apparaissent sous des hyperonymes appartenant à des domaines de référence divers qui vont de la critique à l’histoire littéraire, de l’institution scolaire au champ académique. Une dernière remarque sur le lien entre les savoirs et la lecture. Même s’ils sont présentés comme utiles au décodage, les savoirs apparaissent comme des substances enseignables à côté de la lecture. Le deuxième paragraphe pose clairement les deux objectifs côte à côte (« On ne confondra pas l’objectif de formation culturelle avec l’objectif de développement de la lecture… »). Il nous reste un dernier texte à examiner : le Programme de français du secondaire supérieur, publié par l’instance coordonnatrice du réseau libre, et postérieur aux textes qui viennent d’être présentés (2002). Comment cette instance a-t-elle interprété les termes des documents publiés par le Ministère ? Un rapide survol du programme conduit au constat suivant : à nouveau, les savoirs et la littérature comme objets d’enseignement ont disparu. L’ensemble est organisé autour de quelques « macro-compétences » communicationnelles de lecture et d’écoute, de production écrite et orale. Le lexique figurant dans les premiers rangs du sommaire est conforme à l’orthodoxie du concept étendard. Le mot « littérature » apparait sous la rubrique « Méthodologie », à la suite de notions pédagogiques d’organisation (la séquence, le parcours), et dans le libellé de la sixième fiche, subordonné à une activité de définition. Libellé que nous reproduisons ci-dessous : Dans une situation-problème significative, participer de manière réfléchie à la vie culturelle et élargir le champ de ses pratiques culturelles en abordant le concept de littérature sous divers éclairages croisés qui permettent d’en construire une définition complexe (p.6).

On voit bien ce que le choix d’un lexique verbal à l’infinitif (« participer », « élargir ») doit aux grandes orientations de l’approche par compétences. Nous retrouvons la formulation abstraite du décret, qui s’enrichit cependant d’un nouveau terme coordonné (« pratiques culturelles ») et d’une nouvelle proposition subordonnée (« en abordant le concept de littérature… »). Mais cet enrichissement s’est construit en discours, sans que l’ap-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

175

pareillage conceptuel n’ait été revu. Le texte du programme apparait ainsi sous une forme hybride, métissée, relevant de logiques fondamentalement différentes et exclusives. Cette 6e fiche comporte à ce propos une ambigüité remarquable, emblématique de la difficulté d’articuler un travail de contenu disciplinaire (la littérature comme objet en est un) à une situation de communication. Une lecture plus attentive laisse perplexe : contrairement aux autres fiches qui précisent la ou les macro-compétences sur lesquelles porte la fiche, et qui la ou les désignent au moyen d’un verbe d’action à l’infinitif, cette sixième fiche commence par une sorte d’avertissement (Fédération, 2000, p. 28) : La compétence communicationnelle n’est pas prioritaire pour la maitrise de cette compétence centrée sur l’apprentissage de la notion de littérature ; il ne s’agit pas tant de mieux écrire, lire, parler et écouter que de réfléchir sur les pratiques culturelles développées à la faveur du cours, dans ou en dehors de la classe, en les abordant sous l’angle du littéraire.

On voit bien ce que sauve in extremis cette fiche : le programme étant construit sur des compétences, il est difficile d’y inclure des compétences littéraires, relatives à des objets ou des contenus. En réinscrivant le littéraire au premier rang des rubriques, au même titre que les compétences, les concepteurs du programme réaffirment, contre la logique des compétences, que du culturel peut être enseigné en classe de français ! Mais ce sauvetage de la dernière rubrique introduit un effet de lecture singulier. Comment comprendre en effet ce couple, compétence communicationnelle vs compétence « littéraire » ou « culturelle » (le qualificatif n’est pas précisé), composé d’objets d’enseignement distincts ou pouvant relever d’apprentissages distincts ? Pour suivre la logique de cette rubrique, on doit admettre que la notion de littérature existe en dehors des supports qui assurent sa diffusion. Objet d’étude, elle semble échapper aux situations de communication par le truchement desquelles on la travaille. Or, connait-on la littérature en dehors des livres imposés par l’école ? Connait-on un courant littéraire en dehors des exposés informatifs réalisés par l’enseignant ou les élèves ? A-t-on accès à la culture d’un pays, d’une communauté ou d’une région en dehors des manifestations qui en assurent la promotion ? Par cette fiche, d’un coup, on peut admettre qu’un objet d’investigation didactique est certifiable indépen-

176

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

damment de toute compétence communicationnelle. Cela signifie, soit qu’il existe une compétence culturelle (quelle en est la « forme » cognitive ?), soit qu’un concept a une « existence » autonome. Si l’on admet cette idée, il faut reconnaitre que la compétence culturelle ou littéraire évoquée dans cette fiche 6 est bien autre chose qu’une « réflexion » (selon le terme du programme), qu’elle se construit sur une production textuelle, appartenant à un genre reconnu, « élu » sous l’effet d’une évaluation sous-tendue par les règles du groupe d’appartenance du sujet parlant. Fait partie de cette compétence, par exemple, l’ensemble des savoirs scolaires présentés comme essentiels par l’institution scolaire (de la commission d’homologation à l’établissement lui-même), mais aussi par tous les acteurs du microcosme de l’école (parents, enseignants, élèves, manuels scolaires, émissions scolaires, etc.). L’approche générale par compétence a rejeté de ses objectifs spécifiques le texte, et partant la littérature, en lui substituant un objectif englobant, la maitrise de la langue. Faute d’une réflexion approfondie sur le statut de la textualité, cette maitrise est instrumentée à partir de notions floues, parfois interchangeables, de savoirs, savoir-faire et savoir-être. Modelées par des coups de force successifs, les Instructions Officielles obéissent davantage à une logique militante et donnent à voir les avatars conceptuels des porteurs d’étendard. Plus encore, ces décrets, ces référentiels et ces programmes témoignent d’une volonté de faire pièce à une certaine pratique. Mais qu’en est-il vraiment dans les classes ? 5. Deuxième parcours interprétatif Comment les enseignants structurent-ils leur objet d’enseignement (quelles en sont les composantes ?) et organisent-ils linéairement leur enseignement ? Dans quelles pratiques langagières de classe cette approche est-elle « saisie » ? Pour contraster notre analyse, nous avons choisi de comparer deux cours de français de 5e année7. Les deux enseignants ont reçu la même consigne de construire un cours sur « L’engagement et la littéra7. Nous avons développé le descriptif des deux premières périodes du corpus dans Dufays & Ronveaux, La littérature comme on l’enseigne : analyse comparée de la construction d’un objet complexe à travers deux pratiques enseignantes (à paraître). Nous élargissons ici l’analyse aux deux dernières périodes.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

177

ture ». Afin de faire apparaitre les variations du découpage de l’objet complexe (littérature/lecture) et de donner à voir les composantes de cet objet complexe et leurs liens hiérarchiques, nous nous sommes tenus à distance des unités d’investigation didactiques que l’on rencontre habituellement dans un cours de français. Le thème est large et suffisamment englobant pour permettre aux enseignants de mettre en œuvre une certaine conception de la compréhension en lecture (la lecture interprétative par niveau de complexité : comprendre, puis interpréter ; la lecture littéraire qui associe dialectiquement l’engagement psychoaffectif et l’interprétation) et du texte (s’agit-il pour eux d’une entité immanente ou historiquement déterminée, d’une entité légitimée socialement ou liée à une problématique personnelle, d’une entité préfigurée dans les manuels, les anthologies ou les programmes ou déterminée par les circonstances de la situation didactique ?), mais aussi une certaine conception de la littérature (comme système de valeurs, comme mouvement esthétique, comme champ de savoir ?). Le premier enseignant, que nous baptiserons Antoine, est âgé de 50 ans et enseigne depuis 25 ans ; le second, que nous appellerons Frédéric, est âgé de 30 ans et enseigne depuis 8 ans. Antoine a choisi de mener une réflexion plus contemporaine à partir du numéro 319 des Cahiers pédagogiques consacré à la citoyenneté à l’école (la réflexion y est menée par G. Mendel). L’enseignant a distribué quatre articles à la classe [ceux de P. Rasson (1993), « Repenser l’école » ; de J.-C. Paul (1993), « L’abus est dangereux : à consommer avec modération » ; de P. Madiot (1993), « De l’usage de la collégialité en matière d’apprentissage » et de F. Inizan-Vrinat (1993), « Naissance d’une conscience collective »]. Chaque texte a été partagé en deux parties correspondant plus ou moins à des unités thématiques (le partage a plutôt été réalisé proportionnellement au nombre de lignes) et chaque partie a été répartie en sous-groupes. Le choix de Frédéric au contraire s’est porté sur des textes qui appartiennent au corpus scolaire des textes littéraires. Les deux périodes de la leçon portent sur cinq textes : trois articles extraits de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (les entrées « Nommer », « Voluptueux », « Agnus Scythicus ») ; un extrait du Dictionnaire philosophique de Voltaire ; un extrait de La machine littérature d’Italo Calvino (1984). Il faut relever que les deux enseignants ont obtenu un diplôme de romaniste et un diplôme d’agrégé

178

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

avant la publication du décret et du nouveau programme. Mais nul n’est censé ignoré la loi ; les deux enseignants ont pris connaissance des nouveaux programmes. Les deux formats choisis pour mettre en texte le corpus orientent notre parcours interprétatif sur deux niveaux. Le premier est celui des unités d’investigation didactique. Le découpage séquentiel et hiérarchique des deux leçons donne une vue globale qui nous permet de comprendre comment les enseignants ont « saisi » leur objet d’enseignement complexe, comment ils l’ont décomposé en éléments simples et organisés linéairement. Le deuxième niveau d’interprétation concerne les tâches discursives autour des textes. Nous adoptons des unités d’analyse plus petites, à l’échelle des séquences interactives (selon l’expression de Pekarek, 1999, p. 60 et sqq) et changeons de questions. Le point de vue sur la leçon de littérature est plus linéaire et fragmenté. Par l’observation des pratiques langagières et leur mise en relation avec l’activité sémiotique de compréhension des textes, nous visons à suivre l’activité sémiotique que les protagonistes de l’interaction mènent sur le texte, et plus particulièrement à mettre en évidence le geste par lequel l’enseignant structure l’objet d’enseignement en éléments hiérarchisés et séquentiellement distribués. 6. Le découpage séquentiel et hiérarchique8 Du découpage séquentiel et hiérarchique des deux leçons, il ressort nettement que c’est l’unité textuelle qui commande l’accès aux unités de paliers inférieurs : aussi bien pour Antoine que pour Frédéric, tout est subordonné au texte. Les indices de discours (les ponctuants, les annonces de régie), les formes sociales de l’activité (compte rendu individuel au groupe classe, interaction élève-enseignant, lecture à voix haute de l’enseignant, dictée du contenu institutionnalisé), les modalités d’intervention (questionnement enseignant-élève, élève-enseignant, exposé frontal), la structuration de la tâche (identification de l’encyclo8. Nous hésitons à désigner ce découpage par les termes de « script » ou de « scénario ». Empruntés à la sémiologie du récit cinématographique, ces termes désignent plutôt des formes incomplètes, au sens où elles renvoient à une scène à venir (plateau de tournage ou décor naturel). Or, le découpage que nous proposons ici est effectué à partir d’un produit achevé, d’un évènement passé, réalisé. Il est le produit d’une première interprétation d’un texte dont la forme appartient désormais à l’histoire.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

179

pédie personnelle, des topics textuels, des structures idéologiques), les supports physiques (photocopies, dictionnaires, discours d’escorte), toutes ces ressources et tous ces procédés par lesquels le milieu est aménagé par l’enseignant orientent l’attention vers l’unité textuelle. Cette dernière est comprise comme une entité autonome que l’ouverture et la clôture rendent thématiquement complète et suffisante. Pour les deux enseignants, le texte délimite une unité thématique et ce contenu thématique est au centre de l’activité de compréhension. Pour Frédéric, c’est le texte qui commande la structuration de l’activité. Les élèves sont invités à « passer » d’un texte à l’autre. L’ensemble du corpus se structure autour d’une unité temporelle, le XVIIIe, et d’un noyau thématique (la critique des institutions et les procédés littéraires pour échapper à la censure). Le texte du XXe qui clôt la leçon assure la mise en perspective du corpus en faisant ressortir son actualité. Pour Antoine, ce sont les modalités de l’activité qui structurent l’accès au texte : la lecture à voix haute ritualisée au début de chaque cours pour faire connaitre divers textes, l’explicitation sémantique des topics textuels pour appréhender le monde de référence décrit dans les textes. Mais la lecture des textes écrits est la première étape d’une autre activité : la mise en débat des schèmes organisationnels dégagés lors de la première étape. Cette nouvelle activité conduit les élèves à élargir le domaine de référence des articles lus (l’organisation démocratique, l’innovation de l’école de Saint-Nazaire) à un domaine connu des élèves (l’organisation de leur propre école et de leur propre cours de français). Mais ce changement de domaine est corrélé à un changement de texte. Les élèves passent de la lecture d’un texte écrit à la lecture d’un événement didactique et organisationnel, dont la nature énonciative est prise en charge par l’enseignant, nature énonciative sur laquelle nous reviendrons dans le deuxième niveau interprétatif. Au palier inférieur au texte, les unités diffèrent pour les deux enseignants. Dans la leçon d’Antoine, ce sont les activités discursives et les formes sociales du travail en groupe qui déterminent l’unité séquentielle. Le découpage s’établit sur des marques explicites d’organisation (« Ens. : qu’est-ce qui fait la deuxième partie/le groupe euh/» ; « Ens. : on y est/quels sont les deux groupes qui ont/ce Pierre Madiot/euh levez bien le bras/vous êtes tellement dispersés/»). Tant que le porte-parole

180

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

du groupe n’est pas identifié, l’activité sémiotique sur le texte ne commence pas. La tâche discursive attendue consiste à rendre compte d’une activité de compréhension réalisée lors d’une leçon précédente. Dans la leçon de Frédéric, les unités du palier inférieur sont constituées par les modalités d’appréhension du texte. Dans l’ordre : (1) une séquence de cadrage ouvre l’unité de travail (soit par l’explicitation du titre, soit par la lecture du chapeau encadrant l’article et l’explicitation sémantique d’informations de type encyclopédique sur les circonstances d’énonciation du texte) ; (2) l’enseignant présente l’expression du texte dans sa manifestation sonore et graphique (les élèves ont le texte écrit sous les yeux), sans intervention des élèves et, la plupart du temps, sans commentaire ; (3) à partir des demandes des élèves, l’enseignant ou les élèves explicitent le lexique (« Ens. : alors/il y a des mots difficiles/; Elè. : galimatias ; Ens. : galimatias c’est un/c’est un ») ; (4) à l’initiative de l’enseignant, la classe entreprend l’explicitation sémantique du contenu thématique du texte, l’enseignant focalisant l’attention des élèves sur le noyau thématique (« Ens. : bon/voilà votre premier textE/// si je vous demande ce que ça veut dire le mot nommer » ; « Ens. : c’est tout// les autres/rien de compliqué/// alors ici le textE/euh/j’ai pas le temps de/on n’a pas le temps de le voir en détail// ici/mais à votre avis/le sujet de l’article c’est quoi/» ; « Ens. : alors/à votre avis/pourquoi est-ce que c’est si difficile de définir le mot ») ; (5) l’enseignant réalise une synthèse qui a pour fonction d’institutionnaliser le topic identifié à l’étape précédente ; cette étape se fait sur l’initiative de l’enseignant, mais le plus souvent sur la demande des élèves (« Ens. : voilà// ils sont euh/c’est à peu-près ça/en fait ici le principe/c’est de parler de choses qui risquent de fâcher la censure et le pouvoir » ; « Elè. : monsieur/vous avez dit ; Ens. : bon/on fera un résumé au prochain cours ; Elè. : monsieur/vous avez dit « ils critiquent la crédulité des gens » et/// ; Ens. : simplement ce qui se passe à l’époque/c’est que/vous vous rappelez Les Lumières on en a déjà parlé vous l’avez vu en histoire/euh »).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

181

Ces activités (lecture à voix haute, recherche du vocabulaire, explicitation sémantique, synthèse institutionnalisante et prise de notes) constituent le « milieu » par lequel l’enseignant « saisit » le texte. Le texte comme objet d’enseignement est ainsi sémiotisé sous diverses modalités, tantôt comme une entité sonore et graphique intouchable qui se suffit à elle-même, à laquelle l’enseignant prête sa voix et que les élèves écoutent sans interrompre le flux verbal, tantôt comme un réceptacle de sens dont il s’agit d’extraire le noyau thématique. En ce sens, le milieu configuré par le geste de présentification de l’enseignant sémiotise le texte. Quel est l’objet d’enseignement ici ? Le texte assurément, et non pas la lecture. Si quelque chose de la lecture d’un texte littéraire est mis en scène dans cette leçon, c’est bien l’activité sémiologique. Cette dernière se déploie sur plusieurs niveaux : premier niveau, une activité de monstration du texte dans sa manifestation expressive (sonore et/ou graphique) ; deuxième niveau, une activité de compréhension9 qui se focalise sur l’explicitation des lexèmes du texte ; troisième niveau, une activité d’interprétation qui consiste à expliciter les topics en trois temps : global d’abord (le noyau thématique) ; local ensuite, en suivant la linéarité du texte ; puis à nouveau global, au moment de reprendre les topics et de les convertir en isotopies et en macropropositions. 7. Les gestes de pointage de l’enseignant Revenons sur cette activité d’explicitation des topics menée sur les textes. Comment se structure-t-elle ? Sur quoi porte le geste de pointage de l’enseignant ? Quels éléments de contenu sont mis en évidence par ce geste ? Comparons à nouveau les deux leçons pour contraster les techniques. Chez Frédéric, le geste de pointage concerne le contenu thématique du texte écrit. Passé le premier temps de monstration sonore du texte et l’explicitation sémantique des lexèmes à partir du dictionnaire de base des élèves, le geste de pointage de Frédéric se construit en trois temps. 9. Cette distinction de la compréhension et de l’interprétation est loin de faire l’unanimité en didactique (voir la synthèse éclairante de Dufays, Gemenne & Ledur, 1996, pp. 84 et sqq). Plutôt que d’associer à la compréhension un premier niveau littéral de production de sens et à l’interprétation un deuxième niveau plus complexe secondaire, nous reformulons le clivage compréhension vs interprétation en activité locale vs activité globale.

182

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Premier temps, sous la forme d’une question lancée à l’adresse des élèves (« // ici/mais à votre avis/le sujet de l’article c’est quoi/»), l’activité interprétative porte sur le noyau thématique de l’article encyclopédique. À ce stade du travail, les élèves ont déjà pu identifier quelques topics, et sur cette base ont pu anticiper l’orientation du texte. Il s’agit de confronter ces topics avec la macroproposition du texte en vue de confirmer, d’infirmer ou de nuancer les orientations interprétatives. La focalisation de l’enseignant sur le corps de la définition conduit les lecteurs à reconsidérer le projet génératif contenu dans l’entrée lexicale : définir l’« Agnus scythicus ». La confrontation de ce projet avec le noyau thématique contenu dans la définition met en évidence deux mouvements contradictoires du texte. Le premier mouvement correspond au projet génératif de l’article encyclopédique, qui consiste à définir un objet du monde, et le second correspond à une critique de l’autorité (critique tant de l’autorité de certains savants que de la crédulité de ces autres savants qui par une admiration sans réserve nourrissent l’autorité des premiers). Par contraste avec le cadre générique explicité précédemment, les réponses des élèves constituent autant d’hypothèses interprétatives qui appellent une évaluation de l’enseignant. C’est le cas ci-dessous. Extrait 1, Frédéric, deuxième période, 8’15’’ Ens. : c’est tout// les autres/rien de compliqué/// alors ici le textE/euh/j’ai pas le temps de/on n’a pas le temps de le voir en détail// ici/mais à votre avis/le sujet de l’article c’est quoi/ Elè. : xxx Elè. : dire la vérité ?/non ?// Elè. : la naïveté des gens Elè. : c’est de croire dément ceux qui ont le pouvoir Ens. : pardon Elè. : c’est de croire/enfin// c’est de ne pas tou// enfin le message du texte c’est de ne pas toujours croire ce que les grands au niveau/ceux qui sont reconnus commE sage/enfin ou autorité Ens. : oui// donc/on va faire la différence il y a un sujet euh/il y a un sujet annoncé qui est l’agnus scythicus/il en parle/pas// on sait pas du tout ce que c’est après avoir lu ça/ok// Elè. : ben si il dit la xxx d’un homme qui avait écrit une fable Elè. : oui mais Ens. : oui mais il ne te dit pas le contenu de cette fable/il dit qu’on a parlé de ça sans dire ce que c’est Elè. : hm hm

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

183

La reprise de l’enseignant (« oui// donc/on va faire la différence il y a un sujet euh/il y a un sujet annoncé qui est l’agnus scythicus/il en parle/pas// on sait pas du tout ce que c’est après avoir lu ça/ok// ») a cette fonction de valider le topic identifié par l’élève. Du coup, le topic comme instrument métatextuel, au sens de Eco (1984, p. 111), change de statut et se transforme en une isotopie textuelle qu’il s’agit de vérifier dans la lettre du texte. Deuxième temps, une fois identifiés les topics, l’enseignant reprend les éléments pour établir les régularités sémantiques du texte. L’explicitation de cette régularité est dévolue aux élèves, puis reprise par l’enseignant pour validation. À ce stade du travail sur le texte, la longue réplique de l’enseignant, reproduite à la fin de l’extrait ci-dessous, correspond à une première synthèse institutionnalisante. Il s’agit de reconstituer la macroproposition du texte encyclopédique. Extrait 2, Frédéric, deuxième période, 10’01’’ Ens. : vous dites que c’est pour la censure/allez-y Elè. : ben oui/ben parce que// euh// ils disent aussi Elè. : il va Elè. : vas-y Elè. : il va pas dire euh directement que faut pas gober tout ce que dit l’état comme ça Euh/on peut pas/il peut pas mettre que c’est des conneries// qu’il faut apprendre à juger soi-même/alors que l’état justement veut empêcher aux gens de penser Elè. : et que l’état Ens. : ici comment est-ce qu’il se protège Elè. : en parlant de plante Elè. : ben en parlant de/oui en parlant des des fables et tout Elè. : et des auteurs Elè. : oui/des auteurs Ens. : voilà// ils sont euh/c’est à peu-près ça/en fait ici le principe/c’est de parler de choses qui risquent de fâcher la censure et le pouvoir/ici c’est d’apprendre aux gens de juger par eux-mêmes et à ne pas croire tout ce qu’on leur raconte// ok/pas croire les vérités qu’on impose en disant// c’est c’est comme ça parce que c’est comme ça/// ici Diderot dit non on ne peut pas accepter ces choses-là/mais s’il le disait clairement/en disant ne croyez pas tout ce qu’on vous raconte/il risque de tomber directement sous le coup de la censure et de se faire interdire// donc comment va-t-il le faire/eh ben il prend un titrE// qui a l’air totalement anodin// l’agnus scythicus/tout le monde se doute que c’est une c’est une légende/ça ne/c’est un peu comme le dahu/ça n’existe pas/ok

184

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Troisième temps : l’explicitation de la macroproposition. Elle se fait à la fin de la recherche lancée par l’enseignant et clôt le travail sur le texte. Notons que cette macroproposition comprend des éléments internes au texte (la critique de la crédulité) et des éléments externes, liés aux circonstances d’énonciation (la censure comme institution de contrôle et les procédés langagiers utilisés par les auteurs pour contourner la censure). Elle correspond à une dictée orale (l’enseignant ralentit son débit, les élèves demandent explicitement de répéter la formule pour la consigner par écrit, progressivement tous les élèves prennent note du texte oral composé par l’enseignant). Elle a cette fonction de clôture synthétique (résumante) de l’activité d’explicitation sémantique des topics. Il faudrait ajouter cette possibilité que les élèves ont dans ce scénario en trois temps de mettre en lien les premières hypothèses émises sur le texte avec les isotopies d’autres textes. C’est le cas de l’intervention de cet élève dans le troisième extrait ci-dessous qui, après l’audition du texte lu à voix haute par l’enseignant, évoque quelques éléments du scénario d’un film qu’il a vu. Extrait 3, Frédéric, deuxième période, 33’56’’ Elè. : xxxxx je suis en train de réfléchir c’est avec un film que j’ai vu La cliente// qui est passé à Ens. : oui oui oui oui oui ; Elè. : oui/bien ça me fait/ça m’a fait exactement penser à/à Francis Huster/quand il/quand il découvre justement ce qui s’est passé/avecE/avec la famille de son amie/// ça Elè. : ben que c’/ par exemple ici l’écrivain (élève lit l’extrait du texte 4) suit sa route et le hasard où les déterminations sociales et psychologiques l’entraine/ça m’a fait penser justement que c’est le hasard qu’il découvre/et quE/et qui ré/et qui réagit d’une façon différentE/euh de son ami/euh face à sa découverte Ens. : le/le film dont il parle c’est une adaptation de d’un roman de Pierre Assouline qui s’appelle La cliente/et donc c’est un/un écrivain qui en faitE/est spécialisé dans les biographies d’auteur et qui a décidé d’écrire sur un auteur qui avait eu/une histoire dura/durant la seconde guerre mondiale/et en fouillant des pièces d’archives/ilE trouve/unE lettrE/dénonçant la famille de son meilleur ami/euh comme étant juif/

L’élève met en lien un syntagme du texte lu en classe (« l’écrivain suit sa route et le hasard où les déterminations sociales et psychologiques l’entraine ») et une macroproposition de la

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

185

fabula. Le pointage de l’enseignant porte sur l’explicitation sémantique de cette macroproposition. Dans les deux leçons, l’activité de pointage de l’enseignant porte essentiellement sur des contenus thématiques textuels qu’il s’agit d’expliciter en deux temps : premier temps, les élèves, sous le geste de pointage de l’enseignant, identifient le topic, et à ce stade les propositions des élèves sont encore des hypothèses qui doivent être validées par un retour au texte ; deuxième temps, sous la responsabilité énonciative de l’enseignant, le topic est confirmé par la récurrence de lexèmes ou de scénarios dans le fil du texte ou d’autres textes lus précédemment : c’est l’isotopie textuelle. La macroproposition est validée et reprise par l’enseignant sous la forme d’une formulation synthétique ou d’une dictée. Le troisième temps est facultatif, il procède d’une activité d’explicitation sémantique extensionnelle, dirigée vers un monde connu. Qu’en est-il du geste de pointage d’Antoine ? Dans l’extrait ci-dessous, emblématique de ses techniques de pointage, ce dernier procède en trois temps. Premier temps, il dessine un espace de parole pour permettre au porte-parole du groupe de formuler une première macroproposition. Extrait 4, Antoine, deuxième période, 6’07’’ (les doigts se lèvent) toi/et le quatrième Elè. : CAR Ens. : CAR// bon/(Ens. s’assied) c’est LIO qui prend la parole/(les élèves opinent du chef) on va essayer/ LIO : (réactions) (rires des autres élèves) ————————premier temps, formulation d’une première macroproposition alors/alors je-/je on a fait un résumé/ Ens. : ben va-s-y/donne leurs le résumé de votre groupe/puisque chaque doit le faire d’ailleurs/ LIO : ben en fait là ce type de pédagogie/c’est assez compliqué hein/ce type de pédagogie permet aussi donc un apprentissage de l’organisation et de la gestion// mais en fait elle met en avant la méthode plus que le contenu […]

À ce stade, la macroproposition, formulée par le porteparole, est encore hypothétique ; elle est le résultat d’une recherche des topics qui a été menée en petit groupe de pairs la veille de la captation numérique. Cette macroproposition est désignée par l’élève porte-parole d’une forme textuelle géné-

186

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

rique, le « résumé » (« alors/alors je-/je on a fait un résumé »). La désignation a un effet englobant qui confère une certaine importance au contenu thématique qui va suivre. Après cette désignation vient le contenu thématique, dont la forme condensée est lue à voix haute. Deuxième temps, l’enseignant (le plus souvent) et les élèves interviennent pour mettre en lien la macroproposition avancée avec des régularités sémantiques. ————————-deuxième temps, identification des récurrences intertextuelles Ens. : donc// de nouveau/méthode et contenu/c’est l’opposition qu’on a déjà vue (Ens. écrit au tableau) (3s) j’en ai déjà parlé de ces deux/cette opposition/ Elè. : ça ce serait vraiment bien Ens. : oui va-s-y Elè. : dans le texte l’importance c’est l’école Ens. : le premier c’était la différence entre/ Elè. : savoir-faire et Elè. : savoir et savoir-faire Ens. : voilà c’est ça// donc méthode (pointe sur le tableau le mot inscrit) ce serait Elè. : savoir Elèn. : savoir-faire Ens. : savoir-faire Elè. : et contenu de savoir Ens. : savoir (note les termes au tableau)/très bien/donc c’est intéressant aussi de mettre les textes en parallèles hein/y a beaucoup des- des éléments similaires/va-s-y ——————————————-formulation d’une deuxième macroproposition LIO. : donc en fait euh/c’est- ainsi doncE les matièrEs nE se referment plus/donc ça la logique/donc ça ça établit euh des relations/doncE entre les les différentes matières/mais alors en fait cela pose le problème de l’exercice des responsabilités Ens. : voilà (opine du chef) LIO. : doncE en fait il ne faut pas confondre le statut d’enseignant et d’élève ——————————————————-identification des isotopies textuelles Ens. : voilà donc on en avait reparlé/on en a parlé à peu-près partout/surtout dans la- dans lE texte précédent/y a des statuts différents/alors qu’est-ce qui disent sur ces statuts différents/// LIO. : eh bien que/(Ens. note les termes au tableau) enfin moi ce que j’ai en fait c’est que donc grâce à cela// les donc c’est grâce à ces rôles qui sont répartis l’élève et les ens- et l’enseignant peuvent discuter ensemble/et euh/aussi ils peuvent euh confronter leur problématique Ens. : c’est ça/mais euh ça les l’aspect similaires/d’accord euh euh/mais quelle est la différence de statut (s’assied) LIO. : bè euh/prof et élève// xxx

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

187

Ens. : comment comprends-tu la phrase xxx la démocratie à l’école n’entraine pas un partage en part strictement égale des droits et des devoirs Elè. : il y en a toujours un qui est au-dessus de l’autre l’élève est xxx Elè. : il y en a un qui décide et l’autre qui suit euh Elè. : l’élève xxx Ens. : ben est-ce que c’est ça alors quelle différence y a-t-il avec Euh/avec l’écolE/comme ici/ Elè. : ben il dit Elè. : normal LIO. : il dit tout en fait hein monsieur ———————————————identification de récurrences intertextuelles Elè. : xxx l’apprentissage ne peut se fairE sans la prise de décis- décision de l’apprenant/donc l’élève doit donner l’accord alors à le- à le (Ens. opine du chef et se lève vers le tableau) xxx Ens. : c’est xxx parce que tu reviens/avec une idée du début donc de ton/de la première partie du texte celle que tu as vue/mais alors (geste de retour) il ne précise pas dans le texte […]

L’hypothèse, soumise au grand groupe, prend le statut de macroproposition textuelle dès l’instant où elle est confirmée par une isotopie. C’est la récurrence ainsi constatée dans le texte qui permet aux lecteurs de transformer l’hypothèse en isotopie, c’est-à-dire de valider la macroproposition hypothétique, dont la responsabilité appartient au lecteur, en macroproposition reconnue comme propriété sémantique du texte. Au cours de cette phase de reconnaissance, élèves et enseignant fournissent des éléments pour nourrir la série de l’isotopie. Cette activité est conduite soit sur le texte en citant des mots-clés (« Ens. : donc// de nouveau/méthode et contenu/c’est l’opposition qu’on a déjà vue [Ens. écrit au tableau] [3s] j’en ai déjà parlé de ces deux/cette opposition (montre au tableau)/»), soit sur d’autres textes (« Elè. : dans le texte L’importance, c’est l’école »). Troisième temps, l’explicitation sémantique s’ouvre à d’autres mondes de référence que celui convoqué dans le texte. ——————————troisième temps, recours à des références extensionnelles mais à votre avis quel est la le statut différent/entre élève et// et enseignant/entre l’apprenant/et et l’adulte ou Elè. : il conseillE// xxx Elè. : il xxx Elè. : il xxx ilE l’élève doncE propose et l’enseignant il il règle Elè. : et approuve aussi Elè. : oui xxx Ens. : il Elè. : il règle Ens. :il règle il régule oui peut-être il

188

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Elè. : il décide Ens. : il décide (opine du chef) et selon quel critère// faut bien quand mêmE/(2s) qu’est-ce qui lui permet de décider Elè. : que l’élève lui propose mais bon que/avec certaines tec- xxx certaines sections que avec ses choix à lui aussi quoi// xxx Elè. : il prend le programme en fonction de lui Ens. : et avec ses connaissances Elè. : oui Ens. : avec sa formation puisqu’il faut quand même reconnaitre/et là c’est quand même une distinction/qu’on va que tout le monde accepte/l’enseignant a quand même unE formation// qui n’est pas terminée// mais euh il a un savoir et un savoir-faire/en plus de l’élève puisqu’il a il a fait au moins trois ou quatre ans d’étudE/en plus// ————————————————-recours à un scénario intertextuel je vais vous prendre un petit exemple qui concerne SaintNazaire/cette école-là avait lié dans les cours les cours de voiles// et ils euh travaillaient/euh/// en faisant une sorte dE mi-temps/pédagogique et/et sportif et la/le côté sportif c’était la voile/il est évident/que l’enseignant qu’apprenait/euh la conduite des bateaux/il y a toute une série de cours/ben lui/il a un savoir et on/c’est/des éléments qu’on ne discute pas (mouvement de la main)/doncE/il le donnait et il fallait comme quand vous passez un/un brevet// ou un permis/il fallait connaitrE/la matière// elle est indiscutable/donc il y a des zones/où le le pouvoir ne se discute pas/(Ens. s’assied et remet ses lunettes)/enfin c’est comme ça que je comprends le/le texte/parce qu’il ne/n’est pas entré dans le détail///

Par ce troisième moment, l’enseignant invite les élèves à étendre leur activité d’explicitation à d’autres mondes : le monde du texte est mis en relation avec celui de l’expérience des élèves. Cette mise en relation est conduite essentiellement au moment du débat (voir le tableau de la leçon d’Antoine, deuxième période, 21’11’’). Moment privilégié par l’enseignant, il a cette fonction de rendre au texte lu une valeur de vérité. Par comparaison avec le monde de l’élève, le contenu du texte peut être validé comme vrai. Ces mondes sont rendus présents sous la forme de lexèmes ou sous une forme plus élaborée de script d’action (narrativisée ou décrite), comme c’est le cas dans cette longue réplique de l’enseignant à la fin de l’extrait ci-dessus. Les gestes de pointage d’Antoine et de Frédéric portent sur des contenus thématiques. Ces contenus ont la forme de lexèmes (propriétés sémantiques) ou de scénarios plus élaborés (scripts d’action). Ce qui est agité sous les yeux des élèves chez Frédéric concerne davantage le texte littéraire et ses circonstances d’énonciation, tandis que pour Antoine le texte lu est le

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

189

prétexte pour convoquer le monde de référence des élèves. Quant au dépliage de l’objet, il se fait selon un mouvement de va-et-vient du global au local. Le global correspond au projet générique et aux circonstances d’énonciation par lesquels Frédéric met en évidence les stratégies de contournement de la censure chez les encyclopédistes, et à une macroproposition organisationnelle chez Antoine. L’activité de production est tout entière dirigée vers une finalité d’actualisation sémantique du texte. Les deux cours de littérature que nous avons observés fonctionnent grosso modo sur le modèle de la coopération textuelle décrite par Eco. Le sens est le produit d’opérations multiples dans un double va-et-vient : intentionnel (le monde textuel) vs extensionnel (le monde de référence du lecteur) ; topic (instrument du lecteur) vs isotopie (contenu textuel reconnu). 8. Conclusion L’analyse des textes officiels a montré que les grandes finalités et leurs traductions en contenus d’apprentissage ne se déclinaient pas forcément de manière univoque. Cette déclinaison porte les traces de l’affrontement de deux paradigmes : celui de l’approche par compétences et celui de la transmission de références culturelles. À quel paradigme peut-on rattacher les pratiques des deux enseignants analysés ci-dessus ? Qu’elles soient centrées sur le texte du patrimoine ou sur le texte d’actualité, l’exercice de la lecture que nous avons observé ne correspond ni à une approche par compétence ni à une approche culturelle. Toutes les deux sont centrées sur le texte comme « artifice syntaxico-sémantico-pragmatique dont l’interprétation prévue fait partie de son propre projet génératif », pour reprendre les termes de Eco (1985, p. 84). C’est l’explicitation sémantique de ce projet génératif qui est visée par les enseignants. Cette activité éminemment sémiologique se construit sur un double mouvement : du lecteur vers le texte lorsque ce dernier avance ses topics et construit du sens ; du texte vers le lecteur lorsque le sens construit est contrôlé par les isotopies du texte. Il y aurait donc un tertium nomen à l’opposition des deux paradigmes qui s’affrontent dans les textes officiels : une position, somme toute assez ancienne10, qui articulerait la textualité comme artifice, 10. N’était-ce pas le projet des Cahiers d’analyse textuelle tel qu’il a été formulé par Georges Legros (1978) ?

190

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

porteuse d’un projet génératif, aux mouvements coopératifs du lecteur.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BRONCKART, J.-P &. DOLZ, J. (2000). La notion de compétence : quelle pertinence pour l’étude de l’apprentissage des actions langagières. In J. Dolz & E. Ollagnier (Ed.), L’énigme de la compétence en éducation (pp. 27-43). Bruxelles : De Boeck. CHARAUDEAU, P. (2001). De la compétence sociale de communication aux compétences de discours. In L. Collès, J.-L. Dufays, G. Fabry & C. Maeder (Ed.), Didactique des langues romanes. Le développement de compétences chez l’apprenant. Langues maternelles, premières, secondes, étrangères. Actes du colloque de Louvain-la-Neuve. 27-29 janvier 2000 (pp. 34-43). Bruxelles : De Boeck-Duculot. – (1992). Grammaire du sens et de l’expression. Paris : Hachette Éducation. DE KETELE (1997). Les compétences en première candidature. In Des savoirs… aux compétences. Rapport de la journée de l’enseignement secondaire du 15 octobre 1997 (pp.16-20). Louvain-la-Neuve : IPM. FABRE, M. (2004). Savoir, problème et compétence : savoir, c’est « s’y connaître ». In M.J. Toussaint & C. Xypas (Ed.), La notion de compétence en éducation et en formation. Fonctions et enjeux (pp.299319). Paris : L’Harmattan. Fédération de l’enseignement secondaire catholique. (2000). Programme. Français. 3e degré. Humanités générales et technologiques. Bruxelles. LAURENT, J.-P. (1984). Le programme scolaire, agent de (trans)formation pédagogique ? Enjeux, 6, 7-23. LEGROS, G. (1978). L’analyse textuelle « à la liégeoise ». Réflexions à bâtons rompus. Cahiers d’analyse textuelle, 2, 59-73. Ministère de l’Education (1997). Décret définissant les Missions prioritaires de l’Enseignement fondamental et de l’Enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre. Bruxelles. Ministère de la Communauté française. Administration générale de l’Enseignement et de la Recherche scientifique (1999). Socles de compétences. Enseignement fondamental et premier degré de l’enseignement secondaire. S.D. Ministère de la Communauté française. Administration générale de l’Enseignement et de la Recherche scientifique. S.d. [après 1999].

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

191

Compétences terminales et savoirs requis en français. Humanités générales et technologiques. S.D. PEKAREK, S. (1999). Leçons de conversation. Dynamiques de l’interaction et acquisition de compétences discursives en classe de langue seconde. Fribourg : Editions universitaires de Fribourg. PERRENOUD, Ph. (2001). Compétences, langage et communication. In L. Collès, J.-L. Dufays, G. Fabry & C. Maeder (Ed.), Didactique des langues romanes. Le développement de compétences chez l’apprenant. Langues maternelles, premières, secondes, étrangères. Actes du colloque de Louvain-la-Neuve. 27-29 janvier 2000 (pp. 17-33). Bruxelles : De Boeck-Duculot. RASTIER, F. (2001). Arts et sciences du texte. Paris : P.U.F. ROEGIERS, X. (1999). Compétences et situations d’intégration, Cahiers de l’IPM, 2, 17-23. SCHNEUWLY, B. (2000). Les outils de l’enseignant. Un essai didactique, Repères, 22, 19-38. TOUSSAINT, R. & XYPAS, C. (Ed.) (2004). La notion de compétence en éducation et en formation. Fonctions et enjeux. Paris : L’Harmattan. VAN DIJK, T. (1974). Action, action of description and narrative, New Literary History, V/I, 75-79.

Coda : pour une approche dynamique des compétences (langagières) Ecaterina Bulea & Jean-Paul Bronckart UNIVERSITÉ

DE

GENÈVE

1. Des compétences et de leurs conditions d’emploi Conformément à la requête qui avait été adressée à leurs auteurs, les contributions qui précèdent ont fourni des analyses approfondies et engagées des apports possibles et des limites de l’exploitation, dans le champ de l’enseignement des langues, des compétences et de la « logique » qui les sous-tend et/ou les organise. Et ce premier bilan fait apparaître deux tonalités d’ensemble assez nettement différentes. La première, globalement identifiable dans les contributions de Simona Pekarek Doehler, de Francis Grossmann, de Thérèse Jeanneret et de Marinette Matthey, se caractérise par une volonté d’exploiter positivement le nouveau regard sur les processus d’enseignement/apprentissage qui pourrait être associé au (ou découler du) mouvement général de centration sur les compétences. L’accent y est d’abord porté sur l’analyse des ressources diverses que les apprenants mobilisent concrètement dans les activités formatives : ressources situées ou dépendantes de la nature des tâches à accomplir, de leur cadre global et des modalités de leur présentation ; ressources d’emblée socialisées en ce qu’elles émergent et se développent dans l’interaction avec autrui, qu’il s’agisse des autres apprenants ou des ensei-

194

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

gnants ; ressources enfin qui sont susceptibles de se transformer, et notamment de passer du statut de compétences « partielles » ou « locales » (relatives à la spécificité des problèmes à traiter) à celui de compétences globales, en tant que propriétés acquises des personnes apprenantes, qui seraient transférables et ré-exploitables dans d’autres situations d’apprentissage. L’accent y est ensuite porté sur les importantes modifications d’attitudes et de pratiques qui devraient caractériser le travail des enseignants, pour que ces derniers puissent procéder eux-mêmes à l’identification des ressources mises en œuvre par les apprenants, et élaborer les démarches et les moyens didactiques qui favoriseraient leur appropriation stable, et leur nécessaire transmutation en compétences personnelles et transversales. Plus généralement encore, ces approches tentent en définitive de mettre la logique des compétences au service de la conception interactionniste du développement et des apprentissages, telle qu’elle a explicitement été formulée dans l’école vygotskienne ou telle qu’elle émerge en filigrane des diverses approches linguistiques d’inspiration ethnométhodologique. La seconde tonalité, qui émane globalement de la contribution de Serge Erard & Bernard Schneuwly, et de celle de Christophe Ronveaux, relève clairement de la mise en garde à l’égard du flou qui caractérise les conditions d’emploi de la notion de compétence, dans les documents d’orientation officiels, dans les manuels et moyens d’enseignement, aussi bien que dans les pratiques formatives concrètes. Et cette mise en garde est associée à une sérieuse réflexion sur les enjeux, indissolublement socio-politiques et didactiques, de l’enseignement des langues et de l’enseignement scolaire en général : l’impérieuse nécessité de l’accès aux (et de la maîtrise des) savoirs collectifs formalisés, qui sont les conditions de possibilité du développement de personnes réellement autonomes et responsables dans le concert des contraintes et enjeux sociaux ; à cet effet, l’impérieuse nécessité, pour les apprenants, de se construire des systèmes notionnels propres qui, comme l’ont démontré aussi bien Piaget que Vygotski, constituent les cadres psychologiques sine qua non à partir desquels peuvent se déployer les capacités adaptatives que semble tenter de conceptualiser la notion de compétence. De manière apparemment paradoxale, ces deux types d’appréciation de la situation de l’enseignement (des langues) en

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

195

regard de l’émergence de la logique des compétences émanent de chercheurs qui ont un positionnement socio-politique très semblable à l’égard de la visée et des conditions de la formation scolaire. Cet état de fait témoigne surtout de l’importance du débat qui est engagé, et qui doit se poursuivre, sans céder aux effets de mode, en re-situant en permanence la question de l’exploitation des compétences dans la problématique globale des enjeux de l’éducation-formation des personnes. Sur ce plan, comme il a été souligné dans plusieurs contributions à cet ouvrage, on ne peut éluder le fait que la logique des compétences, quelles que soient par ailleurs les origines théoriques de la notion, ou son utilité pratique, a d’abord été promue par les entreprises (ou émane de la lecture qu’elles faisaient de leurs propres besoins), et a été ensuite propagée au milieux scolaires par des instances politiques dont l’orientation néo-libérale n’est rien moins qu’en contradiction frontale avec les principes d’une éducation démocratique et « humaniste » qui demeurent censément en vigueur dans nos sociétés et auxquels (en conséquence) les contributeurs de ce volume continuent fermement d’adhérer. Dans le cadre de ce nécessaire débat, il est néanmoins un point sur lequel s’accordent tous les protagonistes : la nécessité de clarifier le statut de la notion de compétence qui, faute d’un tel travail de réflexion, continuera de fonctionner d’abord comme une « idéologie », et de se prêter ce faisant à toutes les dérives et à toutes les récupérations. Au risque de lasser, nous reproduirons ci-dessous un ensemble de définitions récentes qui témoignent de l’extraordinaire capacité d’accueil de cette notion. « […] les compétences sont des répertoires de comportements que certaines personnes maîtrisent mieux que d’autres, ce qui les rend efficaces dans une situation donnée. » (Lévy-Leboyer, 1996*1) « La compétence est un système de connaissances, déclaratives […] conditionnelles […] et procédurales […] organisées en schémas opératoires et qui permettent, à l’intérieur d’une famille de situations, non seulement l’identification des problèmes, mais aussi leur résolution efficace. » (Tardif, 1994*) « La compétence est un savoir validé et exercé. » (Aubret et al., 1993*) « […] la compétence professionnelle, qui correspond en fait à ce que nous préférons appeler compétences tout court (notez le pluriel) : ensembles stabilisés de savoirs et de savoirs-faire, de conduites-types, de procé1. Les citations munies d’un astérisque sont reprises du répertoire élaboré par Toupin, 1998, p. 34. Dans l’ensemble des citations, les soulignements (en gras) sont de nous.

196

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

dures-standards, de types de raisonnement que l’on peut mettre en œuvre sans apprentissage nouveau et qui sédimentent et structurent les acquis de l’histoire professionnelle : elles permettent l’anticipation des phénomènes, l’implicite dans les instructions, la variabilité dans la tâche. » (De Montmollin, 1986, pp. 121-122) « Nous donnerons, quant à nous, une définition opérationnelle de la notion de compétence, en la considérant comme un rapport du sujet aux situations de travail, et en évitant en particulier de la réduire à une simple caractéristique innée de la personne. Dans cette perspective, la compétence peut être définie comme ce qui explique la performance observée en décrivant l’organisation des connaissances construites dans et pour le travail. » (Samurçay & Pastré, 1995, p. 15) « […] la compétence des opérateurs sera considérée comme l’ensemble des ressources disponibles pour faire face à une situation nouvelle dans le travail. Ces ressources sont constituées par des connaissances stockées en mémoire et par des moyens d’activation et de coordination de ces connaissances. » (Guillevic, 1991, p. 145) « Nous venons de définir la compétence comme manifestation située de l’intelligence pratique au travail […] requise à chaque fois que le cheminement de l’action efficace ne s’accommode pas ou difficilement de sa normalisation préalable et extérieure à l’opérateur. » (Jobert, 2002, p. 252) « La compétence se présente […] comme une reconstruction formelle de procédés d’objectivation présents au sein de schèmes d’action, c’est-à-dire de capacités qui consistent à sélectionner, à fédérer et à appliquer à une situation, des connaissances, des habiletés et des comportements. » (Toupin, 1995, p. 42) « Une compétence est-elle alors un simple schème ? Je dirais plutôt qu’elle orchestre un ensemble de schèmes. Un schème est une totalité constituée, qui sous-tend une action ou une opération d’un seul tenant, alors qu’une compétence d’une certaine complexité met en œuvre plusieurs schèmes de perception, de pensée, d’évaluation et d’action, qui sous-tendent des inférences, des anticipations, des transpositions analogiques, des généralisations, l’estimation de probabilités, la recherche d’informations pertinentes, la formation d’une décision, etc. » (Perrenoud, 1997, p. 30) « La compétence est un « savoir en usage […], une totalité, complexe et mouvante mais structurée, opératoire, c’est-à-dire ajustée à l’action et à ses différentes occurrences. » (Malglaive, 1990, pp. 87-88) « La compétence n’est pas un état ou une connaissance possédée. Elle ne se réduit ni à un savoir ni à un savoir-faire […] L’actualisation de ce que l’on sait dans un contexte singulier […] est révélateur du “passage“ à la compétence. Celle-ci se réalise dans l’action. Elle ne lui préexiste pas […] Il n’y a de compétence que de compétence en acte […] La compétence ne réside pas dans les ressources (connaissances, capacités…) à mobiliser mais dans la mobilisation même de ces ressources […] Le concept de compétence désigne une réalité dynamique, un processus, davantage qu’un état. » (Le Boterf, 1994, pp. 16-18)

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

197

Cette liste de définitions pourrait être allongée à l’envi, mais elle suffit amplement pour faire apparaître la diversité des niveaux fonctionnels auxquels on situe les compétences (comportements, connaissances déclaratives, savoir-faire, raisonnements, schèmes opératoires, actualisation de ces schèmes, fédération et orchestration de diverses ressources, etc.), pour faire apparaître leur caractère soit local (dépendant des tâches ou problèmes à traiter) soit global (intelligence pratique du sujet), leur caractère soit statique (ressources déjà là) soit procédural (aptitudes ne se manifestant que dans l’action), et en conséquence pour mettre en évidence la multiplicité des points de vue à partir desquels on pourrait les appréhender et les exploiter dans les situations didactiques2. Il n’existe sans doute aucun autre exemple de notion « savante » qui soit susceptible de subsumer autant de signifiés contradictoires, et ce marasme définitoire a bien entendu été dénoncé par de nombreux auteurs qui, comme la plupart des contributeurs de ce volume, ont tenté de proposer une acception du terme qui soit délimitée, non contradictoire et opérationnelle (pour le champ de la didactique des langues, voir par exemple les propositions solidement argumentées de Coste, 2004). C’est à une démarche analogue que nous nous livrerons dans ce qui suit : nous prendrons appui sur l’une des approches développée dans le champ de l’analyse du travail, pour mettre en évidence que la problématique des compétences est indissociable de celle de l’action, et pour soutenir qu’au-delà des difficultés qu’elle engendre, la problématique des compétences peut constituer l’occasion d’une nouvelle investigation et d’une nouvelle tentative de conceptualisation des processus dynamiques à l’œuvre dans les apprentissages et dans le développement. 2. Les apports des disciplines du travail L’émergence de la notion de compétence dans les domaines du travail et de la formation professionnelle s’inscrit dans le 2. Depuis l’approche interactionniste socio-discursive que nous défendons, il convient de relever en outre que l’ensemble de ces définitions restent totalement muettes sur le rôle que peut jouer le langage dans la constitution des compétences. Ce dernier semble n’y être considéré que comme un savoir(-faire) ou une conduite parmi d’autres, comme une sorte d’implicite fonctionnel ou de « passager clandestin » du fonctionnement psychologique.

198

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

mouvement général de remise en question de la « logique des qualifications » qui y était en vigueur (voir Stroobants, 1998 ; Dugué, 1999). Reposant sur le principe d’une correspondance préétablie et stable entre connaissances professionnelles validées par un diplôme et postes de travail, cette logique a progressivement été mise à mal par les transformations successives, rapides et imprévisibles des organisations et des situations de travail. Selon l’analyse proposée par Schwartz (2000a), c’est précisément ce statut de « régulateur entre deux pôles » de la qualification qui est entré en crise, d’une part parce que « les emplois progressivement ré-élaborés ne portent plus inscrits sur leur front un contenu d’activité suffisamment codifiable par des critères traditionnels », d’autre part parce que « cette indétermination tend à faire système avec celle qui concerne l’étendue des capacités liée à un contenu de formation ou d’expérience donné » (p. 468). C’est dans ce contexte de flou et d’indétermination qu’a émergé la logique alternative des compétences, mais selon Schwartz, celle-ci s’inscrit plutôt en débat (voire en rapport dialectique3) qu’en opposition avec la logique des qualifications. Alors que les diplômes valident de manière déclarative et durable un savoir acquis et décontextualisé, les compétences sont appelées à rendre compte des savoirs effectivement mobilisés, requis, voire transformés dans et par les situations de travail. Alors que les qualifications s’articulent à une classification statique des postes de travail et déterminent les acquis individuels permettant de les occuper, les compétences sont censées rendre compte des capacités d’adaptation, de mobilité et de flexibilité requises des travailleurs, et permettre aux entreprises une (re)définition permanente des types d’activité ainsi que la reconfiguration des postes qui en résulte. Alors que le diplôme, acquis une fois pour toutes, prédétermine et stabilise une certaine légitimation sociale, les compétences sont censées permettre et reconnaître l’évolution professionnelle et sociale des individus, conjointement à l’évolution des savoirs et des techniques professionnels. Dans cette perspective, la confrontation des logiques des qualifications et des compétences s’inscrit dans des enjeux qui vont bien au-delà du simple glissement termino-

3. A ce sujet, voir aussi Roche, 1999.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

199

logique ou de la mode conceptuelle4 : la référence aux compétences est investie d’un pouvoir social et théorique de réponse aux insuffisances d’un système considéré comme rigide (Roche, 1999). Faire face aux mouvances du monde du travail à l’aide d’un modèle à même de concevoir et de développer la mobilité et la flexibilité des capacités des travailleurs ; autrement dit, répondre au changement par la formalisation/formation à la capacité de changer, tel est l’enjeu de la propagation de la logique des compétences. Solution ? Défi ? Introduction même d’une source de modification des formes d’organisation et de régulation du travail ? Le débat est ouvert et le consensus lointain, indice du fait que ce glissement, toujours en cours, s’accompagne de fait d’un retour réflexif sur les implications et les effets de la « nouvelle » logique. Ce qui nous intéresse particulièrement dans l’analyse que propose Schwartz, ce sont les incidences ou les effets en retour, sur la notion de compétence elle-même, de son extension à (et de son usage dans) ce nouveau champ d’application que constitue le monde du travail. En effet, si ce dernier a initialement emprunté la notion aux sciences du langage (plutôt dans son acception hymesienne, qui met l’accent sur l’adaptabilité au contexte et à ses enjeux, ainsi que sur la dimension d’apprentissage qu’elle requiert), il a aussi procédé à un déplacement de certains de ses traits sémantiques, requis par la prééminence des problématiques d’activité ou d’agir qui caractérise ce terrain. La dimension praxéologique, individuelle ou collective, qui, en situation de travail, est non seulement plus saillante mais intrinsèquement constituante, a suscité une conception de la compétence qui inverse complètement son point d’ancrage : celle-ci tend à être désormais définie depuis l’activité et ses caractéristiques, depuis le contexte de travail et l’analyse des tâches, et non plus depuis l’individu et ses propriétés. Et même si par la suite les compétences peuvent s’appréhender au niveau individuel (y compris en termes de savoirs ou de connaissances), elles sont le résultat de l’évaluation, non pas d’une dimension individuelle décontextualisée, mais du rapport qui est requis, 4. Ce dont témoigne aussi la mise en rapport de ce glissement avec deux autres, relativement concomitants et parallèles : le passage de la « formation » (ou du « perfectionnement ») à la « professionnalisation » (Jobert, 2002), et celui du « travailler » au « gérer » (Schwartz, 2000b).

200

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

attendu ou qui s’instaure effectivement entre l’individu et les tâches à accomplir ou accomplies. La remise en cause de la qualification sous son aspect d’attribut statique de la personne a donc conduit, dans le champ du travail, à l’adoption d’une acception de la compétence en tant que candidat flexible à la fonction d’instance de régulation entre l’individu et le contenu de son activité ; et cette transformation qualitative du concept est décisive, en ce qu’elle instaure la praxis, ou l’agir5, comme fondement incontournable de sa définition. 3. De la dimension praxéologique des compétences Gillet a notamment explicitement assumé que la compétence constituait un « concept praxéologique », son adaptation à la formation résultant « d’une évolution où se mêlent des influences diverses qui, pour théoriques que soient les écrits qu’elle suscite ou dont elle procède, se développent à proximité de l’action de formation, dans un contexte pragmatique » (1998, p. 26). Cette « proximité » inéluctable de l’agir et des compétences, jointe à la dimension contextuelle/situationnelle de l’acquisition et de la mise en œuvre effective des savoirs professionnels, a re-situé la problématique des compétences dans un espace de conceptualisation qui se présente tendanciellement comme : a) permissif, dans la mesure où il inclut aussi bien des dimensions praxéologiques que des composantes sociales et psychologiques ; b) évolutif, dans la mesure où il est sensible à l’idée de changement, de transformation, à la fois aux plans externe (des conditions de travail) et interne (des capacités des personnes) ; c) interprétatif, dans la mesure où les compétences ne sont plus définissables in abstracto, mais inférables (à partir des caractéristiques des tâches ou du contenu de l’activité) et socialement évaluables (à partir de leur déploiement effectif au travail). 5. Comme on le sait, les conditions d’emploi des termes « agir », « action », « activité » ou « praxis », sont éminemment problématiques, et nous en avons proposé ailleurs une analyse que nous ne pourrons reproduire dans le cadre de cette contribution (voir Bronckart, 2004). Dans la mesure du possible, nous tenterons de nous en tenir à la notion d’« agir », chaque fois que nous désignerons ce référent que constitue l’activité/action pratique humaine.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

201

Comme la liste des définitions proposée sous 1, supra, l’a fait apparaître, ce « tournant praxéologique » est cependant loin d’être unanimement assumé, et lorsqu’il l’est, la référence à l’agir n’est pas exploitée de la même manière par les auteurs, et ne fonde guère une conception théoriquement homogène de la compétence. On peut néanmoins relever deux grandes tendances dans les approches liant étroitement agir et compétences. Certaines définitions conçoivent la compétence en termes de « ce qui est requis » pour réaliser un agir donné, et accentuent ce faisant surtout le caractère inférable de ses composantes à partir des caractéristiques des tâches et de leur contexte. D’autres définitions situent la compétence à l’intérieur de l’agir, en la concevant comme un déploiement effectif, comme relevant « de la raison pratique » (Le Boterf) ou de « l’intelligence pratique » (Jobert), comme un façonnage situé de la présence de l’individu dans la praxis, indissociable du processus interprétatif d’évaluation sociale (voir la notion de « reconnaissance », Jobert, 2002). Ces deux orientations témoignent d’une profonde divergence quant à la conception de la nature même des compétences, qui tient à la possibilité/nécessité de distinguer, ou non, les composantes de la compétence d’une part, leur mise en œuvre ou leur manifestation effective d’autre part. La première de ces orientations permet aisément la distinction, dans la mesure où elle saisit la compétence en tant qu’état (voir, supra, les définitions de De Montmollin, Lévy-Leboyer ou Guillevic) ; celle-ci serait faite de connaissances, de savoirs, de savoir-faire et/ou de comportements, attestables en synchronie en tant que « répertoires » pré-structurés de ressources disponibles et mobilisables, éventuellement isolables, mais en tout état de cause nommables. Dans cette approche, leur mise en œuvre se situe dans un autre registre qui relève de la processualité, mais en fait d’une processualité quasi mécanique, de l’ordre du « déplacement » (Perrenoud, 2000). Cette conception disjoint en fait deux « lieux » ou deux « régimes » de structuration autonomes : un lieu du « stockage » des ressources, et un autre, qualitativement distinct, qui est celui du contexte de leur usage (une situation donnée d’agir ou de travail). Le fonctionnement de la compétence consiste alors en un mécanisme de délocalisation/re-localisation des ressources ; sa mise en œuvre est quasi « behaviorale » (Toupin, 1995) ; elle se produit sans apprentissage nouveau et elle peut être décrite en termes de

202

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

« disponibilité ». Cette nature « d’état » de la compétence engendre un rapport d’extériorité vis-à-vis de l’agir, caractérisé par une disjonction temporelle entre ces deux entités. Les ressources préexistent à l’agir, sont disponibles en amont du faire et permettent de faire face à une situation d’action, voire de l’anticiper ; la compétence est donc une compétence pour ou en vue de l’action. Dans la seconde orientation, l’existence de ressources n’est évidemment pas remise en question, mais ces ressources ne relèvent pas de la compétence proprement dite. Cette dernière est considérée comme étant de nature processuelle ; elle relève de la mobilisation des ressources, et est par là même leur seul mode de manifestation et de réalisation. Les définitions proposées dans cette optique ne posent plus l’existence de deux régimes disjoints ; elles récusent de fait la possibilité logique de distinguer vraiment entre les composantes de la compétence et leur modalité de mise en œuvre, et tout en prenant en compte parfois les ressources évoquées plus haut (connaissances, savoirs, savoirfaire, etc.), elles visent à conceptualiser leur usage effectif, contingent et situé. Dans cette perspective, la compétence est en elle-même acte, (re)construction processuelle ou processualité configurante, se manifestant comme émergence, et sa réalisation coïncide avec la reconfiguration des ressources, voire de la situation dont elle procède. Le rapport que la compétence ainsi définie entretient avec l’agir est de l’ordre de la conjonction : l’agir n’est pas un cadre extérieur de déploiement de la compétence, mais un processus qui accueille, permet ou produit un autre processus. La superposition temporelle et l’interpénétration réciproque entre agir et compétence font de cette dernière « une réalité dynamique » (Le Boterf), « une reconstruction formelle » (Toupin), une « manifestation située » qui n’est appréhendable « que dans le mouvement qui la “produit“, au sens où sa construction et sa révélation s’engendrent l’une l’autre et sont donc concomitantes » (Jobert, 2002, p. 250). La compétence n’existe donc qu’en tant que compétence en action. L’exercice auquel nous venons de nous livrer passe sous silence un ensemble de nuances internes à chaque conception, mais il nous permet néanmoins de relever une caractéristique aussi importante que paradoxale. Dans sa proximité avec l’agir, la notion de compétence est traversée par un mouvement logiquement contradictoire et pratiquement intenable : penser à tra-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

203

vers le même outil conceptuel à la fois ce qui relève du caractère statique d’un état et ce qui relève de la dynamique processuelle ; ce qui relève d’une structure préalable à l’agir et ce qui relève du cours de structuration lui-même ; ce qui relève d’une synchronie a priori descriptible et ce qui relève du déploiement temporel évolutif. Outre la confusion que cette situation entraîne, la conceptualisation de la compétence en terme d’état nous semble d’une part inappropriée eu égard à la réalité complexe du monde du travail et, finalement, de toute conduite humaine finalisée, et de ce fait ne nous paraît pas à même de remplir le rôle qu’on lui assigne, à savoir celui d’instance flexible de régulation entre l’individu et le contenu de son activité. D’autre part, cette même orientation véhicule une vision clairement réductionniste et de l’agir et du sujet. Un examen de la multitude des propositions théoriques relatives au statut de l’agir (théories ou modèles de l’action et/ou de l’activité) nous a permis de mettre en évidence la difficulté (voire l’impossibilité) de saisir, en un seul et même modèle, l’ensemble des dimensions constitutives de l’agir humain (voir Bronckart, 2004 ; Bronckart & Bulea, à paraître). Si certaines théories abordent l’agir sous l’angle de la responsabilité de l’agent, c’est-à-dire de ses intentions, de ses motifs ou raisons et de ses capacités pratiques (Anscombe 1957/2001 ; Ricoeur, 1977 ; von Wright, 1971), d’autres se centrent surtout sur les mécanismes de détermination et d’évaluation sociales (Habermas, 1987), d’autres privilégient le déroulement temporel de l’agir (Schütz, 1998), et d’autres encore les résultats que produit l’agir dans le monde (Giddens, 1987). Les conceptions de la compétence en tant qu’état ne se centrent en réalité que sur une part limitée des composantes de l’agir qu’identifie le modèle de Ricœur : les capacités comportementales et mentales de l’agent, qui — même si elles sont identifiées à partir des caractéristiques d’une tâche — demeurent sa propriété et définissent l’état initial censé lui permettre d’agir efficacement. Dans une telle perspective, le cours effectif de l’agir et les processus d’évaluation sociale sont éludés ; ces dimensions sont donc censées n’avoir aucun rôle dans la construction des compétences, et il en va de même pour ce qui concerne les retombées sur la personne de son intervention dans le monde, y compris en cours d’intervention. Dès lors, dans le cadre d’une telle approche, on ne peut rendre compte du processus qui est au cœur même de la flexibilité, et qui a trait à la transformation

204

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

qualitative des ressources, du sujet, aussi bien que de la situation d’action ou de travail. Ce sont précisément ces aspects fondamentaux de l’agir qui sont visés par les propositions théoriques abordant les compétences en termes processuels. Celles-ci conçoivent l’agir en tant que « cheminement » situé imprévisible (Jobert) ou en tant que relation évolutive de soi aux objets du monde, qui fédère, à travers la processualité dynamique (Le Boterf), des processus psychologiques relevant de la « reconstruction » (Toupin) ou de la relation de soi à soi, et des processus sociaux de « reconnaissance par des “autruis“ significatifs » (Jobert). Dans cette perspective, la réalité dynamique de la compétence ne se réduit pas à un simple déplacement de ressources, mais elle réside en un permanent processus de négociation à triple orientation : vers le monde (l’objet), vers soi-même et vers les autres. Et c’est en ce sens que nous recevons la synthèse élaborée par Toupin qui, examinant la compétence en action, la présente comme matière, énergie et sens : « Avec la matière, la compétence se définit par rapport à une réalité singulière du procès de travail, la compétence se veut alors opératoire et se prête à des mesures objectives. Avec l’énergie, elle acquiert un potentiel subjectif, appartenant aux personnes et à l’organisation, qui permet la réflexion sur ses propres pratiques en vue de les transformer. Avec le sens, on plonge au cœur de ses dimensions les plus intangibles, voire transcendantes : perspective historique, vision créatrice, production et communication de ressources de sens pour le changement. Ce n’est que lorsque ces trois dimensions sont réunies en une synergie que la compétence peut donner sa pleine mesure. » (Toupin, 1998, pp. 42-43)

Comme l’indique le titre de notre contribution, c’est évidemment cette conception processuelle dynamique de la compétence que nous retiendrons, non seulement parce qu’elle est théoriquement bien plus féconde, mais parce qu’elle fournit un apport indispensable à la compréhension de la complexité des conduites humaines. Cette conception ne peut cependant être envisagée isolément ou de manière purement déclarative ; elle ne prend véritablement sens qu’à partir d’une posture épistémologique qui l’englobe et la dépasse en même temps qu’elle la rend possible, sous une forme cohérente et non contradictoire. Ce qui revient à contester toute utilisation métaphorique du terme « dynamique », ainsi que toute (trop) rapide synonymie qui pourrait être établie entre « dynamique », « mouvement », « changement », « transformation », etc.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

205

Un bref rappel historique nous permettra de clarifier ce que nous entendons par « processus dynamique », expression qui n’est pas moins chargée épistémologiquement, ni moins problématique que celle de compétence. Nous tenterons de la sorte de mieux saisir sur quoi repose ou devrait reposer l’association entre compétences et processus dynamique, et de tirer les conséquences qui en découlent. 4. Quelle conception de la dynamique ? La première acception du concept de « dynamique » désigne en physique la partie de la mécanique classique qui étudie les relations entre les forces et le mouvement des corps qu’elles produisent. Admettant l’existence autonome de forces par rapport à la matière, le deuxième postulat de Newton (ou « Principe fondamental de la dynamique ») introduit, par le biais de l’accélération, le facteur temps (t), conçu comme inversable et symétrique, ce qui implique qu’une même loi mathématique « régit » le comportement passé et futur d’un système : à toute évolution du système dans un sens peut être associée une évolution symétrique de sens contraire. L’acception newtonienne de la dynamique postule donc que les lois qui régissent les phénomènes physiques présentent un caractère à la fois déterministe causal et réversible dans le temps, et pose ainsi que les comportements matériels relèvent d’une « dynamique stable ». Cette conception classique ne pouvait dès lors prendre en compte les phénomènes physiques témoignant de comportements instables (ou « chaotiques »), et se caractérisant par une rupture de la symétrie temporelle. Lorsque l’existence de tels comportements a été mise en évidence par la thermodynamique6, dans le cadre d’études portant sur les transformations énergétiques, s’est développée une nouvelle conception du mouvement, comme énergie cinétique, c’est-à-dire en tant que forme d’énergie parmi d’autres. Au-delà des transformations techniques et mathématiques qu’elle a engendrées, l’émergence de la thermodynamique, et la conceptualisation de l’énergie 6. Domaine de la physique qui étudie la transformation de la chaleur en travail mécanique, dont l’origine se situe dans les travaux de Sadi Carnot sur la machine à vapeur (et dans la publication de ses Réflexions en 1824).

206

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

qu’elle a proposée, témoignent de la confrontation de la physique — et plus précisément des lois de la mécanique classique — à des phénomènes non inscrits dans l’espace, à une processualité interne engendrant des transformations qualitatives. L’intérêt épistémologique de cette confrontation entre mécanique et thermodynamique tient au fait qu’avec cette dernière la temporalité « fait irruption » en physique sous son aspect irréversible, « historique », ce qui conduit à la contestation radicale de la symétrie temporelle et du caractère prévisible des phénomènes naturels. Dans la mesure où les processus irréversibles comportent par définition une part d’imprévisible, ou sont producteurs d’entropie7, les systèmes ouverts en évolution peuvent « échapper » à leurs conditions initiales ; et dans cette perspective, l’augmentation de l’entropie est indissociable de la marche ou de la « flèche du temps8 » (Prigogine, 1998). La réalité des processus irréversibles et de leur rôle constructif dans la nature figurent désormais parmi les acquis de la physique, et selon Prigogine & Stengers, leur prise en compte a conduit les sciences de la nature à se libérer « d’une fascination qui nous représentait la rationalité comme close » (1979, p. 364), et à s’ouvrir à l’imprévisibilité, à la complexité, au contrôle imparfait et à une connaissance tout aussi imparfaite. Mais pour ces auteurs, cette « libération » a permis aussi et surtout de mettre en évidence ce qu’ont en commun les sciences de la nature et les sciences humaines/sociales : « Au moment où nous découvrons la nature au sens de physis, nous pouvons également commencer à comprendre la complexité des questions auxquelles se confrontent les sciences de la société […] Le temps est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nouées, longtemps méconnues, entre l’histoire des hommes, de leurs sociétés, de leurs savoirs et l’aventure exploratrice de la nature. » (Prigogine & Stengers, 1979, pp. 390-393)

7. Terme créé par Clausius en 1865. Cette notion étant souvent associée à celle de « désordre », et en général mal comprise, nous en reprendrons la définition de Lestienne, qui nous paraît la plus compatible avec la théorie originelle de Clausius : l’entropie est « ce qui change réellement quand en apparence tout redevient pareil » (1990, p. 171) ; même quand en apparence tout redevient pareil, ajouterions-nous. 8. L’expression « flèche du temps » a été introduite au début du XXe par le physicien anglais Arthur Eddington, pour exprimer l’écoulement « directionné » et irréversible du temps.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

207

La dynamique, ou plutôt cette dynamique du complexe, constitue donc un problème qui se pose aussi bien aux sciences de la nature qu’aux sciences de l’homme. Sa redéfinition nous conduit dès lors à une conception continuiste de la processualité, des transformations qualitatives, des interactions entre systèmes organisés, allant de l’atome à la société humaine. Relevons cependant que cette « nouvelle alliance » s’adosse en réalité à un arrière-fond philosophique plus ancien, notamment à la « dialectique » d’Engels, et plus loin encore, au principe du « parallélisme psychophysique » de Spinoza (voir l’Ethique, 1677/1954), voire à la notion d’energeia forgée par Aristote (Métaphysique, livre IX). Comme l’affirme en effet Engels : « le mouvement de la matière n’est pas seulement le grossier mouvement mécanique, le simple changement de lieu, c’est la chaleur et la lumière, la tension électrique et magnétique, la combinaison et la dissociation chimiques, la vie et finalement la conscience. » (Dialectique de la nature, 1975, p. 43)

Cette conception de la processualité dynamique, articulée à un positionnement moniste continuiste, avait déjà trouvé son expression philosophique chez Spinoza, qui posait que toutes les formes que peut prendre la matière, unique en soi et perpétuellement active (Nature Naturante), comportent à la fois des dimensions physiques observables (inscrites dans l’espace) et des dimensions « psychiques » (res ideatae), c’est-à-dire dynamiques ou non inscrites dans l’espace ; cette même philosophie posait aussi le principe de la continuité des mécanismes d’engendrement des formes matérielles (Nature Naturée), sous l’effet des interactions permanentes entre dimensions physiques et « psychiques ». Outre qu’elle confirme la validité de cette thèse au niveau des phénomènes naturels, la thermodynamique engendre aussi et surtout, au plan épistémologique, une (nouvelle) remise en question des positions dualistes. Prigogine souligne notamment que, de manière générale, la rationalité scientifique occidentale repose sur l’acceptation de la dualité « être »/« devenir de l’être », ou encore « être »/« activité de l’être », et ceci non pas au plan méthodologique mais au plan ontologique. Dès lors, même si les sciences de la nature visaient à décrire le changement, les mouvements, elles aboutissaient de fait à une description de l’être à travers la description de ses états successifs. Et l’invariabilité dans le temps des lois physiques mécaniques, y compris celles de la mécanique quantique,

208

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

en constitue l’exemple le plus évident, dans la mesure où c’est à partir de la connaissance de l’état d’un système à un instant t (dit état « initial ») que l’on pensait pouvoir prédire avec certitude l’évolution du système (concrètement calculer ses états futurs) ou rétrodire son passé (calculer ses états passés). La trajectoire du système, le mouvement, le « devenir » sont ainsi quasiment synonymes et se réduisent à une succession d’états9. Prendre en compte la processualité dynamique revient d’abord à reconsidérer le rapport indissoluble qui existe entre « être » et « devenir », et à admettre que l’activité, la production de formes à travers les interactions, sont des propriétés fondamentales ou intrinsèques de la matière. Cette prise en compte requiert ensuite l’acceptation du caractère non déterministe (voire de la polydétermination) de l’instabilité du système, intrinsèquement lié à l’asymétrie de son évolution dans le temps ; autrement dit l’acceptation de l’irréversibilité. Dans cette perspective, on peut alors synthétiser les traits définitoires fondamentaux d’un processus dynamique de la manière suivante. a) Un processus dynamique est un « comportement » qui détruit la symétrie temporelle ; il est irréversible dans le temps, ce qui signifie qu’en connaissant l’état d’un système à un moment donné, on ne peut plus prédire avec exactitude son évolution future, ni rétrodire son passé ; l’irréversibilité et la production d’entropie caractérisent donc l’évolution de tout système ouvert. b) La « trajectoire » d’un système n’est plus déterminable, et la notion même de trajectoire devient problématique — en tout cas dans son acception linéaire — dans la mesure où l’évolution d’un système dynamique est une succession de bifurcations (par opposition à une succession d’états), qui sont « responsables » de la brisure temporelle par le fait que chaque système « choisit » en cours d’évolution un régime de fonctionnement parmi les possibles. « Choisir » signifiant d’une part que le nombre des possibles est indéterminable, d’autre part que rien ne permet a priori de privilégier l’une ou l’autre des solutions. c) Ces bifurcations produisent non seulement du désordre, mais aussi, et surtout dans les systèmes loin de l’équilibre, de nouvelles formes de cohérence ou de nouveaux comportements cohérents. d) Du point de vue méthodologique, les processus dynamiques requièrent un déplacement de regard : l’accent n’est plus porté 9. Voir Prigogine, 1998.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

209

sur la description du système proprement dit, considéré comme isolé (dans ce cas on décrit alors des « idéalisations », comme par exemple le mouvement d’un pendule sans frottement, qui n’existe pas en réalité), mais sur les interactions qui s’instaurent entre le système et son environnement. Le détour que nous venons d’effectuer nous a permis d’identifier quelques éléments fondamentaux ayant contribué à la construction du paradigme dynamique en philosophie et en physique, ainsi que l’acception du terme « dynamique » qui serait à exploiter en sciences humaines/sociales en général, et dans les réflexions sur la notion de compétence en particulier. Dans l’optique continuiste issue de Spinoza, nous considérerons que la processualité dynamique complexe est attestable aussi bien dans les phénomènes naturels que dans les phénomènes psycho-socio-sémiotiques ; et dans le prolongement de ce principe, nous soutiendrons que les réflexions sur l’agir/travail (individuel et/ou collectif), sur l’agir langagier et sur les compétences (notamment langagières), constituent en fait des tentatives d’identifier des formes de processualité dynamique qui seraient propres au fonctionnement humain. Notre approche s’articule en outre au cadre de l’interactionnisme socio-discursif (voir Bronckart, 1997) qui, dans une perspective moniste, matérialiste et dialectique, pose l’agir, en tant que processualité dynamique propre à l’espèce, comme unité d’analyse fondamentale du fonctionnement humain. Dans cette optique, si l’agir se situe en continuité avec la processualité naturelle, il est en même temps co-produit par des formes d’organisation et de collaboration socio-historiques, qui médiatisent les rapports qui s’instaurent entre un organisme singulier et son environnement (voir Leontiev, 1979). Dans cette même optique, les conduites individuelles (y compris sous l’angle des compétences) sont de ce fait constituées et constamment (re)structurées sous l’effet de l’intériorisation par les personnes des propriétés des activités collectives socio-historiquement élaborées. Et dans ce cadre toujours, l’accent porté sur le langage ne relève pas d’un intérêt strictement linguistique ; il se justifie par le rôle primordial accordé aux médiations langagières, à la fois dans les processus de socialisation et dans ceux de développement des personnes (structures psychologiques dynamiques, historiques et radicalement singulières), et en tant qu’instrument grâce auquel les membres d’un groupe social négocient et évaluent en permanence (y com-

210

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

pris avec eux-mêmes) les formes d’agir ou certaines de leurs composantes (voir Vygotski, 1997/1934). Pour en revenir à la compétence comme processus dynamique, il nous paraît indispensable de prolonger notre réflexion dans deux directions. La première a trait à la nécessité d’une véritable prise en compte de l’irréversibilité et du rôle constructeur de la « flèche du temps » qui caractérisent la mise en œuvre des compétences, qui ne peut être elle-même que temporalisée. L’approche explicitement processuelle de la compétence proposée par Le Boterf (voir 1, supra) nous intéresse particulièrement de ce point de vue, d’une part parce qu’elle se fonde sur un modèle systémique qui dépasse la logique additive [connaissances (savoirs) + situation + action + reconnaissance = compétence] et qui conduit à une conception de la processualité comme synthèse et structuration, non plus comme simple juxtaposition ; d’autre part en ce qu’elle tente de combiner, dans l’identification des facteurs constitutifs de la compétence, certaines des propriétés initiales des sujets (celles codifiées par la « sémantique de l’action » de Ricœur) avec des éléments d’évaluation sociale. Dans cette perspective, tout en n’étant jamais séparée des conditions de sa mise en œuvre, la compétence apparaît comme finalisée (vers la réalisation de l’activité) ; elle est aussi fonction des représentations que l’opérateur se fait de la situation (et ne consiste donc pas en réponses à des stimulations externes) ; elle comporte une dimension sociale en tant qu’elle suppose, pour exister, la reconnaissance par autrui ; elle est enfin productrice de boucles d’apprentissage, qui permettent au sujet de « conforter, d’améliorer ou de transformer les compétences mobilisées et d’intervenir sur la conception des tâches professionnelles à exercer » (Le Boterf, p. 122). Cette approche ouvre à nos yeux un questionnement fondamental : s’il y a superposition temporelle entre compétences et agir, les deux étant des processus dynamiques, dans quelle mesure l’évolution de l’un se superpose-t-elle à celle de l’autre du point de vue des bifurcations ? Peut-on dire que les bifurcations de l’agir coïncident avec celles de la compétence ? Où se situent et comment se manifestent les décalages entre les deux ? Quels sont leurs effets réciproques ? Le second thème de réflexion a trait au rôle du langage dans la construction et la manifestation des compétences. Si, en tant que processualité dynamique spécifiquement humaine, la com-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

211

pétence comporte une dimension intentionnelle, et donc mobilise des représentations (individuelles et sociales), si elle suppose « la saisie d’un continuum qui donne sens à la succession des actes » (Le Boterf, p. 35), on ne peut que constater, avec regret, que le rôle des processus sémiotiques et leurs modes d’implication dans cette saisie demeurent, pour l’instant, largement passés sous silence. 5. La compétence langagière comme processus dynamique Que la conception processuelle dynamique de la compétence ait vu le jour dans les disciplines du travail, ce n’est sans doute pas un hasard : une telle conception ne pouvait s’élaborer qu’« à proximité de l’agir », ou mieux « à l’intérieur de l’agir », dans le cadre de la recherche d’une instance de régulation flexible entre individu et contenu de l’activité. Et même si l’ensemble des rapports profonds liant la compétence à l’agir n’ont pas encore été explorés, une redéfinition dynamique de la compétence langagière nous paraît à la fois possible et nécessaire, pour dépasser la « modélisation individualisante, décontextualisée et isolante » (voir Pekarek Doehler, ici même) qui en a été proposée jusqu’ici dans les sciences du langage et la didactique des langues, et pour contester la logique purement descriptive qui sous-tend encore la production « d’inventaires » ou de « bilans » de compétences (en tant qu’objectifs ou critères d’évaluation). Une telle redéfinition devrait permettre de re-penser les conditions de fédération de compétences linguistiques (voire sociales) morcelées, et de mieux saisir ainsi leurs interactions et leur co-construction. Et cette démarche serait en outre compatible avec les approches actuelles de la cognition située et distribuée, avec la conception non juxtapositive développée par les recherches sur le plurilinguisme (voir Matthey, ici même), enfin avec toutes les conceptions du langage qui se rattachent plus largement à une épistémologie interactionniste. Ce projet de re-conceptualisation dynamique de la compétence langagière devrait, à nos yeux, pouvoir prendre appui sur l’œuvre de Coseriu (2001), auteur qui de manière générale définit le langage d’abord et avant tout comme une activité, et qui considère plus spécifiquement que la compétence constitue l’ob-

212

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

jet central de la linguistique, en vertu précisément de sa propriété intrinsèque de dynamicité. Peu connue des milieux francophones10, la théorie coserienne pose en effet que, dans son essence, le langage est une activité créatrice dialogique : il se manifeste fondamentalement en tant qu’activité humaine de production perpétuelle de significations. En adoptant cet angle d’attaque, Coseriu récuse à la fois les approches réduisant le langage à un moyen d’expression directe d’une faculté « autre » qui le précéderait et le déterminerait (la pensée rationnelle ou l’entendement), et celles qui le conçoivent comme un simple instrument de communication. Réinvestissant la thèse humboldtienne selon laquelle le langage, sous tous ses aspects (langage en général, langue ou parole), n’est jamais un produit statique (ergon) mais une activité dans le sens aristotélicien du terme (energeia : activité créatrice « toujours en train de se faire »), l’auteur souligne la nature processuelle active de celui-ci, qui se présente comme une « productivité à double sens : productivité par rapport aux “objets“ produits et productivité par rapport aux procédés de production » (op. cit., p. 414). Dans cette perspective, « l’activité de parler » constitue une activité infinie et libre, au sens philosophique du terme, c’est-à-dire qu’elle peut s’adresser à tout objet, ou encore que son objet est par nature infini ; elle est en outre toujours activité de parler à un autre et ne peut se réaliser qu’au moyen d’une langue, en tant que technique historiquement déterminée, que les locuteurs reconnaissent comme telle, tout en se reconnaissant eux-mêmes et à travers elle comme membres d’une communauté socio-historique déterminée : « parler c’est donc toujours parler une langue, de sorte que le locuteur se présente toujours comme membre d’une communauté historiquement déterminée, ou, du moins, comme quelqu’un qui adopte (…) la tradition langagière d’une communauté » (ibid., p. 15). Pour Coseriu le langage se réalise donc en une perpétuelle activité signifiante, marquée par l’historicité et 10. Publiée surtout en espagnol et en allemand, l’œuvre de Coseriu s’est développée entre 1950 et 2002. Une entreprise d’édition en français de ses textes les plus représentatifs est en cours, le premier volume ayant paru en 2001 sous le titre L’homme et son langage (pour une revue critique, voir Bota & Bulea, 2003). Les thèses fondamentales datent des années 1950 (voir notamment Sistema, norma y habla, 1952 et Determinación y entorno. Dos problemas de una lingüística del hablar, 1955-56). Son ouvrage consacré à la compétence linguistique est disponible en allemand et en espagnol (Sprachkompetenz. Grundzüge der Theorie des Sprechens, Tübingen, 1988 ; Competencia lingüística. Elementos de la teoría del hablar, Madrid, 1992).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

213

l’altérité (l’intersubjectivité), et à travers laquelle le monde (et/ou les référents) acquièrent leur objectivité, et en ce sens, il est donc aussi une activité infinie d’élaboration de connaissances. La théorie coserienne est souvent qualifiée d’« intégrale » parce que les trois niveaux qu’elle retient (le langage en général, chaque langue et chaque parole) procèdent en fait de distinctions méthodologiques qui s’adressent à une seule et même réalité : l’activité langagière. De plus, chacun de ces niveaux peut être analysé de trois points de vue, heuristiques aussi bien que méthodologiques : celui de l’energeia (l’activité universelle en soi, se manifestant historiquement dans la langue comme réalité active et changeante, cette dernière se réalisant dans l’activité discursive de l’individu) ; celui de la dynamis (qui concerne l’ensemble des techniques rendant possible cette activité à tous les niveaux) ; celui enfin de l’ergon (qui a trait à l’ensemble des produits de l’activité langagière). Dans ce cadre, la compétence11 relève de la dynamis et elle constitue le véritable objet de la linguistique, dans la mesure où elle concerne le savoir-parler intuitif que tout locuteur met en œuvre lors d’une production verbale. Le langage ne fonctionnant que grâce aux sujets parlants, ce fonctionnement requiert en premier lieu une technique, qui rend possible la manifestation objective de l’activité langagière, et au travers de laquelle le sujet parlant crée des significations et se crée en même temps, en établissant simultanément des rapports sujet-objet et sujet-sujet ; l’humain acquiert et ne cesse de transformer cette technique, qui mobilise simultanément les trois niveaux du langage. La compétence concerne dès lors la potentialité même de l’activité de parler, ou ses procédés de production ; mais elle est tout aussi dynamique que l’activité de parler elle-même, dans la mesure où elle est toujours transformée, dépassée, (re)produite par l’activité : elle ne peut se manifester qu’au travers de l’activité, ce qui justifie l’affirmation de l’auteur selon laquelle l’activité créatrice précède et dépasse la compétence : « Creador significa, cuando se utiliza el concepto enérgeia, “que va más allá de lo aprendido”. […] Enérgeia es aquella actividad que precede a 11. Le terme même de « compétence » est apparu relativement tardivement dans l’œuvre de Coseriu. Dans ses premiers écrits, celui-ci parlait de « savoir » (esp. el saber), de « technique » ou de « savoir technique ». Mais en 1955, il affirmait néanmoins déjà que « l’objet proprement dit de la ‘grammaire de l’activité de parler’[est] la technique générale de cette activité » (voir 2001, p. 38).

214

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

su propria potencia, dínamis. […] Una actividad humana es creadora en la medida en que va más allá de su dínamis » (Coseriu, 1992, pp. 22-23).

Au plan universel du langage, la technique de l’activité de parler requiert un savoir élocutoire, qui est la connaissance générale « des choses » et des normes logiques de cohérence, quelle que soit la langue dans laquelle on s’exprime ; on peut donc poser l’existence d’une compétence élocutoire universelle, qui ne dépend pas de la langue utilisée, qui ne témoigne nullement d’une prééminence génétique du logique par rapport au linguistique, mais relève plutôt de la conformité fonctionnelle de l’expression aux normes universelles de toute pensée : il ne s’agit pas d’une compétence avant la langue, mais d’une compétence « au-delà » des normes d’une langue, qui nous permet de juger un énoncé en termes de « congruence/noncongruence » logique12. Au plan historique de la langue, dès lors que les locuteurs possèdent et manifestent un « savoir-parler conformément à la tradition d’une certaine communauté » (2001, p. 34), on peut poser l’existence d’une compétence idiomatique, qui concerne le système de la langue en tant qu’ensemble d’éléments et d’agencements d’éléments de discours possibles, système de virtualités qui se réalisent progressivement dans le temps, au cours de l’histoire. Cette compétence idiomatique est le savoir-réaliser les possibles d’une langue, et elle est évaluée, en termes de « correct/incorrect », en fonction de la conformité du parler effectif avec la technique historiquement construite qu’est une langue. Au plan individuel de la parole on peut poser l’existence d’une compétence expressive, en tant que savoir agir linguistiquement de l’individu, lors de la construction de textes/discours dans une circonstance donnée. Cette compétence est évaluable en termes d’« adéquation-inadéquation » de l’acte de parler eu égard à ses circonstances. De manière générale, la compétence comme objet de la linguistique est donc le savoir intuitif du locuteur qui, même s’il peut être analysé isolément à chacun des trois plans, s’y manifeste en réalité de manière simultanée. La définition de la compétence et les études qui y sont consacrées confirment de la 12. A titre d’exemple, la non-congruence de l’énoncé : « Les cinq continents sont les quatre suivants : l’Europe, l’Asie et l’Afrique » est d’ordre logique et non pas linguistique (2001, p. 144).

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

215

manière la plus « lisible » ce que Coseriu appelle adéquation de la science à son objet. Les trois types de compétences comme savoirs intuitifs sont des techniques attestables chez tout locuteur (qui fonctionnent en dehors de toute théorie linguistique), en tant que potentialités illimitées ne se manifestant qu’en acte. En prenant la compétence linguistique pour objet, la linguistique coserienne est une « science des possibles langagiers », amenés à être toujours dépassés, transformés, (re)créés dans et par l’acte ou l’activité de parler elle-même. 6. Pour une « re-dynamisation » de la conception des compétences Face à la nécessité (largement ressentie) de se donner une définition délimitée et cohérente de la (ou des) compétence(s), nous avons choisi de nous fonder sur une des approches en vigueur dans les milieux de l’analyse du travail et de la formation professionnelle : approche qui situe la compétence comme une « instance flexible de régulation entre les propriétés de la personne et celles du contenu de son activité », et qui souligne ce faisant sa dimension à la fois praxéologique, dynamique ou évolutive et interprétative (voir 2, supra). Dans cette partie finale (mais qui ne sera pas véritablement conclusive), nous nous risquerons à une synthèse des apports et des problèmes issus de notre examen de la teneur possible de ces trois dimensions. 6.1. Des compétences articulées à l’agir Les compétences se manifestent « à proximité de » ou « dans le rapport avec » l’agir. Si cette articulation est généralement admise, nous avons néanmoins relevé qu’elle était conçue de deux manières assez nettement distinctes (voir 3, supra). Dans la conception qui semble la plus répandue, la notion de compétence désigne un ensemble de ressources, de statut hétérogène (comportements, connaissances, savoir-faire, schèmes, raisonnements, etc.) qui se trouvent effectivement mobilisées par un actant dans le cadre d’une activité donnée, et qui peuvent par ailleurs demeurer disponibles en cette personne et être re-mobilisées par elle, au travers de processus de délocalisation et de relocalisation, et fonctionner dès lors de manière généralisante ou transversale. Cette approche suscitera de notre part deux

216

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

remarques. La première est que sa formulation même est à la source d’une des apories majeures qui obère cette notion : les compétences y apparaissent à la fois comme relevant du déjà-là, en l’occurrence d’un certain état psychologique de la personne, et en même temps elles ne peuvent être attestées qu’a posteriori, à partir de certaines des caractéristiques d’un agir effectivement mis en œuvre par cette même personne. Pour tenter de dépasser cette contradiction, on pourrait distinguer clairement deux niveaux : d’un côté les propriétés déjà là des personnes, qui peuvent être qualifiées sans autre de ressources, et dont le statut précis peut être codifié en s’en tenant au vocabulaire psychologique usuel (comportements, connaissances, schèmes, etc.) ; d’un autre côté ces mêmes ressources en tant qu’elles sont (re-)mobilisées dans le cadre de l’agir, et qui, par ce processus même, sont érigées en compétences. Sous cet angle, la compétence aurait trait à l’une des fonctionnalités possibles des ressources, en l’occurrence à leur capacité d’être exploitées dans l’agir ; ou encore, ressources et compétences entretiendraient le même rapport que celui qu’on peut poser entre une connaissance grammaticale (par exemple, la distinction des différents déterminants du nom – versant « ressources ») et sa mise en œuvre dans des activités effectives de production textuelle (l’exploitation de cette distinction dans la gestion des mécanismes anaphoriques – versant « compétences »). Mais si elle peut paraître utile, cette clarification ne règle pas pour autant deux questions fondamentales. D’une part, la conception évoquée ne fournit aucune indication quant au statut et aux conditions de fonctionnement des processus mêmes de mobilisation : quand, comment et sous quelle « régie » les ressources peuvent-elles, ou non, être efficacement exploitées dans l’agir ? D’autre part, par quelle alchimie les propriétés statiques des personnes peuvent-elles se transformer en propriétés adaptatives et créatives ; ces dimensions fonctionnelles ne doivent-elles pas être nécessairement déjà présentes dans les propriétés des personnes, et, si c’est le cas, par quels processus y ont-elles été construites ? La seconde remarque est que cette conception s’adosse à une théorisation de l’agir, issue de la philosophie analytique et/ou de la « sémantique de l’action » de Ricœur (voir 3, supra), qui tente de saisir les phénomènes praxéologiques en s’en tenant à la prise en compte de deux pôles (seulement) : l’intervention humaine effective dans le monde (ou activité observable) d’une part ; les

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

217

propriétés supposées de l’actant ayant déclenché cette intervention d’autre part. Dans un modèle de ce type, même si les propriétés de l’actant ne sont qu’inférables de celles de l’activité réalisée, les unes et les autres peuvent néanmoins être appréhendées de manière indépendante, ce qui aboutit au maintien de fait d’une réelle distinction de statut entre registre de l’agir et registre des compétences. Par ailleurs, comme l’ont mis en évidence tous les auteurs contestant la tonalité individualisante et quasi idéaliste de cette approche, l’agir effectif n’est pas déterminé unilatéralement et exclusivement par les propriétés « initiales » de l’actant : il s’inscrit dans de multiples réseaux de contraintes sociales et matérielles, et, dans son cours temporalisé, il s’ajuste en permanence à une lecture/interprétation de ces contraintes. Dès lors, les ressources-compétences des actants ne peuvent jamais être considérées comme des « causes », susceptibles, comme le soutiennent notamment Samurçay & Pastré (1995, voir leur définition sous 1) d’« expliquer » les performances observables dans l’agir. Dans la seconde conception, le registre des compétences se situe, non en amont de l’agir, mais dans l’agir même, dont il serait indissociable : le « compétentiel » est dans cette perspective exclusivement de l’ordre du processus ; il a trait aux régulations qui articulent et ré-articulent en permanence les propriétés des actants à celles du contenu et des conditions de leur agir, ou encore, il consiste en une mise en interface dynamique, voire dialectique, entre ces deux ordres de propriétés. Ce processus comporte certes une dimension de mobilisation des ressources de la personne, telles qu’évoquées plus haut, ressources qui n’auraient apparemment pas de dimension praxéologique, dans la mesure où elles se seraient dégagées de la contingence et de la singularité de l’agir, pour se réorganiser de manière plus statique dans l’économie psychologique de la personne, sous la forme de connaissances, de savoir-faire, de schèmes, etc., dont la teneur est par ailleurs évaluable à l’aune des savoirs théoriques ou pratiques historiquement élaborés dans le groupe d’appartenance. Mais ce processus ne se réduit pas à la mobilisation des ressources, et plus encore, ne se définit pas par elle ; la mobilisation n’est que le produit d’une lecture « dissociative » d’un mécanisme plus global qui régule, organise et réorganise trois types de rapports : le rapport de la personne à la situation de son agir, qui se redéfinit nécessairement en permanence en fonc-

218

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

tion des contraintes se manifestant dans le cours de l’agir ; le rapport de la personne aux « autruis » qui, factuellement ou potentiellement, sont des sources d’évaluation de l’agir (en cours ou achevé) et des actants qui y sont impliqués ; le rapport de la personne à elle-même, qui ne peut qu‘être affecté par les transformations des appréciations propres des situations d’agir, aussi bien que par les évaluations sociales dont ces dernières font l’objet. Une telle approche oblige alors à revenir sur le statut des ressources mobilisables, dont nous venons d’affirmer qu’elles n’avaient « apparemment pas de dimension praxéologique ». Dès lors qu’il est (quasi) unanimement admis que les connaissances, savoir-faire, schèmes, etc. « se construisent dans l’action » (voir l’œuvre de Piaget), ces ressources, même si elles sont réorganisées sous les deux régimes en interaction de la personne d’une part, des systèmes collectifs de savoirs formels d’autre part (voir les « mondes formels » postulés par Habermas, 1987), devraient quand même conserver des « traces » (aussi enfouies que l’on voudra) des situations d’agir dans le cadre desquelles elles ont été construites. Et le processus « compétentiel » aurait trait alors à la capacité, en situation d’agir, de retrouver et d’exploiter ces traces que les ressources, en dépit de leur re-structuration, conservent des situations d’agir antérieures qui les ont engendrées, traces qui parce qu’elles sont issues de l’agir, peuvent à tout moment y être réinjectées. Réinjectées non pas en tant que « convoquées » et transférées telles quelles du registre de la personne à celui de la praxis, mais en tant que réactualisation de leurs propriétés dynamiques intrinsèques. Dans cette perspective, le « compétentiel » ne peut être dissocié de l’agir même ; il en est au contraire une propriété constitutive : sans l’agir, les compétences-ressources ne peuvent rien produire, ni se (re)produire ; réciproquement, l’agir — tout situé qu’il soit — ne peut se déployer ni en pure contingence, ni en pure répétition, mais requiert nécessairement la sollicitation et le traitement de ces traces dynamiques disponibles dans les ressources d’une personne. A en revenir momentanément aux conditions d’exploitation des compétences en situation d’enseignement, on peut relever que les contributeurs de cet ouvrage saisissent ces dernières en cumulant de fait les deux approches qui viennent d’être discutées. Lorsqu’ils évoquent les (ou des) compétences, ils visent à cerner les ressources déjà là des apprenants, dont l’identification

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

219

est effectivement la condition d’un travail didactique efficace ; mais ils évoquent aussi par ailleurs les processus de restructuration qui sont mis en œuvre (ou qui devraient être favorisés) dans ce même travail didactique, et qui affectent indissolublement le rapport aux objets et situations d’apprentissage, le rapport aux autruis et à leurs propriétés culturelles, le rapport à soi-même et à l’appréhension de ses propres ressources enfin. Etant donné les enjeux de la formation scolaire (qui, comme le soulignent justement Serge Erard & Bernard Schneuwly, transcendent largement la problématique des compétences), et en raison par ailleurs de l’inéluctabilité de la « transposition didactique », cette association des deux perspectives peut être acceptée. A condition toutefois qu’une distinction soit clairement posée entre le niveau des compétences-ressources, que l’on pourrait re-qualifier de compétences « locales » ou « partielles », et le niveau de ce que nous avons jusqu’ici, faute de mieux, qualifié de « processus compétentiel », et que l’on pourrait peut être aussi qualifier de « compétence globale ». Mais reste alors à savoir dans quelle mesure ce processus constitue une compétence unique ou globale, ou peut au contraire être décliné en sous-compétences qualifiées. Question à laquelle les deux sections qui suivent tenteront de proposer des directions de réponse. 6.2. Des compétences véritablement dynamiques et temporalisées Comme nous l’indiquions en clôture du § 1, supra, au-delà des diverses questions et réticences qu’elle peut susciter, la diffusion de la logique des compétences constitue aussi et surtout, à nos yeux, une (nouvelle) occasion de réexaminer la problématique des conditions d’identification et de conceptualisation des processus dynamiques sous-tendant le développement humain, en tant qu’ils ne sont qu’une manifestation des processus plus généraux sous-tendant la marche de l’univers. Inanité de la distinction entre « être » et « devenir de l’être » chez Prigogine, indissociabilité radicale des dimensions physiques observables et « psychiques » sous-jacentes chez Spinoza, postulat du caractère inéluctablement premier ou fondateur de l’energeia chez Aristote, autant de versions d’un même positionnement épistémologique qui implique qu’outre le travail scientifique, déjà largement entrepris, d’analyse et de conceptualisation des objets

220

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

observables dans leur stabilité apparente, un travail d’égale ampleur au moins devrait être engagé pour analyser et conceptualiser les mécanismes ayant donné lieu à l’émergence de ces objets et à leur perpétuelle transformation. C’est sans nul doute l’adhésion à ce positionnement qui a conduit Piaget comme Vygotski à soutenir que la compréhension effective du fonctionnement psychologique humain ne pouvait résulter que d’une analyse « génétique », portant sur les modalités de sa construction et des transformations qui la caractérisent ; mais s’ils ont pu (momentanément, il est vrai, au vu du repli récent de la discipline sur les seuls fondements biologiques de l’humain) démontrer la pertinence de la méthodologie génétique, ces deux auteurs n’ont pourtant pu élaborer une théorisation satisfaisante de la dynamique développementale humaine, le premier s’en étant tenu à l’évocation de processus biologiques transversaux (assimilation, accommodation, équilibration) et ayant regretté, jusqu’à la fin de sa vie, n’avoir pu conceptualiser les modalités de leur mise en œuvre spécifiquement humaine, le second n’ayant eu le temps que d’ébaucher une approche des conditions de l’articulation, chez l’humain, entre une « ligne de base » développementale d’ordre biologique, et les effets produits sur cette dernière par l’émergence du sémiotique et de la socio-histoire humaine. Et ni l’un ni l’autre n’ayant pu, ce faisant, élaborer une approche explicite et argumentée du statut de l’agir humain. Le tournant praxéologique assumé par une part de la philosophie et des sciences humaines/sociales, avec le réexamen du statut du « compétentiel » qui, nous venons de le voir, peut et doit y être associé, devrait permettre de reformuler cette problématique à nouveaux frais, en l’occurrence en prenant au sérieux les deux aspects fondamentaux de la dynamique de l’agir que constituent sa temporalité et son irréversibilité. Tout agir s’inscrit dans le temps, et cette inscription se présente, au moins, sous trois formes distinctes. D’abord celle, la plus immédiatement accessible, de la linéarité ou du déploiement chronologique des phénomènes praxéologiques, dimension qui est sans doute en fait la moins fondamentale, en ce qu’elle résulte toujours d’une évaluation externe et « après coup » d’activités humaines attestables. Ensuite celle, si clairement thématisée par Schütz, de la temporalité telle qu’elle est vécue dans le cours d’agir par les actants qui y sont impliqués, et qui ne pré-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

221

sente ni la linéarité, ni l’homogénéité des reconstructions temporelles d’après coup. Enfin celle de l’appréhension individuelle de la temporalité de l’agir (de tout agir), qui est le produit de l’appropriation et de l’intériorisation, au sein d’une même personne, d’aspects des deux formes précédentes, nécessairement mis en confrontation et intégrés sous des modalités radicalement singulières. De ce point de vue, et pour revenir à un questionnement que nous avions laissé en suspens (voir 4, supra), il ne peut y avoir de superposition entre temporalité de l’agir observable et temporalité du « compétentiel » qui y est à l’œuvre, ce qui explique la difficulté de délimiter les compétences au dehors de l’agir ou en tant que propriétés des personnes, et ce qui semble justifier la formule de Schwartz selon laquelle la quête des compétences constitue « un exercice nécessaire pour une question insoluble » (2000b, p. 479). Mais, et ceci pourrait paraître paradoxal, voire provocateur, l’irréversibilité associée à la « flèche du temps » semble pouvoir atténuer la difficulté qui vient d’être évoquée. Dès lors que l’état initial de tout système ne prédétermine pas l’entier de son parcours temporalisé, que s’y produisent des bifurcations aux conséquences durables, dont notamment celles aboutissant à des réorganisations ou ré-équilibrations, on peut admettre que le système psychologique humain, qui se construit par appropriation des propriétés des systèmes praxéologiques, réintègre, au titre de ressources, à la fois ce qui dans ces derniers systèmes relève plutôt du mouvement et ce qui y relève plutôt des réorganisations qui en découlent. On pourrait dès lors, et ceci constitue une première manière de différenciation possible du « compétentiel », distinguer les processus de revitalisation de ressources en fonction de l’importance relative des traces proprement praxéologiques qui y subsistent : les connaissances ou les comportements stabilisés n’en contiendraient que peu (et seraient donc peu « compétentialisables ») ; les schèmes d’action, les habitus ou d’autres formes de typification en contiendraient plus, et seraient de ce fait de meilleurs candidats à cette même « compétentialisation ». Une telle approche permettrait aussi de revenir sur les raisons de la difficulté rencontrée par la théorie piagétienne pour élucider la nature des processus sous-tendant le développement : la cohérence ou l’équilibre du système cognitif n’est pas forcément (et peut-être pas du tout) la condition de son déploiement dynamique ou créatif ; les ruptures, les

222

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

bifurcations (ou les « révolutions » au sens de Vygotski) sont de tout aussi bons candidats à ce statut, parce qu’elles permettent, selon la formule de Coseriu, « d’aller au-delà de l’appris », et c’est bien d’elles dont devrait rendre compte la notion de compétence, qui serait ainsi, à la fois radicalement distincte, mais aussi nécessairement associée dans le fonctionnement psychologique, aux dimensions stables ou équilibrées de l’intelligence proprement dite. Mais ceci ne règle toutefois pas la question de la délimitation et de la dénomination d’éventuelles sous-compétences, ce qui nous conduit à évoquer le statut inéluctablement interprétatif de l’ensemble de l’appareil notionnel des compétences. 6.3. Des compétences comme produits de l’interprétation (de l’agir) Dans la mesure où le processus compétentiel (par opposition aux « ressources ») se présente comme un élément constitutif de l’agir, son identification (sa délimitation et sa qualification) ne peut résulter que des démarches d’interprétation qui s’appliquent à cet agir même, dans sa globalité. Nous avons abordé cette question des conditions de l’interprétation de l’agir dans un ensemble de travaux qui visaient, d’une part à analyser les modèles proposés à cet effet par la philosophie ou les sciences sociales/humaines, d’autre part à identifier les formes interprétatives produites par des travailleurs évoquant les conditions de réalisation de tâches données (voir Bronckart, 2004 ; Bronckart & Bulea, à paraître ; Bronckart, Bulea & Fristalon, 2004). Ce travail nous a permis d’abord de clarifier le statut de la démarche interprétative en ce domaine : si, au plan ontologique, on peut poser l’existence d’un agir (ou agir-référent) consistant en activités collectives se déployant en un flux continu et organisant les conduites individuelles, la notion d’action (et certaines autres occurrences de la notion d’activité) se situe, elle, au plan gnoséologique, en ce qu’elle est le résultat d’une démarche de connaissance visant à identifier des unités discrètes et stabilisées dans le flux continu des activités collectives. Ce travail nous a permis ensuite de montrer (comme indiqué sous 3, supra) que les démarches d’interprétation, qu’elles émanent de « savants » ou de « profanes », aboutissent à la construction de « figures d’action » qui ne parviennent jamais à cerner la totalité des propriétés de l’agir-référent, mais qui sai-

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

223

sissent ce même agir sous un angle toujours partiel : soit celui des propriétés ou ressources initiales des actants, soit celui des réseaux de déterminations sociales, soit celui de la temporalité du cours de l’agir, soit encore celui de ses résultats. Ce qui montre que si elle procède d’un « souci cognitif » permanent, la tentative d’identifier des unités praxéologiques délimitées dans le flux constant des activités humaines constitue en réalité une démarche désespérée, ou à tout le moins prématurée : parce qu’elle revient en fait à tenter d’intégrer en une unité homogène des éléments relevant de deux régimes hétérogènes : celui du fonctionnement collectif inscrit dans l’Histoire sociale, et celui du fonctionnement individuel inscrit dans les personnes et leur micro-histoire. Et on ajoutera encore, sans pouvoir développer ce thème ici, que les « figures d’action » que nous venons d’évoquer sont construites dans et par les discours, et qu’elles sont de ce fait aussi des « figures discursives » dépendantes des caractéristiques globales des situations de communication dans le cadre desquelles elles sont produites, ainsi que des genres de textes et des types de discours dans lesquelles elles s’intègrent. Dès lors que le « compétentiel » est un ingrédient de l’agir, son identification dépend de l’angle sous lequel ce même agir est saisi, ce qui explique la diversité des approches qui peuvent en être proposées, ainsi que le caractère inéluctable de cette coexistence d’approches. Mais il nous semble néanmoins (et pour ne pas clore notre examen sur cette sorte de « constat d’échec »), que les propositions de Coseriu (voir 5, supra) offrent une possibilité d’aborder sous un autre angle la question de la différenciation éventuelle des processus compétentiels. Nous soutiendrons que même si elle semble s’adresser au (seul) langage, ou mieux, parce qu’elle prend à bras le corps la question du langage, la théorie coserienne est de fait d’abord une théorie du fonctionnement psychologique humain, qui permet de considérer que ce dernier est en essence « dynamique » et que cette dynamique doit être abordée sous trois angles : celui de l’energeia, en tant que principe fondateur « rendant compte » du caractère animé de toute matière et de la « marche de l’univers » qui en découle ; celui de la dynamis, ayant trait aux « techniques », construites dans la socio-histoire de l’espèce, qui fournissent le cadre et les instruments nécessaires à la mise en œuvre des processus dynamiques spécifiquement humains ; celui de l’ergon, qui concerne les produits de ces activités.

224

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

S’agissant du langage, nous redéfinirions les compétences associées aux trois niveaux de fonctionnement de l’activité de parler comme suit : la « compétence élocutoire » résulte du fait que, chez l’humain, l’energeia s’est transmutée (ou dédoublée) en une activité sémiotique ou signifiante ; la « compétence idiomatique » résulte de ce que cette activité sémiotique ne se réalise que par le biais d’une langue naturelle, en tant que cadre pré-construit la rendant possible et la déterminant ; la « compétence expressive » est la capacité de parole ou d’utilisation effective de la langue en situation, par les individus formés à cette technè. Mais dans cette acception, la notion de compétence demeure encore d’ordre quasi philosophique, et désigne en fait les potentialités théoriques associées à chacun des niveaux d’approche de la dynamique ; elle doit donc être clairement distinguée de ce que nous avons qualifié plus haut de « processus compétentiels ». Nous considérons que ces processus compétentiels se déploieraient quant à eux à l’intersection de l’energeia et de la dynamis ; ils consisteraient en une revitalisation, dans le cours des activités langagières expressives, d’éléments énergétiques disponibles dans les ressources personnelles, revitalisation transitant nécessairement par la langue, et dont les modalités et les conditions de déploiement dépendraient dès lors des propriétés et contraintes de cette dernière, ou plus précisément des propriétés de cette technè, telles que la personne se les est appropriées et les a intériorisées. Ce qui revient à soutenir qu’aucune compétence, en tant que processus de revitalisation d’énergie, ne peut s’appréhender en dehors de la prise en compte de la technè dans le cadre de laquelle elle se déploie. Ce qui implique en conséquence que si les compétences sont « situées », elles le sont en fait essentiellement par rapport à la technè qui les rend possibles. Ce qui implique enfin que la nature des processus compétentiels varie en fonction des propriétés de chaque technè, et que les compétences sont donc, fondamentalement, d’ordre socio-historique.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

225

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ANSCOMBE, G. E. M. (2001). L’intention. Paris : Gallimard [Edition originale : 1957]. AUBRET, J., GILBERT, P. & PIGEYRE, F. (1993). Savoir et pouvoir, les compétences en questions. Paris : PUF. ARISTOTE (1991). Métaphysique. Paris : Vrin. BOTA, C. & BULEA, E. (2003). Revue critique de Coseriu, L’homme et son langage, Cahiers Ferdinand de Saussure, 56, 359-373. BRONCKART, J.-P. (1997). Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionisme socio-discursif. Paris : Delachaux et Niestlé. – (2004). Pourquoi et comment analyser l’agir verbal et non verbal en situation de travail. In J.-P. Bronckart et Groupe LAF (Ed.), Agir et discours en situation de travail, Cahier de la Section des Sciences de l’Education, 103, 11-144. BRONCKART, J.-P. & BULEA, E. (à paraître). La dynamique de l’agir dans la dynamique langagière. In J.-M. Barbier & M. Durand (Ed.), Sujet, activité, environnement ; approches, problèmes, outils. Paris : PUF. BRONCKART, J.-P., BULEA, E. & FRISTALON, I. (2004). Les conditions d’émergence de l’action dans le langage, Cahiers de Linguistique Française, 26, 345-369. BRONCKART, J.-P. & DOLZ, J. (2000). La notion de compétence : quelle pertinence pour l’étude de l’apprentissage des actions langagières ? In J. Dolz & E. Ollagnier (Ed.), L’énigme de la compétence en éducation (pp. 27-44). Bruxelles : De Boeck. COSERIU, E. (1992). Competencia lingüística. Elementos de la teoría del hablar. Madrid : Editorial Gredos. – (2001). L’homme et son langage. Louvain : Peeters. COSTE, D. (2004). De quelques déplacements opérés en didactique des langues par la notion de compétence linguistique. In. A. Auchlin et al. (Ed.), Structures et discours. Mélanges offerts à Eddy Roulet (pp. 67-85). Québec : Nota bene. DE MONTMOLLIN, M. (1986). L’intelligence de la tâche. Berne : Peter Lang. – (1996). Savoir travailler : Le point de vue de l’ergonomie. In J.M. Barbier (Ed.), Savoirs théoriques et savoirs d’action (pp. 189199). Paris : PUF. DUGUÉ, E. (1999). La logique de la compétence : le retour du passé, Education permanente, 140, 7-18. ENGELS, F. (1975). Dialectique de la nature. Paris : Editions Sociales [Edition originale : 1925]. JOBERT, G. (2002). La professionnalisation entre compétence et reconnaissance sociale. In M. Altet, L. Paquay & Ph. Perrenoud (Ed.),

226

REPENSER L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES :

Formateurs d’enseignants. Quelle professionnalisation ? (pp. 248260). Bruxelles : De Boeck. GIDDENS, A. (1987). La constitution de la société. Paris : PUF [Edition originale : 1984]. GILLET, P. (1998). Pour une écologie du concept de compétence, Education permanente, 135, 23-32. GUILLEVIC, Ch. (1991). Psychologie du travail. Paris : Nathan. HABERMAS, J. (1987). Théorie de l’agir communicationnel, tome 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société. Paris : Fayard. LE BOTERF, G. (1994). De la compétence. Essai sur un attracteur étrange. Paris : Edition d’organisation. LEONTIEV, A.N. (1979). The Problem of Activity in Psychology. In : J.V. Wertsch (Ed.), The Concept of Activity in Soviet Psychology. NewYork : Sharpe, pp. 37-71. LESTIENNE, R. (1990). Les fils du temps. Causalité, entropie, devenir. Paris : CNRS. LÉVY-LEBOYER, C. (1996). La gestion des compétences. Paris : Editions d’organisation. MALGLAIVE, G. (1990). Enseigner à des adultes. Paris : PUF. PERRENOUD, Ph. (1997). Construire des compétences dès l’école. Paris : ESF. – (1999). Dix nouvelles compétences pour enseigner. Paris : ESF. – (2000). D’une métaphore à l’autre : transférer ou mobiliser ses connaissances ? In J. Dolz & E. Ollagnier (Ed.), L’énigme de la compétence en éducation (pp. 45-60). Bruxelles : De Boeck. PRIGOGINE, I. (1998). La fin des certitudes. Paris : Odile Jacob. PRIGOGINE, I. & STENGERS, I. (1979). La nouvelle alliance. Paris : Gallimard. RICOEUR, P. (1977). Le discours de l’action. In P. Ricoeur (Ed.), La sémantique de l’action. Paris : CNRS. ROCHE, J. (1999). La dialectique qualification-compétence : état de la question, Education permanente, 141, 39-53. SAMURÇAY, R. & PASTRÉ, P. (1995). La conceptualisation des situations de travail dans la formation des compétences, Education permanente, 123, 13-31. SCHÜTZ, A. (1998). Choisir parmi les projets d’action, In : Eléments de sociologie phénoménologique. Paris : L’Harmattan. SCHWARTZ, Y. (2000a/1991). De la qualification à la compétence. La qualification à la recherche de ses conditions aux limites. In Y. Schwartz, Le paradigme ergologique ou un métier de Philosophe (pp. 467-477). Toulouse : Octarès. – (2000b/1999). Les ingrédients de la compétence : un exercice nécessaire pour une question insoluble. In Y. Schwartz, Le paradigme ergologique ou un métier de Philosophe (pp. 479-503). Toulouse : Octarès.

COMMENT IDENTIFIER ET EXPLOITER LES COMPÉTENCES

?

227

SPINOZA, B. (de) (1954). L’Ethique. Paris : Gallimard [Edition originale en latin : 1677]. STROOBANTS, M. (1998). La production flexible des aptitudes, Education permanente, 135, 11-21. TARDIFF, J. (1994). Le transfert des compétences analysé à travers la formation de professionnels. Lyon : Conférence dans le cadre du Colloque international sur le transfert des connaissances. TOUPIN, L. (1995). De la formation au métier. Paris : ESF éditeur. – (1998). La compétence comme matière, énergie et sens, Education permanente, 135, 33-44. VYGOTSKI, L.S. (1997). Pensée et langage. Paris : La Dispute [Edition originale : 1934]. VON WRIGHT, G. H. (1971). Explanation and Understanding. Londres : Routledge & Kegan Paul.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction : pourquoi et comment repenser l’enseignement des langues ? Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea & Michèle Pouliot, Université de Genève..................................................................

7

De la nature située des compétences en langue Simona Pekarek Doehler, Université de Neuchâtel....................

41

La didactique de l’oral : savoirs ou compétences ? Serge Erard & Bernard Schneuwly, IFMES et Université de Genève....................................................

69

La place des ressources grammaticales dans l’organisation sociale des moyens langagiers Thérèse Jeanneret, Université de Neuchâtel...............................

99

Le rôle de la compétence lexicale dans le processus de lecture et l’interprétation des textes Francis Grossmann, Université Stendhal Grenoble 3 ...............

117

Plurilinguisme, compétences partielles et éveil aux langues. De la sociolinguistique à la didactique des langues Marinette Matthey, Universités de Lyon 2 et de Neuchâtel .....

139

Les compétences à l’épreuve de l’enseignement littéraire Christophe Ronveaux, Université de Genève.............................

161

Pour une approche dynamique des compétences (langagières) Ecaterina Bulea & Jean-Paul Bronckart, Université de Genève 193

OUVRAGE FAÇONNÉ ET IMPRIMÉ SUR LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ CHARLES DE GAULLE/LILLE 3 DÉPÔT LÉGAL : 2e TRIMESTRE 2005

Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea, Michèle Pouliot (éds)

Repenser l’enseignement des langues : comment identifier et exploiter les compétences

comme

en

d’autres

domaines

éducatifs,

on assiste depuis une décennie à un vaste mouvement visant à redéfinir, en termes de compétences, les objectifs de formation aussi bien que les capacités des élèves et des enseignants. Cet ouvrage propose un premier bilan des effets de cette nouvelle approche, établi par des spécialistes de la didactique de la langue maternelle et des langues secondes, et portant sur les diverses composantes des programmes scolaires en ces domaines : le lexique, la grammaire, le discours oral, le discours écrit, la littérature. Certaines contributions mettent en évidence les possibilités de renouvellement didactique qu’offre la centration sur les compétences ; d’autres soulignent au contraire les illusions et les dérives possibles de cette démarche ; un essai final souligne enfin la nécessité de re-définir la notion même, dans une perspective résolument dynamique.

Jean-Paul Bronckart, professeur à l’Université de Genève, est l’auteur de travaux portant sur l’analyse des discours, les processus d’acquisition du langage et la didactique du texte écrit, dans le cadre théorique global de l’interactionnisme sociodiscursif. Ecaterina Bulea est assistante doctorante à l’Université de Genève. Ses travaux s’inscrivent dans l’approche interactionniste sociodiscursive, et portent notamment sur les dimensions dynamiques de l’activité et des compétences langagières. Michèle Pouliot est chargée d’enseignement à l’École de Langue et de Civilisation Française de l’Université de Genève. Spécialiste de la méthodologie de l’enseignement des langues secondes, elle anime divers programmes de formation des enseignants.

18 €

F 109435 ISBN 2-85939-897-X

-:HSMIPJ=X^]^\W:

Illustration : Vincent Herlemont • maquette : Nicolas Delargillière.

Dans l’enseignement des langues vivantes,

Related Documents


More Documents from "LaurentZONGO"