Approches De La Réception. Sémiostylistique Et Sociopoétique De Le Clézio By Georges Molinié Alain Viala (z-lib.org).epub

  • Uploaded by: Nour
  • 0
  • 0
  • March 2021
  • PDF

This document was uploaded by user and they confirmed that they have the permission to share it. If you are author or own the copyright of this book, please report to us by using this DMCA report form. Report DMCA


Overview

Download & View Approches De La Réception. Sémiostylistique Et Sociopoétique De Le Clézio By Georges Molinié Alain Viala (z-lib.org).epub as PDF for free.

More details

  • Words: 110,461
  • Pages: 324
Loading documents preview...
Le lecteur fait le texte. Il y projette ses images, y trace ses chemins dans les entrelacs des significations possibles. Mais dans l’écriture même, l’image du destinataire telle que le texte la construit, telle que l’écrivain l’imagine, est un rouage essentiel à la machinerie de la création littéraire. Ce sont ces entrelacs et ces rouages que nous avons voulu commencer à explorer, à décrire, à faire dialoguer. A propos d’un écrivain d’aujourd’hui et de textes bien peu parcourus par la critique : Le Clézio, La Ronde et autres fait-divers, nous associons poétique et herméneutique pour sortir des cloisonnements qui enkystent la réflexion. Le projet tient de la gageure : tant mieux, elle est une ambition. Lire sans jugements tranchés un texte vivant, le projet est envisagé en sa modestie : tant mieux, elle est le souci du savoir.

GEORGES MOLINIÉ ALAIN VIALA

Approches de la réception Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio

Presses Universitaires de France

Sommaire Couverture Présentation Page de titre PERSPECTIVES LITTÉRAIRES OUVERTURE Première partie - SÉMIOSTYLISTIQUE I - THÉORIE DE LA SÉMIOSTYLISTIQUE CHAPITRE I - LE DISCOURS LITTÉRAIRE CHAPITRE II - LES TROIS LITTÉRARITÉS CHAPITRE III - LES TROIS COMPOSANTES DÉFINITIONNELLES DU DISCOURS LITTÉRAIRE CHAPITRE IV - DEGRÉS ET SENTIMENT DE LA BEAUTÉ CHAPITRE V - STYLÈME CHAPITRE VI - STYLISTIQUE SÉRIELLE CHAPITRE VII - STYLISTIQUE ACTANTIELLE II - SÉMIOSTYLISTIQUE DE NOUVELLES DE LE CLÉZIO CHAPITRE I - ANALYSE ACTANTIELLE DE LA GRANDE VIE

LES TRACES DU NIVEAU α CHAPITRE II - ANALYSE ACTANTIELLE DE Ô VOLEUR, VOLEUR, QUELLE VIE EST LA TIENNE ? CHAPITRE III - ÉTUDE SÉMIOSTYLISTIQUE DE LA LITTÉRARITÉ DE VILLA AURORE Deuxième partie - SOCIOPOÉTIQUE I - ÉLÉMENTS DE SOCIOPOÉTIQUE PRÉAMBULE CHAPITRE 1 - QUESTIONS, SOCIALITÉ ET DIFFÉRANCE LITTÉRAIRES « QU’EST-CE QUE LA LITTÉRATURE ? » DE LA SOCIALITÉ DES TEXTES DE LA SOCIOLOGIE ET DE LA LITTÉRATURE. DE LA SOCIOPOÉTIQUE CHAPITRE II - HISTOIRE UNE SITUATION ET SES ENJEUX LE TEMPS DU RENOUVEAU : SOCIOLOGIE POSITIVE LE TEMPS DU RENOUVEAU, 2 : SOCIOLOGIE ET PHILOSOPHIES INTERPRÉTATIVES DES THÉORIES A HORIZON SOCIOLOGIQUE

NOUVELLE DONNE : LA SOCIOLOGIE DU CHAMP LITTÉRAIRE BILAN PROVISOIRE CHAPITRE III - RÉFLEXIONS : PRISMES ET MÉDIATIONS REFLETS ET PRISMES MÉDIATIONS EFFETS TEXTUELS DE PRISMES EFFETS DE PRISMES A LA LECTURE : LA RHÉTORIQUE DU LECTEUR CHAPITRE IV - DÉMARCHES ET MÉTHODES, I : L’INSTITUTION DU TEXTE DÉMARCHE MÉTHODES : DU CONCEPT D’INSTITUTIONS INSTITUTION DU TEXTE ET INSCRIPTION DU DESTINATAIRE L’INSTITUTION DU GENRE HIÉRARCHIES CHAPITRE V - DÉMARCHES ET MÉTHODES, II : TRAJECTOIRES ET CHAMPS PRISME DE LA PSYCHÉ DE L’AUTEUR MÉDIATIONS DU CHAMP LITTÉRAIRE ET CHAMP SOCIAL RÉFÉRANCE

II - QUELQUES NOUVELLES DE LE CLÉZIO CHAPITRE I - LE TEXTE ET L’INSCRIPTION DU DESTINATAIRE UNITÉ DE L’OBJET INSCRIPTION EXPLICITE DU DESTINATAIRE IMPLICITES DU DESTINATAIRE DÉFINITION INSTITUTIONNELLE DU PACTE DE LECTURE CHAPITRE II - GENRE ET TITRES NOUVELLE ET FAIT DIVERS LES TITRES DES NOUVELLES : RÉFÉRENCE DÉVIÉE ET MYTHES ARIANE LE JEU DU JEU LE JEU DES LIEUX CHAPITRE III - POINT DE VUE ET IMAGES DE L’ÉCRIVAIN QUESTIONS DE POINTS DE VUE ET DE GENRE INSTITUTION DU POINT DE VUE DANS « LA RONDE ET AUTRES FAITS DIVERS » POINT DE VUE DES « COUPABLES-VICTIMES », ET IMAGE DE L’ÉCRIVAIN CHAPITRE IV - TROIS NOUVELLES DIVERSES

PRÉAMBULE UNE LECTURE DE « VILLA AURORE » UNE LECTURE DE « Ô VOLEUR, VOLEUR, QUELLE VIE EST LA TIENNE ? » UNE LECTURE DE « LA GRANDE VIE » CHAPITRE V - L’ÉCRIVAIN ET SES LECTEURS : DES IMAGES AUX FIGURES LIMITES ET QUESTIONS FIGURE DE L’ÉCRIVAIN RHÉTORIQUES DE L’INSTITUTION LECTORALE ESTHÉTIQUE, SIGNIFICATION ET CHAMP LITTÉRAIRE CONCLUSION PARTIELLE : D’UN ÉCRIVAIN DE DISCRÉTION RÉTROSPECTION PROVISOIRE À propos de l’auteur Notes Copyright d’origine Achevé de numériser

PERSPECTIVES LITTÉRAIRES Collection dirigée par Michel Delon et Michel Zink

OUVERTURE Il n’est rien de plus flagrant que le foisonnement actuel dans les sciences humaines ; sensible depuis un demi-siècle, il va en s’abondant sans cesse davantage depuis quelques années. Indice de la vigueur et de la richesse de la pensée contemporaine, ou effet pervers de l’ « affaissement des idéologies » et des systèmes de pensée, ou encore cocktail bizarre de l’un et l’autre ? On ne sait. Et les affirmations péremptoires en réponse à ce constat et cette question seraient dérisoires, juste bonnes pour les pseudophilosophes nouvelles modes, si l’on n’allait y voir un peu... De quel foisonnement s’agit-il ? D’un foisonnement d’approches par rapport aux objets examinés. Mais encore : quelles approches, et quels objets ? A prendre les choses dans leur globalité, l’approche est critique (elle analyse et interprète) : elle manifeste donc un discours scientifique. On entendra ici scientifique comme qualifiant une investigation méthodique et systématisée, sans préjuger de la forme particulière du métalangage utilisé, exigé par la nature de la chose examinée (reste que même avec une telle définition minimale, il est aujourd’hui bien des approches qui, même se disant scientifiques, ne le sont guère ; mais laissons de côté le propos discriminatoire à cet égard : à la dimension de l’histoire, l’épistémologie finira bien par désigner les siens). La finalité du discours scientifique, s’agissant de sciences humaines, est de poser les conditions d’existence de l’objet, c’est-à-dire de spécifier par rapport à quel type de relation (artistique, commerciale, réglementaire, etc.) il est appréhendé dans son existence usuelle. La fin ultime de l’entreprise est donc de cerner la significativité de l’objet, de dégager les traits distinctifs qui le font pertinent pour un tel usage en fonction de ce que sont ses usagers. Rien qu’en cela, on entrevoit (et on y reviendra) les effets de relativité et d’omnipotence de la réception en face de ce qui est (id est : qui est produit en fonction d’un usage). Seconde question, qu’il faut éclairer assez pour pouvoir aller plus loin sur la première : quel est l’objet ? On a beau jeu de répondre qu’il est toujours à

la fois un et multiple... La multiplicité des approches a pu faire croire à une multiplicité quasi indéfinie des objets. Et sans doute, il existe des objets empiriques différents, et pour chacun des angles de vision différents, et même des grilles d’observation qui révèlent des strates différentes. Il n’en reste pas moins que ce qui est examiné par les sciences humaines est doué d’un statut d’existence d’un autre ordre, aussi irréfutable et spécifique que celui du tout à l’égard des parties. Il ne saurait être question de revenir à un quelconque essentialisme et — comme Descartes dans les moments où il se fourvoie faute de prendre en compte les sciences expérimentales – de quérir en vain des concepts qui festonneraient peut-être une théorie philosophique, mais seraient aussi vains que coûteux sous la considération scientifique. Le propos, ici, se borne à rappeler l’unité phénoménologique de la « chose », comme celle du corps humain sous les diverses espèces d’observations des sciences médicales — cette existence d’un objet qui, au-delà des formes empiriques diverses sous lesquelles il se présente, incite à une attitude mentale relativiste. Certes, on pourrait être tenté de soutenir, par un structuralisme orthodoxe, que l’objet est totalement construit par l’observateur, au moyen d’un ensemble de décisions conventionnelles dont la combinaison détermine le parcours interprétatif possible sur l’objet ainsi constitué. Mais cette considération, que nous regardons comme indispensable au plan de la méthodologie, a ses limites sur un autre plan : on ne peut construire sur n’importe quoi, et les objets que l’entreprise scientifique se doit de construire sont tributaires à la fois des concepts qui les élaborent, et du réel dans sa résistance. Pour le dire autrement, il convient d’associer à la considération, méthodologique, que la façon dont une discipline construit ses objets décide de l’interprétation qu’elle en tirera, la considération, épistémologique, qu’il y a distance, différence, entre l’objet et le concept, entre les formes empiriques et les constructions épistémiques. Cela non pour induire un dilettantisme ou un éclectisme commodes ; au contraire, pour saisir combien le travail conceptuel est nécessaire et se doit d’être systématisé (c’est-à-dire s’imposant sans cesse de contrôler ses procédures) tout en renonçant à se prétendre exhaustif, à prétendre « épuiser » ce qu’il étudie, quelle que soit la procédure suivie, et quelle que soit la « matière » empirique sur laquelle on travaille (cette illusion, qui se manifesta il y a une grosse trentaine d années chez certains tenants d’un structuralisme alors en essor, a bloqué la recherche en plus

d’un point, et fait perdre à ce même structuralisme certaines de ses efficiences heuristiques intrinsèques). On admettra donc que l’objet des sciences humaines, défini dans sa plus grande généralité, est saisissable comme « objet de culture ». Sa nature matérielle possible peut être d’une extrême diversité (du marbre, du son, une institution, etc., qui seront autant d’objets empiriques pertinents, pour peu qu’ils soient rapportés à cette totalité englobante), et cela laisse donc aux chercheurs une large liberté pour sélectionner (en fonction de contraintes, de besoins, ou par quête d’un cas où le rendement de l’étude soit le plus élevé possible, d’un objet empirique permettant les meilleurs tests, les expériences les plus révélatrices, d’une démarche) l’une quelconque de ces occurrences concrètes. Cette diversité des objets empiriques n’empêche pas que la conception de l’objet comme objet de culture entraîne un type fondamental de questionnement — qui constitue l’a priori fondamental de la scientificité en sciences humaines : comment se définit la représentativité de l’objet examiné ? Par rapport à quel (ou quels) référent idéologique prend-il signification, en fonction des situations matérielles de son occurrence ? Si l’on préfère : par rapport à quel univers esthétique ? L’esthétique apparaît en effet comme l’interrogation cruciale, si on la considère comme l’ensemble des questions que posent les rapports entre les situations (dans le monde, dans l’histoire), les mentalités et sensibilités, et les formes d’expression. Car un objet de culture s’interprète en ce qu’il représente pour ses contemporains, et, éventuellement, au travers de divers âges et de divers lieux où il est occurrent (recouvrant, par cela même, une forme situationnelle de contemporanéité en ces temps et lieux). Il semble bien que ce soit surtout du côté des analyses d’objets littéraires que, depuis deux décennies, la question de la représentativité ait été perçue de la façon la plus sensible (en dire le pourquoi serait d’un autre propos), et, allant jusqu’à un terme logique nécessaire et provisoirement suffisant, envisagée sous l’angle de la réception autant que de la production... Révélateur à cet égard est le libellé auquel est parvenu Jauss pour son Esthétique de la réception, qui jalonne en une formule-signal cette voie possible d’investigation. Il est donc probablement (l’expérience dira ce que cette hypothèse portait au juste, et le lecteur sera juge) « rentable » aujourd’hui, et avec pour point de perspective le développement présent et

futur proche de la recherche, de choisir dans la masse des objets empiriques de culture un objet littéraire. De plus, un tel objet est réalisé, dans sa matérialité, avec le matériau qui présente le plus d’affinité avec un discours critique : le langage ; ce qui ne signifie pas que l’opération en soit plus facile, mais qui au contraire peut rendre toute expérience un peu méthodique d’autant plus signifiante puisque, par ce matériau même, il y a continuité empirique entre l’instrument majeur de la représentativité et de la significativité et celui qui permet l’interrogation à leur sujet. Ces quelques considérations d’histoire présente des sciences humaines, et d’épistémologie, donnent, sommairement décrit, l’horizon en regard duquel nous avons défini notre propos, dont le présent livre est le lieu et le produit à la fois : tester deux approches critiques, orientées vers un même pôle, la réception, mais faites à partir d’ « angles » et de « grilles » d’observation différente, les tester en les confrontant, et les confronter en examinant un même objet littéraire. Ces deux approches, dont on lira ci-après des présentations, on peut les désigner par les noms de sémiostylistique et de sociopoétique. Ces mots sonnent savant : c’est une loi du genre, une contrainte nécessaire et utile, et il n’y a ni à rougir ni à s’enorgueillir d’un jargon, mais seulement à se soucier de la pertinence de la terminologie. Nous ne prétendons pas plus consacrer là de nouveaux termes qu’indiquer des voies royales à l’exclusion d’autres. Ces termes étaient utiles et « économiques » pour dire clairement qu’il s’agit de sonder et savoir où en sont et où peuvent aller la sémiotique et la sociologie dans leur emploi pour l’examen des objets littéraires. Et ces deux voies nous semblent, au présent, novatrices et fécondes, fût-ce provisoirement. Or la puissance d’un outil d’investigation (id est d’un système de description scientifique) réside dans sa conception même comme provisoire, c’est-à-dire modifiable et transformable. C’est de cet esprit-là que sont animées les pages qui suivent. Et nous n’imaginons en rien que toutes les approches critiques soient homogènement rentables face à tout objet, ni à toutes les facettes d’un même objet. Mais il est intellectuellement profitable de tenter une « observation croisée » sur une même chose. L’objet a été choisi dans l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio, parmi ses récits brefs, qu’on appellera « nouvelles », et spécialement dans le recueil intitulé La ronde. La place qu’occupe aujourd’hui Le Clézio, par l’importance de la diffusion de son œuvre, les enjeux de sa lecture pour le public, la forme et la thématique de ses récits au statut littéraire variable, suffit à le désigner

comme un exemple assez emblématique d’une certaine modernité : il offre donc la possibilité d’une étude doublement significative de la représentativité d’une pratique littéraire aujourd’hui sensible. Comme nous n’avons jamais oublié que « science sans conscience... », nous ajoutons encore ceci, que nombre de nos éventuels lecteurs ne nous demanderaient sans doute pas, mais qui se doit d’être dit pour que l’expérience tentée là ait sa plus juste signification. Cette observation croisée, nous l’avons conçue en tenant compte de l’état présent des études littéraires. Nos différences de démarches, mais aussi de « sensibilités » et d’appartenances nous garantissaient que ceci ne serait en rien la manifestation d’une quelconque « chapelle », comme il y en a eu tant et qui ont fait tant de tort, mais au contraire que l’expérience serait l’affirmation que nous estimons que tous les dialogues sont nécessaires, pour faire sauter les chapelles justement et situer les débats sur le terrain des échanges scientifiques, le seul où ils aient leur pertinence, même si, socialement, c’est souvent ailleurs que se joue la réalité des dialogues... Dans cette même logique, nous n’avons en rien cherché à fondre nos observations et propos en un seul ensemble : nous les avons menés et rédigés en toute indépendance l’un par rapport à l’autre, et sans tenter de convaincre l’autre quand il y avait désaccord, ni tenter de se convaincre que l’autre avait vrai. Cela est manifeste dans la forme du livre, dont les deux sections sont distinctes. De même, nous nous sommes interdit d’aller observer chacun ce que l’autre faisait, dans ses travaux préparatoires ou dans ses séminaires et les discussions (et il y en a eu !) n’ont eu lieu qu’avant et après, une fois le texte de chacun livré complet à l’autre. Le lecteur est donc bien en position d’être juge : nous n’avons en rien préjugé... Pour le choix des textes de Le Clézio, nous en avons indiqué ci-dessus les critères touchant aux questions de représentativité et de significativité. Précisons que la règle expérimentale, pour que l’opération ait tout son sens, consistait aussi à choisir un auteur et un genre aussi éloignés que possible de ceux que nous avons la plus grande habitude d’examiner, de façon, là encore, à ne préjuger de rien, ou en tout cas le moins possible. Et nous avons tenu à ne pas laisser nos goûts et appréciations subjectives faire irruption dans l’opération, de même que très délibérément, nous avons exclu toute éventualité de dialoguer avec Le Clézio avant ou pendant le travail, afin que nos analyses ne soient pas influencées par les réactions qu’il aurait pu avoir. Nous le

remercions de ce silence propice, en espérant qu’il verra, le cas échéant, matière à entrer lui aussi dans un dialogue à partir de ce livre-ci. Enfin, une fois précisé que la section 1 incombe à G. Molinié et la section II à A. Viala, reste à mentionner que les parties communes de la rédaction sont cette « Ouverture » et la « Rétrospection provisoire ». Ceux qui connaissent les auteurs auront peut-être envie du petit jeu qui consiste à y chercher quelle phrase vient de la plume de l’un, et quelle de l’autre. Et ceux qui ne les connaissent pas s’en moquent... Ils ont raison.

Première partie SÉMIOSTYLISTIQUE

I THÉORIE DE LA SÉMIOSTYLISTIQUE

CHAPITRE I LE DISCOURS LITTÉRAIRE L’objet culturel qu’est la littérature se saisit comme texte. Le texte littéraire s’analyse comme discours. Le discours littéraire constitue la matière de la sémiostylistique. A ce point de généralité, discours signifie toute réalisation concrète d’un acte de langage ; mais discours est pris aussi selon le rapport de son opposition à récit 1. Sous ce second point de vue, l’affirmation que l’on considère la littérature tout entière comme discours est une énorme pétition de principe : elle implique, à un niveau fondamental, la pensée de tout texte littéraire comme produit par un émetteur, en liaison de principe avec un récepteur. C’est dire qu’à ce niveau fondamental la distinction récit/discours n’est pas pertinente car elle ne joue pas, alors qu’elle peut jouer par rapport à d’autres articulations, dérivées. Cet a priori énonciatif est nécessaire pour bâtir l’arrière-fond théorique de la stylistique actantielle, qu’on va présenter et exploiter dans les pages suivantes 2. La sémiostylistique est bien une stylistique : elle scrute les lignes d’une esthétique (verbale) ; elle est aussi une sémiotique. Pour deux raisons essentielles. On cherche à construire des modèles de fonctionnement et d’interprétation : la sémiotique est d’abord, et très largement, la modélisation des structures abstraites de la signification. Et l’on cherche à rendre compte de la significativité du discours considéré. Or, on a besoin, plus que jamais, de l’émergence d’une sémiotique, disons : de second niveau, qui aurait pour tâche de formaliser les schémas de la représentativité des objets de culture ; il serait utile de pouvoir conceptualiser avec rigueur les présupposés des rapprochements idéologicoesthétiques qui sont à la base de l’exemplarisme d’Auerbach 3. Cet exemplarisme, on le sait, pose la question fondamentale de toute critique littéraire profonde. C’est surtout W. Benjamin 4 qui a établi avec éclat 5, et de manière explicite, le travail de l’analyste dans son domaine royal :

détecter et décrire les linéaments formels d’une esthétique, et expliquer leur relation spécifique avec un univers idéologico-culturel particulier. Cette opération implique la satisfaction de nombreuses conditions ou, à tout le moins, la conscience de nombreuses exigences auxquelles il faudrait idéalement répondre. D’abord, il n’est pas simple d’identifier des faits esthétiques significatifs (on sait que toute une tradition stylistique a failli s’anémier, faute d’avoir seulement pensé ce problème) : comment trier dans la masse des constituants formels d’une œuvre ce qui est significatif ? Ensuite, il est plus difficile encore de rendre compte du lien, qu’on va éventuellement poser, entre tel ensemble esthétique et tel univers culturel ; en mettant à part la question qu’il s’agit chaque fois de faisceau et de dominante, il reste qu’on exclut toute relation de type causal ou mécaniste, et que demeure entière l’interrogation sur le sens de ce que c’est que l’expression d’une culture par une esthétique. Enfin, on sait bien qu’un système formel, de soi, ne signifie univoquement absolument rien. Toutes ces considérations doivent rendre prudent, et renforcer dans l’idée qu’on essaie de mettre sur pied un système provisoirement fort d’analyse. En rattachant la problématique à son archéologie moderne 6, disons qu’elle a été exposée, avec ses tenants et aboutissants, dans les réflexions des frères Schlegel sur le concept de caractéristiques 7. La caractéristique ne peut pas être autre chose qu’un trait formel, sans quoi elle ne serait pas saisissable ; et ce trait doit s’enraciner profondément dans la structure essentielle de l’objet, sans quoi il ne caractériserait spécifiquement rien du tout. On cherche donc un moyen de caractériser le discours littéraire comme littéraire, ou encore on recherche le caractère de littérarité. Reprenant la terminologie du Vocabulaire de la stylistique 8, on dira qu’on est en quête d’un caractérisème : c’est-à-dire une détermination langagière (de quelque ordre que ce soit) qui ne soit liée ni à la nécessité syntaxique, ni à la complétude sémantico-informative dans l’énoncé. Mais un caractérisème de littérarité : on propose d’appeler un tel caractérisème, pour faire court, un stylème. On reviendra plus loin sur le problème de la nature de ce stylème, aussi difficile à fixer qu’inévitable à poser dans l’économie générale de la théorie. Le discours littéraire a pour matériau le langage. On vient de parler de déterminations langagières — et non linguistiques. Ce n’est pas par jeu de mots, ni par manie de finasserie maladive. C’est pour signaler, au moins,

l’existence d’un autre problème de fond : par quelle alchimie les structurations linguistiques générales fonctionnent-elles spécifiquement en fonction poétique, à la différence de leur fonctionnement dans les autres fonctions ? Même en restant dans la tradition jakobsonienne, la réponse n’est ni claire ni vraiment définitive : la mise de l’accent sur tel poste du circuit de la communication (le message) et le jeu d’un axe sur l’autre (l’axe des enchaînements de dépendances et celui des empilements paradigmatiques) ne mesurent sans doute pas toute littérarité, du moins pas toutes les littérarités 9. Il existe une zone, dans la mise en pratique du langage, qui est neutre à l’égard de telle ou telle fonction particulière, et préalable à sa finalisation possible : on admet d’appeler langagiers les faits et déterminations de cet ordre, considérés dans leurs modèles abstraits ou dans leurs réalisations occurrentes. Reste entier, mais bien isolé, le problème de la portée littéraire des fonctionnements langagiers qui ne sont a priori pas spécialement littéraires (poétiques) : c’est certainement une question de pragmatique. On se livrera à des approches successives de ce problème, au fil des développements suivants.

CHAPITRE II LES TROIS LITTÉRARITÉS On peut postuler, pour principe, qu’il existe trois types, trois classes globales de littérarité. Ces trois types ne correspondent pas à trois types de discours littéraires (c’est un autre point, sur lequel on reviendra), mais à trois types de questionnement sur quelque discours littéraire que ce soit, donc à trois niveaux d’approche de l’objet. Ce sont : la littérarité générale, la littérarité générique, et la littérarité singulière. La littérarité générale, c’est la littérarité comme telle : un discours est ou n’est pas littéraire. C’est apparemment simple ; c’est en réalité fort compliqué (on s’en rendra compte précisément quand on examinera 10 ce que peuvent être les caractéristiques sémiotiques essentielles d’un discours littéraire). Il est facile d’opposer un discours littéraire à un discours informatif : technique, administratif, scientifique... avec sa variante qu’est le discours d’ordre (réglementaire, prescriptif...). Un poème de Rimbaud n’est pas le code de la route. Il semble qu’il n’y ait pas non plus de grandes difficultés à distinguer le discours littéraire des discours argumentatif ou affectif : plaidoyer, propagande politique, publicité ; propos de séduction, de gentillesse ou d’hostilité... On n’oubliera pas, pouvant transcender ces catégories, les divers discours de rite social, dont on n’aura nulle peine, semble-t-il, à différencier le discours littéraire. Un roman de Cohen n’est pas un texte écrit pour faire acheter tel ou tel chocolat, ni pour faciliter l’entrée en matière d’un nouveau avec ses futurs collègues de bureau. A première vue, on dira qu’on a chaque fois un acte de langage entièrement différent, et que la valeur pragmatique du discours littéraire est vraiment sui generis par rapport à celle de tous les autres discours évoqués. Sans doute ; mais il y a des cas moins nets : par exemple ce qu’on appelle communément la « littérature d’idées », ou, pour réduire encore le champ, les « oraisons funèbres » ; et, à l’envers, comment apprécier l’insertion d’un discours littéraire dans une perspective pragmatique hétérogène ? Ce ne sont là que quelques illustrations. Le problème est donc réel, même s’il est

plus facile à appréhender dans les termes dirimants, et un peu amers, d’une sorte de théologie négative. Il n’empêche qu’on doit poser (quitte à pouvoir justifier) une littérarité générale, qui implique une caractéristique essentielle et profonde. C’est à cette littérarité-là que se sont attachées les recherches des formalistes russes. La littérarité générique, qui s’impose non moins évidemment, est apparemment celle des genres. On en connaît l’importance 11 : une pièce de théâtre n’est pas un roman, une épopée n’est pas un poème lyrique, un poème en prose n’est pas un roman par lettres, des aphorismes ne sont pas un conte philosophique ; et une comédie n’est pas une tragédie, un sonnet n’est pas un rondeau... on peut recommencer en subdivisant et en croisant les catégories. Il semble d’ailleurs, curieusement, plus facile de démonter et de décrire les contraintes stylistiques caractéristiques de chacun de ces genres et sous-genres, contraintes dont il est possible de construire des systèmes, des systèmes de systèmes et des emboîtements systémiques partiels ! On arrivera justement ainsi à décrire des esthétiques de mélange, non moins rigoureusement démontables et explicables. Le plus intéressant, par rapport à la littérarité générique — et le seul moyen de dépasser l’impasse dans laquelle ce type d’étude risque de buter, pour des raisons objectives et matérielles 12 — , est d’envisager paradoxalement sous cet angle les pratiques littéraires qui justement ne paraissent pas justiciables de la stylistique des genres : c’est-à-dire une bonne partie de la littérature actuelle. L’indéfinition générique, voire le refus affiché de la catégorisation générique, relèvent encore de l’examen de la littérarité générique. Enfin, la littérarité singulière est celle qui paraît, à tort, avoir été de tout temps le mieux étudiée : il s’agit en effet de la manière individuelle de chaque production littéraire singulière ; c’est le domaine des innombrables études de style consacrées à tel ou tel auteur. On peut d’abord remarquer, dans le principe, qu’on ne voit pas comment l’étude, même systématiquement et policièrement menée sur l’œuvre d’un auteur, a des chances de faire apparaître des traits esthétiques significatifs, à la différence de ceux d’autres auteurs contemporains du même genre, ou même de tout autre sujet écrivant de niveau semblable à la même époque : il faudrait, pour arriver à isoler des traits langagiers significatifs, pouvoir au préalable construire une stylistique différentielle ou disposer d’une stylistique sérielle 13. Admettons qu’on puisse faire comme si l’on disposait effectivement de ces outils ; le but de l’examen de la littérarité singulière

doit être double. Il faut bien, d’une part, expliquer en quoi, langagièrement, la Phèdre de Pradon, par exemple, n’est pas la Phèdre de Racine, toute question d’invention psycho-anecdotique mise à part. Voilà qui est clair, et relativement (peut-être) facile. Mais il faut aussi rendre compte de ce en quoi, pour les seules déterminations langagières, et toute question structuroanecdotique (c’est-à-dire thématique) mise à part, Phèdre et Iphigénie de Racine ne sont pas le même « poème dramatique » : question difficile, nullement oiseuse (on a pu se demander si Racine n’écrivait pas toujours la même tragédie), et qui renvoie au délicat et profond problème de l’individuation en stylistique. A supposer réglée la détection de telle littérarité singulière, personnelle, comment se monnaye-t-elle à travers des formes occurremment distinctes ? Se monnaye-t-elle ? Sont-ce des formes distinctes ?

CHAPITRE III LES TROIS COMPOSANTES DÉFINITIONNELLES DU DISCOURS LITTÉRAIRE Ces trois littératités, qu’on doit décrire et dont on doit rendre compte, ressortissent globalement à une caractéristique de base de toute littérarité, dont on propose le commentaire définitoire sous les trois qualités solidaires suivantes : le discours littéraire constitue son propre système sémiotique ; il est son propre réfèrent ; il se réalise dans l’acte de désignation de l’idée de ce référent. Voilà qui exige des explications. Le discours littéraire constitue son propre système sémiotique. — Il est nécessaire, pour disposer d’un minimum de rigueur dans la réflexion, d’avoir un cadre linguistique général, non pour l’appliquer mécaniquement, mais comme garde-fou, et après inventaire des différents outils actuellement disponibles. On prendra garde, d’autre part, que tous les concepts linguistiques ici utilisés le sont, en connaissance de cause, à une fin partiellement hétérogène à celle de la théorie d’origine. Par rapport à notre propos, la plus forte théorisation reste celle de L. Hjelmslev 14. Celle-ci, on se le rappelle, indique une quadripartition : l’expression et le contenu, et, dans chaque niveau, la substance et la forme. On a donc, selon une imaginaire, voire fantasmatique, remontées du plus profond au plus manifeste : la substance du contenu, la forme du contenu, la forme de l’expression, la substance de l’expression. Grossièrement, et sous réserve de précisions futures, on trouve, dans la substance du contenu, les idées et l’anecdote ; dans la forme du contenu, les sélections génériques (une tragédie ou un poème en prose), les figures macrostructurales de second niveau 15, les lieux ; dans la forme de l’expression, l’ensemble des caractérisèmes, les figures, les faits relevant de l’élocution et de la diction, au sens traditionnel de ces termes, c’est-à-dire le style ; dans la substance de l’expression, le son et le graphisme. Il ne faut pas se faire d’illusion sur

l’absolu de cette quadripartition et de cette répartition. Des incertitudes demeurent, par exemple, sur l’appartenance de l’anecdote à la substance du contenu : on est sûr que l’idéologie, la teneur philosophique de Candide relève bien de cette substance du contenu ; mais on peut hésiter à isoler à ce niveau, ou à celui de la forme du contenu, la sélection anecdotique des figurations actantielles relatives aux aventures de Candide, de Pangloss, de Cunégonde... De même, a-t-on pu longtemps penser que seul le son relevait de la substance de l’expression, et non le graphisme, alors que, dès Apollinaire, et jusqu’à Les géants de Le Clézio, on constate l’importance du matériel spécifiquement graphique. Il n’empêche que le système est globalement rentable et précis. Pour comprendre en quoi le discours littéraire constitue son propre système sémiotique, on recourra à la notion hjelmslévienne d’usage 16. L’usage [par opposition au schéma de la langue] fixe la manifestation habituelle de la langue [...] A tout usage linguistique, sont attachées certaines notions : un usage linguistique donné (ou un ensemble donné de tels usages) est l’EXPRESSION de certaines données extérieures à la langue, qui sont des CONTENUS, comme « foyer », « peuple », « nation », etc. De la même manière, les STYLES expriment aussi ou symbolisent certains contenus constitués de données extérieures à la langue. En étendant l’analyse, du signe au discours entier, ce qui est pleinement autorisé par la remarque sur les styles, on admet qu’un discours fonctionne comme expression de certains contenus constitués : le discours entier, expression et contenu 17, est l’expression de données extérieures (au discours) qui sont des contenus. Le discours littéraire, en tant que usage occurrent, concret, obéit en réalité à un double fonctionnement sémiotique. C’est peut-être ainsi qu’on peut analyser l’irritant problème de l’illusion fictionnelle. Robert Martin, on le sait, dans un article intitulé « Le paradoxe de la fiction narrative. Essai de traitement sémantico-logique » 18, dépassant les interprétations de Käte Hamburger, de Nelson Goodman et de John R. Searle 19, décortique la situation paradoxale selon laquelle « les affirmations qui sont faites dans la fiction sont, comme toutes les affirmations, données pour vraies ; or, nous savons qu’elles ne correspondent à rien ; et pourtant nous n’avons pas le

sentiment d’être trompés ». R. Martin arrive à une explication dans le cadre de sa théorie sémantico-logique, avec la notion d’image d’univers. Le cas du récit fictionnel n’est qu’un cas limite, qui illustre à merveille le rapprochement sémiotique de fond opérable avec les autres arts de l’illusion que sont la peinture, la sculpture ou le cinéma. Le problème, semble-t-il, prend sa source dans la nature même du discours littéraire 20 et de son double fonctionnement sémiotique. Intérieurement, le discours littéraire fonctionne ordinairement, non poétiquement, selon un processus linguistique général : l’expression renvoie à un contenu (ce qui arrive, par exemple, avec l’énumération des personnages du salon de Mme de Guermantes). Le lecteur reçoit bien ce discours comme véhiculant une information matérielle. Mais le lecteur sait bien, en même temps, qu’il lit un roman et que, toute question d’histoire littéraire mise à part, il n’y a peutêtre jamais eu réellement de tels personnages ni même de salon de Mme de Guermantes ; et pourtant, le lecteur ne se sent nullement induit en erreur. C’est que, simultanément, ce discours littéraire fonctionne selon un second niveau sémiotique : c’est-à-dire qu’indépendamment du contenu interne, dû à la mécanique linguistique stricte du discours, celui-ci, dans son entier global, signale un contenu autre, hétérogène, distinct de son contenu linguistique ; il s’agit de données extra-linguistiques larges, d’ordre culturel, auxquelles le discours littéraire renvoie comme symbole — c’est un univers esthético-idéologique. On retrouve là, linguistiquement fondés, et l’aperception esthétique fondamentale de W. Benjamin, et le dédoublement à réception du lecteur de fictions. Le discours littéraire est donc bien en lui-même une totalité de fonctionnement sémiotique, qui se régule entièrement, et dualement, sur son propre système. Le discours littéraire est son propre référent. — Cette affirmation peut paraître contradictoire avec la précédente. A lire en effet superficiellement Auerbach, on a l’impression que la vocation même de la littérature est de représenter exemplairement tel moment de civilisation dans le devenir occidental, hellénico-judéo-chrétien. Or, nous soutenons, pour dire les choses avec une netteté peut-être un peu sommaire, que la littérature n’est pas représentative. En réalité, mais ce n’est pas forcément plus clair même si cela a l’air plus acceptable, la littérature est et n’est pas représentative. La représentativité, au sens d’Auerbach, est une représentativité médiate et indirecte, sur symbolisation, comme le dit exactement Hjelmslev : il existe

une correspondance, d’ordre linguistique, entre l’œuvre littéraire comme objet de culture, et l’univers culturel dont elle émane, auquel elle appartient, qu’elle illustre par sa présence. Ce rapport est esthétique. Mais il faut aller plus loin. Le référent extra-linguistique du discours littéraire n’est rien d’autre que la production (le résultat), l’existence de ce discours. On a déjà parlé, dans la lignée des travaux de J. Cohen 21, de l’impression de fulgurance, d’autarcie, que donne parfois au public l’œuvre d’art — impression d’autant plus forte qu’on a le sentiment d’une plus grande œuvre d’art, ou d’une œuvre d’un plus grand art. Nous autres, lecteurs de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, devant un poème de Mallarmé comme L’après-midi d’un faune, quel référent cherchons-nous obscurément et spontanément, voire inconsciemment, à identifier ? Evidemment pas une histoire mythologique, tout à fait étrangère à notre univers mental ; peut-être une fantasmagorie fantastique ; les affres de la création littéraire ; une scène de viol transposée. Rien de sûr, en tout cas ; ce qui seul est sûr est l’espace textuel dans lequel se développe un discours qui crée, incontestablement, un événement mondain, par son propre déroulement, avec son jeu langagier propre (et mystérieusement attachant). Bref, nous sommes en pragmatique pure : le discours littéraire est totalement et exclusivement performatif 22 — ou il n’existe pas. Le cas est clair lorsque l’on a affaire à une tragédie classique, à un poème de Claudel comme dans les Cinq grandes odes, ou à un roman de Claude Simon : le référent extra-linguistique ne saurait se réduire à l’anecdote, puisqu’elle est archiconnue, ou imaginaire, ou si générale qu’elle en devient extrêmement ténue. Et surtout, il y a un tel décalage entre ce fantôme de référent extra-linguistique et le matériel verbal mis en œuvre, une différence si énormément disproportionnée que, sans même adhérer au radicalisme berrendonnérien en pragmatique 23, on reconnaît aisément que c’est dans la manipulation langagière elle-même, et nulle part ailleurs, que réside le substrat référentiel. Les exemples qu’on vient d’évoquer montrent que cette théorie ne s’applique pas plutôt à la littérature moderne qu’à la littérature plus ancienne. D’ailleurs, on aurait bien du mal à définir rigoureusement la coupure entre ces deux prétendues espèces de littérature. La modernité s’apprécie certainement en termes de rupture : on peut donc mesurer de très nombreux et diachroniques phénomènes de rupture. Le vrai problème se pose davantage en termes de conventionnalité ou de non-conventionnalité : on y reviendra plus loin. Reste que, par rapport à l’art littéraire

véritablement grand (en faisant provisoirement semblant de croire réglée son appréciation comme tel), on peut soutenir que, quelles que soient les esthétiques, le discours littéraire n’y est effectivement jamais représentatif en tant qu’il est littéraire, mais se constitue comme littéraire dans la mesure seulement où il réussit (et c’est là le problème) à se construire comme son propre référent. Cette autoréférence du discours littéraire, sa performativité absolue 24 sont une des conditions majeures de la possibilité de sa réception hors de l’univers culturel de sa naissance. Sa significativité, sa représentativité indirecte jouent alors sur un axe de bien plus vaste portée, et s’imposent davantage encore l’autosuffisance, la plénitude de présence qui irradient de l’œuvre d’art comme d’un objet complet de culture. Ces remarques sont valables non seulement pour le dépaysement dans le temps, mais aussi dans l’espace : que l’on pense à une tragédie de Sophocle ou à une création chinoise actuelle face à un public parisien de maintenant, toutes questions de traduction supposées plus ou moins réglées. A contrario, prenons le cas d’un roman de Zola. On peut résumer d’une part l’enregistrement des conditions sociales (matérielles et mentales) de vie des ouvriers dans tel endroit à telle époque, d’autre part l’expression des sentiments divers de représentants contemporains d’autres catégories sociales face à un milieu dépeint ; on peut enfin condenser une argumentation tendant à faire prendre conscience au plus grand nombre de la situation, pour favoriser une évolution améliorative : point de littérature. On dira pourtant que tout cela, paraphrasé, est dans le roman de Zola. Mais le roman de Zola comme roman, le discours romanesque de Zola comme littéraire, définit une création qui, en tant que romanesque, en tant que littéraire, n’a pas pour référent ces ingrédients, qu’on vient d’énumérer, mais un objet particulier de nature toute verbale, qui est à soi seul un être du monde : un roman. Le discours littéraire se réalise dans l’acte de désignation de l’idée de ce référent. — Il est l’acte de désignation de cette autoréférence. De fait, cette troisième caractéristique n’est que la conséquence des deux premières : c’est même une façon conclusive d’exprimer leur jeu essentiel. On sait bien que le référent n’est pas le signifié d’un discours, puisque le signifié est une valeur linguistique, alors que le référent a un statut ontologique extralinguistique. Il s’agit donc de l’idée du référent (et on n’oublie pas que ce référent-ci est le discours produit lui-même) : on peut également admettre,

grossièrement, que l’idée du référent est l’image mentale en quoi consiste le contenu du système sémantico-discursif. Le discours littéraire se définit ainsi, toujours dans une perspective pragmatique, à un degré avancé, ou décalé, par rapport au point de vue précédent, dans le processus matériel de la désignation, c’est-à-dire de la manifestation de cette idée : le discours littéraire se mesure au fait qu’il est l’acte de faire apparaître l’idée du référent dans son propre déroulement. On comprendra peut-être plus facilement la portée du processus ici décrit par l’analogie avec les arts visuels, et en particulier avec la peinture. Ce genre de rapprochement, on le sait, doit être manié avec précaution, parce qu’il est tentant et qu’il risque d’entraîner à de graves dérapages dans l’utilisation des concepts (notamment ceux de langage et de représentation). Mais, si l’on balise avec rigueur les termes de l’analogie, on gagne plus qu’on ne perd à ce raisonnement 25. Il existe en particulier un terme, dont se servent les historiens de l’art comme Daniel Arasse, ou les sémiologues de l’image comme Frédéric Lambert ou Jacques Aumont : celui d’indexation. L’indexation désigne une propriété manifeste dans certains tableaux ou dans certaines pratiques photographiques, selon laquelle un élément formel de l’œuvre renvoie, non pas à ce qui est représenté, mais au processus matériel de la représentation. Un détail, comme excédant ou déviant, par rapport à l’objet apparent de la figuration, signale celle-ci comme œuvre à finalité autre que de simple figuration. Ce fait s’apparente à la surcaractérisation en stylistique générale 26, sur lequel on reviendra. L’indexation est donc la marque de la non-représentativité de l’art pictural, même dans l’art pictural figuratif. Ce qui, on a dû le saisir d’après les pages précédentes, signifie simplement le caractère indirect, médiat, de la représentativité. La sémiotique de l’art est ainsi généralement et globalement réflexive : le discours littéraire est tout entier réflexif, en tant que littéraire. Cette sorte de signature qu’est l’indexation équivaut à la réalisation du discours comme acte de désignation de l’idée de l’œuvre verbale qu il est en train de construire. Un tel acte se réalise totalement et exclusivement : la réalisation va jusqu’au bout, et elle ne réalise que cette fonction à l’exclusion de n’importe quelle autre. En ce cas, on a la littérarité totale, ou absolue, ou pure ; ce qu’on a tendance (et ce qui est aussi l’habitude) d’appeler la poésie, au sens romantique et surréaliste du mot, mais aussi des pratiques comme la tragédie ou l’épopée répondent tout à fait à cette

définition. Le problème est dans la négation de la phrase définitoire de la littérarité absolue : « un tel acte se réalise totalement et exclusivement ». Si la négation est elle-même totale, c’est signifier que le discours n’est pas littéraire ; et on dira : le discours littéraire est l’acte de désignation de l’idée de son autoréférence — ou rien. Mais la négation peut n’être que partielle : elle portera alors sur les compléments essentiels que sont ici les deux adverbes totalement et exclusivement. On entre de cette manière dans le champ immense de la question des degrés.

CHAPITRE IV DEGRÉS ET SENTIMENT DE LA BEAUTÉ Le concept de degré est sans doute l’un des plus importants, et des plus puissants, dans les réflexions actuelles sur le langage ; en tout cas, c’est par ce concept qu’on a le plus de chances de faire de véritables progrès, par le déplacement significatif des lieux de questionnement. A partir du moment où l’on accepte la négation partielle, et l’indéfini des degrés possibles correspondants, on va avoir une non moins vaste quantité de littérarités possibles, qui seront en fait des littérarités plus ou moins pures (c’est-à-dire plus ou moins essentiellement littéraires). Le paradoxe n’est qu’apparent : hors de l’acceptation de l’idée de degré, on construit un système sans portée herméneutique, sauf pour les cas limites. Ceux-là facilitent la réflexion, mais ne l’épuisent pas. On notera une différence profondément significative entre la théorie ici proposée et celle d’O. Ducrot : il s’agit du sens de la valeur. Pour Ducrot, les enjeux de la valeur relèvent fondamentalement des mécanismes de l’énonciation, dans la mesure où l’exercice langagier est essentiellement, et naturellement, argumentatif. Le discours littéraire n’est nullement, de soi, argumentatif : il est donné ou non, ou graduellement, comme littéraire ; c’est tout. La valeur est donc celle de la littérarité : totale, partielle ou nulle. Solidairement, le discours qui est entièrement mesuré comme acte créant la désignation de l’idée de son « autoréférent » a une valeur maximale. Cette valeur à son tour se monnaye pour atteindre, à la limite, la nullité, à travers une vaste échelle de degrés. Cette valeur, surtout, s’apprécie à la réception. Toute la sémiostylistique repose sur la primauté du pôle récepteur, sur l’affirmation qu’il s’agit d’une stylistique de la réception : on verra jusqu’à quel détail cette orientation est cohérente avec la constitution, dont on parlera plus loin, de la stylistique actantielle. L’appréciation de la valeur de littérarité est donc une appréciation globale par rapport à la triple caractéristique du discours littéraire que l’on vient d’expliquer. Sous réserve des diverses questions connexes soulevées par

cette position (sur lesquelles on reviendra), on peut d’emblée passer à la conséquence d’ensemble de la théorie, acceptant l’hypothèse de son admissibilité. La mesure de la valeur 27 s’apparente au calcul d’une équation, ce qui n’est pas sans rappeler l’approche du « calcul du sens » en linguistique pragmatique. Le discours littéraire occurrent, auquel est concrètement confronté le public (dont l’analyste), remplit ou ne remplit pas, ou remplit fragmentairement, l’égalité prédicative qui définit la triple caractéristique dont nous avons parlé. Le jugement de cette mesure est le ressentiment de cette équation par le récepteur. C’est dire que seul le ressentiment de cette équation constitue une réalité quelconque au jugement de la mesure, donc à la mesure même. La littérarité n’existe qu’à réception. On peut appeler ressentiment de la réussite ou de la perfection artistique le ressentiment de cette équation (quand elle équivaut à une égalité absolue), ou encore beauté la définition de l’équation 28. Comme on a posé pour principe une gradualité dans la satisfaction de la triple caractéristique, correspondant à une échelle à multiples degrés depuis l’égalité absolue de l’équation au zéro, on a normalement ressentiment de plus ou moins de réussite ou de perfection artistique, ce qui peut s’exprimer aussi en termes de beauté absolue, plus ou moins grande beauté, ou pas de beauté du tout. Il est possible d’ailleurs que ce mot de beauté corresponde à un type d’esthétique dont le ressentiment soit historiquement daté, variable et clos : on pourrait donc, peut-être, s’en passer, et celui de sublime, pris justement dans son opposition philosophiquement déjà constituée avec beauté, deviendrait dès lors seul pertinent. Il n’en reste pas moins que l’approche par le ressentiment de la (plus ou moins grande) réussite ou perfection artistique s’impose assez généralement : c’est bien la mesure, à réception, de la valeur, et celle-là s’apprécie bien selon un calcul du plus ou moins grand degré d’égalisation du discours littéraire à la triple caractéristique précédemment exposée. On doit alors s’interroger sur les problèmes qui constituent autant de provocations à toute théorie du discours littéraire : ceux qui sont posés par la littérature de masse, la littérature de seconde zone, la littérature d’idées, à quoi on peut ajouter la détermination exacte de ce qu’est le sentiment du discours littéraire raté ou, au contraire, absolument réussi. On ne cherche pas ici à résoudre ces problèmes fondamentaux, mais à poser précisément les questions les plus gênantes. Sans doute convient-il de rappeler, pour

mieux appréhender la situation, la notion des trois types de littérarité dont on a parlé plus haut : générale, générique et singulière. Commençons par la fin (du problème) : le ressentiment du raté ou du réussi, avec celui de tous les degrés intermédiaires possibles. On est apparemment tranquille, pour prendre des exemples du côté du haut, avec des textes comme Phèdre ou Bérénice, ou comme L’espoir ; et pourtant, il y a eu les avanies de Proust avec le comité de lecture de Gallimard, qui illustrent les tâtonnements dans l’appréciation du degré optimal de l’équation ; et il y avait eu, au moins momentanément, la balance entre la Phèdre de Racine et celle de Pradon pour le succès des représentations théâtrales, ce qui éclaire, en sens inverse, les grippements dans la mesure du degré moyen de l’application de la formule. Toujours est-il qu’en ces cas-là, il n’y a pas d’ambiguïté sur le caractère de littérarité générale. Il faut sans doute chercher du côté de l’acclimatation du public à l’égard d’une littérarité générique, ainsi que de la variation, et en diachronie et en synchronie, de l’addition faite par les récepteurs. Ce qui nous conduit à considérer, d’un esprit très humblement relativisateur, le problème de la littérature de seconde zone : pour nous, la masse des opera minora du passé entassés sous la poussière des bibliothèques, celle de la « littérature de boulevard », des œuvres de distraction, et d’une grande partie (vraisemblablement) des prix littéraires. Là non plus, point de problème de littérarité générale ; mais ressentiment très variable, selon le public, dans le temps et dans le de la littérarité singulière, qui risque de se confondre à la littérarité générique. C’est bien le cas où il convient d’appréhender les langagiers à l’aide du concept de variation, ou même de variabilité, puisque la réception, qui constitue notre seul outil de mesure, et de mesure de l’existence même d’une qualité, détermine une réaction à géométrie diachroniquement et synchroniquement variable. On n’ose renvoyer, pour l’approfondissement de la question, aux tenants et aboutissants de ce qui concerne la littérature de masse ; et pourtant, il faut le faire en partie. Il ne suffit pas, en effet, de trancher la chose en recourant à la puissance du contenu idéel. Si l’on se rappelle les analyses précédentes, on reconnaîtra qu’on évoquerait ainsi un considérant marginal quant à la littérarité comme telle. Il se pose réellement, cependant, un problème de la littérature d’idées. Si l’on applique grossièrement notre théorie, on répondra que la littérature d’idées n’existe pas, ce qui signifierait que les productions concernées n’existent pas en tant qu’oeuvres littéraires. L’affaire touche des

écrits comme les Pensées de Pascal ou les Lettres philosophiques de Voltaire, pour ne prendre que deux exemples emblématiques et symétriques. Il est difficile de nier que la pragmatique majeure de ces œuvres soit rien moins que littéraire : polémique, apologétique, satirique, moralisante — idéologique ; il est non moins certain que leur référent est essentiellement l’univers social, mental ou politique du temps, et que leur mode d’existence est celle d’objet de culture formant enjeu dans la bataille des idées. Bref, ces œuvres sont beaucoup plus justiciables de la linguistique de l’argumentation d’O. Ducrot que de notre sémiostylistique, sinon par défaut, par soustraction, et dans la fragmentarité d’une quantification graduelle fort basse 29. On peut même se demander si ce n’est pas par un abus de langage, ou par pure tradition de l’institution scolaire française, que ces œuvres font partie des Belles Lettres, indûment situées dans le domaine littéraire ; on n’osera pas, cependant, soupçonner qu’a contrario cette localisation viendrait du déclassement idéologique dans lequel les tiendraient les authentiques philosophes ; ou la « beauté expressive » qui aurait conduit à cette catégorisation ne relèverait-elle pas du même glissement sémantique selon lequel on parle de la beauté d’une argumentation, de l’élégance d’une démonstration mathématique, ou de la joliesse des lignes d’un camion ou d’une excavatrice ? La question, en tout cas, doit être posée, et sans doute convient-il, là aussi, de répondre en termes de degré et de dominante. Quoi qu’il en soit, dans « littérature d’idées », ce n’est pas idées qui fait problème, mais bien littérature. Il semble plus facile, enfin, et moins sacrilège, d’envisager la notion de littérature de masse : la littérature d’aéroport et de gare, les romans sous cellophane dans les kiosques, les policiers comme les Gérard de Villiers ou les Chase 30. Une sorte de paradoxe semble s’appliquer à cette littérature : elle se donne manifestement comme littérature, elle est consommée comme littérature, elle est très communément reconnue comme dépourvue de qualités littéraires. Qu’est-ce à dire ? Il est certain que ce n’est pas un objet utilitaire : ni une lessive, ni une automobile, ni un ouvre-boîte ; ce n’est pas une réalité institutionnelle ou sociale, comme une session parlementaire ou les congés payés ; cela ne sert ni à véhiculer une information ni à entraîner une conviction, comme l’annuaire du téléphone ou le manifeste d’un parti politique. Sans doute, diverses de ces fonctions peuvent-elles paraître à l’occasion partiellement assumées par la littérature de masse : mais indirectement, comme n’importe quel autre objet de culture pourrait en être

le support : ainsi une course de taureaux ou une exposition « universelle » de Picasso. C’est d’abord de la littérature, comme il y a des films « grand public », qui sont d’abord du cinéma. Et simultanément, ces productions sont unanimement jugées comme une sorte d’infralittérature : il s’agit en fait de la réception d’une espèce de SMIC de littérarité, sans doute de littérarité générale, ou archigénérique, dont la détermination essentielle doit être analysée. Avant d’approfondir les voies de cette réflexion, il est possible de noter qu’on se trouve aux lisières du concept d’art décoratif, de littérature de divertissement. La littérature-plaisir n’est-elle qu’une sous-littérature parce que le plaisir y est rudimentaire, quelle que soit son intensité, ou le plaisir ne serait-il qu’une fleur presque impure épanouie de surcroît à la réception de certains textes littéraires ? 31 On mesurerait alors le plus ou moins haut degré de littérarité soit à la qualité grossièreté ou de finesse du plaisir ressenti à la lecture, soit à la proportion plus ou moins grande de ressentiment de pur plaisir. Tout cela est problématique. Il n’en reste pas moins que ces interrogations, qu’il conviendrait peut-être de dépasser, remettent sur la voie des réflexions précédemment initiées à propos de la beauté. On peut, disions-nous, appeler ressentiment de la réussite artistique, ou de la beauté, le ressentiment de l’équation parfaite d’un discours littéraire à la triple caractéristique fondamentale que l’on a décrite. Et l’on avait laissé en suspens la question du rapport beau-sublime. Peut-être, eu égard au principe de notre analyse en degrés multiples, pourrait-on réserver le sublime au ressentiment de l’équation totale, exclusive et absolue, comme on peut le connaître à la lecture de Phèdre ou des Liaisons dangereuses, ou de certains textes de Rimbaud ; et l’opposer à l’indéfinie graduation des ressentiments d’agrément, jusqu’à sa banalisation complète, dans les très nombreux cas d’équations partielles. Le sublime serait ainsi du côté de l’effet produit par un art verbo-créateur (c’est-à-dire poétique), à la limite du surréel et du soutenable ; la beauté serait au contraire du côté de la participation plus monnayable à des créations plus ancrées, si l’on ose dire, dans l’air du monde et du temps.

CHAPITRE V STYLÈME Quoi qu’il en soit, pour interpréter les derniers problèmes soulevés (et en particulier celui de la littérature de masse), il faut revenir au concept que nous avons initialement posé sans l’expliciter, celui de stylème. Le stylème est un caractérisème de littérarité. Si l’on revient aux trois types de littérarité (générale, générique et singulière), on accordera qu’il est possible — mais on n’en sait pas plus en l’état actuel de la recherche théorique qu’il existe des stylèmes, ou des catégories de stylèmes, spécifiques de chacune de ces trois littérarités. Avant d’aller plus loin, remarquons à quel point le concept de stylème s’appréhende en liaison avec celui de code. On entendra code au sens de constitution d’une régularité langagière, de quelque ordre que ce soit. Cette régularité se réalise par un marquage : la marque a un rôle à la fois interne, concernant l’autarcie du discours littéraire, et externe, définissant la différentiation spécifique. Le marquage est donc directement lié à la surcaractérisation littéraire du discours. Cela peut conduire à un surmarquage, ce qui produit une surdétermination 32, aussi bien dans des œuvres comme les romans baroques ou la tragédie classique, que dans les récits de Michel Butor. Il est plus intéressant de relever les faits de contremarquage. Un déroulement textuel peut en effet itérer des faits de « déception d’attente » par rapport à des habitudes de telle ou telle pratique littéraire : un ordre prosaïque des mots dans un sonnet de la fin du XIXe siècle, ou, en sens inverse, une linéarité dramatique apparemment fort traditionnelle dans un roman de RobbeGrillet. Le contremarquage, par rapport à un certain niveau, devient une marque par rapport à un autre. La réalité littéraire est ainsi constituée, comme on l’a dit, dans le devenir opératoire du développement discursif. Le code est donc entièrement ce qu’il est perçu : c’est la réception qui en mesure l’existence et la portée. Mais ce code doit lui-même s’appréhender selon les trois types de littérarité, qui sont chacun justiciables de types

particuliers de code ; des ensembles de stylèmes doivent caractériser, également différentiellement, ces trois types de code. En réalité, ce concept de stylème, comme clef d’un code, est aussi un moyen de penser les deux grands problèmes de toute stylistique structurale 33 : l’identification (des faits), et la dialectique de l’identité et de la différence. Pour l’identification, il s’agit à la fois de la représentativité et de la significativité. On peut rapprocher la question de ce que Hjelmslev 34 explique du discours « scientifique » : Une fois que la description des fonctions est achevée, la description de l’objet est épuisée. Reconnaître les fonctions, c’est reconnaître l’objet. On ne peut reconnaître un objet indivisible et isolé : il n’a aucune existence scientifique. Rien n’existe en dehors des totalités fonctionnelles. L’objet est identique à la somme de ses propres fonctions et de celles qui existent entre ses parties. Voilà comment se définit l’objet. On reviendra plus loin sur le détail de ce qu’est exactement une fonction : contentons-nous d’en signaler l’aspect fondamentalement relationnel. L’identification du code par les stylèmes, et du jeu des stylèmes dans le code, à chaque niveau de littérarité, revient à l’identification du discours littéraire occurrent dans sa spécificité littéraire, puisque l’objet se réduit à, ou est constitué par les relations internes qui sont représentatives, c’est-àdire significatives. C’est le marquage qui mesure la matérialité de ces relations. Et ce marquage lui-même ne peut se saisir que dans la dialectique de l’identité et de la différence. Peut-être faudrait-il plutôt dire : identité et variation 35. Certes, en apparence, c’est la différence qui est intéressante : ce qu’on remarque évidemment, semble-t-il, c’est ce qui n’est pas pareil, c’est la rupture, la déception, la violation, le manque ou l’ajout, le changement — la différence. Mais cette différence, sous toutes ces formes, n’a le moindre sens, ne risque le moindrement d’émerger, ne saurait tant soit peu se manifester que par rapport à l’identité, sur fond d’identité. De plus, la marque la plus significative n’est pas forcément la plus matériellement massive : une infime différence dans un iceberg d’identité peut représenter un plus fort marquage qu’un enchaînement ininterrompu de ruptures qui deviendra vite une nouvelle régularité, par contremarquage. C’est bien alors le concept de variation qui est opératoire : or la variation est forcément, elle

aussi, variation de, ou variation dans, ou variation par rapport à — l’identité. On n’a sans doute pas besoin de souligner à quel point toutes ces considérations n’ont de sens que pour une stylistique de la réception : c’est le récepteur, on ne le répétera jamais assez, qui mesure, et fait exister, ce ressentiment, variable, de l’identité et de la variation. Il n’est peut-être pas inutile, en revanche, de préciser, très explicitement, quel est le moyen heuristique (actuellement) le plus fort pour détecter les marques de l’identité et de la variation, et pour scruter ce fonctionnement du codage : c’est la répétition. La répétition est le plus puissant outil dont nous disposons ; c’est même le seul vraiment efficace. Certes, la répétition est une figure 36. Sans entrer dans l’analyse de pragmatique figurée, qui a déjà été faite, rappelons les principales structurations prévisibles de la répétition. Il peut s’agir, dans un ensemble a priori délimité, de l’itération d’un phonème (ou d’un graphème), d’une syllabe, d’une lexie, d’un syntagme, d’un ensemble phrastique entier ; dans chaque cas, on a itération essentielle du signifiant ; à partir du niveau de la lexie, cette itération, selon le système figuré mis en jeu, peut correspondre à l’indication d’un unique et même signifié, ou à la production d’un effet de sens irréductible à chaque occurrence concrète du même signifiant. Il peut y avoir itération de distribution quelque élément langagier que ce soit), ou de modèles langagiers quelconques (lexicaux, grammaticaux, rhétoriques, narratifs...). Il peut y avoir itération de contenu (un thème, une situation, un objet de discours), soit par des signifiants identiques, soit par des signifiants différents, de telle manière que cette itération de contenu renvoie, « en réalité », à la désignation d’un unique et même signifié. Voilà une énumération des principaux modèles structuraux de répétition. Le travail du stylisticien à la recherche de la caractéristique de littérarité pertinente est de chasser la répétition partout et sous toutes ses formes. On verra plus loin les conséquences à tirer de la présentation de cet outil comme le seul véritablement efficace. En attendant, le terrain ayant été suffisamment balisé, on peut revenir sur le stylème : sa vie, son œuvre ; ou la vraie nature du stylème. Le stylème, qui est l’objet apparent de la recherche en sémiostylistique, est une réalité langagière à valeur littéraire (un caractérisème de littérarité, avons-nous redit). Mais de quelle nature est exactement cette réalité ? 37 La tentation est grande de la considérer au rang de celle des universaux (de stylistique) : un

universal stylistique serait une détermination langagière isolable (donc isolée, fixe), liée à la production d’une valeur stylistique définie et également fixe (stable). Or, nous savons que cela n’existe pas : comme on l’a déjà noté avec force, aucun fait langagier n’est de soi significatif de quoi que ce soit 38. On pourrait alors subir l’influence de la contrepartie de ces remarques : et pourtant, il y a bien une significativité esthétique et idéologique des formes d’expression saisies en faisceaux (ce que nous avons plusieurs fois souligné). Donc, serait-on également tenté de conclure, les faisceaux étant des regroupements, les regroupements rassemblent des choses élémentaires : l’élément n’est pas séparable, il est un atome. Le stylème ne serait-il pas ainsi appréhendable comme la plus petite unité stylistique significative ? D’abord, un tel stylème ressemblerait étrangement à un universal de stylistique, qu’on vient d’ignominieusement récuser. Ensuite, reconnaissons qu’une telle définition s’inscrit dans une analogie avec une nomenclature de la sémiotique fortement constituée ; le stylème serait un peu l’analogue du sème. Or, comment que l’on pense la définition du sème, on n’en oubliera pas deux caractéristiques fort contraignantes : l’approche du sème est à la fois oppositionnelle et, surtout, contextuelle. On retrouve par conséquent la même réserve qu’il a fallu apporter au rêve d’absolu du stylème-universal : il n’y a pas de plus petite unité stylistique significative en soi (disons que c’est une idée de concept qui n’a pas de sens). On posera donc, faisant fi de toute nostalgie par rapport à ces rêveries de stylistique transcendantale, que le stylème (s’il existe : et nous en avons absolument besoin) est une relation (ou une corrélation) entre deux faits langagiers. Sur ce point, comme sur beaucoup d autres, les réflexions de Hjelmslev aident fortement à clarifier. On sait qu’on est gêné par la tentation essentialiste, qui porte à concevoir stylème comme une chose langagière matériellement isolable : c’est cela justement qu’on ne peut atteindre. Le point de vue relationnel, précisément orienté sur l’aspect d’une corrélation, conduit presque naturellement à l’idée de la fonction. On a déjà évoqué ce terme précédemment, pour qualifier la procédure d’analyse de l’objet : c’est que l’objet visé est fondamentalement fonctionnel. Non pas en tant qu’il a une fonction, qui n’est rien d’autre que celle de marquer la littérarité 39, mais en tant qu’il constitue une fonction, c’est-à-dire un rapport constant entre deux éléments.

Hjelmslev 40, on le sait, décrit trois types de fonction, selon la nature des éléments entre lesquels s’établit le rapport. On part du modèle minimal selon quoi le rapport touche deux éléments ; il est certain qu’on peut théoriquement construire des modèles plus compliqués, à plus de deux éléments de base, modèles qui correspondraient soit à des réalités verbales elles-mêmes plus complexes, soit à la considération d’un plus vaste ensemble de déterminations stylistiques ; dans ces cas, il est non moins certain qu’il faudrait faire son deuil d’une nomenclature particulière pour se contenter d’un principe de désignation tout à fait codé 41. A l’état théoriquement le plus simple, on a donc la tripartition suivante : la fonction s’établit entre deux constantes, c’est une interdépendance ; la fonction s’établit entre une constante et une variable, c’est une détermination ; la fonction s’établit entre deux variables, c’est une constellation. Quel que soit le choix de ce vocabulaire retenu dans la traduction autorisée, il est difficile de nier que le système de Hjelmslev ne permette, dans le principe, de rendre compte de tous les cas de figure possibles. On a des raisons de penser, sur lesquelles on reviendra, que le stylème est une fonction qui relève le plus généralement de la deuxième catégorie, la détermination, c’est-à-dire un rapport stabilisable entre une constante et une variable. De toute façon, la question est de savoir ce qui, dans le discours littéraire, est constante et ce qui est variable. Peut-être que, là aussi, on est victime d’un préjugé spontanément essentialiste en matière langagière 42. En ce qui concerne par exemple la description (l’exemple n’est pas « innocent » : on y reviendra), on peut isoler, parmi les composantes définitionnelles de cet élément du discours (littéraire) : sa fin ou sa fonction dans le récit (si récit il y a), son objet (sa thématique), sa présentation et sa localisation, ses divers procédés (sources d’information, mode de développement, caractère plus ou moins complet...), pour ne citer que quelques points majeurs. Parmi ces points, quels sont constants et quels variables ? Ou sont-ils tous variables ? Allons plus loin. On peut fixer l’objet décrit (la beauté d’une fille), et analyser les variations du discours descriptif ; mais on peut aussi bien fixer un mode précisé de discours descriptif (selon ses différents aspects possibles dans les procédés internes de la description, sa localisation...), et analyser les variations des divers objets décrits. En multipliant ce genre d’expériences imaginaires, on arrive peu à peu à l’idée qu’on a réellement besoin, au moins au départ, de poser une « chose » langagière fixe et stable, qui arrête le terme d’analyse, en

même temps qu’on réserve et qu’on exploite l’espace d’une variation solidaire, constamment rapportée à cette fixité. C’est pour cela que le type de la détermination paraît, ne serait-ce que provisoirement, à la fois raisonnable et intéressant. Mais, par le même cheminement, on est amené à penser aussi qu’aucun terme (objectai) n’est, de soi, ni constant ni variable : selon le point de vue analytique choisi, n’importe quel fait verbal peut jouer le rôle, dans l’examen, de la constante ou de la variable. Cette inversibilité est d’ailleurs une raison supplémentaire d’adopter la détermination comme modèle général de fonction. Une des questions à traiter, dans le vaste programme de la sémiostylistique, est celle des relations entre les stylèmes et les trois grands types de littérarité (générale, générique, singulière). On se contentera, ici, de préciser la question. Les stylèmes sont-ils de nature différente selon chacun de ces trois types de littérarité ? Autrement dit, y aurait-il des catégories de stylèmes de littérarité générale, différentes des catégories de stylèmes de littérarité générique, l’une et l’autre différentes des catégories de stylèmes de littérarité singulière ? Faut-il concevoir, par exemple, que les catégories de stylèmes de littérarité générale soient essentiellement composées de systèmes de stylèmes, alors que les catégories de stylèmes de littérarité singulière seraient composées de stylèmes isolés ? Pour le moment, il n’est pas possible de répondre à ces questions, mais il faut bien les poser. Semblablement, on doit se demander si chaque type de catégorie de stylèmes (qui correspondraient à des types de littérarité) fonctionne, à l’égard des autres, par rapport de niveau, et, dans l’affirmative, il faudrait savoir comment s’articule exactement le rapport de niveau : est-ce que chaque niveau de catégories de stylèmes implique le niveau de catégories précédent ? Ce qui revient à se demander s’il existe un mode d’emboîtement des catégories de stylèmes entre elles, ou, au contraire, un mode d’organisation par glissement ou transformation partiels ou complets. Ce questionnement dessine en fait les directions possibles d’un grand chantier : constater qu’il est actuellement loin d’être fort avancé ne doit ni démobiliser ni oblitérer la conscience de son ardente obligation. Revenons, concrètement, et comme si toutes les questions théoriques étaient réglées, à la description. Celle-ci, après les nombreuses et fortes études qui ont marqué en France le développement de la sémiotique narrative, a été l’objet d’une première grande théorisation par Philippe Hamon 43. La description, en gros, est une pratique discursive majeure en

pragmatique littéraire ; on peut l’analyser aussi comme une fonction (au sens d’un rôle finalisé) des discoureurs (narrateur, poète). Appelons narrateur, dans sa plus grande généralité, la source de tout le discours littéraire 44. Le narrateur doit, dans certaines circonstances et à certaines conditions du déroulement discursif, indiquer un objet et en expliciter les traits. Les modes de ce discours descriptif sont nombreux et, désormais, bien analysés. Mais il faut distinguer plusieurs niveaux d’étude : la théorie du descriptif, les rapports du descriptif et du littéraire, l’existence d’éventuels stylèmes descriptifs (ce qu’on peut appeler des descriptivèmes). La théorie du descriptif est globalement faite (par Ph. Hamon). Les rapports du descriptif et du littéraire sont a préciser. Sans revenir sur ce qu’on a déjà expliqué ailleurs 45, rappelons simplement qu’à l’intérieur du discours littéraire, tous les segments peuvent n’être absolument ni exclusivement marqueurs de littérarité 46. S’agissant des passages descriptifs, certains éléments sont, disons, utilitairement fonctionnels : ils véhiculent des informations fictionnellement objectives, ou matérielles. Point de littérarité dans ces segments-là, du moins en tant que véhicule de ces informations. Mais ces mêmes segments peuvent être produits sur des moules rhétoriques particuliers, qui excèdent la finalité de support informatif ; et surtout, dans le même ensemble discursif, d’autres segments sont totalement, ou presque totalement, dépourvus d’informativité fictionnelle : c’est dans ce double espace seul que réside la puissance de littérarité 47. Ce n’est toujours pas ce qu’on cherche spécialement ici, mais il était nécessaire de bien situer les choses. Reste donc, pour notre questionnement spécifique, l’interrogation sur l’existence de descriptivèmes. Un descriptivème serait un stylème du descriptif : un caractérisème de littérarité du discours descriptif. Ce serait une détermination langagière caractéristique de la description littéraire. A vue très large, à poser comme variable l’objet décrit, on est tenté d’isoler une constante dans un certain mouvement de la phrase. On aurait bien là une fonction au sens d’une détermination hejlmslévienne ; d’autre part, il est très intéressant d’envisager les structurations phrastiques, dans la mesure où celles-ci, on le sait, définissent le constituant à la fois le plus sensible et le plus délicat de l’inflexion stylistique. Malgré tout, et même après les travaux de Robert Garrette sur la stylométrie de la phrase de Racine 48, on se demande si l’on a encore réussi à identifier un véritable stylème, plutôt qu’une tendance

générale : la phrase par parallélisme est certes un support en affinité naturelle avec les empilements descriptifs, avec les faits de liste ou de catalogue si bien signalés par P. Hamon ; mais c’est une fonction peut-être assez lâche. En revanche, il est possible d’arriver à un stylème peut-être plus net, en liant le principe (sans doute très ample) de la phrase par parallélisme, avec un système d’expansion par enchaînement en procédure ouverte 49 : il est certain qu’on stabilise nettement ainsi la constante. En affinant encore l’analyse, en l’appliquant systématiquement à des œu-vres particulières, on arriverait vraisemblablement à isoler un ou des descriptivèmes, qui seraient sans doute des stylèmes génériques et/ou singuliers. Il conviendrait de multiplier les examens qui feraient varier, justement, la variable : l’objet décrit. Une autre voie, toujours dans le même domaine des possibles descriptivèmes, est celle de la description négative 50. Sur plusieurs dizaines de romans baroques, a été identifié un comportement discursif assez particulier du narrateur dans son rôle de descripteur. La variable est constituée d’un ensemble complexe : des romans différents (mais réunis par une typologie générique), et dans des anecdotes différentes, des objets concrets apparemment différents. En réalité, sur ce point-là, il convient de nuancer. La variation est faible, puisqu’il s’agit du haut degré, ou de la beauté extrême, d’un état (sentimental ou largement existentiel), d’un lieu, d’une œuvre d’art, ou d’une jeune personne — c’est une gamme, ou une palette, unifiant la variété. La constante est le procédé rhétorique lui-même expressif du signifié de l’objet : réduit à l’abstraction, ce procédé consiste en ce que le narrateur dit qu’il ne décrit pas. Ce modèle abstrait est infrangible, et il est essentiellement (sans jeu de mot) langagier. Le rapport est non seulement permanent, mais univoque, entre cette procédure verbale et ses divers objets, à travers toutes les réalisations occurrentes. On a donc bien une détermination. C’est une détermination de type complexe, comme nous en avions évoqué la prévisibilité théorique au début de ce développement. C’est un descriptivème saisissable à plusieurs niveaux de littérarité : sans doute générique, dans sa plus vaste ampleur, et certainement, sous divers aspects, microgénérique ou singulière. D’une part, en effet, la récurrence de ce descriptivème à travers de nombreuses esthétiques littéraires implique à la fois sa puissance et sa plasticité, ce qui impose de l’intégrer à d’autres stylèmes, pour caractériser par un faisceau tel ou tel style occurrent ; d’autre part, on constate des sous-catégories

formelles du principe fondamental de la description négative, qui autorisent la saisie de toute une hiérarchie de marquage de littérarité en genres et espèces s’emboîtant les uns dans les autres. On rejoint ainsi, par une illustration concrète qui renforce la plausibilité de nos analyses précédentes, la question de la hiérarchie des stylèmes. Si l’on fait un bilan provisoire de toutes ces remarques, avant d’en tirer les conclusions logiques (ou celles des conclusions qui paraissent actuellement le plus logiques), on notera surtout la nature du rapport instituant la fonction. Suivant la théorisation hjelmslévienne, le stylème, comme fonction, se saisit, on l’a dit en passant, comme corrélation 51. La corrélation signifie simplement, en la matière, un mode de rapport entre les deux éléments (dans le cas de figure le plus élémentaire) qui implique un processus actif, par où il y ait interchangeabilité des différentes phases d’un même tout matériel. C’est ce qu’on peut symboliser en disant que la corrélation est en ou, chaque terme alternatif ne venant que prendre la place prévue dans le processus. Le stylème est bien du côté du système, du modèle abstrait des caractérisèmes de littérarité : cette vue est tout à fait congruente avec nos réflexions précédentes visant à écarter la tentation de regarder les stylèmes comme des universaux, lesquels seraient effectivement antinomiques avec une nature systématique. En revanche, on peut concevoir, oppositivement, un mode de rapport impliquant une coordination, une liaison concomitante matériellement fixe (ce que désigne, conventionnellement, le mot relation) : on se trouve alors du côté des textes concrets, et aussi du côté des styles. Cette exploitation, très lointaine (et pourtant fidèle) de la théorie de Hjelmslev, nous permet donc, pour notre propre système spécifiquement sémiostylistique, d’opposer le stylème au style. Le stylème, comme fonction, est un marqueur de littérarité (d’un niveau quelconque de littérarité), en tant qu’il est perçu par le récepteur : il entre dans la constitution d’une panoplie systématique destinée à orienter le discours stylistique (sur l’art verbal). Le stylème est une abstraction opératoire, un principe aux effets bien réels, permettant de construire des combinatoires stylistiques. Mais les réalisations occurrentes de ces combinaisons se constatent sous la forme du style matérialisé dans des textes. Très congrûment, par rapport à tous nos développements précédents, on trouve ensemble le substantiel et le contingent. Le style, accroché au texte, apparaît bien comme un usage occurrent et contingent, concret, substantiel,

particulier et variable. Avec la substance du contenu, on approche l’idée, l’image du monde : à la fois ce qu’il peut y avoir de plus impersonnel et de plus commun, et en même temps ce qui, ou ce qui peut être, le plus anecdotiquement individuel. L’individuation et l’originalité de l’œuvre d’art ont, par un paradoxe apparent, leurs sources dans la même zone sémiotique que celle de la communauté et de la généralité idéologiques. Ce qui n’est pas sans intérêt pour le problème de la participation en art. Un autre avantage de l’effort réflexif nécessaire pour construire, ou pour tenter de construire, une sémiostylistique, vient de cette distinction fondamentale du stylème par opposition au style. On comprend mieux (ou du moins on peut mieux expliquer) la dialectique de l’unité et de la diversité stylistique. Les styles sont à la fois uns et multiples ; il y a bien des styles différents et des styles apparentés. C’est que le système des stylèmes (quel que soit le degré de balbutiement où en est le programme de leur investigation) est à la fois puissant et souple, surtout rapporté aux trois types de littérarité. Il est normal que le descriptivème de la description négative, par exemple, se retrouve lié à des combinaisons de nature et de quantité différentes, à l’œuvre pour qualifier diversement des styles différents, ce qui ne veut pas dire qu’il ne constitue pas, dans l’une des combinaisons où il apparaît, par sa place majeure, un des stylèmes génériques de tout un ensemble littéraire. La constatation, la mesure, et même la perception des faits d’anticipation, de rémanence et d’imbrications esthétiques sont ainsi non seulement très normalement pensables, mais aussi nécessairement analysables dans cette théorie. Il est temps de tirer les conséquences pratiques de ces considérations, tout en exprimant de nouveau, pour prévenir les éventuels reproches de précipitation ou de folle ambition, qu’on est parfaitement conscient de l’aspect liminaire et provisoire de la réflexion en sémiostylistique. Mais il faut tenir les deux bouts à la fois, et ne pas attendre une idéale perfection théorique pour réaliser expérimentalement les essais avec les moyens actuellement disponibles. Parmi les conséquences pratiques, donc, engagées par ces prolégomènes, il y a au moins une manière de faire concrètement de la stylistique, une approche du fait stylistique, qui doivent être commandées par une question : comment procéder pour chasser les stylèmes ? On a déjà répondu que le seul outil actuellement disponible est la répétition, sous toutes ses formes, et même indépendamment de ses divers statuts possibles. Il faut donc bâtir et pratiquer une stylistique sérielle.

CHAPITRE VI STYLISTIQUE SÉRIELLE La stylistique sérielle s’attache à des séries de faits langagiers : une série est un réseau de faits homogènes, d’un point de vue analytique quelconque. Il est vrai qu’on n’est pas sûr, a priori, si la série filée et scrutée sera pertinente ou non pour l’investigation proprement stylistique : on approchera sensiblement ou non l’authentique structuration de stylème. Mais deux choses, au moins, sont sûres : il faut expérimentalement se lancer dans la découverte et le répertoriage du maximum de séries de faits langagiers, pour rendre possible la mise à jour de stylèmes ; et si l’on n’essaie pas d’étendre l’examen à des séries de faits langagiers, on n’a nulle chance de faire apparaître des traits caractéristiques de littérarité. Comment reconnaître, sinon différentiellement, la valeur caractérisante d’un trait à l’égard d’un autre, comment même en identifier l’existence, et comment en mesurer la littérarité spécifique ? Ces trois considérants intègrent pleinement la dialectique de la répétition, de l’identité et de la variation, que l’on a précédemment exposée. La stylistique sérielle s’attaque donc à des quantités : quarante romans baroques, des dizaines de drames allemands du XVIIe siècle, la totalité des phrases du théâtre de Racine par rapport à leur forme grammaticale... Le fait langagier peut être un tout textuel saisi dans l’itération de ses productions sous un même genre, une constellation verbo-thématique, une modalité actantielle, une distribution, un mouvement phrastique, un système caractérisant, une organisation figurée, un modèle rhétorique quelconque... Ces exemples constituent une liste non exhaustive, mais ils représentent un ensemble de têtes de chapitres dans lesquels on doit pouvoir faire rentrer beaucoup de genres de séries possibles. Ces directions sont bien sûr susceptibles de multiples segmentations, divisions, conjonctions, croisements, emboîtements, selon des saisies également variables ou regroupables en époque, genre, auteur, ou, au contraire, selon des procédures mêlant systématiquement ces dernières spécifications. Il faudrait

donc construire aussi des séries de séries. On voit ainsi l’affinité herméneutique réelle, toujours profitable quand elle est obtenue, entre la méthode et son objet. Cette voie de recherche des stylèmes est, en soi, systématique, par vocation. Deux remarques pratiques s’imposent à ce point de l’exposé. Il est préférable de commencer l’investigation sérielle par des ensembles qui, de soi, donnent, par quelque raison, l’apparence d’une organisation en série : on pense d’emblée aux architectures lexico-syntaxiques isotopiques, au sens restreint et strict de la sémantique de Fr. Rastier 52 ; on doit pouvoir de la même façon gérer les recherches sur tous les faits dont l’organisation en réseaux ou en niveaux est consubstantielle (on en reparlera, à propos de la stylistique actantielle). D’autre part, la stylistique sérielle a à voir avec la linguistique quantitative (à quoi elle ne se réduit pas). Ce n’est pas par hasard qu’on a commencé, dans un autre esprit, à compter, puis à nuancer en en calculant les diverses fréquences, les mots : le mot étant, en un sens, la plus petite unité stylistique, il a été plus qu’utile de réaliser ces travaux, qu’a initiés Charles Muller, et qui ne sont pas terminés. Mais ces comptages ne sont pas précisément orientés vers les organisations de lexies en tant qu’éventuels stylèmes : la perspective n’est pas forcément la recherche de la littérarité. Et surtout, il faut dépasser l’unité-mot 53. Il n’empêche que la quantification est bien l’horizon de la stylistique sérielle, dans la mesure où c’en serait le moyen le plus sûr et le plus puissant. Cet horizon est aujourd’hui théoriquement atteignible (si l’on ose ce paradoxe), parce que l’on dispose de l’outil mécanique capable de trier, de gérer et de combiner de vastes stocks de données : l’ordinateur. Mais c’est l’étape préalable à l’exploitation de cette auxiliation automatique qui est la plus difficile, et qui est loin d’être encore atteinte : le repérage et l’encodage des traits caractéristiques définissant les séries. On retrouve là — heureusement en un sens — la nécessité du dur labeur expérimental du stylisticien. Voilà la tâche à accomplir pour la quête des stylèmes. Cette rapide description méthodologique aura permis de prendre conscience de l’extrême importance des opera minora. On se souvient qu’on avait précédemment 54 évoqué, comme problème, ou provocation, à l’analyse de littérarité, l’existence de la littérature de masse. On comprend maintenant que celle-ci constitue, en sémiostylistique développée selon la méthode sérielle, non pas un défi ou un inconvénient, mais, au contraire, un énorme avantage, voire une facilité. La littérature de masse, dont on a donné

quelques échantillons catégoriels, c’est aussi une masse de littérature, une production qui se définit également par le volume massif du tirage. Cette masse représente sans doute un cas limite (minimal ?) de littérarité, certainement de littérarité générale, et, d’un autre point de vue, de littérarité générique. Les séries de stylèmes, voire les systèmes de stylèmes, ou séries de stylèmes génériques, y sont donc, sans nul doute, plus aisés à discerner que dans les autres pratiques littéraires, dans la mesure où les traits spécifiques, les caractérisèmes de littérarité, y sont aussi plus massifs, plus manifestement répétitifs, et plus condensés. Peut-être même y sont-ils tellement denses que, par une sorte de paradoxe, ces textes seraient plus totalement et exclusivement littéraires (à leur niveau de littérarité) que d’autres plus mêlés. C’est du moins là une question intéressante à creuser. En tout cas, l’individuation singulière y est d’autant plus ténue que le marquage générique est plus massif. Ce sont des constellations de stylèmes toutes faites que la stylistique sérielle peut presque se contenter de relever et d’enregistrer. On pourrait même concevoir un programme de sémiostylistique qui, par degrés de marquages de moins en moins génériquement massifs, dégagerait des strates massives (et hiérarchiques) de littérarité, jusqu’à libérer l’espace des variations singulières les plus déterminantes. Quoi qu’il en soit, l’examen sériel de la littérature de masse est la préalable à toute sémiostylistique de la littérarité générale.

CHAPITRE VII STYLISTIQUE ACTANTIELLE Poursuivant le cheminement à travers les voies de la sémiostylistique, on en arrive à une méthode à l’objet plus limité que celui de la méthode sérielle, puisque celui-là doit s’insérer dans celui-ci : il s’agit de la stylistique actantielle. Il n’est pas question ici de la présenter pour ellemême, ce qui a déjà été fait ailleurs 55, mais d’en situer les enjeux dans la démarche générale de la sémiostylistique. On sera ainsi conduit à reposer, sur un ensemble de faits particulièrement sensibles, la question de la valeur de littérarité des procédures langagières en fonction poétique. On a évoqué, dans les pages immédiatement précédentes, l’intérêt heuristique de profiter d’une affinité entre l’objet de la recherche et la nature de la méthode utilisée. En étude sérielle, on a affaire à des ensembles homogènes : on s’oriente donc d’abord vers des faits a priori le moins difficilement engrangeables en ensembles homogènes. On a parlé de réseaux ou de niveaux. A part les isotopies sémantico-lexicales, on a aussi évoqué les réseaux actantiels 56. Nous y voilà. Rappelons quelques données de base. Sur le principe, expliqué au tout début de ce livre, que le texte littéraire est discours, ce discours s’appréhende selon une hiérarchie de trois niveaux. On admet que chacun de ces niveaux se définit par une relation horizontale et orientée entre deux pôles, globalement et banalement désignés l’un émetteur (E), l’autre récepteur (R) ; on peut, sommairement, appeler objet du message (OdM) le contenu véhiculé qui matérialise la relation (ce qui est dit), sans préjudice de distinctions linguistiques sur ce point, ailleurs fondamentales mais ici non essentielles. Cela peut se formaliser sur le schéma élémentaire suivant :

Selon une convention classique, on place sur le papier le pôle émetteur à gauche, le pôle récepteur à droite, et on figure la relation véhiculant l’objet du message par une flèche orientée vers la droite. On appelle actant chacun des pôles (E et R) du schéma ; un actant peut faire partie d’un objet du message. Les actants sont des postes fonctionnels structuraux. Leur typologie, qui peut constituer la matière d’une vaste étude sérielle, est abondante : nom propre, nom de personnage en général, personne verbale, pronominalisation, pronomination, métonymisation 57 ; la présentation est donc personnelle ou non personnelle, anthropomorphe ou non anthropomorphe. Tout personnage peut devenir actant, c’est-à-dire instance dans le circuit énonciatif émission-réception. Mais la séparation sémiotique traditionnelle entre valeur actantielle et valeur actoriale reste, dans ce cadre, utile pour distinguer indication du poste structural et désignation de l’identité anecdotique remplissant cette fonction. Un même actant peut ainsi apparaître occurremment sous des marques lexico-syntaxiques différentes ; il est possible qu’il faille abstraire des actants de la suite discursive : c’est une autre sorte de marque. Une catégorisation très générale, par rapport à une étude sérielle de la typologisation des actants, opposerait ainsi le repérage d’actants dans des marques explicites, à leur abstraction purement implicitée, qu’on propose d’appeler des traces. La construction d’un système complexe de typologisations de ce genre, liées à telle ou telle pratique littéraire, constituerait à la fois un énorme programme de recherche et une avancée considérable dans la connaissance des constituants de littérarité. On a annoncé la hiérarchisation globale de tous les discours littéraires sous trois niveaux actantiels : c’est donc là encore un autre type possible d’étude sérielle. On utilise également à cet effet un codage fixe. Cet usage d’un codage fixe ne vient point d’une manie, mais renvoie aux conditions scientifiques et aux prolégomènes d’un possible et futur traitement automatique. D’abord, un niveau 1 (que l’on codera toujours grand un en chiffre romain). Ce niveau 1 est le niveau dominant, ou niveau commun, dans ce qu’on appelle le récit ou la description « impersonnels » ou « à la troisième personne » ; c’est aussi celui des indications scéniques au théâtre. L’actant récepteur est le lecteur du texte ; l’actant émetteur est le producteur « fondamental » de ce discours : c’est-à-dire le producteur obvie et immédiat (celui que, dans sa plus grande généralité, on appelle le

narrateur). Il n’y a presque pas de marques explicites des pôles actantiels de ce niveau I. Cependant, on rattache à ce même niveau les récits autobiographiques, les romans à la première personne, la poésie lyrique. Dans ces derniers cas, les marques actantielles sont à la fois explicites et massives : l’émetteur s’y signale, expressément, comme tel, par la forme JE. Ce même JE devient aussi la matière de l’objet du message 58. Ces remarques signifient que, concrètement, la majeure partie matérielle des suites textuelles de toute littérature risquent de figurer dans cette isotopie du niveau I. Il ne faut pas s’attrister en pensant que c’est là un résultat assez terne, car ce niveau 1 n’est pas aussi grossier ni sommaire qu’il paraît. En effet, même dans la littérature non autobiographique 59, l’analyste peut être conduit à poser des dédoublements actantiels internes au I. Cette procédure s’impose après réflexion, par abstraction, pour interpréter des segments textuels qui semblent irréductibles à une univocité du niveau I ; cette procédure est parfois quasi mécaniquement imposée par des données factuelles internes à l’œuvre considérée. Il est possible, pour ce deuxième cas de figure, de répertorier et de nomenclaturer, sans liste close, toute une série d’instances émettrices engageant des récepteurs isotopiques, selon des cas typiques de sources d’informations nommées : éditeur, traducteur, préfacier, copiste, compilateur, conteur, chroniqueur... jusqu’à de simples individualités personnelles. Cette liste n’est ni close, ni ordonnée, ni déterministe ; mais elle permet de donner une idée de la surface des choses. L’analyse actantielle opère en fait par encodage de chacun de ces éventuels niveaux internes en chiffre arabe, chacun étant empilé, du bas vers le haut, sur le précédent, ce qu’on représentera par un schéma où le trait vertical central indique que le niveau supérieur est supporté par le niveau inférieur (= dépend énonciativement du niveau précédent) :

La puissance théorique du système est telle qu’il n’y a pas de limite à ce sous-codage ; il est bien évident qu’on reste concrètement à des chiffrages

peu nombreux 60. Dans les œuvres où l’on est conduit à sous-structurer ainsi le niveau I, maints passages relevant de ce niveau n’appellent pas une telle différenciation, ou en rendent incertaine la schématisation, tout en constituant cependant le résultat du même mixte énonciatif. On peut, pour ces cas-là, forger le concept d’un actant émetteur In, qui symbolise l’instance émettrice globalisant et fondant les strates ailleurs effectivement différenciables. L’actant récepteur correspondant redevient le récepteur lecteur. Cet actant récepteur lecteur, qui est le lecteur occurrent, concret, du texte, occupe la place de l’analyste. C’est lui, donc, qui construit et modélise la réception du discours littéraire. La stylistique actantielle est ainsi essentiellement une stylistique de la réception. C’est aussi du côté de l’actant récepteur que se mesurent l’ensemble des procédures de modalisation dans le discours développé. C’est cet actant récepteur lecteur, enfin, qui ressent l’impression dont il lui faut rendre compte. En réalité, dans les lignes précédentes, on a essayé de formaliser un système qui justifie le sentiment le plus saisissant éveillé par toute littérature ; et puisque toute vraie stylistique se meut dans l’empirisme, ou dans l’immanentisme ontologique, ce sentiment est par force l’un des constituants objectaux les plus riches de toute littérature 61 : c’est l’impression, ou le fait, de feuilleté énonciatif 62. On ajoutera que c’est là un des modèles langagiers le plus élégant, car le plus simple, pour interpréter, comme produit de surface d’ailleurs assez sommaire, les diverses strates d’ironie. Une des particularités du niveau 1 tient à un problème général de la schématisation actantielle : la réversibilité ou la non-réversibilité de la relation entre les deux pôles émetteur-récepteur. On a jusqu’ici choisi une figuration neutre à l’égard de ce problème, en n’orientant, sur le dessin, la flèche que vers la droite. On considère que dans les cas les plus massifs (et peut-être les plus nombreux), de niveau 1 non feuilleté, il y a nonréversibilité du rapport actantiel. On le notera en délimitant l’extrémité gauche (côté actant émetteur) de la flèche par un petit trait vertical. Mais on peut constater des cas de réversibilité : prise à partie et/ou intervention directe du lecteur 63, jeu normal des sous-strates codées en chiffre arabe dans les cas de « feuilleté ». Si l’on veut donner un schéma valable pour l’ensemble des cas de figure du niveau I, on mettra donc entre parenthèses le petit trait vertical à l’extrémité gauche de la flèche, pour symboliser que,

concrètement, des segments occurrents de discours pourraient se trouver représentés, au même niveau I, par une flèche à double orientation :

C’est en passant à l’étude d’un autre niveau qu’on aura l’occasion de traiter, spécifiquement, d’autres concepts néanmoins parfois aussi engagés par le fonctionnement du niveau I. On pose donc ensuite un second grand niveau, codé deux en chiffre romain (en capitale). Ce niveau II doit absorber la totalité matérielle des autres segments textuels, c’est-à-dire toute la quantité textuelle non référable au niveau I 64. Ce niveau II est supporté par le niveau 1 (pris, le cas échéant, dans sa globalité), ce qui signifie qu’il en dépend énonciativement. Il s’agit des échanges de paroles entre les personnages, dans les textes qui en mettent explicitement en scène, que ce soit du roman ou de la poésie narrative ou dramatique, des passages de ce type dans des œuvres à dominante hétérogène (lyrique ou réflexive), ou toute production de genre mêlé impliquant des prises de parole intrafictionnelles. Relèvent donc de ce niveau, aussi, tous les faits de discours indirect, sous n’importe laquelle de ses multiples formes que ce soit (y compris les nombreuses variétés modernes de discours indirect libre), ainsi que la totalité des dialogues échangés par les personnages au théâtre ou sous la forme de la correspondance dans les romans par lettres. Sur ce principe général, suffisant pour rendre compte de la structure actantielle de nombreux segments textuels, peuvent se greffer quelques complications. La complication la plus simple, évidemment, consiste en un empilement de discours dépendant les uns des autres : le cas caricatural est celui du roman baroque, ou des récits « à l’orientale », qu’ils soient construits ou non sur le modèle archétypique de la kathā 65 : x raconte que y a raconté que a raconté que a a raconté que b a raconté... Différentes formes, explicites ou implicites, avec ou sans identité retrouvée d’un personnage parlant, à des niveaux divers, correspondent à ce schéma élémentaire. La sémiologie de la codification est simple et le mécanisme puissant, puisqu’il n’y a pas de limite théorique à l’empilement des strates énonciatives.

Il suffit de poser (on y reviendra) une convention de codification actoriale pour marquer l’identité de chacun des postes actantiels empilés. La schématisation permet en outre d’identifier et de formaliser clairement les diverses assomptions et revendications de sources d’information. La flèche symbolisant la relation énonciative est en principe, en II, doublement orientée, car la relation actantielle y est, de droit, réversible. A l’occasion de cet empilement possible interne au II, qui joue semblablement pour le rapport global entre le II et le I, on rappellera un fait de structure, qui leur est également commun : tous les actants récepteurs (d’un niveau inférieur) sont ipso facto aussi récepteurs à l’égard de la relation actantielle de niveau supérieur. Cela constitue un fait de relation actantielle « oblique » (et double) systématique, indépendant de toute question de portée de l’acte de parole de l’actant du niveau supérieur ; une telle structuration principielle est commode pour l’explication des faits de résonance à profondeur variable des diverses réceptions d’un même niveau. On en arrive ainsi à présenter l’autre complication possible, fréquente au niveau II, observable également dans certains cas de sous-stratifications internes au I, et enfin manifeste dans l’un des modes de relation entre le 1 et le II : la remontée d’un actant de niveau inférieur à l’un quelconque des postes actantiels de niveau supérieur. Ce concept de remontée est essentiel en sémiostylistique actantielle. Il est opératoire dans les situations suivantes : un actant (d’un niveau 1) émetteur joue le rôle d’actant récepteur dans le niveau 2. C’est la figure la plus générale de remontée. Mais on peut concevoir, et constater, d’autres croisements, lesquels sont susceptibles de démultiplications complexes : en effet, dans les cas d’empilements nombreux, peuvent se produire en plus des phénomènes reposant sur des contiguïtés ou des intervalles variables. Dans le récit à la première personne, il y a remontée de l’actant émetteur (narrateur) du 1 dans le II, forcément à titre d’objet du message, mais aussi éventuellement (et

souvent) sous la forme d’actant émetteur et/ou récepteur. Dans un but pratique, lorsqu’on a affaire à des remontées rapprochées, qui mettent en cause un petit nombre d’acteurs, on a intérêt à codifier, par un ajout entre parenthèses à la suite de l’indication du rôle actantiel structural effectif dans le niveau supérieur, l’identité de l’actant en situation de remontée en reprenant sa nomenclature structurale du niveau inférieur suivie d’une marque de prime, seconde, tierce... (′ ″ ‴...), selon le degré de la remontée. Un moyen supplémentaire de marquer la remontée, plus puissant parce que sémiologiquement peu limité, mais pas forcément plus clair pour le détail des cas simples, consiste à doubler en parallèle le trait vertical (la potence) qui indique le support d’un niveau supérieur par l’immédiat inférieur 66, d’un trait en pointillé, à droite ou à gauche selon qu’il y a remontée de l’actant émetteur ou de l’actant récepteur de niveau inférieur, ou à l’aide de deux traits en pointillé de chaque côté dans les cas d’une double remontée 67.

Comme on s’en rend compte à la lecture des lignes précédentes, la sémiostylistique actantielle s’appuie sur une sémiologie. Celle-ci se réalise sous la forme de schémas figurant, ou symbolisant, l’architecture actantielle du passage étudié. La sémiologie implique donc un certain nombre de conventions de codification, que l’on a exposées au fur et à mesure des développements précédents : celles-ci n’ont d’autre visée que la clarification de l’analyse sémiotique. Notre sémiologie est le système de représentation conventionnelle, par schéma ; elle est ainsi partagée entre deux exigences contradictoires : rendre compte le plus finement possible de l’empilement et du feuilleté des strates d’émission et de réception — et on a signalé que le système, dans son principe, a une grande puissance, ce qui pourrait entraîner des schémas extrêmement complexes ; à l’opposé, rendre

facilement perceptible, d’un seul « coup d’œil », le maximum de déterminations actantielles, vraiment significatives en l’occurrence — et l’on peut être alors conduit à grossir ou à simplifier, quitte à souscatégoriser les figurations schématisantes. Cette question purement sémiologique n’est pas aussi secondaire qu’il y paraît : elle est en effet liée à la question, autrement centrale, de la saisie. Le concept de saisie est à double portée. D’une part, il désigne la représentation (par le schéma sur le papier) d’une structure sémiotique textuelle (une structure actantielle, pour nous) : on a donné, jusqu’ici, des saisies correspondant à des cas de structure actantielle généraux. Mais cette représentation, d’autre part, est représentation d’une analyse ou d’une interprétation. La saisie est donc, aussi, la construction conceptuelle d’une architecture actantielle quelconque. Les schémas précédemment dessinés symbolisent la compréhension de types actantiels généraux. On peut de la sorte — et c’est l’un des objets de la stylistique sérielle actantielle — concevoir et schématiser des types de saisie à valeur générale selon des types généraux de littérarité ; on devrait arriver à la constitution de tableaux hiérarchisés de vaste ampleur. Sur un texte donné, il s’agit d’élaborer une schématisation de tout le texte : il y a beaucoup de chances qu’il faille concevoir et construire plusieurs saisies rendant compte successivement des successives structurations actantielles de l’œuvre ; il faut en effet situer sur saisie la totalité matérielle du texte, et peu d’ensembles littéraires sont a priori susceptibles d’une seule et unique saisie. Mais on peut imaginer, notamment dans certains cas de littérarité particulière, qu’on pose plusieurs saisies envisageables pour un même lieu textuel : ces plusieurs saisies correspondent non pas à plusieurs représentations matérielles d’une même réception de ce lieu, mais à divers sentiments à réception de ce lieu. On exclut donc les cas d’erreurs d’interprétation ou de maladresse sémiologique, mais on revendique fortement le devoir d’expliciter la structure actantielle spécifique de chaque ressentiment réceptif. On notera que ce sentiment à réception, qui mesure et impose la saisie, est celui de l’actant récepteur lecteur (de niveau I) : poste auquel se situe tout analyste concret, comme on l’a déjà indiqué ; et l’on remarquera également, une fois de plus, et à un nouveau point d’articulation du système, que la théorisation proposée est celle d’une stylistique de la réception. Dans cet esprit, on signalera en outre un autre type de « double

saisie » pour un même passage. Dans les textes dont la littérarité a pour composante essentielle le feuilleté actantiel, qui sont sans doute parmi les plus grands, une double saisie est parfois nécessaire pour rendre compte précisément d’un éventuel feuilleté à réception. On parle moins de feuilleté à réception que du feuilleté à l’émission. Celui-là est pourtant aussi considérable, indépendamment même des cas, de principe, de la relation « oblique » structurale dont on a parlé plus haut à propos du fonctionnement relatif de tout actant récepteur de niveau inférieur à l’égard de l’actant émetteur de niveau supérieur. L’éventuelle double saisie que nous évoquons maintenant rend compte de deux positions différentes qu’occupe possiblement le récepteur lecteur dans la distance, plus ou moins globalisante, où il se situe pour mesurer un échange conversationnel dans le narré 68. Le système paraît suffisant, et suffisamment puissant, tel qu’il a été ainsi sommairement présenté : on ne voit pas, pour le moment, quel type de hiérarchisation il ne permettrait pas d’expliciter, puisqu’il est démultipliable indéfiniment dans le sens même des structurations de feuilleté (et à émission et à réception). Et pourtant, on pose un autre niveau, appelé le niveau alpha (α). On peut considérer que l’ensemble du 1 (plus, éventuellement, le II) est produit par le fonctionnement actantiel du niveau α : celui-ci supporte 1 (et II), ce que l’on représente par une double potence, à espacement légèrement plus large à la base et plus étroit au sommet, entre (α et I, ainsi que par un trait ondulé séparant horizontalement l’ensemble 1 (+ II) de l’α. On propose d’appeler scripteur l’actant émetteur α ; la relation actantielle entre cet actant émetteur et le récepteur est strictement non réversible.

La nature et le fonctionnement du niveau α sont à la fois analogues, dans le schéma principiel, et hétérogènes, dans son essence et sa portée, par rapport à la nature et au fonctionnement des niveaux 1 et II : d’où notre insistance sur une codification par des marques sémiologiques non homogènes (α ≠ 1 — II). Si l’on avait posé une hiérarchie entre trois niveaux homogènes (I, II, III), il n’y aurait pas eu de raison de ne pas imaginer, au moins, des cas de littérarité où il fallût multiplier encore la hiérarchie ; et surtout, il aurait toujours manqué un niveau d’interprétation globalisant à l’égard de l’ensemble 1 (+ II) pour penser l’articulation du montage supérieur. La possibilité de penser cette articulation dans la forme textuelle implique la représentation d’un niveau préfondamental, hétérogène et spécifique. L’actant émetteur α (le scripteur) est responsable, en gros, des programmes structural (une pièce de théâtre ou une sorte de roman) et anecdotique (telle ou telle thématisation actorielle). Sont référables à cet actant émetteur α les faits non directement rattachables à l’une quelconque des formes d’actant émetteur des niveaux 1 ou II ; on rattachera également à cet actant émetteur α les faits qui dépendent plutôt d’actants généraux, comme ceux des instances productrices de discours typiquement ou génériquement surmarqués ou surcaractérisés (qu’il s’agisse de saturation ou de jeux sur la substance de l’expression, la forme de l’expression ou la forme du contenu). Parmi les questions ouvertes en sémiostylistique, se pose celle de savoir si l’on peut parler d’une détermination spécifique dans la fonction de l’actant émetteur α, qui serait saisissable en deçà des espèces des actants émetteurs du I, et qui serait engagée dans la matérialité du discours littéraire occurrent : ce serait alors une cristallisation concrète qui désignerait le producteur de l’œuvre particulière 69, dont l’usage personnel, en termes hjelmsléviens, déterminerait la contingence substantielle et individuelle, c’est-à-dire le style. Mais cette question, très importante, n’est pas encore assez approfondie. Une autre question ouverte, et non moins importante, concerne le mode de manifestation de cet actant émetteur α 70 : celui-ci (et, plus généralement, tout le niveau α) est-il saisissable, dans la surface formelle du texte, sous l’espèce de marques explicites (comme c’est souvent le cas pour le fonctionnement actantiel des niveaux 1 et II), ou uniquement sous l’aspect de trace dans l’inflexion discursive du texte ? On a déjà orienté la réponse en affirmant que tout le matériel textuel est rangeable en 1 et/ou en II exclusivement, ce qui semble interdire la

reconnaissance de marques langagières qui relèveraient spécifiquement du niveau α. On peut cependant concevoir qu’un segment textuel, globalement situable à l’une quelconque des éventuelles stratifications du 1 ou du II, soit en même temps porteur de marques matérielles isolables, expressément référables au niveau α ; mais on peut aussi admettre, ce qui semble théoriquement plus sûr ou plus prudent (mais pas forcément plus juste), qu’il ne saurait s’agir que d’indices structuraux. Le débat n’est pas tranché. Quant à l’actant récepteur α, l’anonyme, on serait tenté de dire qu’il a le rôle le plus important ; en tout cas, par une sorte de paradoxe, c’est, à ce niveau, le pôle déterminant. L’actant récepteur α est puissanciel : il est une puissance idéologique et économique de réception, c’est-à-dire que c’est le marché des lecteurs potentiels. Ce récepteur α détermine une situation d’excitabilité de l’émetteur α : il le provoque et en même temps lui permet l’action ; il excite la force d’émission. L’activité de l’émetteur α est inconcevable sans une sorte d’excitabilité d’attente culturelle, dont le récepteur α est à la fois le constituant et la mesure. Non seulement le récepteur α, comme tous les actants récepteurs, modalise le discours ; il définit un fond, un cadre ou un horizon qui équivalent exactement à la simple possibilité d’existence d’une activité d’émission. C’est par rapport à la distanciation selon laquelle on évalue la relation actantielle de niveau α que s’apprécie également la singularité ou la massification de la littérarité examinée : du fantôme du « chef-d’œuvre inconnu » au poids de la littérature de masse, en passant par tous les degrés possibles. Ce récepteur α est donc le lieu privilégié pour étudier tous les faits d’intra- et d’intertextualité. L’intratextualité conduit à analyser les reprises internes à une œuvre (quel que soit le niveau de définition de cet objet) ; l’intertextualité est susceptible d’une approche peut-être plus immédiatement rentable, par rapport au concept d’actant récepteur α.Puisqu’il s’agit là de l’instance qui délimite l’horizon culturel 71, celle-ci permet d’appréhender la sensibilité culturelle à une littérature, aussi bien dans le temps que dans l’espace. La valeur esthétique d’une tragédie de Racine n’est pas la même quand elle est jouée en 1685 et quand elle est jouée en 1991 ; un roman africain contemporain d’expression française ne peut être justiciable du même accueil général, ne saurait relever d’une même relation avec le public à Dakar, à Alger, à Paris, à Beyrouth ou à Montréal. La représentativité culturelle, objet essentiel de la sémiotique de second niveau, et spécialement de la sémiostylistique, se calcule selon les

termes de l’actant récepteur α : c’est ce pôle actantiel qui permet de penser le feuilleté à réception, ou du moins les conditions du feuilleté à réception. Or c’est bien là, d’une façon ou d’une autre, quelles que soient les théorisations, le domaine privilégié et vaste des nouvelles études de stylistique. Chaque lecteur occurrent est concrètement situé à la strate la plus fondamentale du niveau 1 ; il positionne son ressentiment esthétique, et son éventuelle activité analytique et critique, dans l’univers de réception dont l’actant récepteur α permet seul de concevoir et de construire l’image. On rejoint ainsi, de manière profondément cohérente, les enjeux initialement présentés sur le questionnement esthético-idéologique de la littérarité : c’est sa portée même, son mode d’existence comme phénomène mondain qui sont de la sorte approchés. C’est enfin par rapport au concept de récepteur α qu’on est conduit à analyser le dernier outil méthodologique utilisé en sémiostylistique, celui de pacte scripturaire. On part d’un certain nombre de principes, qui fonctionnent comme des axiomes, et qui sont plutôt des sentiments d’exigence critique. D’abord, une exigence d’isotopie actantielle. Le lecteur s’attend à ce que les relations actantielles jouent linéairement, directement et nettement, entre deux pôles actantiels homogènes (de même niveau ou, éventuellement, de même souscatégorisation). Comme on sait qu’il existe des relations actantielles « obliques » (certaines structurales, d’autres occurremment anecdotiques), qu’il existe aussi — et c’est lié — des faits de « remontée », on s’attend à ce que se manifeste, par un moyen textuel quelconque, une sorte d’affichage de ces interférences. On s’attend enfin, dans les cas précédents et notamment, en outre, dans les cas où l’on a été conduit à postuler des sous-stratifications internes au I, ou des résorptions de l’actant émetteur 1 sous l’espèce Eln, à une localisabilité des passages d’un type d’isotopie actantielle à un autre (ce qui pose des problèmes, par exemple, dans certaines suites discursives de Jacques le fataliste ou de L’herbe). Toutes ces attentes sont donc analysables en terme, global, de sentiment d’admissibilité, ou d’acceptabilité des transformations dans les schémas actantiels. On peut aussi dire que l’on vient de définir les conditions d’un pacte scripturaire. Le pacte scripturaire est une entité profondément culturelle : elle est donc variable. C’est l’actant récepteur α qui le mesure. On peut admettre un pacte scripturaire de portée générale, générique, singulière, selon la triplication la plus large que l’on a précédemment

proposée. La rupture, c’est-à-dire le sentiment de rupture, de ce pacte scripturaire, peut se qualifier de court-circuitage (à l’égard du « circuit » actantiel). Mais il y a certainement plusieurs degrés de court-circuitages, correspondant à des ressentiments différentiels par le récepteur. Ce qui est court-circuitage pour un lecteur ne sera peut-être perçu que comme marque d’un type quelconque de littérarité par un autre lecteur (et ce n’est pas forcément une question de temps). Il vaut donc peut-être mieux utiliser le concept de brouillage actantiel que celui de court-circuitage, pour préserver la différentialité des ressentiments possibles à réception. Le pacte scripturaire fonctionne comme un code actantiel, admis et attendu par le lecteur, lié à une sorte d’univers de croyance 72 concernant la pragmatique littéraire. Cet univers de croyance est celui de chaque lecteur occurrent, du niveau le plus fondamental en 1 (l’actant récepteur RI 72 oun), actualisable en tout lecteur concret ; et cet univers dépend évidemment de l’image construisible au niveau α (au pôle de l’actant récepteur α) de tous les univers de croyance de tous les récepteurs 1 possibles. C’est par rapport à ce pacte scripturaire que l’on pourrait reprendre les analyses concernant les concepts d’étrangeté, d’acceptabilité, de participation, de convention, de rupture — ou de modernité — en littérature. Après ce rapide parcours des méthodes et des enjeux principaux de la sémiostylistique, il n’est sans doute pas inutile d’insister sur quelques points, dans une perspective générale. D’abord, la question du degré, ou plutôt de la gradualité. Comme on a pu s’en rendre compte au fil des développements précédents, par exemple à propos de l’usage qui a été fait de la notion de feuilleté (qui est d’ailleurs à double portée), ou lorsqu’il a été, préalablement, discuté des degrés de littérarité, la théorie ici proposée s’inscrit pleinement dans le mouvement actuel des sciences du langage qui découvrent, ou redécouvrent, de plus en plus l’importance centrale de l’idée que l’objet étudié — le discours — est fondamentalement graduel. Il est sûr que la réalité objectale est ou ceci ou cela, est ceci et n’est pas cela — dans certains cas ; mais, dans d’autres cas, et parfois pour les mêmes sous d’autres points de vue, elle est plus ou moins ceci ou cela. La gradualité de l’objet implique donc une méthode qui ait une affinité herméneutique avec cette nature : l’approche par stratification de niveaux et par calcul évaluatif

présente cette propriété, de même que le principe de la conception du stylème comme fonction. Le second aspect qu’on voudrait remarquer répond à celui-là : c’est la puissance et la ductilité du système. La puissance est liée à la ductilité. Non seulement il est programmé une indéfinité de stratifications actantielles, et même de sous-stratifications (car on peut concevoir des codifications englobantes) ; mais il est aussi prévu des court-circuitages ou, à tout le moins, du brouillage de ces relations ; et surtout, indépendamment du modèle actantiel tel quel (dont plusieurs déterminations sont d’ailleurs laissées ouvertes), la sémiostylistique, dans son ensemble, est pensée comme système provisoirement fort et modifiable, de manière à admettre, par principe, l’espace de littérarités inconnues. Ajoutons, sous la forme d’une apparente réserve qui en fait libère le véritable jeu du système, qu’en tant que stylistique interprétative la sémiostylistique ne prétend nullement épuiser LA littérarité. Enfin, on rappellera l’une des interrogations majeures, a priori toujours ouvertes, de la sémiostylistique : à quelles conditions exactement des déterminations langagières générales, comme apparemment celles des systèmes actantiels, fonctionnent-elles spécifiquement en pragmatique littéraire ? C’est sans doute par rapport à l’ensemble des considérants passés en revue dans cette présentation qu’on arrivera à affiner les termes de ce questionnement sur la « vraie nature » de la fonction poétique. On n’oubliera pas, à cet égard, la dialectique de la réflexivité et de la significativité indirecte à l’œuvre dans le discours littéraire, dialectique variablement mesurable à réception. Comme il n’est pas possible, vu l’état d’avancement des travaux en stylistique sérielle, et vu le cadre d’un petit livre, de proposer des résultats qui eussent tenu compte de toutes les exigences que l’on vient d’expliquer, on se contentera, dans le chapitre suivant de cette première partie, du détail de micro-analyses actantielles, à titre d’échantillon d’une mesure de la réception, sous la réserve hypothétique d’accepter leur significativité différentielle, par rapport à d’autres textes, significativité qu’il faudra justifier par des recherches plus étendues. On va donc maintenant parcourir le texte annoncé de Le Clézio.

II SÉMIOSTYLISTIQUE DE NOUVELLES DE LE CLÉZIO CHAPITRE I ANALYSE ACTANTIELLE DE LA GRANDE VIE S’agissant d’un discours narratif à la troisième personne, on s’attend à relever une grande quantité de segments textuels (pour ne pas dire la plus grande masse) directement référables à un niveau 1 simple 73. Il est certain que le lecteur est a priori enclin à recevoir selon ce mode les tout premiers mots : « Elles s’appellent Pouce et Poussy » ; mais on verra qu’il faut immédiatement après changer de saisie, dès les signes suivants : « enfin, c’est le petit nom qu’on leur a donné [...] ». Admettons cependant la plausibilité de l’interprétation du premier segment, ne serait-ce qu’en raison des contraintes culturelles (imposées par le récepteur α) dans lesquelles se limite forcément la réaction linéaire de tout lecteur entreprenant, même naïvement, l’entrée dans ce texte, quitte à se transformer aussitôt en lecteur-analyste : nous sommes chacun, à chaque acte concret, l’actant récepteur de base, du niveau I. Quoi qu’il en soit, d’autres segments ont le même statut. Quelques-uns, pris tout au long de la nouvelle. A l’époque, elles travaillaient toutes les deux dans un atelier de confection, où elles cousaient des poches et des boutonnières pour des pantalons qui portaient la marque Ohio, USA sur la poche arrière droite (p. 136). A l’époque, Pouce et Poussy habitaient un petit deux pièces avec celle qu’elles appelaient maman Janine 74, mais qui était en réalité leur mère adoptive. A la mort de sa mère, Janine avait recueilli Pouce chez

elle, et peu de temps après, elle avait pris aussi Poussy, qui était à l’Assistance (p. 137). Au lieu d’aller à l’atelier, les deux filles se sont retrouvées devant la gare, à l’abri de l’auvent, avec un seul billet de train aller première classe pour Monte-Carlo (p. 140). Le train a roulé tout le jour, puis, quand la nuit est tombée, Pouce et Poussy ont vu la Méditerranée pour la première fois [...] Tard dans la nuit, le train s’est immobilisé dans la gare de Nice [...] Puis le train est reparti [...] Enfin le train s’est arrêté à Monte-Carlo, et elles sont descendues sur le quai (p. 142-143). Tous, ils parlaient, ils s’interpellaient, d’un bout à l’autre des rues, ou bien ils parlaient avec le klaxon de leurs autos et de leurs vespas (p. 156). Quand le soleil a été bien haut dans le ciel, Poussy s’est réveillée. Sur la grande plage, il n’y avait que quelques silhouettes de pêcheurs, au loin, en train de s’occuper de leurs barques échouées, ou bien qui faisaient sécher les filets avant de les réparer (p. 161-162). Il s’est levé d’un bond, et il a disparu en courant dans une des rues qui donnaient sur la plage. Elles l’ont attendu, sans parler, sans bouger, le dos appuyé contre la vieille muraille, en regardant la mer (p. 165). Comme pour le tout début du texte, certains des passages cités ne correspondent à la saisie proposée que pour les segments matériellement repris, d’autres balisent de plus longs passages de même niveau. Indépendamment de justifications à apporter aux éventuelles différenciations avec des lieux contigus, ce qui anticiperait sur la suite de notre développement, les exemples que l’on vient d’énumérer permettent à tout le moins de se faire une idée de l’homogénéité de cette situation actantielle. Elle correspond au schéma élémentaire, apparemment massif, de la saisie ainsi figurée :

En niveau I, l’actant émetteur narrateur s’adresse à l’actant récepteurlecteur, impersonnellement, par un discours narratif à la troisième personne, avec ses marques les plus traditionnelles. On notera cet inévitable fond traditionnel. Mais on remarquera aussitôt qu’il n’est ni si massif qu’on pourrait s’y attendre a priori, ni plus massif que certains récepteurs l’attendraient, ce qui permet d’évaluer la mixité, au niveau de la réception α, du public de Le Clézio. Surtout, comme on vient de le souligner, il y a contiguïté avec d’autres structures actantielles : le fond traditionnel est troué. Cependant, d’autres déterminations traditionnelles s’imposent à l’attention. Un stock assez important de segments textuels sont nettement référables à un niveau II simple. « Personne ne reste », disait Olga. « Moi je suis là depuis deux ans, c’est parce que j’habite à côté. Mais je ne resterai pas une troisième année » (p. 136). Maintenant 75 Pouce frissonnait, et sa main brûlait dans la main de son amie. « Tu ne vas pas être malade ? » Pouce a dit : « Non, ça va aller, dans un moment. » « Le soleil va se lever, on va aller dans un café. » Mais la respiration de Pouce sifflait déjà, et sa voix était rauque, étouffée (p. 161). Dans ces passages, et dans tous ceux de ce genre, les segments présentés, hors guillemets, y compris les signes de ponctuation et le guillemettage luimême, font partie du I. Mais les termes entre guillemets sont du II, typiquement supporté par le I.

Le schéma 2a représente l’interlocution entre Pouce et Poussy ; le schéma 2b représente un échange entre Pouce et Poussy ensemble d’un côté et tel autre personnage de l’autre, schéma adaptable selon chaque saisie correspondant à tel lieu textuel concret. On joindra bien sûr à ces faits de discours direct, explicitement rapportés, les faits de discours direct implicite, interprétables selon la même saisie. Par exemple (p. 143) : Dans le taxi qui les conduisait à l’hôtel (« le plus bel hôtel, d’où on voit bien la mer, et où il y a un bon restaurant ») elles se sont chuchoté des idées pour manger. Du poisson, du homard, des crevettes et du Champagne ; ce n’était pas le moment de boire de la bière. Le segment « Dans le taxi qui les conduisait à l’hôtel » est du I, ainsi qu’ « elles se sont chuchoté des idées pour manger » ; de même que les signes (« »). Tout le reste est analysable en II : les mots entre guillemets correspondent à la saisie du schéma 2b, en mettant Pouce et Poussy à gauche et en affectant au poste récepteur l’acteur « chauffeur de taxi » ; les deux autres phrases, la nominale et la verbale avec l’outil c’est, correspondent à la saisie du schéma 2a (Pouce et Poussy se parlant mutuellement et alternativement). On reconnaîtra que ce même schéma (celui de la saisie 2b) rend bien compte de passages comme :

[...] parce que c’était défendu de parler pendant le travail. Celles qui parlaient, qui arrivaient en retard, ou qui se déplaçaient sans autorisation devaient payer une amende au patron, vingt francs, quelque fois trente, ou même cinquante. Il ne fallait pas qu’il y ait de temps mort (p. 136). Elles avaient un rire vraiment un peu dévastateur (p. 137). La première citation s’interprète comme les propos tenus par le personnage Olga aux deux amies Pouce et Poussy. La dernière phrase de cette même citation admet une schématisation dédoublée :

si l’on comprend cette phrase comme reproduction d’un propos du directeur, ou de la direction à l’ensemble des ouvrières, ce qui entraîne un dédoublement de II en 1 et 2, avec remontée de l’actant émetteur II1 (Olga) en actant récepteur II2 . Quant à la troisième citation (p. 137), elle est le plus vraisemblablement analysable selon une variante du schéma 2, selon laquelle un personnage (en l’occurrence le directeur) s’adresse à lui-même ou à d’autres personnages qui ne sont pas Pouce et Poussy :

On ne découvrirait pas d’autres types de saisies que celles-là en essayant de représenter l’ensemble des manifestations claires du II dans ce texte. C’est dire que l’on peut faire à ce sujet les mêmes observations que pour le I. Le II fonctionne à peu près comme le récepteur-lecteur s’attend à ce qu’il fonctionne, à la fois en gros et dans ses variantes essentielles. Ce fond traditionnel se nuance cependant de particularités peut-être plus saillantes que pour le I, ce qui peut infléchir plus spécialement la qualité du public potentiel. L’assignation à telle ou telle source énonciative n’est pas toujours absolument certaine ; la segmentation de ces passages est également notable. Leur repérage correspond en effet parfois à une délimitation matérielle claire et tranchée dans la suite textuelle ; mais pas en permanence. Une même suite phrastique, par exemple, peut présenter deux groupes contigus l’un en I, l’autre en II ; il peut y avoir enchâssement du II dans du 1 à l’intérieur d’un unique lieu assez restreint. On reconnaîtra donc une valeur de marquage au jeu du II dans La grande vie, vraisemblablement recevable comme signe général d’une sorte de modernité narrative. On peut donc, grosso modo, donner une première saisie globale (S1), correspondant à l’ensemble textuel dont on vient de produire en détail des échantillons représentatifs, avec le schéma suivant :

Le niveau II est, en fait, globalement amovible (pour les cas où il n’est pas pertinent au passage occurrent) ; les indications actoriales entre parenthèses à chacun des deux postes actantiels de la relation réversible de niveau II indiquent qu’il s’agit la plupart du temps de Pouce et Poussy parlant entre elles ou de personnages parlant avec elles ; l’indication 1 en chiffre arabe assorti d’un signe + entre crochets porté au-dessus, liée à une ébauche de trait vertical (doublé de pointillé) au-dessus du centre de la ligne du niveau II1, ébauche elle-même entre crochets, renvoie au cas (rencontré) d’empilement actantiel avec remontée d’un actant du 1 en 2 (ou même à un

niveau encore supérieur, toujours interne au II, ce qui ne semble pas se produire évidemment ici). On ne surprendra personne en disant que cette saisie, dont le schéma ainsi commenté a une assez grande force explicative et récapitulative (puisqu’il intègre tous les cas de figure analysés jusque-là), ne s’applique pas à la totalité du texte de la nouvelle, et même certainement pas à la majeure partie. C’est d’ailleurs déjà, en soi, un nouveau marquage à réception. Une partie des passages déjà étudiés, ceux pour lesquels le lecteur (de ce livre-ci) n’est peut-être pas d’accord avec notre analyse (en tant que nous sommes deux différents actants récepteurs RI concrets), sont rattachables à un certain nombre comme ceux-ci. Les ouvrières s’arrêtaient à cinq heures de l’après-midi exactement, mais alors il fallait qu’elles rangent les outils, qu’elles nettoient les machines, et qu’elles apportent au fond de l’atelier toutes les chutes de toile ou les bouts de fil usés pour les jeter à la poubelle. Alors, en fait, le travail ne finissait pas avant cinq heures et demie (p. 136). Il n’y avait pas de garçon qui résiste à cela (p. 138). C’est comme cela qu’elles ont commencé à parler de la grande vie. Au début, elles en ont parlé, sans y prendre garde, comme elles avaient parlé des autres voyages qu’elles feraient, en Equateur, ou bien sur le Nil. C’était un jeu, simplement, pour rêver, pour oublier le bagne de l’atelier et toutes les histoires, avec les autres filles, et avec le patron Rossi. Et puis, peu à peu, ça a pris corps [...] Il fallait qu’elles partent, elles n’en pouvaient plus. Pouce et Poussy ne pensaient plus à rien d’autre. Si elles attendaient [...] Et puis, [...] maintenant (p. 140). Elles ont marché en parlant et en riant, et elles ont décidé comme elles n’avaient presque plus d’argent, de faire du stop (p. 147). Pour les extraits 2 et 4 (p. 138 et p. 147), il convient, afin de pouvoir apprécier la qualité actantielle particulière qui les caractérise, de les opposer au contexte proche dans lequel elles sont intégrées 76. Les passages du genre de ces quatre que l’on vient d’extraire sont plus nombreux qu’il paraît de prime abord, car une lecture régressive en fait découvrir d’à première vue inaperçus. De quoi s’agit-il ?

Apparemment, on est dans le récit impersonnel (de niveau 1 simple), comme il apparaît avec la troisième personne. Néanmoins, on relève dans ces phrases divers révélateurs de discours ; ou, si l’on se méfie des connotations trop strictement grammaticales de ce terme, qui ne cadrent pas avec la notion de discours littéraire, on parlera de marques de discours « vif » 77. Ainsi : « exactement, mais alors il fallait - Alors, en fait – ça a pris corps – Il fallait qu’elles partent, elles n’en pouvaient plus - Et puis, maintenant - comme elles n’avaient presque plus d’argent ». On omettra les faits relatifs à la concordance des temps, puisqu’ils ne sont pas significatifs dans le français contemporain. Plus importants, en revanche, sont les faits de progression ou d’enchaînement syntaxiques : « des autres voyages qu’elles feraient, en Equateur, ou bien sur le Nil. C’était un jeu, simplement, pour rêver, pour oublier le bagne de l’atelier et toutes les histoires, avec les autres filles, et avec le patron. - Et puis - Et puis ». Ce qui permet de réinterpréter avec la même valeur le système accumulatif du premier extrait, après « il fallait que ». Enfin, les relations temporelles non isotopiques : manifestes (car très resserrées) dans la deuxième citation, avec l’utilisation du présentatif il y a ; plus délicates dans le troisième extrait, à cause de la discontinuité différée (« c’est comme cela qu’elles ont commencé - c’était – il fallait ») — l’initiale du paragraphe « C’est comme cela que » fonctionne donc comme embrayeur pour deux niveaux dans le discours littéraire global. On pourrait conclure que ces passages sont du discours indirect, à mettre dans la bouche du couple Pouce et Poussy, sous une forme qui ne se distinguerait pas fondamentalement d’une des saisies correspondant à la saisie 1 (schémas 3 et 2c). Mais il y a un inconvénient : d’une part, il n’est pas question de poser que ce sont là des propos échangés entre Pouce et Poussy, ni même des pensées représentées de l’une ou de l’autre à soimême ; d’autre part, on ne voit pas davantage à quel autre personnage homologue ces propos pourraient s’adresser. Il faut donc penser une autre saisie. La solution la plus simple, celle qui vient le plus immédiatement à l’esprit du lecteur analyste, correspond au schéma suivant.

On propose de donner à la saisie représentée par le 5e schéma l’indice 2, car la saisie S2, comme la saisie précédente S1, représente une structuration actantielle générale, pour tout un ensemble de la nouvelle. On pose que le niveau II (auquel se situent donc toutes les citations que l’on vient de commenter, à titre d’échantillons) est constitué d’une relation communément activée, en l’occurrence, dans un sens seulement (selon l’indication actoriale ici désignée), ce qui est formalisé par la mise entre parenthèses de l’embout gauche de la flèche horizontale. L’actant émetteur II est le couple indissocié Pouce et Poussy (P-P), ce qui rend compte de l’aspect de discours « vif » évoqué plus haut. L’actant récepteur isotopique est l’actant émetteur du niveau I, le narrateur, ce qui n’induit nulle relation oblique, mais correspond à un fait simple de remontée (noté par le pointillé vertical doublant à droite, puisqu’il s’agit d’une remontée en tant qu’actant récepteur, la ligne verticale qui indique structuralement le support énonciatif du II par le I). Pour mieux signifier et l’identité actoriale et la remontrée actantielle, on a mis entre parenthèses en haut à droite (côté actant récepteur du II) la valeur actantielle précédente de cet acteur, affectée du symbole prime (= EI′). Cette saisie implique ainsi que l’on comprend les passages qui en sont justiciables comme des propos tenus au narrateur par les personnages Pouce et Poussy lui racontant leur histoire. Il semble bien, en effet, que ce soit l’interprétation le plus globalement satisfaisante pour le lecteur. On commentera cette saisie en soulignant sa portée. Le récit impersonnel reste impersonnel, dans ses marques formelles, même si l’on est contraint de construire une représentation actantielle qui inclut le narrateur « impersonnel » à l’intérieur du processus réceptif-énonciatif. Les faits de remontée n’ont donc pas des conséquences concrètes uniformes ni massives, dans quelque discours littéraire que ce soit. Surtout, ce récit (la suite de niveau I), selon la saisie S2, a pour objet du message, directement et

immédiatement, que Pouce et Poussy racontent leur propre histoire ; ou encore, l’acte de narration de leur propre histoire par Pouce et Poussy est l’objet du message du 1 : c’est-à-dire que le II (l’ensemble des segments textuels constitués en II) est bien, en tant que structuralement OdM du I 78, le discours de Pouce et Poussy au narrateur. Une telle analyse permet de justifier le caractère « vivement » discursif des passages ad hoc, leur ton de paroles directes, en même temps qu’elle explique le sentiment de relative distance à la fois entre les différentes strates énonciatives du texte et entre le narrateur et les personnages. Il n’y a pas fusion. On notera enfin que cette saisie 2 (S2) a également une forte puissance interprétative. Prise en effet comme schéma symbolisant que l’OdM de I est que Pouce et Poussy racontent leur propre histoire, et non ce que Pouce et Poussy racontent, la S2 constitue un modèle d’interprétation à portée générale sur tout le texte de la nouvelle : c’est à chaque lecteur concret (RI) d’en décider. On procédera semblablement pour présenter un nouvel ensemble de traits. Ceux-ci vont renvoyer à la fois à une masse textuelle différente de celles que l’on a parcourues jusqu’à maintenant, et dont on va donner des échantillons, et à certains des passages qui relèvent en partie des analyses précédentes, mais dont d’autres lecteurs, après coup, pourraient faire une interprétation à réception plus aisément justifiable selon la saisie expliquée ci-dessous. Voici des extraits de quelques passages qui semblent globalement correspondre à la même (nouvelle) approche actantielle. Elles s’appellent Pouce et Poussy 79, enfin, c’est le petit nom qu’on leur a donné, depuis leur enfance, et pas beaucoup de gens savent qu’en réalité elles s’appellent Christèle et Christelle, de leur vrai nom. On les a appelées Pouce et Poussy parce qu’elles sont comme des sœurs jumelles, et pas très grandes. Pour dire vrai, elles sont même petites, assez petites. Et très brunes toutes les deux, avec un drôle de visage enfantin, et un bout de nez, et de beaux yeux noirs qui brillent. Elles ne sont pas belles, pas vraiment [...] Mais elles ont du charme, et tout le monde [...] Il y en a qui disent que [...] C’est possible. Mais la vérité, c’est que [...] et qu’elles ont toutes les deux le même rire, dans le genre de grelots qu’on agite (p. 135-136).

Elles allaient ensemble au Café-Bar-Tabacs du coin de la rue, à côté de l’Atelier, et elles buvaient de la bière en fumant des cigarettes brunes, et en se racontant des tas d’histoires, entrecoupées de leur rire en cascades (p. 138-139). La mer était belle sous le vent froid, bleu profond, frangée d’écume 80. C’était bien de la regarder sans rien dire, en mordant dans les pommes vertes. On oubliait tout le monde, on devenait très lointain, comme une île perdue dans la mer. C’était à cela que pensait Poussy, à cela : comme c’était facile de partir, et d’oublier les gens, les lieux, d’être neuf. C’était à cause du soleil, du vent, et de la mer (p. 150). C’est le soir surtout qui était beau, quand le vent s’arrêtait, comme un souffle suspendu, et que la belle lumière jaune faisait briller les maisons ocre, blanches et roses, et découpait la silhouette de la vieille ville sur le ciel pâle. C’était comme d’être au bout du monde (p. 151). Les jeunes filles regardaient toutes les lumières qui s’allumaient, en bas, le long de la côte [...] Elles regardaient aussi les phares des autos, les petits points jaunes qui avançaient si lentement, comme des insectes phosphorescents. Ils étaient si loin, si petits, ça n’avait plus tellement d’importance, quand on les regardait d’ici, du haut de la colline (p. 152). Elles auraient préféré partir en train, mais maintenant, elles n’avaient plus assez d’argent pour prendre un billet (p. 154). [...] ils racontaient tellement d’histoires dans leur langue que ça faisait tourner la tête. Mais ça les faisait rire aussi, c’était comme une ivresse, tous ces gens, dans la rue [...] (p. 156). Mais ça n’était pas facile de faire des affaires avec de tels pitres dans les parages (p. 157). C’était bien de dormir en plein air [...] (p. 158). C’était si profond, si terrible, ici dans le nuit [...]. Qu’est-ce que c’était ? Poussy ne le savait pas. C’était comme d’être perdue, à des milliers de kilomètres [...] (p. 159). A ne relever que les traits actantiels les plus significatifs par rapport aux déterminations de la saisie précédente (S2), on note évidemment de nombreuses marques, parfois de véritables embrayeurs, de discours « vif » :

« enfin, c’est le petit nom - pas beaucoup de gens - de leur vrai nom - Pour dire vrai - même - avec un drôle de visage - pas vraiment - Il y en a qui disent - C’est possible - Mais la vérité, c’est que - au Café-Bar-Tabacs du coin de la rue - des tas d’histoires - C’était bien de la regarder - On oubliait tout le monde - comme c’était facile de partir – C’est le soir surtout que c’était beau – C’était comme d’être au bout du monde – si lentement - si loin, si petits - ça n’avait plus tellement d’importance - mais maintenant tellement d’histoires [...] que ça faisait tourner la tête – Mais ça les faisait rire, aussi – avec de tels pitres dans les parages – c’était bien de dormir – c’était si profond, si terrible, ici – Qu’est-ce que c’était ? ». Il est facile de procéder à une quantité fixe, et réglementairement déterminée, de transformations grammaticales pour rendre à tous ces segments leur forme impliquée en discours direct. On réunira à ce stock les faits suprasegmentaux : les ajouts « depuis [...], et – et pas très grandes - même [...] assez - Et très brunes – et tout le monde – et elles buvaient », mêlés aux alternances de coordinations implicite et explicite dans la même phrase. Inutile d’insister, la démonstration est trop évidente, tellement qu’on se demande en quoi ces passages se différencieraient de ceux que l’on a globalement interprétés selon la saisie 2 (S2). C’est qu’il y a, dans ces mêmes extraits, d’autres segments non homogènes : « grelots qu’on agite – des cigarettes brunes - belle sous le vent froid, bleu profond, frangée d’écume – c’était à cela [...] à cela – d’être neuf – du soleil, du vent, et de la mer – comme un souffle suspendu - briller les maisons ocre, blanches et roses, et découper la silhouette de la vieille ville sur le ciel pâle – Les jeunes filles – comme des insectes phosphorescents ». Il n’est pas sûr que chacun de ces segments soit, en lui-même, significatif d’une isotopie actantielle particulière ; ni même qu’il n’y en ait pas d’autres, parmi l’ensemble cité. Mais, ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas sûr, et aussi, en conséquence, qu’il se passe quelque chose. On propose la saisie générale suivante, comme modèle interprétatif de ce ressentiment à réception.

Les signes entre crochets (plus au-dessus du chiffre arabe 2 ; l’ébauche d’un trait vertical doublé d’un pointillé, au centre et au-dessus de la flèche horizontale qui est en face du chiffre 2 ; plus à droite de représentent des complications puissancielles de cette saisie, qui ne changent pas sa nature fondamentale, et illustrent des sous-catégorisations correspondant à certaines parties des passages cités. Cette saisie ressemble beaucoup à la précédente (S2) dans la mesure où elle implique que les segments textuels analysés relèvent majoritairement de propos tenus à l’actant émetteur-narrateur par le couple de personnages Pouce et Poussy : cette détermination structurale est indiquée à la fois par le dédoublement de la relation narrateur-lecteur, par la remontée de l’actant émetteur-narrateur en récepteur, au niveau supérieur, des propos de Pouce et Poussy (d’où sa codification, dans ce niveau supérieur,, mais située côté récepteur cette fois), et par la mise entre parenthèses de l’embout gauche (côté émetteur) de la flèche de niveau supérieur, ce qui symbolise que la production est majoritairement depuis l’acteur Pouce et Poussy, et non en réversibilité égale. Mais la différence essentielle tient à ce que le schéma représente une structure actantielle entièrement de niveau I, donc avec un dédoublement actantiel interne au 1 (le niveau supérieur est codé I2, et non II). Cela permet de rendre compte du second ensemble de traits indiqués plus haut, ceux qui relèvent d’une détermination actantielle non homogène ou, à tout le moins, incertaine. L’OdM de I1 devient I2 : que l’acteur Pouce et Poussy raconte une histoire à l’acteur narrateur. Ce qui permet de libérer un objet du message global pour ce 1 pris dans son ensemble : le contenu de ce qui est raconté, de l’échange correspondant à la relation figurée en I2. L’analyse en stratification actantielle interne au seul niveau 1 favorise l’explication, par la position d’un feuilleté énonciatif du narré, du ressentiment de feuilleté à réception, avec l’impression de mixte ou de

fusion, ou d’imbrication, démontée dans les lignes précédentes. Si c’est globalement l’histoire de Pouce et Poussy racontée par elles-mêmes au narrateur qui est racontée ici au lecteur (RI1), c’est concrètement sous la forme d’un agglomérat d’expressions de Pouce et Poussy et d’expressions du narrateur. Cette fusion actantielle peut correspondre à des passages où l’analyse, enregistrant le feuilleté, peut matériellement distinguer les strates : c’est l’opposition massive de la saisie 1 (S1) et de la saisie 2 (S2) ; d’autres passages, ou d’autres lecteurs occurrents, peuvent maximaliser le ressentiment de feuilleté à réception et appeler par conséquent une interprétation plus intégrante : c’est le mérite de la saisie 3 (S3). Poussant la réflexion jusqu’au bout, et sur la base d’une interprétabilité généralisée de la saisie 3, on pourrait admettre une symbolisation d’une plus grande quantité encore de passages de la nouvelle sous le modèle actantiel relevant d’une intégration totale des stratifications internes au niveau I, comme dans le schéma suivant :

L’indicen signale qu’il y a dédoublement de la relation actantielle, mais résume le dédoublement ; d’autre part, ce schéma sert à rendre compte des passages qui, selon le ressentiment du récepteur-lecteur, sont bien le produit d’un mixte énonciatif, mais ne présentent occurremment aucune marque explicitement significative de ce dédoublement. On voit qu’il n’y a apparemment aucune raison de ne pas admettre que c’est là le schéma de la saisie de base de toute la nouvelle. Mais on peut aussi être tenté de se méfier de cette apparente facilité. Reste à revenir, loin de la visée expansionniste de la saisie 3 (S3), au cas où elle semble le plus puissamment justifier le texte, pour en examiner d’éventuelles particularités (telles d’ailleurs que le schéma général 6 les a prévues). Un des passages les plus intéressants, à cet égard, est le tout début du livre (premier extrait partiellement cité précédemment). Il s’agit spécialement des segments suivants : « C’est le petit nom [qu’on leur a donné] – [pas beaucoup de gens savent qu’]en réalité elles s’appellent

Christèle et Christelle, de leur vrai nom - [On les a appelées] Pouce et Poussy parce que – [Il y en a qui disent que] Pouce est plus grande que Poussy... » Les parties entre crochets correspondent sans difficulté au schéma 6 de la saisie 3 (S3), pris tel quel, sans ses éléments puissanciels (eux-mêmes indiqués sur ce schéma par des symboles entre crochets). Mais ces mêmes parties sont syntaxiquement couplées avec des expressions avec lesquelles elles entretiennent un rapport de dépendance énonciative : ces expressions, citées ci-dessus hors crochets, sont donc situables à un niveau actantiel supérieur. Ce que l’on peut représenter de la manière suivante.

L’objet du message du niveau 3 est « le petit nom - en réalité elles s’appellent Christèle et Christelle – Pouce et Poussy – Pouce est plus grande que Poussy ». L’actant émetteur de ce niveau 3 est indiqué en niveau 2, et les signes langagiers qui désignent cet actant émetteur de 3 font, eux, partie intégrante, matériellement, du niveau 2 (ce qui correspond au fonctionnement normal du système actantiel). Plusieurs fois le même terme est utilisé pour cette désignation : on. Mais on en relève des équivalents : « pas beaucoup de gens – il y en a qui ». Plus délicate est l’identification actoriale de l’actant récepteur du niveau 3. Il est certain que, dans la mesure où l’actant émetteur isotopique désigne un acteur collectif, c’est ce même acteur collectif que l’on va retrouver au pôle actant récepteur : d’où notre indication on sur le schéma 8, aux deux postes actantiels 3. Cependant, la nature fondue, ou fondant, du principe même de cette saisie 3 (S3), surtout si on en pousse l’applicabilité selon le schéma intégré, et impérialiste, représenté dans la figure 7, entraîne à penser ce poste récepteur de 3 comme rempli AUSSI à la suite d’une remontée depuis le niveau inférieur, d’où, sur

le schéma 8, le pointillé vertical à droite du trait droit indiquant le support actantiel du 3 par le 2. Mais quelle remontée exactement ? vraisemblablement celle de chacun des deux postes actantiels du niveau 2 : assez manifestement Pouce et Poussy (actant émetteur de 2), comme actant à qui s’adressent à l’occasion les propos qui les concernent comme OdM, et qui peuvent ainsi les rapporter aussi au narrateur (actant récepteur de 2, remontée de l’actant émetteur de 1) ; mais peut-être également, avec moins d’évidence, ce même dernier acteur (actant récepteur de 2), en tant qu’intégrable dans l’ensemble on. Ce qui aboutirait à la formule suivante, de manière à représenter à la fois l’identité actoriale et la structuration actantielle profonde de cet actant récepteur de niveau 3 :

Le schéma 8 se contente de porter l’indication on + au poste actantiel récepteur de 3, pour des raisons de simplification de la lisibilité. Mais la formule, plus barbare, est cependant plus juste et rend compte plus fidèlement à la fois de la complexité du mécanisme actantiel mis en jeu à ce poste-là, de la hiérarchie (massive) de ces composantes (par l’ordre d’écriture des symboles), et de la profondeur ou de l’épaisseur constitutives du feuilleté actantiel de ce pôle récepteur. C’est bien la réception qui mesure la tonalité dont on essaie ici de rendre rigoureusement compte. On pourrait admettre, pour l’extrait cité de la page 152 « Les jeunes filles regardaient [...] », une saisie qui constituerait une variété assez nette du modèle général (S3). En reprenant systématiquement les embrayages énonciatifs « Les jeunes filles - en bas - si – si - si – ça n’avait plus tellement – on – d’ici », on concevrait un renversement de la dépendance actantielle relative des niveaux 2 et 3, par rapport à ce qu’on vient d’expliquer et d’illustrer dans le schéma 8 : le récepteur-lecteur comprendrait alors que des gens auraient raconté au narrateur ce que Pouce et Poussy leur auraient raconté, et peut-être aussi ce qu’elles auraient dit entre elles. Cela permettrait d’interpréter peut-être de façon plus satisfaisante l’initiale par « Les jeunes filles », et surtout le on final « quand on les regardait d’ici », qui ne peut bien sûr pas désigner « les gens » comme précédemment, mais, justement, Pouce et Poussy parlant d’elles-

mêmes (ainsi que le prouve la reprise en niveau II massif du paragraphe contigu : « “On est bien ici”, chuchotait Pouce »). On aurait alors la saisie suivante.

Nous ne faisons pas le commentaire de détail, auquel on doit commencer à s’habituer. Quelques remarques seulement. En niveau 2, l’actant émetteur est actorialement « des gens » ; le on utilisé sur le schéma n’est pas le on de ce paragraphe textuel (ni citationnellement, ni actorialement, puisque ce on textuel-là désigne Pouce et Poussy) ; il y a remontée de l’actant émetteur de 1 (E1, le narrateur) comme récepteur agrégé au même acteur on, pour constituer l’ensemble actant récepteur de 2 . On admettra que l’actant récepteur de niveau 3 est essentiellement constitué de l’identité actoriale de l’actant émetteur de niveau 2 (d’où l’indication, au poste actantiel récepteur du 3, on : c’est l’analyse la plus simple. Nous avons présenté rapidement, et peut-être un peu sommairement, cette variante de la saisie 3, pour le lieu textuel considéré, car elle peut correspondre au modèle actantiel explicatif d’un ressentiment à réception particulièrement complexe. Cela montre que le système d’étude ici appliqué permet la justification de diverses interprétations, non seulement successives dans la linéarité du texte, ce qui est la moindre des choses, mais aussi d’un même lieu selon des réceptions différentes. En tout cas, ces singularités ou ces variantes ne modifient pas le principe de la saisie 3 (S3), qui garde sa spécificité, et par rapport aux saisies précédentes (S1 et S2), et par rapport au modèle dont on va parler maintenant. Car si la saisie 3 (S3) est douée d’une réelle force interprétative, augmentée d’une relative plasticité, elle ne paraît pas suffisante pour l’analyse de certains passages de la nouvelle, qui réalisent, sur le récepteur,

une impression particulièrement délicate. Comme on en arrive ainsi à des examens de plus en plus détaillés, qui nécessitent une grande attention à la précision textuelle, il semble plus clair de ne pas procéder, comme on l’a fait jusqu’à présent, par rassemblement d’échantillons, mais de présenter un paragraphe entier pour en mieux faire apparaître le film actantiel. Plus tard, à tour de rôle, elles téléphonaient au restaurant de l’hôtel, pour qu’on leur apporte à manger sur la petite table roulante. Elles demandaient n’importe quoi, au hasard, sur la carte, en faisant semblant de s’étonner quand on leur disait que, pour le homard à l’américaine, c’était trop tôt, et toujours elles commandaient une bonne bouteille de champagne. Elles aimaient bien tremper leur lèvre supérieure dans la coupe légère, et sentir le pétillement des bulles qui piquait à l’intérieur de leur bouche et leurs narines. Le jeune garçon revenait souvent, maintenant, c’était lui qui apportait la nourriture et le champagne, et les journaux du matin, pliés cérémonieusement sur le plateau de la petite table roulante. Peut-être qu’il aimait bien les pourboires généreux que lui donnaient les jeunes filles, ou alors peutêtre qu’il aimait bien les voir, parce qu’elles n’étaient pas comme les autres clients de l’hôtel, elles riaient et elles avaient l’air de s’amuser tout le temps (p. 145). Une grande partie de ce paragraphe est analysable selon le modèle général de la saisie 3 (S3), mais pas la totalité de ses phrases. Comme notre propos est ici de montrer uniquement un autre type de modélisations que celles dont on vient de parler, nous nous contenterons d’indiquer les segments qui semblent correspondre à ces dernières, sans les expliquer spécialement, dans la mesure où cela a déjà été fait et où chacun pourra s’exercer à reconstruire le modèle ; et nous insisterons au contraire sur les « nouveautés » structurales. Partant donc du sentiment le plus communément partageable à réception, on dira que la phrase un « Plus tard [...] roulante » est justiciable de la saisie 1 (S1), pour une lecture sommaire (fugitive et lointaine) ; un lecteur imprégné du texte pourrait très bien comprendre cette même phrase en saisie 3 (S3), ce qui confère au texte, évidemment, une densité plus grande. En revanche, la saisie 1 (S1) est quasiment exclue pour la deuxième phrase « Elles demandaient [...] champagne » : on hésitera là plutôt entre les saisies

deux et trois ; la S3 renvoie cependant bien davantage à l’impression de fondu, qui vient de la surabondance des marqueurs internes de discours « vif », fort imbriqués et fusionnés, ainsi qu’au ressentiment à réception global, surtout à la relecture. En admettant, pour cette même phrase deux, la structuration actantielle de la saisie 3 (S3), il faut, de toute façon, y reconnaître intérieurement la greffe de segments relevant du niveau II : « pour le homard à l’américaine, c’était trop tôt - une bonne bouteille de champagne ». La phrase quatre « Le jeune garçon [...] roulante » ne pose pas de question, surtout à la place qu’elle occupe dans le paragraphe, avec en outre la position de l’outil de discours maintenant, entre deux virgules : c’est le modèle simple de la saisie 3 (S3). La phrase cinq, la dernière, paraît plus délicate à interpréter. Il est difficile de ne pas la comprendre selon le modèle de la saisie 3 (S3), puisqu’elle en présente tous les caractères internes. On notera en particulier les marques constituées par les emplois de bien, et par la progression syntaxique après parce que, qui présente un enchaînement discursif typique ; on ajoutera l’initiale du paragraphe suivant, marquant la continuité dans le même moule actantiel : « Même, c’est lui qui leur avait [...]. » Cependant, cette saisie, telle quelle, n’épuise pas la compréhensibilité des segments-supports : « Peut-être que - ou alors peut-être qu’ » ; plus exactement, c’est la différence entre le niveau actantiel précis de ces peutêtre que et du reste de la phrase qui fait problème : on est conduit à poser un dédoublement du niveau I2, comme selon le modèle représenté dans le schéma 8. Et c’est, à la réflexion, « peut-être – ou alors peut-être que » qui doivent correspondre seuls au niveau 2, et les autres segments à un niveau 3, représentant des propos échangés entre le jeune garçon et les jeunes filles ou d’autres employés. Comme ce n’est qu’à l’issue d’une critique assez élaborée que l’on parvient à penser cette explication actantielle du ressentiment exact produit à la lecture (ou plutôt à la relecture) de cette phrase, on a une raison supplémentaire pour le choix de la saisie 3 (S3), complètement intégrante à l’égard de ce feuilleté textuel. On aboutit donc à la figuration suivante.

Le symbole + au poste actantiel récepteur du niveau 3 indique que celui-ci est composé à la fois (en fait, alternativement) de l’actant émetteur de niveau 2 (Pouce et Poussy, selon une remontée marquée par le pointillé à droite, côté récepteur), et d’autres personnages précédemment non impliqués dans la structure actantielle (et qui sont sans doute, actorialement, d’autres employés de l’hôtel). Reste la phrase trois : « Elles aimaient bien tremper leur lèvre supérieure dans la coupe légère, et sentir le pétillement des bulles qui piquait à l’intérieur de leur bouche et leurs narines. » L’environnement interdit une analyse selon la saisie 1 (S1), qui impliquerait ici un simple niveau I, difficile à concilier avec l’extrême focalisation introspective du narré : en revanche, cette saisie 1 (S1) serait parfaitement interprétative avec un actant émetteur de type JE (récit à la première personne) : ce qui n’est matériellement pas le cas. Mais il ne faudra pas oublier ce sentiment (ou ce fantôme de sentiment) du lecteur. La saisie 2 (S2) est, paradoxalement, plus évidemment exclue encore : elle impliquerait une distanciation analytique très forte des héroïnes, bien difficile à admettre en l’occurrence, sans artifice de lecture assez violent. Et le modèle de la saisie 3 (S3) ? Elle permet – c’est sa finalité propre – toutes les intégrations-fusions imaginables, ce qui est effectivement exigé dans cette phrase. Mais justement, l’intégration-fusion semble ici excessive : trop lissée, trop belle, et, finalement, comme se donnant presque elle-même en objet du discours. A l’intérieur de cette fusion, s’instaure comme une distanciation qui souligne, à tout le moins, la manipulation d’une instance émettrice par l’autre instance (celle du niveau inférieur) : la saisie 3 (S3) ne suffit plus. Il faut pouvoir rendre compte de la fusion actantielle du type de la saisie 3 (S3), de l’impression que le narrateur (actant émetteur de niveau I, quelle

que soit la stratification interne du I) est d’une certaine façon partie prenante de l’histoire racontée, et aussi de l’extériorité stylisée qui marque ce narré ; ce dernier trait peut se gloser en disant que l’objet du récit est alors qu’une histoire est racontée. C’est tout ce mixte qu’il s’agit d’expliciter. Voici le schéma proposé à cet effet.

Sur la base du modèle actantiel représenté par le schéma de la saisie 3 (S3), on figure un statut particulier de niveau II, comme gazé, ou atténué, ou distancié en écho assourdi, ou purement reflété : c’est ce que l’on symbolise par la mise en encadré (grands crochets) de tout ce niveau II. De même, il y a remontée dans ce niveau II des actants du niveau I, puisque l’on a l’impression d’une sorte de récit à héros JE, sous la forme du héros JE, avec partie indirectement prenante du narrateur dans le contenu narré (l’OdM) : mais cette remontée n’a pas le statut « ontologique » net des remontées actantielles habituelles : c’est une remontée elle aussi comme décalée, ou simulée, ou floue, d’où l’utilisation d’une sémiologie différente (les tirets épais, au lieu des pointillés habituels). Enfin, les actants émetteur et récepteur de ce niveau II spécial, étant en situation de réversibilité principielle, sont les mêmes ; leur identité actoriale est claire : Pouce et Poussy (codées), et le narrateur (codé, qui est en réalité ). La saisie 4 (S4) semble bien, malgré ou avec sa complexité ou sa bâtardise, rendre compte des exigences contradictoires, à la fois de distanciation et de médiatisation, caractérisant la cristallisation actantielle qui est à la source du ressentiment à réception des lieux textuels les plus subtils dans la nouvelle examinée. Elle a, apparemment, elle aussi, une

relative puissance interprétative, au moins dans sa structure élémentaire, pour son applicabilité à plusieurs passages, selon la sensibilité du lecteur. Or, justement, pour un lecteur plutôt positiviste, cette saisie 4 (S4) peut être contestée, car elle ne semble pas illustrer un fonctionnement rigoureux du modèle ici élaboré : on rétorquera qu’elle répond, au moins, à un essai d’analyse d’une situation réelle. Et nous avons bien précisé que nous ne faisons pas de la théorisation pour la délectation théorique, mais à fin herméneutique : aux outils de s’adapter à l’objet, et non l’inverse. En outre, il est opportun de rappeler l’ensemble du corps de concepts sommairement présentés dans le chapitre précédent, qui excèdent ceux qui ont été jusqu’ici exploités. Ce faisant, on montre en quoi notre projet n’a pas pour ambition illusoire l’exhaustivité épuisante du texte. La saisie 4 (S4) est un exemple de brouillage des circuits actantiels.

LES TRACES DU NIVEAU α On avait évoqué, on s’en souvient, les termes de brouillage et de courtcircuitage 81, à l’issue du parcours méthodologique. Par rapport à l’idée d’un pacte scripturaire, on voit bien, en l’occurrence, qu’il n’y a pas de rupture massive, ni de « sur-connexion » matériellement isolable, dans les schémas actantiels : brouillage convient mieux, et convient mieux également pour l’impression du récepteur. A l’égard de ce pacte 82, le fait de brouillage ici mentionné rend effectivement compte du feuilleté à réception. La mesure de ce ressentiment conduit à construire le schéma de la saisie 4 (S4). On voit de la sorte que c’est du côté de l’actant récepteur que se définit la modalisation du discours littéraire. Dans la mesure où le récepteur-lecteur (de niveau I, conçu dans sa plus grande généralité) n’a pas le sentiment d’une brisure, d’un dévoiement, ni d’un trop plein actantiels matériellement patents – d’un court-circuitage – c’est que le récepteur-lecteur (actant récepteur I) se sent dans une position tenable aux lisières du pacte scripturaire, mais non pas en dehors de celui-ci. Peut-être, à supposer que l’hypothèse ne soit pas folle, des lecteurs occurrents d’une époque plus ancienne, ou même ce qui est immédiatement plus acceptable, des lecteurs occurrents contemporains mais appartenant à un univers mental entièrement déphasé, se situeraient-ils, face à ce même texte, carrément en dehors du pacte, en rupture radicale du pacte. Mais ce n’est certainement pas le cas commun. Les hypothèses que l’on vient d’émettre ont au moins le mérite

d’éclairer le fonctionnement de la sémiotique de la réception : la variation de la modalisation du discours littéraire (du texte) s’inscrit dans l’univers culturel du récepteur ; ce niveau d’analyse relève du niveau α. Pour notre approche de ce texte de Le Clézio, il y a une relative homogénéité, ou correspondance, dans la relation actantielle de niveau α entre la source productrice et l’attente du public : tout au plus s’y manifeste-t-il un peu de jeu (agréable). Cette part de jeu, acceptable pour le milieu des lecteurs les plus nombreux, facilite, et excite, une production discursive à la limite des marges possibles, de manière à favoriser la reconnaissance d’une originalité convenue, reconnue et attendue – une certaine modernité (à la mode). L’analyse de détail à laquelle on s’est précédemment livré montre cependant une complexité actantielle assez grande du système, qui en explique peut-être en partie le charme apparemment mystérieux et réellement profond 83. On vient d’évoquer (enfin !) le niveau α, pour comprendre l’application du pacte scripturaire, et pour apprécier avec rigueur le mécanisme de réception dont la saisie 4 (S4) illustre le fonctionnement sémiotique. Il convient maintenant d’envisager globalement, et systématiquement, toutes les manifestations textuelles référables à ce niveau α. Il ne suffit pas, pour l’ensemble, de transposer purement et simplement, sur cette œuvre, ce qui est expliqué dans l’exposé de principe du premier chapitre 84. Le fait le plus patent, indépendamment de l’implication du niveau α dans la construction conceptuelle obligatoire pour penser le statut du brouillage actantiel, tient à la pluralité des saisies. Qu’un texte soit analysable en plusieurs saisies, ou même en une succession assez longue de saisies, cela n’engage nulle intervention spéciale, sinon de structure principielle, du niveau α. Et La grande vie peut se filmer très ordinairement de ce point de vue, comme une succession de segments analysables selon des saisies différentes, qui correspondent chacune à la situation actantielle propre à chaque situation textuelle isolable dans sa particularité. C’est bien ce qui se produit. Mais ce n’est pas tout ce qui se produit. On a en effet précédemment évoqué la possibilité de devoir justifier diverses interprétations de mêmes et uniques segments, ce qui entraîne l’application de diverses saisies sur le même segment, c’est-à-dire la construction de deux schémas 85 actantiels pour rendre compte d’un unique passage (sans parler des cas, « normaux », où plusieurs saisies correspondent à des imbrications matérielles de plusieurs structures actantielles contiguës et

cooccurrentes). Il s’agit donc surtout du choix éventuel ou de l’hésitation entre l’analyse selon la saisie 3 ou selon la saisie 4 (S3 ou S4), ou même entre la saisie 2 et la saisie 3 (S2 ou S3), et, plus généralement, de tous les cas de réinterprétation possible par lecture régressive à partir d’un point du texte déclenchant une nouvelle saisie, jusque-là inconnue. Il est impossible de référer cette situation à une activité actantielle de niveau I, car on ne peut poser, à ce niveau-là, la conception théorique de ce qui se passe ainsi. Il s’agit d’une manipulation, créatrice d’événements de lecture et d’analyse, qu’on ne voit pas comment penser autrement qu’au niveau α. Il est certain d’autre part que ces événements de lecture et d’analyse constituent autant de tests qui mettent à l’épreuve la qualité du pacte scripturaire. On admettra donc que ces faits sont à mettre au compte de l’actant émetteur α (Eα), du scripteur, en tant qu’ils manifestent son activité. Ce ne sont pas des marques : aucune réalité langagière, matérielle, ne signale ici un segment exclusivement rattachable à l’émetteur α ; les segments concernés, au contraire, sont précisément situables à l’un quelconque des niveaux représentés dans les saisies correspondantes. Mais ce sont bien des traces : en vue de l’horizon culturel constitué par l’actant récepteur α (les lecteurs potentiels), le scripteur (Eα) est provoqué, ou appelé, à marquer son action manipulatrice en fonction de l’attente qu’il se sent vocation de combler. Cette trace de l’émetteur α à l’intérieur du discours textuel est d’ailleurs un indice de littérarité. Si l’on pense à la troisième composante définitionnelle 86 que nous avons proposée plus haut de la littérarité, la manifestation du scripteur par de telles traces, qui exhibent son action, constitue une « indexation » du caractère artistique du discours (c’est-à-dire, pour nous, du caractère littéraire). Cette signalisation de l’activité scriptoriale dans le tissu textuel renforce également la noninformativité du récit, puisqu’elle en dilue la position actantielle. On peut dire cependant, ce qui ne change rien à la considération d’ensemble, que cette signalisation de l’actant émetteur α renforce l’informativité fictionnelle du récit. Reste que, même à l’intérieur de cet univers, le flou de la construction actantielle gaze et estompe la valeur relationnelle du discours. Autant de marques de littérarité. D’autres lieux textuels attirent aussi l’attention. Reprenons le tout début :

Elles s’appellent Pouce et Poussy, enfin, c’est le petit nom qu’on leur a donné, depuis leur enfance, et pas beaucoup de gens savent qu’en réalité elles s’appellent Christèle et Christelle, de leur vrai nom. On les a appelées Pouce et Poussy parce qu’elles sont comme des sœurs jumelles, et pas très grandes. L’attaque est intéressante, et relève bien d’une analyse strictement actantielle : on ne voit d’ailleurs pas quel autre discours stylistique tenir à ce propos. Le sujet du verbe, premier mot de la première phrase du texte, est un pronom pleinement pronominal : or, il n’a pas d’antécédent, et pour cause (pas même dans le titre). Le lecteur est donc confronté à une sorte de tour de passe-passe actantiel, il est propulsé dans un univers actorial présenté comme connu par l’actant émetteur I (le narrateur), et en réalité dépourvu de tout arrière-fond pour l’actant récepteur homologue (RI = le lecteur). Cette raideur, cet abrupt énonciatifs, qui impliquent une puissance d’adaptabilité totale du récepteur, relèvent évidemment d’une manipulation interprétable en termes culturels : le scripteur (l’actant émetteur α) joue du genre récit, avec ses catégories répertoriées de personnages et ses procédures hiérarchisées de présentation, pour escamoter les prolégomènes et intégrer les lecteurs à l’intérieur d’une histoire déjà balisée. Ce n’est pas la même chose que le commencement in media res des romans baroques, lequel concerne uniquement un artifice de disposition des masses narratives (du narré), et non le dynamitage du statut actantiel de la relation émetteurrécepteur. Or, ce dynamitage, à son tour, renvoie à un « effet d’écriture », et à un « effet de lecture », conjointement notables dans la littérature contemporaine. Double marquage, par conséquent, de l’obligation où l’on est de situer l’analyse au niveau α, même si ce segment, matériellement, est tout à fait rangeable au niveau élémentaire I. La déception à réception, due à l’escamotage actantiel dont on vient de parler, se double donc d’une reconnaissance, d’une signalisation, d’un clin d’œil, à un niveau, disons, macrostructural, celui de la pratique du genre dans un moment culturel donné. C’est là un exemple du phénomène langagier de très vaste ampleur qu’est la compensation structurale. Et c’est bien parce que la masse des lecteurs potentiels (l’actant récepteur α) est disposée à jouer ce jeu, que, d’une certaine façon, il attend, que le scripteur (l’actant émetteur α) est à la fois autorisé et provoqué à le monter.

C’est le même principe qui doit présider à l’étude des autres constituants de la phrase. D’abord, le présent « s’appellent », avec ses satellites au passé composé « a donné - a appelées ». Vu la place dans le texte, le lecteur occurrent (RI) ne peut apprécier de quel type de présent il s’agit : historique, de vérité générale, à valeur temporelle « vraie » de reportage ? En réalité, il est ici mis en œuvre la même « entourloupette » actantielle que pour l’emploi de Elles : selon le même jeu acrobatique, chaque lecteur est invité à construire tout seul, immédiatement, un ancrage temporel fictionnel, sur lequel se déploie un présent « vrai » très duratif. Cette manipulation accentue à la fois, et contradictoirement, l’effet de réel (le reportage), et l’effet de fiction (le brouillage temporel), l’ensemble étant normalement programmé par le scripteur (l’actant émetteur α) en fonction de l’horizon d’attente des lecteurs (le récepteur α). De la sorte, la prédication Pouce et Poussy, qui, apparemment, à ne saisir le texte qu’au niveau I, renvoie à un thème déjà posé, constitue, en l’état, la véritable position actoriale, quasi thématique, fondatrice, à l’ouverture du récit. Cette subversion du système prédicatif est à rapprocher de ce qui se passe dans la deuxième phrase du texte : le rapport de causalité parce que est directement significatif pour le second membre introduit « et pas très grandes », moins évidemment pour le premier « elles sont comme deux sœurs jumelles ». Or, ce premier indiqué fonctionnerait aussi bien, sémantiquement, avec l’appellation Christèle et Christelle, dont il s’agit justement d’expliquer pourquoi elle a été écartée. Même jeu de la déception de la part du scripteur, acceptable et quasi désiré dans un univers culturel déterminé (celui du récepteur α). On peut aller plus loin, à propos de Christèle et Christelle. Dans la mesure où l’on a remarqué comme une distorsion dans l’expression du rapport de causalité (portant sur Pouce et Poussy), il n’y a pas d’explication fictionnelle à cette appellation-ci ; on apprend en outre un peu plus loin que les deux filles ont des origines différentes. On est donc forcé de situer ailleurs la décision de cette dénomination : relevant du programme structural, elle dépend expressément, et par principe, de l’actant émetteur α (le scripteur). Or, on a l’occasion, assez rare a priori, d’en constater ici non seulement la trace, comme dans tout ce dont on vient de parler, mais aussi, peut-être, une marque matérielle. Il s’agit du jeu sur la substance de l’expression : Christèle et Christelle, sous l’aspect à la fois phonique/kRistεl/, et graphique Christèle et Christelle, c’est-à-dire

exactement dans le rapport de l’unicité phonique/tεl/avec la dualité graphique tèle/telle. Un tel signalement affiché de la manipulation préfondamentale, pourrait-on dire, en tout cas extradiégétique, marque la présence de l’actant émetteur α, le scripteur, et, par un effet de surdétermination, exhibe également la littérarité du discours. Toujours dans le même ordre d’idées, une telle exploitation de la substance de l’expression dans la pratique narrative en prose relie toute une veine générique, particulièrement illustrée par Barbey d’Aurevilly. Ce type de manipulation apparaît assez nettement dans au moins un autre passage de la nouvelle, également au début (p. 140) : « C’est comme cela qu’elles ont commencé à parler de la grande vie. » Bien sûr, on remarque l’aspect de discours vif de « C’est comme cela », qui inaugure un paragraphe dont on ne saisit pas immédiatement le lien explicatif avec ce qui est ici exprimé. Mais l’une des saisies précédemment présentées suffit à rendre compte du fait. La phrase est aussitôt suivie d’une autre qui commence ainsi : « Au début, elles en ont parlé [...] », avec une sorte d’anadiplose référable au même type de saisie, sans doute la saisie 2 (S2), aussi bien en ce qui concerne la fin du paragraphe précédent que sa relation avec le début de celui-ci. Cependant, ce n’est pas tout : il y a le complément essentiel [parler de] « la grande vie ». En soi, rien de notable ; mais un minimum de réflexion, pas forcément réalisée sur-le-champ, fait rapprocher ce syntagme du titre de la nouvelle, écrit, seul, sur la page antérieure au début du texte, et repris, en titre courant, au-dessus de chaque page tout au long de cette œuvre-là. La surdétermination générique est évidente : elle produit comme un effet spéculaire, directement sur le lecteur occurrent (l’actant récepteur de niveau I), par une sorte de remontée de l’émetteur α et de relation oblique entre l’actant émetteur α et l’actant récepteur I. Cette remontée et cette relation oblique sont dérivées (leur désignation est à mettre entre guillemets), puisque, en tout état de cause, il s’agit de faits de nature ontologiquement différente de ce que signifient ces termes à propos des relations entre les niveaux I et II, ou à l’intérieur des éventuelles stratifications internes au I ou au II. Quoi qu’il en soit, s’établit effectivement une spécularité du discours, spécularité qui, en tant que phénomène esthétique de portée générale, appartient aux possibles inclus dans l’horizon culturel du récepteur α (que l’on retrouve normalement à ce niveau). Plus précisément, cette quasi-spécularité relève plutôt d’un double niveau énonciatif dans l’architecture actantielle, fusionnée en une unique

réception. Surtout, on a, là encore, un signe de cette fameuse troisième composante définitionnelle de la littérarité 87, selon laquelle le discours littéraire est l’acte de désigner l’idée du référent 88 ; cette « indexation », pour parler comme les sémioticiens de l’image, qui relève éminemment du niveau α, apparaît ici sous la forme d’un acte discursif matériellement repérable. Cet acte est donc à la fois producteur et créateur d’une position de ce discours comme objet du monde. Cet acte est performatif, puisque la position du discours comme objet du monde est effectivement réalisée. S’affiche ainsi la littérarité du texte en liaison avec la deuxième composante définitionnelle de ce caractère 89 : le référent de La grande vie se construit dans la relation entre l’objet du message fictionnellement raconté et le reflet de son indication comme nom (désignation) d’un produit littéraire. Si l’on considère maintenant le tissu général, à la lumière de ces considérations, on sera peut-être attiré par un certain nombre de répétitions. On vient de signaler l’itération avec variation « elles ont commencé à parler - elles en ont parlé ». Il y en a bien d’autres, sans compter les modes d’enchaînement phrastique. Voici quelques couplages : « Elles s’appellent – elles s’appellent – On les a appelées – C’est probablement comme cela – C’est comme cela – Elles racontaient toujours la même histoire - Elles racontaient l’histoire sans fin partout – “C’est beau !” disait Pouce - “C’est beau !” disait Pouce - “C’est beau [...]”, répétait Pouce – C’était bien – C’était à cela que – c’est bien – C’est – C’était comme - C’était bien C’était comme – Les jeunes filles regardaient - Elles regardaient aussi – Maintenant [+ imparfait]. » Ce ne sont que quelques échantillons ; on remarquera surtout le phénomène d’identité sur variations (reprise avec modifications), souligné par une identité plus profonde, due aux parallélismes distributionnels : il s’agit de segments qui apparaissent aux mêmes lieux dans la disposition des phrases. On y prend assez peu garde au début ; puis, au fil de l’opération de lecture, on finit par être alerté, et on trouve alors régulièrement des répétitions d’abord inaperçues. Cela fait boule de neige, et le lecteur arrive à la fin de la nouvelle tout différent qu’il avait commencé. Il aboutit ainsi, une page avant le terme, à un passage de constitution plus subtile, mais pour lequel le terrain réceptif a donc été déjà bien préparé. Il a buté sur un bout de bois qui affleurait, il a fait la grimace en sautillant, et ça a fait rire un peu les jeunes filles. Mais lui ne riait pas.

Il a dit, et sa voix était rauque parce qu’il était en train de comprendre : « Andro... Andro con voi stessi. Per favore, andro... accompagnaré voi stessi... » Mais quand elles ont quitté la plage, pour entrer dans la ville, il est resté immobile sur le sable, les bras le long du corps, les yeux fixés sur elles. Avant de tourner dans une ruelle déserte, Poussy s’est retournée pour lui faire un signe, et elle l’a vu, au loin, tout petit sur l’étendue blanche de la plage, immobile comme un bout de bois devant la mer. Elle n’a pas bougé la main, et avec Pouce elle s’est enfoncée dans la ville sombre, au milieu des bruits des familles en train de déjeuner. Les choses sont noyées dans la plage du paragraphe, mais elles y sont, et elles y sont, en un sens, sans nécessité ; ces choses se réduisent d’ailleurs en l’occurrence à une chose : c’est « un bout de bois ». Pour la première mention, la description attachée à l’anecdote racontée eût été la même avec le bout de n’importe quoi d’autre qui eût dépassé du sable ; on peut en dire autant, quoique moins affirmativement, de la deuxième mention. Il y a donc bien eu sélection de l’arbitraire pour forger la répétition. Celle-ci est renforcée par la situation narrative de ce à quoi réfère ce bout de bois (qui est chaque fois « un bout de bois »). Pour la première occurrence, il s’agit objectivement d’ « un bout de bois qui affleur[e] sur la plage » ; pour la seconde occurrence, il s’agit d’une comparaison, de nature à illustrer la vision qu’a Poussy du garçon resté au loin sur la plage : même lieu, ce qui est souligné par l’adjonction, dans la comparaison, de « devant la mer », au cas où le lecteur négligent n’eût rien remarqué. Par conséquent, plus qu’à la différence de position et de relief, c’est à l’identité de la désignation dans l’itération que renvoie le procédé de discours. Il est difficile de ne pas voir là les marques explicites d’un balisage esthétique du texte, comme pièce d’art renvoyant sans fin à elle-même, et ne référant qu’à ses propres signes. D’autres passages encore admettent une résonance particulière à réception. Voici quelques exemples. Elles aimaient bien tremper leur lèvre supérieure dans la coupe légère, et sentir le pétillement des bulles qui piquait l’intérieur de leur bouche et leurs narines (p. 145).

Par une belle matinée ensoleillée, elles sont parties toutes les deux, l’une après l’autre (p. 147). La mer était belle sous le vent froid, bleu profond, frangée d’écume (p. 150). C’est le soir surtout qui était beau, quand le vent s’arrêtait, comme un souffle suspendu, et que la belle lumière jaune faisait briller les maisons ocre, blanches et roses, et découpait la silhouette de la vieille ville sur le ciel pâle (p. 151). Le ciel était immense et rose, couleur de perle, et les grandes vieilles maisons debout dans le sable de la plage ressemblaient à des vaisseaux échoués (p. 158). La jeune fille a écouté un long moment le bruit de la mer, les longues vagues qui s’écroulaient mollement sur le sable, et jetaient vers ses pieds les franges d’écume phosphorescente (p. 159). Il est certain que toutes ces phrases sont intégrables selon l’une ou l’autre des saisies précédemment présentées, surtout si on les prend chacune dans leur globalité et dans leur entourage 90. Mais ces phrases, ou les membres les plus marqués de ces phrases, sont aussi intégrables à un autre niveau, simultanément à celui de leur saisie obvie (si l’on ose dire). Elles sont en effet analysables comme dépendant directement de l’actant émetteur α (du scripteur), dont elles constituent plus que des traces, semble-t-il, des marques explicites. On constate, de fait, dans ces passages, une surdétermination du caractère générique de littérarité, spécialement dans la fonction descriptive. Une fois de plus, donc, surdétermination du caractère de littérarité : l’exercice descriptif est saturé de signes de description. On remarque l’espèce d’hypotypose qui, dans le premier exemple, focalise l’expression de la sensation dans le gosier des jeunes filles. On remarque surtout, car plus généralement, des traits de discours conventionnels : soit de catalogues publicitaires des agences de voyage, soit de rédaction scolaire à l’imitation d’Anatole France ou d’André Gide, correspondant à un certain type de perfection littéraire institutionnel 91 et daté. On note un niveau relevé, du moins par ambiguïté connotative, dans l’usage de la lexie « la coupe », l’emploi pittoresque et précisant de « la », l’épithétisme de « légère » et la formation d’une sorte de tableau-cliché avec le groupe « la coupe légère ». On constate également le cliché de « Par une belle matinée ensoleillée ».

Une certaine tendance à l’organisation ternaire : simple dans « belle sous le vent froid, bleu profond, frangée d’écume », avec modification des structures syntaxiques de chaque membre, sur la même base deux, lancée par une initiale fondant le binarisme des groupes prédicatifs dans le premier syntagme lui-même dédoublé ; plus nuancée dans « immense et rose, couleur de perle », avec apparemment deux groupes dont le premier est fait de deux éléments en coordination et le second de deux éléments en dépendance, mais où l’isotopie couleur de « rose » et « couleur de perle » détruit la pertinence de la première analyse pour imposer un découpage inverse (sémantique) — « et rose, couleur de perle », ce qui est volumétriquement insensible, d’où le choix d’une structuration globalement ternaire. Cette impression domine le ressentiment que l’on a de l’architecture sonore dans la phrase : « c’est le soir surtout [...] », avec les masses principales quand — et que — et + imparfait, assorties de variations morpho-lexicales dans le même moule syntaxique, et avec également le groupe interne « ocre, blanches et roses ». Cette impression se mêle à une autre, génératrice de cette disposition, et surtout de l’ensemble du système de la production phrastique : l’enchaînement hyperbatique par quoi s’allonge le discours apparemment terminé, notamment par l’emploi du et de rajout, comme on le voit dans les trois derniers échantillons présentés. Si l’on complète ce relevé de constantes par l’itération des images descriptives banalisées et attirantes comme les photos sur le papier glacé des magazines, on aura réuni des marques, lexicales, distributionnelles, rhétoriques, dont la concentration et la reprise définissent évidemment un style. Ce style, surdéterminé, n’est pas sans parenté avec celui d’une citation, d’une insertion imitative intégrant des segments d’écriture hétérogène, et bien caractérisée, dans un ensemble d’une autre nature 92. On pourrait sans doute mettre ces marquages stylistiques au compte d’un actant émetteur que l’on qualifierait de général, ou de générique, construisible, dans une saisie, à l’intérieur du niveau I, ou à travers une remontée spéciale en niveau II comme dans le modèle de la saisie 4 (S4) 93 : on les analyserait alors simplement à titre de citations, ou de transpositions verbales, vaguement assumées par un actant émetteur de type on. Cette interprétation est non seulement possible, elle est certainement exacte à première lecture ; elle est insuffisante, sans plus, pour le récepteur délicat, sensible aux plus longues résonances.

Il est plus intéressant de considérer ces phrases non pas dans leur fonctionnement énonciatif patent, leur statut actantiel produit, mais aussi du point de vue de leur production. On s’occupe alors du fait « actif » de leur émergence, on reçoit celle-ci comme acte de discours, dont la valeur pragmatique est, encore, de situer l’ensemble discursif dans une sorte de geste qui le désigne lui-même comme littéraire. Ce geste renvoie à l’indication matérielle donnée au début de la nouvelle 94 : « C’était Pouce qui racontait le mieux l’histoire sans fin, parce qu’elle avait lu tout cela dans des livres et dans des journaux. » Seul l’actant émetteur α (le scripteur) peut être rendu responsable d’un tel montage, montage qui à son tour n’est possible que dans la mesure où il est correctement recevable dans un univers de culture déterminé (celui du récepteur α). Il n’est pas impossible, l’esprit ainsi en éveil, d’avoir son attention accrochée par une ultime brutalité dans la succession des temps verbaux. Par exemple (p. 157-158) : Vers la fin de l’après-midi, Pouce a commencé à traîner la jambe et à souffler [...]. Alors elles se sont mises à chercher un hôtel. Mais c’était partout pareil. Quand elles entraient dans le hall, les gens de la réception les regardaient [...] C’était lassant, et elles auraient bien payé si [...] Alors elles faisaient semblant [...] Et elles s’en allaient très vite, de peur que les gens de l’hôtel n’aient l’idée d’alerter la police. « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » a dit Pouce. Elles étaient un peu fatiguées [...] Alors elles sont retournées jusqu’à la place Partigiani [...] C’était le soir [...]. Le problème, que nous n’avons pu faire apparaître qu’en citant, partiellement, un extrait assez long du passage, est posé par l’apparition du support « a dit Pouce » après l’indication par les guillemets des propos de la question en discours direct. Ce n’est pas en effet l’irruption de cette question en discours direct qui fait le moindrement difficulté, mais sa présentation syntaxique : concrètement, c’est par « a dit [Pouce] » que le lecteur est surpris. Pourquoi, et en quoi ?

Le récit en est à la narration d’une séquence précise, unique et datée : « Vers la fin de l’après-midi. » Il est donc normalement conduit au passé composé « a commencé – l’a regardée – elle a été – a haussé – elles se sont mises », conformément à l’usage contemporain (en gros, depuis Albert Camus) : indication des événements successifs, des groupes de séquences successifs, globalement donnés comme information (strict équivalent du passé simple dans la manière ancienne). A partir de « Mais [c’était partout pareil] », on a un massif d’imparfaits, sans aucune exception jusqu’à la fin du paragraphe ; les autres formes de cette zone sont entraînées par les régularités normales, en français contemporain, de concordance à l’égard de l’imparfait, ou pour constituer le discours direct guillemeté. Ces imparfaits sont analysables comme imparfaits de répétition dans une temporalité « passée » à l’égard de l’ancrage chronologique correspondant à l’acte de production du récit : analyse confirmée par l’immédiate indication « partout » (« c’était partout pareil »). Tout le paragraphe est donc analysable comme la présentation du film d’une scène plusieurs fois renouvelée à l’identique. Dans le détail, les deux « c’était » (« pareil » et « lassant ») ne peuvent apparaître autrement qu’à cette forme (l’imparfait), pour asseoir le commentaire parallèle au récit au passé, alors que tous les autres imparfaits pourraient être la transformation de passé composé, sans l’expression du film à répétition. En réalité, toutes ces lignes sont également analysables en discours des jeunes filles au narrateur, ce qui correspond à l’interprétation conformément à la saisie 3 (S3) 95 : les imparfaits deviennent alors des imparfaits de concordance des temps, transformation de présents de répétition. Tout cela est normal, et autorise en outre l’application de la saisie 3 (S3) dès le début du fragment cité. Le lecteur est surpris, donc, après toutes ces lignes, par « [...] a dit Pouce ». Il n’y aurait pas surprise si le support du discours direct, au lieu d’être au passé composé, était à l’imparfait « disait Pouce » ; on resterait alors dans le film à répétition. Les imparfaits du paragraphe suivant « Elles étaient un peu fatiguées par tout le monde [...] » s’inséreraient sans problème dans l’interprétation de commentaire sur ce récit du passé, avant la phrase suivante marquée par le retour au fil anecdotique singulier « Alors elles se sont retrouvées », sans que ce passé composé-là fasse problème. Donc, puisqu’il y a effet de surprise, que cette surprise disparaît avec l’imparfait à la place du passé composé (dans l’expérience imaginaire de cette substitution), que cette transformation conduirait à une interprétation

différente de cette ligne par rapport à celle qu’impose le passé composé, qu’en revanche il n’y a aucun effet de surprise avec l’arrivée du segment « Alors elles se sont retrouvées » — on doit admettre dans ces conditions que l’on a affaire ici à un retour au fil anecdotique singulier, par-delà la globalité du film à répétition, retour produit sans préparation, sans présentation, sans entourage, sans annonce (il n’y a pas — Alors — ), ce qui constitue une sorte d’énallage particulièrement saisissante. Cette énallage est ainsi un acte qui est reçu, d’une certaine manière, comme un coup de force discursif, de nature à exciter la sensibilité du lecteur. Nulle place, dans les diverses saisies, pourtant certaines assez compliquées, dont on a présenté le schéma pour rendre compte du déroulement textuel, où l’on situerait l’actant responsable de ce coup de force : ce ne peut être que le responsable du programme structural, l’actant émetteur α, le scripteur, décideur de tous les montages préalables à la réalisation textuelle. Encore un indice du jeu littéraire 96. Le bouquet final renforce cette impression et éclaire plus fortement les perspectives, en faisant, par sa position, indéfiniment résonner l’effet de montage dans l’esprit et dans la sensibilité du lecteur. Il faut citer tout le paragraphe. Quelques instants plus tard, le gros semi-remorque TIR roulait vers la France, avec Pouce et Poussy qui dormaient à moitié dans la cabine. Le chauffeur ne s’occupait pas d’elles. Il fumait des cigarettes en écoutant la radio italienne à tue-tête. Quand ils sont arrivés à la frontière, les policiers ont regardé les papiers des jeunes filles avec attention. L’un d’eux leur a dit simplement : « Vous allez venir avec nous. » Dans la salle du poste de police, il y avait un inspecteur en civil, un homme d’une quarantaine d’années, un peu chauve, avec un regard dur. Quand elles sont entrées, accompagnées du policier en uniforme, l’homme a eu un petit rire, et il a dit quelque chose comme : « Voilà donc nos deux amazones. » Il n’a peut-être pas dit « amazones », mais Poussy n’écoutait pas. Elle regardait le profil entêté de Pouce, et elle ne pensait pas à ce qui allait suivre, aux longues attentes dans des corridors poussiéreux et dans des cellules sans jour. Elle pensait seulement au temps où elles allaient repartir, loin, repartir, cette fois, pour ne plus jamais revenir.

Les premières phrases jusqu’à « simplement » se situent ordinairement au niveau I simple, ou selon une saisie avec actant émetteur In, si l’on admet, ce qui est raisonnable, une fusion de plusieurs actants émetteurs en I. Tous les segments entre guillemets sont du II élémentaire. Sans revenir sur des explications déjà amplement fournies, on admettra que depuis « Dans la salle » jusqu’à « un petit rire », on a affaire à une suite textuelle analysable selon la saisie 3 (S3) ; de même « mais Poussy n’écoutait pas. Elle regardait le profil entêté de Pouce. Elle pensait au temps où elles allaient repartir, loin, repartir, cette fois, pour ne plus jamais revenir » 97. On analysera sans doute plutôt selon la saisie 4 (S4) les segments « il a dit quelque chose comme - Il n’a peut-être pas dit - elle ne pensait pas à ce qui allait suivre, aux longues attentes dans des corridors poussiéreux et dans des cellules sans jour ». On peut s’interroger sur les deux et qui lient ces segments de S4 à ceux de S3 qui leur sont contigus, et sur « seulement » inséré au début de la dernière phrase du texte, qui doit s’analyser selon la saisie 3 (S3). On peut dire que ces mots modalisent la réception du discours et marquent, tout en en facilitant la transmission ou l’articulation, à la façon d’un embrayeur, l’engrenage d’une saisie sur l’autre. Il s’agit là d’une structuration textuelle assez subtile, référable à la manipulation de l’actant émetteur α. On en arrive aux ultimes manifestations du scripteur dans cet ultime paragraphe. On pourrait trouver bizarre l’indication négative « elle ne pensait pas à », évidemment assez artificielle, mais cependant parfaitement interprétable selon la saisie 4 (S4), sans qu’il soit nécessaire d’en repousser l’arrière-fond. Plus irréductible, semble-t-il, est la vraie valeur de « [il a dit] quelque chose comme », et de « [Il n’a] peut-être pas dit ». On a l’impression que l’on atteint là une limite de la provocation, ou du jeu, à l’égard du pacte scripturaire : quelqu’un intervient, dans la matérialité de surface du texte, pour dire « voilà une œuvre, mais ç’aurait aussi bien pu prendre une autre forme discursive ». Bien sûr, ces segments restent parfaitement et totalement interprétables selon l’élaboration actantielle de la saisie 4 (S4) ; mais le récepteur-lecteur a du mal à ne pas décaler en ce cas son écoute. Le scripteur (actant émetteur α) en appelle directement — et expressément : sous la forme de marques — au pôle récepteur correspondant (Rα) dans sa fonction même, comme récepteur, comme pure puissance de réception, pour en tester l’étendue, la force et la qualité. Il s’agit, encore, d’un geste créant une réalité mondaine particulière, selon une

pratique performative que l’on pourrait appeler ou pure ou absolue : la littérarité tient dans l’acte de cet autosignalement discursif — c’est la satisfaction de la troisième composante définitionnelle. Le référent désigné est une variable correspondant à une fonction (une relation) verbale complètement langagière, et explicitement présentée comme une détermination 98, c’est-à-dire un rapport entre une constante (l’être fictionnel que sont les paroles du personnage), et des variations (leur expression lexicale occurremment, et provisoirement, donnée) ; cela permet peut-être d’identifier un stylème, en tout cas de constater que l’on retrouve ainsi la deuxième composante définitionnelle de littérarité. Enfin, l’incertitude dans la relation référent (ici fictionnel) - mode de représentation (verbal) illustre à quel point ce discours signale sa poéticité, puisqu’il exhibe le jeu sur la création de son propre système sémiotique (on rejoint la première composante définitionnelle de littérarité). On voit en outre de la sorte le lien théorique que l’on doit établir entre les notions de la littérarité et l’appréhension du niveau α. Celui-ci, sous la considération du pacte scripturaire, est également engagé par le segment « à ce qui allait suivre, aux longues attentes dans des corridors poussiéreux et dans des cellules sans jour » (à quoi il est dit qu’une héroïne ne pensait pas). Une fois admise l’explication du curieux « elle ne pensait pas » selon les seules vertus de la saisie 4 (S4), il reste une distorsion narrative forte entre la temporalité fictionnelle du récit au passé, même compliquée par une structuration énonciative des plus subtiles, et la désignation de ce futur relatif. D’autant que, pour le lecteur négligent 99, est proposé un développement prédicatif précis de « ce qui allait suivre », sous la forme de mini-hypotyposes par épithétisme, dans la double expansion « aux longues attentes dans [...] ». Ce soulignement crée donc, une fois de plus, un fait de surdétermination dans l’écriture. Le pacte scripturaire, entièrement conditionné au niveau α, subit ici une violation nette ; et il est certain, cependant, que cette violation n’est possible que parce qu’est en vigueur un pacte de lecture, sans quoi il n’y aurait aucun sentiment de violation. On est en présence d’une discordance par rapport à l’objet du message véhiculé par l’ensemble de ce discours textuel. Cette discordance prend la forme d’une métalepse 100. La métalepse, en soi, n’introduit aucune espèce de subversion ou de violation du pacte scripturaire. La particularité de cette métalepse-ci, c’est qu’elle s’institue en dehors de l’isotopie narrative du texte appelé La grande vie : ou plutôt, la métalepse fait sauter l’isotopie narrative 101. Le

lecteur est projeté dans une autre histoire, une autre nouvelle, un autre texte qui n’existent pas. Et si l’on admet qu’il s’agit de l’évocation, par suite d’une conversation entre un personnage et le narrateur, d’un futur advenu, mais tu dans le cadre de ce récit-là, on pose une explication qui fait sauter encore davantage l’apparente immédiateté narrative de ce texte, pour en souligner la littérarité, encore plus affichée de ce fait. On se retrouverait aux lisières de l’atelier d’écriture. Mais cette explication paraît elle-même un peu réductrice, voire naïve, prisonnière de la magie artistique dont le moindre effet n’est pas, paradoxalement, envers et contre tout, la tenace tentation, du côté du récepteur, d’une prise au mirage d’un effet de réel. Plus juste sans doute, et plus profond, en tout cas, le sentiment d’une ouverture sur un discours autre, excentrique et hétérogène, manifestement signalé comme n’existant pas. On a comme l’ombre d’une galerie irréelle, ou comme la perspective d’une suite fermée — une vision tracée mais vide. En cela, fondamentalement, l’esthétique de Le Clézio rejoint la grande esthétique baroque, celle du miroitement réceptif et renversant. Il est intéressant de noter que cette marque, textuellement matérielle, de l’actant émetteur α dans un effet de fantasmagorie littéraire, ô combien surdéterminée, n’apparaît pas dans la toute dernière phrase du texte, qui renoue le pacte scripturaire, en replaçant le lecteur dans un univers plus topique de réception. Mais la clôture, par son aspect classique, appelle finalement le récepteur à désirer de nouvelles productions du même scripteur. D’autant plus suavement qu’il y a eu, justement, l’étonnant phénomène de la métalepse hors isotopie narrative : cet acte de subversion du pacte scripturaire s’est produit exactement au moment, au lieu et avec la force qui étaient opportuns ou nécessaires pour faire ressentir, à l’horizon culturel des lecteurs possibles (Rα), la tension maximale supportable ou acceptable de la part de l’énergie créatrice. Un peu plus fort, et un peu plus loin, du côté de l’action de l’actant émetteur α (le scripteur), et le pacte était définitivement rompu, irréparablement : allait se trouver visé, sous ce nouveau type de production, un autre type de lecteurs potentiels (à l’intérieur de l’actant récepteur α), les amateurs de littérature fantastique. Mais il n’en est rien, car la littérature, quand elle existe, étant une suite de lieux langagiers où il se passe quelque chose, il reste, comme on l’a vu, un nouvel événement textuel : son « advenir », après cette explosion, crée un nouvel et ultime événement textuel qui restaure le pacte. Mais l’essentiel aura été la sensation d’un imminent bouleversement, dans une suite sans

suite qui n’est pas sans rappeler la détermination du sublime selon Burke 102 : c’est peut-être là, dans cette passagère brisure d’une attente culturellement balisée au niveau du récepteur α, que réside le secret du charme si mystérieux attaché à l’écriture de Le Clézio. Les enjeux du niveau α, repérable dans des traces ou dans des marques plus matérielles, sont toujours directement liés aux caractères essentiels de la littérarité du texte ; ces manifestations ne se substituent pas aux structurations actantielles des niveaux I et/ou II, schématisables dans les diverses saisies qui en rendent concrètement compte : il n’y a pas oblitération des unes par les autres. La considération des inflexions qui relèvent du niveau α permet, dans la visée d’une sémiotique de second niveau, de mesurer à la fois la plasticité et la représentativité culturelle des mises en œuvres textuelles, fondues dans la valeur esthétique propre de leur littérarité singulière.

CHAPITRE II ANALYSE ACTANTIELLE DE Ô VOLEUR, VOLEUR, QUELLE VIE EST LA TIENNE ? Il est possible d’éclairer la pratique littéraire de Le Clézio en examinant, rapidement, la structure actantielle d’une autre nouvelle. Dans le même recueil La Ronde, une des plus courtes et des plus proches de La grande vie, dans la disposition du livre, s’intitule Ô voleur, voleur, quelle vie est la tienne ? Le titre est intéressant et pose, de soi, un problème actantiel 103 : ce titre est une énigme ; on en reparlera après l’analyse de la nouvelle. En effet, on est en présence d’un cas exemplaire de la théorie de Gérard Moignet, selon laquelle un titre entretient avec l’œuvre qu’il intitule le rapport d’une équation entre une inconnue et une formule développée. Passons à la formule développée. Le texte, de neuf pages, se présente comme une succession de segments courts, la plupart de moins d’une ligne, et de paragraphes plus massifs, d’une ou deux lignes à vingt-cinq lignes chacun. Ceux-ci sont affirmatifs pour l’essentiel, alors que les segments courts sont tous interrogatifs. Nuls guillemets, nul tiret ; rien que des blancs et des espaces. Il est difficile de

recevoir le texte autrement que comme un dialogue ; et pourtant, celui-ci est donné immédiatement, sans entourage, sans présentation, sans même la moindre indication prétextuelle. Les segments courts sont des allocutions, marqués par l’occurrence matérielle des formes de la deuxième personne du singulier, dans leur morphologie brute (sans couplage avec le moindre nom propre). Ces segments impliquent donc un émetteur JE, qui n’apparaît qu’une fois dans ces phrases-là, à l’initiale de la toute première : « [Dis-]moi ». On a ainsi comme le type abstrait du rapport JE-TU. Les paragraphes les plus longs, qui, dans le système matériel de l’intervalle, se placent en position seconde (puis ultime), reproduisent le même schéma actantiel, en le marquant davantage : pas de couplage avec le moindre nom propre référant aux deux interlocuteurs, apparition morphologique du TU, surabondance des formes du JE (c’est la plus grande différence, de ce point de vue, avec les segments courts). On a un échange question courte - réponse longue, entre deux locuteurs qui dialoguent dans un cadre et avec une hiérarchie fixes. Tous ces éléments correspondent à ce qui, dans la théorie actantielle générale, caractérise le niveau II. La totalité du texte de la nouvelle est donc analysable comme relevant exclusivement du niveau II. Comme il n’y a pas de niveau II suspendu en l’air, c’est-à-dire supporté sur rien, il faut bien concevoir un niveau I fondamental, dont l’ensemble de la suite textuelle de ces neuf pages est l’objet du message, le produit — niveau I apparemment marqué par rien, et isolable sur aucun lieu textuel. On a, a priori, le schéma suivant.

Le niveau I est en effet, inévitablement, celui de l’acte de langage du narrateur au lecteur, c’est-à-dire de celui qui prend en charge l’alternance des successions de locution à la surface du texte, à destination du récepteur qui lit ce texte. Mais la totalité concrète des enchaînements phrastiques est à situer au niveau II : la flèche y est normalement doublement orientée,

puisqu’il y a réversibilité de la relation énonciative, même si les deux uniques acteurs de l’échange, assumant alternativement et régulièrement le même poste actantiel, ne jouent pas un rôle égal dans l’interaction 104. Mais ce schéma, pour simple et clair qu’il soit, n’en représente pas moins une saisie insatisfaisante de l’objet. A partir du moment où se pose une hiérarchie dans la relation interactive, où le je des segments courts paraît à la fois initial et directeur, où il est actorialement marqué au poste actant récepteur dans les passages longs (dans lesquels c’est l’autre acteur qui joue le rôle d’actant émetteur), on est en droit de considérer — et on ne peut pas faire autrement — que ce je est l’indice du narrateur, l’actant émetteur de niveau I (El). Il y a ainsi remontée de l’actant émetteur I, ce qu’illustre le nouveau schéma.

Cette saisie est plus précise et a une valeur explicative générale. On garde au niveau II 105 l’ensemble du discours textuel, à cause de sa forme carrément dialoguée. Les pointillés parallèles à la potence qui indique le support, à titre d’objet du message, du II par le I, signifient la remontée d’un actant du niveau inférieur (le I) au niveau supérieur (le II) ; on les a placés du côté droit, conformément à la situation actantielle qui correspond aux masses les plus importantes du texte, celles des paragraphes longs, où l’acteur qui assume le rôle d’actant récepteur (RII) est celui qui assume en I le rôle d’actant émetteur (le narrateur : El). D’où l’indication RII = El′, marquée dans la parenthèse, qui signale que c’est cette remontée-là dont on a voulu donner concrètement le schéma. Il est évident que la même saisie connaît une variante, applicable pour chaque segment court, où l’actant émetteur de niveau I (le narrateur) remonte, dans son identité actoriale, au poste actant émetteur de niveau II (EII). On a ainsi le schéma complémentaire suivant.

Tel quel, ce double schéma rend compte de la double saisie qui permet d’interpréter de façon satisfaisante, semble-t-il, l’ensemble du texte lu : c’est-à-dire sans complication excessive et incertaine, et de manière à élucider complètement la structure actantielle générale de l’œuvre. Sur cette base, on distingue des faits simples d’empilement à l’intérieur du II, toujours dans les paragraphes longs : ce sont les actes d’énonciation indiqués par le même acteur en tant qu’il en est partie prenante. [Au début, je ne voulais pas le dire à ma femme, je lui disais que] j’avais fini par trouver du travail, que j’étais gardien de nuit sur les chantiers (p. 199). [Un jour il m’a refusé une pendule, une vieille pendule, parce qu’il m’a dit qu’] il n’y en avait que trois ou quatre comme ça dans le monde, et il risquait de se faire repérer (p. 200). [Et elle m’a dit seulement, je m’en souviens bien :] il n’y a pas de danger ? [J’ai eu honte, je lui ai dit] non, et de partir [...] [Maintenant je lui dis que] je travaille la nuit, et que c’est pour ça que je dois partir la nuit, et que je dors une partie de la journée (p. 200). Construisons d’emblée un schéma, pour pouvoir le commenter plus clairement et plus précisément.

Jusqu’au niveau II1 compris, le schéma correspond exactement à la saisie qui est représentée ci-dessus dans le schéma 2. On fait apparaître, comme objet du message de ce niveau II1, un nouvel échange énonciatif, qui est matérialisé au niveau II2. La représentation sur le schéma 3 des pointillés à gauche de la potence indiquant la dépendance énonciative, illustre la remontée, dans ce nouveau niveau II2, à l’un de ses postes actantiels, d’un acteur qui est l’un des actants du niveau support II1 ; les pointillés sont situés sur le côté gauche puisqu’il s’agit d’une remontée au poste actantiel émetteur en II2. Comme la remontée vient de l’acteur occupant le poste actantiel émetteur dans le niveau immédiatement inférieur (II1), on précise cette valeur en écrivant entre parenthèses, à gauche de l’indice fonctionnel de l’actant émetteur du II2, l’identité de l’acteur impliqué dans la remontée, en rappelant son rôle actantiel préalable (EII1), affecté de l’indice prime (′), d’où la formule . L’actant récepteur de ce niveau II2 est actorialement assumé par des personnages divers, que l’on n’a pas spécialement besoin de spécifier du point de vue de cette analyse ; chacun aura cependant constaté que ce sont la femme et les enfants du personnage exerçant le rôle dominant de l’actant émetteur EII1 (le même qu’en EII2). Mais justement, dans les passages qu’on a relevés, apparaît une variante, et actoriale (un autre type de personnage est en jeu), et actantielle : il faut donc construire un schéma légèrement modifié, pour représenter la saisie qui rend exactement compte du segment occurrent.

Ce schéma est celui de la saisie expliquant le segment « il n’y en avait que trois ou quatre [...] ». C’est au poste récepteur du niveau II2 que se fait la remontée de l’actant émetteur du niveau I1, d’où la situation des pointillés à droite de la potence entre deux niveaux, et l’égalité, marquée entre parenthèses à droite du niveau II2 :. Mais ce schéma n’est qu’une variante du précédent, les deux saisies étant structuralement semblables, ce qui d’ailleurs est impliqué par la représentation de la relation actantielle du niveau II2 par une flèche à double orientation, indiquant la réversibilité du rapport. Où l’on voit que la saisie correspond à l’analyse structurale d’un lieu textuel concret. Reste à préciser la portée matérielle de ces lieux textuels concrets qui sont ainsi interprétés. Dans la citation des passages concernés, on a mis entre crochets les segments de phrases qui sont à situer au niveau II1 (ou II, tout simplement, si l’on se contentait de la saisie du schéma 2). Seuls sont à situer au niveau II2 les segments que l’on a placés hors crochets : après que, après deux points, ou en simple marquage morphosyntaxique de relais discursif. On pourrait concevoir, par une analyse extrêmement subtile et même finassière, la formalisation, selon ce schéma 3’, de la saisie d’un rapport actantiel implicite à propos du segment « je ne voulais pas le dire ». Mais il suffit de signaler cette éventualité. Parmi les éléments de nature à marquer la littérarité singulière de ce discours, par jeu sur l’actant récepteur α au niveau du pacte scripturaire, on peut présenter la progression suivante. D’abord, les faits d’accommodation au parler « oral-populaire », autrement que par des marqueurs codés conventionnels 106. Le plus important élément de cette catégorie est un phénomène syntaxique assez particulier, qui apparaît dans la phrase : « Un jour il m’a refusé une pendule, une vieille pendule, parce qu’il m’a dit qu’il n’y en avait que trois ou quatre comme ça dans le monde, et il risquait de se faire repérer. » Il ne s’agit pas tant de la progression parataxique de la phrase par « et il », avec la valeur énonciative de et qu’il, que de la distribution du groupe « parce qu’il m’a dit » : il faut comprendre il m’a dit [qu’il me refusait] parce qu’il. Plus massif est l’effet produit, dans la substance de l’expression typographique, par les blancs, après ponctuation, sans tiret, dans les mêmes lignes, qui scandent la respiration et le rythme des propos tenus par le locuteur des paragraphes longs. Il y a là évidente manipulation par l’actant émetteur α, le

scripteur, qui marque sa trace en tendant le pacte scripturaire pour provoquer, ou titiller, les réactions culturelles des lecteurs possibles. On interprétera vraisemblablement au même degré de production textuelle l’immédiateté abrupte du discours dialogué, et le coup de force énonciatif que constitue le discours récit assumé par le locuteur n° 2 : on en a précédemment démonté et justifié la structure actantielle interne. C’est au niveau de la décision de ce programme structural que se place, normalement, la responsabilité de l’actant émetteur α ; celui-ci, en l’occurrence, joue à décevoir, tout en l’exploitant, le modèle de lecture attendu dans le public. La même impression de désinvolture et de calcul, rendus possibles par la complicité culturelle supposée du lecteur potentiel (de l’actant récepteur α), est créée à l’apparition dans le texte du terme voleur (trois pages après le début) : « que leur père est devenu un voleur ». Ce n’est que d’une manière diluée que l’on apprend le sujet de la nouvelle, en même temps que le rapport d’énonciation entre ce sujet et les phrases qu’on lit. Impression de flou actantiel éminemment relevable et justiciable des manipulations du niveau α, et qui correspond, en outre, parfaitement, au geste performatif/créateur de littérarité, tel qu’on en a rappelé et précisément analysé le fonctionnement à propos de La grande vie. On en arrive à boucler le cercle de signification. Les dernières lignes de la nouvelle sont occupées par la citation des vers d’une poésie portugaise, fictionnellement chantée autrefois par son grand-père au locuteur n° 2. En surface, ces vers sont à analyser conformément à la saisie du schéma 3’. Il faudrait seulement y admettre un dédoublement supplémentaire, dans un niveau II3, dans la mesure où le grand-père, acteur correspondant ici au poste actantiel EII2, chante des paroles dont le texte implique un locuteur d’un niveau spécifique (celui qui parle au voleur) s’adressant à un récepteur spécifique (le voleur), situable également à un niveau actantiel supérieur à celui qu’occupe l’auditeur récepteur de la chanson.

Mais à l’endroit où se situe cette citation, l’acteur que l’on a qualifié de locuteur n° 2 (l’actant émetteur de II1, qui remonte, sous la forme de l’actant récepteur de II2), reçoit, prédicativement, comme adressé à lui, l’objet du message de la relation II3, par une relation actantielle oblique depuis l’actant émetteur II3 (le locuteur interne à la chanson), à lui-même, en tant qu’actant récepteur du niveau immédiatement inférieur. Ce que l’on peut représenter selon la saisie schématisée en 4’, par une flèche oblique partant du poste actantiel EII3 et allant, sans aucune réversibilité possible, vers le poste actantiel RII2 107.

Or, cette construction actantielle, qui équivaut à un court-circuitage énonciatif, forcément manipulé au niveau de la programmation pensable par

le scripteur, dans l’univers de réception acceptable, renvoie à un montage à la fois plus manifeste, plus déceptif et plus total, qu’elle souligne, qu’elle signe, et qu’elle conclut : le titre de la nouvelle 108. La phrase interrogative par quoi est constitué ce titre, sous la forme d’une allocution prédicative explicite à un récepteur, apparaît d’abord dans un vide actantiel absolu ; elle est pourtant effectivement reçue par le lecteur concret qui chaque fois incarne la masse des lecteurs potentiels (le Rα) ; mais elle est aussi forcément, et simultanément, reçue en décalage, en fonction d’un autre récepteur, non identifié, sinon par son devoir être, et son devoir n’être pas le lecteur. L’acrobatie actantielle (l’énigme énonciative) est réglée aux dernières lignes, par la situation de cette phrase, à titre de citation, au haut niveau actantiel de tout le discours (celui qui est représenté par le schéma 4’). On ne niera pas que le plus saisissant effet de lecture, au fil de cette nouvelle, soit dû à une tension particulièrement forte exercée, à travers tout le texte, dans la relation actantielle du niveau α : ici, dans une sorte de mise en activité du pôle récepteur, comme partie prenante à la constitution de l’objet-texte. Au terme de ce rapide parcours sémiostylistique à travers une nouvelle et demie de Le Clézio, on rappellera d’abord que ce type d’étude ne prétend point épuiser la littérarité du texte. Cependant, elle contribue à mettre à jour certaines de ses déterminations essentielles. L’analyse actantielle isole bien le jeu de deux, au moins, des trois composantes définitionnelles de la littérarité proposées au début de ce livre : le discours littéraire est son propre référent ; il est l’acte de désignation de l’idée de ce référent. On a vu combien la structure actantielle dans ces nouvelles pouvait être subtile, sur des bases apparemment simples ; on a vu surtout comment se marque l’émergence de l’actant émetteur α, le scripteur, dans sa relation dynamique avec l’actant récepteur α, dont l’horizon culturel permet seul la mesure des applications-violations du pacte scripturaire. La modernité de Le Clézio, sa contemporanéité, tiennent à une surdétermination des marques de manipulations à l’égard du pacte, surdétermination qui, par un phénomène profond de compensation structurale, est solidaire d’une expression du rien et du banal, inscrivant l’acte d’écriture dans un dilué, ou dans un feuilleté énonciatifs qui se posent

toujours nettement comme leur propre fin. C’est précisément l’art littéraire attestant en permanence la culture des lecteurs.

CHAPITRE III ÉTUDE SÉMIOSTYLISTIQUE DE LA LITTÉRARITÉ DE VILLA AURORE Il n’est pas inintéressant d’élargir le point de vue, en ne limitant pas l’analyse au seul démontage actantiel ; on a, il est vrai, déjà excédé ce seul poste d’investigation dans les pages précédentes, mais on s’y est tout de même consacré essentiellement. On va donc maintenant envisager une autre nouvelle du même recueil, Villa Aurore, en cessant de privilégier l’approche actantielle. Celle-ci servira néanmoins de point de départ. La première phrase, « Depuis toujours, Aurore existait déjà [...] » semble situer la narration à un niveau canonique et simple, selon le mode impersonnel au passé, ce qui implique un schéma dans lequel l’émetteurnarrateur s’adresse au récepteur-lecteur.

Une première nuance apparaît avec le début de la deuxième phrase « On l’appelait la villa Aurore [...] ». Ce on, fréquent chez Le Clézio 109, implique évidemment une dissociation interne à ce niveau I, selon laquelle l’actant émetteur-narrateur (El) dit à l’actant récepteur-lecteur (RI) que des gens, entre eux, appelaient cette maison « la villa Aurore ». On n’a, à ce point du texte, aucune raison de penser que ce on englobe le narrateur, ni même, forcément, que le récepteur symétrique (on = des gens) comprend le narrateur. Même si cette deuxième proposition n’est pas sûre, en tout cas, elle est la plus simple et la plus économique, surtout à ce stade matériel de l’acte de lecture. Ce qu’il faut bien voir, quoi qu’il en soit, c’est qu’une saisie actantielle différente impliquerait une interprétation différente du texte, en l’occurrence plus subtile et plus profonde, mais pas forcément vraisemblable. D’où le schéma suivant, dépourvu de marques de remontée.

On se dirige alors vers un récit éventuellement feuilleté, mais à feuilleté faible, puisqu’il n’y a pas fort marquage de la dissociation actantielle interne au I, de manière que l’on risque de ne même pas avoir à recourir au concept d’actant émetteur — n (EIn), utilisable pour les cas où l’on est conduit à subsumer un fort feuilleté énonciatif 110. Ce système élémentaire est rompu dans la suite de la même deuxième phrase : [Seulement un chiffre gravé sur une plaque de marbre], qui a disparu bien avant que j’aie pu me souvenir de lui. L’apparition du je implique, cette fois obligatoirement, la construction d’une nouvelle saisie, explicative d’une tout autre interprétation de l’ensemble textuel. On peut dès lors personnaliser davantage le poste actantiel émetteur, le narrateur (EI1), qui devient assumé par l’acteur JE. On entre dans le cadre, également banal, mais différent, du récit (au passé) à la première personne (le récit autobiographique). On est également conduit, ce faisant, à modifier l’analyse du on, initial de la même phrase. Sans doute JE fait-il partie de on, à la fois dans sa fonction d’actant émetteur (JE était de ceux qui appelaient la maison « villa Aurore »), et dans celle d’actant récepteur (JE était simultanément de ceux à qui on parlait de cette maison en l’appelant « villa Aurore »), réciprocité conversationnelle qui est représentée par une flèche de réversibilité (à deux embouts), au niveau I2. Il y a remontée de l’actant émetteur de I1 en I2, et non pas manifestation, en l’occurrence, d’un brutal niveau II, dans la mesure où le lecteur reçoit toute cette construction comme la masse narrative de base. Ce qui donne le schéma suivant.

On posera l’équivalence EI2 = RI2, alternativement ; de même, on posera , le symbole x désignant un nombre d’actants anonymes (des gens), ce que la formule entre parenthèses après les on sur le dessin à la ligne 2 signifie par l’ajout du signe + à la suite de l’indication de la seule identité connue. Ce schéma 3 doit, en outre, s’appliquer rétroactivement dès les tout premiers mots de la nouvelle, puisque celle-ci démarrait sur un mode déceptif, qui n’apparaît comme tel qu’à la fin de la deuxième phrase. Le schéma 3 a donc valeur d’une saisie à portée générale et globale pour l’ensemble du texte, sous réserve de particularités locales. Il n’empêche que les saisies correspondant aux schémas 1 et 2 étaient « vraies » historiquement, au moment de l’opération concrète de lecture au fil des lignes. C’est une autre vérité que ces mêmes lignes doivent subir, à partir de l’arrivée au lieu d’apparition du JE, vérité qui n’efface pas la première opération, mais qui en oblige une seconde, de nature plus lente, plus compliquée et plus synthétique : c’est la lecture en action. On notera d’ailleurs, au fil des deux premiers paragraphes, et toujours à partir du lieu-événement constitué par l’émergence du JE, une surabondance de ses marques, comme s’il s’agissait à la fois d’un phénomène de compensation structurale par rapport à l’initiale déceptive, et d’un effort quasi pédagogique, prospectif, pour nettement attirer l’attention du récepteur-lecteur dans la perspective autobiographique. Un autre fait va dans le sens de la lecture en action : c’est l’abondance, dans le même passage, des formules comme « Peut-être que [...] Mais tout le monde [...] C’est aussi à [...] et on a dû [...] Mais je garde [...] ». Tout se passe comme si le JE répondait, par des justifications, à des sortes d’objections qui lui seraient adressées par le récepteur-lecteur : on aurait comme les traces (ici de véritables marques langagières très matérielles) d’un dialogue dont l’argumentaire n’apparaîtrait que d’un côté. Cela renforce évidemment l’aspect de discours « vif » du niveau I1 ; on peut sémiologiquement faire

comprendre cette impression en formalisant sur un schéma qui montre un embout orienté à gauche de la flèche de ce niveau I1, mais embout mis entre crochets, car il n’y a pas effectivement de réversibilité.

Certains passages relèvent manifestement du niveau II, par discours massif ou par construction syntaxique plus intégrée. Ainsi, dès la deuxième page : Mais à cette époque-là, nous ne disions plus la dame de la villa Aurore, ni même la villa Aurore. Nous en parlions avec une périphrase qui avait été certainement inventée pour exorciser le mystère de la première enfance, et pour justifier notre entrée : nous disions : « Aller au jardin des chats errants », ou bien « passer par le trou du mur ». Les segments entre guillemets sont en II ; les guillemets eux-mêmes appartiennent à l’isotopie du I ; mais les simples COD intrapropositionnels « la dame de la villa Aurore — la villa Aurore » sont également en II, alors que leur entourage phrastique est du I. La saisie correspondante est dessinable par un schéma à double présentation.

Le schéma 4a représente une saisie simple et, pourrait-on dire, primaire ou massive, de la structure actantielle de ce genre de passage. On ne se pose

plus la question d’un éventuel feuilleté constitutif du niveau de la narration de base : celle-ci est désormais reçue comme un tout, étant donné que l’actant émetteur-narrateur est un JE, et que l’on s’attend donc à le voir remonter à titre de personnage partie prenante, acteur dans le rôle actantiel du niveau supérieur (c’est le système autobiographique banal). C’est bien ce qui apparaît dans la schématisation : en II (où se situent les segments indiqués ci-dessus comme tels), la formule identifiant les postes actantiels émetteur et récepteur de l’échange réunit l’actant émetteur-narrateur du I, le JE (EI′), et d’autres acteurs, « d’autres garnements », qui lui sont associés. D’où, puisqu’il s’agit d’un échange alternatif, la même formule en poste émetteur et en poste récepteur du II :

Le pointillé à gauche de la potence signale la remontée de l’actant émetteur 111. Cette saisie, qui paraît matériellement irréfutable, rend cependant mal compte de l’impression de distanciation, ressentie à la lecture de ce paragraphe. Cette impression de distanciation concerne la présentation, ou le mode d’apparition des segments de niveau II. Il ne s’agit pas d’une vaticination gratuite : la texture verbale même offre un cas typique de surcaractérisation 112. Rien de spécial, apparemment, dans la première phrase citée. Mais la seconde n’est pas si neutre. On note, en bloc : « Nous en parlions — avec une périphrase [c’est l’emploi même du mot périphrase qui est intéressant] - nous disions. » Plus que l’information des paroles échangées (en niveau II), c’est le geste d’échange de ces paroles qui est ici mis en scène. Il y a donc surabondance des éléments non phénoménalement informatifs : la surcaractérisation affiche la mise en jeu de la fonction poétique, dans la mesure où, pour faire en l’occurrence du jakobsonisme appliqué et élémentaire, mais parfaitement pertinent, l’attention est bien centrée sur le message, et non sur l’objet ou le contenu de celui-ci. On ajoutera, dans le même sens, que la substance de l’expression graphique est mise à contribution pour souligner ce jeu. Les deux points (le signe de ponctuation) ont l’air d’être curieusement employés : une première fois après et par-delà l’ajout « et pour justifier notre entrée » ; on s’attend alors à la citation de l’expression utilisée, « la périphrase » : or, elle ne vient pas.

Est écrit le segment « nous disions », qui fonctionne au même niveau métaénonciatif que « Nous en parlions avec une périphrase [...] ». On eût donc mieux compris, à la place de ces premiers deux points, un point-virgule. Mais dès lors, la deuxième apparition des deux points après « nous disions » est inévitable, et la suite, guillemetée, est bien ce que l’on attendait. De fait, le texte est à prendre comme un tout, et c’est ce tout qui forge l’impression à réception. Or ce tout, comme cette impression, sont fortement cohérents. Il y a mise en scène de l’acte de dire. On ne voit donc pas comment on pourrait se contenter de la saisie 4a, qui devient trop sommaire, puisqu’elle ne rend pas compte de ce montage. Celui-ci, en revanche, est mieux rendu par le schéma 4b, qui illustre une saisie moins grossière. La remontée du JE joue d’abord, par dédoublement, de manière interne au niveau I : cela permet d’expliquer, au sein même de la strate narrative de base, la distanciation de l’acte énonciatif dont on fait état. Et surtout, cette distanciation peut être plus clairement encore explicitée par la représentation de la double remontée de chacun des postes actantiels (émetteur-récepteur), de I2en II : , et, chaque poste actantiel opérant de plus une remontée fonctionnellement homologue.

D’autres passages sont également intégrables en II. Ainsi, à propos du « type » qui interprète OΥPANOΣ (p. 101 et 104), avec les expressions plus tard un type m’a dit ce que c’était que le temple, construit par un cinglé qui se croyait revenu au temps des Grecs, et il m’a même expliqué le mot magique, il m’a dit comment ça se prononçait, ouranos, et il m’a dit que ça voulait dire « ciel », en grec. Il avait appris cela en classe et il en était sûrement très fier, mais ça m’était égal [...]

Assurément, une saisie du type de celle du schéma 4a est ici acceptable. L’acteur jouant le rôle de l’actant émetteur JE (de niveau I) remonte essentiellement en poste récepteur de II (d’où l’égalité d’identité actoriale : RII = El′) ; le segment « il avait appris cela en classe » est à situer au niveau II, en plus de tous les segments compléments des verbes de parole. Il faudrait prévoir dans le schéma de la même saisie, de toute façon, un empilement possible dans le II (d’où le codage 1 au premier niveau du II, puis une seconde stratification codée 2), pour rendre interprétables d’autres discours rapportés impliqués, notamment, dans « qui se croyait revenu au temps des Grecs - ça se prononçait, ouranos ». L’indication x et y pour les postes actantiels émetteur et récepteur ne préjuge pas de leur identité actoriale variable, ni de faits d’éventuelle remontée de l’un ou de l’autre des actants du niveau II1.

Ce schéma est banal ; il rend compte, c’est vrai, tel quel, par seule transposition de l’identité actoriale, de la saisie essentielle selon laquelle on reçoit évidemment toute la conversation entre la vieille dame et le JE narrateur, à partir de la page 113 : « [...] je le lui ai dit, en parlant fort : “Je suis Gérard Estève » Le détail du schéma serait certainement à affiner selon les lieux occurrents : le discours rapporté est parfois uniquement implicité, ou même carrément nié ; mais la structure reste bâtie sur ce même dessin 113. En revanche, les choses se compliquent, lors de la seconde évocation du « type » (« qui étudiait le grec »). Reprenons le texte. Alors à ce moment-là, le type qui étudiait le grec, un jour me disait comme cela, en passant, que ça voulait dire « ciel », et ça n’avait plus aucune importance. C’était tout juste devenu un sujet de conversation,

si vous voyez ce que je veux dire. Un sujet de conversation, du vent, du vide. On note d’abord, comme signalé à propos du passage illustré par la saisie du schéma 3′, une prise à partie par l’actant émetteur-narrateur JE de l’actant récepteur-lecteur : celui-ci est explicitement interpellé par le vous. D’autre part, la première phrase pose des problèmes d’un ordre différent, sur lesquels on reviendra. Mais si l’on s’en tient au questionnement dont on débat à ce point de l’étude, c’est la deuxième et la troisième phrase dont il faut rendre compte. On remarque alors la même distanciation par rapport à la production d’effet sur le récepteur-lecteur, réalisée par la même surcaractérisation, à l’égard du grêle noyau informatif, que l’on avait remarquée à propos du passage interprété selon la saisie 4b. La surcaractérisation devient même, en l’occurrence, écrasante ; dès la première phrase, on a : « Comme cela, en passant — et ça n’avait plus aucune importance » ; les phrases deux et trois ne fonctionnent que comme caractérisème : ensemble par rapport à la phrase un, et chacune par rapport à l’une d’elles. On aboutit donc à proposer la schématisation suivante, acceptable ellemême comme variable des précédentes.

Le narrateur JE s’adresse expressément au récepteur-lecteur, en évoquant, à titre de constituant de la matière narrée, un échange entre un tiers et luimême ; on passe ainsi de 1 à 2, tout en restant à l’intérieur du niveau narratif massif qu’est le I. Les propos échangés dans la conversation évoquée en I1 constituent l’objet du message de I2, sous la forme de discours rapporté (implicite) : du II. Pour aller jusqu’au bout de l’analyse actantielle d’ « un sujet de conversation », on admettra qu’il faut poser

comme contenu (l’objet du message) de l’échange du II un contenu vide (OdM = 0, comme indiqué dans le schéma). La transposition du schéma 4b en 4b’ permet de situer effectivement un contenu discursif rapporté, comme activité conversationnelle anecdotique, dans le narré exprimé par le niveau I dédoublé ; mais en en indiciant l’indication du niveau II d’un objet du message égal à zéro, on rend compte de la valeur sémantique que lui attribue le JE dans son rôle d’actant émetteur de niveau I1, le narrateur : « du vent, du vide ». Et la construction du schéma, dans sa matérialité même, maintient d’autre part la représentation des actes énonciatifs concrètement (et fictionnellement) mis en jeu : il y a à la fois « sujet », et paroles échangées. On signalera des cas un peu différents, qui mettent également en cause l’articulation du niveau II sur le niveau I. Quelques exemples. Alors je me suis arrêté un moment pour comprendre. Tout était tellement différent ! les villas avaient disparu [...] Où était Aurore, maintenant ? Avec hâte, je marchais le long des rues vides [...] (p. 105). Comment avais-je pu l’oublier pareillement ? Le cœur battant, j’ai traversé la route, en courant entre deux voitures, je me suis rapproché du grillage. C’était bien elle. Je ne l’avais jamais vue de si près [...] (p. 107). Etrangement, maintenant, j’avais une bonne raison de sonner à la porte de la villa [...] Qu’allais-je dire ? Pourrais-je parler normalement à la dame de la villa Aurore, sans que ma voix ne tremble [...] ? (p. 111). L’entourage de ces segments appartient évidemment au niveau I, selon le type de saisie le plus simple, celui du schéma 1. C’est certain pour : « Alors je me suis arrêté [...] pour comprendre - Avec hâte, je marchais [...] vides Le cœur battant, j’ai traversé [...] grillage - Etrangement [...] villa. » Il est non moins certain que d’autres phrases relèvent du discours indirect libre : « Tout était tellement différent ! - Où était Aurore, maintenant ? — Comment avais-je pu l’oublier pareillement ? — C’était bien elle. - Qu’allais-je dire ? » On aura donc la saisie du schéma 5, représentant ces passages de DIL.

La remontée de l’actant émetteur-narrateur (le JE) se fait en niveau II, où l’on situe tous les segments de discours indirect libre, dans la mesure où ce sont là des propos qui forment l’objet du message de la narration de base. D’où la remontée en II. Mais ce sont des propos intérieurs, à accrocher à un ancrage énonciatif qui, explicitement, serait ici de forme je me disais : les actants émetteur et récepteur de ce niveau II ont donc la même identité actoriale, d’où les égalités entre parenthèses sur les deux pôles du schéma : E/RII = El′. On peut en revanche s’interroger sur le statut des segments : « Je ne l’avais jamais vue de si près - Pourrais-je parler [...]. » Selon qu’on les comprend en narration de base ou en DIL, on les situera sur une saisie du type du schéma 1 ou du schéma 5. Il faut bien se rendre compte que le cas du dernier échantillon cité ne s’intègre pas si facilement au mode narratif, à cause de la modalité interrogative : on pourrait en conclure qu’il s’agit plutôt, encore, d’un segment de DIL, justiciable du schéma 5. Il n’est pourtant pas sûr que le JE, comme personnage, se soit effectivement, et fictionnellement, tenu ces propos, notamment avec leur expansion « sans que ma voix ne tremble [...] ». En ce sens, on sera tenté de réduire la phrase au niveau I, sans même aucun dédoublement particulier 114, en admettant deux traits spécifiques : il y a marquage du rapport actantiel de E vers R, à la manière de ce que l’on a fait voir précédemment pour la saisie du schéma 3’ ; il y a interrogation oratoire, selon la figure macrostructurale par quoi on « exprime avec force tel ou tel sentiment » 115 — c’est bien le cas ici (= je n’étais pas sûr de pouvoir...). On peut tirer de ces analyses quelques conclusions. Apparemment, ce sont là des cas simples, voire triviaux : n’empêche qu’il est utile d’illustrer comment s’applique la stylistique actantielle en la matière. De plus, la banalité d’une structuration actantielle fait partie des composantes d’une œuvre littéraire : c’est là un problème très important, pour qui essaie de cerner l’espace exact, ou l’alchimie spécifique, de littérarité. Enfin, ces

structurations-là ne vont malgré tout pas complètement de soi. C’est une décision, qui a des conséquences interprétatives, de situer les passages de DIL en niveau II. L’étude de la dernière phrase ambiguë montre que les enjeux interprétatifs sont effectivement de taille : l’examen actantiel oblige à se poser des questions et à faire des choix. On a vu qu’en l’occurrence, face à un ressentiment à réception mêlé et confus, on est contraint de construire une analyse qui révèle une détermination rhétorique plus complexe que l’on ne l’aurait cru. On peut, semblablement, considérer de près ce qui se passe avec les noms des résidences (p. 105-106). Je voyais les noms des immeubles, écrits en lettres dorées sur leurs frontons de marbre, des noms prétentieux et vides, qui étaient pareils à leurs façades, à leurs fenêtres, à leurs balcons :

Si on a voulu citer exactement le passage, c’est qu’il est aussi bâti sur une manipulation qui concerne la substance de l’expression (graphique). La phrase support « Je voyais [...] balcons » est de niveau I, le plus ordinairement possible. Mais les noms eux-mêmes ne sauraient l’être, ne fût-ce qu’à cause de la surcaractérisation touchant le décrochage énonciatif qui se trouve ainsi très balisé : « écrits en lettres dorées sur — des noms » ; surtout les deux points et l’espacement figuratif sur la feuille du livre ; enfin, le guillemettage répété autour de chaque indication de nom. Tous ces éléments langagiers relèvent du niveau I, et marquent explicitement le passage à un autre niveau énonciatif. On situera donc les segments entre guillemets en niveau II.

L’embout à gauche de la flèche du II est mis entre parenthèses, car il y a occurremment non-réversibilité 116 de la relation actantielle, ce qui fixe et matérialise l’acte d’échange dans le figé de l’écrit ; mais il y a cependant remontée de l’actant émetteur-narrateur du I, le JE, en position d’actant récepteur du II, parmi d’autres récepteurs possibles (d’où la parenthèse en haut à droite, explicitant l’égalité RII = El’ + x). Quant au poste actantiel émetteur du II, il n’a pas d’identité actoriale indiquée ; on peut même dire que cette identité actoriale a pour caractéristique son anonymat : c’est en tant que n’ayant pas d’identité assignable que fonctionne ce poste actantiel vide mais non muet. On ne peut nier que cet ensemble de traits particularise une détermination de réception, une modalité de lecture tout à fait spécifiques à ce passage, détermination et modalité nullement banales ni évidentes, car, si le référent fictionnel à quoi il est renvoyé est d’un trivial très général, sa mise en scène discursive est au contraire exceptionnelle et soulignée 117. On doit enfin considérer la mention du « mot magique ». Cela apparaît ainsi (p. 100-101) : Il y avait aussi quelque chose de curieux dans ce grand jardin abandonné : c’était une sorte de temple circulaire, fait de hautes colonnes sur lesquelles reposait un toit orné de fresques, avec un mot mystérieux écrit sur l’un des côtés, un mot étrange qui disait :

Longtemps je restais là à regarder le mot étrange, sans comprendre, à moitié caché dans les hautes herbes, entre les feuilles de lauriersauce. C’était un mot qui vous emportait loin en arrière, dans un autre temps, dans un autre monde, comme un nom de pays qui n’existerait pas.

C’est apparemment le même système qu’on vient de voir illustré dans la saisie du schéma 6, qui serait activé trois fois tout au long de la nouvelle. On sait cependant que pour ce cas, sur lequel on notera de multiples retours au fil du texte, l’identité actoriale de l’actant émetteur de niveau II ne saurait subir le même traitement anonymique : l’identité est ici mise en question comme identité, alors que dans les deux autres cas l’anonymat est de principe, et nullement mis en cause 118. Cette mise en question constitue ici l’un des éléments de la particularité du passage. On aura d’ailleurs résolution de ce qui était donc bien un effet d’attente, au bas de la même page, avec l’indication donnée dans un passage déjà expliqué d’un autre point de vue : « un type m’a dit ce que c’était que le temple, construit par un cinglé qui [...] ». On peut ainsi indiquer « un cinglé » au poste actantiel émetteur du II. Mais ce n’est pas la seule nuance par rapport au détail de la saisie représentée dans le schéma 6. Il y a aussi le message. Celui-ci est d’abord reçu par le lecteur intradiégétique (le récepteur II qui est le JE remontant du poste actantiel émetteur I), dans sa matérialité, c’est-à-dire comme substance expressive pure : ni formée, ni, encore moins, assignable à un contenu quelconque. Un dessin, des caractères, apparemment en puissance de forme, car correspondant au schème d’un mot possible, mais de code substantiel inconnu. Un message sans contenu, a fortiori. A ce point, on peut présenter la saisie ad hoc.

Or ce message, à schème de mot possible, saisi comme « mot étrange » par le récepteur, déclenche un processus interprétatif par ce même récepteur : il devient « comme un nom de pays qui n’existerait pas ». On propose de ce point particulier une saisie spéciale.

On pose un dédoublement, sous la forme d’un empilement, en II. L’objet du message du II ne reste pas un impossible décryptage, ni même qu’il y ait à décrypter un message — ce qui constitue exactement l’interprétation par la saisie du schéma 7. Non, cet objet devient un nouveau rapport prédicatif, impliquant une énonciation d’un émetteur autre à un récepteur autre, sur un objet quelconque. Du point de vue actorial, on ne voit pas comment on pourrait formaliser cette construction énonciative-là, correspondant à l’interprétation du JE« un nom de pays qui n’existerait pas », autrement qu’en posant un émetteur de niveau II2 à identité zéro, et un récepteur isotopique à identité également zéro. Ce qui équivaut à l’indication d’une négativité de relation actantielle, et non pas à une non-relation actantielle 119. Il est certain qu’on arrive aux lisières de l’approche formelle du fantastique verbal 120 ; c’est, actuellement, le maximum que puisse rigoureusement formaliser la stylistique actantielle, à l’intérieur même du fictionnel (et il est néanmoins certain qu’il reste beaucoup à faire). En tout cas, il devient pensable de lier cette structuration actantielle paradoxale à l’isotopie qu’à propos du même objet, le texte établit avec les qualifications de « cinglé — mot magique - sujet de conversation ». Le développement anecdotique de la narration, qui conduit à une prononciation du mot, et à une traduction « que ça voulait dire “ciel” en grec » ne change pas radicalement la portée de cette saisie (du schéma 7′) : le système sémiotique en restera inchangé, pour l’actant appelé JE, tout au long du narré, comme c’est expressément indiqué dans le même paragraphe où est signalée l’intervention du « type qui savait le grec : mais déjà ça m’était égal, je veux dire, tout était déjà enfermé dans ma mémoire, et on ne pouvait pas le changer ». On ne saurait mieux dire...

Il est vraisemblable que l’on a ainsi parcouru la plupart des cas de figure capables de représenter les saisies des divers moments textuels de la nouvelle : on a même sans doute atteint une limite. On peut tout de suite remarquer, à titre de transition, combien les faits correspondant à la dernière saisie (schémas 7 et 7’) renvoient aux mécanismes de la fonction poétique, tels que définis par Jakobson : il s’agit quasiment de jeu sur le message comme message pur, ou vide, donc absolument puissanciel. L’examen des modulations au niveau α va nous conduire encore plus loin dans cette voie. Ainsi, relève de la tension entre l’actant émetteur α et le récepteur α la procédure de découverte et de réinterprétation actantielle régressive concernant le statut du texte, telle que cette procédure, comme on l’a vu, s’opère au cours du premier paragraphe. Cette possibilité est entièrement conditionnée par le type d’acceptabilité supposée du côté du récepteur α. De même, le texte est comme saturé par un certain nombre d’itérations : « c’était — il y avait - ce/le nom/mot - maintenant - [à ce/le] moment - à présent ». On a là une sorte de remplissage, de surcaractérisation ou même de contre-caractérisation 121 : tous phénomènes qui ne sont analysables qu’en termes de marquage, c’est-à-dire qu’ils n’ont de signification que par rapport à un univers de réception sensible à ce marquage. L’usage de certains de ces éléments ne va d’ailleurs pas sans poser quelques problèmes techniques dans la matérialité même du texte. Ainsi dans les phrases suivantes : Alors je me suis arrêté un moment pour comprendre. Tout était tellement différent ! Les villas avaient disparu [...] Là où il y avait autrefois [...] maintenant s’élevaient [...] Ce qui était inquiétant surtout, c’est que je ne parvenais plus à retrouver mes souvenirs à présent. Ce qui existait aujourd’hui avait effacé [...] (p. 105). Je fermais à demi les yeux [...] Il n’y avait plus d’ombres à présent, plus de secrets [...] (p. 106). Où était la belle lumière d’autrefois, celle que j’apercevais sur le fronton du faux temple, entre les feuilles ? Même l’ombre n’était plus pareille, à présent : grands lacs sombres au pied des résidences, ombres géométriques des réverbères et des grillages, ombres dures des voitures arrêtées. Je pensais alors [...] Tout d’un coup je me souvenais [...] C’était cela que je cherchais [...] Cela qui était resté au fond de moi, durant toutes ces années, et qui, à présent, dans la nudité terrible,

dans la brûlure de la lumière du présent, faisait comme un voile devant mes yeux, un vertige, un brouillard : l’ombre du jardin, l’ombre douce des arbres, qui préparait l’apparition éclatante de la belle maison couleur de nacre, entourée de ses jardins, de ses mystères et de ses chats — Je n’ai sonné qu’une fois [...] (p. 112-113). L’assez long échantillon que l’on vient de donner permet de comprendre de quoi il s’agit. En l’occurrence, la reprise concerne la lexie « à présent », avec un sursoulignement, pourrait-on dire, de la surcaractérisation, puisque, dans le dernier ensemble cité, on constate une suite « à présent - du présent ». La saturation est claire, ne serait-ce que par ce signalement continu au niveau de la substance de l’expression. L’excitabilité du récepteur α est ici exploitée au maximum, jusqu’à créer comme une structure d’attente quasi automatique. Mais il se produit aussi autre chose, qui tient au sémantisme de la lexie. C’est une discordance dans l’isotopie du système verbo-temporel. On a beau répondre en invoquant une forme libérée de discours indirect libre, qui autoriserait l’emploi d’embrayeurs de discours à temporalité de présent direct au sein d’un discours rapporté du passé, à la place des formes attendues à ce moment-là, l’abondance, le rassemblement, et la liaison avec le substantif « [du] présent » laissent insatisfait devant une explication aussi purement grammaticale. Il semble préférable, car plus profondément explicatif, de reconnaître là un fait de brouillage actantiel, que l’on ne peut rattacher au niveau du narrateur obvie qu’est l’actant émetteur I. Ce brouillage est bien sûr reçu comme tel dans la culture commune du lectorat possible, lectorat qui est de la sorte autant déterminé et sélectionné qu’il est lui-même conditionnant à l’égard de la production. Le tremblé de cette espèce de temporalité psychédélique, entièrement extra-isotopique, n’est pensable qu’en termes de relations de niveau α. La même esthétique du flou, du comme si, de gauchi, de l’instable, du non-repérable, se retrouve dans l’émergence des embrayeurs employés à vide. On en rencontre au moins deux occurrences dans la nouvelle : « Depuis toujours, Aurore existait, là, au sommet de la colline [...] », p. 97. « Etrangement, maintenant que j’avais une bonne raison de sonner à la porte de la villa, avec cette fameuse annonce par laquelle Mlle Doucet offrait une “chambre à un étudiant (e) qui accepterait de garder la maison et de la protéger” [...] maintenant plus encore j’appréhendais [...] », p. 111. La

première phrase citée est la première phrase du texte. On ne sait donc pas à quoi renvoient « là », ni « la [colline] ». Le cas semble un peu différent dans le second exemple : bien sûr, il n’a jamais été question de l’annonce référée dans le groupe « cette fameuse annonce » ; mais on connaît ce genre d’emploi du démonstratif qui est couplé avec un complément déterminatif à la suite. La glose par « fameuse » paraît renforcer l’interprétation. Seulement, voilà : le renforcement est trop vif, il dessine trop nettement le stéréotype, qui surimpressionne comme un fond différent sur le système sémantico-grammatical occurrent. Par un processus presque inverse, on aboutit à la réalisation du même effet qu’à la première ligne du texte. Là aussi, il s’agit d’un jeu de « déception attendue », dans le cadre de relations culturellement datées écrivain-public. Mais c’est un jeu qui s’ajoute aux autres. Le désancrage temporel équivaut, avec le matériau langagier, on le sait bien, au désancrage à l’égard du réel. Ce qui permet de reconstruire un réel quelconque à chaque acte de lecture. On analysera sous la même inflexion signifiante l’apparition différée du JE comme actant émetteur I, et sa lancinante intervention axio-chronologique tout au long de la nouvelle : « Peut-être que — c’est aussi à cette époque-là que j’ai entendu parler de Mais je garde d’elle un souvenir imprécis - Plus tard, j’appris — Mais à cette époque-là - Pourtant, c’est une chose étrange aussi quand je pense à cette époque - Plus tard, mais déjà à ce moment-là. » Cette saturation de l’anonyme est également possible dans la mesure où le climat culturel autorise la réception d’une subjectivité parlant comme pure subjectivité ; et ainsi, à cause de la quotidienneté banale du décor et du référent fictionnels, se produit comme une assimilation de l’émetteur par le récepteur. Le récepteur α devient dès lors la mesure même de l’émetteur α. Si caricaturalement révélateurs des manipulations de l’émetteur α lorsqu’ils apparaissent, plus sans doute que dans d’autres textes de Le Clézio, les stéréotypes du style « composition française » ne sont pas moins fortement déterminants pour marquer ce texte. Deux passages particulièrement nets : « Le soleil ruisselait sur les façades des immeubles, sur les balcons, allumait des étincelles sur les grands panneaux vitrés », p. 104 ; « La dernière lumière du soleil, avant de disparaître, avait fasciné le monde, le tenait en suspens pour quelques minutes encore », p. 108. Image sur figures continuées dans la première phrase ; dans la seconde, personnification ; dans les deux, joliesse clichée des lexies-supports figurés, paraphrases sur expansion ternaire : quelque chose de glacé et de charmant

à la fois, qui alimente la reconnaissance de plusieurs niveaux culturels à réception (c’est le rôle, ô combien décisif, du récepteur α). Mais l’impression forte est là néanmoins, qui tient à une structuration phrastique sui generis, elle-même caractérisant un stylème bien vivant chez Le Clézio. Ce stylème est normalement formé de l’association d’une variable (l’objet anecdotiquement exprimé), et d’une constante (le moule langagier itéré) : c’est ici une certaine utilisation du système ternaire, qui contribue également, en soi, à surcaractériser ce texte. En effet, il se crée un univers clos par la répétition d’un mouvement particulier de la phrase. Ainsi (p. 98) :

L’énorme cadence mineure (acmè : — — )est créée par une antéposition constituée de parallélismes ternaires dédoublés, prolongés en deux binaires (expansion + retardement). L’effet essentiel est le sentiment de rythme dans l’architecture sonore, au détriment de l’information. Ce système purement esthétique se définit par sa répétition : C’était un peu comme la présence de quelque chose de très ancien de très doux et de lointain la présence des vieux oliviers gris du cèdre géant marqué par la foudre des vieux murs qui entouraient le domaine comme des remparts (p. 99)

Le ternaire se construit ici sur un binaire, en succession deux fois majeure. Parfois, le mode est pur : C’était aussi dans l’odeur chaude des lauriers poussiéreux dans les massifs de pittospores et d’orangers dans les haies sombres de cyprès Le parallélisme est sculpté dans l’identité sonore de la cheville trois fois introduite, et dans le binarisme, trois fois varié, de la distribution interne à chacun des membres. La variation est parfois plus nette : Jour après jour, tout cela était là, sans bouger, sans changer, et on était heureux sans le savoir, sans le vouloir, à cause de la présence de la dame qui était au cœur du domaine (p. 99). La phrase a l’air globalement binaire, de part et d’autre du et. Mais c’est plus subtil : il y a doublage du parallélisme, par les deux sans + infinitif ; d’autre part, après l’accroche par « Jour après jour », le premier membre se déploie sur trois moments « tout cela était là — sans bouger - sans changer », et le second sur trois groupes de masse inégale, mais bien isolés par la ponctuation (ou la respiration). Et cela continue, ou sur le mode simple, ou sur le mode à variations.

— ce dernier exemple est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une clausule à la suite d’un empilement très vaste. Une des variations les plus saisissantes apparaît dans la phrase

où le quatrième élément prédicatif, séparé des autres à la fois par « peutêtre » et par sa propre masse, fonctionne comme une expansion commune à l’ensemble ternaire préalable. Toutes ces déterminations phrastiques, prises dans leur globalité, relèvent d’une instance « préfondamentale », qui ne saurait évidemment être le narrateur de niveau I, mais qui correspond sans doute à la cristallisation particulière de l’actant émetteur α sous la forme du manipulateur « auteur ». Or, cet actant-là exploite la sensibilité supposée du public (l’actant récepteur α), susceptible d’être impressionnée par ce caractère. Si l’impression n’est pas réalisée sur chaque lecteur occurrent (les actants récepteurs 1 concrets), la mise en art n’est pas effectuée. Or, c’est bien

d’une mise en art qu’il s’agit : se crée une structure d’accueil du texte, purement sonore, quasi rythmique, entièrement conditionnée par l’expression, et indépendante de tout contenu (même fictionnel). L’horizon de lecture prédétermine la suite de l’opération, en même temps qu’est remodelé à rebours un retour sur le début du texte. On retrouve ainsi l’insistance sur le message en tant que tel, dans la mesure où l’architecture sonore de tout le discours textuel se donne d’abord comme le signal, pour la réception, d’un système esthétique prégnant. Si l’on rapporte ce constituant de poéticité aux faits de transpositions stylistiques dont on a parlé précédemment, on reconnaîtra sans doute que l’on est en présence d’un objet de culture assez spécifique. Si l’on se place désormais directement du point de vue des composantes de littérarité 122, qu’on n’a cessé d’approcher dans les pages précédentes sans l’expliciter, on rappellera, en premier lieu, les faits de présentation en désignation « suspendue », par détermination ne renvoyant à aucun support ni discursif ni extra-discursif. Une indication particulière est donnée, en outre, dès le second paragraphe : « Mais je garde d’elle un souvenir imprécis, fugitif, à peine perceptible, tel que je ne peux être tout à fait sûr de l’avoir réellement vue, et que je me demande parfois si je ne l’ai pas plutôt imaginée. J’entendais souvent parler d’elle, dans des conversations[...]. » Le discours semble devoir constituer le récit d’une histoire ; et, simultanément, le référent extra-linguistique de cette histoire est donné comme n’étant rien d’autre que le récit même de cette histoire. On va ainsi, dès le début, vers un fonctionnement autoréférentiel du discours ; c’est d’ailleurs en fonction de cette pragmatique-là seulement qu’il est possible de penser l’univers de réception du tout premier segment du texte : « Depuis toujours, Aurore existait, là. » Le référent est construit dans le déroulement même du discours. Il faut dire que la lecture de la nouvelle est constamment marquée par cette impression tenace d’autarcie textuelle, de clôture entièrement verbocréatrice (ce qui veut bien dire poétique). Dans le même sens, on notera la phrase : On disait que c’était de la nourriture empoisonnée qu’elle leur donnait pour mettre fin à leurs souffrances, mais je crois que ce n’était pas vrai, que c’était seulement une légende de plus inventée par ceux qui ne connaissaient pas Aurore, et qui avaient peur d’elle (p. 100).

C’est le syntagme « une légende » qui est intéressant : l’expression renforce le statut purement langagier de ce dont il s’agit, en même temps qu’elle en est l’indice ou l’emblème. On pourrait faire des remarques analogues, à propos du fameux « mot [magique] », dont on a présenté plus haut l’environnement et le montage actantiel. Ce « mot » a le pouvoir de faire apparaître un univers autre, extraordinaire, par sa seule contemplation : Alors je regardais le nom magique, et je pouvais m’en aller rien que sur ce nom, comme dans un autre monde, comme si j’entrais dans un monde qui n’existait pas encore [...] C’était un mot qui ne voulait rien dire, un mot simplement pour ouvrir la porte de l’autre monde à celui qui le regardait [...] Alors, quand on cessait de le voir, quand on cessait d’y croire, le mot s’effaçait, il perdait son pouvoir, il devenait semblable à tous les autres mots qu’on voit sans les voir, les mots écrits sur les murs, sur les feuilles des journaux, étincelants au-dessus des vitrines (p. 102-103). L’univers extra-linguistique est entièrement conditionné par la mise en contact d’un récepteur avec un mot/nom, forme matérielle d’une dénomination quasi absolue 123 : plus de conscience à réception de ce mot, plus de monde, plus d’univers, plus de réfèrent. Mais le récepteur sujet de cette conscience est un actant de la diégèse. On a donc un dédoublement de la situation, un miroitement supplémentaire dans le fonctionnement autoréférentiel. Car, de l’autre côté du montage, du côté du lecteur, on conclut normalement que le texte déroulé n’est que le commentaire, le glose d’un acte de parole consubstantiel à la création d’un fantasme. Quoi qu’il en soit, même si l’on peut diverger sur le détail de l’analyse précédente, tous ces faits convergent, en revanche, sans conteste, vers la reconnaissance du caractère autoréférentiel de ce discours-là. L’autoréférentialité est manifeste encore pour qui essaie de comprendre le paragraphe qui commence à « Alors je me suis arrêté un moment pour comprendre [...] » et va jusqu’à « [...] J’avais regardé ailleurs, j’avais été ailleurs, et pendant ce temps, les choses avaient pu changer » (p. 105) ; on y lit des phrases comme « Ce qui était inquiétant surtout, c’est que je ne parvenais plus à retrouver mes souvenirs à présent [...] c’était moi qui l’avait trahi [...]. » Il faut accepter l’idée que la narration renvoie à elle-

même, comme cela apparaît clairement avec l’espèce de coup de force « romanesque » de la phrase : « Je n’avais jamais vu la dame de la villa Aurore et pourtant, maintenant, je savais bien que c’était ainsi que j’avais toujours dû l’imaginer » (p. 113) ; le référent est entièrement intradiscursif, le réel n’étant que sa représentation. Il en est de même à propos du nom lu « Marie Doucet » (p. 110) ; le narrateur commente : « [...] j’ai compris, rien qu’en voyant le nom écrit, sous la sonnette inutile, que c’était elle, celle que j’aimais, celle que j’avais guettée [...]. » C’est la lecture, fictionnelle, du nom, qui entraîne une reconnaissance ; et c’est la lecture, concrète, de la lecture, qui réalise et qui épuise la valeur de signification de « c’était elle, celle que j’aimais », information nouvelle dans la fiction. On ajoutera que ce discours-là tout particulièrement se donne comme acte créateur de l’autoréférence. Le système d’itération rythmique, le processus d’insistance sur le message comme tel, le dédoublement et le tremblé énonciatifs perpétuellement exhibés — autant de traits formels qui définissent comme le geste mis en scène de son propre acte scripturaire. Un passage, matériellement isolable, semble singulièrement éclairant de cet aspect. Et tandis que j’entrais dans la grande salle vétuste, il me semblait que les murs s’écartaient à l’infini, et que la maison grandissait, s’étendait sur toute la colline, effaçant tout ce qui était alentour, les immeubles, les routes, les parkings déserts, les gouffres de béton. Alors je retrouvais ma taille ancienne, celle que je n’aurais jamais dû perdre, ma stature d’enfant, et la vieille dame de la villa Aurore grandissait, éclairée par les murs de sa demeure (p. 114). Il est clair qu’au fur et à mesure que les phrases se développent (surtout la seconde), il n’y a plus simple construction d’un univers consubstantiel au discours textuel (« Et tandis que [...] il me semblait [...] », avec pour ingrédient supplémentaire tout un jeu connota-tif d’intratextualité épique ou fantastique) ; il se passe, sous les yeux du lecteur suivant le fil du texte, un événement qui consiste en ce qu’est montré comment se crée l’image même, l’idée du référent littéraire. On peut d’ailleurs interpréter sous cet aspect d’autres segments, comme :

Alors, je voyais au-delà, vers l’image de mon enfance, et j’essayais de faire renaître ce que j’avais aimé autrefois. Cela venait, puis s’en allait, revenait encore, hésitant, trouble, peut-être douloureux, une image de fièvre et d’ivresse [...] (p. 108). Dire cela, c’est signer, illustrer et orienter la valeur pragmatique du discours, en le réifiant en même temps comme objet de culture pour tous les récepteurs potentiels. Il arrive que le processus par quoi le discours littéraire s’affiche en train de désigner l’idée de son autoréférence se révèle dans la forme même de l’expression. Par exemple (p. 109) : Le cœur battant, le visage brûlant, j’essayais d’arriver le plus vite possible jusqu’au monde que j’avais aimé, de toutes mes forces, j’essayais de le voir apparaître, vite, tout cela que j’avais été, ces creux d’arbres, ces tunnels sous le feuillage sombre, et l’odeur de la terre humide, le chant des criquets, les chemins secrets des chats sauvages, leurs tanières sous les lauriers, le mur blanc, léger comme un nuage, de la villa Aurore, et surtout le temple, lointain, mystérieux comme une montgolfière, avec au front ce mot que je pouvais voir, mais que je ne pouvais pas lire. Sans doute sera-t-on sensible à l’apparent contenu fictionnel, qui est l’indication d’une réappropriation tentée de son enfance par le narrateur. Plus important, vraisemblablement, paraîtra le sentiment que ce paragraphe n’a d’univers de signification que doublement littéraire, pourrait-on dire. D’une part, il s’agit des vagues et des ressassements des mêmes notations descriptives depuis le début de la nouvelle, dont l’être dépend entièrement de leur unique expression ; d’autre part, les expressions de ce paragraphe renvoient assez manifestement, par un phénomène simple et massif à la fois d’intertextualité, aux fameuses pages du Temps retrouvé dans lesquelles le narrateur explique l’essence de la littérature par la réactivation totale d’expériences fragmentaires autrefois vécues par divers moi successifs. Le référent le plus superficiel, comme le plus profond, de ces lignes réside donc dans le discours littéraire lui-même, ou proche, ou archétypique. Mais cette analyse n’est pas suffisante. La plupart des notations de ce même paragraphe sont des sortes de répétitions, intratextuelles. On peut bien sûr

interpréter comme une métaphore banale « j’essayais d’arriver le plus vite possible jusqu’au monde que j’avais aimé » ; mais il est plus intéressant, et plus fort, d’y voir l’expression d’un geste langagier qui signale l’activité illocutoire ici effectuée : l’acte de désignation de l’idée de ce référent entièrement réflexif, le processus auto-exhibé de cette création. Dès lors, la série des parallélismes empilés qui suit et forme toute la fin, constitue une paraphrase qui dans sa détermination expressive seule dessine l’action poétique. On interprétera dans ce sens plus aisément l’épiphrase « et surtout le temple [...] » qui, outre sa valeur habituelle de point d’orgue conclusif, fonctionne ici sur un double système de répétition : itération (pour la énième fois dans le texte) de cette information anecdotique, et surtout, itération, dans la paraphrase de détail finale, de l’indication des deux traits qui, dès le début de la nouvelle, définissent l’évidence massive de ce motif : on est confronté là à une activité proprement lyrique qui se constitue dans l’acte même de la réexpression verbale. Tout ce travail, du côté du producteur du discours, implique une sorte de singulière élasticité du côté du récepteur, sans quoi l’objet culturel ainsi offert comme lieu de réactions actives risque fort de ne rester qu’un objet matériel, dépourvu de tout contact esthétique. On ne saurait, semble-t-il, interpréter autrement la fascinante dernière page de la nouvelle. Rappelons que le narrateur, après le récit de son départ de la villa à la suite de son entrevue quasi mythique avec la vieille dame, évoque, par l’emploi du conditionnel, le sac qui sera peut-être fait de la villa, le soir même, par « les jeunes garçons et les jeunes filles de la maison de redressement » ; et, dans le même paragraphe, usant cette fois de l’imparfait isotopique de l’ensemble du récit, il raconte qu’il croit entendre, simultanément, « les cris sauvages des hommes de main de la ville ». Le lecteur est confronté à un fondu expressif qui, par le jeu matériel des temps verbaux, situe le texte dans une esthétique plutôt fantastique. Or, nous sommes à la dernière page : il n’y a plus rien qui, après, puisse nous fixer. Il se produit donc une réinterprétation de tout ce qui a précédé, sous l’impression durable et prégnante de ces ultima verba. Il est difficile de ne pas sentir « physiquement » l’opération de montage discursif en train de se développer au fur et à mesure que le texte est reçu à la lecture : encore une fois, c’est un geste scripturaire qui signe ainsi la pragmatique littéraire. On vient d’évoquer le signe d’une matérialisation du « candidat » objet culturel, par manque de contact esthétique. Dans ce cas, le discours n’est

pas reçu comme littéraire : il n’apparaît que la masse de ses dysfonctionnements, sous le rapport d’autres pragmatiques linguistiques. Tout est conditionné par la puissance de réception (ce que nous avons appelé le récepteur α). Le Clézio semble parfaitement représentatif d’un degré optimal caractérisant la relation entre les instances émetteur-récepteur saisies au niveau α. Nul doute qu’il existe un public capable de désirer et d’activer l’ensemble des gestes scripturaires qu’on voit ici à l’œuvre : le pacte 124 est vivant et sa tension reste molle, c’est-à-dire agréable. C’est que ce même récepteur réagit également à l’esthétique selon laquelle l’objet sous ses yeux développé construit son propre système sémiotique 125. Sans doute, toutes les expressions correspondant à l’indication de la villa Aurore, au comportement du narrateur dans ce décor, réfèrent-elles, moins même qu’au référent fictionnel, au seul processus discursif de son évocation, comme on vient de le voir. Cependant, sous cet angle, on ne considère qu’une partie des choses : c’est encore un fonctionnement sémiotique ordinaire et direct. Or, on l’a dit, le discours littéraire est sujet à un double fonctionnement sémiotique. On peut d’abord constater que les itérations et la circularité lyrique, que l’on vient d’analyser, donnent à la forme de l’expression une valeur propre, porteuse elle-même d’une signification irréductible aux contenus fragmentaires, occurrents et anecdotiques. Cette signification est tout à fait singulière, et entièrement déterminée par la texture verbale telle qu’elle est arrangée dans la nouvelle. Il y a donc, pour le moins, création d’une tonalité, ou d’une atmosphère, qui sont le décor imaginaire du récit, par le seul fonctionnement du déroulement phrastique du texte : une autre combinaison des mêmes éléments formels pourrait très normalement définir d’autres univers ; c’est le discours concret qui construit sa propre significativité. En outre, l’itération poétique finit par situer chaque expression répétée, ou reprise, avec une valeur de symbolisation, chaque fois plus forte, et chaque fois plus étrangère à la valeur généralement convenue des segments. Le système sémiotique prend son autonomie. On en arrive à la dernière articulation de ce système : sa significativité indirecte. Cette fois, c’est l’ensemble mouvement tournant lyrique + signification autoréférentielle de cette construction verbale qui est porteur, par-delà sa pragmatique de littérarité, mais aussi par cette pragmatique, d’une signification globale. A ce niveau, c’est le pacte scripturaire qui doit jouer à plein : car la significativité globale, pour le coup, n’existe que si elle

est massivement reçue ; c’est dire que la signification équivaut entièrement à sa réception. Σημαίνειν égale absolument αἴσθεσθαι, le sens a pour mesure l’esthétique. Si le public n’est pas sensible à cette significativité-là, la signification n’est pas ; et l’œuvre, dépourvue d’harmonie à réception, peut tout au plus être reçue comme devant exprimer une sensibilité existentielle quelconque et connue, mais comme ne l’exprimant pas. Ces nouvelles de Le Clézio, au contraire, irradient, pour une partie du moins des lecteurs potentiels, un charme qui est le signe que ce discours-là stylise parfaitement un univers culturel reconnu et partagé — donc que le discours est littérairement réussi. Ce sentiment de la totalité, qu’on peut aussi appeler sentiment de la perfection artistique, est créé avec virtuosité dans Villa Aurore, par le leitmotiv du « mot magique ». Il est difficile, en effet, en essayant de synthétiser après lecture l’impression globale suscitée par le montage construit autour de cette expression, de ne pas ériger l’ensemble de la nouvelle en traduction d’un état d’esprit et de cœur dominant, parmi une grande partie du public dans les pays industrialisés à la fin du XXe siècle, état d’esprit et de cœur caractérisés par un horizon de sensibilité exprimable à la fois en termes de désir, de fantasme et de nostalgie. Par rapport à ce public contemporain, la valeur littéraire, la valeur d’art, de la nouvelle, se mesure à la reconnaissance de cette valeur supérieure du système sémiotique singulier que constitue ce discours ; et cette reconnaissance implique évidemment, d’une façon quelconque, une participation identificatrice entre le récepteur α et l’émetteur α, garante de l’émotion esthétique. Le texte de Villa Aurore tout particulièrement, et l’ensemble des nouvelles de La Ronde, dessinent un miroitement discursif dont la magie est réellement symbolique de la fonction poétique, ou, plus exactement dit, du régime de littérarité.

Deuxième partie SOCIOPOÉTIQUE

I ÉLÉMENTS DE SOCIOPOÉTIQUE

PRÉAMBULE Ces pages que voici sont destinées à prendre place dans un dialogue entre des disciplines qui étudient le littéraire. Ce qui signifie que nous nous trouvons en un temps de l’Histoire qui appelle de tels dialogues, ou alors que ceux qui s’y lancent sont de joyeux farfelus. Prenons, de ces deux hypothèses, la moins propice : nous serions ici deux farfelus, et nos titres et fonctions ne font rien à l’affaire ; pourquoi non ? Mais en ce cas, lecteur, vous en êtes un autre ! Car si l’on peut sans peine concevoir que pareille entreprise soit conçue et rédigée farfelument, qu’elle soit même reçue et publiée (il n’est pas si difficile de convaincre ou manœuvrer certains éditeurs, sans rien dire en cela du nôtre), encore faut-il qu’un tel livre trouve des chalands et lecteurs : ce qui ne se peut que s’il a un sens dans l’Histoire, ou si farfelus s’y rencontrent. Soyons donc farfelus, s’il vous agrée ainsi : nous n’avons rien contre, pourvu que joyeux ils soient, et plus on est plus on rit ; ou bien c’est que l’Histoire le veut ; comme il vous plaira... Mais tant qu’à être farfelus peut-être, appliquons-nous aussi à écouter les leçons de l’Histoire, bien modestement, pour les petits cantons que nous en fréquentons. De la littérature dans ses rapports avec la société 126 : voilà le mien canton ; il est petit, mais la matière y est immense ; donc, partons de choses extrêmement simples. L’idée, voire le constat, qu’il y a du rapport entre le littéraire et le social est une idée ancienne, et que l’on peut tenir pour donnée d’évidence. Reste que depuis au moins Mme de Staël, De la littérature..., la question est ouverte et sans cesse reprise dans l’ordre des théories esthétiques et interprétatives du littéraire, comme l’une des questions majeures. Cela étant, tout se décide, en conséquence, dans la forme, les formes, que cette idée a prises. Formes souvent informes, ou parfois bien trop précipitées en théories closes et rigides. Laissons de côté les formes trop vagues : elles peuvent nourrir toutes sortes de méditations philosophiques, esthétiques, critiques, riches d’inventions possibles ou advenues, mais elles ne sauraient, par leur vague même, fonder une réflexion qui s’inscrive dans une perspective un peu scientifique. Mme de

Staël, puis l’abbé de Bonald avec sa formule, appelée à avoir un vaste retentissement, selon laquelle « la littérature est le reflet de la société » (1821), Stendhal qui le reprit disant que le roman est « un miroir que l’on promène le long d’un grand chemin » (Le Rouge et le Noir), Balzac bien sûr, et Nietzsche pour sa Naissance de la tragédie, et Taine et son trinôme, « la race, le milieu, le moment », telle se dessine une lignée, que chacun qui s’intéresse un peu aux Lettres connaît, et qui affirme que le sens des œuvres s’inscrit en première ou dernière instance dans leur relation au social. Ces vues, celles de Taine y compris, n’avaient rien de très solidement scientifique. Non qu’il faille imputer cela à quelque défaut de leurs auteurs, mais comme la science de la société n’était pas encore constituée en tant que telle, le dialogue entre littérature et réflexion sociologique ne pouvait guère se nouer, en tout cas ne pouvait que rester dans un grand flou. S’agissant de l’espace français, il s’est noué mieux, ce dialogue, au moment où se sont structurées en même temps l’institution universitaire moderne et les disciplines d’étude des faits et textes littéraires et des faits et phénomènes sociaux. Soit : à la charnière des XIXe et XXe siècles, quand Lanson, pour les Lettres, et Durkheim, pour la sociologie, construisent leurs systèmes d’étude, dans cette configuration du champ intellectuel dont A. Compagnon 127 (La Troisième République des Lettres) a donné une analyse sinon définitive, du moins suffisante pour que l’on y discerne les grandes configurations de corrélations. Le projet commun entre l’histoire littéraire et la sociologie tenait alors, pour une bonne part, à la prééminence qu’exerçait en ce temps l’histoire positiviste au sein du champ universitaire, qui la faisait régner en modèle pour l’une et l’autre discipline naissante. L’étude du littéraire se fit donc, d’emblée, dans cette configuration, historique et sociale. Le programme de travail de Lanson l’atteste, avec des articles comme « La vie littéraire en province » et « L’histoire littéraire et la sociologie » 128. Ce programme n’a pas été alors suivi et mis en pratique, y compris par Lanson lui-même. L’étude d’une philologie historique, la recherche des sources, ont accaparé l’attention. Là encore, les raisons d’ordre historique — certains théoriciens et critiques qui attaquent telle ou telle méthode du passé font comme si le discours qu’ils combattent leur était contemporain ; c’est double tricherie : ils se donnent à bon marché des adversaires faciles à vaincre puisqu’ils ne peuvent répondre, et ils occultent

les leçons de l’histoire, qui dit que la théorie dernière en date est elle aussi exposée à être un jour discutée dans une situation où seront apparues des données nouvelles... — , là encore, disions-nous, les raisons historiques sont assez visibles : le positivisme régnant ne pouvait donner aux premiers historiens scientifiques de la littérature les outils qui eussent permis de rendre compte des implications sociales des textes, et la mise à jour d’un appareil philologique retenait tout l’essentiel des énergies et des intérêts. Ne serait-ce que parce que l’heure était à un conflit franco-allemand, conflit qui se faisait sentir jusque dans la lutte entre la philologie « à l’allemande » et l’histoire littéraire philologique « à la française ». Le programme resta donc à peu près lettre morte, et il ne devait être réactivé que bien plus tard. Le rôle essentiel à cet égard revint encore aux historiens, à l’Ecole des Annales, à L. Febvre en particulier, dans un article intitulé « Littérature et société, de Lanson à Mornet : un renoncement ? » 129. L’article date de 1941, et il met en cause l’histoire littéraire pratiquée par les épigones de Lanson, D. Mornet en tête, qui avaient réduit les ambitions initiales à quelques vagues considérations sur le « contexte historique », pour se précipiter dans la seule étude des sources ; autrement dit, pour s’enfermer dans leur bibliothèque littéraire en pensant que l’intertextualité (que l’on n’appelait pas encore comme ça) la plus restreinte suffisait à nantir de vertu explicative tout rapprochement entre une œuvre et une autre antérieure que l’auteur avait lue ou simplement avait pu avoir lue... De Lanson à L. Febvre, quelles étaient les questions ainsi posées ? Celles du dialogue littéraire : qui écrivait, et pourquoi ? qui lisait ? quelle formation avaient reçue, au collège ou ailleurs, les écrivains et leurs lecteurs 130 ? Il s’agissait donc de questions portant sur la signification des textes. Sur « le sens que les œuvres peuvent prendre en fonction de la situation où elles sont conçues, rendues publiques et lues », dirons-nous pour expliciter l’emploi fait ici du terme de signification. On voit ainsi dans quel écartèlement mental a pu se trouver Lanson. D’un côté, il affirmait le besoin de travailler dans la perspective de la signification ; de l’autre, en s’obnubilant sur les sources des œuvres, il courait après une sorte de sens en soi : en effet, en posant un modèle (la « source ») et en examinant les similitudes et les écarts d’une réalisation (l’œuvre) par rapport à ce modèle, on impose l’idée que le « sens » de l’œuvre réside dans ce double rapport de conformité et d’écart envers le

modèle ; de façon plus affinée au besoin, on peut, en constatant des contaminations et greffons divers de plusieurs sources ensemble, déduire, en fonction d’une qualification supposée connue de la source, les ingrédients du sens constitutifs de l’œuvre examinée (exemple : si Corneille emprunte une formule de Sénèque tout en s’inspirant de Guilhén de Castro, on s’estime en droit de dire Le Cid stoïcien, etc.) ; et ce type de démarche s’élargit aisément jusqu’à une perspective anthropologique, quand on pose en source et modèle un mythe, dont on suppose connue une structure primitive, et que l’on envisage les œuvres dans leur conformité et leurs écarts par rapport à ce modèle-là. Répétons-le : la nécessité historique dictait alors le besoin d’une philologie construisant le sens littéral et historiquement littéral des textes ; Lanson a fait ce qu’il pouvait faire. En revanche, ni la théorie sociologique ni la théorie littéraire ne lui fournissaient les outils qui eussent pu déplacer ses modes d’interrogation. En particulier, n’était pas alors clarifiée la question de la polysémie des œuvres littéraires. Reste que les aperçus initiaux de Lanson et de L. Febvre, comme avant eux les questions soulevées par Mme de Staël ou par Nietzsche, ont mis en place les perspectives, mais aussi les ambiguïtés dans lesquelles, depuis, l’étude du littéraire, et spécialement sa sociologie, se sont débattues. Nous voici donc à l’orée de la sociologie moderne de la littérature, et un premier bilan de ce rapide parcours historique sera utile. Il permet en effet de discerner les deux questions, les deux axes, selon lesquels a pu s’engager la réflexion en ce domaine : je les appellerai l’axe du sens et l’axe de la signification. Sur l’axe du sens, la mise en relation du littéraire et du social vise à nantir les textes d’un référent qui, pour peu qu’on le connaisse, donne l’explication : par exemple, un événement historique ou une donnée culturelle que le texte relate, ou à quoi il fait référence ou allusion. Sur l’axe de la signification, on examine comment s’insèrent dans la société les œuvres littéraires, sans préjuger de l’origine de leur sens, et en admettant l’hypothèse qu’il peut, en tout état de cause, provenir d’ailleurs. Les enjeux de l’une et l’autre espèce d’entreprise ne sont pas les mêmes, à l’évidence, et leurs méthodes ne pourront être les mêmes non plus ; ni leurs risques : l’une (celle de l’axe du sens) est toujours susceptible de sombrer dans le déterminisme, l’autre (celle de la signification) est passible de rester à l’extérieur de la textualité... Une des questions très concrètes qui

se trouve ainsi posée est de savoir si ces deux sortes de démarches, qui coexistent de fait sous le nom de « sociologie de la littérature », y sont ou non compatibles, complémentaires concurrentes, ou conflictuelles ; en ce cas, laquelle suivre ? Et si, en fait, il s’agit bien là de sociologie et de littérature ? Un bref regard historique sur ces méthodes et leurs apports aidera à spécifier ces interrogations, cruciales pour savoir ici où l’on va. Mais encore faut-il, pour l’entreprendre, avoir d’abord spécifié un peu davantage les questions simples que toute démarche s’engageant en ce domaine doit prendre en charge pour prétendre à quelque validité. Affaire d’épistémologie élémentaire (c’est-à-dire : essentielle, puisqu’elle concerne les éléments premiers, les bases mêmes de la démarche).

CHAPITRE 1 QUESTIONS, SOCIALITÉ ET DIFFÉRANCE LITTÉRAIRES « QU’EST-CE QUE LA LITTÉRATURE ? » La grande question. A laquelle on mettra volontiers les guillemets, pour rappeler que Sartre en a fait le titre d’un texte qui eut quelque retentissement 131. Question à laquelle des foules de réponses ont été données, comme des foules de réitérations ; et ce n’est pas fini !... Faut-il donc y revenir encore ici ?... Ma foi oui. Laissons à ceux qui en ont la compétence ou l’ « envie » le soin de proposer des réponses théoriques, abstraites, essentielles, et voyons ce qu’un sociologue de la littérature peut faire d’une telle question : aussi bien, il n’est guère possible d’aller plus avant sans mettre au clair l’attitude que l’on adopte en la matière ; pour parler de « sociologie de la littérature », encore faut-il dire de quelle littérature on fait la sociologie. A la question « Qu’est-ce que la littérature ? », parmi la foule des réponses possibles, si l’on choisit celles qui ont trait au fait social, une première formule, la plus empirique et la plus sage pour un sociologue, peut dire en substance : « La littérature, c’est ce que l’on appelle ainsi dans une société donnée. » A partir de là, se pourra entreprendre le travail pertinent de recenser les objets qui se trouvent rangés sous cette dénomination, et de ceux qui les y rangent. Ce qui, comme la moindre réflexion sur le « sens commun » le montre, ne manque pas de faire percevoir que cette dénomination est elle-même objet de débats, de jugements, de hiérarchisations, de conflits. Ainsi, on parle couramment aujourd’hui de « paralittérature », de « grande » littérature, de « littérature de hall de gare », etc. Le travail empirique de répertoriage n’est donc pas vain. Il amène, sans qu’il soit besoin de s’attarder davantage, à une seconde réponse : la littérature est une réalité qui n’est pas unifiée. Qui ne l’est pas en synchronie, à un même moment dans une même société, et qui l’est encore moins dans l’histoire et la géographie. La

formule « la littérature, c’est ce qu’on appelle comme ça » ne peut, en effet, s’appliquer qu’à un laps du temps historique assez court, et à un espace géographique assez restreint. Géographiquement, cela est flagrant : si l’on quitte le domaine des langues européennes, qui sont toutes à peu près également nanties du terme littérature, c’est la notion elle-même qui fait défaut pour les mondes africains et orientaux, et il est bien difficile de trouver dans ces aires culturelles vastes et contrastées des équivalents satisfaisants. Même au sein d’un espace culturel historiquement assez cohérent, comme celui où nous nous trouvons depuis qu’il existe des textes de « littérature française » (il va de soi que la même remarque peut être faite pour ceux en langue anglaise, allemande, etc., de même que pour ceux en grec et en latin : nos exemples sont français de préférence, pour cause de langue et d’espace culturel de vie, mais les remarques sont bien de « littérature générale »), au sein d’un même espace, donc, force est bien de constater que ces variations se manifestent : au Moyen Age, littérature signifiait en gros l’ « ordre des savoirs », portant en cela un sens qui n’est plus identique aujourd’hui 132. Et même si l’on tente de transcender les variations du mot « littérature » par des stabilités de « choses », la difficulté demeure. C’est-à-dire, au plus simple, ceci : même si l’on se dit que grosso modo la littérature est composée des textes qui tendent à se donner comme des œuvres d’art, force est bien de constater que l’ensemble alors concerné est lui-même soumis à des variations d’importance considérable. Pour le dire par un fait simple et flagrant : le répertoire des genres n’est pas constant et la Chanson de Geste florissante il y a neuf siècles est aujourd’hui un genre mort, au moins en tant que catégorie productive d’œuvres, alors qu’on peut trouver sur le marché de la librairie des scénarii de films proposés à la lecture, comme « œuvres littéraires ». Souvent la Poétique varie... Non dans le principe : le découpage des corpus de textes en des séries de genres est un phénomène observable partout et en tous temps ; mais dans ses modalités pratiques, effectives. Et comment ne pas voir que ce sont des états différents de société qui induisent ces variations ? C’est pourquoi s’impose, en un premier sens de ce terme, la nécessité d’une sociopoétique : entendons par là une poétique, c’est-à-dire une étude des genres et des formes, qui s’inscrive dans une réflexion sur ses variations en fonction de variations sociales ; une poétique qui, parce qu’elle est

variable et que ces variations se discernent selon des états différents de la société, soit identifiée non comme une quête d’ « universaux », mais bien comme une variable sociale. Pour le dire en termes qui évacuent autant qu’il se peut d’ambiguïté : la Poétique en tant qu’abstraction (le fait de codifier les formes textuelles) apparaît bien comme une réalité universelle, mais ses réalisations, elles (les formes et genres), objets d’étude de la discipline nommée « poétique », ne sont ni universelles ni pérennes. Dès que l’on quitte le plan des catégories les plus extensives de support (oral/ écrit), ou de domaines (raconter/représenter/dire), la poétique ne peut éluder la nécessité de se faire historique, et à moins de postuler que les causes internes à chaque genre sont tout, force est d’admettre que les variations historiques des répertoires, définitions et répartitions de genres se font sous l’effet de causalités externes à la pure textualité, donc sous l’effet de faits de société : la corrélation entre ces faits et les états de la poétique donne l’objet de la sociopoétique. Tout cela n’est déjà pas si mal, et il y a là du travail pour des sociologues de la littérature ; mais il est flagrant aussi qu’on ne peut manquer, quand on voit varier l’objet, de s’interroger sur sa délimitation. Il y a des choses qui entrent en littérature : les Lettres de Mme de Sévigné étaient une correspondance privée ; publiées, posthumes, elles ont trouvé une audience publique, qui les a qualifiées comme « littéraires » et a qualifié leur auteur comme écrivain et « grand écrivain »... Il y a des choses qui en sortent : on ne songerait pas aujourd’hui à publier les sermons de tel ou tel évêque et à les donner comme de grandes œuvres littéraires, alors que ce fut si longtemps l’usage... Et puis il y a foule d’œuvres sur les frontières : à qui revient le Discours de la méthode ? Aux « littéraires » ou aux philosophes ? Et les travaux historiques de Voltaire ? Longtemps l’histoire en tant que genre appartenait aux « Belles-Lettres »... Et tant d’autres ? Les habitudes des chercheurs et de l’université admettent assez de souplesse pour que chacun puisse s’avancer sur tel ou tel terrain s’il y trouve pâture ; et c’est très bien, c’est tout à fait tant mieux ; cela étant, ces indécisions frontalières dictent une question inéluctable en épistémologie : non pas « quelle qualité décide que ces œuvres sont “littéraires” ou ne le sont pas ? », mais bien « que signifie l’incertitude qui existe ? ». L’enjeu n’est pas mince : pour tout travail un peu scientifique, la manière de définir et découper l’objet que l’on étudie engage toute la logique de l’entreprise ; quand les frontières sont floues, la construction de l’objet

devient aléatoire, et l’empirisme ne peut résoudre correctement pareilles questions, puisque les pratiques ou les théories des lettrés eux-mêmes contiennent débats, désaccords, conflits... La sociologie peut et doit, donc, ajouter à ses réponses à la question initiale : la littérature est un objet dont les variations ne tiennent pas seulement à des paramètres internes, mais sont aussi des enjeux de conflits, et les conflits sur les définitions du littéraire font partie des phénomènes à étudier. La question de la « littérarité » se trouve forcément, dans cette logique, à formuler tout autrement... Voilà tout un lot d’implications ; qui risque bien de décevoir quiconque attend de la sociologie littéraire qu’elle dise un fin mot sur le sens social des œuvres. L’enjeu en serait donc abandonné ?... Voyons.

DE LA SOCIALITÉ DES TEXTES Sartre, dans son essai, souligne bien que tout texte que l’on publie constitue de facto un acte social, qui en tant que tel « engage » 133. On souscrira sans réticence à cette évidence. Mais encore Sartre allait-il un peu vite, en ceci qu’il supposait admises — ou qu’il ne voyait pas la nécessité de s’interroger sur — quelques propriétés constitutives de la textualité littéraire. Tout texte est une réalité sociale. Cela s’entend en deux sens. Pour l’un, parce que tout texte est un objet de communication. Certes, l’on peut parfaitement concevoir et constater l’existence de quantités de textes « non socialisés » : brouillons, notes, réflexions écrites au vol, journaux intimes, récits de rêves, que sais-je encore ? Mais ces textes-là ne sont que lettre morte tant qu’ils ne sont pas lus. On peut, certes encore, concevoir qu’ils n’aient pour lecteur que leur propre scripteur, et qu’en cela ils ne soient pas socialisés ; encore pourrait-on discuter ce point, car le « rôle » de scripteur et celui de lecteur, fût-ce de soi-même, ne sont pas identiques ; mais admettons que tant que l’on demeure dans la lecture de soi et par soi seul, il n’y a pas socialisation au sens usuel du terme. Il n’en reste pas moins que dès qu’il y a communication à « un autre », le processus de socialisation est lancé, et le texte entre dans un jeu de déterminations où interviennent les compétences et les buts de celui qui le donne à lire, de celui qui lit, etc. Or la littérature n’existe, en tant que telle, que par ce processus de socialisation : une œuvre, même d’une extraordinaire qualité, si elle reste au fond des tiroirs ou du grenier de qui l’a composée, si elle

n’est pas donnée à lire ou à écouter, n’est que littérature « dans les limbes » ; seule la mise en relation avec au moins un lecteur enclenche le processus de son identification comme œuvre éventuellement littéraire (sans préjuger des catégories présidant à cette qualification, catégories variables comme on l’a vu). On peut donc bien poser comme principe de toute réflexion ultérieure que tout texte, et en tout cas tout texte littéraire, est discours, au sens le plus général et premier de ce terme. Et tout texte est une réalité sociale en un second sens de l’expression, dans la mesure où celui (éventuellement : ceux) qui le compose est tributaire d’une langue dont on sait bien qu’elle détermine les catégories mentales ; d’une culture, idem. Disons pour employer peu de mots qu’il y a « du social » dans tout texte. Cela ne préjuge pas que ce caractère social puisse être dit décisif, à ce stade de la réflexion. Mais il suffit de constater qu’il est : une sociologie des textes est ainsi aussitôt justifiée en raison d’être. Et s’agissant du littéraire, comme lui, à coup sûr, ne devient objet effectif que si les deux espaces de socialité ici indiqués se trouvent réunis, la nécessité d’une sociologie des textes littéraires est attestée. Cependant, s’il ne s’agissait que de ces critères de socialisation là, la liste des catégories de textes qui en relèvent serait immense, et ne distinguerait guère les « littéraires » ; on se trouverait donc renvoyé sur-le-champ aux définitions de caractère empirique, et donc menacé de ne pouvoir aller plus avant que les constats qu’elles permettent ; ce qui ne serait pas rien, tant s’en faut, mais qui ne ferait de l’interrogation sociologique qu’un outil d’enregistrement et d’analyses de pratiques : elle constaterait bien ce que les textes deviennent — science auxiliaire de l’histoire, précieuse en tant que telle — , mais ne saisirait rien des enjeux du sens et peu des enjeux de la signification. Il faut donc aller un peu plus avant dans la spécification des formes de socialisation qui peuvent distinguer les textes « littéraires » des autres. A ce titre, le texte littéraire apparaît caractérisé par une communication, une socialisation, différée. Il est produit pour être reçu (lu ou écouté) à distance du moment et du lieu de sa composition. Cela se voit de façon limpide quand on envisage le cas des Impromptus. Leur nom même les spécifie comme textes composés « en situation », produits dans l’immédiateté, et non dans une communication différée ; mais de ce fait même, s’ils restent dans cette seule logique, ils se consument dans leur énonciation initiale, ils font partie des bons mots ou exercices de style de la

conversation mondaine, et n’entrent pas en littérature ; les « impromptus » qui figurent dans les répertoires littéraires sont de faux impromptus, le plus souvent composés à loisir, et dans tous les cas transmis, lus ou représentés hors de la situation d’immédiateté ; souvent, ils la miment et ne la constituent pas. On pourra donc retenir comme propriété sociologique des textes littéraires (elle n’est sans doute pas que sociologique, mais elle l’est) leur appartenance à une logique de la différance 134. Encore, en cela, ne se différencient-ils pas de bien d’autres catégories de textes. Le chef de service qui rédige une note pour ses subordonnés ou un rapport pour ses supérieurs ne donne pas un texte qui est lu aussitôt que produit, et le Chaix ou l’annuaire du téléphone eux aussi entrent dans une logique de communication différée, comme tant d’autres textes... Ce qui intervient alors comme propriété socialement distinctive du littéraire est qu’il entre dans une logique de la destination aléatoire. Il ne peut désigner avec précision ses destinataires, soit en tant que personnes individuelles, soit en tant que rôle déterminé dans la réception du texte (le rôle de voyageur SNCF ou d’usager du téléphone ou de directeur d’entreprise détermine avec précision l’usage fait des textes qui sont inscrits dans la logique de ces rôles). On peut imaginer des textes que nous qualifierions de littéraires et qui aient été ou soient adressés à un destinataire spécifié ; et cela s’est fait : voir l’Adonis de La Fontaine par exemple, remis en un seul exemplaire, manuscrit calligraphié, au surintendant Fouquet, mécène du poète. Mais, en de tels cas, ces textes — on en revient toujours là ! — ne deviennent objets de l’interrogation sur le littéraire qu’à partir du moment où ils sortent de ce circuit clos d’échange. Disons : le texte littéraire fait partie des textes qui sont ouverts à plusieurs lecteurs qu’ils ne peuvent prévoir. Cette spécification se vérifie bien a contrario, quand des textes non littéraires au départ le deviennent ensuite : revenons à la marquise de Sévigné, dont les Lettres, initialement faites pour des destinataires précis, se sont trouvées prises dans un autre mode d’échange quand elles ont été publiées en livre et lues « littérairement » ; ce qui suppose qu’elles présentaient des propriétés telles que ce mode-là de lecture fût possible. On pourra donc, d’un point de vue sociologique, retenir comme critères pour spécifier le littéraire les catégories de la différance et de la destination aléatoire. Ce qui ne sera déjà pas si mal, car cela implique que les textes

considérés gèrent, dans leur facture même (leur texture, diraient d’aucuns), les particularités qu’induisent ces deux propriétés ; ce peut être d’ailleurs une façon (sociologiquement du moins) pertinente de définir une littérarité qui ne fût pas pensée comme une qualité en soi supérieure à d’autres propriétés catégorisantes des textes, mais comme une propriété distinctive de certains textes. Et ce qui déjà désigne à l’approche sociologique des textes des objets bien plus précis, des enjeux touchant à la textualité même ; qui lui assigne donc, nécessairement, des tâches qui envisagent les textes « de l’intérieur », et pas seulement comme des objets matériels. Mais ce n’est pas encore assez pour distinguer le littéraire et d’autres catégories, comme le texte d’ordre journalistique, qui peut aussi être de communication différée et de destination aléatoire, ou comme le texte du traité philosophique ou scientifique : lecteur, farfelu ou pas, je ne sais qui tu es (même si je peux m’imaginer un certain nombre de critères te désignant : prof ou étudiant, et versé dans les questions de théorie littéraire et critique, etc.) et moi j’écris le 22 mars 1991 sans savoir quand tu me liras, si tu me lis ; et je parle ici de littérature, mais je ne crois pas faire œuvre littéraire... J’espère faire œuvre utile... Pour le dire autrement, nous voici renvoyés en dernière instance à la question des contenus et des buts. On voit bien ceux des autres catégories textuelles cités ci-dessus, on voit moins bien ceux du « littéraire » ; a priori, aucun type de contenu ne lui est assigné ou interdit en théorie. Chaque genre peut avoir ses lois en matière de sujets, chaque époque et chaque façon de définir le « littéraire » peuvent avoir leurs contenus privilégiés, mais en théorie rien n’est clos. Rien n’est clos, non plus, en ce qui concerne les buts : instruire (et donc informer), polémiquer, théoriser, raconter le vrai ou le fictif, dire des éloges, se confesser... Tout est possible. Mais tous ces buts impliquent, à leur service ou au contraire les dépassant et les soumettant au sien, un but de plaisir. Que le plaisir soit la fin ultime ou un moyen, peu importe ici : il est des textes qui entrent dans une logique esthétique. Ceux-là incluent les formes diverses que l’on peut voir, selon les temps et les lieux, à la littérature. Le plaisir sera mis au service de la prière ici, de la propagande politique là-bas, de l’éducation dans cet autre, de rien semble-t-il pour cet autre encore... Dans tous les cas, il est en jeu. En jeu comme une façon de gérer la différance et la destination aléatoire. Selon la façon de les gérer, les conceptions du littéraire varient. Le griot africain est investi d’une mission où croyances religieuses et identité collective sont essentielles, le chroniqueur médiéval édifie la statue

verbale de son monarque et le poète post-moderne quête son ego dans la déconstruction du langage... Tous invitent à un partage de l’attitude que leur texte dessine (logique esthétique), et le font de telle manière que leur propos est reproductible (ce qui gère la différance) et peut donc être reçu par des destinataires imprévus (aléatoires). Cela nous suffira pour désigner les espaces possibles du littéraire, sans préjuger d’une forme ou d’une mission/fonction spécifique et universelle qui lui incomberaient, mais en laissant l’espace ouvert à leurs variations. Et cela permet (l’observation empirique le montre aisément) de formuler de façon correcte la question que posent les cas « frontaliers » : le Discours de la méthode n’est pas de la littérature puisque son but est spécifié (théoriser) et non pas ouvert ; mais il met en jeu une rhétorique particulière qui recourt à l’invite (le plaire, dans la narration et les images) en même temps qu’une autre qui est de la démonstration (le « convaincre » du philosophe) : il est aussi de la littérature. En résumé, la littérature s’inscrit dans l’espace des biens symboliques (elle n’est pas essentiellement matière, mais réalité abstraite, verbale), et parmi ceux-ci dans la catégorie des biens symboliques à destination aléatoire, communication différante et problématique esthétique. Définir davantage sa socialité est impossible sans réduire l’objet à une variété particulière de littérature.

DE LA SOCIOLOGIE ET DE LA LITTÉRATURE. DE LA SOCIOPOÉTIQUE La sociologie est une discipline (une façon d’étudier des réalités) qui se construit en une science (produisant un corps de propositions vérifiées et de valeur générale) et qui a ses propres buts. Appliquée à la littérature, elle apparaît dans un statut ambigu : ou bien elle est une « science appliquée » au littéraire, une science auxiliaire d’une science propre de la littérature (et pourquoi pas ?), ou bien elle tend à annexer la littérature à la science sociale, et à ne traiter son objet qu’en fonction des buts propres de la sociologie (et pourquoi pas ?). Dans un cas, elle perd sa possibilité d’offrir une herméneutique conséquente, et, dans l’autre, elle perd le caractère de discipline « littéraire ». Les deux « et pourquoi pas ? » mis ci-dessus disent assez qu’en théorie comme en pratique l’une ou l’autre éventualité ne présente rien de rédhibitoire en soi. Mais il est, en toute logique, nécessaire

d’approfondir un peu davantage ces apparentes contradictions puisque, les textes littéraires ayant des dimensions sociales inéluctables, il ne saurait être question d’éluder non plus la pertinence et la nécessité d’une étude sociologique du littéraire. Donc : la sociologie de la littérature est-elle seulement une science auxiliaire ? Réduire la sociologie de la littérature à un statut de science auxiliaire suppose que l’on réponde à la question : auxiliaire de quoi ? Donc que l’on désigne une science propre de la littérature. Cette question est ouverte depuis longtemps. On peut désigner comme sciences qui ont virtuellement ce statut, ou qui y ont prétendu : la philologie, la poétique, l’histoire des textes et des faits littéraires, la sémiologie. Mais il est aisé de voir que chacune de ces disciplines soit ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble du phénomène littéraire, soit ne peut se définir que comme elle-même partie d’un ensemble scientifique plus vaste. Ainsi la philologie ne rend pas compte de tout le phénomène littéraire : les effets de signification, de lecture, et même une part des effets de sens lui échappent. La sémiotique littéraire n’est concevable que comme une part d’une sémiotique plus générale. Idem pour l’histoire. Enfin, la poétique, qui semble être le domaine le plus spécifique, combine en fait ces deux sortes de travers : d’une part, il existe une poétique bien plus vaste que la seule poétique des formes littéraires (une petite annonce, une biographie ou une histoire drôle relèvent de genres qui débordent du domaine littéraire), et d’autre part la poétique ne peut pas dire spécifiquement en quoi Les Perses ou I Promesi sposi sont spécifiquement signifiants par rapport aux Choéphores ou à la Divina comedia, donc elle ne suffit pas à rendre compte de toutes les dimensions des textes. S’impose alors la nécessité d’admettre que la littérature, objet variable, comme on l’a vu, ne peut suffire à désigner une discipline qui se définirait par rapport à la définition de son seul objet. Polysémie oblige : les sciences du littéraire ne sont pas une, et il faut à la littérature des lectures plurielles 135. A cet égard, en raisonnant par la négative, on peut d’ores et déjà affirmer que la sociologie de la littérature n’est pas moins science de la littérature que d’autres, et pas plus auxiliaire que d’autres. Dès lors, en toute logique, il apparaît que les disciplines qui étudient le littéraire sont vouées à dialoguer entre elles. En cela, elles ne sont pas loties d’une façon différente que d’autres sciences de l’homme. Celles de la santé par exemple : en médecine, physiologie et psychologie sont bien

condamnées ou vouées à dialoguer... Reste donc à s’interroger sur les points névralgiques ou stratégiques de ce dialogue. On peut considérer que la sémiotique, consacrée aux structures les plus générales des discours, déborde du cadre qui serait celui du seul littéraire dans ses diverses délimitations possibles. Idem pour l’histoire. Donc la sociologie de la littérature sera immanquablement, dans ses dialogues avec ces sciences, entraînée vers des questions débordant des cadres du littéraire : ce qui est tant mieux, mais qui ne fournit pas un bon ancrage pour le dialogue à propos de la littérature. On admettra sans peine que la philologie, elle, s’en tienne aux domaines par excellence qui sont les siens : le dialogue, alors, dispose d’une base trop restreinte. Reste donc la poétique, en ce qu’elle offre un double avantage à cet égard, du fait même de sa double vocation, qui à la fois implique de déborder du littéraire et d’en quêter les éléments les plus caractéristiques. Comme elle rend compte d’un aspect crucial du littéraire, l’art des formes, elle constitue l’analyse d’un domaine de variables essentiel pour caractériser ce qui est conception du littéraire dans un temps et une société donnés : elle peut donc dialoguer particulièrement bien avec une discipline qui elle-même vise, dans les textes, à caractériser un état du discours social ; cette relation a été désignée plus haut comme une première définition de la sociopoétique. Mais la poétique offre aussi un deuxième intérêt : les formes génériques ne se bornent pas au seul littéraire, on vient de le voir ; aussi est-il important et opportun de chercher quelle logique différente et voisine à la fois fonctionne pour une même forme, selon qu’elle est incluse dans l’espace littéraire ou pas, et quelle signification elle prend dans l’un et l’autre cas. Comme les effets de significations résultent à la fois de la position des locuteurs, de la situation de locution — choses que la sociologie est apte à analyser — et des codes employés dans l’échange — chose que la poétique permet d’analyser — le dialogue semble là encore devoir être parfaitement fructueux. Les deux dimensions du dialogue susdit se précisent donc, et précisent en même temps la définition que l’on peut donner de la sociopoétique. Celle-ci se définit ainsi sur deux plans complémentaires : le premier, énoncé plus haut, le plus global, celui des macrostructures, consiste dans l’analyse de la valeur sociale des genres et formes ; le second, à l’échelon des structures particulières des textes, consiste à analyser la construction des effets

esthétiques et idéologiques liés à cette valeur sociale des formes selon les divers états de la poétique correspondant aux divers états de société. La première dimension (la valeur sociale des genres et des formes) s’inscrit dans la logique de l’analyse du statut social de la littérature ; la seconde, dans l’analyse des constructions discursives de la signification. Disons, pour résumer, que la première sollicite avant tout la sociologie historique ; et que la seconde sollicite avant tout la poétique formelle. Ni l’une ni l’autre n’ont de définition ni de vocation hégémoniques : elles dialoguent, mais elles gardent leurs fonctions propres. Les deux réunies en sociopoétique ne prétendent pas résoudre tout : les questions touchant à la psyché de l’auteur, notamment, ne peuvent être entièrement prises en charge par elles (même si elles ont à en connaître et à en dire). Et leur conjonction en sociopoétique n’est pas destinée à faire un montage de plus dans la série « psychocritique », « sociocritique », etc., mais bien à définir un cadre et un protocole au sein desquels le poéticien peut s’engager dans l’interrogation sociologique, et le sociologue dans celle de la poétique, non selon leur fantaisie, mais selon les exigences logiques de leurs investigations. Il convient de préciser encore que sortir ainsi des montages lexicaux du type « sociocritique », « psychocritique », etc., marque une spécification de l’enjeu : il ne réside pas dans un travail de « critique », d’interprétation et jugement relevant des compétences et critères du commentateur, mais dans un travail d’étude de la signification, selon les protocoles scientifiques. Sociologie de la littérature et sociopoétique étant ainsi désignées, l’objet ultime de la recherche menée selon une telle perspective est l’idéologie. Entendons celle-ci, au sens élémentaire du terme, comme ce qui touche aux façons de penser et de concevoir, aux façons de donner du sens aux phénomènes perçus. En ce sens, l’esthétique est pleinement partie prenante des questions d’idéologie (nous aurons l’occasion de voir plus dans le détail les implications de cette relation). En effet, l’acte de conférer du sens (la « signification ») relève non du chercheur (ce serait un acte d’interprétation critique, de commentaire) mais bien de la logique de l’échange : le chercheur, lui, a pour objet d’étude cette logique de l’échange, qu’il doit découvrir, décrire, et dont il doit mesurer les effets ; logique qui suppose donc une mise en jeu de façons de juger, de catégories de pensée, de sensibilité, qui sont bien esthétiques et, en cela même, idéologiques.

Sera donc particulièrement pris en compte tout ce qui touche aux procédures textuelles qui engagent la façon de programmer l’attribution de sens, les zones névralgiques des textes, où cette conférence de sens est inscrite dans les manières dont le texte pose un type de représentation du réel, un type de validation des représentations. A cet égard, la manière de construire et légitimer les personnages et la manière de se définir par rapprochement ou opposition avec d’autres systèmes de signes (autres textes, tableaux, arts plastiques, etc.) font partie des points de départ névralgiques pour une investigation d’ordre sociopoétique, comme l’a indiqué Philippe Hamon qui, dans son ouvrage Texte et idéologie, en a donné des aperçus parlants 136. Cela posé, poétique et sociologie littéraire n’ont pas à s’abolir dans leur dialogue : une part spécifique de tâches demeure pour chacune, comme une part distincte de méthodes et d’objets de détail. Une différence clef persiste et n’a en aucun cas à être remise en cause : la poétique a pour but la description intratextuelle puis intergénérique, la sociologie a pour but la mise en relation des œuvres avec d’autres espaces de pratiques et de sens. Le sociologue de la littérature se doit de faire de la sociologie jusqu’à la sociopoétique inclusivement (et c’est ce qui sera esquissé ici qui fait l’enjeu de cette seconde section du présent ouvrage) et réciproquement ; le poéticien de même de son côté. Et le dialogue, même s’il est privilégié entre ces deux disciplines, ne se borne pas à elles : au-delà, il retentit bien sûr dans des questions croisées avec la sémiotique et l’histoire, disciplines d’extension plus vaste, comme avec la sociologie générale ; la perspective de questions croisées avec la sémiotique est l’autre esquisse proposée par ce livre, dans le rapprochement de ses deux sections cette fois. Ce chapitre théorique était nécessaire ; il serait vain de le prolonger en considérations abstraites sans validation par la double épreuve de l’histoire et de l’expérience, c’est-à-dire de la mise en pratique. La suite de cette première section a pour rôle, avant tout, la mise à l’épreuve par l’histoire : non l’histoire en général, en soi, à des altitudes de généralisation où les concepts ne sont plus bien facilement reliés aux objets qu’ils sont censés désigner, mais l’histoire de ce qu’a été l’entreprise de sociologie littéraire moderne. Elle validera ou infirmera les hypothèses ici énoncées. Cela fait, les questions de méthode pourront être reprises avec plus de précision.

La seconde section se proposera un test de leur efficacité et de leur validité, en pratique.

CHAPITRE II HISTOIRE UNE SITUATION ET SES ENJEUX Revenons donc vers le cheminement de l’histoire de la sociologie littéraire depuis le milieu de ce siècle, où nous l’avons quittée tout à l’heure. Et soyons un tant soit peu historiens et sociologues : nous voyons alors que la coupure historique que constitue la seconde guerre mondiale offre un repérage chronologique à la fois commode et pertinent. Qui construit la bibliographie de la question constate en effet une floraison notable d’ouvrages dans les années 1950. Il peut également constater que ces ouvrages sont dus à des universitaires, et quelquefois constituent même des thèses de doctorat d’Etat. On sait qu’il faut du temps pour faire un livre. A cette époque, c’est usuellement quelques années. On sait qu’il faut du temps pour faire une thèse : à cette époque-là, la thèse de doctorat d’Etat ès lettres coûtait le plus souvent une dizaine d’années au moins. Un travail de ce type, s’il est publié au milieu des années 1950, a donc été entrepris au lendemain de la guerre. A prendre les choses de façon un peu plus globale — on me permettra ce détour par des terres que je connais bien, et qui, outre l’intérêt que je peux leur porter, offrent celui du spectacle des voies par lesquelles se forment tel ou tel détail de la sociologie universitaire et, quelquefois en conséquence de cela, dans nos sociétés, des constructions idéologiques de quelque retentissement — cette floraison s’inscrit dans un phénomène plus large. Dans les années 1950 ont paru divers travaux qui ont eu un rôle initiateur pour la critique et la recherche littéraires contemporaines. On remarque, de plus, que ces travaux ont un large dénominateur commun, puisqu’un auteur et une œuvre en sont les objets privilégiés. Ce sont L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine de Ch. Mauron, Le Dieu caché de L. Goldmann, La carrière de Racine de R. Picard, enfin divers articles ou introduction d’édition de R. Barthes, qu’il rassemble en un volume Sur Racine 137. On a

reconnu les noms, et les titres, des principaux fondateurs ou promoteurs de la psychocritique, de la sociocritique, de la critique structurale, ainsi que celui d’un tenant d’une histoire littéraire érudite rénovée. Sans vouloir en rien ignorer ou minimiser le rôle de quelques grands ancêtres et prédécesseurs comme Bachelard, Lévi-Strauss ou Lukács, force est bien de constater que ceux-là furent des pionniers nantis chacun d’une postérité abondante. Or, si l’on met à part R. Barthes, tous ces travaux relèvent de la logique de la thèse, et ont été construits à partir des lendemains de la guerre, à un moment où l’université avait besoin de recruter, de renouveler ses cadres. Voilà pour la dimension de sociologie très matérielle. Le moment où ces travaux ont été lancés et menés était aussi celui d’une interrogation idéologique multiforme induite par le séisme du conflit mondial et par les formes qu’il avait prises. Voilà pour l’interrogation sociologique en termes d’idéologie : pour ou contre Marx, au lendemain de l’apogée et de la chute du nazisme, au moment où le monde s’est divisé en deux blocs, marxiste et antimarxiste, et où la révolution prolétarienne était à l’ordre du jour, cela débordait les enjeux strictement universitaires et littéraires. Racine, le classique des classiques en France, pris comme enjeu du débat sur l’art et la manière de comprendre et interpréter le littéraire, voilà pour la dimension proprement épistémologique de ces débats. Enfin, à un quatrième stade de l’observation, l’apparition de nouvelles propositions en matière de sociologie littéraire, souhaitées dès le début des années 1940 par L. Febvre mais point encore advenues, cette apparition se fit donc dans un mouvement qui était celui de la compétition entre des théories et des méthodes, compétition qui devient vite polémique : les édifices théoriques et les formes exemplaires qui les accompagnent sont aussi marqués par cette logique polémique. Le renouveau de la sociologie littéraire s’est joué dans cette situation historique. Et je dis bien situation et non pas contexte, car ces données ne sont pas de simples « modalisateurs » des discours, mais bien des éléments moteurs, comme on va le voir. Si la sociologie littéraire se trouvait en concurrence avec d’autres théories et méthodes, elle n’était pas elle-même unifiée, pas homogène, et ses divisions internes correspondent à la fois aux clivages qui la parcourent depuis ses origines et aux clivages qui parcourent les forces qui en furent promoteurs.

LE TEMPS DU RENOUVEAU : SOCIOLOGIE POSITIVE

Puisque diversité il y a, un classement est nécessaire. La chronologie ne s’impose pas pour l’établir nettement, tout s’étant dessiné dans les mêmes années. Donc : commençons par ce qui est le plus simple d’exposé et d’accès, la sociologie la plus « évidente » selon le sens commun. Je la qualifierai de « sociologie positive » en ce sens que son but essentiel a été d’établir des faits sociaux concernant le littéraire. Son représentant le plus marquant a été Robert Escarpit, et l’ouvrage qui en expose l’essentiel est sa Sociologie de la littérature publiée dans la collection « Que sais-je ? » des PUF, en 1958. Il ne s’agit là que d’un manuel d’initiation, et il est forcément simplificateur. Mais, par cette vertu même, il révèle quelles étaient les lignes de force de la démarche d’Escarpit et de ceux qui travaillaient avec ou comme lui. Escarpit structure, comme on sait, ses perspectives d’observation selon trois axes : les producteurs (les auteurs), les produits (les livres), les consommateurs (les lecteurs). De chacune de ces catégories d’acteurs du fait littéraire, il propose de dresser une sociologie en ce qu’elle a de plus tangible : les âges, les sexes, les conditions sociales des auteurs, leurs lieux d’implantation ; idem pour les lecteurs ; et si ce ne peut être idem pour l’objet-livre, du moins sont-ce des questions du même ordre, sur le prix, la forme matérielle, les circuits de fabrication et de distribution, etc. Cette démarche a le grand mérite de la simplicité et de la clarté. Elle a eu aussi celui d’ouvrir de façon très concrète des investigations qui étaient restées au stade programmatique depuis le temps de Lanson : Escarpit a été un des premiers à se livrer à des enquêtes sur les lecteurs et les pratiques de lecture. D’autre part, sa simplicité d’exposé ne doit pas donner à croire que la réflexion de ses auteurs et utilisateurs a été schématique : Escarpit luimême avait bien remarqué que le terme et la notion de « littérature » posent d’ardus problèmes de définition, et il avait entrepris une tentative d’éclaircissement et de mise en perspective. D’autre part, des chercheurs plus jeunes ou débutants, sans être toujours exactement dans les mêmes vues, ont trouvé là un point d’ancrage : ce premier courant de sociologie littéraire a drainé ou entraîné, un moment, un lot de questionnements diversifiés, comme en témoigne le volume intitulé Le littéraire et le social auquel ont collaboré des chercheurs dont les préoccupations allaient au-delà des zones explorées par Escarpit 138. Il est bon de se souvenir, d’autre part, que l’ « école » lancée par Escarpit a eu pour lieu institutionnel de référence l’ILTAM de Bordeaux, c’est-à-dire

un Centre dont la vocation était d’étudier la littérature, les arts et la communication « de masse », une sorte de variante française de l’ « Ecole de Francfort ». Ce qui a suscité des réflexions sur des zones de la production textuelle jusque-là négligées parce que considérées comme « non littéraires », « paralittéraires », voire « infralittéraires »... Ces données contribuent à éclairer pourquoi l’attention de ces chercheurs s’est portée davantage sur le « commerce social » qu’est la littérature que sur les problèmes de formes et de construction des sens sociaux des œuvres. On peut d’ailleurs remarquer la coïncidence chronologique entre le moment où Escarpit et son équipe engagent et développent leurs travaux et celui où le gouvernement entreprend de favoriser une démocratisation de la culture livresque. L’entreprise ainsi engagée répond assez bien aux parties les plus manifestes du programme de Lanson et L. Febvre. Aussi a-t-elle eu le mérite de faciliter la mise en ordre et l’approfondissement d’un type de recherches nécessaires pour décrire et comprendre les conditions de l’énonciation littéraire. Envisager des dénombrements et des repérages des positions sociales des auteurs et des lecteurs, ainsi que des modes de transmission des ouvrages, poser ainsi de façon concrète et précise des questions claires sur la constitution des « capitaux culturels » selon les milieux, et en même temps découvrir que les catégories de textes n’allaient nullement selon des classements abstraits ou a priori, tout cela n’était pas rien ! Le simple fait, comme une enquête sur les lectures pratiquées durant les voyages en train, de montrer qu’une même catégorie sociale (les cadres) fréquentait à la fois une littérature « légitime » et une « paralittérature », et ne demandait pas à l’une et l’autre les mêmes usages, mais surtout n’affichait pas de même la référence à l’une et l’autre, cela faisait sauter toutes les constructions in abstracto sur les rapprochements ou les analogies entre un type de littérature et une classe sociale, et, plus encore, cela faisait sauter toute possibilité de « faire comme si » le public était un tout homogène, et la littérature de même. Injectant de l’interrogation sociologique dans la recherche sur le littéraire, Escarpit et les siens ont fait comprendre que l’analyse se devait d’être différentielle, et ont imposé cette constatation pour tous ceux qui avaient quelque souci de scientificité. Cela n’est en rien négligeable.

Pas plus négligeable, et même au contraire, fut l’apport de quelques travaux qui, s’en réclamant explicitement ou non, ont suivi une telle démarche. La thèse monumentale d’Henri-Jean Martin sur Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle 139 est une suite et un héritage. Elle suffit à prouver que ce type de recherche est non seulement précieux, mais tout bonnement indispensable. Et il faut, dans la même perspective, souligner les mérites de travaux comme ceux de R. Estivals 140, qui débuta avec Escarpit, puis du courant méthodologique de la « bibliométrie » (Genet, Rosa, Vaillant...) 141. Cet ensemble de réalisations contribue à décrire ce que sont les conditions dans lesquelles se déroulent les pratiques littéraires, dans lesquelles les textes sont produits, diffusés et lus. Les bases de l’interrogation selon « l’axe de la signification » défini plus haut sont là en place. Jusques et y compris l’interrogation sur les variations d’interprétation que les œuvres peuvent subir au fil du temps, et les contresens objectifs qui peuvent les affecter. Escarpit a su nommer de tels contresens des « contresens créateurs » : contre le sens littéral et historique initial de l’œuvre, des interprétations nouvelles peuvent activer des virtualités de signification d’une œuvre, jusque-là restées inaperçues ou tenues pour accessoires, et cette opération, loin d’être objet d’un jugement comminatoire, mérite d’être traitée comme un objet à étudier ; si JeanJacques Rousseau a voulu que les Alceste aient raison contre Molière, c’est qu’une autre position sociale, un autre état de mentalité s’emparaient de la littérature, dont l’étude de la réception des œuvres doit alors faire sa pâture. Tout cela n’est pas rien donc. Mais le programme lansonien initial avait les travers du positivisme qui a présidé à sa conception. Sur ce point, que l’on savait de déjà assez longue date, R. Ponton a fait récemment la mise au point voulue 142. Escarpit et l’ « Ecole de Bordeaux » ont hérité de ce positivisme et leurs travaux en sont marqués. Un exemple assez parlant en est fourni par la façon dont D.T. Pottinger entreprend de mettre en relation les âges des écrivains et leurs types de production 143. Il y commet une double erreur. La première erreur est de partir non d’une tentative de dénombrement des écrivains à une date ou une époque données, mais de l’inventaire des auteurs dont l’histoire a gardé le souvenir ; ce qui aboutit à des conclusions qui ne peuvent que répéter les propos usuels de l’histoire littéraire, puisque la racine même de l’investigation est entachée de cet à

priori : c’est comme si on imaginait de parler des surréalistes en négligeant totalement Jacques Vaché, que les répertoires d’écrivains oublient en général, mais dont la personnalité a influencé sensiblement le mouvement... De telles analyses supposent donc qu’il y ait correspondances entre un connu (la littérature et ses courants esthétiques et idéologiques) et un objet à connaître (ici, une prétendue sociologie des écrivains) qui aurait pour fonction de fournir une « explication » du premier. Un coup d’œil sur la sociologie de ces premiers sociologues modernes de la littérature contribue à éclairer leur démarche et ce positivisme élémentaire et hérité : ils ne sont pas des héritiers de Lanson au sein de l’institution, mais viennent d’autres zones en revendiquer les compétences. Tandis que l’université, dans les études de « Lettres françaises », continuait à faire la part belle au mixte « recherche des sources + impressionnisme », Escarpit, spécialiste de littérature anglaise et curieux de littérature en général, vient d’une zone à la périphérie de cette institution universitaire poser les questions que les gens en place négligent, désigner de nouveaux objets (le littéraire « de masse ») et initier de nouvelles démarches. Pour autant, il n’a pas de formation proprement sociologique : il pratique la sociologie avec zèle (en cela, il contribue utilement à la connaissance des faits littéraires), mais selon un modèle déjà ancien, le plus banal, le mieux répandu (en cela, il en est à peu près au stade où en était la réflexion sociologique au temps de Lanson). L’effet de ce sociologisme positiviste est que la question du sens n’est pas posée : ou plutôt, elle est au mieux formulée, mais non problématisée. De fait, le sens est supposé connu (les philologues et la critique des sources sont là pour ça) et le rôle assigné là au sociologue de la littérature consiste à chercher des éléments explicatifs dans le contexte et dans les conditions d’énonciation des œuvres (production, circulation, réception), et à vérifier en pratique la pertinence des assertions des philologues sur le sens ; or les philologues, dès qu’il s’agit d’esthétique, ne peuvent dépasser la description qu’en se hasardant dans l’impressionnisme... Parce qu’elle est positive (concrète, et non pas faite de rapprochements arbitraires), cette sociologielà est utile ; parce qu’elle est positiviste, ses problématiques et donc ses horizons sont bornés.

LE TEMPS DU RENOUVEAU, 2 : SOCIOLOGIE ET PHILOSOPHIES INTERPRÉTATIVES

Contemporaines de cette sociologie positiviste, se sont développées en France, mais en empruntant des voies explorées d’abord par des chercheurs et théoriciens d’autres pays, des interrogations sociologiques portant bien, elles, sur le sens des textes. Elles constituent une autre branche, qui a drainé une part aussi importante de l’attention et des énergies de recherche pendant deux décennies. Le rôle essentiel à cet égard revient à L. Goldmann. Il donne en 1956 sa thèse de doctorat consacrée à la vision tragique du monde chez Pascal et Racine, et intitulée Le Dieu caché. Il est un représentant exact du phénomène évoqué plus haut de reconstitution des cadres universitaires après la guerre, et d’introduction de propositions neuves dans le mouvement même de cette reconstitution. La question que Goldmann prend explicitement en charge, et dont il fait le cœur même de sa réflexion, est bien celle du sens : il ne suppose pas le sens des œuvres connu, du moins au-delà du sens littéral, mais il l’envisage comme un objet problématique, appelant des recherches sur les éléments constitutifs premiers de ce sens. Démarche donc inverse de celle d’Escarpit, qui supposait l’objet défini, et s’occupait de son devenir, alors que Goldmann se préoccupe de la constitution et de l’être même de l’objet. Là où le positivisme des Bordelais et de leurs successeurs méritait critique, la critique goldmanienne a le mérite de s’attaquer au cœur même du problème que pose la constitution d’une sociologie littéraire dans la plus plénière acception du terme : les contenus, sémantiques et formels des œuvres. A cet égard, l’entreprise est de première importance. La démarche de L. Goldmann est à la fois assez complexe et généralement assez connue : double difficulté pour en désigner ici l’essentiel en peu de phrases. Nous le tenterons malgré tout, mais à proportion de la problématique qui est la nôtre, et non comme un compte rendu exhaustif. Le concept clef de Goldmann est celui de vision du monde. Par ce terme, il désigne une notion qu’il emprunte à la philosophie allemande et à Lukács, et qu’il inscrit par là dans une perspective critique marxiste, dont il se réclame. Par cette notion, il entend — en substance — un ensemble de façons de penser, de percevoir et de réagir, communes aux membres d’un groupe social, qui peuvent être largement inconscientes et qui structurent l’imaginaire des membres de ce groupe, et donc les productions artistiques émanant de cet imaginaire, parmi lesquelles les productions littéraires 144.

Dès lors, le travail du sociologue de la littérature peut se décrire comme suit, en trois étapes : 1/repérer le groupe social auquel appartient un écrivain ou d’où émane une œuvre ; 2/établir la vision du monde de ce groupe ; 3/analyser comment l’œuvre considérée exprime cette vision du monde. Ainsi est proposé un schéma explicatif et complet : on peut rattacher un objet de sens (ici une œuvre littéraire) à une réalité sociale et historique concrète (un groupe ou une classe sociale et sa situation à une époque donnée) par l’intermédiaire d’une réalité idéologique (la vision du monde). Celle-ci fournit donc une médiation entre l’Histoire et le texte, et constitue une réalité éminemment sociale (dans la définition goldmanienne, la vision du monde est collective, commune aux membres d’une catégorie sociale, et non individuelle, ou plutôt ses formes individuelles ne sont que des modalisations de la réalité collective) dont l’œuvre sera un lieu de manifestation parmi d’autres, puisque les attitudes politiques, morales ou les productions dans d’autres arts du même groupe social relèvent de la même vision du monde. A cette thèse centrale, Goldmann adjoint deux corollaires capitaux — si je puis ainsi dire — qui lui confèrent sa capacité opératoire. Le premier est l’idée que le sens d’une œuvre tient à ses structures profondes, qui ne sont pas toujours perçues, ou pas toujours consciemment et entièrement, par les récepteurs. Le rôle du chercheur est de donner l’analyse de ces structures, et ce faisant de rendre compte des enjeux sémantiques et esthétiques de l’œuvre : aussi, avec lui, la sociologie de la littérature cesse d’être une étude externe des textes, et en cela ses propositions sont plus cruciales, et partant plus complexes, que celles d’Escarpit. Second corollaire : il pose une théorie du « génie ». Selon lui, le créateur de génie est celui qui mieux que quiconque condense et exprime la vision du monde de son groupe social. La question de la valeur des œuvres se trouve ainsi réglée : celles que l’on perçoit intuitivement comme « grandes », ou celles que l’histoire a retenues comme des œuvres majeures, bref, les œuvres tenues pour chefs-d’œuvre et les auteurs tenus pour géniaux sont tels parce qu’ils sont les formes les plus denses d’expression d’une vision du monde ; reste à trouver celle-ci, et on aura à la fois explication et justification des génies et des chefs-d’œuvre.

L’application de cette démarche, dans Le Dieu caché, porte sur Pascal et Racine, et plus globalement sur le jansénisme. Goldmann estime que la noblesse de robe, dans sa fraction la plus fidèle à la monarchie, et donc sa fraction la plus catholique quand il s’agit de la monarchie française du XVIIe siècle, s’est trouvée dès sa seconde génération, avec la mise en place de la monarchie absolutiste engagée par Richelieu et continuée par Colbert et Louis XIV, dans une posture contradictoire : cela même — la monarchie — à quoi elle s’était dévouée et dont elle attendait récompense ne cesse de réduire son rôle et de susciter des effets de déclin pour elle. Cette angoisse sur le devenir social, cette perte du contact privilégié avec le monarque, se traduit sur le plan idéologique par une angoisse métaphysique, par l’idée que Dieu est arbitraire et inaccessible (deus absconditus) ; de même que sur le plan politique, cela se traduit par une double protestation : protestation contre le déclin et la perte de ses avantages en même temps que protestation, tout aussi forte, et sincère, de fidélité au roi. Il explore ensuite l’œuvre de Pascal selon cette problématique du dieu caché, qui selon lui explique la théologie de la grâce telle qu’elle est chez Jansénius, ou plutôt et surtout telle que les jansénistes et Pascal l’y lisent de façon très radicale ; et l’œuvre tragique de Racine. Arrêtons-nous plutôt sur le cas de ce dernier, puisque l’œuvre de Pascal pose des problèmes différents en termes d’esthétique — les Pensées étant inachevées, leur forme offre une grande liberté d’interprétation — et en termes de sémantique — le discours philosophique ne pose pas les questions des structures de la fiction. Goldmann voit en Racine un esprit profondément et définitivement marqué par le jansénisme qui a présidé à sa formation enfantine et scolaire. Il considère les tragédies comme les variations d’une structure constante, qu’il définit comme « homologue à la structure de la vision du monde janséniste » : un personnage central — équivalent à l’âme en quête d’un sens à son existence — se débat dans un conflit avec des « fauves » — personnages qui ne conçoivent leurs buts que selon leurs intérêts d’ici-bas — alors qu’il tend de tout son désir vers un au-delà qui lui est fermé, inaccessible, « caché », qui donnerait sens à ses actes, qui le réconcilierait avec une divinité vers laquelle il aspire. Les variations de cette structure se feraient selon Goldmann, d’une pièce à l’autre, en fonction de l’état des rapports entre le groupe janséniste de Port-Royal,

fraction du jansénisme à laquelle Racine se rattache par des liens familiaux, et le pouvoir louisquatorzien : lorsque ces rapports sont violemment conflictuels ou que les conciliations semblent inimaginables à l’écrivain, les pièces de Racine sont des tragédies vraies, et à l’inverse lorsque des conciliations semblent imaginables, elles tendent à dériver vers la forme du drame. Cette thèse appelle plusieurs observations ; et nous en resterons ici à celles qui portent sur la thèse interprétative elle-même. La première est une interrogation sur la forme même de la démarche : Goldmann construit l’idée d’une « vision tragique » chez Pascal, Racine et les jansénistes, mais cette vision qui va lui servir à expliquer les œuvres de Racine et Pascal, elle est construite en partie avec ces œuvres mêmes... Il y a là une circularité de raisonnement qui embarrasse. En second lieu, si le concept de vision du monde est solide, il suppose que toute l’œuvre d’un écrivain soit marquée par cette vision du monde et Goldmann lui-même dit bien qu’il faut raisonner sur des « totalités » : or, dans l’œuvre de Racine, il ne prend en compte que les tragédies, et encore pas toutes, alors que cet auteur a écrit des quantités d’autres choses (que l’histoire littéraire a pris l’habitude de négliger plus ou moins, mais une étude scientifique doit sortir des travers de la tradition) ; de fait, la « vision tragique du monde » de Racine n’éclaire pas bien Les plaideurs ou Alexandre le Grand, ou encore les écrits polémiques contre ses anciens maîtres de Port-Royal. Enfin, il ne considère pas quel rôle joue le genre tragique en tant que tel, quelles structures il peut imposer, qui ne seraient pas propres à Racine mais présentes dans des séries d’œuvres de la même catégorie. Cela permet de mesurer à la fois l’apport de la critique goldmannienne et les interrogations qu’elle laisse ouvertes. Apport considérable, puisque la question du sens y est effectivement centrale, en rien éludée. Et les démarches voisines — dans leurs principes sinon dans leurs théories — comme celle d’Adorno, et celles des successeurs et héritiers de Goldmann, Zima, Leenhardt, et le courant de la Sociocritique, ont à cet égard entrepris une investigation qui a renouvelé en profondeur certains pans des habitudes de la critique : ils n’ont pas hésité à voir « le social dans le texte » et « l’œuvre littéraire comme objet idéologique » 145, à ne pas sanctifier a priori les auteurs panthéonisés, à ne pas les croire sur parole mais à savoir rechercher les contradictions dynamiques au sein des œuvres. Les modèles ont pu varier dans le détail, comme lorsque P.-V. Zima tente de

relayer la catégorie de la « vision du monde » par celle des « sociolectes », moins directement politique et tentant de prendre mieux en compte l’autonomie des faits de langage et d’art 146, ou bien lorsque Claude Duchet propose la construction de « sociogrammes », c’est-à-dire d’ensembles signifiants au sein desquels les œuvres littéraires prennent place et qui permettent de saisir de façon moins arbitraire ce que pouvait être la modalisation singulière d’une vision du monde chez un auteur et dans une œuvre. Mais le principe demeure qui fait de l’œuvre le lieu d’expression de quelque chose de social. Ce courant critique est fortement marqué par le marxisme. Il y a à cela plusieurs raisons flagrantes. Les tenants du marxisme, soucieux de s’interroger sur les enjeux idéologiques des textes et sur la place sociale de l’œuvre d’art, ne pouvaient manquer de se tourner vers la réflexion sociologique : il est bien certain que les idées et les formes « ne tombent pas du ciel », mais se forment et évoluent en fonction d’enjeux de société. En retour, quiconque veut s’engager dans une analyse de la socialité des textes ne peut manquer de rencontrer sur son chemin la théorie marxiste de la société, et de constater que nulle autre n’offre, à ce jour, une chaîne conceptuelle aussi complète et cohérente. Et il n’est pas sans importance que la sociocritique se soit, à partir de L. Goldmann, constituée avec cette référence marxiste, au premier ou au second plan de son propos : le marxisme n’étant pas la théorie dominante dans l’espace des pouvoirs en France en général, dans la période considérée, et dans l’espace des pouvoirs universitaires en particulier, la sociocritique a eu une position pionnière et militante, qui était aussi une position faible ou menacée dans les instances de la vie universitaire et intellectuelle. Au cœur des disputes scientifiques entre les diverses formes de recherche littéraire et de critique, au fil des années 1950 et 1960, cela l’a maintenue dans une situation relativement faible, et a freiné son avancée au moment où des théories inspirées de Saussure, d’autres inspirées de Freud, et d’autres relevant de l’histoire littéraire selon Mornet, occupaient le haut du pavé des chaires et des journaux et revues. Le monde intellectuel pouvait assez bien s’accommoder d’une sociologie positiviste à la Escarpit, pour peu que celle-ci admît qu’elle servait à apporter des faits mais ne pouvait revendiquer le droit à la vertu interprétative ; il était plus difficile à une théorie sociocritique de se faire accepter et elle a dû toujours garder son caractère polémique essentiel pour assurer son existence même, donc toujours convoquer une théorie

sociale, avouant par là même qu’elle pouvait et valait ce que valait et pouvait cette théorie sociale. On remarquera d’ailleurs que le promoteur de cette critique-là est un philosophe de formation, et pas un sociologue ; et comme lui d’autres philosophes (Adorno, Benjamin en Allemagne, Gramsci en Italie...) ont proposé des théories sociales de la littérature. Aucun, à notre connaissance, sinon W. Benjamin 147, n’a poussé l’entreprise aussi loin que Goldmann et fait un travail complet de critique précise proposant une interprétation circonstanciée d’une ou quelques œuvres, donc se confrontant directement aux textes. Mais, dans tous les cas, ces théories sociales du littéraire suscitent une même question : peut-on faire de la sociologie de la littérature sans faire de la sociologie ? Avoir une théorie sociale, est-ce assez pour prétendre rendre compte de la socialité des textes littéraires ? (sans parler pour l’instant de la littérarité des pratiques sociales, sur laquelle nous aurons à revenir sans doute). Force est bien de constater que, si Escarpit et son groupe faisaient de la sociologie empirique mais n’interprétaient pas, ces philosophes de la question sociale appliquée au littéraire interprètent mais ne tiennent pas compte de la sociologie fondamentale, ils interprètent et ne sociologisent pas... A quoi s’ajoute une autre source de gêne devant certains de ces travaux : la catégorie de la « vision du monde », catégorie philosophique, transcende en tant que telle les catégories de la poétique : le genre ne fait à l’affaire que singulariser les modalités d’expression d’un sens qui a pris consistance et forme en dehors de lui. Or les connaissances apportées par la sémiotique montrent assez que le sens, le code et la forme ne sont pas dissociables, qu’une conception instrumentale des langages aboutit à vider les effets de signification d’éléments qui y sont au contraire essentiels. Goldmann désignait sa méthode comme un « structuralisme génétique », ce qui dit assez clairement qu’il cherchait à interpréter des structures textuelles en fonction d’une hypothèse sur leur genèse, mais qu’il ne plaçait pas dans sa problématique l’interrogation sur la réception. Et celle-ci, de fait, exige que l’on s’interroge sur les codes, les formes, sur ce que les publics perçoivent effectivement... Car, au bout du compte, la question que l’on peut retourner au structuralisme génétique serait celle-ci : quel sens y a-t-il à construire une théorie du sens si le sens qu’on désigne ainsi n’a été perçu par aucun

des destinataires réels des œuvres que l’on examine, au moment où elles ont été écrites et diffusées ?...

DES THÉORIES A HORIZON SOCIOLOGIQUE La question des genres et de la réception ne pouvait être tenue pour négligeable. Se sont donc développées, dès les années 1950, plus encore dans les années 1960 et 1970, des théorisations des enjeux de lecture. L’essentiel de ce courant s’est formé en Allemagne, et il n’est passé qu’ensuite en France, la traduction des ouvrages qui pouvaient en être significatifs ayant souvent attendu des années et des années (et s’étant faite parfois après une traduction en anglais). Il semble donc que la France, de tradition plus historienne à l’égard de la littérature, ait privilégié longtemps l’étude de la production littéraire, tandis que l’Allemagne, de tradition plus philologique, était plus tôt attentive aux questions de réception (cette vue globalisante étant bien précédée d’un « il semble », et ne prétendant à rien d’autre qu’à suggérer une hypothèse que quelque étude comparative des fonctionnements de l’institution critique pourrait creuser avec intérêt sans doute). Parmi les travaux des critiques de langue allemande (Kölher, Jauss...), semblent réclamer ici une attention particulière ceux dits de l’ « Ecole de Constance », et souvent désignés du nom générique d’esthétique de la réception. On a vu plus haut, à propos de quelques propositions d’Escarpit, combien les pratiques et usages de lecture étaient de déjà longue date sousjacents dans toute interrogation sociologique positive. Qu’un exemple permette ici de spécifier encore cette question. Il existe un article 148 où Lanson met en relation la doctrine de Descartes et la conception de la « générosité » chez Corneille. Selon que Corneille avait ou non lu Descartes, son contemporain mais pas forcément son maître à penser, et en tout cas ni son familier ni son ami, et que la lecture de Descartes était ou non banale dans les milieux où évoluait Corneille, les relations entre ces deux types de textes seront diverses : Descartes pourrait être une source de Corneille, ou bien les deux pourraient avoir des sources communes, ou bien encore certains propos qui les rapprocheraient tiendraient à l’ « air du temps »... L’interprétation des œuvres et de leurs liens avec un état de culture en varierait d’autant. La critique des sources et celle de la production littéraire appellent ainsi des interrogations sur les lectures, des

auteurs comme de leurs publics, et Lanson l’avait déjà entrevu 149. Car, audelà des façons de concevoir et d’imaginer les textes, il y a l’enjeu des façons de les comprendre, de les percevoir, de les ressentir, chez les lecteurs, et chez les lecteurs contemporains de leur création puis chez des lecteurs plus tardifs. L’ « Ecole de Constance », dont les principaux représentants sont H.-R. Jauss et W. Iser, s’est particulièrement intéressée à cette problématique. H.R. Jauss a notamment, dans un volume intitulé Esthétique de la réception (ce qui est devenu une sorte de nom de théorie), proposé le concept d’horizon d’attente : il convient d’entendre par là à peu près ce que le lecteur, en fonction de ses compétences culturelles, escompte trouver dans un texte selon le genre ou le type dont ce dernier relève 150. Ce concept peut être éminemment sociologique, puisqu’il suppose une interrogation sur les catégories mentales disponibles pour recevoir et comprendre, bien ou mal, les œuvres. W. Iser, lui, a spécifié le concept du lecteur implicite 151. L’idée en est de voir quelle image du lecteur un texte peut proposer. Ce qui est un enjeu de belle taille pour l’interpréter correctement : tout permet de supposer que le texte s’ajuste, dans ses formes et dans sa sémantique, aux capacités du lecteur qu’il inscrit dans sa texture même. L’Ecole de Constance a apporté là des éléments utiles pour avancer encore dans la voie d’une sociologie fondée sur la problématique de la réception et, par là même, sur la problématique de la signification formulée de façon plus complète. Mais encore faut-il ensuite aller voir comment ce lecteur implicite constitue ou non, répond plus ou moins exactement, à une catégorie sociale réelle, et comment celle-ci est en effet « activée » ou non dans la mise en circulation de l’œuvre ; comment, en d’autres termes, la socialisation que le texte affiche dans ses formes et contenus et sa socialisation pratique coïncident ou divergent. Iser construit des catégories de plus en plus affinées de ce qui se passe dans les textes ; mais il n’entreprend guère d’aller voir sur le terrain des pratiques effectives et de mesurer les effets de significations... Autrement dit, il ne fait pas de sociologie : il pose des questions éminemment sociologiques, mais ne raisonne ni n’agit jusqu’au bout sociologiquement. Et la question, quoique pertinemment posée, reste à reprendre. Triste sort d’une sociologie littéraire qui ne rencontre jamais la sociologie ; il est bien possible qu’elle finisse par n’en guère rencontrer la

littérature non plus : certains l’ont dit, des structuralistes sémioticiens l’avaient clamé, disqualifiant après Barthes, l’histoire et la sociologie, comme disciplines pertinentes pour la littérature. L’Ecole de Constance laisse à méditer sur l’effet de la volonté d’un repli du texte littéraire sur sa clôture, et la déviation de la perspective sociologique que cela peut entraîner, même à partir de bonnes questions...

NOUVELLE DONNE : LA SOCIOLOGIE DU CHAMP LITTÉRAIRE Mais dans le même temps des sociologues songeaient à se préoccuper de littérature. Réaction logique, puisqu’ils trouvaient là à la fois une sorte de microsociété, un phénomène collectif et des discours socialisés à foison. L’initiative en ce domaine revient à Pierre Bourdieu. Ses premières réflexions reçurent quelque influence de Jean-Paul Sartre et de son Qu’estce que la littérature ?. Bourdieu pousse plus loin la réflexion, et surtout passe d’une question « sociale » à une perspective proprement sociologique dans un article qu’il publie en 1966 dans la revue Les Temps Modernes (dont Sartre fut le fondateur-animateur). Cet article, intitulé « Champ intellectuel et projet créateur », affirme l’idée que tout acte de conception d’une œuvre (et pas seulement littéraire), se fait selon la logique propre de l’espace social où se déroulent les activités intellectuelles, subit les influences de cet espace, et que toute publication retentit à son tour sur les fonctionnements de cet espace 152. Une telle hypothèse modifie sensiblement les façons d’envisager les pratiques et la création littéraires. Pour en bien mesurer la portée, il faut spécifier un instant le concept de champ littéraire. Ce terme s’est quelque peu répandu et un rien galvaudé depuis. Or il n’a d’intérêt épistémologique que si on l’entend en une définition rigoureuse. Bourdieu l’envisage dans le sens où les spécialistes de sciences physiques l’utilisent. Le champ littéraire est un champ de forces, c’est-à-dire qu’il se compose d’un ensemble d’éléments dont les rapports sont structurés par les potentiels que chacun de ces éléments comprend et exerce, et par les rapports de l’ensemble avec d’autres ensembles voisins ou sécants. En termes plus concrets, on peut définir le champ littéraire comme l’ensemble des agents des faits littéraires (auteurs, lecteurs, médiateurs...), de leurs pratiques et des objets de celles-ci (la création littéraire, les lectures, les livres, les bibliothèques, la critique, etc.)

et des valeurs qui y sont en jeu (esthétique et idéologie). Et, s’agissant d’un champ de forces, ces divers acteurs et valeurs ne sont pas tous situés dans les mêmes plans, ni tous égaux : certains ont plus de prestige, plus de pouvoirs, plus d’écho que d’autres. Mais tous sont en relation et en compétition pour obtenir le maximum de pouvoirs et de prestige ou de gains qu’il leur est possible. Nous aurons à préciser les implications de cette théorie. Qu’il suffise pour l’instant d’en voir les applications essentielles. En termes simples, elle permet de décrire les pratiques littéraires comme inscrites au sein d’un espace social de positions possibles (être ou ne pas être à l’académie, faire du théâtre ou du roman, etc.), avec chacune leurs avantages et leurs contraintes, et les œuvres (leurs genres, formes, contenus) comme des prises de position, conscientes ou non, de la part de leurs auteurs, et perçues ou non, et partagées ou pas, par les lecteurs. Elle permet en même temps de décrire la part d’autonomie du littéraire (les œuvres dialoguent entre elles, se situent selon une tradition, des sources, des modèles repris ou rejetés) et les effets d’hétéronomie (un état de société censure certains sujets, certains types de discours, et en favorise ou appelle d’autres...) 153. Par là, elle offre deux avantages. Le premier est qu’elle modalise les questions de sociologie « brute » : les appartenances sociales des auteurs n’expliquent pas « directement » leurs œuvres, mais éclairent les positions où ces auteurs se trouvent dans le champ, et idem pour les lecteurs. Le second est que les questions de sens et de signification se trouvent liées entre elles, et liées aussi aux questions de positions à l’intérieur du champ, puis, par cet intermédiaire, mises en relation avec les positions sociales des individus et des groupes sociaux (ceux dont ils sont issus et ceux auxquels ils appartiennent). Sont donc mises en jeu des questions situées sur l’axe de la signification (qui s’adresse à qui, en littérature, et avec quels buts, quelles contraintes...) et des questions situées sur l’axe du sens (quels capitaux culturels sont mobilisés par les écrivains, pour l’élection de leurs sujets et de leurs thèmes, selon quelle logique de leurs positions... on va détailler ensuite). A partir de ces données premières, la réflexion ne se développa que lentement. Bourdieu lui-même, après des travaux en d’autres domaines, revint sur cette question et la précisa dans un article de 1971, « Le marché des biens symboliques » 154. A la suite, des travaux prirent forme, qui commencèrent à appliquer une telle démarche à des cas précis, et à quitter

donc le terrain théorique. Citons, parmi ces travaux, l’essai historique de Jacques Dubois sur L’institution de la littérature 155 : il y envisage le temps où, au premier tiers du XIXe siècle, la littérature a été reconnue comme une valeur sociale de premier plan, valant d’être enseignée, de faire des pages entières dans les journaux, de distinguer des « grands hommes »... Proches de ce type de préoccupation sont les travaux de Rémy Ponton sur le champ littéraire au temps des symbolistes (thèse malheureusement non publiée) et ceux de Ch. Charles sur La crise littéraire à l’époque naturaliste 156. Un nouveau courant de sociologie littéraire prenait forme. Son influence se fit sentir bientôt jusque sur les chercheurs engagés dans la démarche sociocritique. La revue Littérature, où s’expriment particulièrement les vues de ceux-ci, publia en 1981-1982 deux numéros consacrés à L’institution littéraire qui contribuèrent, comme ils faisaient place à des articles sur le champ littéraire et ses institutions 157, à élargir le débat sur ce sujet, et à diffuser cette problématique. Le regain d’attention dont bénéficiait alors l’histoire littéraire, mise au second plan dans les années 1970, au plus fort de la vague structuraliste, trouva matière et aliments dans cette sociologie différente, et contribuait, par la demande qu’il suscitait peu à peu, à renforcer l’attention qu’on portait à de telles démarches. Les numéros de revues et les colloques consacrés à l’histoire littéraire et aux questions de sociologie littéraire se multiplièrent dans les années 1980 158. Après un relatif étiolement dû à la condamnation prononcée par Barthes en 1960, rejetant de telles préoccupations vers le seul domaine de l’histoire, et hors de celui de la littérature, qui se définissait selon lui par la « clôture du texte », le regain de la sociologie littéraire se vit ainsi nettement dessiné. Compte tenu des durées usuelles des travaux de recherche approfondie (les dix ans de la thèse d’Etat ; une thèse « nouveau régime » en prend cinq...), les effets des premières propositions et exemples, en termes d’ouvrages critiques de grande taille, ne pouvaient se faire sentir qu’avec quelques années de décalage sur les propositions théoriques initiales. On citera — s’excusant de devoir citer son propre nom — des ouvrages tels que Les institutions de la vie littéraire en France au XVIIe siècle (thèse soutenue en 1983, commencée en 1972, publiée en 1985) de votre serviteur, Sartre et les Temps modernes d’A. Boschetti, Naissance de l’écrivain, sociologie de la littérature à l’âge classique de votre serviteur encore, La Fronde des

mots de Ch. Jouhaud 159... Et on mentionnera les prolongements de telles recherches dans des directions neuves, en particulier du côté de la biographie sociale des écrivains comme moyen de rendre compte de la logique de la création littéraire chez eux (Racine. La stratégie du caméléon, de votre serviteur toujours) 160. A cela, il faut ajouter l’influence diffuse que cette démarche de recherche exerce sur de nombreux domaines de l’histoire littéraire, des études de réception (Fictions de la lecture, de M. Schmitt) 161, des études de logique de carrière des auteurs, de leur relation avec les débats esthétiques 162. Et même si les problématiques sont différentes, du côté de l’étude de la littérature comme Discours social, comme le fait M. Angenot, le type de préoccupation est proche 163. Au total, donc, un ensemble de travaux et de propositions qui font de cette démarche la zone qui semble la plus dynamique de la sociologie littéraire aujourd’hui en France, mais que des articles, livres, numéros de revues répercutent en Allemagne et dans le monde anglophone, et que les chercheurs chinois intéressés ont sans plus d’ambages baptisée « Ecole de Paris »... Cet aperçu historique demande à être complété par un aperçu plus sociologique. Qui se situe sur deux plans. L’un est la position des chercheurs concernés, au sein des institutions littéraires et universitaires : ils continuent à faire figure relativement marginale ; ce qui s’éclaire par les postes qu’ils occupent, lesquels peuvent bien être confortables ou prestigieux, mais ne constituent pas les meilleurs bastions de pouvoirs au sein des instances qui ont à connaître des sciences du littéraire. Cette marginalité tient à plusieurs raisons, dont l’une, et non la moindre, constitue la seconde observation : il y a encore peu de « littéraires » proprement dits (i.e. nantis des diplômes, titres et images de marque que cette qualificationlà désigne d’ordinaire) parmi les chercheurs concernés. L’initiateur de cette démarche est un sociologue au sens plein du terme, et parmi les premiers qui l’ont suivie, on trouve des historiens et des sociologues (sociologues comme R. Ponton, historiens comme Ch. Charles et Ch. Jouhaud). Des « littéraires », peu, quoique de plus en plus ; mais on ne peut manquer de constater que plusieurs appartiennent aux zones périphériques du champ intellectuel francophone (Belges comme J. Dubois, Québécois comme D. Saint-Jacques, L. Robert, M.-A. Beaudet : et les enjeux d’identité d’une communauté francophone minoritaire dans leurs pays expliquent que les

questions sociales du littéraire leur soient très sensibles ; Italiens comme A. Boschetti...). Enfin, force est bien de constater aussi que seulement quelques-uns ont une expérience de la sociologie « de terrain » ; du moins existent-ils ! Ce qui fait que dans les cheminements intellectuels le vieux clivage entre « littérature » ou « sociologie » peut se trouver redistribué, voire annulé : raisons d’être optimiste sur l’avenir de ce type de recherches...

BILAN PROVISOIRE Au terme de ce rapide historique, les questions que celui-ci induisait dès son début ont acquis quelque peu davantage de précision et de spécifications. Sur les conditions concrètes du dialogue littéraire, sur la condition sociale et le statut des auteurs, rien ne s’oppose, du point de vue épistémologique, à la constitution de savoirs solides, et au développement de recherches de plus en plus complètes. Les difficultés peuvent être d’ordre pratique (manque de sources exhaustives, lourdeur des enquêtes à mener), d’ordre méthodologique (comme toute recherche en sociologie), éventuellement d’ordre humain (manque de chercheurs en nombre suffisant). Et toutes ont leurs sources dans la place qui peut être celle de la sociologie et de la sociologie littéraire notamment au sein du champ intellectuel : si elle a une estime et un prestige suffisants, elle aura ensuite assez de chercheurs et de moyens pour progresser ; les objets et les enjeux, eux, ne manquent pas... Bref, les bases positives et empiriques ne sont pas des sujets de préoccupations inquiétantes. Il en va un peu autrement en ce qui concerne la théorisation appropriée à ces recherches. Que la sociologie du littéraire ait fait l’objet de plusieurs sortes de démarches n’est pas problématique en soi. C’est usuel à propos de la littérature, quel que soit le type d’approche que l’on envisage, et c’est très usuel en sociologie : les deux conjugués ne peuvent manquer de susciter des effets de propositions multiples. Et il y a toute raison de juger que l’état actuel d’avancement de la théorie des champs fournit une base saine, qui rompt avec l’hypothétique recherche d’homologies structurales que pratiquait Goldmann et qui a continué à attirer nombre de chercheurs après lui. Mais le problème qui n’est qu’incomplètement résolu est celui de l’avancée méthodologique sur la question du sens et de la signification. La théorie bourdieusienne décrit correctement l’insertion des œuvres littéraires

dans le champ littéraire et celle du champ littéraire dans le champ social d’ensemble. Autrement dit, elle donne un outillage de tout premier ordre pour analyser « le littéraire dans le social ». Elle donne aussi une hypothèse cohérente pour analyser l’insertion « du social dans le littéraire ». Mais à cet égard elle demande à être encore travaillée, et poussée au-delà. A diverses reprises, Bourdieu emploie des expressions telles que « l’œuvre retraduit dans sa logique propre la logique des positions où se trouve son auteur dans le champ littéraire » ; encore faut-il savoir quelle est cette logique propre et comment s’y fait cette retraduction ; idem : il dit ou écrit que le champ retraduit dans sa logique propre les rapports sociaux d’ensemble ; même remarque, et même question... D’autre part, il peut n’être pas sans intérêt de confronter cette théorie et celle dite des « polysystèmes », peu pratiquée en France, dont nous aurons à redire un mot. Enfin, force est bien d’admettre que les travaux menés jusqu’ici selon cette démarche ont surtout porté sur des phénomènes, des auteurs, des situations : les œuvres y étaient examinées comme produits et aboutissements de ces phénomènes, situations, acteurs. Mais peu de travaux ont porté sur des œuvres prises d’abord dans leur textualité, et analysées « de l’intérieur », avant d’être rapportées aux conditions et cheminements de leur gestation et signification. Or, on s’en doute, c’est là une des critiques le plus souvent faites à la sociologie littéraire, et c’est ou ce peut être une pierre de touche pour qu’elle précise et aiguise ses méthodes, qu’elle dépasse l’apport proprement sociologique, et que, sans rien renier des théories qui l’ont mise à même de progresser, elle entreprenne d’aller au-delà. L’emploi du terme sociopoétique correspond à une orientation dans cette direction du projet ; l’enjeu de ce livre est aussi, non pas d’accomplir le projet, mais d’en marquer la voie comme concrètement ouverte.

CHAPITRE III RÉFLEXIONS : PRISMES ET MÉDIATIONS Les pages qui précèdent ont mené jusqu’à situer, dans l’histoire de la discipline, la sociopoétique comme un rameau issu d’une confrontation entre les questions littéraires et la sociologie des champs, seule apte à rendre au mieux compte de la question des médiations. Et comme l’on vient de marquer que les bases théoriques de cette sociologie sollicitait des prolongements, il convient de spécifier ceux-ci maintenant. Non tant du côté de la théorie sociale : qu’il suffise à ce propos de souligner que la base théorique consiste à considérer toute société comme un ensemble organique structuré par les conflits qui y sont à l’œuvre, tant dans l’ordre des valeurs symboliques que dans l’ordre des valeurs matérielles. Mais bien du côté de l’épistémologie dans la recherche littéraire.

REFLETS ET PRISMES Comme on l’a évoqué au tout début de cette partie, la critique littéraire a copieusement, et de longue date, usé de la métaphore du reflet (variante : le miroir) pour représenter les rapports entre littérature et société. Cette métaphore appelle une analyse pleine de circonspection. Non parce qu’elle est une métaphore : nombre de concepts, dans toutes les sciences, les « exactes » comme les « humaines », se sont construits à partir d’un énoncé initial d’ordre métaphorique. Mais parce que ces notions à origine métaphorique, si l’on n’y prend garde, laissent du jeu dans leurs acceptions, et leur logique souvent se dévoie en des chemins qui n’ont plus grand-chose à voir avec la logique rationnelle nécessaire à une démarche qui se veut scientifique. Qu’il en aille ainsi d’une métaphore du reflet quand c’est Stendhal qui l’emploie, fort bien : images et connotations polysémiques sont bonne affaire de romancier, d’écrivain en général. Qu’il en aille encore ainsi quand elle se trouve sous la plume d’essayistes polémistes, idéologues et politiques, comme de Bonald ou Lénine 164, fort bien toujours :

l’essayisme est littérature, et ils ont besoin de faire image pour se faire comprendre et se faire croire. Mais beaucoup moins bien quand elle surgit dans les écrits d’un qui tente de conférer aux études littéraires des qualités de scientificité, et qui se veut d’une science positive. Tel est Lanson lorsqu’il écrit : « La littérature reflète la marche de la civilisation et en dessine les courbes. » Pourtant le même Lanson écrit ailleurs des choses telles que « (certaines institutions) déterminent des effets esthétiques qui n’ont avec elles aucune analogie visible » 165. Qu’est-ce qu’une « analogie visible » sinon une image, et quelle est l’image la plus conforme, sinon le reflet ? Lanson savait donc ne pas rester prisonnier de l’idée de reflet. Il savait que l’édition, les modes de production et de distribution des livres et ce qu’il appelle « le goût du public » influent sur l’esprit de l’écrivain et sur l’image qu’il donne de lui-même 166. Ce qui suppose bien que le jeu de reflets n’est pas si simple. Reste que l’idée de reflet est bien présente chez lui, et qu’elle le bloque dans sa pensée sociologique ; elle lui suffisait d’ailleurs, avec les quelques nuances et restrictions qu’il y apportait, puisque l’essentiel de ses préoccupations allait vers ce qu’il appelait l’autonomie de la littérature et qui était l’étude des genres, des thèmes et des sources. Il ne s’agit pas ici, je l’ai dit, de reprendre les critiques contre Lanson cent fois faites. L’histoire est ce qu’elle est. Ou alors il faut les reprendre à fond ! Ceux qui ont critiqué, attaqué le « lansonisme », et qui d’ailleurs l’ont ainsi nommé, l’attaquaient au nom de la part trop belle qu’il faisait à l’histoire, au lieu de se vouer tout entier aux structures décelables dans un texte envisagé comme une réalité close sur elle-même. Mais c’est la critique inverse qui me semble autrement pertinente : Lanson a eu le défaut de n’être pas assez historien et sociologue ! Il a entrevu les limites et défauts de la « théorie du reflet », mais n’en a pas poussé l’examen critique jusqu’au bout ; il s’est même arrêté très tôt en chemin, pour les raisons qu’on a vues. Regardons de plus près quels inconvénients présente cette « théorie ». Elle a pour premier défaut — que je ne suis pas le premier à observer 167 — de ne pouvoir être utilisée en toute rigueur : dans un miroir, l’image du réel est à la fois semblable et inversée dans certains plans (la droite prend la place de la gauche, et réciproquement). Donc le reflet est par essence trompeur : il semble strictement conforme, et il induit une logique différente en fait. Cela, au demeurant, à la condition que le miroir soit en bon état, bien plan, et d’un bon tain : sinon le reflet se brouille, pâlit en

certaines au moins de ses parties, comprend des zones d’ombres, et déforme le cas échéant les proportions. D’où des théories implicites de la littérature, qui sont assez redoutables pour peu qu’on y songe. La plus simple, qui semble aller de soi, est que la « bonne littérature » est celle qui donne un bon reflet : donc, une littérature d’exactitude et d’observation, toute soumise au réalisme, lequel, on le sait bien, est impossible en essence et ne donne au mieux qu’une illusion de réel. Mais il est des gens qui préfèrent des images plus fantaisistes, plus riches en « effets », donc des miroirs qui déforment, des reflets biscornus. L’idée du reflet mène ainsi à jongler entre portraits fidèles et caricatures, chacun trouvant après tout son possible compte puisque des conceptions diamétralement distinctes de la littérature ne sont pas incompatibles avec cette même idée, qu’elle sert en fait à valider les unes et les autres. Tout cela fait bien du vague, de l’à-peu-près, et il reste un vague reflet d’idée du reflet ; pas de quoi en faire une théorie. Il y a pis ! Pis que ces critiques formelles de l’idée de reflet sont les critiques essentielles. La critique essentielle, pour dire bref, est celle-ci : la moindre place que l’on fait à l’idée de reflet conduit à mettre sur le même plan des choses qui sont d’ordres (de catégories de réalité) différents, et à en briser la hiérarchie minimale que toute logique se doit de respecter. Qu’estce à dire ? Ceci : la formule selon laquelle « la littérature est le reflet de la société » conduit à mettre sur le même plan, dans le raisonnement, la littérature et la société. Certes on peut déployer là des trésors d’arguties, et dire, car tout de même cela saute aux yeux, que la société c’est grand et que la littérature, c’est plus petit, mais que c’est comme un miroir dans lequel, pour peu qu’il soit judicieusement placé, toute une pièce peut se refléter. Arguties, dis-je, car l’affaire n’est pas de dimensions, mais de statut : la société contient la littérature, et la réciproque n’est pas vraie ; la littérature pourra bien s’employer à donner des images de la société, discourir à son sujet, et en dire des choses essentielles, elle ne pourra la contenir : ni tout entière, ni dans toutes ses composantes ; les logiques de hasard, les alchimies de sentiments et d’intérêts, les effets de masses critiques, etc., aucun livre ne pourra jamais les reconstruire : il pourra au mieux faire comme si, c’est-à-dire implorer son lecteur de le croire, de se prêter au jeu, ou tenir le lecteur pour un croyant crédule... mais pas plus. Tandis que l’inverse !... Evidence ! La société contient la littérature, et « entre autres » ; la littérature est un fait social parmi d’autres, comme d’autres. « Comme »,

cela ne signifie pas « identique » aux autres, mais bien « inclus dans l’ensemble », au même titre que les autres composantes de la réalité sociale. Cela, les écrivains, les critiques, les éditeurs, les professeurs de lettres n’ont pas intérêt à le dire, même pas à le croire, et pas même à le penser : ils peuvent craindre d’y voir perdition de leur prestige, leur gagne-pain, de l’illusion de grandeur possible de leurs tâches et de leurs centres d’intérêt, ce qui les fait vivre, leur raison sociale, leur raison de vivre peut-être... Enfin... Ils finiront par l’y perdre, en fait, s’ils s’obstinent à jouer ainsi des croyances mythifiantes : que pour des raisons bien sociales (évolution des formations, des arts et modes et supports d’expression, des publics, des fonctions sociales des divers modes de création artistique) l’intérêt que la collectivité porte à la littérature vienne à diminuer, et la société ne s’embarrassera pas d’états d’âme pour mettre la littérature au rancard, ou dans un recoin. Alors que si l’on part de cette évidence que la littérature est un fait social on a quelque chance de concevoir l’évolution de ses formes et usages selon l’évolution des formes sociales. Mais si l’on abandonne cette dangereuse idée et pseudo-théorie du reflet, il faut l’abandonner tout à fait. Ne pas la reprendre de façon détournée sous les espèces des « homologies structurales » comme certains l’ont fait ; comme Goldmann l’a fait, par exemple. Car parler d’homologie structurale, ce n’est au fond que déplacer la même idée, l’impliciter un peu davantage, supposer qu’il y a des formes similaires quelque part en profondeur entre tous les phénomènes d’une même société, et que celles de la part artistique (ici la littérature) sont « à l’image » de celles de la structure sociale d’ensemble. Ce n’est encore que la même image de la « mise en abyme », où une petite partie donne un reflet du tout, « exprime » le tout... Abandonnant l’idée de reflet, reste un choix simple : ou bien l’on postule l’autonomie du texte, sa clôture sur lui-même, ou bien il faut trouver une autre hypothèse de mise en relation de l’ensemble des faits sociaux et du fait littéraire (œuvres comprises, dans leurs formes et contenus). La socialité des textes interdit que, sauf pour une étape du raisonnement si besoin est, on proclame comme théorie fondamentale leur clôture sur euxmêmes et leur indépendance des réalités sociales perçues comme simples contingences. Optons donc pour l’autre choix, celui qui tient la littérature pour une réalité sociale parmi d’autres. Si elle est une réalité parmi d’autres, elle est en dialogue avec d’autres. Donc elle constitue un lieu où circulent et se transforment, et se génèrent pour partie, les messages que la société,

toute société, produit, gère et consomme, et dont la façon dont elle les produit, stocke, gère et consomme fait l’une de ses caractéristiques essentielles 168. Alors on peut se représenter la littérature comme un prisme. Prisme au lieu de reflet, d’aucuns diront : nous voilà bien avancés ! Mais après tout, métaphore pour métaphore, la seconde vaudrait au moins autant que la première. Ce qui interdirait à tous ceux qui usent de la première de mépriser la seconde a priori : ce n’est déjà pas si mal, puisque cela les invite à écouter, ou plutôt à lire la suite. Mais il y a plus. Qu’est-ce, en effet, qu’un prisme ? C’est un corps, un ensemble structuré : la littérature l’est. Il peut être de diverses formes : la littérature l’est. Il a pour propriété de laisser la lumière le traverser mais, selon les formes et selon les matériaux utilisés, chaque prisme agit diversement sur la lumière qui vient en lui se réfracter. Tel laissera passer tous les rayons, que tel autre en arrêtera la majorité ; tel leur fera subir une grande distorsion, que tel autre les infléchira à peine, voire de façon imperceptible, etc. Affaire de matériaux (les diverses conceptions du littéraire selon les époques et les sociétés), et affaire de formes (les genres, leurs « lois », leurs traditions). Et le prisme a des vertus créatives : là où il reçoit une lumière blanche, c’est-à-dire en fait incolore parce que composite, il peut faire voir, révéler, les couleurs qui entrent dans cette lumière, ou certaines d’entre elles en tout cas ; vertu créative encore que de recevoir un rayon et de modifier ses trajectoire et direction, avoir un effet de « diffraction ». Vertu créative, enfin, que de renvoyer, le cas échéant, de la lumière, ou une partie du moins, vers le lieu d’où elle lui provient, en un effet de « réfraction ». Métaphore pour métaphore, celle-ci vaut bien l’autre, et elle est même plus rentable parce que plus riche de possibilités d’applications ; et que rien n’empêche un prisme d’avoir sur une de ses facettes une fonction partielle de miroir, imparfaite (puisqu’il laisse passer une partie au moins de la lumière, donc des images) mais suffisante pour qu’on discerne et reconnaisse les choses qui s’y reflètent, et que se combinent ainsi les différentes propriétés possibles du prisme et les avantages du miroir. Ah ! ce sera moins simple qu’avec la théorie du miroir... Mais si le rendement scientifique est plus élevé, la peine vaut sans doute d’être prise. Donc voyons de plus près ce que cela peut apporter, et si cela peut faire un concept.

MÉDIATIONS Il faut donc adopter l’idée, simple en elle-même mais parfois plus délicate à gérer dans ses conséquences, que le texte littéraire n’est un en-soi que par raisonnement, et non dans sa réalité effective ; que l’on peut l’envisager comme clos sur lui-même par une opération de l’esprit, momentanément, pour une étape de l’analyse, mais que l’analyse ne sera valide que si, et seulement si, elle restitue au texte et aux relations dans lesquelles il s’inscrit leur coprésence, et si, donc, au moment même où elle l’envisage comme objet clos, elle sait voir au sein de cette clôture tout ce qui relève du système de relations où il est pris. Soit, pour le dire autrement : le texte littéraire, et la littérature, ne sont pas des en-soi, ne sont donc pas une fin en soi — ce que les théories de l’art pour l’art et leurs avatars ressassent — mais appartiennent à une chaîne de phénomènes. On entre ainsi dans une problématique des médiations. Cette problématique n’est pas nouvelle. D’assez longue date, des sociologues de la littérature, et des historiens, ont remarqué que les liens entre le texte littéraire et les faits sociaux n’étaient pas directs, que le texte ne disait pas de façon immédiate et explicite à quels faits sociaux il se rattachait. Goldmann avait posé nettement la question et l’hypothèse de la médiation ; le concept de vision du monde lui servait à rendre compte de cela ; mais on a vu que son hypothèse de l’homologie structurale le conduisait à faire de la médiation une forme plus sophistiquée du reflet, un reflet qui se jouait plus « en profondeur », mais qui persistait dans une relation d’identité entre la littérature et le social. Les choses se présentent un peu autrement dès qu’on admet que le texte est inscrit dans une « chaîne ». En effet, les relations ne sont plus alors du seul ordre de la spécularité, du retour : le texte ne reçoit pas des déterminations ou des influences auxquelles il « répondrait », mais il est pris dans un triple mouvement. Il reçoit des influences — employons pour l’instant cette notion simple — et il y réagit, éventuellement par réponse ; mais il exerce à son tour des influences, sur d’autres aspects de la réalité sociale que ceux qui l’ont influencé ; et il y a enfin des phénomènes qui sont propres au texte, qui se produisent en lui et ne concernent que lui. Décrivons cela par un exemple très simple : Les châtiments de Hugo sont composés sous l’influence d’un événement politique, le coup d’Etat de

Louis-Napoléon Bonaparte ; mais ils ont exercé à leur tour une influence sur l’opinion publique, non seulement en fonction des idées politiques des lecteurs, mais aussi en fonction de l’image, de la conception que ces lecteurs se faisaient de la poésie, du poète, du rôle de l’une et de l’autre ; et en même temps les poèmes de Hugo ont leur logique interne, qui relève de la tradition où ils prennent place, celle de la poésie de polémique et de satire, et qui relève aussi de la logique du genre tel que Hugo le mobilise, des images et des rythmes qu’il y emploie, qu’il y inscrit selon ses compétences et inventions. Il va de soi, ou alors c’est que parler ne veut plus rien dire, que l’étude du texte doit rendre compte des trois aspects de ces phénomènes. D’aucuns diront — ont dit — que c’est vrai et fort bien, mais que le phénomène n° 1 (les influences subies par le texte) est d’ordre extra-textuel, et constitue ce que l’ont appelle d’ordinaire le « contexte de rédaction », que le n° 2 lui fait pendant en termes de « réception », et que ce sont les questions inscrites dans le n° 3 qui seules sont « proprement littéraire », et qu’elles échappent, celles-là, aux dimensions sociales du texte. Ce type de critique revient à nier toute « destination » au texte, à faire comme s’il était écrit sans devoir être lu, si le poète, l’écrivain, rédigeait pour lui-même, ou, selon une formule que l’on entend assez souvent, il « écrivait pour écrire »... Ce ne peut être si simple en fait. D’une part, à l’évidence, nombre de textes littéraires, considérés comme tels, sont rédigés selon un but précis repérable : l’exemple ci-dessus suffit à le prouver, puisque Hugo y mène une action polémique, vise à combattre le nouveau régime politique, donc adresse à ses lecteurs un appel. Tous ces textes à buts explicites d’action, s’ils sont bien pris en compte parmi le corpus littéraire, constituent une fraction énorme de ce corpus ; même avec un raisonnement simple, limité à leur cas, ils attestent que la question du lien entre les influences, la réception et les formes est inéluctable pour tout cet ensemble. Car, s’il faut expliciter encore davantage, pour de tels textes, les phénomènes les plus « internes » sont bien, inéluctablement, liés à la production et à la réception : c’est selon le but poursuivi (polémiquer, convaincre, instruire...) que les données formelles et sémantiques du texte sont gérées. Raisonnons un instant par l’absurde. On peut imaginer que les tenants de la clôture du texte, devant ce constat, répondent que soit, et qu’ils concèdent aux sociologues des compétences pour les textes à visée d’action et de prise de position, et se replient sur les autres, c’est-à-dire en pratique la fiction. Et

même sur une partie seulement de la fiction, car Candide, pour n’en citer qu’un, est bien une fiction polémique... Ils admettraient donc qu’il y aurait deux littératures, une ouverte et l’autre close, et que leur compétence spécifique ne porterait que sur la « close ». A moins d’évacuer Candide, Les châtiments, et leurs semblables de « la littérature », ce serait déjà une modification considérable de toute doctrine sur la clôture absolue du texte... Nous avons raisonné là par l’absurde : les tenants de la clôture du texte disent bien que ce n’est pas un corpus qu’ils désignent, mais des phénomènes vrais dans tout texte littéraire. Et ils ont raison... S’il y a bien des phénomènes vrais pour tout texte littéraire, ce qui est vrai de Candide doit l’être aussi de Bérénice, et réciproquement ! Ce qui implique donc pour tout texte qu’il y a une concaténation d’actions dans lesquelles le texte se trouve pris, et qu’il se constitue par son inscription dans cette concaténation. La question des médiations mène ainsi à celle de la pragmatique du texte littéraire, au sens où la pragmatique est constituée par l’action de langage (action qui « engage » l’énonciateur et s’exerce sur le destinataire), et où la discipline correspondante consiste à étudier comment le langage agit. Or, faut-il le rappeler, il n’y a d’action possible par le langage que dans la mesure où celui qui emploie le langage est doté d’un pouvoir qui le rend capable d’agir par là : si je dis à quelqu’un que je le condamne à mort sans être juge d’assises ou patriarche antique ou parrain disposant de tueurs à mes ordres, mes paroles relèvent de l’invective, mais n’ont pas d’efficacité pragmatique, et celui que je menace ainsi pourra en rire, ou me claquer le bec (... aussi ne voue-je jamais quiconque à mort ou quelque autre avanie). Et ce qui confère pouvoir de langage (au langage et à ceux qui agissent par la parole) tient dans les effets d’institution. C’est par l’idée qu’il y a une valeur de référence, commune aux deux interlocuteurs, admise par eux et vérifiable, que le langage prend pouvoir. Que cette valeur de référence soit d’un instant et d’une situation (un fort en imposant à un faible par exemple) ou, le plus souvent, qu’elle soit inscrite dans les codes culturels, y compris dans leurs dimensions inconscientes 169. Et ce, bien sûr, jusques et y compris en littérature : si Hugo a une efficacité quelconque quand il écrit contre « Napoléon le petit » et appelle aux « châtiments », c’est qu’il doit y avoir, chez lui et chez ses lecteurs, certains de ses lecteurs, l’idée que ce qu’il dit, et la façon dont il le dit, et le fait qu’il le dise, se fondent sur un ordre de valeurs auquel lui tient, et auquel ces lecteurs tiennent aussi s’ils

reçoivent son texte d’une façon favorable, ou qu’ils rejettent, s’ils le reçoivent défavorablement. Et le texte, s’il a une quelconque efficacité, c’est-à-dire s’il est recevable et reçu le cas échéant par un public, « gère » forcément ces conditions, les gère dans sa texture même. Se trouve alors posée la question du dialogisme inscrit dans le texte. Cette question, nous la formulerons par la thèse des anticipations croisées. L’énoncé en est fort simple : tout auteur, quand il écrit, anticipe sur les effets que la lecture produira, et les profits (succès de librairie et profits financiers, succès de prestige et gains symboliques, etc.) qui peuvent en découler pour lui. Il anticipe y compris de façon en partie largement inconsciente, par flair, par intuition, sans même s’en rendre compte souvent. Tout lecteur, de son côté, en s’engageant dans une lecture escompte des effets, des profits de cette lecture (savoirs, plaisirs, passe-temps, etc. ; peu importe pour l’instant la nature exacte de chacun de ces profits). Et la signification se joue aux carrefours de ces deux anticipations. Le lecteur fait son escompte, consciemment ou non, selon ce qu’il a comme image ou idée du genre, de l’auteur, du sujet... Et l’écrivain de son côté fait son escompte selon les images, idées, fantasmes qu’il a de ses lecteurs possibles, du genre, de lui-même, de l’image qu’il pense être la sienne et de celle qu’il a le désir de donner (ou plus exactement d’avoir, car il ne fait que solliciter du public la construction d’une image de lui-même, que lui peut proposer, mais que seul le public validera le cas échéant). La pragmatique littéraire réside dans la « gestion » de ces anticipations croisées. Ces anticipations, sans lesquelles l’échange littéraire n’est pas possible, puisque le texte littéraire est d’une logique de la différance, de l’aléatoire et de l’esthétique, ne peuvent se fonder que sur les dimensions institutionnelles de ces textes littéraires. Il faut que le texte soit reconnu comme potentiellement intéressant (par quels processus peut-il l’être-, nous le préciserons plus loin) pour que le lecteur s’engage dans sa lecture. Et les indicateurs les plus fondamentaux à cet égard sont le genre (qui est un code institué) et la réputation de l’auteur (que les institutions de la vie littéraire comme la critique, les prix, les académies, etc., établissent), donc des institutions. Or les institutions sont réalités éminemment sociales. Et si les logiques ci-dessus décrites sont vraies pour tout texte littéraire — sans quoi c’est la notion même de littérature qui se trouve invalidée — l’étude sociologique a à connaître de toute littérature. Cela n’annule pas le rôle d’autres disciplines : il est bien indispensable de décrire les structures

narratives, par exemple (ce n’est qu’un exemple parmi d’autres). Mais cela justifie, et c’est le seul but du présent propos, que l’étude sociologique est pertinente pour tout écrit littéraire, dans la mesure où elle envisage les effets de médiations en jeu dans le texte même tout autant que dans sa mise en circulation et sa réception. C’est à partir d’une telle base de réflexion que la question des médiations peut être posée de façon pertinente. Ces anticipations croisées sont la manifestation concrète, dans le texte, du fait que celui-ci appartient à une chaîne. Marc Angenot, en étudiant le discours social, donne à voir l’aspect discursif de cette chaîne 170. C’est un aspect primordial, mais non le seul : primordial parce que le texte est discours, et, par sa socialité fondamentale, discours social ; non le seul, parce que le texte littéraire entre dans une série de corrélations économiques, matérielles (le livre est un objet, la littérature est à support écrit ou oral, l’œuvre théâtrale doit être jouée pour exister...), symboliques (elle traite d’idées, de croyances, de goûts...). L’étude des enchaînements permet de spécifier les médiations, et par là-même les effets de prisme. Comme les relations ne se font pas en un seul sens (comme le voudrait la théorie du reflet), mais en deux au moins (réaction à des faits sociaux, discours pour des lecteurs ou auditeurs, spectateurs), il ne saurait y avoir une seule et unique médiation. C’est sur ce point, en particulier, que l’on voit le manque à gagner subi par l’analyse sociale du littéraire quand elle a été le fait de « littéraires » ou de philosophes qui n’avaient pas une expérience suffisante de la sociologie : ils n’avaient pas une assez forte conscience que les réalités sociologiques sont différentielles ; entendant « sociologie » et « société » de façon relativement simple, ils cherchaient des traits collectifs identiques, au lieu de percevoir que la structure sociale se définit par les conflits qui se jouent autour des biens ou des traits communs. Goldmann, là encore, est à la fois allé déjà fort loin, et significatif des apories à redouter. Il est allé loin, dans le Dieu caché (on ne peut mettre sur le même plan ses travaux sur le roman moderne), parce qu’il a tenté de prendre en compte la situation et la vision du monde d’un « groupe » social précis, et non d’une classe entière ; mais il n’est pas allé assez loin, parce qu’il postulait qu’une fois une hypothèse construite à propos du groupe, les traits par lesquels un individu se différencie à l’intérieur du groupe de référence étaient des données contingentes et accessoires, peu significatives pour l’œuvre ; alors que la logique différentielle est vraie à tous les échelons de l’analyse.

Il ne saurait donc y avoir une seule et unique médiation, mais un jeu complexe des médiations, le texte littéraire lui-même constituant, tout entier, une médiation : il est un prisme, un ensemble médiateur comme tel. On peut maintenant reprendre l’idée des effets de prisme en précisant quels effets de médiation ceux-ci constituent.

EFFETS TEXTUELS DE PRISMES Prétendre donner une théorie complète serait ici prématuré, puisqu’elle est en cours de constitution par les réflexions que l’on expose et par les essais de vérification qui vont suivre. Du moins s’agit-il de donner une théorie suffisante. J’en reprends une première esquisse rédigée il y a quelques mois 171, en la modifiant et précisant selon que de besoin. La liste qui suit vaut donc comme un inventaire des principales facettes du prisme qu’est l’œuvre littéraire. On peut désigner comme premier le prisme de la langue. Premier dans l’ordre logique : tout texte est avant tout un fait de langage. Premier dans l’ordre chronologique : chaque littérature constitue ses modèles, traditions, corpus, en se légitimant comme discours d’une langue qui elle-même se légitime par là ; dans le cas français, de plus, la référence littéraire a fourni le modèle de référence à la norme linguistique 172. Premier dans l’ordre social : la langue est l’institution la plus sociale qui soit, et la base qui fait qu’une communauté se perçoit comme telle. Que la langue soit en elle-même un prisme, à travers lequel le réel se diffracte, les linguistes l’ont montré depuis longtemps, et les problèmes de traduction l’attestent : chaque langue n’opère pas les mêmes cadrages du réel. Mais cet aspect-là de l’effet prismatique ne concerne pas en propre l’étude littéraire, ni au sein de celle-ci le travail des sociologues : cela incombe aux linguistes, puisque cela est vrai pour toutes les productions langagières. En revanche, il est des dimensions de l’effet prismatique de la langue qui engagent bien, et directement, le travail littéraire et sa perspective sociologique. Ces dimensions sont au nombre de deux. La première est d’ordre historique : longtemps, la question de la langue a été primordiale en matière littéraire, en France. Le français n’étant pas établi en langue unifiée, au plan national, ni légitimée, au plan culturel (la langue « savante » était le latin), les littérateurs étaient confrontés à la nécessité d’une double

justification : celle de la langue qu’ils employaient (le français au lieu du latin, ou de l’occitan, etc., ou l’inverse), et celle de la catégorie particulière de français qu’ils réalisaient dans leurs écrits. La deuxième est d’ordre formel : elle a été signalée, au plan le plus général, par R. Barthes lorsqu’il évoquait tout ce que la langue impose, allant même jusqu’à dire que la « langue est fasciste »... 173 ; disons plus benoîtement, mais non moins attentivement, que comme au sein du code linguistique français, divers registres et niveaux de langue sont disponibles, leur emploi spécifie un type de discours, un type de prise de position, par ce que chaque registre permet, empêche et impose de signifier. Ces deux dimensions de la problématique ont évidemment des enjeux stylistiques. Mais elles ont des enjeux sociaux : adopter un code linguistique, et en son sein un registre, comme base légitime de l’écriture littéraire, c’est désigner une catégorie de destinataires possibles, ceux qui ont la maîtrise de ce code et de ce registre, et qui partagent la même prise de position, à savoir de les considérer comme légitimes quand cela ne va pas de soi. P.V. Zima, en proposant la notion de « sociolecte » 174, offre un outil qui pourrait rendre assez bien compte de ces phénomènes, s’il en donnait une définition assez nette. Mais il entend l’idée de sociolecte de façon trop extensive, quand il suppose que chaque classe ou formation sociale a sa façon propre de mobiliser le langage, alors qu’il y a des zones communes très larges et une lutte à partir de ces bases communes : la question de l’analyse différentielle resurgit là ; et il l’entend de façon trop peu historique, ne distinguant pas les différences de cette problématique selon les états d’évolution du champ littéraire. Plutôt que de systématiser l’outillage conceptuel par le recours constant et unique au sociolecte, mieux vaut considérer que cette dimension de l’analyse sera à prendre en compte à proportion des deux aspects ci-dessus indiqués, ou à laisser en second plan dans l’investigation sociologique lorsqu’il s’agit d’usages de la langue commune qui relèvent des compétences des linguistes, auxquels il conviendra alors de référer l’analyse pertinente. Pour le détail des procédures éventuelles, il sera spécifié plus loin. Le champ littéraire lui-même, pris dans son ensemble, constitue la médiation cruciale entre l’œuvre et les autres dimensions de la réalité sociale. P. Bourdieu, qui a le premier énoncé cette proposition, a donné là à la fois toute sa cohérence à la notion de champ, et une piste d’étude de

première importance ; on peut cependant s’interroger sur l’extension exacte qu’il donne à sa proposition : en effet, il semble prendre surtout en ligne de mire l’enchaînement que j’appelais plus haut celui de l’influence (la société agit sur l’œuvre par la médiation du champ) et moins celui de la textualité en ce qu’elle a de plus interne. Or la logique du champ se manifeste aussi dans la facture même de l’œuvre. Historiquement, le champ littéraire n’a pas toujours existé, la littérature n’a pas toujours eu une autonomie telle que l’on puisse en parler en de tels termes ; son développement, son existence même, sont inégaux selon les aires culturelles : parler en termes de champ n’est pas possible en tout temps et en tout lieu 175. Il y a donc des siècles entiers, et nombreux, où les liens entre la littérature et la société ne passent pas par une telle logique : des origines jusqu’au milieu du XVIIe siècle, l’influence du social sur le littéraire, et le discours littéraire, sont moins médiatisés, et le sont autrement, que depuis ; nous y reviendrons. Mais pour les trois siècles et demi qui constituent la période où s’est réalisé l’essentiel, au moins du point de vue quantitatif, de la littérature française, cette médiation par le champ littéraire est bien cruciale. L’œuvre ne parle pas directement du social, ni ne parle directement à la société, mais elle parle selon ce que les structures du champ, au moment de son énonciation, permettent, imposent et interdisent. Ce sera un second aspect de l’analyse, pour toute œuvre relevant des périodes historiques concernées. Il convient d’ajouter que la problématique précédente, celle de la langue, s’inscrit elle-même dans la logique du champ, ou dans la logique induite par l’absence d’autonomie du littéraire. Là encore, les modalités propres de l’étude seront spécifiées un peu plus loin. Le genre utilisé constitue à l’évidence un troisième prisme, ou une troisième facette du prisme de chaque œuvre (chaque facette est par ellemême un petit prisme dans le grand). L’idée que le genre forme un prisme est des plus évidentes à saisir : chaque genre à ses normes, ses « lois », ses traditions, ne traite pas de n’importe quel référent que ce soit mais privilégie certains sujets ; il ne s’adresse à ses lecteurs qu’en fonction de tout cela, et constitue de plus, en soi, un code qui désigne une ou quelques catégories de destinataires privilégiés. Mais en même temps, la notion de genre est difficile à définir et, on l’a vu, elle est historiquement variable. Ces difficultés sont identiques pour

toute démarche d’étude, qu’elle se veuille sémiotique, psychanalytique, sociologique, etc. Elle n’est pas pire pour le sociologue que pour les autres, et elle est relativement plus complexe mais peut-être intrinsèquement moindre : pour le sociologue en effet, le genre littéraire n’est pas un en soi, mais une modalisation particulière de genres qui parcourent l’ensemble des modalités sociales de l’énonciation, et il peut donc les référer à l’extension des catégories sociales qui en font usage, et aux fonctionnalités de cet usage. Le premier sens de la « sociopoétique », plus haut défini, rend compte de cette dimension. L’auteur par lui-même est un prisme. Cette assertion suppose une prise de distance à l’égard de certaines théories, implicites ou explicites de la littérature. Ceux qui voient dans les grands auteurs des « grands génies » qu’il faut reconnaître, fréquenter et connaître, et dont la valeur tient à leur génie même qui fait d’eux des « fins en soi » de l’étude les envisagent non comme des prismes, mais comme des voyants, comme les détenteurs de vérités supérieures. Aussi auront-ils probablement quelque réticence à la proposition ici énoncée. Sauvons du temps en épargnant des débats polémiques quand ils ne sont pas indispensables : envisageons les auteurs comme des prismes, et ceux qui veulent que ces prismes révèlent des vérités supérieures les regarderont comme telles, rien ne les en empêchera, pour peu qu’ils admettent qu’il y a quelque écart entre les propos d’un écrivain et la doxa de son temps et de son milieu. Mais que signifie la formule « l’auteur est un prisme » ? Elle recouvre deux sortes de réalités, liées quoique distinctes. D’une part, elle désigne l’imaginaire, la psyché individuelle de l’écrivain (et de tout artiste). D’autre part, elle implique une dimension proprement sociale : les formes et contenus des écrits d’un auteur sont fonction de sa position dans le champ littéraire et dans le champ social, et varient selon sa trajectoire. En donnant une œuvre, il construit (Lanson l’avait déjà vu) une image de lui-même, et au fil des œuvres suivantes, cette image se confirme ou évolue : on attend de Gide qu’il « fasse du Gide », et qu’en même temps il soit ni tout à fait un autre, ni exactement identique au fil de ses livres (et idem pour tous). Il conviendra donc de faire entrer la question des trajectoires sociales et littéraires dans le fil de l’analyse. De ce qui concerne la psyché, les études psychopsychanalytiques ont à connaître, bien sûr ; mais la sociologie est sollicitée aussi, car la psyché d’un individu est liée à l’image sociale qu’il a,

ou veut avoir, ou veut donner, de lui-même, et plus encore quand il s’agit d’un « personnage social » ; or l’écrivain est un personnage social. Outre ces quatre prismes fondamentaux, en est-il d’autres ? Dans une première réflexion sur ce sujet, j’y joignais les questions de thèmes, sujets, modes : les topiques, les lieux communs, d’un temps ou d’un mouvement littéraire. Je ne le ferai plus aujourd’hui. En effet, ces questions relèvent d’une double perspective : d’une part, elles peuvent caractériser un état du champ littéraire (ou de son absence) ou d’un genre, d’autre part, elles peuvent relever des prises de position que constituent les textes, donc elles rejoignent la question de la psyché de l’écrivain et de sa trajectoire. De sorte que ces aspects proprement sémantique entrent eux-mêmes dans l’une ou l’autre des grandes problématiques envisagées ci-dessus. Leur connaissance est essentielle, mais elle ne peut se construire que peu à peu, à partir des rubriques ci-dessus, et, une fois construite, elle pourra éclairer les enjeux d’idéologie, de ce que M. Angenot nomme le « Discours social ». Ces diverses composantes du prisme littéraire ont été exposées là dans un ordre fondé sur la commodité de la présentation. Mais il va de soi qu’elles se donnent à saisir par le lecteur en un seul bloc, le texte. Il n’y a donc pas un ordre chronologique qui imposerait celui de leur examen. En fait, chaque configuration peut dicter son propre ordre : quand Descartes emploie le français dans son Discours de la méthode en un temps où le propos scientifique et philosophique se faisait usuellement en latin, il convient de voir en premier les enjeux du prisme linguistique ; mais quand on travaille sur un texte contemporain, celui-ci est moins immédiatement perceptible et significatif, etc. La question de l’ordre des « facettes » du prisme relève donc des questions de méthode, et non des réflexions théoriques de départ ; nous verrons plus loin qu’en bonne logique méthodologique, la règle générale est de procéder en allant du plus simple au plus complexe, du plus « petit » au plus « englobant″.

EFFETS DE PRISMES A LA LECTURE : LA RHÉTORIQUE DU LECTEUR Les diverses instances examinées ci-dessus sont situées du côté du texte et de sa production ; mais la logique des anticipations croisées leur fait prendre sens en fonction d’un espace de la réception. Celle-ci présentera des aspects quelque peu différents selon qu’il s’agit de textes transmis par

l’écrit ou par l’oral, et selon les formes de cette transmission : à l’oral, un spectacle de théâtre et une nouvelle radiophonique, par exemple, ne suscitent pas les mêmes perceptions ; de même à l’écrit, la lecture d’une œuvre intégrale ou d’un fragment... Cependant, ces différences ne sont que d’un rang secondaire par rapport au fait majeur : la réception n’est pas une opération abstraite, et elle n’est pas non plus une opération qui suivrait docilement les indications de lecture suggérées par le texte ou par la critique. Pour rendre compte des spécificités concrètes de la réception, on se fondera sur les actes de lecture, qui en constituent la forme où les effets de communication différée et aléatoire sont les plus forts. Et pour décrire les manières réelles de lire, on utilisera le concept de rhétorique du lecteur 176. De même qu’il y a des codes et règles pratiques pour la production des textes, dont la rhétorique est la description générale et la poétique la description pour la part proprement générique, de même, il y a des codes et règles pratiques de la réception des textes. Mais non des règles abstraites ou théoriques : des régularités concrètes, qui déterminent la construction du sens par les lecteurs. La rhétorique du lecteur comprend cinq phases ou aspects : 1/Le choix du texte à lire. On le désignera comme la phase d’élection du texte. Elle correspond à ce qu’est du côté de la rhétorique de la production l’étape de l’invention (inventio) où le rhéteur choisit « ce qu’il va dire », cherche et trie ses sujets, sa matière. 2/La mise en place d’une façon d’aborder la lecture. On la désignera comme l’orientation. Il s’agit là du moment où se décident des objectifs de la lecture, qui en déterminent les modalités et la progression (par exemple : lire pour apprendre, ou lire pour passer le temps). Cela correspond du côté de la production à la phase de la disposition (dispositio) où l’auteur établit l’ordre de son propos, son plan, sa manière de progresser en fonction de ses buts. 3/La façon de construire le sens dans le détail. Il s’agit alors d’une phase correspondante à celle de l’élocution (elocutio) rhétorique, la mise en mots, en phrases, en paragraphes : le lecteur de son côté reprend et recompose, dans sa logique et son langage, ces formulations des énoncés. On désignera cette phase comme celle de la transposition lectorale. 4/Il y a, dans la lecture, une action concrète, matérielle (lire d’un trait tout un texte, ou bien s’interrompre de nombreuses fois, lire à haute voix ou

silencieusement, etc.) qui correspond aux faits et gestes de celui qui produit le texte (les inflexions de voix, mimiques et poses de l’orateur ; l’utilisation de caractères variés, d’illustrations, de notes, etc., dans le cas des textes écrits), bref à la matérialité même du texte (l’actio du côté de la production). 5/Enfin, il y a une intervention de la mémoire, ou mémorisation, au fil de la lecture (memoria du côté de la production) qui elle aussi influe sur la composition du sens : il suffit de songer aux nécessités des « résumés des épisodes précédents » dans les feuilletons pour voir la pertinence de cette catégorie. Ces cinq aspects ou phases de la rhétorique du lecteur ne s’échelonnent pas de façon distincte et selon une succession constante, dans la réalité de la lecture. Ils interviennent entremêlés (ex. : des difficultés devant le langage utilisé dans un texte, donc dans la transposition, peuvent susciter des retours en arrière, qui relèvent de l’ « action », etc.). Mais il est utile et nécessaire de les distinguer dans leurs statuts, pour permettre une description correcte du processus. Celui-ci, en effet, a pour caractère principal de manifester que la lecture n’est pas « libre ». Ceci, non pas au sens où elle serait entièrement tributaire de la logique du texte lu ! Non, au contraire (et ce point est capital) : si le lecteur était entièrement « libre », il pourrait se vouer tout entier à la quête de cette logique, et aurait quelque chance d’y parvenir. La lecture n’est pas « libre » en ceci qu’elle est soumise à toute sorte de déterminations psychologiques individuelles (à quoi rien ne peut grand chose) et collectives (qui sont, elles, au cœur de la problématique). Un instant de réflexion sur la réalité des pratiques suffit à en montrer les enjeux. Comment choisit-on les textes que l’on lit (quand il s’agit de textes littéraires) ? Le hasard et le libre choix bien informé n’ont pas grande part à l’affaire ! On lit ce que les programmes scolaires imposent, que les profs prescrivent, ce dont la critique bruit, dont nous parlent des amis... Et on ne lit pas de la même manière selon qu’il faut décortiquer une page pour en faire une « explication de texte », parcourir un livre afin de savoir un peu ce que c’est pour n’avoir pas l’air trop inculte en société, ou pour y quêter un plaisir que le bouche à oreille ou l’institution nous ont annoncé comme de qualité... En ce qui concerne la « transposition », les questions que soulèvent les textes en traduction, les textes d’une langue déjà vieillie, les niveaux de langue difficiles d’accès selon les compétences linguistiques de

chacun, disent assez que le sens ne se transmet pas dans des conditions de félicité, d’ordinaire, et les schèmes de pensée, selon les milieux et les époques, viennent injecter là encore plus de difficultés. Pour l’action de lire, et pour la mémorisation, on les a évoquées il y a un instant. Abrégeons, en revenant à ce qui fait le cœur de l’affaire : lire n’est pas une capacité naturelle à l’humain, mais bien une compétence acquise, qui s’inscrit dans l’ordre des habitus. De ce fait, lire est en soi un acte éminemment socialisé, et en tant que tel tributaire de tous les aléas de quelque pratique sociale que ce soit. Le lecteur apte à « se donner » au texte tel qu’il est, et en retrouver « le fil » est un mythe littéraire, une sorte de lecteur idéal, qui ne serait qu’un double de l’auteur... « son semblable, son frère »... Et non seulement la rhétorique du lecteur est une réalité sociale, mais elle est, en toute logique, en tant que telle une réalité collective différentielle. C’est-à-dire qu’il existe des groupes et des classes de lecteurs, et pas uniquement des lecteurs individuels ou un modèle unique du lecteur ; et ces groupes et classes de lecteurs, analysés selon leurs habitus, ne recoupent pas exactement les groupes et classes sociales, mais peuvent former des mixtes entre catégories sociales ou socioprofessionnelle et catégories culturelles. De ce fait, l’analyse en termes de rhétorique du lecteur apporte deux dimensions majeures à une sociopoétique. D’une part, elle permet des études de sociologie de la réception effective, une structuration des recherches et enquêtes sur la lecture (qui en ont souvent manqué, et par là même, souvent manqué en partie leur but), ce qui peut procurer une connaissance effective du « marché » littéraire, des vrais lecteurs, et des « vrais » horizons d’attente. D’autre part, elle permet de rendre opératoire l’analyse des anticipations croisées : les lecteurs et les lectorats anticipent sur les propriétés des textes en fonction de leurs rhétoriques de lecteurs, et non de façon abstraite ou d’une façon qui ne serait déterminée que par les propriétés théoriques des textes et genres ; et les scripteurs — donc : les textes — dans la façon dont ils construisent les figures de leurs destinataires ne bâtissent pas sur de l’abstrait ou du théorique, mais (l’imaginaire se nourrit de concret, faut-il le rappeler ?) sur les réalités de la rhétorique des lecteurs, plus ou moins confusément, plus ou moins consciemment perçues. Il y a là le cadre fondamental d’une sociopoétique complète, qui inclut aussi une sociopoétique de la réception. Ce qui implique l’existence d’une poétique de la lecture : autrement dit, de codes de la lecture qui sont des genres de lectures ne concordant pas

exactement avec les genres de l’écriture. On le nommera des lectogenres 177. Chacun qui est passé par l’école en France en connaît, par expérience directe, un exemple net. On y est familier en effet avec des œuvres théâtrales étudiées en tant que textes écrits et non plus en tant que textes dans un spectacle : Molière est en tête, depuis longtemps, des écrivains qui fournissent lectures expliquées et lectures suivies 178. Cette pratique, qui n’a rien d’illégitime en soi (ces écrivains ont bien publié leurs textes de pièces) et qui de toute façon est un fait, instaure inéluctablement un changement de perception (du spectacle à la lecture) et par là un changement de genre de réception. Ce qui n’est ni un bien ni un mal (le jugement de valeur n’est pas de mise dans l’affaire), mais qui suppose qu’on prenne en compte ce changement de « genre » si l’on veut faire une analyse correcte de la signification que ces textes reçoivent de cette communication et de cette réception-là. Non seulement le public est différent du public pour lequel ces œuvres ont été conçues (donc du destinataire qu’elles portent inscrit dans leur facture même), et par conséquent différents ses horizons d’attentes, mais encore les modalisations de la réception étant différentes, la direction donnée au sens des textes (le « sens du sens ») s’ordonne autrement. Lectogenres et Rhétorique (s) du lecteur apparaissent donc comme des concepts aujourd’hui nécessaires qui permettent d’envisager une sociologie des textes littéraires apte à corréler production et réception, comme étant chacune escompte de l’autre ; un sociologie apte dès lors à saisir l’ensemble du processus de la signification et de la distribution du sens.

CHAPITRE IV DÉMARCHES ET MÉTHODES, I : L’INSTITUTION DU TEXTE DÉMARCHE Il n’est en fait que deux démarches possibles : partir des textes, ou partir d’un réel social supposé connu. Toutes les démarches sociologiques antérieures à la sociologie du champ littéraire procédaient en partant d’un réel extra-textuel supposé connu. Même Lanson ne voyait dans les dimensions proprement sociologiques que des influences plus ou moins grandes (Nietzsche avait été plus conséquent en cherchant dans les textes mêmes le moyen de construire ses hypothèses de sens), Escarpit après lui ne faisait pas autrement. Et chez Goldmann la construction de la « vision du monde » se fait avant d’aborder l’analyse interprétative des textes littéraires ; l’usage qu’il fait de la correspondance de Barcos donne à penser que les textes non littéraires lui fournissent le moyen d’une sorte de certitude dont les œuvres sont ensuite comme des lieux d’application. Soyons net et bref : il ne saurait être question de suivre une telle démarche déductive (du type : les jansénistes ont une vision tragique du monde, Racine est janséniste, donc Racine a une vision tragique du monde). Les raisons de refuser une telle démarche sont simples. D’une part, elle suppose l’histoire connue, qui souvent ne l’est guère, ou pas de façon certaine. D’autre part, elle minimise de fait l’autonomie du littéraire. Elle relève de la logique du « reflet », déjà critiquée. Dans le pire des cas, elle fait tautologie : l’hypothèse historique se construit souvent à partir de la lecture des documents et textes du passé, et des œuvres littéraires en particulier ; si bien que des thèses nées de cette lecture seraient ensuite appliquées et vérifiées aux œuvres mêmes qui les ont suscitées... Nous privilégierons donc la démarche inductive. Celle-ci a pour propriété principale de partir des textes, de les explorer selon les perspectives prismatiques énoncées ci-dessus, mais en ne

supposant rien de connu, d’établi d’avance. A partir d’eux, elle suscite des questions sur l’état de langue, sur les structures du champ, des genres, sur les trajectoires sociales des écrivains. Et à partir de cela elle suscite des hypothèses et des questions sur la société et son état historique. La science historique apporte parfois les réponses ; et, parfois, la littérature a la vertu de faire apercevoir des questions que l’histoire n’a pas encore résolues. Elle retrouve ainsi son statut de discours singulier, qui prend des cheminements hors des voies ordinaires, et qui est une autre forme d’exploration et d’appréhension du monde. Bien entendu, procéder de façon inductive ne signifie pas que ces degrés de l’analyse soient parcourus de façon linéaire : la dialectique suppose qu’à chaque étape des hypothèses prennent forme, que l’on vérifie par retour au cœur du texte, et qui modifient et enrichissent les possibilités de compréhension de celui-ci. Compréhension est bien le terme adéquat, soulignons-le pour finir sur ce point : les habitudes de la critique littéraire sont trop ancrées dans une logique consistant à expliquer et juger ; or expliquer se fait en général en rapportant le texte à un référent supposé connu, et, on vient de le voir, ce n’est souvent que déduction hasardeuse ; juger se fait en rapportant le texte à une échelle de valeurs de références, mais qui risque bien d’être arbitraire — même quand, comme on fait maintes fois, on se donne comme garant l’effet de tradition, disant que ce texte vaut beaucoup parce qu’il est de longue date considéré comme chef-d’œuvre par beaucoup de gens, et que donc son auteur est génial... en oubliant que ce n’est pas l’unanimité, ni un pouvoir objectif qui a décrété la qualité du chef-d’œuvre, et le génie de son auteur, et que ces qualifications-là sont elles-mêmes historiquement variables...

MÉTHODES : DU CONCEPT D’INSTITUTIONS Ces principes et démarches que l’on vient de dégager, on pourrait les appliquer en se fiant à la logique, au bon sens, aux protocoles usuels de la procédure scientifique, et on aboutirait sans doute à des analyses de fort bon aloi. Il peut cependant être à la fois légitime et prudent de préciser les procédures. Celles-ci feront intervenir des outils conceptuels, qui doivent être eux-mêmes spécifiés ; mais il s’agit de bien distinguer des opérations qui se situent dans des niveaux différents de l’analyse, de ne pas placer dans

un même plan ce qui relève de la théorie, ce qui relève de sa mise en jeu, et ce qui appartient à l’ordre des procédures suivies : les « littéraires », dont nous sommes, ont trop souvent tendance à jongler sans s’en rendre compte avec ces plans différents, et cela entraîne toute sorte de confusions, ou d’àpeu-près, que l’on tente, ici, dans toute la mesure du possible, d’éviter. Du caractère intimement institutionnel de la littérature... La communication littéraire ne se fait que dans la mesure où s’établit entre le texte et ses récepteurs un « pacte » ; le fait est bien connu. La réflexion minimale qui s’impose dès lors porte sur le caractère institutionnel particulier qui est celui de l’échange littéraire. Cet échange, en effet, n’a de raison et de possibilité d’être que si s’établit ce pacte instituant, qui n’est pas « motivé » de l’extérieur du texte comme l’est une note de service, ou un cours, ou un mode d’emploi, etc., ainsi qu’on l’a vu au chapitre initial. Il faut, en un mot, que le texte littéraire assume ses logiques de l’aléatoire, de la « différance », et de l’esthétique. Sans cela, qu’ai-je à faire de celui-ci qui dit en alexandrins ses opinions politiques ? et de celui-là qui met sa philosophie en récit ? Que n’emploient-ils l’un le langage du politique, l’autre celui de la polémique philosophique ? Ces bizarreries, ces décalages qu’ils me proposent, je les accepte parce que j’admets que c’est une convention qui peut permettre de gagner quelque chose. Quoi ? La lecture le dira. Mais d’abord il faut que lecture il y ait, et pour cela que le pacte s’établisse. Donc que lecteurs et auteurs « y croient », entrent dans le jeu ; l’instituent comme jeu. A certains égards, l’institution de la littérature s’affirme fortement aujourd’hui dans des lois et règlements : la législation française prévoit une scolarisation obligatoire, et les programmes scolaires font une large place à l’enseignement littéraire. Aussi l’institution littéraire est juridiquement en position forte en France, alors qu’elle y est en position économique assez incertaine comparativement à d’autres pays de haut développement. A d’autres égards, la force de l’institution réside dans des habitudes, des traditions perçues comme des lois et que l’on se dit fondées en raison ou en nature. Telles sont les lois des genres. Mais il est des cultures qui n’admettent pas des genres que nous nous trouvons « naturels » : voyez le sort des genres dramatiques dans les pays de culture musulmane. Et puis, il est des aspects institutionnels qui sont le carrefour de ces deux sortes précédentes d’institutions : des lieux où des spécialistes se réunissent pour parler des genres et de leurs lois, ou pour discuter des décisions des

gouvernants sur le sort fait au littéraire et aux littérateurs dans la société, et essayer d’exercer une influence sur cela. Mais il est des aspects encore plus complexes ; essayons d’y mettre quelque ordre d’intelligibilité. La praxis littéraire s’inscrit dans trois sortes d’institutions. Nous les distinguerons dans les définitions suivantes 179 : 1/les institutions littéraires au sens strict, qui concernent les codes génériques et formels ; 2/les institutions de la vie littéraire, qui sont les organismes dont la « raison sociale » consiste à réguler la praxis littéraire, et l’ensemble des valeurs et « usages » qui codifient cette praxis. Sont institutions de la vie littéraire, en qualité d’organismes, les académies, les prix littéraires, les cercles, salons et cénacles, etc. ; le sont en qualité de pratiques érigées en valeurs la censure, la déférence des débutants pour les « maîtres » en place, la critique, etc. ; 3/les institutions supra-littéraires, c’est-à-dire des institutions sociales plus vastes, dont la littérature n’est pas la raison d’être, mais qui ont à en connaître et qui l’englobent au sein de codifications plus larges ; telles sont par exemple l’Ecole, l’Eglise, ou encore la législation, etc. Le caractère institutionnel de toute œuvre littéraire pourra donc être saisi par la façon dont se manifestent ces trois strates, dans les textes et dans les pratiques d’échanges auxquelles ceux-ci donnent lieu. Mais il convient d’aller encore un peu au-delà. Qu’est-ce, en effet, qu’une institution ? Un usage érigé en valeur 180. Une manière de faire (ou de dire, ou d’écrire) passée en habitude et, par un usage répété, devenue « d’usage » (au sens où l’on parle « des usages », ou encore du « droit fondé sur l’usage »). Et lorsque cet usage, parce qu’il a atteint un seuil suffisant de durée et d’extension, est reconnu par une large communauté sur une longue durée, il devient « institution ». Or cette reconnaissance ne se fait pas de façon aléatoire : elle se fonde sur les intérêts réels du groupe concerné, et plus précisément encore sur la façon dont la fraction dominante de cette collectivité impose à l’ensemble les manières de faire qui lui sont avantageuses. Ce n’est pas ici le lieu de développer davantage cette analyse ; qu’il suffise d’en signaler la logique, et d’en voir les retombées. Elles sont de deux ordres. L’un est que tout ce qui est institué est éminemment social, et que donc des réalités qui peuvent paraître « naturelles » ou « universelles »

sont en fait le produit, en quelque sorte « sédimenté » dans l’inconscient collectif, d’une logique des usages et des institutions. L’autre est que les trois strates d’institutions que l’on vient de distinguer, et qui sont aisées à vérifier pour un chacun, ne sont opératoires qu’une fois qu’un texte est engagé dans la logique littéraire, une fois que sont enclenchés les processus de la différance, de l’aléatoire, de l’enjeu esthétique. Donc une fois que le texte est institué comme texte spécifique, singulier dans sa logique...

INSTITUTION DU TEXTE ET INSCRIPTION DU DESTINATAIRE Le phénomène des anticipations croisées, lorsqu’il concerne des textes d’utilité, est régi par des codes extra-textuels repérables : la « note de service » obéit aux lois des rapports hiérarchisés dans l’entreprise ou l’administration, l’article de journal au marché et à la déontologie de la presse, etc. Dans le cas des textes qui ne sont pas déterminés par une règle extérieure, s’impose pour le texte même la nécessité de se faire accepter, on vient de le voir, de s’instituer, de s’ « autonormer ». Pour cela, il doit solliciter son destinataire, et il ne peut le faire qu’avec ses propres moyens, qu’avec les moyens textuels. Ce qui exige qu’il marque, désigne, inscrive dans sa textualité le destinataire qu’il doit capter (puisque ce destinataire ne lui est pas donné par des causalités externes). On connaît assez bien, aujourd’hui, les façons d’analyser cette inscription du destinataire. Ce sont toutes les analyses des rapports entre narrateur et narrataire dans les textes narratifs, et plus globalement, en tous types de textes, des rapports avec le destinataire. Ce type d’analyse servira à définir le lecteur supposé par le texte, à détecter dans le texte la figure du destinataire. Figure et pas seulement instance sémiotique : réalité sociale autant que réalité formelle de la logique textuelle. Cette figure, on la désignera comme le lecteur supposé ; et cela est quelque peu différent du lecteur implicite selon la terminologie d’Iser. On distinguera en effet ici trois réalités de la réception : 1/Le lecteur ou destinataire supposé est celui que le texte désigne, soit par des marques explicites (dans la figure d’un narrataire par exemple), soit dans l’implicite (par ce qu’il suppose connu, ou allant de soi, et sans quoi ce texte-là deviendrait inintelligible ou inacceptable).

2/Les lecteurs potentiels, qui sont, à une date donnée, tous les membres de la communauté culturelle dans laquelle le texte est produit et qui ont les capacités (compétences, pratiques et moyens économiques, usages culturels) requises pour en être de possibles récepteurs. Ces destinataires potentiels peuvent former un ensemble plus vaste que le destinataire supposé par le texte (Stendhal pouvait atteindre plus que les happy few qu’il imaginait) ou un ensemble plus restreint (tel dit qu’il écrit pour tous les hommes, en oubliant qu’une majorité n’ont pas accès à la culture écrite...) : ces décalages sont l’indice de l’effet proprement prismatique entre ce que l’écrivain imagine de son public et la réalité tangible de ce dernier. 3/Les lecteurs ou récepteurs effectifs : c’est-à-dire ceux que le texte touche en pratique, qui peuvent être une fraction des récepteurs potentiels, mais aussi bien excéder ce potentiel (voir le cas Sévigné). Dans la logique des anticipations croisées, la première catégorie (destinataire supposé) constitue la figure que l’écrivain se forge de la seconde (son public potentiel) et la troisième dit quel ajustement (serré ou incongru) s’est fait entre les deux précédentes. Les trois sont donc intimement liées. Les deux dernières (public potentiel et public effectif) sont d’évidence des réalités sociologiques ; mais la première ne l’est pas moins : elle est la figure imaginaire qu’un texte propose d’une réalité sociale. Son examen constitue donc la première étape logique d’une sociopoétique. On voit ici apparaître la propriété spécifiquement différentielle de l’analyse sociologique : le lecteur supposé n’est pas un destinataire implicite abstrait, mais bien une figure sociale nécessaire pour que le texte s’institue comme tel en fonction d’un escompte, d’une anticipation sur le marché possible de sa réception. Le lecteur supposé n’est donc pas une instance offerte à tout lecteur, de façon indéfinie, et que tout lecteur concret pourrait investir : il est une sélection de destinataires. Que tout texte, tout discours implique une désignation de l’instance réceptrice, cela est établi depuis qu’ont été étudiés l’énonciation et ses enjeux linguistiques et discursifs ; mais la spécification de la figure du destinataire conduit à passer d’une évaluation de sa compétence selon ce que le texte en requiert à une évaluation du profil social que cette compétence désigne. Que tout texte écrit contienne les indices d’une orientation, voire d’une tentative de « programmation » de sa lecture, on le sait de longue date, et M. Charles avait bon droit de parler d’une Rhétorique

de la lecture 181. Mais une chose est de se soumettre au texte et de penser — et dire — que le « vrai » lecteur est celui qui sait en parcourir au mieux le programme de lecture qui y est inscrit, une autre est de prendre les vrais lecteurs pour ce qu’ils sont (un public potentiel), et l’inscription du destinataire dans le texte, et tout le programme de lecture qui va avec, pour des tentatives d’arrangement, plus ou moins ajusté, entre l’imaginaire et la réalité, et admettre que le texte peut être en porte à faux avec son lectorat potentiel, peut se tromper, ou mentir, dans la figure du destinataire supposé qu’il propose, donc que le pacte de lecture ainsi dessiné n’est pas une valeur en soi, mais un phénomène parmi d’autres, qui se définit selon des modalités tenues pour « normales » de la lecture en un temps et un milieu donnés, auxquelles il défère ou dont il tente de se démarquer. « Normales », donc idéologiquement révélatrices... Pour ces raisons, l’étude de l’inscription du destinataire se fera en recherchant quelle catégorie culturelle, donc sociale, est désignée par les pré-requis et les « allant de soi » que le texte contient et suppose admis comme tels par son destinataire pour que sa réception soit optimale. Comment ? Par quelles procédures passer exactement pour percevoir ces données à l’œuvre dans le texte. Plusieurs voies, complémentaires, ordonnées selon la logique de la rhétorique du lecteur. La première est bien évidemment celle du recours à la périgraphie. Entendons celle-ci en son sens complet : titre, sous-titre, indications de genre, préface de l’auteur, ou autre préface, quatrième de couverture, illustration, ainsi que les indications d’éditeur et de collection, et toute la matérialité du texte et du livre entrent en ligne de compte. Ces « seuils » 182 ne sont pas tous d’une même origine ; ce qui appelle des distinctions. Mais qu’il ne faudra pas envisager en catégories étanches : le titre d’un ouvrage est toujours (même quand c’est l’auteur qui seul le propose) un lieu de formation de compromis entre auteur et éditeur, et les questions de collection, d’éditeur, de prix, de matérialité du livre ne sont pas étrangères à l’auteur. Ces formations de compromis entre l’auteur et l’éditeur sont, à ce titre, des formations de compromis aussi avec un lectorat visé (et très concrètement « ciblé » pour l’éditeur, qui en fait commerce). Elles engagent des effets sur l’élection du texte par un lectorat, sur l’orientation de la lecture, ainsi que sur son action (volume gros ou petit, typographie aérée ou serrée, illustrations ou non...) et sur la facilité ou difficulté de la

mémorisation en cours de lecture ; elles sont bien des formes concrètes de l’escompte sur la rhétorique du lecteur. Et le tout fait partie de la textualité. On peut contester l’emploi du terme « périgraphie » quand il s’agit du titre et du sous-titre : ils sont déjà de plein droit matière du texte même ; mais quand ils résultent d’une négociation entre auteur et éditeur, ils sont bien déjà aussi une périphérie où le texte cherche à se délimiter, ils marquent que la frontière entre texte et conditions d’énonciation est plus que poreuse, absente ; ils sont à la fois dehors et dedans le texte. Aussi les rangé-je ici. Les interlocutions explicites forment une autre zone de cette inscription du destinataire : sitôt que l’auteur emploie une première personne et une seconde (fût-ce quand elle est seulement impliquée par l’emploi de la première, et réciproquement) une figure de destinataire se dessine. On les évaluera en fonction des qualifications mobilisées pour elles, explicites ou non. Elles agissent, en termes de rhétorique du lecteur, sur une orientation de la lecture, qu’elles cherchent à induire, et sur la transposition lectorale (elles sont un des lieux privilégiés où se font le commentaire et l’explicitation, par le texte même, du propos, elles sont l’espace de la métadiscursivité). Explicites ou non, ce qui nous conduit aux « allant de soi » plus haut évoqués. Là encore, une distinction s’impose. Les déclarations d’idéologie peuvent être assumées par un auteur comme déclaration d’opinions, et comme telles elles sont propositions de prises de positions. Plus intéressantes sociologiquement sont les positions prises sans s’avouer comme telles, c’est-à-dire tous les moments de qualifications et commentaires, toutes les instances de jugement de valeur par une comparaison, une référence, une allusion..., énoncées comme s’il était évident que tout le monde en était d’emblée forcément d’accord. Ce premier ensemble d’observations fournira la figure du lecteur supposé dans ses qualifications culturelles, première étape de sa désignation en tant que figure sociale dans la textualité. Elle donnera l’indice de la façon dont le texte s’institue en tant que texte, quel espace de connivences objectives il suppose entre ses interlocuteurs (scripteur et destinataire), donc quels ordres de valeurs communes. Ce qui nous installe déjà bien en plein cœur de questions sociologiques.

L’INSTITUTION DU GENRE

Institution première du code littéraire, l’inscription du destinataire prend à son tour place dans un code institutionnel plus large, plus formalisé et plus « visible », le code générique (voir plus haut « institutions littéraires » sens 1). L’étape suivante d’une démarche inductive consistera donc à situer l’inscription du destinataire dans le cadre générique. Cette situation dans le cadre générique doit, dans un premier temps, se faire de manière intragénérique. Ce qui suppose qu’on examine le type de performance lectorale sollicité par le genre, et le type de variété qu’en propose le texte examiné. L’analyse doit donc, à ce stade, se fonder sur des éléments de structure, plus précisément sur des éléments de macrostructure, les données de microstructure ayant fait l’objet de l’examen précédent, pour rendre compte de l’inscription du destinataire. Ces macrostructures seront elles-mêmes envisagées à deux échelons successivement, les deux étant bien sûr conjoints et distingués seulement pour les besoins de l’analyse. Un premier échelon est celui du « registre d’expression concerné » (récit, discours, poésie) ; le second est, à l’intérieur de ce registre, celui du genre proprement dit (par exemple, dans l’ordre du récit : roman, épopée, nouvelle...), lequel peut, le cas échéant, se diviser encore en variétés plus « fines » (roman réaliste, roman noir, roman sentimental...). La codification des genres, on l’a vu, n’est pas chose aisée ni stabilisée. Cette partie-ci de l’étude posera donc des problèmes ardus. Mais ceux-ci n’ont rien de rédhibitoire (et eussent-ils un caractère rédhibitoire qu’ils rendraient illusoire toute entreprise de poétique) pour peu qu’on ne perde pas de vue que l’erreur d’aiguillage consisterait à vouloir doter les genres d’une vertu explicative spécifique. Il s’agit ici de repérer seulement — et c’est déjà beaucoup ! — ce qui inscrit le texte dans un code social de poétique, et quelle configuration il en propose. On aura donc soin de ne pas rechercher des généralisations intempestives, une capacité heuristique audelà de l’inductif. En revanche, il est fréquent, selon ce que l’observation empirique suggère, qu’un texte relevant d’un genre contienne des quantités d’allusions ou de références à d’autres textes relevant du même genre ou de genres différents. On envisagera donc aussi le texte de façon intergénérique, de manière à le caractériser par les rapprochements ou les différences qu’il met en avant avec les propriétés d’autres genres que celui dont il se réclame ou en tout cas relève (ou bien avec d’autres spécifications de ce même genre).

Ces facteurs génériques agissent en fonction de la rhétorique du lecteur. Au plan de l’élection du texte avant tout : il est par exemple des publics amateurs de romans, et d’autres de théâtre, d’autres d’autobiographie, et d’autres qui agencent divers mixtes génériques. Mais, outre les enjeux de transposition et de mémorisation, qui sont évidents, ceux d’action, qui ne le sont pas moins dans la plupart des cas, les codes génériques infèrent surtout des enjeux touchant à l’orientation de la réception. D’une part, ils annoncent des types de textes procurant des types de gains différents (d’un essai on attend du débat d’idées, d’une pièce de théâtre une mimésis d’action...), mais ils supposent aussi des types de plaisir attendus à la réception. Et entre le type de plaisir annoncé par la « loi » théorique du genre et les modalités que chaque texte ou chaque écrivain en propose, il y a des marges de variation considérable. Un exemple célèbre en est donné par la tragédie classique. En théorie, elle se conforme au modèle de la catharsis énoncé par Aristote. Mais Corneille y adjoignait des effets d’ « admiration » qui n’étaient pas prévus dans le binôme « terreur et pitié » de la doctrine aristotélicienne, et Racine de son côté entendait « pitié » comme « compassion », poussant ainsi sa tragédie vers un pathétique propre à tirer des larmes au spectateur, si bien qu’on a pu à juste titre voir dans certaines de ses pièces plutôt des drames ou des élégies que des tragédies. C’est dans le cadre de cette interrogation sur le statut générique du texte qu’on pourra poser en termes pertinents la question du sujet qu’il traite, qu’on pourra engager une première part de l’examen sémantique. On partira en effet du constat que chaque genre offre en son sein une gamme de sujets impossibles, possibles, et parfois imposés : le choix qu’opère l’auteur de chaque texte se mesurera donc à partir des possibles et des interdits, qui mèneront à un premier seuil d’évaluation de la doxa dans laquelle le texte prend ou non place. Cette opération aura un double rendement : mesurer le rapport entre choix esthétique (le genre) et options idéologiques (le sujet, la façon de le mener), et d’autre part référer le texte et son discours à un cadre institutionnel qui dépasse l’espace du texte et même l’espace littéraire (si l’on veut bien se souvenir que les genres ne se bornent pas au seul domaine de la « littérature »).

HIÉRARCHIES

Des éléments ainsi décrits, on établira ensuite les positions hiérarchiques dans le texte. Entendons par là deux séries de données : quantitatives et qualitatives. Qu’est-ce qui occupe le plus de place, des indices de spécification des locuteurs, des indices de conformité ou d’écart par rapport au code générique... ; et qu’est-ce qui occupe les places les plus stratégiques ? Cet examen des hiérarchies a pour fonction de préciser l’évaluation doxique du texte. Pour le dire en termes simples : un contenu non conformiste dans une forme conforme, ou à l’inverse une forme non conformiste pour un contenu conformiste retirent à la prise de position que le texte propose une part essentielle de sa singularité. Il ne s’agit pas de faire du conformisme ou de l’originalité des critères de jugement en soi, mais des instruments nécessaires pour aborder la description du texte en termes de prise de position.

CHAPITRE V DÉMARCHES ET MÉTHODES, II : TRAJECTOIRES ET CHAMPS PRISME DE LA PSYCHÉ DE L’AUTEUR Selon l’image du destinataire que son texte donne, et selon la prise de position qu’il constitue à l’égard du genre, l’auteur propose, dans le texte, une image de lui-même (dis-moi à qui tu désires parler et comment, je saurais un peu qui tu es, ou crois, ou prétend être...). Nous abordons là des questions qui touchent à l’imaginaire de l’écrivain. L’imaginaire n’est guère un terrain spécifique de la sociologie. Les cheminements individuels appartiennent plutôt au domaine du psychologue ou du psychanalyste, et les grands schémas de pensée et mythes collectifs, à celui de l’anthropologue. On penserait donc aisément que la sociologie des textes, en général, et la sociopoétique, en particulier, n’ont pas grand-chose à faire par là. Mais la sociopoétique, comme toute discipline cohérente, n’a pas de prétentions hégémoniques. En revanche, comme toute discipline digne de ce nom, elle explore son objet sous toutes les espèces qu’il peut présenter. Or l’écrivain (être écrivain) est un personnage social. Son imaginaire, dans toute la mesure où il est engagé par ce statut de personnage social, relève d’une interrogation sociale, et ce qui s’en trouve en jeu dans un texte relève de la sociopoétique. Plus précisément, plusieurs dimensions du texte ne prennent leur sens que par la « figure » d’écrivain qu’elles composent, et c’est, toujours inductivement, à partir de ces observations dans le texte que l’on posera inéluctablement certaines analyses touchant à la psyché de l’écrivain. Avec quels moyens ? Le premier, en toute logique, est celui de la prise de position que tout texte constitue, comme on vient de le voir. Toute prise de position engage une réflexion sur les dispositions et sur les positions, sur les logiques internes qui ont conduit et élaboré la prise de position, et sur la

signification de la position ainsi prise par rapport à d’autres, occupées antérieurement, ou simplement possibles. L’analyse des dispositions, pour rendre compte de la dimension sociale de celles-ci, doit être menée en termes d’habitus, c’est-à-dire de réflexes culturels incorporés, acquis, de social passé dans la personne jusque dans son inconscient. Ces habitus s’observent à partir de l’inscription du destinataire, puisque la figure proposée de celui-ci désigne des habitus lectoraux et esthétiques que le texte fait siens. Ils s’observent également à partir des spécifications génériques et stylistiques, dans la manière (puisqu’un habitus est une manière de faire acquise par l’acculturation) d’employer les codes collectifs que sont les genres et la langue. Les données observées en termes de rhétorique du lecteur sont, à ce stade, reprises et reformulées en termes d’habitus, pour désigner quels habitus à réception sont sollicités par les habitus mis en œuvre dans le texte, dans sa manière. Mais si ces habitus peuvent être inférés de tels indices, ils demandent encore, pour devenir signifiants, à être intégrés à une problématique plus globale. Il y a plusieurs façons de prendre et d’occuper une position : on peut, par exemple, occuper modestement une position avantageuse, ou occuper à grand bruit une position modeste... On fera donc intervenir la notion de posture (de façon d’occuper une position). Lorsque l’on travaille sur un seul texte, il sera difficile d’aller guère plus loin. Sauf par l’énoncé de quelques hypothèses. Mais à ce stade-ci du présent travail nous en sommes à des questions de méthode en général : complétons donc un peu le tableau. Si l’on passe de l’analyse d’un texte à celle de l’ensemble de l’œuvre d’un écrivain, si l’on progresse donc de façon progressivement englobante, on passe d’une analyse en termes de position et prise de position à une étude de trajectoire : c’est-à-dire l’ensemble des positions successivement occupées par un écrivain. Par exemple : Alphonse Daudet fut d’abord poète du côté des parnassiens, puis s’essaya au théâtre, genre d’audience plus large, pour passer ensuite à la prose narrative, y compris dans sa version feuilletonesque et donc journalistique, genre d’audience maximale ; autant de positions diverses, qui dessinent une trajectoire dans l’espace littéraire. En mettant en relation cette trajectoire et les diverses postures (ou la continuité dans une même posture, ce qui est possible — et qui, pour le dire en passant, fait sans doute la « marque » spécifique d’un écrivain, cette

propriété de se distinguer qu’on attribue aux plus notoires) qui s’y manifestent, on dégagera la logique d’une stratégie littéraire. En effet, chaque posture, comme on vient de le voir, postule une manière de se situer par rapport aux destinataires. Leur succession dessine un parcours, avec un point de départ et un aboutissement, et une manière d’accomplir ce parcours. Une stratégie, au sens propre, est bien une façon de poursuivre un but, et une manière mise en œuvre pour l’atteindre 183. Il est sans doute utile de dire et répéter que toute stratégie inclut une part d’inconscient chez qui la met en œuvre ; et de répéter qu’une stratégie littéraire ne se mesure pas aux déclarations d’intentions d’un auteur, mais s’observe dans les faits, après que les faits soient advenus et aient pris sens : elle est une réalité que l’observateur décèle et construit, pas un donné immédiat. Mais une stratégie est un mouvement qui a une direction d’ensemble, un sens : l’analyse en termes de stratégie est donc un moyen heuristique particulièrement puissant. Mis en perspective par l’analyse en termes de stratégie, les faits observés en matière d’habitus et de posture peuvent à leur tour être intégrés dans une évaluation de la manière (générale) d’être (d’un) écrivain. Cette manière très générale, qui subsume les particularités des diverses postures et des habitus, on la désignera comme l’éthos de l’écrivain. Deuxième moyen heuristique extrêmement puissant pour une sociopoétique : l’éthos permet en effet de passer de l’observation dans les œuvres et dans la carrière d’un auteur, du modus operandi de sa création littéraire, à celle de la logique intime de ce modus operandi. On ne peut guère espérer aller au-delà, du moins en l’état présent, pour comprendre la logique de la création littéraire.

MÉDIATIONS DU CHAMP LITTÉRAIRE ET CHAMP SOCIAL La mise en série d’observations portant sur les écrits d’un auteur permet d’atteindre à la logique de sa manière de produire de la littérature en fonction de l’image qu’il se fait de ses destinataires ; la mise en série de telles observations sur tous les écrivains d’une époque, ou du moins sur un nombre suffisant pour constituer un échantillon représentatif selon les méthodes usuelles des quotas, permet ensuite de passer à une description d’un état du champ littéraire (ou de son absence d’autonomisation). On le voit, celui-ci n’est pas premier dans les étapes de la recherche, mais bien construit par l’accumulation d’analyses sérialisées. Il y a à cette fin des

techniques qui ont été exposées et mises en œuvres ailleurs, dans les travaux de R. Ponton, C. Charles ou de votre serviteur ; on se contentera ici de renvoyer à ces travaux 184, car l’exposé détaillé de ces techniques excéderait les enjeux et cadres de l’entreprise de ce livre. La deuxième forme de l’analyse de la rhétorique du lecteur intervient ici, pour connaître, par l’analyse des réceptions effectives des œuvres (succès ou échec, chiffres de ventes ou d’entrées, types de commentaires...) et par enquête sur les rhétoriques des lectorats et sur les habitus correspondants l’état du marché à chaque configuration du champ. Passer ainsi à la description du champ permet alors de problématiser correctement des questions telles que celles des rapports entre les origines sociales des écrivains et leurs stratégies. Cette question a été maltraitée par un sociologisme rudimentaire consistant à penser, par exemple, que si un écrivain est bourgeois, il pense et écrit selon les habitus, éthos et intérêts bourgeois, etc. Or, très souvent, devenir écrivain constitue de fait une façon de se déclasser ou du moins se « décaler » socialement : dès lors, l’analyse en termes de trajectoire montre si les textes sont écrits en fonction du groupe social d’origine ou de référence, ou en fonction d’un groupe social vers lequel tend la trajectoire, vers lequel va l’écrivain, dont il anticipe les manières et les attentes parce qu’il tend à en faire son nouveau groupe social de référence. Les petits bourgeois Racine et Corneille eurent ainsi des trajectoires et stratégies littéraires toutes tendues vers l’accès au monde nobiliaire ; et leurs œuvres ne sont pas des discours de l’idéologie petitebourgeoise, mais bien des excès de zèle de bourgeois qui escomptent être admis dans un autre milieu... Dans une telle analyse, les données du capital social et du capital culturel, et la structure propre à chaque cas de composition de ces capitaux, constituent des facteurs essentiels à la compréhension des logiques des trajectoires littéraires vues comme étant aussi des trajectoires sociales. Dès lors, s’affine et s’affirme la thèse que « l’imaginaire d’un écrivain, c’est aussi l’image qu’il construit de lui au sein du champ littéraire » 185, et par là même, au sein du champ social. On parvient ainsi à une description cohérente des médiations les plus englobantes : des médiations singulières proposées par chaque texte (inscription du destinataire, attitude à l’égard du genre, postures) on passe à la médiation d’ensemble que constitue le champ littéraire, et par là à la mise en relation des œuvres littéraires avec les autres espaces de la réalité

sociale, les autres champs avec lesquels le littéraire entretient des relations, relations qui à chaque époque, et selon les états du champ littéraire, sont différentes et différemment agissantes donc sur le discours textuel. Et on ne supposera pas — ce qui serait vouloir figer les mouvements du réel dans un modèle définitif, donc définitivement abstrait, donc sans valeur heuristique dans les sciences humaines — qu’il y ait un ou quelques types de médiations définissables une fois pour toutes. Plus modestement et de façon plus forte pour la compréhension, on admettra qu’il existe une logique médiate, que ces relations entre champs permettent de décrire, mais qui peut se présenter sous des espèces diverses.

RÉFÉRANCE D’aucuns pourraient s’étonner que dans cet exposé des procédures la part faite à la « référence » (à ce que le texte dit du « réel ») soit si mesurée ; et même seraient-ils, qui sait, tentés d’y voir un renoncement de la sociologie à elle-même, et l’aveu des apories qui la guettent. Répondons d’un mot : la référence n’est pas un fait qui se donne une fois pour toutes. Le texte, tout texte, est habité, tout entier, par un processus que nous désignerons, sans vaine coquetterie de langage, mais pour le spécifier, comme étant celui de la référance. L’irruption du a ici, avec son allure post- ou crypto-derridienne, indique seulement qu’il n’y a pas un réel qui serait traité par le texte, un donné sémantique stable, établissable une fois pour toutes, sur lequel le texte ferait ensuite des constructions et variations, mais bien un constant cheminement qui fait que le texte parle du réel mais de façon multiple et souvent dérivée, que souvent il feint de parler d’un sujet alors que son véritable enjeu est du côté des données formelles, ou l’inverse... C’est pourquoi l’analyse en termes de prise de position et d’éthos, donc d’imaginaire et d’image de soi pour l’auteur et le lecteur, est indispensable : elle marque les cheminements, aussi permanents que l’est le processus de circulation du sens, qu’appelle l’analyse pour rendre compte correctement de ces processus prismatiques. Elle situe l’interrogation sur le sens dans la ligne d’une interrogation première sur les manières de signifier, sur la logique de la représentation.

L’exposé qui précède peut paraître à la fois lourd de rigueur, puisqu’il distingue des étapes, des protocoles, etc., et « mou » parce qu’il ne donne pas un modèle formalisé qui pourrait être reproduit en série sur chaque texte. Mais le propre d’un outillage conceptuel n’est-il pas de définir un « modèle » au plein sens du terme, c’est-à-dire un schéma d’ensemble, laissant ensuite à l’observation pratique la charge de faire fonctionner celuici ? Aussi, sans affiner ni raffiner plus longuement, il convient maintenant de tester, de façon modeste, les hypothèses et éléments de théorisation ici exposés en les voyant à l’œuvre sur un texte. Cela sera la mise à l’épreuve de leur productivité analytique. La confrontation avec ceux (et ce) qu’une autre méthode peut fournir à propos du même texte sera ensuite une épreuve de validation, de mesure de la pertinence, pour ces propositions.

II QUELQUES NOUVELLES DE LE CLÉZIO

CHAPITRE I LE TEXTE ET L’INSCRIPTION DU DESTINATAIRE UNITÉ DE L’OBJET La ronde et autres faits divers, puisque tel est le texte sur lequel on a choisi de faire porter l’expérience (exemple, soit dit en passant, d’élection d’un texte dans notre rhétorique de lecteurs lectores, avec les orientation, transposition et action qui vont de pair... : voir l’introduction générale) : nous jouerons consciencieusement, ainsi qu’il a été dit, le jeu de la découverte de cet ouvrage. Nous nous trouvons en présence d’un recueil de nouvelles, d’une pluralité de textes ayant chacun leur unité et leur clôture. Aussi se pose la question de savoir ce qu’il faut considérer comme l’objet de base sur lequel s’exercera l’analyse. Dans le cas présent, il convient d’envisager comme tel le recueil dans son ensemble. Cela pourrait être différent pour d’autres ouvrages du même type, quand il s’agit de recueils composés de nouvelles publiées d’abord séparément puis rassemblées pour faire un livre sans que l’unité de celui-ci soit attestée autrement que par l’allure générale semblable des textes qui le composent. Mais pour ce livre-ci rien ne mentionne que ces récits aient d’abord paru séparément. Tout, au contraire, signale l’unité : un seul copyright, un titre qui certes renvoie à l’un des textes, qui, selon un procédé banal dans l’édition, utilise l’intitulé de la première pièce pour désigner l’ensemble, mais qui indique de façon explicite que le recueil fait un tout cohérent, puisqu’il précise : La ronde et autres faits divers (souligné par nous). Enfin, la « 4e de couverture » évoque la présence d’un « dénominateur commun » aux onze nouvelles du recueil 186. Ces indices désignent le recueil comme un objet unifié, et permettent d’envisager son étude comme une dialectique du tout et des parties : une propriété vraie pour l’ensemble s’appliquera donc aussi à chaque partie, et, en revanche, les caractéristiques singulières de chaque nouvelle prendront leur sens par rapport à l’unité du recueil, puisqu’il

s’offre à la lecture comme un même objet dont tous les textes sont à lire pour qu’une signification globale se dessine. L’inscription du destinataire sera à examiner dans la perspective de cette unité et de cette dialectique.

INSCRIPTION EXPLICITE DU DESTINATAIRE Point de préface ni de préliminaire ni de quelconque postface : les indices du narrateur et du destinataire sont rares, du moins sous les formes les plus généralement banales et commodes pour les installer, en particulier dans la périgraphie. De même, à l’intérieur du texte des nouvelles, les marques explicites de l’énonciation sont rarissimes. A vrai dire, la seule invocation de destinataire de tout le recueil se présente comme un hapax. Elle se trouve dans la nouvelle Villa Aurore, où on lit : C’était tout juste devenu un sujet de conversation, si vous voyez ce que je veux dire (p. 104, je souligne). Occurrence unique, brève, sans qualifications accompagnant l’emploi de cette seconde personne : outre son caractère d’hapax, elle ne fournit donc guère de moyens de définir le destinataire inscrit dans le texte. Elle mérite pourtant qu’on en observe toutes les indications : plus maigres sont-elles, plus de force signifiante elles peuvent avoir. L’énoncé « si vous voyez ce que je veux dire » est une locution banale de la conversation courante. Il appartient au domaine du métadiscours, il a fonction de glose, d’accompagnement explicatif du propos. Mais c’est une glose qui n’explique rien à proprement parler : elle sollicite au contraire une compréhension sans qu’il y ait besoin d’explicitation précise. Davantage qu’une hypothèse, « si vous voyez ce que je veux dire » suppose une affirmation, l’idée que le destinataire en effet « voit ce que l’on veut dire ». Un tel énoncé signale donc à la fois une difficulté du sens et la suppose résolue par l’effort du récepteur. Disons pour résumer l’essentiel qu’il postule un destinataire de connivence avec l’émetteur. Cet émetteur, lui, est en revanche parfaitement bien désigné dans la nouvelle Villa Aurore. Le je qui parle là a un nom : « Gérard Estève » (p. 113), donc un sexe, masculin ; et il a un statut social (il est — ou plutôt, il a été, au moment des faits qu’il relate — étudiant en droit (p. 104)) et même toute une histoire,

puisqu’il évoque son enfance et des souvenirs qu’il a gardés du moment où il se hasardait, dans ses jeux, jusqu’au jardin de la villa Aurore. Ce je intervient très tôt dans le récit, et il y est omniprésent, à l’inverse de ce qui se passe pour le vous destinataire. Le déséquilibre entre les deux instances du discours est accentué encore par le fait que les lieux et les personnages de la nouvelle sont abondamment dotés de noms ou de qualifications : la propriétaire de la villa est nommée une fois sur le mode fonctionnel (« La dame de la Villa Aurore », p. 97), puis nantie d’un nom propre, Marie Doucet. De même d’autres personnages épisodiques, compagnons de jeu du narrateur enfant : « Sophie, Lucas, Michel » (p. 101) ; parmi eux, Sophie est dotée d’une identification plus poussée, quoique à peine esquissée : retournant vers la villa Aurore bien des années après l’enfance, le narrateur espère y « retrouver le jardin, et avec le jardin le visage de Sophie » (p. 109), ce qui donne à supposer au lecteur que cette Sophie a eu une importance particulière, ce qui ébauche une possible histoire plus détaillée à l’intérieur de l’histoire narrée. Et les personnages dépourvus de nominations propres ont au moins une série de qualifications précises : « Un type qui apprenait le grec en classe au lycée » (p. 101 et 104), « l’architecte, l’entrepreneur, le maire et les adjoints » (p. 115) et les « jeunes garçons et les jeunes filles de la maison de redressement » « qui leur servent d’ “hommes de main” » (p. 117 et 118) ; le texte fait même passer, en arrière-plan, la « grand-mère » du narrateur « et ses amies » (p. 98). De même pour les lieux : la villa Aurore, éponyme du récit et constamment nommée à nouveau au fil de l’histoire, nommés aussi le temple portant inscrit le mot « Ouranos » et les immeubles avoisinants, avec la liste de leurs noms détaillée et mise en valeur par la typographie (p. 106), jusqu’à la précision sur la topographie (site en coteau, route surplombant la villa...). Ne manquent que les noms de rues et le nom de la ville (on aura à en reparler). Le récit use aussi du on. Celui-ci n’a d’ailleurs pas un statut parfaitement clair : le narrateur dit qu’ « on lui a montré la villa », cette villa « qu’on appelait la villa Aurore » (p. 97) ; l’un des emplois laisse penser qu’il s’agit de ses parents, ou de sa grand-mère, dont il est dit plus loin qu’elle parlait de la villa et de sa propriétaire, tandis que l’autre a valeur de collectif indéfini, qui équivaut à un « tout le monde » employé peu après (p. 97). Plus loin, apparaît un on a nette valeur de « nous » : « Les chats aussi on les aimait bien » (p. 99) ; auquel succède un autre on (« on disait que c’était de

la nourriture empoisonnée » (p. 100)) qui est un indéfini provisoire, bientôt glosé par « ceux qui ne connaissaient pas Aurore, et qui avaient peur d’elle ». Les divers on n’ayant pas même valeur, ils recouvrent en fait une discrimination des groupes, entre les « bons » (ceux qui connaissent et aiment Aurore) et les autres. Le narrateur se fond ainsi dans un on, celui des « bons », vers lequel il « aspire » son destinataire. Le destinataire est donc mis ici en situation d’être dans ceux qui sans doute ne connaissent pas la villa Aurore (sinon l’histoire en serait relatée autrement), mais qui savent qu’il peut exister de tels endroits, et qui peuvent les comprendre, comprendre immédiatement qu’ils suscitent de tels récits : l’effet de connivence se confirme. Précisons un peu davantage ce que sont les deux locuteurs mis en place dans cette nouvelle : il s’agit du narrateur et du narrataire au sens strict de ces termes en narratologie. Ils ne se confondent donc pas avec l’écrivain et le lecteur. Comme il n’y a pas d’instance intermédiaire, relais entre d’une part ce narrateur-personnage et ce narrataire et d’autre part un narrateur déclaré, distinct du personnage, et le lecteur, nous sommes en présence d’un système narratif qui fait du narrataire inscrit dans le texte un des traits désignant le lecteur supposé. On ne confondra évidemment pas le narrateur et l’auteur : la différence des noms est là pour éviter la confusion. Par conséquent, on ne confondra pas non plus le narrataire et le lecteur réel. Mais chacune de ces instances discursives fournit un trait caractérisant les interlocuteurs : l’écrivain est de ceux qui peuvent présenter de façon positive la villa Aurore, et déplorer la destruction de tels lieux, le lecteur supposé est de ceux qui peuvent entrer dans le jeu de la connivence avec de tels propos. Le nom donné au narrateur-personnage de Villa Aurore a aussi une fonction signifiante : « Gérard Estève », cela donne une appellation parfaitement banale, dans l’onomastique française — et en cela elle sonne bien différente de l’appellation revendiquée par Le Clézio, avec son prénom compliqué, aux trois initiales J.M.G. Mais cette banalité peut tout de même être distinctive : Estève est un patronyme à consonance éminemment méridionale — bien différent en cela d’un « Le Clézio » qui sonne breton ; ce qui tend à désigner une région pour y localiser la nouvelle. Et ces indices sont confirmés par les plantes qui poussent dans le jardin : lauriers, eucalyptus, citronniers, orangers, palmiers et surtout oliviers (p. 108), car si chacune des autres essences peut s’acclimater en divers lieux au prix de

soins et de bon choix d’exposition, l’olivier ne croît que dans le Midi, et spécialement le Midi méditerranéen. S’instaure ainsi un jeu du même et de la dénégation : le narrateurpersonnage Gérard Estève n’est pas Le Clézio, mais ne lui est pas totalement étranger textuellement parlant ; par conséquent, le narrataire n’est pas non plus le lecteur réel, mais est supposé ne pas lui être totalement étranger : il « voit ce que l’on veut dire »... La connivence se renforce par cette ambivalence.

IMPLICITES DU DESTINATAIRE La minceur des indices explicites du destinataire n’est pas cependant dépourvue de significations, on vient de le voir, et ces significations ne sont pas dépourvues de spécifications sociologiques (statut social des personnages, localisations...) ; on aura à y revenir encore. Mais il faut d’abord suivre les pistes que ces indices suggèrent, voir si dans l’ordre de l’implicite se confirme ou non et, si oui, se précise, la figure du destinataire, et par elle le type de pacte que le texte met en place, ce par quoi il s’institue comme texte lisible selon un code spécifique. Pour cela, comme on l’a indiqué dans la première section, l’analyse doit recourir aux procédures fondamentales de l’établissement du pacte de lecture, et donc examiner les débuts, les incipits, embrayeurs du discours. Nous parlons ici, pour l’instant, des débuts de textes, et non des titres que nous observerons ensuite. Et puisque le recueil forme un ensemble reconnu comme tel, regardons ce qu’il en est de l’ensemble des débuts des nouvelles du recueil. Sur les onze nouvelles du recueil, neuf débutent sur le mode du « supposé connu ». Les deux qui échappent à cette forme sont L’échappé et Le passeur. Sans nous y attarder davantage, puisque la tendance dominante est si nettement marquée, relevons cependant tout de suite que ces deux titres contiennent un article défini ; ce qui suppose que le destinataire sait ce que c’est qu’un « échappé » et un « passeur », ou qu’il admet d’entrer en lecture sans savoir ce dont il s’agit, donc qu’il « fait confiance » au narrateur. Ce détail mérite d’être souligné. Ces deux termes s’emploient de façon précise dans certains jargons, par exemple le sportif : « échappé » pour désigner un concurrent qui a pris de l’avance dans une course cycliste, et « passeur » pour désigner une fonction particulière dans une équipe de volley-ball ou de football ; or ce sont, de toute évidence, des sens bien

éloignés de l’emploi qui est fait de ces termes par Le Clézio ici : il les utilise en leur sens « propre », « échappé » désignant quelqu’un qui s’est échappé et qui fuit, « passeur » désignant quelqu’un qui fait franchir une frontière en fraude ; les utiliser avec un article défini crée donc une incertitude plus forte (il s’agit d’un échappé, d’un passeur, parmi tant d’autres) qui ne facilite pas le sens, qui renforce le besoin et l’effet de connivence. Dans les neuf autres nouvelles, dès les premiers mots des indications sont posées qui réfèrent à des réalités qui n’ont pas été dites auparavant et qui sont pourtant supposées connues du destinataire, sous peine d’incompréhensibilité du texte, qui donc le requièrent de faire comme s’il savait de quoi il s’agit, d’admettre la plongée dans ce qui est pour lui inconnu en faisant « comme si » cela lui était connu. Connivence obligée... Ces indications de « supposé connu » sont marquées par les articles définis (« Les deux jeunes filles... », La ronde, p. 9 ; « Au bord du fleuve sec... », Ariane, p. 79...) ; ou avec des pronoms personnels assénés sans préparation : « Il monte dans la vieille Ford... » (Le jeu d’Anne, p. 121) ; « Quelquefois, il croit que la rue est à lui... » (David, p. 221 ; « Elles s’appellent.... » (La grande vie : voir l’analyse qui en est donnée p. 270 : ce sont là des procédés qui peuvent être à bon droit appelés des « coups de force narratifs ») 187. On remarque même que dans des phrases telles que « il monte dans la vieille Ford » ou « quelquefois il croit que la rue est à lui », l’emploi de l’article défini redouble l’effet d’irruption produit par le pronom personnel initial. Et des procédés du même ordre, quoique moins fortement marqués, sont à l’œuvre dans les débuts des autres nouvelles : — « Depuis toujours, Aurore existait là, au sommet de la colline... » (Villa Aurore ; le passage du titre « villa Aurore » au seul « Aurore » va dans le même sens) ; — « Aujourd’hui, 15 août 1963, la jeune femme qui s’appelle Liana... » (Moloch ; l’adverbe de temps feint une simultanéité du narrateur et du narrataire, qui s’ajoute à l’effet du défini « la ») ; — « Annah est assise dans l’embrasure de la grande fenêtre en ogive... » (Orlamonde). Pour 0 voleur, voleur, l’effet de plongée en plein « supposé connu » est encore plus fort, puisque le texte se donne d’emblée comme un dialogue qu’on surprendrait en cours.

Le mode du « supposé connu » marque donc bien la tendance caractéristique du recueil tout entier, et sélectionne un lecteur supposé de connivence. Ce ne sont à chaque fois que de minuscules décalages par rapport à un modèle « banal » de narration, le passage d’un article indéfini à un article défini (seule la nouvelle 0 voleur est de ce point de vue nettement distincte) ; mais leur remarquable constance instaure bien une modalité de récit qui corrobore ce qu’indiquait la désignation explicite unique du narrataire dans Villa Aurore : la stratégie de captatio benevolentiae se réduit ici à faire comme si la bienveillance du destinataire était déjà acquise. Ce qui peut sembler, à un regard superficiel, annuler la question du destinataire (les choses se présenteraient alors comme si Le Clézio écrivait « pour luimême », sans se soucier du lectorat), mais qui, au contraire, en montre toute l’importance : sans un destinataire supposé de connivence, les textes perdent sens, ne serait-ce qu’en s’avouant comme grammaticalement irrecevables. Les implicites du destinataire ne se cantonnent évidemment pas au seul début des textes. Ils peuvent être repris et retravaillés, modifiés ou confirmés, en cours de récit. Le cas de confirmation est patent dans deux nouvelles au moins du recueil : Villa Aurore, on l’a vu, et 0 voleur, voleur où le système du dialogue sans aucune justification de la présence de celuici se prolonge sur l’ensemble de la nouvelle. Mais on peut aussi le vérifier aisément pour d’autres textes. Par exemple, dans le récit intitulé Ariane, on retrouve le procédé de la datation par fausse simultanéité entre narrateur et destinataire : « Aujourd’hui, lundi de Pâques... » (p. 81) ; comme s’y retrouve aussi le jeu sur le « on » a valeur collective (p. 79 : « Ici, on est loin de la mer... »), assorti d’un jeu sur la spatialisation supposée identique (« ici ») et de l’irruption d’un personnage dont le nom est lancé alors qu’on ne sait encore rien de lui (« Ici marche Christine... », p. 82). On retrouve encore le jeu de la simultanéité feinte à un autre endroit dans Moloch (« Aujourd’hui, 3 octobre... », p. 33) et le traitement ambigu du « on » dans Le jeu d’Anne (p. 123)... S’ajoute, dans ce dernier cas, les référents culturels supposés connus — et qui dans une édition savante d’aujourd’hui exigeraient des notes en bas de page — avec la mention des Bee Gees et de l’air Mulher endeira (p. 130). Au total, les indices confirmant la sollicitation d’un destinataire de connivence sont nombreux. Pour ne pas allonger plus qu’il n’est pertinent dans une étude qui a pour première fonction d’indiquer une démarche possible, et ne pas encombrer ce petit

livre, disons qu’à défaut de contre-indice, il est désormais justifié de dire que, dans La ronde et autres faits divers, l’inscription du destinataire se fait sur le mode de la connivence. En termes de rhétorique du lecteur, cela induit toute une série de spécifications de la figure du destinataire. Si rien n’est flagrant dans le texte en matière d’appel pour le choix, pour l’élection de ce texte-là, la connivence, en revanche, est lourde de sens pour ce qui regarde l’orientation de la lecture et la transposition. Elle suppose un lecteur qui accepte pleinement le jeu littéraire du texte non motivé, qui lit de la littérature en étant ouvert et disponible aux formes possibles du plaisir de lire. Et pour ce qui est de la transposition, elle suppose un lecteur compétent, assez compétent, donc assez cultivé, assez instruit, pour que les bizarreries de l’énoncé ne le déroutent pas (la pire déroute étant qu’il cessât de lire), ne le bloquent pas. Il y a là sélection d’un lectorat supposé à la fois cultivé et amateur de littérature.

DÉFINITION INSTITUTIONNELLE DU PACTE DE LECTURE Cette première série d’observations permet de formuler une hypothèse sur l’institution fondatrice de l’échange littéraire tel que le propose ce recueil de nouvelles. Hypothèse que j’énoncerai sous le terme de créance acquise, ou sous celui de stratégie du « il va de soi ». C’est-à-dire que le texte s’organise à partir d’un postulat qui est que le destinataire admet comme évidences un certain nombre de données que le narrateur impose d’emblée. Pour bien voir l’enjeu de cela en termes d’institution, il faut et il suffit de faire deux réflexions. La première est que ce système qui se met en place dans les désignations du narrataire a bien fonction instituante, puisqu’il fonde ce qui va être le code au moyen duquel tout les récits du recueil, et leur ensemble, font sens : il institue un mode de signification. La seconde est qu’il n’y a pas de connivence possible sans créance, sans que l’on fasse foi, que l’on fasse crédit au locuteur, donc sans qu’on croit en lui. A partir de cette base, deux possibilités s’offrent : ou bien le texte va donner des justifications de cette créance, donc va argumenter son crédit, ou bien il va faire comme si ce crédit était acquis une fois pour toutes, sans avoir à se justifier ; ce qui serait le cas le plus typique de l’effet d’institution (une

institution exhibe des marques de son existence, mais ne se justifie pas : elle est déjà justifiée, puisqu’elle est instituée). En passant à un second plan d’analyse, celui du code institutionnel admis par la collectivité, celui du genre, il conviendra donc de voir lequel de ces deux cheminements est suivi par l’écriture de Le Clézio, et ce que cela implique en termes de prises de positions (sur les contenus des nouvelles, en analysant leur sujet par rapport au genre, et sur les statuts et conceptions de l’écrivain et de la littérature).

CHAPITRE II GENRE ET TITRES NOUVELLE ET FAIT DIVERS Le recueil s’intitule La ronde et autres faits divers, et il porte comme indication de genre sur la jaquette même du volume Nouvelles. Ces deux désignations soulèvent plusieurs problèmes. De toute évidence, l’histoire littéraire le montre, la « nouvelle » n’est pas un genre à la définition bien stabilisée : les seuls critères fermes dont on dispose à son propos sont celui du mode d’expression (le récit) et celui de la dimension (un récit assez bref, ne se prêtant pas à une édition en volume séparé, mais en revanche permettant le cas échéant une publication en revue ou journal en une seule fois, et en tout cas une dimension plus restreinte que celle du roman). Rappeler ces évidences n’est pas inutile ici, car cela fait apparaître la ductilité du genre. De sorte que l’auteur ni le lecteur ne disposent pas là d’une codification préétablie où ils pourraient s’installer à leur aise, au sens où il serait aisé de savoir ce que peuvent être les escomptes pour le lecteur, et les possibles et interdits pour l’auteur ; le texte de nouvelle se doit de spécifier lui-même les contenus exacts de sa définition générique. En contrepartie, cette ductilité offre des avantages, notamment celui de permettre une plus grande liberté à l’auteur dans les formules qu’il essaie, et au lecteur celui d’une lecture fragmentée, qui peut ne pas obéir à l’ordre linéaire du volume, qui peut aussi espérer, si un texte du recueil déplaît, une compensation sur un autre. C’est de la gestion du genre selon ces marges de manœuvre qu’il va être question maintenant. De ce fait, nous allons nous trouver confrontés à la rhétorique du lecteur non plus seulement tel qu’il est supposé dans ce texte-ci, mais tel qu’est un lecteur réel de nouvelles, donc à la question du lecteur réel et à celle de l’écrivain ; en cela, cette partie de l’étude diffère de celle qui précède ; mais elle ne s’en trouve pas pour autant séparée : il s’agit bien d’y passer des

éléments concernant le narrateur et le narrataire inscrits à ceux qui sont significatifs pour l’auteur et le lecteur. Par ses marques distinctives de genre, affichées sur sa couverture, le recueil de Le Clézio établit une équivalence entre nouvelle et fait divers : le titre dit qu’il s’agit d’une série de « faits divers », et le sous-titre générique explicite par le mot de « nouvelles ». Quand on observe la page de titre intérieure, en revanche, cette équivalence n’est pas réitérée puisque le mot « nouvelles » n’y figure pas. Comme si le recueil rétiçait à s’inclure dans un genre défini. Mais, inversion des données, quand on considère la quatrième de couverture une dialectique contraire se dessine : « Onze “faits divers” ne sont que les arguments-prétextes des onze nouvelles composant ce recueil »... La question du code générique se trouve ainsi formulée par l’ouvrage luimême. Occasion rêvée s’il en fut (et le choix de l’ouvrage comme objet du présent essai d’une démarche ne fut en rien dicté par ce fait, vu seulement en cours d’étude) pour procéder de façon inductive, pour affronter, parmi les questions possibles, celles-là mêmes, et point d’autres, que le texte pose et impose. Cela sera d’autant plus significatif pour un essai de sociopoétique que celle-ci tient pour une de ses interrogations majeures le fait que les genres ne sont pas réservés au seul domaine de la « littérature », mais que le phénomène littéraire consiste en ceci que des variétés de textes existant en d’autres domaines subissent, quand elles sont prises dans l’espace littéraire, des modifications qui les rendent distinctes de leur variété souche, tout en les laissant pourtant reconnaissables comme issues de celle-ci. Et par là s’effectue une des connexions les plus fortes entre littérature et autres discours sociaux, par là se joue une des formes les plus sensibles des effets de prismes, le genre « littéraire » se trouvant affecté de propriétés à la fois identiques et différentes de celles de son genre-souche. Ici, en pratique, il s’agit d’évaluer quelle similitude et quelle différence il y a entre « nouvelle » et « fait divers » ; puisque l’on a vu que le genre de la nouvelle n’était pas doté d’une définition forte, voyons ce qu’il peut en être du genre du « fait divers ». Le fait divers est un genre journalistique. Invention du XIXe siècle, et de l’expansion de la presse, il a pu avoir divers noms, celui de « Divers Paris » par exemple, mais s’est stabilisé assez vite, dans la seconde moitié du

siècle. Il désigne des événements : il n’y a « fait divers » que s’il y a « fait » ; les phénomènes massifs, les tendances, les durées, ne sont pas... de son fait. Mais il ne concerne que des événements de petite envergure en termes d’effectifs : une guerre, une grève, une manifestation, qui impliquent des foules, ne sont pas de l’ordre du fait divers. Le fait divers s’applique à ce qui advient à un ou quelques individus. En même temps, il sous-entend des faits qui sortent de l’ordinaire : un mariage peut bien être un événement pour un individu, ou deux, et leurs familles, on ne l’appellera pas « fait divers ». Il y a plusieurs façons de sortir de l’ordinaire, l’adjectif « divers » est là pour l’indiquer : le fait divers, c’est donc ce qui sort de l’ordinaire, qui est de dimension modeste à l’échelle sociale, et qu’on ne sait où classer. Cependant, une tradition s’est établie qui met dans les « faits divers », préférentiellement, des événements à caractère malheureux, soit par leur issue (une mort par accident, par exemple), soit par leur teneur (un délit, une malversation, un crime même peuvent avoir place dans les faits divers). Du temps où la presse encore balbutiante ne couvrait que peu de l’actualité, il existait des « nouvelles de divers endroits », souvent publiées sous forme manuscrite et appelées pour cette raison « nouvelles à la main », qui incluaient entre autre ce que nous nommons aujourd’hui « faits divers ». Le rapprochement avec le sens premier de « nouvelles » est clair. Le « fait divers », au moment de sa première apogée, dans la seconde moitié du XIXe siècle, concernait particulièrement les affaires criminelles 188, autre pâture favorite des « nouvelles ». Relation d’un petit événement étonnant, le fait divers est en cela semblable à la nouvelle, y compris dans l’acception littéraire usuelle de ce dernier terme. Mais la nouvelle littéraire implique un art du récit que le fait divers ne postule pas. D’autre part, la nouvelle peut s’ébattre en divers espaces de référents (fantastique, de science-fiction, amoureux, érotique...) alors que le fait divers est cantonné à l’actualité des « petits événements de la vie sociale qui sortent de la règle ». Le fait divers ne correspond donc qu’au noyau sémantique d’une catégorie de nouvelle, que nous pouvons désigner comme la « nouvelle réaliste ». On voit ainsi l’enjeu de la question générique tel que l’exhibent les pages de couverture et de titre du recueil de Le Clézio et les libellés du titre et du sous-titre générique : si l’on en croit le titre, il s’agit de courts récits réalistes, de « nouvelles réalistes » pour employer cette catégorie un peu floue mais commode ; et si l’on en juge par la quatrième de couverture, on

quitte l’espace du « fait divers », donc le réalisme se trouve rejeté au second rang, voire réduit à l’état de prétexte, d’accessoire en tout cas, et il s’agirait d’autre chose, de « nouvelles » sans autre qualificatif, comme de « nouvelles en soi »... Questions de forme et de sémantique sont dès lors crûment posées...

LES TITRES DES NOUVELLES : RÉFÉRENCE DÉVIÉE ET MYTHES Si le titre générique du recueil est ambigu, ceux des nouvelles ne sont pas moins chargés d’ambivalences. Tous ne se situent pas dans les mêmes champs sémantiques ; et s’il faut envisager, dans la logique du recueil constituant un tout organisé et organique, qu’ils forment système, la clef d’accès à celui-ci est assez difficile à trouver. Examinons-le d’abord dans sa nature même de série. On y constate la présence côte à côte de noms propres et de substantifs des plus communs. Parmi ces derniers, un champ lexical du jeu est perceptible. La ronde désigne, dans son emploi le plus banal, une danse enfantine ; le sémantisme ludique est bien entendu sensible dans « le jeu d’Anne » ; et des termes tels que « échappé », « passeur », et même « voleur » ont des occurrences possibles dans des vocabulaires de divertissements ou de sports. D’un autre côté, autre champ lexical, quatre noms propres employés seuls : Orlamonde, Moloch, David, Ariane et un nom propre de lieu : villa Aurore. Reste à part La grande vie... Mais on a bien, pour l’essentiel, une double postulation des titres ; pour l’instant examinons d’un peu plus près cette série formée par les titres faits de noms propres. Un est mystérieux à première lecture : Orlamonde ; s’agit-il d’un nom de lieu, d’un prénom peu usuel ? Rien ne permet de trancher. En revanche, pour les autres termes de la série, une distinction se fait assez vite : Moloch est un terme mythique, tandis que David et Ariane sont des prénoms usuels, au même titre qu’Anne. De la sorte, en considérant les deux séries, on en voit les pôles extrêmes dans le sémantisme que leur seul énoncé, avant lecture des textes, donne supposer au lecteur supposé : à un pôle, le jeu « pur », la ronde, à l’autre, un mythe, Moloch. Le sens d’ensemble s’établit donc par la tension entre ces deux pôles. Et l’intitulé Le jeu d’Anne figure une connexion entre les deux séries, puisqu’il mêle nom de jeu et nom propre ; en parcourant la table des

matières, on perçoit d’ailleurs que cette nouvelle est au milieu du recueil (elle est la cinquième ; le calcul du nombre de pages de texte et de la médiane arithmétique montre que le milieu exact du texte du recueil se situe au milieu exact de cette nouvelle-là). La structure globale du recueil, lue à partir des titres de ses composantes, fournit donc sinon une clef du fonctionnement du système, du moins une problématique. Nous avons adopté là la démarche que peut suivre un lecteur qui, abordant le recueil, en parcourt la table des matières avant d’entrer dans la lecture du premier des récits (et sans être obligé de commencer par le premier, dans le cas d’un recueil de nouvelles). Gardons la même façon de procéder. Un lecteur non averti, et de culture moyenne, en voyant le nom Ariane ne peut manquer de se livrer à quelque association d’idées. Si Ariane est un prénom usuel, il a pour origine un personnage mythologique et une histoire célèbre, celle de Thésée, du Minotaure et du labyrinthe, et de l’aide apportée par Ariane, nantie de son fil, au héros en aventure. Donc, dans la tension entre les deux pôles repérés plus haut, Ariane fonctionne comme un cas intermédiaire entre le mythe (signalé par Moloch) et la banalité des noms communs. Puisqu’on peut commencer la lecture des récits dans l’ordre que l’on veut, pourquoi ne pas commencer par regarder de plus près cette nouvelle-là, juste pour voir quelle fonction exactement y a le titre par rapport à la substance même du récit ?

ARIANE Qui entreprend la lecture avec présentes à l’esprit les deux hypothèses de sens ci-dessus indiquées se trouve d’abord un peu désorienté en découvrant la phrase initiale : « Au bord du fleuve sec, il y a la cité des HLM » (p. 79). A partir de cela, deux possibilités, entre lesquelles rien ne permet de trancher dans la perspective du « lecteur supposé », mais qui sont bel et bien présentes et distinctes en ce qui concerne le « lecteur réel ». Première possibilité, cette phrase ne signifie rien de particulier pour le lecteur qui attend que se développe davantage le récit. Deuxième possibilité : le lecteur qui connaît Nice comprend tout de suite qu’Ariane, en fait, désigne le quartier dit « de l’Ariane », qui est un repli de la vallée du Paillon (« le fleuve sec »), un peu en retrait de la ville ancienne de Nice, dans l’intérieur des terres, et où a été édifié dans les années 1960 un ensemble d’immeubles à vocation d’habitat populaire. Pour le lecteur non informé de ce détail, la

signification exacte du nom est livrée « à retardement », p. 80, où est enfin mentionné « le vallon de l’Ariane ». Dans le cas du lecteur connaissant Nice, la connivence s’est trouvée en place d’emblée, dès la première phrase ; dans l’autre cas, elle est conquise dans les trois premières pages du récit. Mais passer du nom du quartier, L’Ariane, au titre de la nouvelle, Ariane, n’est pas innocent. La suppression de l’article intégré au nom de lieu fonctionne bien ici comme un processus de mythification. L’emploi du nom de lieu dans sa forme usuelle, référentielle, aurait balisé la lecture comme celle d’une histoire comme il en arrive tant dans les cités HLM ; le recours à une forme dont l’article est retiré crée l’ambivalence entre le prénom féminin usuel, et l’allusion au personnage mythique. Le récit présente une jeune fille qu’il nomme, Christine. La possibilité de lier le titre à un personnage féminin éponyme se trouve ainsi fermée au bout de quelques paragraphes (mais non d’emblée, notons-le) : cette nouvelle n’est pas l’histoire d’une jeune fille nommée Ariane, mais de Christine. C’est donc l’association avec le mythe qui reste la seule possibilité ouverte par cette « anomalie référentielle » que constitue la forme du titre dépourvue d’article. On peut dès lors entreprendre de lire la nouvelle en tenant compte de cet indice. L’anecdote, le « fait divers », peut se résumer ainsi : une toute jeune fille d’un milieu populaire, mal à l’aise dans sa famille, traîne dans une cité HLM un jour férié ; elle est surprise par une bande de loubards qui l’entraînent dans les caves d’un immeuble, la violent et l’abandonnent ensuite. Anecdote banale, qui peuple les « faits divers » des journaux, et qui a fait usage littéraire dans la littérature « réaliste » telle que les Petits enfants du siècle de Ch. Rochefort (encore que s’il y a bien dans ce roman scène identique, l’héroïne n’est pas vraiment réticente à l’accouplement de groupe qu’on lui impose). Mais en titrant de cette façon, Le Clézio indique une signification différente du simple récit de viol, et du discours moralisateur et apitoyé que celui-ci pourrait amener. Faut-il pour autant chercher des éléments d’identité entre l’Ariane mythologique et le personnage de Christine dans cette nouvelle ? Ce serait une fausse piste, à double titre. D’une part, le jeu du titre et du nom du personnage ne mettent pas en parallèle les deux références ; d’autre part, procéder ainsi serait retomber dans la recherche de similitudes toujours forcées, toujours plus ou moins aléatoires. Donc, ne regardons pas le

personnage de Christine comme une « Ariane des temps modernes » (et des cités-dortoirs...), et ne nous embarquons pas à voir dans les caves des HLM des formes nouvelles du labyrinthe (ce serait faire grand honneur à leurs architectes que de les assimiler ainsi à Dédale...). Le fil à suivre est autre, et plus simple à démêler : il suffit d’en rester au plan du genre. Alors, la singularité discrète du titre fonctionne comme un indice, un signal invitant à regarder cette nouvelle comme appartenant à une catégorie précise de nouvelles, celles qui, sous des dehors de réalisme ordinaire, révèlent les dimensions mythiques dans la quotidienneté. Ainsi la tension plus haut remarquée entre les deux pôles qui structurent la série des titres, le pôle mythologique de Moloch, et le pôle de l’anodin rassurant du jeu, prend son sens : ces nouvelles invitent à découvrir les mythes qui sont là, sous-jacents mais présents, dans les faits divers, dans la trame de la vie ordinaire. On se trouve en présence d’un effet de prisme générique tout à fait caractérisé : la littérature s’empare d’un genre banal, le récit journalistique de fait divers, le modifie en récit de « nouvelle » (des « nouvelles » à la nouvelle), et ce faisant des choses inaperçues, imperceptibles dans le récit au quotidien, sont révélées, « mises en lumière », des couleurs qu’on ne voyait pas apparaissent. La fonction du titre à consonance mythologique est de signaler cette perspective : il joue comme un indicateur de mythification du quotidien. Mais la signalisation est faite avec discrétion ; le lecteur inattentif, ou pressé, pourra lire le texte sur le mode de la lecture d’un fait divers et le texte gardera sens. Il y a donc là deux strates, ou deux plans de lecture possibles. Sollicitation de deux lectorats potentiels, l’un plus « savant » et plus « fouineur », plus cultivé en mythes comme en géographie, l’autre plus enclin à une lecture de curiosité journalistique. Du moins est-ce l’hypothèse qui s’impose alors, et qu’il faudra voir à l’œuvre ensuite.

LE JEU DU JEU Reprenons, en partant des indications détectées dans Ariane sur l’effet du prisme générique, la série des titres, en relation avec le synopsis de chaque nouvelle, dans le but de vérifier si le même jeu de passage de l’anodin au mythique s’y retrouve. Commençons par les nouvelles dont le titre inclut un nom propre (à part Moloch, qui est d’emblée mythique). En particulier David, dont le titre

présente des propriétés similaires avec celui d’Ariane : David, prénom du jeune protagoniste, est aussi le nom d’un héros de la mythologie biblique, et le texte de la nouvelle en fait explicitement mention (p. 228) ; le personnage connaît cette histoire, et s’identifie, imaginaire-ment, au héros, se nantissant même d’une pierre pour se défendre au besoin. Ce personnage est celui d’un enfant qui fait une fugue, chaparde dans un supermarché, puis finit par tenter de dérober la caisse d’un magasin : il agit ainsi poussé par le désir de retrouver trace d’un frère aîné qui a fugué lui aussi, et n’est jamais revenu. David est un représentant d’une espèce banale, pour laquelle une expression courante a été forgée : les « enfants à la clef », ces enfants qui, laissés seuls par des parents (en général, comme ici, une mère célibataire ou veuve, ou divorcée) pris par leur travail, partent à l’école, le matin, avec la clef de l’appartement accrochée à leur cou au bout d’un cordon. Ecole buissonnière, errances, fugues sont lot quotidien de tels enfants ; David, lui, n’agit pas autrement, mais sa fugue devient, dans le récit, une tentative d’affronter, seul, de défier, le monde des « grands », des « Goliaths », des adultes « géants dangereux, malfaisants ». On n’a aucun mal non plus à détecter les mêmes effets dans Villa Aurore, dont la phrase initiale opère une modification semblable à celle vue pour Ariane : « Depuis toujours, Aurore existait là » (p. 97). La suppression du « nom de chose » (villa) donne à Aurore un statut de personne (en termes de stylistique simple, c’est une figure rhétorique de personnification). Et Aurore est une divinité mythologique. Dans le parc de cette villa, il y a un temple au fronton duquel est inscrit : Ouranos (le ciel). On plonge bien ainsi dans un espace mythologique. L’histoire relatée est celle d’un personnage qui, ayant connu une belle villa quand il était enfant, la retrouve, quand il est parvenu à l’âge adulte, abîmée par le temps et menacée par les manœuvres des promoteurs immobiliers. L’anecdote est simple : une vieille dame, dans les beaux quartiers périphériques d’une ville du Midi (Nice, donc, puisque Nice est présente par ailleurs), refuse de céder sa propriété à des spéculateurs, qui la persécutent pour la faire fuir et pouvoir s’accaparer son bien ; histoire banale. Mais par les modalités de la narration, on a bien là encore une mythification. Orlamonde pose un problème un peu différent : le nom propre (nom de lieu) n’y contient pas de sème mythique repérable. Mais dans cette nouvelle le titre est suivi d’un avertissement, banal dans les œuvres de fiction : « Toute ressemblance avec des événements ayant existé est impossible. »

Ce qui semble la négation même du « fait divers » journalistique, lequel postule la véracité des faits. Cependant, par rapport à la formule usuelle de ces avertissements, on est frappé par la singularité du « est impossible », substitué au traditionnel « serait fortuite et involontaire ». On est ici en présence d’un effet d’ironie : ce récit « vrai » se donne comme pure fable, comme pur « mythe ». L’anecdote d’ailleurs est la plus mince qui soi, en tout cas la plus mince du recueil : une petite fille qui vit seule avec sa mère, et dont la mère se trouve hospitalisée, fait l’école buissonnière et va se cacher dans un bâtiment d’ancien théâtre de plein air (Orlamonde — « hors le monde »), désaffecté et livré aux démolisseurs et aux promoteurs immobiliers ; les ouvriers chargés de la démolition l’y découvrent et la ramènent à ses maîtres... Anecdote si mince qu’elle justifie à peine le fait divers ; la « nouvelle », en revanche, prend sa justification dans le caractère fabuleux, mythique, affiché par l’avertissement. Pour en terminer avec la série des titres comportant des noms de personnes et susceptibles de baliser cette mythification, jeu d’Anne. Titre syntaxiquement équivoque : est-ce Anne qui joue ? ou bien s’agit-il de jouer « à Anne » ? La syntaxe du français impose de telles équivoques (le jeu d’échecs consiste à jouer aux échecs...). L’anecdote est celle d’un accident d’automobile qui correspond à une coïncidence étrange : un jeune homme se tue dans un accident de voiture au même endroit où s’était tuée, dans un accident identique, la jeune fille qu’il aimait, un an plus tôt jour pour jour. L’accident est en fait un suicide de la part du jeune homme. Le rapport entre le titre et l’anecdote fait lumière sur l’ambiguïté sémantique du titre : il se tue en jouant à être Anne, à faire comme elle a fait un an plus tôt. Ce qui suffit à marquer que jeu n’a pas ici un sens usuel et anodin, mais est employé de façon métaphorique, que c’est un jeu mortel, un jeu avec la vie, que sous l’anecdote il y a autre chose. Si bien que les mots anodins en apparence se trouvent investis de significations autres, pour qui veut bien se donner la peine de regarder d’un peu plus près... Dès lors, toujours dans la mesure où ce recueil s’est présenté comme formant un tout organique, par un effet d’isotopie, les autres titres et les autres nouvelles se trouvent installés dans la même logique, pour peu qu’il y ait un connecteur entre les deux séries. Or, le sémantisme du jeu a cette fonction, via Le jeu d’Anne. La première nouvelle, éponyme du recueil, a un nom de jeu, comme on l’a vu, La ronde, jeu d’enfant des plus anodins. L’histoire est là encore simple : une jeune fille, pour être intégrée dans une

bande, subit une épreuve initiatique consistant en un vol à l’arraché ; elle passe en cyclomoteur près d’une femme à qui elle dérobe son sac à main ; pour prendre son élan, elle a d’abord fait un parcours circulaire, sur son engin, d’où le titre ; mais sitôt après son vol elle percute un camion qui la broie. Le titre n’a en lui-même aucune espèce de nécessité : dans l’anecdote, les traits signifiants les plus forts sont celui de l’épreuve initiatique, des « mauvaises fréquentations », de la coïncidence malheureuse avec le passage du camion, de l’accident... En choisissant de titrer au moyen de ce nom, « la ronde », Le Clézio oriente le lecteur vers un supplément de sens : la jeune fille agit ainsi en compagnie d’une amie, elles sont encore des « petites filles », mais leur jeu... tourne mal ; sous l’anodin apparent, un enjeu majeur. La grande vie offre des connexions très perceptibles, une fois cette logique détectée. La locution « mener la grande vie » est une expression populaire, familière, et qui évoque le luxe et les plaisirs coûteux. Dans le texte, la « grande vie » est d’abord un jeu pour deux toute jeunes filles : C’est comme cela qu’elles ont commencé à parler de la grande vie. Au début, elles en ont parlé, sans y prendre garde, comme elles avaient parlé des autres voyages qu’elles feraient, en Equateur, ou bien sur le Nil. C’était un jeu (p. 140). Voilà précisément l’élément connecteur avec la série précédente. Suit une anecdote banale, une histoire de grivèlerie menée par deux jeunes filles dans des hôtels de la Côte d’Azur et de la Riviera, qui se termine par leur arrestation au moment où elles repassent la frontière pour rentrer. Elles ont voulu passer du jeu imaginaire au jeu réel, mettre en pratique ce qu’elles avaient d’abord traité en fable. Elles ont voulu vivre ce qui était pour elles un mythe, dit le texte : la « grande vie », c’est comme la « grande aventure », avec des « monuments magiques », des « hôtels fabuleux », c’est « extraordinaire », « comme au cinéma » (toutes ces citations sont relevées p. 139). Sous la trivialité de la grivèlerie, encore un mythe (non plus emprunté aux mythologies antiques, celui-là, mais au grand réservoir moderne de mythes, le cinéma). On a vu déjà que des titres tels que L’échappé, Le passeur, Ô voleur, voleur... n’étaient pas dépourvu d’ambiguïté sémantique. Et dans chacun de ces récits, la dimension du mythe est marquée. Mythe du retour vers la terre

natale pour un Maghrébin évadé, qui se cache dans la montagne provençale et rêve à ses montagnes natales : La grande vallée ouverte conduit jusqu’à l’autre bout du monde, plus loin que Timgad, plus loin que Lambessa (L’échappé, p. 75). Mythe du pays de richesse, pour l’immigré clandestin, qui arrive en France plein d’illusions : Francia (...) ce sont des signes aussi de la fin de la misère, de la fin des désirs inassouvis (Le passeur, p. 182 ; c’est moi qui souligne). Et quand il vit l’expérience de l’exploitation et de la pire misère, ce mythe cède la place, chez lui aussi, à celui du retour vers le pays natal, au nostoi, à la nostalgie quand elle est vraiment ce qu’elle est, pire souffrance. Dans Ô voleur, voleur, quelle vie est la tienne ?, l’énoncé complet du titre, par sa consonance inhabituelle, déjà « littéraire », inclut le mythe : un immigré portugais se retrouve au chômage et devient cambrioleur pour nourrir sa famille ; il subit cet état tout en ayant la conviction que sa fin sera funeste, comme le disent les paroles d’une chanson de son pays, qu’il cite lui-même et qui commence par Ô voleur... (p. 205). On peut donc conclure que l’effet de mythification est présent dans l’ensemble des nouvelles, qu’il constitue une caractéristique clef de l’utilisation que fait Le Clézio de ce genre dans ce recueil, et que le passage du récit anecdotique de fait divers à la forme littéraire de la nouvelle est intimement lié à cet effet de prisme du genre, qui permet que s’opère le surgissement des connotations mythiques possibles pour des faits triviaux. Parmi les nombreuses options que lui laissait un genre de définition assez lâche, comme l’est celui de la nouvelle, l’écriture de Le Clézio opte pour une proposition de code institué « du côté du mythe ». Pour autant, une lecture qui ne percevrait pas — et je ne prétends pas que celle qui est esquissée ici rende compte de tous — tous les effets de mythification ne laisserait pas les textes dépourvus de sens : elle en diminuerait le « feuilleté ». Si bien qu’on doit considérer que ce recueil propose des significations ouvertes pour deux strates de lectorat, qu’il conviendra de préciser et vérifier.

LE JEU DES LIEUX S’il y a « du jeu » dans un texte, cela peut être source de plaisir littéraire, puisque cette part d’ambivalence, de polysémie, d’équivoques éventuelles, fait de l’espace ouvert pour l’imaginaire. Mais quand il s’agit du genre nouvelliste (ou nouvellesque ?), on s’attend à ce que l’offre faite à l’imaginaire, pour la construction des images, pour la représentation de l’espace donc (puisqu’il ne saurait y avoir composition d’images sans une représentation de l’espace), ait une certaine précision. Le « fait divers », comme genre général, est toujours circonstancié, c’est-à-dire daté et localisé. La ronde et autres faits divers obéit à ce principe générique, en offrant, dans l’ensemble, une grande précision en matière de lieux. En font foi les nombreux noms propres de lieux qui jalonnent le recueil. Mais cette précision a encore d’autres propriétés qui apportent des éléments importants au sémantisme des récits et à leurs effets possibles « à réception ». Nous avons eu plusieurs fois déjà l’occasion de mentionner le nom de la ville de Nice. Pourtant, il ne figure pas une seule fois dans le recueil. Le lecteur devine ou non la référence à Nice selon qu’il sait ou non en identifier tel ou tel indice, en particulier le quartier de L’Ariane. La référence à Nice n’est donc pas essentielle en elle-même. Mais elle désigne une région, donc un type de décor, de climat, et d’activités possibles. Et ces éléments sont tous marqués de dualité. Nice, c’est à la fois un pays de « grande vie », puisque c’est la Côte d’Azur, et un pays de misère, à l’arrière-plan des beaux quartiers, dans des endroits comme le vallon de L’Ariane. La région est celle du soleil, de la vie avenante, mais c’est aussi les montagnes sèches et difficiles. Les activités, ce sont celles des touristes, des séjours de rentiers, mais aussi celles de la misère comme elle est dans les pays méditerranéens. Et le recueil joue de cette dualité : il propose un « envers du décor », l’autre facette des pays de la « grande vie ». On retrouve les effets de connivence dans cette élision de la nomination de la ville de Nice. Le lecteur peut y reconnaître Nice, et en tout cas le Midi provençal, et saisir la valeur symbolique des lieux ainsi désignés, ne seraitce que dans la nomination explicite de Monte-Carlo et de la Riviera, mais il perçoit en même temps la différenciation d’avec le genre du « fait divers » proprement dit, puisque l’adresse des événements est en partie éludée. Ce jeu sur les lieux est d’autant plus perceptible que l’emploi des articles définis (tels que « le fleuve sec », « la rue », « la cité des HLM », etc.)

induit la sensation de lieux précis, dont la nomination n’est pas nécessaire. Ainsi, le jeu avec « l’envers du décor » devient un jeu avec « l’envers de ce décor, là, vous savez bien lequel ». L’élision des nominations ne fait pas qu’en passant du fait divers journalistique à la nouvelle le récit perde de la précision ; il fait que l’on passe d’un genre à un autre, il signale l’entrée en littérature. Du coup, l’envers du décor n’est même plus l’enjeu proprement dit du récit, puisque le lecteur est supposé savoir que le décor existe et qu’il a un envers. L’enjeu devient : de quelle façon regarder l’envers du décor ? Dès lors, les deux strates de lectorat se trouvent plus nettement différenciées : un tel jeu ne s’offre qu’à la fraction des lecteurs qui recherchent le plaisir esthétique fondé sur la polysémie et la construction sophistiquée des figures et du sens. De même que les effets stylistiques de mythification supposaient une transposition lectorale ayant les compétences requises pour en saisir les allusions, de même l’emploi du code générique suppose des lecteurs « croyant » à la littérature, ses valeurs, ses vertus : la connivence n’est pas qu’une modalité de communication, elle est aussi, en soi, une prise de position, voisinage de fait avec une fraction sociale des lecteurs potentiels.

CHAPITRE III POINT DE VUE ET IMAGES DE L’ÉCRIVAIN Toute prise de position implique un « point de vue ». Aux deux sens du terme : un point à partir duquel on observe et on énonce, et une option idéologique. Il est donc logique, après l’examen du prisme générique, d’aborder le prisme qu’est l’écrivain, à partir de ces questions de point de vue.

QUESTIONS DE POINTS DE VUE ET DE GENRE Le fait divers, dans son origine journalistique et informative suppose l’écriture la plus usuelle qui soit dans le récit : la narration à la troisième personne. Il suppose aussi un point de vue narratif qui est celui du narrateur témoin (la terminologie en matière narratologique est quelque peu variable lorsqu’il s’agit de « point de vue » ; nous adoptons ici la plus simple, en précisant seulement pour éviter toute ambiguïté que nous nous référons à la tripartition habituelle entre narrateur-personnage, narrateur omniscient et narrateur témoin) 189 ; il suppose un narrateur témoin, parce que le journaliste écrit ou parle à partir des témoignages qu’il a pu recueillir, la forme institutionnelle de ces témoignages étant la dépêche d’agence ou le communiqué de presse des autorités compétentes (police, justice, administration...) et, mieux encore, la vision sur place, « en direct ». Le genre de référence impose donc un type de posture narrative très fortement défini, à partir de quoi on peut évaluer les variations induites par le genre effectivement pratiqué, leurs présuppositions de lecture et de lecteurs, et leurs implications idéologiques. Comme on l’a vu, la catégorie du point de vue est un des lieux textuels où se manifestent particulièrement les effets de prismes, un des lieux d’observation privilégiés pour la sociopoétique : le réel référencé, rappelons-le, prend forme dans un texte, de toute évidence, en fonction du point de vue à partir duquel il est narré et décrit et, comme l’identité

lexicale le souligne, tout « point de vue » narratif engage un point de vue idéologique en offrant comme code de représentation du réel, et de son interprétation, les schèmes de pensée et les valeurs de celui dont le récit adopte le point de vue. Tout point de vue est donc bien en soi un prisme. Et il définit en même temps une posture : un point de vue est une position où l’on se place, et qu’on peut occuper de diverses façons. Le fait divers, en sollicitant le point de vue des témoins, postule une posture d’objectivité de la part du narrateur : la doxa journalistique déclarée implique de vérifier les informations, critiquer les sources, les citer et, en cas d’ambiguïté, donner les divers points de vue en présence... Mais par sa nature de récit ultra-bref, le « fait divers » en général réduit l’application de cette doxa à sa version minimale, en tout cas la plus ramassée : la mise en place d’un récit où la narration adopte la posture générale du narrateur témoin. Comme celui-ci ne peut être neutre, l’objectivité se limite à être l’objectivité dont ce narrateur-là est capable. En particulier, décider qu’un événement constitue un « fait divers » est déjà un jugement de valeur, une prise de position idéologique, disant que cet événement n’est pas très important. Passer du fait divers à la nouvelle, c’est engager l’éventualité d’une critique en acte de ce point de vue. C’est en effet laisser la possibilité d’estimer que cet événement qu’on relate mérite peut-être plus que le statut de simple fait divers. Selon que la conduite du récit confirmera ou non cette éventualité, le code générique instituera donc un espace de lecture définissant un ordre de lecture et de lectorat, de connivence avec des lecteurs qui peuvent penser eux aussi que l’événement n’est qu’un fait divers un peu curieux ou au contraire qu’il est digne d’un autre type d’attention. Les titres et le pacte de lecture qui mobilisent la connivence, comme on l’a vu, les décalages opérés par le recueil en matière de définition du genre, et l’effet de mythification engagé par le titrage des récits font que cette question est particulièrement importante dans le cas de La ronde et autres faits divers. Nouvelles. Enfin, ces jeux de points de vue font passer des instances scripturaires du narrateur et de l’auteur à celle de l’écrivain, puisque selon la hiérarchisation qu’il opère des genres, en fonction de ses choix de points de vue, l’auteur affirme plus ou moins la conformité du genre qu’il pratique (la nouvelle) avec son genre de référence (le fait divers journalistique). S’il y a forte conformité en pratique, dans le texte, entre les deux genres, la « nouvelle » se rapprochera du modèle des « nouvelles journalistiques » (des

« informations »). Alors elle tendra à entrer dans la logique de communication qui correspond à celles-ci : répondre à un besoin (d’information) pour un lectorat (ou un auditorat) défini (ciblé par les services commerciaux du journal) et selon une communication qui vise un enjeu de savoir et de véracité (et non de plaisir) dans un délai le plus court possible (voir les « dernières minutes » et les « directs »). Sinon, la nouvelle en tant que genre littéraire, si elle entre dans la logique de la différance, de la destination aléatoire et du plaisir de lecture, bref si elle affirme sa littérarité, s’écartera inéluctablement du modèle du « fait divers » ; on peut énoncer cette proposition en sens inverse : si la « nouvelle » s’écarte du modèle du fait divers, comme on vient de le voir, elle affirme sa littérarité, et par là dessine une image de l’écrivain qui elle aussi s’écarte de celle du journaliste. En cas de forte conformité, il se pose en écrivain-reporter, en cas de forte différenciation, il suscite une autre image de l’écrivain. Dès lors, c’est bien un ordre social de légitimation du discours qui est en cause, et plus seulement un ordre sémiotique : on passe de la question « quel genre de discours » à celle de « quel genre de discours tenu par quel type de personnage social ? ».

INSTITUTION DU POINT DE VUE DANS « LA RONDE ET AUTRES FAITS DIVERS » Rappels : par le jeu des titres, et des ambiguïtés qu’ils instaurent sur la question du genre pratiqué, le recueil instaure aussi une incertitude en matière de point de vue ; il instaure également la connivence entre narrateur et narrataire ; enfin, il n’est pas unifié totalement en ce qui concerne les points de vue manifeste de la narration, puisque deux des nouvelles (Villa Aurore et Ô voleur, voleur...) sont faites en tout ou partie de discours à la première personne, les autres étant à la troisième personne. Il s’agira donc de dégager une dominante, puis de la confronter avec ses variantes et ambiguïtés. Pour dégager cette dominante, la procédure suivie consistera à examiner comment fonctionnent les discours rapportés, et les mentions de sources, ou leur absence, selon les types d’informations concernés. C’est en effet sur ces deux points concrets que se manifeste sémiotiquement le fonctionnement du point de vue narratif.

En suivant ce protocole, il apparaît très vite que le recueil fonctionne selon un mode de faux point de vue de narrateur témoin. Il donne en fait une position privilégiée à certains personnages, sans en faire pour autant les détenteurs de l’instance du point de vue. Dans Villa Aurore, le récit à la première personne fait d’un personnage le détenteur du point de vue ; ce qui s’écarte de la logique du fait divers. Dans Ô voleur, voleur..., la forme dialoguée donne la parole principale au personnage principal de la nouvelle, tout en gardant au récit l’allure générale de ce qui pourrait être la transcription d’une interview journalistique. On est donc dans un cas intermédiaire entre le précédent et la forme canonique du récit de fait divers. Avec les autres nouvelles, on semble être dans une logique conforme à cette forme canonique. Mais il n’en est rien en fait. Les titres déjà le signalent à eux seuls, dans certains cas. Cas flagrant pour David : le titre, utilisant le nom du personnage comme éponyme, induit que cette histoire arrivée à un enfant nommé David peut aussi, le cas échéant, être matière à un récit qui soit confié à ce personnage, que ce puisse être l’histoire de David vue du point de vue de David. Et l’embrayage du récit précise vite cette orientation. On débute par un verbe de pensée (« il croit que... »), qui indique déjà que le narrateur quitte la position de témoin pour s’approprier les ressources du narrateur omniscient, et, de là, les pensées du personnage ; puis très vite vient un style indirect libre (« Mais est-ce qu’il y a des anges ? » : la phrase pourrait être attribuée au narrateur omniscient, mais la logique du texte, et le contexte immédiat (« Autrefois sa mère lui racontait... ») l’attribuent au personnage). On est alors passé du point de vue du narrateur omniscient au point de vue « avec », point de vue interne du personnage. Dans la suite du texte, ces divers points de vue sont mêlés, de sorte que le code supposé du fait divers est totalement perturbé. On retrouve des effets du même ordre dans d’autres nouvelles. Un rapide examen suffit à les détecter. Dans La ronde, même structure que dans David : entame en situation de narrateur possiblement omniscient (« Les deux jeunes filles ont décidé... »), omniscience confirmée un peu plus loin (« Quand elle y pensait, ça l’étonnait de s’apercevoir que ça lui était égal »), et passage par un style indirect libre qui fait basculer en focalisation interne (« Qu’est-ce qu’ils attendent donc, qu’est-ce qu’ils veulent ? »). Même vérification aisée pour Moloch : un début qui exhibe une apparence de

conformité au récit journalistique, au reportage (« Aujourd’hui, 15 août 1963... »), puis passage au point de vue omniscient mêlé avec du style indirect libre de focalisation interne, où personnage et narrateur se rejoignent : « Il y a si longtemps que Liana n’a vu personne. La dernière fois, c’était... C’était il y a deux jours, trois jours peut-être ? Liana ne sait plus très bien. » Et l’on retrouve les mêmes procédés dans L’échappé, dans Ariane (voir simplement à titre d’exemple des phrases telles que (« Elle pense à elle si fort qu’elle fronce les sourcils et qu’elle murmure quelques mots, sans bien savoir quoi... »), dans Le jeu d’Anne, qui semble respecter plus que d’autres nouvelles les règles du récit de fait divers mais où ces glissements de points de vue sont bel et bien présents (« Son cœur s’est calmé, et il ne pense plus à rien d’autre qu’à elle (...) Peut-être qu’elle écoute la radio à cet instant... »). Ce parcours rapide suffit : nous n’avons indiqué là que quelques preuves, mais cette vérification fait voir que ces mélanges de points de vue se font parfois très vite dans le début des récits, et qu’ils sont systématiques. On peut donc les tenir pour caractéristiques dominantes du recueil. Il est légitime de conclure, à ce stade de l’observation, à un effet de prisme générique consistant, lors du passage du modèle du fait divers au modèle littéraire de la nouvelle à une dérive du point de vue, ou à l’institution d’un point de vue dérivé. Il devient ainsi possible, et nécessaire de chercher quelle signification en résulte, avec quelles implications idéologiques.

POINT DE VUE DES « COUPABLES-VICTIMES », ET IMAGE DE L’ÉCRIVAIN Le résultat de cette dérive se mesure en termes actanciels simples : les récits ne sont plus faits par un témoin, externe et aussi objectif qu’il le peut, mais sont pris en charge, de l’intérieur des actants, par les « héros » de l’histoire. Ces derniers peuvent être sujets de l’action (comme dans La ronde) ou objets (comme dans Ariane), mais au regard de la situation finale de l’histoire, ils sont toujours les perdants, les « victimes » d’un récit déceptif. En termes actoriels, il est flagrant que ces personnages sont tous des coupables, en termes de morale, de doxa, de justice. Coupables de vol, de

grivèlerie, prisonnier en fuite, immigré clandestin, enfants fugueurs, ils sont des hors-la-loi. Même le héros du Jeu d’Anne, coupable de suicide ; et même la Christine d’Ariane, victime s’il en est, coupable d’avoir traîné dehors quand il ne fallait pas, et qui a honte d’avoir été violée, comme si la faute lui en incombait, et d’ailleurs soumise par ses violeurs à une menace de châtiment si elle en parle. Mais ces coupables sont des « faibles », sociologiquement parlant : immigrés, toutes jeunes filles, voire petites filles, jeune homme dépressif. « Antihéros », dirait-on en termes d’histoire et de critique littéraires. Mais surtout, ceux à qui le modèle du récit de fait divers journalistique ne donne pas la parole. La dérive du point de vue fait que les paramètres idéologiques sont transférés du jugement social à la perception des protagonistes malheureux. Or il n’y a pas unité de point de vue dans chaque récit (sauf dans Villa Aurore, on va y revenir), mais un mélange, où l’usage du style indirect libre assure la régie d’un « fondu enchaîné ». Le point de vue du narrateur omniscient voisine avec celui des personnages et s’enchaîne avec lui sans solution de continuité. Et les deux cohabitent « en sympathie ». Il serait faux d’affecter le point de vue du narrateur omniscient à l’écrivain, et pas les autres, de considérer que le narrateur omniscient exprime le « point de vue de l’auteur » : l’auteur est détenteur de toutes les formes de points de vue mises en jeu dans le texte. Mais le narrateur omniscient, en revanche, a la propriété d’orienter plus que tout autre l’interprétation que le lecteur pourra faire des faits. S’institue ainsi une situation de « mise en sympathie » avec les faibles, les déclassés, les victimes sociales que les lecteurs de faits divers voient comme les coupables, donc « les autres ». La posture de l’écrivain se définit par cette mise en sympathie. Précisons-la un peu davantage. Le fait divers et la nouvelle « réaliste » qui en est le correspondant en littérature sont convoqués par Le Clézio, comme des référents à partir desquels il définit sa posture par différenciation, en révélant un autre regard sur les choses. Une image sociale de l’écrivain se dessine là, dans un dialogue contrastif avec l’image d’un autre personnage social de mots et de plume, un autre « auteur », le journaliste. L’écrivain ici apparaît comme celui qui, à partir du même matériau, sur les mêmes sujets que le journaliste, a un autre regard, invite le lecteur à se trouver en sympathie avec les « petits personnages » que le journaliste objective.

Données de genre, techniques d’écriture et dessin des images et postures sociales se trouvent ainsi liés. Cela constitue un premier résultat qui n’a rien de révolutionnaire en soi, mais qui semble bien ne pas être anodin, qui en tout cas n’est pas nul. Qu’on me permette d’y insister encore d’un mot, à ce stade de l’analyse : l’importance d’un tel résultat est de rendre compte d’un fait que les démarches comme celle de Goldmann ont sous-estimé, la valeur sociale décisive des questions de forme (écriture et genre), et donc la nécessité de chercher les implications sociales des œuvres littéraires non pas par-delà les catégories formelles qui les codifient, fût-ce dans des catégories transversales ou subsumantes des codes formels et scripturaires (vision du monde ou sociolecte, voire horizon d’attente), catégories pour lesquelles ces codes formels et scripturaires ne seraient que des contingences ou des modalisations, mais bien de chercher dans ces codes mêmes, dans les effets de prismes qu’ils constituent. Pour le dire autrement : il ne s’agit pas de « décoder », mais bien d’interroger les implications des codes, et les interrelations des codes dans l’ensemble du discours social et dans la spécification, par chaque texte, du code qu’il propose comme code littéraire. La littérarité pourrait alors se définir de façon fonctionnelle et utile non comme un universel ou un en-soi, mais comme ce travail particulier qu’effectuent certaines catégories de textes pour signaler leurs propriétés distinctives, pour se spécifier, se distinguer. De l’image de l’écrivain qui se dessine là, dans le recueil de Le Clézio, il ne s’agit bien sûr pas de parler comme de l’image de l’écrivain en général, mais d’une image de l’écrivain : la construction de cette image représente alors le sens social crucial de l’œuvre. Bien entendu, cette image nous venons à peine de l’esquisser, nous aurons à la spécifier davantage elle aussi, à proportion de ce que les textes en question la spécifient, puisqu’il ne saurait y avoir de spécification du discours sans spécification conjointe et à proportion de la posture de celui qui construit ce discours. Mais plutôt que de la préciser dans l’abstrait ou par hypothèses, mieux vaut à cet instant, dans un mouvement dialectique de retour vers les composantes du recueil, prendre le temps de lire quelques nouvelles en nous fondant sur les acquis déjà esquissés dans les chapitres précédents. Et s’il semble que l’appareillage mobilisé est bien lourd pour parvenir à des éléments d’interprétation que, peut-être, une lecture intuitive aurait amenés plus rapidement, ce parcours de textes permettra d’une part de voir

si un des enjeux essentiels ne réside pas, justement, dans d’objectiver des interprétations intuitives, et de les modifier ce d’autre part, de découvrir quelques traits plus affinés qui feront l’interprétation ; bref, de progresser encore un peu en d’épistémologie et d’herméneutique littéraires.

le soin faisant, évoluer termes

CHAPITRE IV TROIS NOUVELLES DIVERSES PRÉAMBULE Rappel des chapitres précédents : un certain nombre de données d’analyse se sont dégagées d’un regard sur l’ensemble du recueil, telles que les jeux de points de vue, la mythification, les spécifications du genre nouvelliste, la position de « sympathie » proposée avec ces coupables qui sont en fait les vraies victimes. Au moment de parcourir particulièrement telle ou telle nouvelle, il s’agira bien sûr de les vérifier, de contrôler que ce qui semble vrai pour le tout rend compte de façon satisfaisante de chaque partie de ce tout. Mais cette vérification ferait redondance si elle était le seul enjeu : à travers elle, l’enjeu est bien de préciser la prise de position de Le Clézio (i.e. ce qu’il dit du social et de l’humain) en précisant quelle image de l’écrivain il donne, et par là quelle anticipation sur la lecture il opère, et par quelle stratégie de captatio. L’idéal serait de passer en revue de façon exhaustive tous les textes du recueil. Pour des raisons pratiques d’espace, cela présente quelques inconvénients. Mais cela n’est pas indispensable en termes d’épistémologie, eu égard au projet ici poursuivi : dans la mesure où le recueil forme un tout, si les propriétés qu’on y vérifie sont vraies pour les parties, en tenant compte des différences que celles-ci peuvent présenter, cela assurera la validation d’ensemble. On peut donc se limiter à certaines nouvelles. Le choix est alors dicté par les différences de posture narrative et de spécification générique. C’est pourquoi nous retenons trois nouvelles : Villa Aurore (récit à la première personne), Ô voleur, voleur... (récit à deux voix) et La grande vie (récit à la troisième personne). Dans la logique du projet ici poursuivi, et aussi parce que l’entreprise serait en soi vaine, on ne prétendra pas épuiser ces textes (ce serait postuler une clôture de leurs propriétés, qui serait le constat que littérairement ils sont peu pertinents ; et ce serait faire comme si une démarche, en

l’occurrence la sociopoétique, pouvait avoir vocation d’exhaustivité, ce qui serait contradictoire avec le projet même du présent livre). Le but de l’analyse, et ses limites, se définissent donc par la question : que signifie l’usage de la nouvelle que fait Le Clézio dans La ronde et autres faits divers ?

UNE LECTURE DE « VILLA AURORE » Villa Aurore se présente comme un récit à la première personne, donc comme un écart par rapport au genre annoncé dans le titre du recueil (faits divers) qui réclame du récit à la troisième personne. Cette singularité demande que l’on examine d’abord ce texte, dans la mesure où il semble infirmer le code. Dans la mesure où il semble infirmer aussi celui de la nouvelle, qui est le plus souvent récit à la troisième personne. Dans la mesure enfin où ce récit présente la particularité de ne pas contenir une anecdote événementielle à proprement parler, mais seulement l’évocation d’un souvenir. Supposons le lecteur du présent livre comme ayant par lui-même fait une lecture du texte, et une lecture plurielle 190 lui donnant les éléments d’analyse actantielle, structurale, stylistique, etc., fondamentaux, et supposons donc que l’enjeu est de prendre en compte les spécificités de cette nouvelle. Comme elle est récit à la première personne, elle contient deux sujets : un sujet de la fiction et un sujet de la narration, l’histoire de la villa de Marie Doucet et l’histoire de Gérard Estève, racontées par Gérard Estève. La logique du fait divers et la logique de la nouvelle réaliste supposeraient que l’intervention d’un narrateur parlant à la première personne, qu’elles n’interdisent pas totalement, soit celle d’un témoin ou d’un acteur, qui borne les références à lui-même à la justification de la validité de son témoignage sur les faits et sur les réactions que ces faits ont pu entraîner chez lui s’il est acteur. Le titre, renvoyant au sujet de la fiction, la villa, impose de tenir cette logique pour donnée de base. Mais le déroulement de la narration induit une dérivation : dans le premier paragraphe, on commence bien par parler de la villa, mais on dérive à partir du moment où apparaît la première mention du narrateur (« j’ai pu me souvenir de... ») : le je envahit ensuite le texte. Cela peut se mesurer de façon très précise, par un travail de stylistique simple, en comptant les phrases où cette première

personne intervient explicitement. On s’aperçoit alors qu’après le paragraphe initial, où dans le tout début la troisième personne règne seule, une fois le je entré en lice, il y est constamment présent : dans 4 phrases sur 4 dans le deuxième paragraphe, 5 sur 5 dans le troisième... Au quatrième paragraphe se produit un phénomène révélateur : la troisième personne, le réfèrent, la villa, se trouve réduit à n’être plus que l’effet de la pensée du narrateur : « Pourtant, c’est une chose étrange aussi quand je pense à cette époque, c’est comme si nous savions tous que la dame était là... » (p. 98-99). Dans les phrases qui suivent sur le même thème, la première personne peut disparaître, le phénomène persiste, puisque la narration est alors logiquement régie par le dispositif ainsi mis en place. D’autre part, cette logique, une fois qu’elle s’est ainsi imposée, appelle à un retour sur un phénomène advenu dans le paragraphe initial : le nom même de la villa, qui donne le titre du récit, n’est pas connu par référence à la villa elle-même (« bien qu’il n’y ait jamais eu de nom sur les piliers de l’entrée »), mais seulement à un propos rapporté « On l’appelait la villa Aurore... ». Le statut du « on » pose quelques ambiguïtés déjà examinées (voir p. 226) et cet indéfini dérive vers une équivalence avec un collectif « nous ». Si bien que le je narrateur, membre de ce collectif « nous », devient comptable de cette collectivité à laquelle il appartient : textuellement, je parle pour nous. L’existence dans ce texte de deux sujets fait donc qu’à propos de la villa, un je retrace une histoire dans laquelle il est comptable de données qui concernent la collectivité à laquelle il appartient : un statut du narrateur se définit ainsi, statut par rapport à une collectivité ; n’allons pas trop vite en besogne en disant que c’est un statut de l’écrivain par rapport à la société qui se trouve ainsi désigné, regardons encore le statut textuel de ce je. Puisque ce je est en charge du récit, détenteur du point de vue narratif, voyons à quoi il est sensible, qu’est-ce que ce prisme sélectionne, ce sur quoi le récit focalise ? Trois strates sont alors à distinguer : 1. L’anecdote proprement dite, celle qui justifierait vraiment un récit conforme au modèle générique du fait divers, s’ordonne selon le synopsis suivant : une vieille dame propriétaire d’une villa sur les collines de Nice est persécutée par des promoteurs qui veulent la chasser pour s’emparer de ses biens et y réaliser un programme immobilier à gros profits. Cette anecdote est à peine esquissée, on la retrace à partir d’indices, et d’indices

peu sûrs parfois, car on ne sait si les propos de la vieille dame ne sont pas nourris de ses imaginations. 2. Le récit dérive donc vers une relation de souvenir : un homme nommé Gérard Estève raconte une visite qu’il a faite dans une maison qu’il avait connue étant enfant, et les souvenirs que cela a fait resurgir en lui. Mais cette strate, elle aussi, est seulement en partie assumée par le récit : il y a bien des souvenirs, et des bribes de reconstitution d’un récit de vie (Sophie l’amie d’enfance, les études, les jeux, la famille...), mais le récit d’un passé personnel ne se structure pas de façon continue. La focalisation se fait sur quelques images mémorielles liées à la villa, et quelques images du présent qui leur sont associées. 3. Dans ces images, une sélection s’opère encore. Ce qui prend la plus grande extension ce sont les éléments de mythification, mis en mouvement dès les premiers mots par la personnification de la maison, au moyen de l’énoncé du nom seul, « Aurore ». Avec ce nom, des éléments de mythe sont en partie inscrits dans le référent même, la villa et son jardin où se dresse le temple portant à son fronton le mot « Ouranos ». A côté de ces éléments rattachés à la mythologie antique, d’autres apparaissent rattachés à une mythologie que l’on dira quotidienne et urbaine : tel est le jardin des chats (p. 98) dont la dimension mythique s’exprime par le nom du lieu, mais aussi par les qualifications que le narrateur introduit, créant une bizarrerie (la cécité de ces animaux présentée comme constitutive et non pas momentanée) et une explication mythifiante par un miracle (« des portées miraculeuses de chatons aveugles », p. 98) ; le même commentaire explicatif est présent à travers le dédoublement du narrateur-personnage, le narrateur adulte commentant les comportements du personnage-enfant : « Nous en parlions avec une périphrase qui avait certainement été inventée pour exorciser le mystère de la petite enfance » (ibid.). On ne peut manquer de remarquer que cette phrase constitue très exactement une description du processus de mythification tel que les anthropologues l’ont analysé, le mythe ayant pour raison d’être de fournir une présentation recevable, exorcisante, d’une réalité incompréhensible, mystérieuse et inquiétante. Et le récit s’attarde longuement sur un autre épisode, celui des explications données par la vieille dame à ses propres angoisses devant des mouvements nocturnes inquiétants : « Ils viendront la nuit, ils taperont sur les volets avec leurs barres de fer, et ils lanceront des cailloux, et ils pousseront des cris sauvages. Depuis des années ils font cela

pour me faire peur... » (p. 115). Ce « ils » mystérieux fait l’objet d’une interprétation mythifiante par les autorités : « Le maire et les adjoints disent que ce sont les enfants de la maison de redressement », ce qui exorcise un mystère qui serait irrecevable par la collectivité instituée si ces agressions étaient le fait de gens « bien » (l’architecte, l’entrepreneur), mais qui devient tout à fait « banal » si les agresseurs sont des déjà exclus, des individus mis au ban de la collectivité, en « maison de redressement », des dévoyés. L’ordonnancement du récit à la première personne produit donc une focalisation sur les effets de mythification. Le processus de mythification observé comme orientation donnée à l’ensemble du recueil se vérifie donc ici dans le détail de la nouvelle : le récit focalise sur un je qui dévoile les associations que produisent dans son imaginaire quelques images du quotidien avec des images mythiques. Mais outre cette vérification, l’analyse des formes de spécification générique dans Villa Aurore permet d’aller au-delà. Reprenons un instant le fil de l’histoire, pour en voir la fin : le sujet de la narration, le narrateurpersonnage, quitte le sujet de la fiction, la villa ; il est intéressant de voir comment se dénoue ce qui a fait la structure clef du récit. Le jeune homme Gérard Estève, donc, ayant retrouvé la villa aimée dans son enfance, ayant lu une annonce où la propriétaire de la villa demandait un secrétaire, s’est rendu sur place et la vieille dame lui a expliqué qu’elle cherchait de l’aide pour faire face aux agressions nocturnes qu’elle subissait. Le narrateur n’a pas le courage de l’aider, et il s’en va, il quitte la villa Aurore et redescend vers la ville. Sa visite lui a permis de constater que la villa était en effet menacée. Mais elle ne lui a pas permis de savoir si les paroles et les assertions de la vieille dame étaient fondées, ou étaient de simples suppositions. Voire des fruits de son imagination déréglée. Quand il redescend vers la ville, il a le sentiment que la fin est proche pour la villa : En bas, dans les rainures des boulevards, les moteurs grondaient tous ensemble, avec leur bruit plein de menace et de haine. Peut-être que c’était ce soir, le dernier soir, quand ils allaient tous monter à l’assaut de la maison Aurore (p. 117). Là, les agresseurs potentiels sont « les moteurs ». Ce qui n’est pas d’une rationalité limpide... Pourtant, juste avant, au paragraphe précédent, le

narrateur a fait la point, dans un passage écrit sur le mode impersonnel, en focalisation « zéro » : la vieille dame a été expropriée, pour cause d’utilité publique, la maison doit donc être cédée par elle, et détruite. On voit donc ici se substituer à une entité précise, la collectivité urbaine, et ses raisons (« l’utilité publique ») une autre entité, de l’ordre de l’irrationnel : « les moteurs ». D’un débat entre une municipalité et un particulier, Mme Marie Doucet, on passe à un combat entre « Aurore » (voir la personnification opérée dans la toute première phrase du récit) et « les moteurs » (autre personnification qui s’opère en fin de récit). Or le narrateur lui-même cède à la confusion. Dans les agresseurs, il voit les « jeunes filles et les jeunes gens de la maison de redressement », donc il semble adhérer à la version du maire et des adjoints ; mais à la phrase finale, il parle des « hommes de main de la ville » : deux remarques, l’une qu’il semble donc cette fois donner pour vraie la version de la vieille dame, l’autre que les hommes de main sont ceux « de la ville », non de la municipalité, ou des promoteurs, mais ceux d’une entité qui en principe ne saurait avoir de séides... Autre personnification, autre effet de mythification : le texte donne les faits comme si le combat opposait désormais une villa et une ville... Cette hésitation entre les explications possibles est lourde de sens. L’une des explications est certes malheureuse, mais non scandaleuse : que des adolescents dévoyés fassent acte de vandalisme est, au regard de la norme sociale, déplorable, mais que trop compréhensible comme on dit ; l’autre explication, en revanche, est bel et bien scandaleuse au regard de la norme sociale : que les édiles municipaux, chargés du bien de leurs concitoyens, fassent acte de vandalisme, et qui plus est contre une vieille dame seule et faible est atterrant. Un lecteur pressé ne verra que cette hypothèse-là, et entreprendra un couplet interprétatif sur Le Clézio dénonçant les magouilles des promoteurs immobiliers et des élus véreux. Mais l’analyste attentif doit s’en tenir au texte : ce n’est pas Le Clézio qui parle ici en son nom propre, mais un narrateur nanti du nom de Gérard Estève, et ce narrateur hésite entre deux sortes d’explication, les mêle, les confond, est dans la confusion (preuve : « Je ne sais pas comment je suis parti »). Cette confusion entre l’explication recevable et l’explication irrecevable constitue un processus précis, le fantastique. Fantastique, le terme est à entendre ici en son sens propre, non en son sens banal qui suppose des interventions de forces fabuleuses, voire extraterrestres. Le fantastique, c’est ce qui fait brisure dans les normes, sans

qu’une explication rationnelle vienne l’éclairer et permettre qu’en fin de compte le normal reste établi 191. L’hésitation dans les explications fait que les mythifications prennent toute leur force, que le combat entre les élus et la vieille dame cède la place à celui entre « les moteurs », « la ville » et « la villa Aurore ». Ce fantastique est soutenu par l’un des usages du on, quand celui-ci désigne la rumeur publique et ceux qui la propagent. On disait que « la villa s’appelait Aurore », « un type » dit que le temple « a été construit par un cinglé »... Le narrateur et ses camarades d’enfance ne sont pas exempts de l’effet de rumeur : quand ils viennent dans « le jardin aux chats », « on disait que » la dame empoisonnait ses chats (p. 100). Le texte est remarquablement explicite à cet instant du récit : la « dame » y perd son identité, pour n’être plus qu’un « elle », les enfants, narrateurs y compris, y deviennent des « garnements », version minimale des dévoyés de la maison de redressement, et l’explication donnée à la présence de bols de nourriture pour animaux dans le jardin est elle-même objet d’indécision, jusqu’à ce que le narrateur, qui à ce stade-là du récit n’est pas encore atteint de confusion (il évoque celle que l’enfant a pu ressentir, lointain prélude de celle qu’il va éprouver adulte) qualifie la rumeur de « légende » : « Mais je crois que ce n’était pas vrai, que c’était une légende de plus inventée par ceux qui ne connaissaient pas Aurore, et qui avaient peur d’elle » (ibid.). La proposition ajoutée, à partir du « et » qui relance la phrase, vient apporter la logique du mythe, et la phrase tout entière instaure l’univers des « légendes », l’univers du fantastique. Mythification et fantastique vont de pair ; on est ici en présence d’un fantastique du quotidien. L’effet prismatique propre à l’écriture de nouvelle telle que Le Clézio la pratique ici est l’instauration, à partir d’un modèle initial apparemment réaliste (le fait divers, la nouvelle réaliste) d’un récit inscrit dans le fantastique du quotidien. Telle est sa prise de position formelle : sans jouer sur les mots, nous affirmerons que telle est la vraie prise de position de Le Clézio. Etre pour conserver les vieilles belles demeures et contre les spéculateurs fonciers, c’est une déclaration d’opinion ; point besoin de littérature pour manifester cela. Mettre cette opinion en forme d’un récit, ce peut être un apologue, mais tel n’est pas le genre pratiqué ici. Mais faire naître dans un récit en apparence anodin autant qu’anecdotique l’effet de fantastique dans la banalité du quotidien, c’est, quel que soit le sujet

d’opinion dont il est question, solliciter un autre regard sur les choses, sur le monde, un regard qui modifie la perception usuelle, « normale ». Telles sont les vérifications que permet ce parcours de Villa Aurore, et telle est l’hypothèse supplémentaire qu’il procure. Il reste deux choses à en savoir, à en faire. L’une sera de voir si ce même effet de fantastique du quotidien peut se manifester dans les autres nouvelles. L’autre est de dire tout de suite que Le Clézio n’est pas le premier, ni le seul, à avoir proposé de découvrir sous l’apparente banalité du quotidien et de l’anodin des éléments de mythes et de fantastique ; là encore, il pourrait sembler que l’appareil d’analyse mis en branle soit bien lourd pour une conclusion que l’on pourrait percevoir par les seules impressions de lecture... Oui mais c’est que l’on travaille ici justement sur ces impressions et à les objectiver ; et puis et surtout, comme l’on a vu dès le début de l’analyse du recueil qu’il sollicitait des effets de connivence de la part des lecteurs, il faudra voir quels lecteurs sont en mesure d’entrer pleinement dans cette logique-là. Mais avant cela, voyons la première question posée, celle de la présence de tels effets dans d’autres nouvelles.

UNE LECTURE DE « Ô VOLEUR, VOLEUR, QUELLE VIE EST LA TIENNE ? » Cette nouvelle se présente comme un dialogue. Elle n’a aucun préambule présentant celui qui pose les questions et celui qui répond, elle entre directement dans le cœur du dialogue, et pour être recevable à la lecture mobilise de façon maximale l’effet de connivence sollicité chez le récepteur. A ce titre, dans le cadre d’un recueil intitulé Fait divers, elle se donne comme une variante du genre journalistique, comme un entretien entre un reporter et un personnage « intéressant ». Intéressant parce que hors norme, hors la loi, un voleur ; la presse a déjà maintes fois fait des manchettes sur de tels articles où un journaliste réussit à obtenir une interview exclusive et clandestine d’un malfaiteur. La chose en général est réservée à des vedettes du grand banditisme, alors qu’ici c’est à un petit cambrioleur minable que l’on a affaire. Mais le caractère d’interview est confirmé par la matérialité même du texte. Les répliques de l’interrogé sont coupées par des espaces blancs, qui ne correspondent pas à des alinéas, mais qui figurent comme des moments de silence, des « blancs » dans le propos, qu’elles retranscriraient. Double variante donc, du récit au dialogue,

du grand bandit au petit délinquant ; cela étant, le modèle initial reste repérable, et l’on est moins loin de lui qu’avec Villa Aurore, où le récit à la première personne et l’absence d’anecdote telle que le fait divers en requiert faisaient un fort effet d’écart par rapport au modèle journalistique. L’instauration du dialogue passe par l’institution d’un rapport d’interlocution, par la mobilisation d’un modèle dialogique parmi les divers possibles. Celui qui est mis en jeu ici se caractérise en premier lieu, en premier mot, par la familiarité entre l’intervieweur et l’interviewé, la question initiale étant d’emblée à la seconde personne du singulier. Aux premières répliques, rien n’indique si cette familiarité est celle que peuvent avoir deux amis, ou bien si elle correspond à un type d’échange entre un journaliste et un interviewé, ou encore aux questions qu’un policier peut poser à un délinquant qu’il a arrêté. Mais très vite il apparaît qu’il ne s’agit pas de deux amis, puisque l’interrogateur ne connaît rien de l’interrogé ; et au fil de la lecture, on constate qu’il ne s’agit pas non plus d’un interrogatoire policier, puisque le voleur ne s’est pas encore fait prendre. On est ainsi ramené vers le modèle de l’interview journalistique ; en ce cas, l’usage de la seconde personne du singulier y apparaît comme un indice de familiarité telle qu’elle peut s’instaurer entre journaliste et interviewé. Comme celui-ci est un immigré (on l’apprend dès la troisième ligne), d’une position sociale assez basse, on se trouve en présence d’un schéma où l’on peut voir un personnage d’un niveau social et intellectuel assez bien établi interroger un personnage beaucoup moins bien nanti, et utiliser à son égard la familiarité du tutoiement. Effet de bienveillance, donc, mais, en même temps, situation de déséquilibre entre les deux. Bienveillance et déséquilibre qui sont modifiés à la fin de la nouvelle, quand le voleur récite un fragment d’une chanson en portugais, en demandant à son interrogateur s’il « connaît un peu le portugais », et ce texte, traduit (ce qui prouve que l’interlocuteur connaissait un peu le portugais), fournit le titre de la nouvelle : O ladrao ! Ladrao ! Que vida e tua ? se traduit bien par « Ô voleur ! Voleur ! Quelle vie est la tienne ? »... Se traduit presque bien par cet énoncé, mais avec une nuance pourtant : dans la version française, des virgules remplacent les points d’exclamation

de l’original portugais. Quelle que soit la différence d’esprit de l’une et l’autre langue, le code de ponctuation n’y diffère pas à cet égard ; l’écart entre l’original et la traduction apparaît donc comme une singularité. Et il apporte une nuance dans le sens de la phrase. Le texte portugais implique une suspension nettement marquée de la voix après chacun des deux vocatifs ladrao ! ; le texte français, lui, fait un enchaînement plus rapide, et reporte l’essentiel de l’effet sonore et de l’effet de sens sur la question : « Quelle vie est la tienne ? » Dans le texte portugais, l’énoncé ladrao se suffit à lui-même, se clôt sur lui-même, sonne comme une condamnation en soi ; dans le texte français, « voleur » prend valeur d’une qualification, d’un moyen de désigner un actant destinataire de la question qui suit. Le poème portugais est un apologue, traduisons-en la signification, par approximation, en ceci : « Voleur ! Du moment que tu es voleur tu es perdu ! Regarde donc la vie que tu mènes !... ». Le titre en français implique une vraie question. Le personnage qui interroge, quand il dresse le bilan de l’entretien, semble n’avoir pas tout à fait bien compris le poème portugais, puisqu’il passe de l’affirmation (Ladrao est un vocatif, donc assertif) à l’interrogation (« voleur, voleur » est inclus dans la syntaxe de la question). Un tel minime détail, aléatoire puisque fondé sur un effet de traduction, a-t-il fonction signifiante ? Voyons la structure même de la fiction, de l’action de ce récit en forme de dialogue. Le synopsis, déjà résumé plus haut, s’en précise ainsi : un ouvrier portugais, se retrouvant au chômage et chargé de famille, s’engage dans la petite délinquance, dans le cambriolage ; il en a pourtant honte, le cache à ses proches, et craint que cela ne tourne mal pour lui ; néanmoins, il semble ne jamais devoir sortir de cette délinquance et prévoit de finir sa vie en prison ou tué par un acte d’autodéfense : « Peut-être que les flics m’attraperont et je ferai des années de prison, ou peut-être que je ne pourrai pas courir assez vite quand on me tirera dessus et je serai mort.mort. » (Sic. L’anomalie de ponctuation fait partie des procédés qui, dans la matérialité du texte, indiquent son caractère de transcription d’un entretien oral.) Il y a donc une bizarrerie dans la logique de cette narration, puisque le voleur n’aime pas son statut, voudrait y échapper, et semble ne le pouvoir. L’interrogateur n’est pas très intéressé par ce point-là : il n’y consacre qu’une question (« Tu crois que ça redeviendra comme avant ? ») alors qu’il en a consacré plusieurs aux techniques du cambrioleur (« Tu entres par la porte ? » ; « Et les alarmes ? »). La réponse du voleur est elle-même

singulière eu égard à la logique élémentaire. Il commence par dire qu’il souhaiterait que sa condition de voleur ne soit « qu’un mauvais moment à passer », et qu’il va redevenir ouvrier maçon ou électricien. Ce qui est logique, puisqu’il a déjà dit, à ce stade de l’entretien, qu’il n’aimait pas la vie de voleur, alors qu’il aimait bien son emploi antérieur. Puis il enchaîne : Mais aussi, quelquefois, je me dis que ça ne finira jamais parce que les gens riches n’ont pas de considération pour ceux qui sont dans la misère. On pense, en toute logique, qu’il parle de la difficulté à trouver du travail, à sortir du chômage, du mépris des employeurs potentiels pour la maind’œuvre immigrée sans qualification diplômée. Or il enchaîne encore ainsi : Les gens riches n’ont pas de considération pour ceux qui sont dans la misère, ils s’en moquent, ils gardent leurs richesses enfermées dans leurs maisons vides, dans leurs coffres-forts. Et pour avoir quelque chose, pour avoir une miette, il faut que tu entres chez eux et que tu le prennes toi-même. Face à une telle phrase, la lecture selon l’illusion réaliste et psychologisante consisterait à dire que le voleur, étant un pauvre immigré, s’exprime mal, construit mal la logique de son propos, et qu’il saute de l’égoïsme des riches à la contrainte de voler en oubliant de dire qu’il y a la plus grande difficulté à trouver de l’embauche. Ou alors, en étant plus psychologiste encore, et donc plus retors, on pourrait raconter aussi que ce voleur est un peu fourbe, parce qu’il dit ne pas vouloir voler, mais qu’au lieu de chercher du travail il prône la récupération individuelle chère à certains groupuscules anarchisants... Tout cela serait supposer que ce voleur existe vraiment. Ce qui existe, c’est un texte et rien de plus. Dans ce texte une phrase, dans cette phrase une logique sémantique : le voleur est voleur parce que les riches se « moquent » des pauvres. S’ « en moquent », c’est-àdire : sont indifférents, du moins est-ce en principe ainsi qu’on entend cette expression dans le langage courant. Auquel cas, elle est parfaitement redondante d’avec « ils n’ont pas de considération pour ceux qui sont dans la misère ». Voyons la suite : comment se manifeste le manque de considération ? Non pas en leur refusant du travail, mais en gardant leur richesse chez soi. Est-ce alors une apologie du partage social, de la

solidarité qui s’amorce ? Non. Le « comment » là encore est décisif : comment gardent-ils leurs richesses ? Dans des coffres-forts, dans des maisons vides : c’est-à-dire qu’ils instaurent la situation et les objets qui font les voleurs ; la maison est vide et il y a un coffre garni, ne manque que le voleur. Les riches « provoquent » les voleurs, les tentent, « se moquent » d’eux au sens où ils « font exprès » d’offrir des situations et objets qui ne peuvent que provoquer le vol. Ce n’est plus une logique socio-économique (la misère suscite la délinquance) mais une autre logique que le voleur affirme là. Laquelle ? Une logique mythique : le voleur voit sa vie comme un destinée. Sa première phrase était (en réponse à la question « comment tout a commencé ? ») : Je ne sais pas, je ne sais plus, il y a si longtemps, je ne me souviens plus du temps, maintenant, c’est la vie que je mène. La suite de la réplique donnera parfaitement la chronologie et la logique des faits qui l’ont amené au vol, en contradiction avec cette affirmation initiale. Mais celle-ci instaure un ordre du propos où l’explication logique n’est pas l’essentiel, n’est pas l’objet pertinent. Peu importe pourquoi et comment il en est venu là, seul compte que « c’est la vie qu’(il) mène ». L’ultime proposition peut s’entendre de deux façons. La plus banale et apparemment évidente : « Tel est mon mode d’existence. » Plus singulière : « C’est la vie que je mène » signifie alors « c’est l’existence que j’accomplis » (« vie » n’est plus forme contractée de « mode de vie », mais désigne bien la durée entière de l’existence et le sens de celle-ci, en ce cas). Or c’est la version la plus singulière qui s’avère la plus pertinente. « Je ne me souviens plus du temps » signifie « c’est comme si j’avais été voleur depuis toujours ». Dans la suite du paragraphe, le passé est présenté comme une sorte de « rêve qu’(il) faisait », qui n’était pas la vie : Je ne pensais à rien, l’avenir ça n’existait pas en ce temps-là, ni le passé. Je ne savais pas que j’avais de la chance. Au paragraphe suivant, le rêve est devenu « changer de vie » (p. 199). A la fin du récit, c’est la fatalité qui devient explicite : Mais une fois, c’est fatal, ça arrivera, il le faut bien (p. 205).

Et enfin ceci : Quand je vivais encore à Ericeira, mon grand-père s’occupait bien de moi, je me souviens d’une poésie qu’il me chantonnait souvent, et je me demande pourquoi je me suis souvenu de celle-là plutôt que d’une autre, peut-être que c’est ça la destinée ?... Suit le poème du Ladrao !. Comment comprendre le « peut-être que c’est ça la destinée ? » sinon comme l’interrogation sur une vertu particulière qu’aurait eue ce poème chantonné par le grand-père pour le personnage (« il me chantonnait souvent » et non « il chantonnait souvent »). Et dans le texte portugais, ladrao !, on l’a vu, sonne comme une qualification ontologique et définitive, comme si les mots du grand-père avaient fixé et scellé son destin. Il faut préciser que, si l’on prend la peine de mener une minime enquête, on apprend vite que ce poème existe bel et bien dans la tradition populaire portugaise, et qu’il se chante, et que des Portugais vivant à Paris depuis longtemps savent très bien le chanter encore, signe de son enracinement 192. On voit là comment a pu se mettre en branle l’imaginaire le clézien... Mais restons-en au texte, et traduisons ce poème. Cela donne (mes talents de lusitanisant étant minces...) à peu près ceci : Ô voleur ! Voleur ! Quelle vie est la tienne ! Manger et boire, Te promener dans la rue. Il était minuit Quand le voleur vint Frapper à la porte du milieu. La nouvelle apparaît comme une expansion du poème, un récit construit à partir des indications que celui-ci fournit : on y voit bien le personnage manger, boire et se promener, et il est Portugais, et il craint qu’une nuit... Le « vint frapper à la porte du milieu » n’est pas parfaitement limpide : il m’a été dit que les riches maisons au Portugal ont plusieurs portes ; mais pourquoi le voleur « frappe »-t-il ? Sinon pour se déceler, se faire prendre donc, accomplir son destin en un mot. Le destin du personnage de la

nouvelle est tout programmé par cette chanson de son enfance, comme la nouvelle est programmée par le poème populaire portugais qui l’a engendrée. Reste que cette fatalité inscrite dans le poème pour le personnage est perçue sur le mode du « comme si » (ou du « peut-être que... »). On retrouve ici une incertitude sur l’explication d’un phénomène, que l’on a déjà rencontrée pour Villa Aurore : face à l’explication rationnelle, socioéconomique, du processus qui l’a conduit à la délinquance, le personnage en envisage une autre, irrationnelle, de l’ordre du destin, et esquisse le schéma selon lequel le grand-père aurait formulé, sur le mode incantatoire, une malédiction. Mais le grand-père n’est pas un mauvais sorcier, pas plus que le voleur n’est prédisposé au vol par son caractère ou ses gènes : c’est au sein de la quotidienneté la plus banale, laborieuse, moralement conformiste (un monde où les grands-pères chantent des berceuses à leurs petits-fils, où les pères et maris sont tout dévoués à leur famille) que surgit la vie de voleur, le mal. Dans cette nouvelle aussi le fantastique du quotidien se fraye ainsi une place. Et elle nous permet de discerner un trait plus précis de celui-ci : il surgit, non par l’action d’un narrateur omniscient qui qualifierait ainsi des faits qu’il relate, ou qui manipulerait les informations qu’il donne (et, étant omniscient, il a liberté de choix) pour créer l’impression du fantastique, mais il surgit à travers le regard des personnages auxquels la parole est déléguée, Gérard Estève dans Villa Aurore, le voleur dans Ô voleur, voleur... L’effet de sympathie suscité par le jeu des « points de vue » narratifs conduit donc le lecteur à se trouver en posture de partager le point de vue de personnages qui voient du fantastique dans ce qui semble être le quotidien banal. De la vérification de l’hypothèse établie par l’étude de la nouvelle précédente, on progresse ainsi jusqu’à une spécification de cette hypothèse. Bref retour sur l’inscription du destinataire : dans cette nouvelle, le personnage questionneur se trouve en position de narrataire, puisque les passages constituant un récit sont assumés par « le voleur ». Mais ce personnage-narrataire peut maintenant être décrit avec plus de précision, de façon à bien voir en quoi il se différencie d’avec le lecteur réel et d’avec l’auteur effectif, donc de façon à mieux voir comment fonctionne le « relais » qu’il constitue dans le processus de l’échange littéraire. Ce personnage est en position de sympathie envers le voleur, il ne le blâme pas, encore moins le condamne, il essaie de comprendre. Et il essaye de

comprendre en posant des questions qui sont celles de la logique rationnelle, en l’incitant à raconter et décrire son travail de voleur et sa condition. Cet interrogateur procède de façon cohérente, en partant du commencement, des origines du phénomène, pour passer ensuite à l’état présent « Et maintenant ? », puis aux questions « techniques », enfin au futur et aux impressions de l’intéressé. En un mot, ses questions qui semblent aller au fil de la conversation procèdent selon un ordre d’ensemble. Qui a pratiqué les entretiens d’enquête sociologique ne peut manquer d’être frappé par la similitude entre la succession des questions dans la nouvelle et ce qui se passe au cours d’un tel entretien, où l’on suit un ordre d’ensemble, tout en faisant place, selon le développement des propos de l’interrogé, à telle ou telle question non prévue, ou bien en en déplaçant une. Cet interlocuteur représente donc bien une posture de sympathie envers le voleur, mais de sympathie qui reste bornée par ses présupposés rationnels. Si l’on prend en compte également l’indication fournie par la variation entre le texte portugais et sa traduction utilisée en titre, on voit que le mot « vie » désigne un enjeu du même ordre. Passer de l’assertion à la question, c’est tenter de comprendre. Comprendre la « vie » du voleur, sera-ce alors comprendre son histoire, sa trajectoire sociale et le mode de vie qui en résulte, ou bien comprendre sa « vie » au sens où elle est une destinée ? La nouvelle invite le lecteur à aller vers le second sens possible du terme, à aller aussi près qu’il est possible du point de vue du voleur, à dépasser la posture adoptée par le narrataire (ce qui est logique, puisque le lecteur, lisant le narrataire avec le reste, a les moyens d’aller plus loin que le discours du narrataire). Dépasser ce narrataire, c’est aller jusqu’à admettre, accepter, le fantastique du quotidien tel que le personnage principal le propose. Les nouvelles de Le Clézio dans ce recueil ne se bornent pas à décrire ou évoquer le fantastique du quotidien, elles proposent un processus d’entrée dans ce fantastique, jusqu’à l’admettre. L’écrivain, qui en spécifiant le genre (littéraire) de nouvelle qu’il compose construit le processus de cette entrée, définit par là même une image de lui : nous reprendrons un peu plus loin cette question, et il sera alors utile et nécessaire de faire intervenir cette idée de la mise en place d’un processus : une anticipation (« les anticipations croisées ») est bien un processus.

Mais, auparavant, il faut voir si une nouvelle plus conforme au standard du genre (récit à la troisième personne, vrai « fait divers » dans l’anecdote) confirme les hypothèses qui se sont peu à peu constituées dans les deux études que l’on vient d’ébaucher.

UNE LECTURE DE « LA GRANDE VIE » Description et rappels sommaires : La grande vie correspond globalement au modèle du fait divers journalistique puisqu’il y a bien un délit (grivèlerie) constaté, avec arrestation des deux coupables, et relation de ce délit sur un mode narratif en principe conforme à la norme (usage de la troisième personne). Le titre même et l’entame du récit, « Elles s’appellent... », instaurent l’échange littéraire sur le mode de la connivence et la mythification : « mener la grande vie », dans le langage courant et populaire, c’est dépenser largement en hôtels, restaurant et produits de luxe, dans des lieux faits pour les plaisirs des gens fortunés, et le titre évoque et convoque ainsi dans le récit un mythe populaire. Tout cela étant considéré comme acquis, l’enjeu de la présente lecture est de vérifier s’il y a dans cette nouvelle des formes de « fantastique du quotidien » et si ces formes sont régies par les personnages et non par le narrateur. La question du « point de vue narratif » dans cette nouvelle ne présente pas de difficultés majeures par rapport aux données déjà observées. La dominante instaurée d’emblée est celle du récit à la troisième personne, avec des moments où le relais est pris par des passages au style indirect libre tels que : « C’était bien, ici, c’était un endroit pour oublier » (p. 151), sans parler de l’usage normal par rapport au récit à la troisième personne du style direct et du style indirect pour les paroles rapportées. Le narrateur dominant se trouve donc en posture de narrateur omniscient. La distorsion entre le mode du fait divers (narrateur témoin) et celui de la nouvelle (narrateur omniscient) se vérifie, et se vérifie aussi le mixte entre la narration selon la focalisation zéro et la narration selon la focalisation interne. Si des éléments de fantastique surgissent (la présence d’éléments de mythification ayant déjà été établie), il y a toute probabilité pour qu’ils soient affectés par contamination à l’un et l’autre de ces deux instances narratives. Nous avons déjà pu voir que dans La grande vie les mythes mis en mouvement ne sont pas ceux du répertoire mythologique antique et

classique, mais plutôt ceux du monde contemporain. Dans cette même logique mythifiante, des éléments banals de la vie quotidienne se trouvent investis d’un statut particulier, de sorte qu’à côté des mythes puisés dans le réservoir documentaire et cinématographique, et qui sont des mythes d’évasion, d’autres prennent forme au cœur même de la quotidienneté la plus simple. Tel est en particulier le cas pour le travail que font les deux protagonistes au début du récit, ou plus exactement le lieu où elles exercent leur métier d’ouvrières en couture, l’atelier. D’abord mentionné de la façon la plus platement informative (« A l’époque elles travaillaient dans un atelier de confection, où elles cousaient des poches et des boutonnières sur des pantalons qui portaient la marque Ohio, USA », p. 136), il est ensuite doté, par un tour stylistique d’ellipse, d’un curieux nom propre : C’est comme cela que le jour de leurs dix-neuf ans, elles étaient encore dans l’atelier Ohio, Made in USA (p. 138). Mais ensuite, il change encore de dénomination, pour devenir l’Atelier (p. 138 et 139) : la majuscule opère alors la personnification de ce lieu, suscitant le même processus que nous avons déjà observé ailleurs. Cette personnification s’accomplit à un moment où le récit fait état d’un conflit entre elles et leur employeur, qui devient, plus largement, un conflit entre l’espace réel de leur existence et l’espace imaginaire des voyages qu’elles se racontent. Le processus correspond donc à la même logique que celle observée dans Villa Aurore. Et la personnification est assumée, stylistiquement, par la voix du narrateur omniscient. Comme les personnages de Pouce et Poussy sont en charge, en tant qu’instances narratives, des mythifications et personnifications qui correspondent au thème du voyage, de l’ailleurs fantasmé, les deux instances narratives actives dans cette nouvelle participent donc au processus de mythification. Si l’on observe maintenant le processus de construction d’explication pour les faits qui semblent obscurs ou étranges, on retrouve dans La grande vie les mêmes effets d’explications ambiguës déjà observés ailleurs. Le jeu des explications qui n’en sont pas vraiment se met en place dès le début du texte, à propos des noms des jeunes filles (Pouce et Poussy, Christèle et Christelle : sur les ambivalences ainsi induites, les analyses indiquées p. 78 me semblent tout à fait probantes) :

On les a appelées Pouce et Poussy parce qu’elles sont comme des sœurs jumelles et pas très grandes. Une telle phrase semble donner une explication très claire et construite. Mais en avançant dans le texte, on constate que si l’explication de l’allusion à la petite taille est en effet probante, celle de la similitude des noms reste plus incertaine. Non seulement il n’y a aucun gain à passer de Christèle et Christelle à Pouce et Poussy pour marquer leur ressemblance « comme des sœurs jumelles » mais, bien plus, l’interrogation que fait surgir cette « explication », et qui est plus ardue, ne reçoit pas de réponse : comment comprendre cette coïncidence pour le moins étonnante qui fait que deux jeunes filles qui n’ont en rien des origines communes se retrouvent sœurs avec deux prénoms homophones — ce qui est déjà étonnant — mais surtout avec une ressemblance telle entre elles qu’elles puissent être confondues l’une avec l’autre. Le texte feint de donner des séries explicatives claires, et en fait ne fait que souligner des zones d’incertitudes. Le processus est encore plus net lorsque se met en place l’explication la plus importante selon la logique du fait divers, celle des causes de leur entreprise de grivèlerie, qui est la base structurale de l’anecdote. Là encore, le texte propose une apparence de prise en charge explicative forte : C’est probablement comme cela qu’elles ont eu l’idée de se lancer dans cette grande aventure (p. 136). On voit là l’effet de connivence qui se répète (« cette grande aventure » dont il n’a encore été rien dit, sauf le thème indiqué par le titre), mais surtout la recherche d’une logique causale « c’est comme cela » connotée par l’incertitude « probablement ». C’est donc créer chez le récepteur le sentiment que la cause n’est pas claire, puisqu’elle réclame explication, et que le narrateur en est réduit aux suppositions. Encore s’agit-il d’un enchaînement (« c’est comme cela que »), ce qui laisse la possibilité que le contexte immédiatement antérieur fournisse en effet une explication probante. Mais ce contexte immédiatement antérieur ne fait qu’accroître l’ambiguïté. La phrase qui précède est : Mais la vérité c’est que c’est très difficile de les différencier, et sans doute personne n’aurait pu le faire, d’autant qu’elles s’habillent de la même façon, qu’elles marchent et parlent de la même façon, et qu’elles

ont toutes les deux le même rire dans le genre de grelots qu’on agite (p. 136). Le lien causal entre l’aventure dans laquelle se lancent Pouce et Poussy et leur étonnante ressemblance n’est pas flagrant ; la suite du récit montrera que leur ressemblance leur sert beaucoup dans leur technique pour escroquer les hôteliers et commerçants ; mais pour autant cette ressemblance ne peut être la cause première de l’entreprise. On peut aussi admettre que, comme le narrateur est affecté d’une syntaxe assez lâche (nous aurons à revenir sur ce détail), la syntaxe narrative d’ensemble de son propos est assez lâche aussi ; comme il traitait précédemment du drôle de rire de ces personnages, qu’il évoque à nouveau à la fin de la phrase que l’on vient de citer, il est possible d’admettre qu’il y aurait là un enchaînement non pas selon la règle grammaticale (le « cela » de « c’est comme cela » se rapportant à la proposition principale de la phrase précédente) mais selon « le sens » comme on dit (le « cela » se rapportant alors à la dernière subordonnée, en l’occurrence au « rire de grelots » des personnages : on obtient en ce cas une causalité qui s’énoncerait ainsi : c’est dans un moment où retentissait leur rire que les deux jeunes filles ont conçu leur projet, par jeu, pour rire. Cette causalité-là est tout aussi satisfaisante pour le sens que la précédente. Reste que l’ambiguïté persiste : une critique d’impression, ou d’interprétation libre réduirait ce cas de « feuilleté sémantique » en optant pour l’une ou l’autre façon de comprendre cet enchaînement ; une analyse plus scientifique ne peut que relever que c’est l’ambiguïté même qui fait sens. Le texte produit à ce moment-là un effet de prisme caractérisé : dans la réalité, dans la vie, on chercherait à réduire l’ambiguïté, on userait du « probablement », dans la littérature au contraire, on peut chercher à susciter de l’ambiguïté, à lui donner toute la place possible... Preuve de l’assertion ci-dessus : la formule « c’est comme cela que... », tournure emblématique de l’explicatif, se répète ensuite plusieurs fois, à des moments tactiquement importants dans la syntaxe du récit et pour la construction de sa sémantique, à des entames de paragraphes : C’est comme cela que le jour de leurs dix-neuf ans... (p. 138). C’est comme cela qu’elles ont commencé à parler de la grande vie (p. 140).

Cette dernière occurrence montre assez, par l’expression « la grande vie », que l’enjeu de l’explication est bien le cœur même de l’histoire. Dans les deux occurrences des pages 138 et 140, le « cela » a à chaque fois des antécédents repérables sans ambiguïté, et justifiés : pour le premier, le paragraphe précédent raconte comment elles ont, au cours de leur début de carrière professionnelle, changé maintes fois d’employeur ; pour le second, le paragraphe précédent décrit comment elles ont l’habitude de s’inventer des histoires de voyages fabuleux. Il semblerait donc que l’ambiguïté initiale se trouvât résolue. Il n’en est rien en bonne logique : un changement de plan s’est opéré, puisque le premier « c’est comme cela » touchait aux causes fondamentales, alors que les suivants portent sur des éléments purement circonstanciels. Le texte crée une ambiguïté, puis donne l’illusion qu’elle est résolue alors qu’en fait elle persiste ; si bien qu’en toute bonne logique, l’ambiguïté n’en sort pas moindre, mais au contraire renforcée, renforcée en efficacité puisqu’elle va travailler le sens du récit sans que le lecteur soit en mesure de garder claire conscience de sa présence. Nous pouvons donc conclure à l’existence dans La grande vie d’un jeu d’explications ambivalentes du même ordre que celui que l’on a vu dans les autres nouvelles examinées, et qui est ici assumé narratologiquement par le narrateur omniscient et non plus par un personnage comme dans les cas précédents. Mais le même phénomène existe aussi dans la nouvelle pour des explications indécises qui sont cette fois « à la charge » d’un personnage, dans des passages relatés selon une focalisation interne. Soit le fragment suivant : Et pour la deuxième fois depuis le début du voyage, elle a ressenti ce grand vide, presque un désespoir, qui déchirait et trouait l’intérieur de son corps. C’était si profond, si terrible, ici dans la nuit, sur la plage déserte avec le corps de Pouce endormi dans le sable et ses cheveux bougeant dans le vent, avec le bruit lent et impitoyable de la mer et de la lumière de lune, c’était si douloureux que Poussy a un peu gémi, pliée sur elle-même. Qu’est-ce que c’était ? Poussy ne le savait pas. C’était comme d’être perdue, à des milliers de kilomètres, au fond de l’espace, sans espoir de se retrouver jamais, comme d’être abandonnée de tous, et de sentir autour de soi la mort, la peur, le danger, sans savoir où s’échapper. Peut-être que c’était un cauchemar qu’elle

faisait, depuis son enfance, quand autrefois elle se réveillait la nuit couverte d’une sueur glacée, et qu’elle appelait : « Maman ! Maman ! » et qu’il n’y avait personne qui répondait à ce nom-là, et que rien ne pourrait apaiser sa détresse, ni surtout la main de maman Janine qui se posait sur son bras, tandis que sa voix étouffée disait : « Je suis là, n’aie pas peur », mais que tout son être, jusqu’aux plus infimes parties, protestait en silence : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! » (p. 160). Les deux voix narratives du narrateur et du personnage se mêlent : « Qu’est-ce que c’était ? » est un discours indirect libre, donc une irruption des propos du personnage dans le cours des propos tenus par le narrateur ; de plus d’autres fragments de ce passage ont un statut ambigu : « C’était si profond, si terrible, ici... avec le bruit lent et impitoyable de la mer et de la lumière de lune » peut être attribué à la pensée de Poussy, qui a marché dans l’eau peu avant, amenant ainsi le rapprochement entre l’eau et la lumière — avec un « attelage » donnant à la lumière la vertu de produire un bruit, qui ne peut guère être attribué au narrateur — et aussi à cause de la mention du lieu, « ici », qui ne peut appartenir qu’au point de vue de Poussy. Quelle que soit la solution que l’on adopterait face aux ambiguïtés de voix narratives, l’essentiel est que les deux se mêlent, que la focalisation interne se fond dans la focalisation zéro. Et cela, dans un passage où il y a bien quête d’une explication : « Qu’est-ce que c’était ? » La réponse est donnée deux fois : l’une par « c’était comme d’être perdue, à des milliers de kilomètres, au fond de l’espace » (on passe alors de l’ancrage dans la circonstance présente — « être perdue », les deux jeunes filles le sont, « à des milliers de kilomètres », elles sont à plus de mille kilomètre de chez elles — à la fantasmagorie : « au fond de l’espace ») ; l’autre par l’évocation des cauchemars d’une petite fille orpheline traumatisée par la perte de sa maman. Et il n’y a pas d’explication décisive, dans le texte, tout au plus un « peut-être ». Le texte ne tranche pas, même si le lecteur, lui, pourra choisir une interprétation. Et dans l’indécision, le flou qui persiste, il y a irruption d’éléments de fantastique (être perdue au fond de l’espace) qui sont en eux-mêmes dérisoires, discours de bande dessinée comme une adolescente immature peut s’en tenir, mais qui ne font qu’embrayer vers une dimension fantastique du récit tout entier.

Qu’est-ce qui s’offre là, en effet, pour le récepteur ? L’impossibilité d’attribuer l’ « aventure » des deux protagonistes à une explication commode, de l’ordre du sens commun, par le goût du luxe, par l’irresponsabilité, par le plaisir du jeu... Ce qui était peut-être commencé par le rire et l’habitude de faire des farces, par une envie de donner corps aux mythes banals qui traînent dans les revues et les films, se révèle lié à des angoisses, et des plus obscures. L’impossibilité de rétablir l’ordre commun est attestée à la fin du récit, lorsqu’une fois saisie par la police Poussy n’envisage pas la punition (« elle ne pensait pas aux longues attentes dans des corridors poussiéreux et dans des cellules sans jour. Elle pensait seulement au temps où elles allaient repartir, loin, repartir, cette fois, pour ne plus jamais revenir ») mais une autre fuite. L’incertitude subsiste : que serait un nouveau voyage ? Une installation, réussie cette fois, dans un pays de rêve et de bien vivre (mais avec quels moyens ?), ou bien son idée estelle celle d’un voyage ultime, d’une échappée vers la mort ? (ce « pays d’où l’on ne revient pas »...). Un élément de malaise pour le récepteur, qui ne peut voir là un dénouement heureux, en aucun cas, et qui, s’il opte pour l’image d’un personnage optimiste à tout crin, ne peut tout de même pas oublier que ce personnage, Poussy, est celui qui peu avant avouait ses angoisses profondes. On est donc devant une autre forme de manifestation du fantastique du quotidien. La grande vie apporte ainsi non seulement vérification et confirmation de cette hypothèse que la lecture sociopoétique de Villa Aurore et Ô voleur, voleur... avait dessinée, mais elle la complète. L’effet de fantastique est aussi bien pris en charge, dans les différents textes, par un narrateurpersonnage, que par les personnages, que par un narrateur omniscient. Il constitue donc une caractéristique de tout le recueil, et de toutes les dimensions de la textualité de celui-ci. Se confirme donc l’idée que le fantastique y est un processus et que la prise de position de Le Clézio n’est pas seulement déclaration d’une opinion, discours de sympathie avec les coupables-victimes, mais bien quête d’une autre façon de regarder le réel, travail pour susciter un effet de prisme qui révèle d’autres vérités que celle de quelque doxa que ce soit. En effet, la rhétorique du lecteur sollicitée là suppose à la fois un lecteur informé, familier des « faits divers » et des mythologies du quotidien, et capable de prendre de la distance à l’égard de ces références. Donc ni un lecteur érudit, qui tiendrait ce type d’information pour quantité négligeable

ou secondaire, ni un lecteur qui les prendrait pour argent comptant, un lecteur de la presse qui fait sa pâture (écrite ou audio-visuelle) de telles nouvelles, disons un lecteur populaire. Ce mode de construction de récit sollicite un lectorat que nous dirons « intermédiaire », cultivé à coup sûr, nanti de force savoirs, mais pas un lectorat de lectores pour autant.

CHAPITRE V L’ÉCRIVAIN ET SES LECTEURS : DES IMAGES AUX FIGURES LIMITES ET QUESTIONS L’étape suivante de la démarche inductive que nous avons proposée consiste à passer de l’examen d’un texte particulier à celui des ensembles dans lesquels il prend place, à savoir l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain concerné, la trajectoire de celui-ci, et le champ littéraire, lui-même situé dans l’ensemble du champ social en fonction de ses relations avec d’autres champs. Nous avons dit d’emblée que, dans le cadre du présent projet, il ne serait pas possible de mener l’ensemble de ce parcours, et en tout état de cause l’opération n’est pas nécessaire quand l’enjeu est de proposer une démarche et d’en montrer les usages et rendements herméneutiques possibles. Les limites du projet décideront donc, non de la pertinence des questions qui restent à examiner, mais du degré jusqu’auquel nous pourrons les mener. D’un point de vue méthodologique, les questions à examiner se présentent sous la forme suivante : — question de l’écrivain, c’est-à-dire d’un personnage social réel, concret, et non plus seulement d’une instance (le narrateur, le locuteur, l’auteur) et d’une image textuelles ; — question des lecteurs réels, qui peuvent ou non activer tout ou partie du programme de lecture supposé par le texte ; — question des anticipations croisées, non plus seulement telles qu’elles s’inscrivent dans le texte, mais aussi en fonction des économies existantes dans le champ littéraire ; — questions du statut de la littérature, sous ses diverses formes, selon les structures du champ littéraire et du champ social. Cette dernière question est le lieu d’une synthèse des précédentes. S’agissant d’une

œuvre en particulier, elle consiste à établir quelle signification prend cette œuvre en fonction du statut qui est le sien au sein du statut d’ensemble, ou des divers statuts, que peut avoir la littérature à un moment donné dans une société donnée. D’un point de vue analytique, les outils à mobiliser pour aborder ces questions sont : — la synthèse des données concernant l’image de l’écrivain telle que le texte examiné la propose ; — la synthèse des données concernant la rhétorique du lecteur, telle que le texte la sollicite ; — la définition du ou des lectorats et des lectures concernés par l’œuvre examinée, en fonction de l’état des publics et des gains possibles dans le champ littéraire. Donc la question des significations effectivement actives de l’œuvre. L’extension du projet en l’état où il est en réalisation ici conduit à opérer la mise en œuvre de ces catégories en les poussant aussi loin que le texte le permet, mais en limitant l’objectif cognitif, au-delà, à la construction d’hypothèses qui seront autant de questions posées à la critique et à l’herméneutique, à l’histoire littéraire, à la sociologie et à l’histoire. Cela implique en particulier qu’on ne trouvera pas ici une étude circonstanciée des lectorats de Le Clézio et de la réception qui a été faite de son œuvre — même si quelques éléments en pourront apparaître — puisqu’il faudrait pour les mener correctement inclure le recueil de nouvelles que nous étudions dans l’ensemble de son œuvre, et idem en termes de réception effective, ce qui exigerait une modification du projet même, un espace bien plus vaste, et qui imposerait de passer à une autre étape du dialogue entre méthodes critiques tel qu’il est ici mené, ce qui est prématuré. Idem aussi pour ce qui est de l’analyse de sa trajectoire, de sa stratégie littéraire et sociale, et de son ethos. Disons, donc, en résumé, que le présent chapitre a vocation de canevas pour une autre fois, l’enjeu crucial ayant été réservé à l’examen des détails des textes, au test initial indispensable d’un type de démarche.

FIGURE DE L’ÉCRIVAIN

L’examen des textes que nous venons d’accomplir a montré, à partir de l’étude du prisme générique, l’écrivain en posture de générateur de fantastique du quotidien, non pas d’inventeur de ce fantastique, mais de révélateur de sa présence et d’incitateur à y être attentif, en même temps que fournisseur de moyens pour le percevoir. Il est clair, avons-nous dit, qu’il ne s’agit pas là de l’image de l’écrivain en général, mais d’une image de l’écrivain. C’est à celle-ci qu’il faut s’attacher, en se gardant bien de toute forme de généralisation trop tôt entreprise. Toute image, comme tout objet sémiotique, se définit dans ses rapports d’identité, proximité et différences avec d’autres images. Dans le texte même, en fonction des indications posées par le titre et le sous-titre générique, l’image de l’écrivain se définit par rapport à l’image du journaliste, auteur d’articles de « faits divers ». Le journaliste se doit de rapporter la vérité et d’objectiver son propos, l’écrivain n’est pas tenu par la contrainte de vérité (il a droit à la fiction) et se doit de subjectiviser son propos. Le fantastique est hors de portée du journaliste ; ou bien, si un fait relevant du fantastique peut faire matière d’un article, le processus même d’entrée dans le fantastique lui est interdit, sous peine de perdre son statut de journaliste. Là encore un effet prismatique est observable. Là où d’un genre à l’autre, du fait divers à la nouvelle, le recueil donnait des transitions, d’un statut d’auteur à l’autre, la différenciation est radicale. Ecrivain de nouvelles ouvrant vers le fantastique, Le Clézio propose dans La ronde et autres faits divers une image de l’écrivain marquée par sa différenciation radicale d’avec l’image du journaliste. Même dans les nouvelles qui sont le plus proches en apparence du modèle du fait divers, cette différenciation est nette. La grande vie a un narrateur à la troisième personne et, à ce titre, est des trois nouvelles examinées un peu plus en détail ici celle qui semble la plus en phase avec le modèle journalistique. Mais son narrateur est omniscient, et non pas en focalisation externe, narrateur-témoin comme le voudrait le récit de « fait divers ». D’autre part, ce narrateur utilise un langage qui s’écarte de la norme : Elles s’appellent Pouce et Poussy, enfin, c’est le petit nom qu’on leur a donné depuis leur enfance, et pas beaucoup de gens savent qu’en réalité elles s’appellent Christèle et Christelle, de leur vrai nom (première phrase de la nouvelle).

Cette phrase initiale, par ses coupures « enfin », son lexique « petit nom », ses tournures adverbiales « pas beaucoup de gens », convoque un modèle oral et familier (donc pas un oral de journal télévisé ou radiodiffusé). Le narrateur ne peut en aucun cas être confondu avec un journaliste qui rapporte des faits ; il prend là une figure de « raconteur » familier, d’ami qui « cause ». L’opposition des deux images se spécifie donc bien même dans le détail. Et même dans O voleur, voleur..., où le schéma narratif dialogué évoque celui de l’interview, si une image de journaliste est sensible sous l’aspect de l’interrogateur, il s’agit alors d’un journaliste qui justement n’a pas fait son travail de journaliste en tant que rédacteur, puisque le texte de l’entretien est livré « brut de transcription » (ou « brut de décodage »). Une première définition de la figure de l’écrivain en tant que réalité sociale est donc posée par cette différenciation : l’écrivain n’est pas un journaliste, il n’est pas homme d’information et de vérité « normale ». Mais il n’est pas non plus homme d’opinion. A aucun moment l’auteur n’intervient ès qualité pour donner une opinion, ce qui transformerait ses récits en autant d’apologues. Pas plus que rapporteur de faits, il n’est nanti de l’image d’exposeur d’idées. En cela, il se différencie d’une autre variété de journaliste, les éditorialistes, analystes, commentateurs. Mais il se différencie aussi d’une autre variété d’écrivains. Ainsi dans Villa Aurore, il y a des irruptions des opinions du narrateur. Mais d’une part on ne peut confondre le narrateur avec l’écrivain, et le pourrait-on qu’il faudrait encore tenir compte que le récit n’est nullement présenté comme moyen de prendre la défense des vieilles gens spoliés par les spéculateurs immobiliers, ou la défense du patrimoine et de l’environnement menacés par la spéculation. Le récit se situe dans l’ordre du récit de souvenirs, et au moment où l’acte de défense pourrait devenir effectif (si le narrateur entrait au service de la vieille dame), le narrateurpersonnage fuit. Ce n’est donc pas de la « littérature d’idées », ni sous forme d’exposé et débat par écrit, ni sous forme de pamphlet ou d’apologue, ni sous forme de récit codé selon les modèles du roman « engagé ». En revanche, la quatrième page de couverture propose une définition du type d’écrivain ici mis en jeu. Elle fait l’éloge et l’annonce de l’ « extraordinaire sensibilité du regard, de l’intelligence et du cœur de Le Clézio ». Plus loin, elle indique comme axe d’interprétation des nouvelles le

« dénominateur commun de toute souffrance humaine qu’articulent l’horreur de la solitude dans notre monde moderne effondré, la répression, l’injustice, l’incompréhension entre les êtres et le fol et vain espoir de trouver, quoi qu’il arrive, la merveilleuse douceur de l’amour et de la liberté » (souligné dans le texte). La périgraphie a ses contraintes, et la « quatrième de couverture » se doit de « faire l’annonce ». Les bonnes quatrièmes de couverture sont celles qui, à la fois, donnent une vue correcte de l’ouvrage et qui « ratissent large », qui fournissent matière à un maximum de lecteurs potentiels pour qu’ils se forment l’escompte d’une satisfaction à la possession du livre (possession intellectuelle par la lecture, et possession matérielle : ces écrits ont aussi et toujours vocation commerciale), qui ouvrent grands les motifs d’élection de ce texte-là et les possibles orientations de sa lecture. La quatrième de couverture de La ronde et autres faits divers contient à la fois mention d’opinions (prise de position contre la répression, l’injustice...) et mention d’un discours affectif, l’ « extraordinaire sensibilité », etc. Elle signale la différence d’avec le discours réaliste journalistique, « l’incident s’annule.... », mais elle laisse ouvertes les possibilités de la littérature engagée (opinions) ou de la subjectivité entière (sensibilité), les deux n’ayant en soi rien d’incompatible. Le fil du recueil, en revanche, opère une sélection entre ces deux perspectives, celle de la littérature engagée battant en retraite au profit du récit de sensibilité : sympathie avec les coupables-victimes et ouverture au fantastique du quotidien. Envisagé dans son ensemble, l’ouvrage contient donc tout un dispositif pour que se dessine peu à peu une image précise de l’écrivain, tout en laissant certaines zones de flou où des lecteurs pourront s’engager avant de découvrir l’image exacte. Mais, d’emblée, la distinction avec la littérature d’idées est indiquée. On peut maintenant tracer la figure d’écrivain correspondant à l’ensemble de ces stratégies textuelles, et à partir de laquelle on verra quelles stratégies littéraires prennent forme. Son image se forme par élimination de certaines des figures présentes dans l’histoire de la littérature en France, particulièrement dans le XXe siècle et depuis la guerre. Ni écrivain réaliste reporter des réalités sociales, ni intellectuel engagé, ni romancier de l’objectivité extérieure (version « Nouveau roman »), Le Clézio apparaît comme proposant une autre figure

de l’écrivain, une image qui n’a pas d’antécédents historiques désignés dans le texte, celle de l’écrivain en sympathie. La question qui s’impose alors est bien sûr : en sympathie avec qui ? Certes avec les paumés, les perdants, les malheureux, les bafoués de la société moderne. Et cette réponse est déjà beaucoup pour la signification de l’œuvre. Mais on se doute bien que ce ne sont pas ces paumés, perdants, bafoués qui vont être les lecteurs du recueil. Si Le Clézio écrit pour quelqu’un, ce ne peut être pour eux ; ce qui n’empêche pas qu’il écrive « en leur faveur » ; mais cette écriture en leur faveur ne prend signification que si l’on peut voir auprès de qui elle trouvera audience. C’est donc bien la question des lecteurs réels qui est posée maintenant.

RHÉTORIQUES DE L’INSTITUTION LECTORALE Face à une œuvre, il est plusieurs rhétoriques du lecteur possibles, pour un même lectorat ou selon que l’on a affaire à des lectorats différents. Qu’est le lectorat, ou qui sont les lecteurs effectifs de Le Clézio ? A l’évidence, des informations font défaut et l’enquête qui les donnerait, pour avoir validité, déborderait des limites indiquées plus haut. Bien sûr, on peut en avoir quelques indications à partir du support éditorial, des chalands de la maison d’édition et de la collection où est publié ce recueil. Mais il faut aussi tenir compte, même à cet échelon-là, des supports des autres ouvrages de Le Clézio, dans la mesure où un lecteur peut aller vers La ronde non pas en fonction de la collection (même s’il existe des fidèles de telle ou telle collection et que cela influe sur leurs choix), mais parce qu’il aura lu un autre ouvrage du même Le Clézio dans une autre collection (par exemple Le procès-verbal en collection « Folio », donc dans une présentation destinée au « plus large public ») et que l’agrément trouvé à un ouvrage le poussera à en chercher d’autres dans d’autres collection (ceci n’est qu’un cas de figure parmi tant d’autres possibles, mais montre comment il faut entrer dans les questions concrètes de la rhétorique du lecteur). De plus, La ronde... a fait l’objet, après son édition initiale dans la collection « Le Chemin » en 1982, d’une édition en collection « Folio » elle aussi, signe que son audience a été suffisante pour qu’elle suscite une opération d’élargissement du public potentiel, grâce à ce passage dans une collection au format de poche et bon marché.

Aussi allons-nous nous livrer à une opération en trois temps : le premier consistera à récapituler ce que sont les lectorats que sollicitent les textes mêmes du recueil ; le deuxième à faire de même sur la périgraphie ; le troisième, à voir quels modèles sont véhiculés à propos de Le Clézio dans la doxa : ce dernier point fournira transition logique avec l’interrogation sur l’état du champ littéraire. Dans le recueil et dans chacune de ses nouvelles, l’ordre des opérations de l’accès au texte et de son utilisation et l’orientation de celle-ci sont proposés selon des règles repérables, et somme toute fort simples. En premier lieu, l’ouvrage — et c’est normal et inéluctable — s’offre dans les cadres usuels de toute littérature. C’est-à-dire qu’il suppose ou plus exactement fait comme s’il était possible de supposer un lecteur à la fois « neuf » (découvrant les textes sans a priori) et disposé à suivre le programme de lecture tracé dans les textes mêmes. Les effets de connivence que nous avons observés relèvent de cette logique, et l’affirment le plus fortement qu’il se peut puisqu’ils imposent que le lecteur suive le jeu qu’instaure le texte, sous peine de perte de sens pour celui-ci. Mais, quand il s’agit de lecteurs effectifs, la perte du sens se traduit, en pratique, par une perte de lecture ; c’est-à-dire par un abandon de lecture. On peut donc à cet égard dire que le recueil est conforme au modèle usuel en littérature, mais l’emploie selon une logique de prise de risque maximale. Il est donc très sélectif dans ses lecteurs potentiels. En effet, le lecteur supposé, et capable du parcours de lecture que l’on peut, à cette fois, bien qualifier d’ « idéal » (pour le texte, en fonction de ce que le texte postule), qui tirera un maximum de signification des nouvelles doit être nanti d’un capital culturel élevé, et le mettre en jeu. La rhétorique du lecteur supposée par le recueil est donc signe d’un lectorat supposé d’élite, quoique non érudit, comme on l’a vu. De plus, comme la logique de la connivence conduit à celle de la sympathie, qui engage une adhésion idéologique partagée, au sein de ce public d’élite, le recueil suppose une option en faveur des valeurs de défense des faibles, du patrimoine, de l’attention portée aux éléments qui dérangent les normes... Disons pour résumer que le recueil suppose comme lecteur et rhétorique du lecteur idéaux une fraction de la bourgeoisie, la fraction à la fois de solide culture, d’idéologie de gauche (en gros, si l’on préfère, on dira : progressiste) et d’un conformisme point trop strict. Forte sélectivité.

Qui se trouve tempérée par deux faits. D’une part, il s’agit d’un recueil de nouvelles, et l’ordre de lecture des textes n’est pas impératif. Il y a donc une souplesse possible dans l’action de la rhétorique du lecteur, ce qui peut aider un lecteur un moment mal accroché par un récit à rester dans la lecture en essayant une autre nouvelle. D’autre part, il y a un effet dialectique du tout et des parties. Ce qui signifie que la lecture du recueil se découpe aisément en lectures de fragments (ce qui est parfait pour les lectures du soir à l’endormissement). Aussi que la saisie d’une nouvelle peut se trouver enrichie, au-delà de sa lecture, par les rapprochements qui peuvent se faire avec d’autres. De manière que l’orientation de la lecture se précise progressivement, ce qui est une donnée facilitante importante. Enfin, bon nombre de textes gardent de l’efficacité à la lecture (un sens, une histoire, des plaisirs de langage), même si les effets de mythification, de fantastisation et de sympathie n’en sont pas entièrement perçus. On peut donc dire que, outre le public sélectionné que la lecture optimale du recueil suppose, l’ouvrage permet aussi une ouverture sur un public plus large, sur toute la fraction de la bourgeoisie qui a les compétences culturelles requises et qui n’est pas en opposition d’idées avec les valeurs que Le Clézio suppose admises par son lecteur. En termes concrets, tous les élèves et anciens élèves de lycées classiques et modernes sont potentiellement aptes à réaliser les parcours de la rhétorique du lecteur supposés par La ronde et autres faits divers. Parmi eux, tous ceux que leurs options idéologiques et leurs croyances conduisent à plaindre les pauvres et à souhaiter la protection de l’environnement et du patrimoine sont en mesure d’entrer dans cette opération sans risques de blocages idéologiques. Cela fait un public potentiel beaucoup plus large que le lectorat supposé optimal, et qui adhère vaille que vaille aux modèles que le précédent, en position culturellement dominante, définit. Disons que les premiers font peu de centaines de milliers de personnes dans la France des années 1980, les seconds un total de quelques (peu) millions. Un regard sur la périgraphie montre que celle-ci mise sur cet élargissement de l’audience, et suggère une liberté plus large encore dans la rhétorique du lecteur. Cela se lit clairement dans le rapport entre la première et la quatrième page de couverture. La première, par les indications d’éditeur et de collection (Gallimard, « Le Chemin »), va vers l’image du public d’élite, que le prestige de la collection et de l’éditeur peut marquer, en même temps qu’il indique bien que le projet initial est celui d’une

diffusion assez restreinte (il ne s’agit pas, au sein de la maison Gallimard, d’une collection « grand public », mais d’une collection de « nouveautés » pour amateurs éclairés). En revanche, le texte de la quatrième s’ingénie à élargir le plus possible les parcours de lecture. Il donne le thème des récits, sans les mentionner tous cependant (L’échappé, 0 voleur et villa Aurore ne sont pas évoqués : or ce sont les nouvelles les moins exactement « anecdotiques »), et en adoptant un ordre différent de celui du recueil et enfin en atténuant les contenus des histoires (La ronde est évoquée sans que mention soit faite du vol, Le jeu d’Anne en occultant le suicide...). Donc : liberté maximale dans l’ordre de lecture des textes, concentration sur le côté anecdotique, mais édulcoration des anecdotes. En même temps, l’accès au fantastique du quotidien est réduit à la mention d’une « étrangeté bouleversante ». Enfin, les valeurs fondatrices de l’effet de sympathie (« cœur », « sensibilité »...) sont en revanche copieusement annoncées et soulignées. Si l’on tient compte du fait que l’ambivalence générique est parfaitement suggérée (« l’incident s’annule »), on voit comment cette page d’annonce offre la perspective d’une lecture libre (dans son parcours), aisée (les anecdotes sont faciles à résumer, et rien n’est outre mesure choquant : même les grivèleries de Pouce et Poussy sont dites comme « fugue »), et ne sollicitant pas tant la réflexion que l’émotion immédiate (« étrangeté bouleversante »). C’est bien une commodité aussi grande que possible qui est ainsi donnée à prévoir au lectorat, qui s’en élargit potentiellement d’autant. Si l’on regarde, enfin, quel modèle de lecture peut être publiquement diffusé pour les textes lecléziens, c’est bien sûr du côté de l’institution littéraire qu’il faut chercher. Nous nous y trouverons à la fois satisfaits et déçus. Satisfaits car Le Clézio est un écrivain reconnu : il figure dans la liste des lauréats de prix littéraires (Le procès-verbal a reçu le Renaudot en 1963, et la jaquette de La ronde en fait état, en signe de légitimité) et il a place dans les manuels scolaires et les programmes universitaires. Nous serons déçus, en revanche, car le recueil que nous examinons, lui, ne fait pas partie des œuvres sur lesquelles cette légitimation s’appuie ; mais c’est aussi ce qui le rendait plus signifiant à étudier dans le cadre d’un projet expérimental comme celui que nous menons. Ainsi donc, il y a un « modèle » de la réception de Le Clézio, et de la rhétorique du lecteur correspondante, selon les vues de l’institution.

Pour en avoir un aperçu, nous examinerons succinctement ici le manuel vedette de l’enseignement français, le Lagarde et Michard. Le volume « XXe siècle » dans son édition 1988 fait une place assez visible à notre auteur 193. L’avant-propos du manuel annonce que les écrivains y sont distribués entre : « auteurs qui dominent » le siècle, auxquels sont consacrés de gros chapitres, auteurs auxquels « l’avenir réserve d’ores et déjà une place de choix », auteurs « dignes d’attention » — entre lesquels le choix est plus difficile — et enfin auteurs de la période la plus récente, pour laquelle ont été retenus les noms qui semblent « les plus représentatifs » 194. Catégories de l’élection des auteurs et des œuvres selon la rhétorique du lecteur des auteurs de ce manuel... Le Clézio entre dans la dernière catégorie. Il figure dans la section « Le roman depuis 1940 », dans un chapitre intitulé « Expériences » (qui se différencie de chapitres consacrés au « Nouveau Roman » et à la « Nouvelle et “roman-nouvelle” »). Sont alignés dans ce chapitre : Vian, Queneau, Bataille, Beckett, Duras, Leiris, Perec, Sollers, et enfin Le Clézio. Ce dernier voisine donc avec des « valeurs sûres » comme Queneau et Beckett et des auteurs estimés dans le petit monde de la réflexion théorique sur la littérature contemporaine, comme Bataille, Leiris et Perec. Ce chapitre s’ouvre par deux paragraphes d’introduction historique et critique consacrés à la « crise du roman et de l’écriture romanesque » et à l’ « expérience en vue d’un roman différent ». Mutatis mutandis, ces réflexions peuvent s’étendre au cas de la nouvelle (même si ce dernier est l’objet d’un chapitre distinct), ce genre étant aussi affecté par une forme de crise, et surtout, l’écriture de nouvelles ayant été une des voies où s’est jouée la recherche de réponses à la crise du genre dominant, le romanesque. On voit, enfin, que les nouvelles du recueil La ronde et autres faits divers entrent assez bien dans le cadre que désigne l’idée d’ « expériences en vue d’un (récit) différent ». Le Clézio est traité en deux pages (760 et 761). La seconde donne un extrait d’une de ses œuvres, la première une présentation de sa carrière et de son œuvre, et une introduction à l’extrait proposé ensuite. Dans la présentation de l’auteur et l’œuvre, outre une esquisse de biographie, on trouve une liste des œuvres — incomplète, et en particulier La ronde... n’y est pas mentionnée — et l’indication d’un certain nombre de thèmes majeurs de Le Clézio et donc de façons d’interpréter ses écrits : ce sont là

les paramètres qui fixent l’orientation de la rhétorique du lecteur de Le Clézio selon la doxa scolaire. Bien sûr, un tel document demanderait une longue analyse, pour en extraire toutes les caractéristiques ; nous nous limiterons là encore, et y relèverons seulement ce qui détermine cette orientation. Mention est faite d’une parenté de Le Clézio avec le Nouveau Roman, mais c’est pour l’écarter aussitôt au profit d’un « néo-réalisme » qui « le rapproche de Perec » 195. Mais cette propriété est attribuée surtout au Procès-verbal : pour le reste de son œuvre, le lycéen est orienté vers l’ « écriture à l’état brut » et davantage encore, l’ « écriture à l’état brut » ayant fonction « symbolique », vers les « sensations » dont « (Le Clézio) a le génie de traduire la richesse ». On voit donc que la lecture est incitée à rechercher une esthétique de l’expression (« traduire ») et non pas celle d’un processus de dérangement du réel apparent, celle du processus d’entrée dans le fantastique du quotidien que nous avons détecté dans La ronde... Pourtant, le manuel poursuit en indiquant que les personnages de Le Clézio sont « en porte à faux » entre leur « vie apparente » et leur vie « réelle et intérieure », et oriente en ce sens l’usage de l’extrait du Chercheur d’or auquel est consacrée la page suivante, qui est titrée — significativement — « De l’autre côté du monde ». De sorte que l’interprétation doxique de l’écriture de Le Clézio postule un « déjà là » (la « vie intérieure ») que l’écriture a pour mission de dire, et non pas la conquête d’un autre regard, elle postule une « traduction » et non pas un processus de déplacement. Ce faisant, elle offre un système de lecture plus « facile » que celui que suppose le recueil de nouvelles que nous avons examiné ici. Il faut certes tenir compte des contraintes d’un manuel, des nuances qu’il élague forcément, et du fait que les nouvelles ne sont pas l’essentiel de l’œuvre de cet écrivain, que La ronde... est là mise de côté... Cela étant, la doxa scolaire sur Le Clézio propose une orientation de lecture qui place l’ « expérience » non pas dans la pratique de l’écriture même, mais dans l’esprit de l’écrivain, l’écriture ayant une fonction instrumentale d’expression, et non de construction. Le propos ici n’est pas la critique d’un manuel, mais bien l’évaluation des effets de rhétoriques de lecteurs mis en jeu à l’égard de ses écrits, et donc l’évaluation des lectorats concernés. Ce qu’enseigne ce rapide regard sur la doxa, à cet égard, c’est que la sympathie pour les « décalés » serait de l’ordre des opinions allant de soi par avance ; comme si Le Clézio convenait particulièrement bien à la tendance

dominante d’une Ecole où la morale de l’apitoiement sur les faibles est dans l’ « ambiance idéologique ». Mais, du coup, l’accès au fantastique du quotidien et le caractère perturbateur qu’il a forcément sont minimisés, sinon occultés. Cela va parfaitement dans le sens de la facilité d’accès au texte des nouvelles par la strate la plus large du public cultivé, une des deux strates perceptibles dans le recueil même de La ronde et autres faits divers, mais non celle que ce recueil semble privilégier. Un autre regard sur un autre ouvrage participant à établir la doxa complétera celui-là : il s’agit de l’article consacré à l’écrivain dans le Dictionnaire des littératures Bordas, paru en 1984 196. Certains traits sont identiques : la position de Le Clézio dans la hiérarchie d’importance donnée aux auteurs (ici aussi il a droit à deux pages), l’accent mis sur le roman, et l’absence de mention de notre recueil. En ce qui concerne l’orientation de la rhétorique du lecteur telle qu’elle est proposée là, une nuance importante apparaît. L’œuvre de Le Clézio y est présentée comme formée de deux ensembles, correspondant à deux moments différents : dans un premier temps, jusqu’en 1973-1975, ses écrits expriment surtout la panique devant l’agression dont le monde moderne est tissé ; dans un second temps, le ton devient, dit cet article, plus serein, et l’écriture y est alors celle d’un « envoûtement ». Le seul ouvrage théorique — si l’on peut dire — de Le Clézio, L’extase matérielle, qui date de 1967, est convoqué là pour marquer qu’au sein même de la première période la préoccupation qui deviendra essentielle dans la deuxième était déjà présente : le long voyage intérieur, et que Le Clézio dit « religieux », que l’œuvre a pour rôle de dire en même temps que la vie y donne corps (l’article fait mention des voyages de Le Clézio chez les Indiens d’Amérique) 197. Une fois encore, l’œuvre est présentée comme un lieu d’ « expression » du sentiment intérieur, mais cette fois sur un mode qui relève du lyrisme, alors que dans le manuel précédent l’accent était mis plutôt sur le récit. La comparaison des deux ouvrages indicateurs de l’orientation doxique de la lecture de Le Clézio est instructive de ce fait même. Dans le Lagarde et Michard, textuellement, le regard et l’attention du lecteur sont orientés vers (le terme d’orientation a là toute sa force) les « personnages » ; dans le dictionnaire, ils sont orientés vers la personne même de l’écrivain. De sorte que, si les deux ouvrages ont en commun de faire voir l’écriture comme un moyen d’exprimer quelque chose qui lui préexiste, ils proposent deux enjeux de lecture distincts. Or ils correspondent à deux sortes d’usagers, à

deux lectorats distincts : le bachelier pour le manuel, l’étudiant, l’enseignant et l’amateur pour le dictionnaire. De fait, on peut voir là que la strate « élargie » du public potentiel de Le Clézio se divise à son tour en deux fractions, qui n’auront pas les mêmes modèles d’appréhension de ses textes. Et si l’on reporte ces propositions au recueil qui nous intéresse ici — en rappelant que les deux ouvrages cités, justement, n’en font ni l’un ni l’autre mention — force est bien de constater que ces lectures sont effectivement possibles pour les nouvelles de La ronde et autres faits divers, même si elles ne rendent pas compte de certains processus caractéristiques des textes. Entre les rhétoriques de lecteurs possibles et optimale, il y a un écart, mais l’une (l’optimale) n’exclut pas les autres, elle leur trace au contraire une place : le « feuilleté », l’irréductible polysémie de l’œuvre se manifeste très exactement là.

ESTHÉTIQUE, SIGNIFICATION ET CHAMP LITTÉRAIRE La question des lectorats effectifs de Le Clézio et de La ronde... s’est dessinée, mais n’est pas résolue. Elle s’est dessinée puisque les modèles de rhétorique du lecteur instaurés par les outils culturels des publics potentiels de cette œuvre et de cet écrivain ne sont pas entièrement identiques au modèle de rhétorique du lecteur supposé par le texte des nouvelles et la structure du recueil, et que donc les effets de significations seront fonction de la plus ou moins grande proximité entre ces divers programmes de lecture. Elle n’est pas résolue, puisqu’il faudrait savoir quels ont été les lecteurs effectifs de ces nouvelles, et quels effets de sens ils y ont fait jouer. A cet égard, inutile d’aller chercher du côté des critiques publiées lors de la parution de l’ouvrage : inutile non pas en soi, car on y trouverait matière à préciser quels débats esthétiques et idéologiques ont été concernés par ce recueil, mais inutile dans notre présent cadre, car nous n’y trouverions que des avis émanant de « spécialistes » et non les lectures faites par l’une ou l’autre des deux strates du public plus large que l’on vient de voir. D’ailleurs, pour savoir ce qu’ont été ces lectures-là, les seules révélatrices de la signification effective de l’œuvre, il faudrait d’une part que l’éditeur donnât des informations précises sur les nombres d’exemplaires vendus, et à qui, et comment, et il faudrait ensuite une enquête lourde auprès de ces lecteurs réels ; la lourdeur de l’enquête est un obstacle, mais l’absence des

informations sur la diffusion exacte crée une impossibilité. Devant quoi, la recherche pourrait s’interrompre en avouant qu’elle tourne court... A moins que quelque autre voie ne lui soit possible pour construire en tout cas, au stade où nous en sommes, des hypothèses que d’autres travaux pourront ensuite mettre à l’épreuve. Construire de telles hypothèses est possible, en termes sociologiques. En effet, dans l’analyse en termes de champ littéraire, on ne préjuge pas de la valeur de telle ou telle lecture, de telle ou telle interprétation, mais on admet comme principe de réalité que, si une lecture a lieu, elle a une signification, une pertinence sociologique pour qui la fait. De ce fait, le manuel et le dictionnaire examinés plus haut ne sont pas à critiquer en termes de vérité ou d’erreur (ils diraient juste ou faux sur Le Clézio et son œuvre), mais à prendre d’abord comme des discours qui s’ajustent en fonction des besoins et attentes d’un public précis (on voit ici combien le concept d’horizon d’attente a à gagner en pertinence quand il est retravaillé en tenant compte de lectorat réel, et non en restant dans une logique théorique). Et quand il s’agit des besoins et attentes d’un lectorat réel, il s’agit des usages qu’un public peut avoir d’un texte, des satisfactions qu’il peut y trouver. Les orientations de lecture prescrites par un manuel et un dictionnaire littéraires sont des escomptes désignés aux publics correspondants comme possibles sur les textes de Le Clézio. Et les formes de satisfaction que procure un objet d’art — ici, les textes des nouvelles et le recueil entier — sont la matière même des questions d’esthétique, des émotions, gratifiantes ou pas (absence d’émotion ou émotion désagréable) que l’œuvre peut procurer, et de ce que ces émotions apportent (évasion, enrichissement de savoirs, de pensée...). Ce sont ces dimensions-là qui peuvent permettre de construire des hypothèses cohérentes et conséquentes sur les lectures réelles du recueil, et leurs significations. Il convient alors de convoquer le concept de lectogenres. Rappel : la lecture s’effectue non selon le genre tel que l’écrivain le travaille dans son texte, mais selon le lectogenre tel que le lecteur réel en dispose comme modèle de son action lectrice. Il apparaît alors que la lecture dont la rhétorique du lecteur est orientée vers les personnages, et selon un « néoréalisme » (Lagarde et Michard), relève du lectogenre « récits édifiants » 198 ; tandis que la lecture orientée vers l’aventure intérieure de l’écrivain relève du lectogenre « épanchement lyrique » 199. Aucun de ces deux lectogenres ne convient exactement à des nouvelles relevant du genre

« récit à mythification et à ouverture vers le fantastique » ; mais c’est que les lectogenres ne « collent » jamais avec les « genres ». Et, d’autre part, chacun de ces lectogenres n’est pas impertinent par rapport au texte des nouvelles du moment qu’il y trouve matière à s’exercer et à construire du sens. Nous dirons donc que les lectorats effectifs de Le Clézio sont les lectorats pratiquant l’une ou l’autre des lectures selon ces deux lectogenres, ainsi que le lectorat plus « pointu » qui peut entrer dans la logique même du recueil, mais que simplement, pour l’instant, nous ignorons par combien de personnes, et lesquelles spécifiquement, ces lectorats ont été composés depuis la publication de l’ouvrage. L’énoncé peut sembler paradoxal, mais il est en fait, épistémologiquement, très exactement un énoncé d’hypothèse. Il permet de poser correctement les questions d’esthétique. Le lectogenre du « récit édifiant », prépondérant dans l’espace scolaire 200, permet au lecteur l’accès à l’émotion « morale » (celle qui apporte un enseignement moral). Pour La ronde..., il permet d’accéder à la conclusion que, en gros, « ce n’est pas juste de condamner des gens qui certes ont fait des “bêtises”, mais qui en fait sont les vraies victimes, comme Pouce et Poussy ». Il permet donc que l’effet de « sympathie » avec les « coupables-victimes » s’opère, que la « fantastisation » soit perçue ou pas ; et comme cet effet de sympathie est inscrit dans le programme de lecture dressé par les nouvelles, il permet une lecture effective du recueil. Le lectogenre « épanchement lyrique », au prix d’une confusion entre narrateur et écrivain, permet de saisir ce même effet de sympathie en même temps qu’il ouvre sur la peur du monde moderne, sur le sentiment d’inquiétude diffuse, d’autant plus angoissante qu’elle est plus diffuse (cf. « Qu’est-ce que c’était ? »...) qui est aussi proposé par le programme de lecture inscrit dans le recueil. Ces deux types d’émotion, sympathie et peur, constituent un substrat de prise de position, et de prise de position la plus effective qui soit, celle qui se fait dans l’affect (ce que peut désigner l’idée parlante de l’ « effet-affect », proposée par Ph. Hamon) 201. A la condition de préciser : sympathie pour qui et peur de quoi. Le texte des nouvelles impose là des types de réponse précis ; le succès au sens strict — c’est-à-dire l’adéquation suffisante entre le programme inscrit et le programme réalisé, suffisante pour que le lecteur dise qu’il a trouvé le livre « bien » — tient à la correspondance entre les types de réponses inscrites dans le texte et les options idéologiques des lecteurs. Les types de réponse proposés sont : sympathie pour les petits délinquants, les

faibles, les immigrés... ; peur non pas des délinquants, non pas des immigrés, pas même des puissances officielles, mais de la logique du profit qui régit le monde actuel. On peut donc dire que Le Clézio propose dans ce recueil une esthétique, et donc un type d’éthique, donc au total une idéologie, qui correspond à une position précise dans le champ littéraire. Il n’est pas un intellectuel déclaré, actif dans les débats idéologiques, puisqu’il fuit la littérature d’ « idées », et il n’est pas non plus un tenant de l’art pour l’art qui ne se soucierait que des jeux de langage sans voir quels types d’éthiques sont mis en jeu par ces jeux. Ni « intellectuel », au sens où cette figure a été historiquement définie, ni explorateur pur du langage, « néo-romancier ». La signification de La ronde et autres faits divers se situe donc dans la sphère médiane du champ littéraire, puisque ces deux types d’attitudes (« intellectuel » et « artiste en soi ») se disputent la position dominante depuis un demi-siècle au moins 202. Et cette sphère médiane a pour usagers lecteurs la part cultivée des classes moyennes. Très précisément ce que l’on peut désigner comme la « moyenne bourgeoisie progressiste », celle que les élections de 1981 ont vu accéder au pouvoir politique en France. La nuance exacte de l’idéologie sociale et politique ainsi concernée chez Le Clézio serait à préciser dans une étude plus globale (chrétien de gauche ? ou anarchisant ?, etc.) ; mais il importe ici d’en construire l’hypothèse, et de laisser ces questions ouvertes. Il y suffit que soit désigné l’ancrage social de l’audience effective de ces textes. Et qu’y soit, sous peine de perdre une part essentielle de leur sens, souligné que leur logique interne, celle que peut saisir et mettre en jeu le lectorat « idéal » qu’ils supposent, est une dynamique (voir « l’ouverture au fantastique du quotidien », qui est un processus, donc une dynamique). Donc qu’ils constituent une proposition adressée à cette strate sociale où se fait leur ancrage, proposition tout ensemble esthétique (peur et sympathie étant perçues, passer à la quête de leurs enjeux) et éthique (ne pas rester à l’ « expression » de la peur et de la sympathie, mais faire une attitude générale d’être au monde de cette perception des changements nécessaires pour que la peur cesse, et que la sympathie de compassion devienne sympathie de partage). Proposition qui suppose que la connivence soit entièrement saisie et accomplie et que le processus d’ouverture au fantastique soit repris comme processus actif chez le lecteur, ce qui ne peut guère l’être que par une infime fraction du lectorat 203.

N’allons pas plus avant, puisqu’il s’agit d’hypothèses que l’on construit. Mais soulignons comment le prisme du champ littéraire intervient là : c’est en fonction de la posture où le texte se tient dans l’espace du champ que les effets de significations peuvent en être décrits. Ce qui, en termes concrets, revient à dire que Le Clézio ne décrit pas les méfaits du libéralisme moderne, mais qu’il les évoque comme un carcan à dépasser, selon les intérêts objectifs d’une fraction de la bourgeoisie moyenne en France ; et plus cette fraction disposera d’un pouvoir social dominant, plus les propositions de Le Clézio pourront être perçues comme généralisables. Là se fait la jonction entre champ littéraire et champ politique. Là s’achève le parcours ici possible.

CONCLUSION PARTIELLE : D’UN ÉCRIVAIN DE DISCRÉTION Pour clore cette section « sociopoétique » du projet, et avant les quelques réflexions qu’appelle la confrontation des deux démarches qui ont nourri celui-ci, il est indispensable de tracer, comme on vient de le faire pour l’analyse selon la logique du champ littéraire, l’esquisse de ce que serait une analyse plus complète selon la figure de l’écrivain que Le Clézio offre, et son ethos. Ce qui amènerait, en replaçant le recueil examiné dans l’ensemble de l’œuvre, à vérifier si les hypothèses qu’on vient de formuler se confirment ou se modifient. Ce qui amène à lire l’œuvre en termes de trajectoire littéraire et sociale. En voici les linéaments. L’écriture de nouvelles n’est pas isolée dans l’œuvre de Le Clézio : avant La ronde... il y avait eu Mondo..., et après, il y a eu Printemps... Ecrire des nouvelles est donc chez lui constant et parallèle avec le travail du romancier. Ce qui est éclairant sur le statut même du genre de la nouvelle : genre assez mal perçu au milieu du XXe siècle, en partie délaissé dans la zone dominante du champ littéraire, il a été de ce fait disponible comme genre « expérimental » et La ronde en est une preuve. Mais il est, pour Le Clézio, un domaine de recherche qui ne prend pas le même rang que les « grands » romans. De même, il a constamment eu l’attention attirée par l’écriture pour un public « jeune » (Orlamonde par exemple a été reprise en récit pour livres « d’enfance et de jeunesse ») et les personnages d’enfants et adolescents nombreux dans La ronde... sont aussi perçus par lui comme des destinataires potentiels importants. Enfin, il n’y a pas rupture dans le

passage d’un genre à l’autre, ni même entre une étape de sa carrière et d’autres (le dictionnaire Bordas propose un article qui serait à nuancer à cet égard) : entre Le procès-verbal, roman de 1963, et La ronde..., nouvelles, 1982, bien des constantes s’affirment. Le procès-verbal débute sur le mode de la connivence : « Il était une petite fois... », et les identités thématiques (la vieille maison sur la colline, l’individu qui se sent étranger au milieu de la ville, Nice, les plages, l’espace des sensations brutes, etc.) sont flagrantes ; et Moloch se date explicitement — vraie date de rédaction ou pas, on ne sait, mais cela est accessoire au fond — de 1963, l’année du Procès-verbal... L’œuvre d’ensemble de Le Clézio n’est donc pas de l’ordre de la polygraphie distinctive, mais bien de l’ordre de l’intégration 204. De sorte que sa trajectoire littéraire peut se lire en termes de continuité. Elle est marquée, à son début, par le succès et l’institution, avec l’obtention du Renaudot dès son premier roman. Elle est marquée ensuite par une audience constante, quoique avec un temps de moindre visibilité dans les années 1970, mais au total une légitimation nette, pour un professionnel de la littérature, qui écrit et publie beaucoup. Pour autant, ce professionnel ne se mêle guère aux débats publics, qu’ils soient littéraires ou a fortiori intellectuels et idéologiques : on ne le voit pas dans les médias, on ne lit pas d’articles, déclarations, ouvrages de lui sur les questions d’esthétique littéraire et sur les questions générales d’éthique et de politique. On sait, aussi, qu’il vit à Nice : la quatrième de couverture de La ronde indique que c’est son lieu de naissance ; nous avons délibérément évité de faire usage de ce type d’information extratextuelle dans les analyses qui précèdent, mais il est clair qu’en un stade plus avancé de l’analyse elles prendraient pertinence et place. Qu’il y vit retiré, à l’écart du pôle mondain parisien et de ses agitations médiatiques et copinières. Il offre donc une figure d’écrivain qui se définit par opposition aux « intellectuels », mais aussi par opposition aux auteurs médiatiques et autres « bêtes à Goncourt », ainsi que par opposition aux écrivains installés dans l’institution : après le Renaudot, il s’est tenu à l’écart des institutions de la vie littéraire et des cénacles, académies, revues, groupes, qui sont les instances de prise de pouvoir en matière de consécration des écrivains. Disons pour résumer qu’il s’en tient à une posture qui est celle d’un « écrivain-écrivain ». Et au sein de cette catégorie il se différencie aussi de ceux qui sont des tenants de l’art pour l’art. Si bien qu’il fait figure d’écrivain qui construit

une représentation de la littérature qui ne se coule pas dans l’un des modèles actuellement dominants dans le champ littéraire. Une part de l’effet de mystère que procurent ses textes tient à cette difficulté de le cataloguer. Et si un auteur d’article doxique (dans le dictionnaire Bordas) le qualifie de « mythe vivant », l’exacte correspondance entre la mythification lue dans les textes et l’impression ainsi avouée chez un observateur averti signifie que cette figure d’écrivain indéfinie — au moins pour l’instant — est perçue comme dotée de valeur. Dans la mesure où il a débuté jeune et accédé d’emblée au succès et à la légitimation, dans la mesure où il ne se coule pas dans les modèles existants, il apparaît comme l’un des écrivains susceptibles de contribuer à dessiner une nouvelle image de l’écrivain, par là une nouvelle image de la littérature et une nouvelle façon de répartir les postures et positions au sein du champ littéraire. Ce qui est exactement en cohérence avec une écriture qui, du moins est-ce le cas dans La ronde et autres faits divers, et on peut en faire l’hypothèse pour l’ensemble de l’œuvre, se construit non en rupture avec les modèles existants, mais en les travaillant pour les déplacer, les décaler et en faire naître d’autres propositions. Cette cohérence fait de l’ensemble de sa trajectoire, dans l’esthétique textuelle et dans l’espace du champ littéraire, une stratégie au plein sens de ce terme 205. Cette stratégie littéraire est à coup sûr en rapport avec son itinéraire social : issu de la moyenne bourgeoisie intellectuelle, d’une fraction qui par ses rôles professionnels ne peut manquer d’avoir vue sur les difficultés des « faibles » de ce monde (voir les fonctions de son père comme médecin d’organisations internationales), il a opté pour la posture d’un qui reste attaché au dialogue avec ses origines (vivre à Nice, sa ville natale) ; et de fait, c’est à cette fraction sociale d’où il vient que s’adressent des textes comme ceux de La ronde... Sa stratégie littéraire — et ce sera le mot de la fin ici — il peut être bon de la qualifier — fût-ce provisoirement — pour la rendre susceptible de prêter matière à d’autres réflexions sur les logiques présentes du champ littéraire, de l’esthétique, du rôle social de la littérature. Pour la qualifier, nous nous fonderons à la fois sur les processus que les textes mettent en jeu, et sur l’attitude adoptée en tant qu’écrivain (selon qu’il est vrai que « l’imaginaire d’un écrivain c’est aussi l’image qu’il construit de lui au sein du champ littéraire »). Des processus qui, mine de rien, font passer d’un modèle à autre chose et suscitent la perception de la nécessité de faire des

distinctions au sein des normes ; et une attitude qui refuse de faire chorus dans le tapage médiatique... Mine de rien : discrétion ; mais manifestation de la nécessité de distinguer au sein des normes, d’avoir donc une perception fondée sur une logique de la... discrétion (en l’autre sens de ce terme)... c’est une stratégie de la discrétion.

RÉTROSPECTION PROVISOIRE Le lecteur sera seul juge de l’expérience, écrivions-nous en ouverture. Et il ne saurait être question ici de conclure. Chacune des deux sections proposées s’achève par des conclusions ou bilans tout provisoires, dont la conjonction ne ferait jamais une conclusion définitive, qui au demeurant serait en contradiction avec l’esprit même de l’entreprise. A toi, lecteur, ou à vous, selon les catégories d’usagers possibles de cet ouvrage auxquelles vous appartenez, d’estimer s’il vous a apporté quelque chose sur Le Clézio et son art d’écrivain, et sur la sémiotique et la sociologie littéraires... D’estimer aussi si le débat entre des approches différentes est un peu ainsi ouvert et s’esquisse en dialogue, fût-il conflictuel. Tout cela dit sans pirouette, sans fuir la part inéluctable de regard rétrospectif sur l’expérience, les textes examinés et les leçons touchant à la portée possible du propos. L’idéal eût été de trouver le biais par lequel un avis, d’aréopage ou de critique capable de prendre la distance voulue, aurait mis en perspective l’ensemble des pages qui précèdent. Mais cela aurait aussi perturbé l’expérience. Soyons donc autocritiques, et faisons ici brièvement le point des discussions nées de la lecture croisée de nos analyses respectives. Le débat s’y amorcera. Il est manifeste que sur tel ou tel point les analyses convergent, et la mise en forme éditoriale a imposé, sous peine de donner l’impression du décousu ou du truqué, de noter à tel ou tel endroit que ce que l’un analysait rejoignait, recoupait ou confirmait ce que l’autre avait vu de son côté. Ainsi notamment ce qui concerne les entames des récits et la façon dont Le Clézio y perturbe le jeu des pronoms ou des articles définis, en particulier la manière qu’il a de brouiller les instances au sujet de Pouce et Poussy au début de La grande vie (voir p. 84, 93, 271). De ces convergences, que dire ? Qu’elles assurent que ce sont bien là des points névralgiques dans l’art narratif de Le Clézio, la vérification en étant de la sorte doublement assurée. C’est un acquis ; ce n’est pas rien : à soi seuls, de tels acquis

justifieraient toute entreprise de lectures croisées, puisqu’ils fournissent au moins des bases solides sur la littéralité d’un texte. Mais ces convergences indiquent aussi quelque chose de la littérarité, et de sa description d’un point de vue plus global. Disons, en peu de mots, qu’elles signalent ce que tout sociologue et tout sémioticien un peu conséquents peuvent savoir, en tout cas voir, ou du moins pressentir : la sociologie a besoin d’une sémiologie, et la sémiotique a besoin de la sociologie, si elles ne veulent pas rester bornées, ou purs jeux d’hypothèses. Si cela est flagrant ici, c’est que nous avons travaillé l’un comme l’autre dans la perspective de la réception, donc en étant aux aguets des moyens par lesquels le texte s’efforce de capter ses lecteurs et d’orienter leur lecture et leur compréhension. Premier bilan de l’expérience, donc : le dialogue des approches est nécessaire, comme contrôle réciproque des démarches, mais aussi comme parce que chacune peut trouver en l’autre des outils, ou des apports d’informations et de questions, qui lui sont indispensables. Ces convergences ne signifient nullement conciliation, concordances, identité en profondeur, ni même que quelque science générale du texte littéraire devrait un jour trouver le plan où, subsumant les diverses approches, elle dirait un « vrai » supérieur et définitif... Les différences existent, et les divergences. On ne peut guère bien imaginer, nous semble-til, et en tout cas pour l’instant, un dispositif scientifique où diverses approches viendraient, chacune à son tour et à sa bonne place, apporter la pierre à l’édifice, les unes avançant à partir des apports des autres, sans les remettre en jeu ou en question. Pour ce qui concerne les méthodes, on voit ici clairement que, là où la sémiotique envisage les lecteurs en fonction d’un système d’opérations inscrit dans le texte, lequel système est lui-même une occurrence d’un système plus général de parcours possibles dans les opérations de lecture, la sociologie envisage de son côté des configurations de réception différentes selon les lectorats concernés. Disons, pour le marquer plus crûment, que la sociologie ne perd jamais de vue qu’il y a des lecteurs exclus aussi bien que des lecteurs élus et d’autres obligés, quand la sémiotique, somme toute, n’a pas à se préoccuper de la question du lecteur exclu ou élu, puisqu’elle examine des parcours possibles en postulant qu’ils peuvent, un jour ou l’autre, occurremment être activés.

Ce qui, en ce qui concerne les lectures et interprétations de l’œuvre de Le Clézio, se manifeste dans au moins une divergence perceptible et significative (d’autres, qui peuvent provenir des maladresses ou erreurs de deux exécutants que nous sommes, ne sont pas du même ordre de signification) : l’analyse de la modernité chez Le Clézio. Nous convenons tous deux que Le Clézio est représentatif d’une modernité : convergence importante. Mais pour l’un, le sémiostylisticien, elle réside en un effet de « charme » né des perturbations apportées au code langagier conventionnel, et qui fait sa littérarité singulière ; pour l’autre, le sociologue « sociopoéticien », elle tient non en un charme mais en une densification du texte due à la stratégie d’écriture nécessaire pour toucher à la fois deux strates actuelles de public. Ni l’une ni l’autre de ces propositions ne dévalue ou surestime le texte et son esthétique. Leur différence tient précisément à ceci : la sociologie est d’investigation différentielle, la sémiotique envisage des structures de caractère général, et les rapporte donc à effets généraux. L’une peut envisager la question du « charme », l’autre pose la question du « charme pour qui ? ». Cela se traduit encore, pour ce qui concerne cette fois la démarche d’ensemble, par une position différente donnée à la question des genres. En sémiostylistique, cette question vient logiquement en position seconde, la littérarité générique prenant place entre la littérarité singulière et la littéralité générale. En sociopoétique, la question du genre s’impose d’emblée, puisqu’il constitue l’un des repérages les plus immédiats du code social de communication proposé par le texte. Ces divergences n’empêchent pas que le constat de la complémentarité possible ait été énoncé. Reste à préciser en quoi il peut avoir sens. Cela se précise, nous a-t-il paru, dans cette lecture, sur deux plans. Tout d’abord dans l’ordre du texte examiné. L’un des effets les plus puissants du texte leclézien, et qui réside dans son style même, est qu’il perturbe les codes sans guère exhiber le fait qu’il le fait. Il dérange l’ordre du discours, mais c’est presque mine de rien. S’il y a bien en toute opération littéraire un larvatus prodeo, ici la littérature ne désigne pas du doigt son propre masque par un geste ample, mais elle suggère, invite à deviner, plutôt qu’elle n’exhibe. La sémiostylistique de La ronde relève nombre de « remontées » des instances de l’échange, remontées qui sautent d’un niveau à un autre, en brûlant souvent l’étape intermédiaire et sans

afficher l’opération (c’est notamment le vide le plus souvent laissé sur l’identité actorielle de l’instance « narrataire »). La sociopoétique de son côté relève que, dans le glissement d’un genre de référence à un autre, du « fait divers » à la nouvelle, bref dans l’opération même de « littérarisation », le texte fait naître une « fantastisation », active une possibilité de perception de cette dimension fantastique présente dans le quotidien et généralement inaperçue. Ces deux analyses, qui sont loin d’être identiques, nous les estimons complémentaires. La « remontée » étant peu visible, la « fantastisation » se fait presque sans que le lecteur s’en rende compte. Or cela est de conséquence sur le plan plus général des enjeux de la description scientifique d’un objet de culture, et particulièrement de l’objet « littérature ». Au fond, Le Clézio ne « dit » jamais dans son texte qu’il se range du côté des faibles, des héros malheureux et malgré eux, de la nature bafouée par un certain progrès. Mais nous constatons l’un comme l’autre qu’il entraîne le lecteur « de ce côté-là » par des effets proprement stylistiques et formels. C’est dans l’esthétique la plus formelle que se fait la vraie « prise de position ». Nous inscririons volontiers en résumé, sur le pan général des enjeux des études littéraires, que l’esthétique décide de l’éthique ; que, quelles que soient les opinions déclarées, ou leur absence, l’attitude objectivement repérable chez un écrivain, sa « vraie » prise de position, réside dans les procédés formels qu’il met en œuvre, et donc dans le type de plaisir, d’émotion qu’il propose à son lecteur. Aussi la modernité de Le Clézio, dans le cas examiné ici, peut-elle se décrire de deux points de vue : modernité parce qu’il est en phase, assez précisément, avec des fractions du lectorat qui ont, aujourd’hui, un rôle crucial dans la vie littéraire, et modernité parce qu’il explore d’une façon plus poussée que d’autres cette démarche qui consiste à déclarer assez peu ses opinions, et à en confier l’effet à sa manière d’écrire. Cet exemple et cette expérience nous incitent à énoncer ici que ce que les études littéraires ont au présent comme enjeu le plus crucial réside probablement dans leur capacité à décrire comment l’éthique, la position dans la société et dans l’histoire, naît ainsi de l’esthétique. Ce qui, en dernière instance — et ce sera la dernière réflexion exposée ici — , ramène vers les questions de significativité et de représentativité, envisagées à partir de l’enjeu de réception. L’acte créateur de l’écrivain ne

serait donc pas pur épanchement d’un moi, mais, fût-ce inconsciemment, et très largement inconsciemment, dialogue imaginaire avec des destinataires tels qu’il peut se les figurer, anticipation sur les attentes et capacités de réception de ces destinataires. Un structuralisme « dur » disait, il fut un temps, que la réception (la lecture) d’une œuvre est tout entière déjà contenue dans le texte même. Nous dirions ici volontiers, comme une proposition susceptible d’activer d’immenses pans de la recherche dans les années qui viennent : une œuvre littéraire, et plus largement tous les objets de culture, sont déjà contenus dans leur réception, dans l’imaginaire de leur auteur imaginant ses récepteurs, et dans les dispositifs institutionnels qui filtrent ces images, en admettent et stimulent certaines, en refoulent d’autres. Dans une telle perspective, ni miroir tendu à la société de son temps ou à l’homme éternel et général, ni miroir offert à un moi individuel adonné à la création par pulsion narcissisante, mais possiblement tout cela parce que en fait autre chose qui dépasse cela, la littérature, et l’œuvre d’art, est à concevoir comme essentiellement et éminemment dialogique ; donc selon une problématique de médiations. Selon quel système de communication et de signes ? affaire de sémiotique. Et médiation entre qui (ou quoi) et (qui ou) quoi, dans le temps et l’espace réels ? affaire de sociologie. Ces deux approches-là, en conclurons-nous, sont nécessaires, différentes, voire divergentes, mais toutes deux nécessaires et nécessairement dialoguantes. Il en est d’autres, probable...

Georges Molinié est professeur de stylistique à l’Université de Paris-IV Sorbonne Alain Viala est professeur de littérature française à l’Université de Paris III-Sorbonne nouvelle

Notes 1 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966 et 1974. D’une manière générale, les réflexions ici présentées sont à référer à l’univers scientifique des travaux de R. Jakobson, M. Riffaterre, M. Le Guern, C. Kerbrat-Orecchioni, R. Martin, O. Ducrot, K. Hamburger, J. Lintvelt, Ph. Hamon, J. Courtès, A. Hénault, F. Rastier, dont on trouvera les renvois bibliographiques en fin de volume. 2 Voir p. 47-60. 3 E. Auerbach, Mimesis - Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Bern, Francke, 1946 ; trad. fr. : La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968. 4 W. Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, 1928 ; trad. fr. : Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985. 5 Et fort prématurément, du moins dans le domaine français, si l’on en juge par le faible écho obtenu concrètement par son œuvre. On lira cependant Du roman grec au roman baroque, de G. Molinié, Publ. de l’Univ. de ToulouseLe Mirail, 1982, écrit dans le même esprit, mais indépendamment de ce support théorique. 6 Cela en hommage à Aristote, dont les lecteurs constateront, en parcourant les Eléments de stylistique française, et La stylistique — aux PUF — de G.

Molinié, combien l’auteur reconnaît et affirme l’importance fondatrice, et en général et dans le détail. 7 Voir, pour la mise à disposition d’un large (?) public français, L’absolu littéraire, de Ph. La-coue-Labarthe et J.-L. Nancy, Paris, Seuil, 1978. On rejoint, et c’est historiquement normal, certaines des préoccupations de Leo Spitzer (voir Etudes de style, Paris, Gallimard, 1970). 8 Jean Mazaleyrat et Georges Molinié, Paris, PUF, 1989. 9 Voir l’article de N. Ruwet, Roman Jakobson : « Linguistique et Poétique », 25 ans après, in Marc Dominicy (éd.), Le souci des apparences, Bruxelles, Ed. de l’Université, 1989. 10 Voir p. 17-23. 11 Au moins depuis les travaux de Pierre Larthomas. 12 Ce qui a même récemment conduit à mettre avec force en question la pertinence, ou l’intérêt, d’une stylistique des genres. 13 Voir plus loin, p. 43-45. 14 Voir notamment Prolégomènes à une théorie du langage, trad. par U. Canger, Paris, Minuit, 1968, et Nouveaux essais, présentés par Fr. Rastier, Paris, PUF, 1985, notamment, dans ce dernier recueil, le texte intitulé « Entretien sur la théorie du langage ». 15

Voir les Eléments de stylistique française et le Vocabulaire de la stylistique, ouvr. cités. 16 Nouveaux essais, ouvr. cité. 17 De ce point de vue, on a bien tenté de maintenir à toute force l’anecdote dans la substance du contenu. 18 Le Français moderne, octobre 1988. 19 Respectivement dans Logique des genres littéraires, trad. par P. Cadiot de Die Logik der Dichtung, Paris, Seuil, 1986 ; Languages of Art, Indiana, Hackett Publishing C., 1976 ; Sens et expression, trad. par J. Proust de Expression and Meaning, Paris, Minuit, 1982. 20 Chaque fois qu’on lit littéraire, on peut lire poétique. 21 Notamment dans Le haut langage, Paris, Flammarion, 1979. 22 Performatif est employé au sens indiqué dans le Vocabulaire de stylistique, ouvr. cité. 23 Voir Eléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit, 1982. 24 Il ne faudrait pas conclure de là que ce caractère seul suffit : c’est la réunion des trois qualités indiquées plus haut qui constitue la caractéristique générale. 25

La théorisation hjelmslévienne est à cet égard très efficace. On se reportera, pour un exposé méthodique de l’analogie art verbal/art pictural, en fonction de cette théorie, à l’article de G. Molinié, Le discours sur les tableaux dans les romans baroques, in Actes du Colloque Les fins de la peinture (R. Démoris éd., Paris, Desjonquères, 1990). 26 Voir le Vocabulaire de la stylistique, ouvr. cité. 27 Voir la conclusion du livre. 28 Indépendamment de tout approfondissement, dans le sens de Burke ou de Kant, de la dialectique beau/sublime. 29 Par rapport à la mesure d’appréciation de l’équation définitoire dont nous avons parlé à l’égard du triple caractère de littérarité. 30 Le problème de la littérature « populaire » est d’une autre nature : soit il s’agit d’œuvres marquées par l’usage de notations artificielles d’oralité, censées représenter les parlers de tel ou tel milieu « populaire », soit c’est une autre façon de désigner certaines littératures de masse, 31 On se reportera aux textes de Roland Barthes et d’Aristote ; pour les lecteurs les plus modernistes, rappelons que, selon Aristote, le bonheur du plaisir vient comme charmer le sentiment de réaliser un acte ontologiquement normal, c’est-à-dire vertueux. 32 Voir le Vocabulaire de la stylistique, ouvr. cité. 33 Et ce n’est là nullement une problématique strictement stylistique : c’est celle, largement, de toute approche structurale.

34 Entretien sur la théorie du langage, in Nouveaux essais, ouvr. cité. 35 Ce qui permet en outre de signaler l’unité théorique de fond, dans tout cet exposé, autour de l’ensemble conceptuel variable/graduation. 36 Voir le Vocabulaire de la stylistique et les Eléments de stylistique française, ouvr. cités. 37 On sait, au moins depuis les mises au point de Fr. Rastier (notamment dans Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987), qu’il faut se méfier de la tentation spontanée de voir dans les réalités langagières des constituants de nature matériellement essentielle, « hylétique ». 38 Il est trop facile de le montrer, voir par exemple les Eléments de stylistique, ouvr. cité, chap. VII, p. 139-141. 39 Autre chose encore est l’idée d’une stylistique fonctionnelle. Voir les remarques à ce propos dans le « Que sais-je ? », stylistique, de G. Molinié, PUF, 1989. 40 Entretien sur la théorie langage, ouvr. cité, nous suivons bien sûr les termes de la traduction 41 Ce qui ne faciliterait pas l’usage vulgarisé de l’analyse, ni sa lecture. Le problème est quasi insoluble. Il se pose en des termes analogues lorsqu’on essaie de construire une théorie des figures (voir les Eléments de stylistique française, ouvr. cité, chap. V-3 : « Les Tropes », p. 105). 42 Qui conduit au fameux piège « hylétique », pour paraphraser Fr. Rastier.

43 Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, à compléter par G. Molinié, Eléments de stylistique, chap. VII-3 (p. 164). 44 On reviendra en détail sur le fonctionnement de cette production à propos de la stylistique actantielle (voir ci-après p. 47-60). 45 Notamment dans le « Que sais-je ? » déjà référencé La stylistique. 46 Voir les pages précédentes sur le discours littéraire. 47 Même si nous avons fait l’hypothèse implicite qu’on se trouvait occurremment dans un discours évidemment littéraire. 48 R. Garrette, La phrase de Racine, thèse d’Etat, Toulouse II, 1988. 49 Voir le Vocabulaire de la stylistique. 50 Voir G. Molinié, Du roman grec au roman baroque, Toulouse, Publ. de l’Univ. Toulouse-Le Mirail, 1982, IIe partie, chap. I. 51 Nous suivons toujours la traduction déjà citée et référencée. Peu importe le choix lexical opéré, même si on permute les termes solidaires, il reste la portée des développements définitionnels. 52 Sémantique interprétative, ouvr. cité. 53 Ce qu’on fait à l’URL 3 (CNRS) de Saint-Cloud.

54 P. 28-29. 55 Notamment dans les chapitres II et VIII des Eléments de stylistique française, sub verbo actant dans le Vocabulaire de la stylistique, et au chapitre I du « Que sais-je ? » La stylistique (ouvr. cités). 56 On utilisera à cet égard le terme isotopie dans un sens légèrement dérivé : celui de relation immédiate entre deux pôles homogènes (de même niveau actantiel). 57 C’est le cas le plus fréquent de structuration figurée ; mais il peut y en avoir d’autres. Pour les rapports (ressemblances, différences) avec les traditions théoriques de Tesnières d’un côté et de Greimas de l’autre, on se reportera aux ouvrages référencés ci-dessus n. 1, p. 53. 58 Avec éventuellement aussi, comme on l’expliquera plus loin, fait de « remontée » actantielle en niveau II. 59 On prend le mot dans son acception la plus généralisante possible. 60 Il faut compléter cette analyse par l’explication des faits de « remontée » possibles, voir ci-après. 61 Ce n’est pas une question d’époque : on trouve des traits de ce genre aussi bien dans l’esthétique baroque qu’au XVIIIe siècle, ou encore dans le « nouveau roman » du XXe siècle. Ce qui pose, entre autres, la question du sens du mot modernité. 62 Il faudrait dire globalement communicationnel.

63 Un exemple générique est donné dans G. Molinié, Sémiotique du narrataire dans les romans baroques, Cahiers de littérature du XVIIe siècle, n° 10, 1988. 64 Nous disons bien « la totalité des segments textuels non référables au niveau I », ce qui pose un problème, sur lequel on reviendra, par rapport à l’annonce d’une tripartition générale du discours littéraire. 65 Voir G. Molinié, Du roman grec au roman baroque, ouvr. cité, Ire partie, chap. 1. 66 C’est-à-dire la dépendance énonciative du niveau du haut par rapport au niveau de dessous, qui est toujours fondamental, ou préalable, à l’égard de celui qui est à sa surface. 67 Ce sont là les deux cas génériques principaux. Pour les cas plus compliqués, la figuration par la sémiologie, mais non la théorie du concept de la remontée, est en défaut. 68 On peut ainsi construire deux saisies différentes, comme l’a bien montré Catherine Spencer (voir XVIIe siècle, 1989, n° 4), dans La princesse de Clèves, concernant des propos de Nemours (visant indirectement la princesse), rapportés à la reine dauphine, en présence de Mme de Clèves. 69 . Le terme d’auteur est ici gênant, car il est associé à une histoire critique, qui désigne ainsi une entité correspondant davantage, souvent, à certaines espèces fondamentales de l’actant émetteur I. 70 Ou de non-manifestation.

71 On remarquera les rapprochements que l’on peut établir, sur des bases théoriques différentes, avec le concept d’horizon de Michel Collot (voir La poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, 1989) et avec celui de voix narrative selon Maurice Blanchot — du côté de l’émetteur (qui s’oppose chez lui à la voix narratrice, correspondant davantage à un actant émetteur du niveau I). 72 Le terme est bien sûr emprunté à Robert Martin ; voir Langage et croyance. Les univers de croyance dans la théorie sémantique, Bruxelles, Mardaga, 1987. 73 Les références des pages citées renvoient au texte de l’édition Gallimard (La ronde et autres faits divers, Paris, 1982). 74 En réalité, ce microsegment-ci est analysable comme appartenant, par relation indirecte, à du 2. niveau II. Mais nous déblayons d’abord grossièrement le terrain, pour donner une idée du fonctionnement général, avant d’entrer dans le détail. 75 Il faudrait traiter maintenant à part : on en parlera plus loin. 76 « Entre elles et Rossi, c’était la guerre. Les autres filles ne parlaient pas, et s’en allaient très vite dès que le travail était fini, parce qu’elles avaient un fiancé qui venait les chercher en voiture pour les amener danser. Pouce et Poussy, elles, n’avaient pas de fiancé. Elles n’aimaient pas trop se séparer, et quand elles sortaient avec des types, elles s’arrangeaient pour se retrouver et passer la soirée ensemble » [citation, p. 138]. « Par une belle matinée ensoleillée [...] elle a retrouvé Poussy avec le sac » [citation, p. 147] ; la première partie de cette phrase citée peut d’ailleurs s’interpréter comme les phrases antérieures. 77

Même si le terme n’est pas reconnu, chacun comprend ce qu’il signifie dans ce contexte : il est dépourvu d’ambiguïté. 78 C’est en effet la structure de principe du rapport de II à I, lorsqu’il y a manifestation du II. Dans les cas où n’est en jeu que le niveau I, l’OdM du I n’est évidemment pas une autre relation actantielle. 79 Ces microsegments appellent également, et concomitamment, d’autres remarques sur la structuration actantielle qui est là mise en jeu. On y reviendra ci-après. 80 Voir n. 2, p. 73. 81 Voir p. 60. 82 Voir p. 59-60. 83 D’autant plus que le contenu du message est grêle, et que l’anecdote est expressément traitée par la sélection du banal, conformément à l’esthétique de la modernité si lumineusement mise en évidence par E. Auerbach à propos de Virginia Woolf. 84 Voir p. 56-60. 85 La diversité se réduit en effet en général à une dualité. 86 Voir p. 22 ; le discours littéraire est l’acte de désignation de l’idée du référent.

87 Voir p. 22 et note précédente. 88 Le référent du discours littéraire, comme on l’a dit, étant le discours littéraire lui-même. 89 Voir p. 20 ; le discours littéraire est son propre référent. 90 D’autant que nous avons, pour les deux premières, cité plus que les seuls segments qui font proprement l’objet de cette analyse. 91 Qui n’est d’ailleurs pas sans charme. 92 Beaucoup d’analystes limitent à ces caractéristiques la description, ou le démontage de la parodie ou du pastiche ; c’est insuffisant, car on se situe manifestement, dans ce texte de Le Clézio, à l’intérieur d’une pragmatique d’écriture irréductible à la parodie ou au pastiche. Comme quoi, il ne faut pas confondre la reconnaissance de la valeur d’un tout avec le démontage de ses rouages. 93 Voir p. 83. 94 P. 139. 95 Voir p. 75-76. 96 Un autre passage, au moins, appelle semblablement l’attention du lecteur, par un montage temporel assez bizarre : « Il n’y avait pas de garçon qui résiste à cela » (p. 138).

97 On se reportera aux pages 75 à 84 pour l’explication de ce que sont les S3 et S4. 98 Voir p. 35-41. 99 Mais le lecteur est-il encore négligent à la fin de la nouvelle, après tous les clignotants dont a été, à la saturation, balisé son parcours depuis le début, certains l’invitant même à faire marche arrière ? 100 Au sens narratologique du terme. 101 Alors que la métalepse, « normalement », joue à l’intérieur de la même isotopie narrative. 102 On se reportera p. 26 et 30. 103 On ne voit d’ailleurs pas quel autre commentaire qu’une étude actantielle serait essentiellement pertinent pour ce titre, à part une étude rythmodistributionnelle. 104 On voit là combien la sémiostylistique est une sémiotique, puisque le schéma élémentaire de cette saisie initiale et globale, à l’égard de tout le texte considéré, fait objectivement apparaître un niveau non manifesté en surface : c’est la structure logique du système actantiel que l’on tente de dégager. 105 Et non niveau I2, ce qui serait pensable pour d’autres types de configuration textuelle, apparemment voisins, mais dont la surface apparaît majoritairement sous la forme d’un récit monologué.

106 Voir spécialement sur ce sujet Catherine Vigneau-Rouayrenc, Le langage populaire dans les romans français de l’entre-deux guerres (thèse d’Etat, Paris III, 1988) ; voir aussi, d’une manière plus générale, les commentaires sur les rapports du littéraire et du scripturaire, du populaire et du codé, dans G. Molinié, La stylistique, « Que sais-je ? ». 107 Cette schématisation par une relation oblique rend mieux compte de la sorte de court-circuitage actantiel imposé par la situation énonciative concrète du passage dans le texte, que ne le ferait une banale ultime remontée (de RII2 en RII3). 108 Voir nos remarques liminaires. 109 Voir l’étude à propos du début de La grande vie. 110 Voir p. 50. 111 On analysera sur le modèle de la saisie représentée par ce schéma 4a d’autres faits dans la nouvelle, comme par exemple, toujours au début (p. 100), dans la phrase « On disait que c’était de la nourriture empoisonnée [...] » ; les éléments « on disait que », repris par le signifié de « une légende », constituent l’objet du message du I, sous la forme claire d’un niveau II explicite. 112 Au sens précis du mot. Voir le Vocabulaire de la stylistique, ouvr. cité. 113 A plusieurs reprises dans la longue intervention de la vieille dame (p. 115), on a un empilement de discours de niveau II2. 114

On ne verrait pas pourquoi, en cas de dédoublement, il n’y aurait pas carrément remontée en II, ce qui reviendrait à l’interprétation selon la saisie du schéma 5. 115 Voir sub verbo « oratoire » dans le Vocabulaire de la stylistique. 116 Il s’agit d’une non-réversibilité d’espèce, et non pas de structure. Cela tient à la forme écrite de l’acte d’échange verbal, qui implique un figement de la relation actantielle à l’état où on la saisit. 117 On a un phénomène analogue à la page 110, à propos du passage : « Il y avait un bouton de sonnette avec un nom écrit au-dessous, sous un couvercle de matière plastique encrassé. J’ai lu le nom - Marie Doucet. » Même s’il est plus facile, anecdotiquement, d’identifier l’actant émetteur de ce niveau II, il importe de dessiner cependant le même schéma que pour les noms des résidences, car il s’agit exactement du même phénomène énonciatif, saisi selon la même modalisation à réception, au sein des mêmes soulignements langagiers « un nom écrit au-dessous, sous - J’ai lu le nom ». 118 Il sera d’ailleurs chaque fois possible, dans l’anecdote, que le récepteurlecteur « désanonymise », en mettant par exemple « les promoteurs » — « la vieille dame » ; mais, justement, dans ces deux cas, la question n’est pas là. 119 On rapprochera des explications fournies précédemment à propos de la saisie 4b′, avec un objet du message donné comme égal à zéro. 120 Voir Pistes pour une frontière — à propos de Rimbaud, in L’Information grammaticale, n° 20, 1984, de G. Molinié. 121 . Voir le Vocabulaire de la stylistique, ouvr. cité.

122 Voir p. 17 à p. 23. 123 Voir les analyses actantielles, p. 121-123. 124 Voir p. 59-60, à propos du pacte scripturaire. 125 On se souvient que c’est le premier trait définitoire de littérarité que nous avons indiqué. 126 Une analyse utile à ce sujet : P. Barbéris, Littérature et société, in Ecrire... pourquoi ?pour qui ? (Dialogues de France-Culture), Grenoble, PUG, 1974, p. 40. Voir aussi la réflexion de Lanson (« ... vérité incontestable qui a engendré bien des erreurs... ») in La méthode de l’histoire littéraire, Essais de méthode, de critique et d’histoire, éd. par H. Peyre, Paris, Hachette, 1965, p. 46 (1re parution en 1910, Revue du Mois, octobre). 127 A. Compagnon, La Troisième République des Lettres, Paris, Seuil, 1983. 128 Lanson, L’histoire littéraire et la sociologie, in Essais..., éd. cit., p. 62 à 66 (1re publication en 1904, Revue de Métaphysique, XII). 129 L. Febvre, Littérature et vie sociale : de Lanson à Mornet, un renoncement ?, in Combats pour l’histoire, Paris, A. Colin, 1953, p. 262 (1re publication, in Annales d’histoire sociale, IV, 1941). 130 Ibid. 131

J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 55 sq. 132 Sur les transformations de sens de la notion de « littérature », qui incluait au Moyen Age jusqu’aux textes théologiques et scientifiques, voir A. Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985. 133 Cf. Sartre, loc. cit. 134 Il y aurait à dresser tout un historique de ce concept (ce qui serait l’objet d’un autre propos, spécifique) depuis au moins J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, qui en a posé la problématique (mais dans une perspective différente de celle qui est envisagée ici). 135 Ce qui suppose, en conséquence, une démarche lectorale d’ensemble orientée vers une « lecture plurielle » : à ce sujet, voir M.-P. Schmitt et A. Viala, Savoir-lire, Paris, Didier, 1982. 136 Ph. Hamon, Texte et idéologie, Paris, PUF, 1984. Il souhaite : « Une sociopoétique générale des textes (...), une poétique de l’effet-idéologie, une poétique du déontique et du normatif textuel » (p. 6). On ne peut que souscrire à ce programme (en notant toutefois que l’ultime apposition tend à en restreindre par trop le champ d’application). 137 Ch. Mauron, L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, Gap, Ophrys, 1958 ; L. Goldmann, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1956 ; R. Picard, La carrière de Racine, Paris, Gallimard, 1961 (1re éd., 1956) ; R. Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963. Voir à ce sujet Racine aujourd’hui, in Racine, Théâtre complet, éd. par J. Morel et A. Viala, Paris, Garnier, 1980. 138

R. Escarpit, Pour une définition du terme « littérature », in Le littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1970 (texte initialement rédigé pour le projet de Dictionnaire international de littérature). Voir aussi, notamment, M. Fumaroli, L’âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980, p. 17-34. 139 Voir la thèse monumentale d’H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1968, ou son ouvrage Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Perrin, 1988, ou encore son analyse des écrits de Descartes (Colloque CMR 17, Marseille, 1991, à paraître) : de tels travaux de sociologie très concrète (et souvent empirique) montrent comment ces questions (sur les structures de l’écrit et du livre) mènent vers des questions sur les structures des mentalités, et donc vers la perspective anthropologique. 140 R. Estivals, Le dépôt légal en France sous l’Ancien Régime (1537-1791), Paris, Rivière, 1961. 141 Voir le colloque Bibliométrie, Mesures de l’écrit, Paris, BN, 1990. 142 R. Ponton, Lanson dans son rapport au texte, in La littérarité, Québec, CRELIQ, Presses de l’Université, Laval, 1991, p. 134-148. Notamment p. 137 : « (La littérature) est (selon Lanson) conditionnée dans ses formes et ses contenus par des données historiques et sociales... » Mais (p. 138) : « Lorsque la recherche porte sur la production des œuvres, en particulier lorsqu’elle a en vue le “chemin de crête” des chefs-d’œuvre (“grands génies”, “grands mouvements”, comme la tragédie) la fin posée et le vocabulaire de l’analyse sont déplacés : l’étude des causes sociales tout en restant “utile” est contrebalancée par des connotations psychologisantes. » Le programme lansonien portait donc bien en lui la logique de son inaccomplissement. 143 D.T. Pottinger, The french book trades in the Ancien Régime, 1500-1791, Cambridge (Mass.), 1952.

144 L. Goldmann, Le Dieu caché (Ed. Gallimard) : l’ouvrage correspond à une thèse soutenue en Belgique en 1955, soit dix ans après la fin de la guerre (indice contingent) et dans un temps où les conflits entre marxistes (dont Goldmann se réclame) et antimarxistes sont cruciaux à l’échelle de la planète (indice englobant). 145 CI. Duchet (dir. de), Sociocritique, Paris, Nathan, 1979 (actes du colloque de Vincennes de 1977), formule bien ces questions dans son texte introductif, « Positions et perspectives », notamment p. 4 : « C’est dans la spécificité esthétique même, dans la dimension-valeur des textes, que la sociocritique s’efforce de lire cette présence des œuvres au monde, qu’elle appelle leur socialité. » Dans le même volume, R. Fayolle (« Quelle sociocritique pour quelle littérature ? ») souligne le caractère pluriel de toute littérature et les enjeux idéologiques de toute sélection de corpus. 146 Parmi les travaux de P.-V. Zima, où une évolution est sensible, on verra notamment Pour une sociologie du texte littéraire, Paris, UGE, 1978, où il insiste sur le « sociolecte » (langage propre de chacune des collectivités présentes dans une société), et son Manuel de sociocritique, Paris, Picard, 1985, en particulier la 2e partie, où le sociolecte qui domine est dit faire la propriété distinctive et significative du roman (p. 147)... 147 T. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989 (éd. all., 1970) : il vise une « philosophie de l’art », fondée sur l’idée d’ « ambiguïté de l’œuvre d’art », qu’il tient pour une énigme qu’il ne s’agit pas de résoudre, mais de déchiffrer » (dans sa structure) (p. 15-161). Pour W. Benjamin, dont l’œuvre critique est complexe, voir notamment Essais sur B. Brecht, Paris, Maspero, 1967-1969. 148 Lanson, Corneille et le généreux selon Descartes, Essais..., p. 475. 149

Lanson : « Le goût du public, “être collectif”, n’est pas sans influence sur l’image que l’esprit (de l’écrivain) donne de lui-même » ; voir l’analyse limpide que fait de cette question chez Lanson R. Ponton, art. cité, p. 137. Pour des travaux qui, de l’inventaire empirique à la problématique la plus affinée, marquent la progression de la réflexion sur les effets « à réception » d’un point de vue sociologique : J. Lough, L’écrivain et son public, Paris, Le Chemin Vert, 1987 (1re éd. angl., 1977) ; M. Poulain, Pour une sociologie de la lecture, Paris, Cercle de la librairie, 1988 ; R. Chartier (dir. de), Pratiques de la lecture, Paris, Rivages, 1985 (notamment l’entretien final R. Chartier-P. Bourdieu) ; R. Chartier (dir. de), Usages de l’imprimé, Paris, Fayard, 1987. 150 H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978 (textes parus en all. entre 1972 et 1975). 151 W. Iser, Le lecteur implicite, Bruxelles, Mardaga, 1988 (1re éd. en all., 1982). 152 P. Bourdieu, Champ intellectuel et projet créateur, Les Temps modernes, n° 246, 1966. 153 « Irréductible à un simple agrégat d’agents isolés, à un ensemble d’éléments simplement juxtaposés, le champ intellectuel, à la façon d’un champ magnétique, constitue un système de lignes de force : c’est-à-dire que les agents ou systèmes d’agents qui en font partie peuvent être décrits comme autant de forces qui, en se posant, s’opposant, se composant, lui confèrent sa structure spécifique à un moment donné du temps. En retour, chacun d’eux est déterminé par son appartenance à ce champ » (art. cité, p. 867). 154 Le marché des biens symboliques, Revue française de Sociologie, n° 22, 1971, p. 49-126 ; pour une définition plus affinée des logiques propres au

champ littéraire, voir Lendemains, n° 36, 1984, et Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992. 155 J. Dubois, L’institution de la littérature, Paris-Bruxelles, Nathan-Labor, 1978. 156 Ch. Charles, La crise littéraire à l’époque naturaliste, Paris, PENS, 1978. 157 Littérature, « L’institution littéraire I et II », 1984, nos 42 et 44. 158 La littérature et ses institutions, Pratiques, n° 32, décembre 1981 ; L’histoire littéraire aujourd’hui (sous la dir. de R. Fayolle et H. Béhar), Paris, A. Colin, 1990 (actes du colloque Paris III - Sorbonne, 1987) ; La littérature et les institutions (actes du colloque franco-polonais Paris III Sorbonne, 1988, sous presse) ; Le Français aujourd’hui, n° 72, 1988... 159 A. Viala, Les institutions de la vie littéraire en France au XVIIe siècle, Lille, ART, 1985 ; A. Boschetti, Sartre et les Temps modernes, Paris, Minuit, 1985 ; A. Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985 ; Ch. Jouhaud, La fronde des mots, Paris, Aubier-Montaigne, 1985. 160 A. Viala, Racine. La stratégie du caméléon, Paris, Seghers, 1990. 161 M.-P. Schmitt, Fictions de la lecture (thèse, 1990, à paraître). 162 Par exemple sur les stratégies des surréalistes : Norbert Bandier, Analyse du groupe surréaliste et de sa production de 1924 à 1929 (thèse, Lyon II, 1988) ; P. Durand, D’une rupture intégrante, Pratiques, n° 50, juin 1986, p. 31-45, et Pour une lecture institutionnelle des manifestes du surréalisme,

Mélusine, n° VIII, 1986, p. 177-189. Ou, pour un autre exemple d’une autre époque, A. Viala (dir. de), L’esthétique galante, Toulouse, SLC, 1989. 163 M. Angenot, Le discours social, Montréal, 1989. 164 Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1912, p. 12. 165 Lanson, « L’histoire littéraire et la sociologie », éd. cit., p. 73 (« ... diverses institutions (par exemple la censure au XVIIIe siècle, à l’origine de tout un art d’écrire par allusions et sous-entendus) qui déterminent des effets esthétiques qui n’ont avec elles aucune analogie visible ») : sur ce point encore, voir R. Ponton, art. cité. 166 Ibid. 167 Voir P. Kuentz, Le texte littéraire et ses institutions, in Sociocritique, éd. cit., p. 206-214. 168 Ph. Hamon : « Toute société peut se définir par sa façon de produire, de consommer, de hiérarchiser, de stocker, de commenter et de faire circuler de l’information sous forme de messages susceptibles d’être oralisés ou inscrits sur des supports divers. Parmi ces messages, les textes littéraires font figure de catégorie privilégiée » (Atlas des littératures, Paris, Encyclopédia Universalis, 1990, p. 12 ; c’est moi qui souligne). 169 Voir A. Berrendonner, Eléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit, 1983 ; et P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, et ici même, G. Molinié, p. 9-12 sur les usages de la notion de « Discours ». 170

Voir la formulation limpide qu’en donne M. Angenot, in « Pour une théorie du discours social », Littérature, n° 70, p. 82-98, notamment p. 83 et 84 (« Une interaction généralisée »). 171 A. Viala, Effets de champ, effets de prismes, Littérature, n° 70, p. 64-71. 172 Par exemple A. Viala, Les dictionnaires du français vivant : une nouvelle institution littéraire, in De la mort de Colbert à la Révocation, un monde nouveau ?, Marseille-Paris, CMR, 17-CNRS, 1984, p. 89-96. 173 On connaît la célèbre réflexion de Barthes : « La langue n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste, car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » (R. Barthes, La Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 13, voir les p. 13-14 en entier pour le développement de ce paradoxe apparent). 174 P.V. Zima, ouvr. cité, loc. cit. 175 A. Viala, L’auteur et son manuscrit dans l’histoire de la production littéraire, in L’auteur et le manuscrit (sous la dir. de M. Contat), Paris, PUF, 1991 : on y trouvera une périodisation du champ littéraire, ainsi qu’une étude des effets prismatiques liés au statut du manuscrit du point de vue de l’étude génétique du littéraire. 176 Sur la définition de la rhétorique du lecteur, voir Savoir-lire, éd. cit., et sur des exemples d’application : A. Viala, L’enjeu en jeu, in La lecture littéraire (sous la dir. de M. Picard), Paris, Clancier-Guénaud, 1987 (actes du colloque de Reims, 1984), et Pragmatique littéraire et rhétorique du lecteur : le cas Sorel, Cahiers de littérature du XVIIe siècle, n° 8, 1986, p. 107 à 204. 177 M.P. Schmitt, ouvr. cité, IIIe partie.

178 M.P. Schmitt, ibid, IIe partie. 179 Voir A. Viala, Les institutions..., éd. cit., chap. 1. 180 A. Viala, Institutions et usages, in La littérature et les institutions, éd. cit. 181 M. Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, 1977, soumet la lecture à la rhétorique de l’écrit, et non l’inverse. Voir les remarques sur cette question que formule, de façon nuancée, R. Chartier, dans son texte introductif aux Usages de l’imprimé (éd. cit.). 182 G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1988, les a décrits en détail (sans y voir les enjeux d’une sociopoétique, dont il est cependant là tout proche). 183 La meilleure définition du terme se fait par retour à celle qu’a posée Carl von Clausevitz, in De la Guerre (voir éd. Paris, Minuit, 1955, p. 182). 184 Sur les techniques d’étude, voir notamment les méthodes utilisées par Ch. Charle (ouvr. cité), R. Ponton (art. cité, en particulier ses remarques sur la biographie), ou encore la méthode des EPI (Echelles de participations institutionnelles), in A. Viala, Les institutions..., éd. cit. 185 A. Viala : « Car l’imaginaire d’un écrivain, c’est aussi l’image qu’il se fait de lui-même au sein du champ littéraire » (Naissance de l’écrivain, éd. cit., « 4e de couverture »)... Lanson avait entrevu cette question, et l’avait abandonnée finalement ; elle est à reprendre en y incluant tous les enjeux de la biographie sociale comme force de constitution de l’imaginaire. 186

Nous utilisons l’édition initiale : Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1982 (et non l’édition parue en 1988 chez le même éditeur, coll. « Folio »). La page de dos de la jaquette (la « 4e de couverture ») porte un texte de présentation qui débute par : « Onze “faits divers” ne sont que les arguments prétextes des onze nouvelles composant ce recueil. » 187 Voir l’analyse de Georges Molinié p. 87 (ceci est ajouté en fin de travail, lors de la lecture réciproque, pour relever le lien flagrant de ces observations et non pour attester par anticipation un parallélisme, ou pour poser que l’ordre entre première et deuxième sections de ce volume serait obligé). 188 Qu’il me soit permis de remercier Mlle S. Vincent, pour quelques indications précieuses qu’elle m’a apportées sur ce point (et que je ne fais qu’évoquer là, sa thèse devant un jour prochain en donner de plus amples). 189 Les trois catégories de « point de vue » distinguées là correspondent aux trois sortes de « focalisation » distinguées par G. Genette, et désormais usuelles, mais nous persistons à préférer « point de vue du narrateur omniscient » à « focalisation zéro ». 190 « Lectures plurielles » dont un canevas de base est donné dans Savoir-lire (voir note de la p. 156). 191 . Voir T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1966. 192 Je remercie les étudiants et chercheurs du séminaire du CRIL 1990-1991 qui m’ont apporté leur aide dans cette enquête. 193

Lagarde et Michard, XXe siècle, Paris, Bordas, éd. 1988, p. 760-761 (la section intitulée « Expériences » va de la page 747 à la page 761). 194 Ibid., p. 3. 195 P. 760 (A propos du Procès-verbal) : « Si l’accent est mis sur la primauté de l’écriture par rapport à l’histoire et au personnage, il y a tout de même dans ce roman une histoire et un personnage, et l’on voit déjà poindre les deux thèmes de l’identité et de la solitude ; surtout, il y a là dans le détail un “néo-réalisme” qui n’est pas sans parenté avec celui de Perec (cf. p. 756) : le monde entier, l’humanité entière sont comme englobés dans chaque fragment de réalité et la juxtaposition de ces fragments constitue la matière du roman. » 196 Dictionnaire des littératures de langue française (sous la dir. de J.-P. de Beaumarchais, D. Couty et A. Rey), Paris, Bordas, 1re éd., 1984 (soit deux ans avant La ronde, mais la mise en préparation du Dictionnaire remonte à 1981 : il est donc compréhensible qu’il n’y soit pas question de ce recueil). L’article « Le Clézio » compte 1 colonne 3/4, p. 1260, et est signé B. Visage. 197 Les travaux de recherche publiés sur Le Clézio sont encore assez peu nombreux. On y relève : J.R. Waelti-Walters, J.-M. Le Clézio, Boston, Twayne, 1977 ; T. Di Scanno, La vision du monde de Le Clézio, NaplesParis, Liguori-Nizet, 1983. L’attention y est très attirée par L’extase matérielle comme texte explicatif de l’ensemble de l’œuvre. Mais Le Clézio a place dans les revues pédagogiques, qui recommandent ses nouvelles (la Revue des Lettres en 1992 recommande La ronde). 198 « Récit édifiant » reprend (de façon synthétique mais, on l’espère, sans déformation du sens) un des lectogenres décrits par M.-P. Schmitt (ouvr. cité, loc. cit.).

199 Ibid. 200 Dans l’institution scolaire, selon cette étude, le « récit édifiant » est le lectogenre prépondérant, l’ « épanchement lyrique » vient au second rang. 201 Ph. Hamon, Texte et idéologie, éd. cit., définit l’ « effet-idéologie » comme un « effet-affect », passant par les « points névralgiques du texte », c’est-àdire ses « foyers normatifs » (là où se manifestent des jugements de valeurs, p. 20), et de là voit, de façon pertinente, le texte littéraire comme une « encyclopédie de simulations d’actions » (p. 21c) sollicitant le lecteur de prendre position. 202 Sur la définition de l’ « intellectuel », qui prend forme au XIXe siècle (et se différencie de la figure de l’ « artiste ») et s’affirme au XXe, une synthèse pratique par A. Boschetti, « Le mythe du grand intellectuel », Atlas des littératures, éd. cit., p. 245-247. 203 Seule une infime part du lectorat agit effectivement selon le processus inscrit dans le texte ; mais l’adhésion ne suppose pas une totale lucidité, tant s’en faut, et la fraction la plus sélectionnée du lectorat supposé pratique elle aussi très largement l’adhésion sans conscience lucide. 204 Sur la définition de la polygraphie et de la polygraphie intégrée, voir Naissance de l’écrivain, éd. cit., chap. 10. 205 La stratégie littéraire d’un texte (ou de l’ensemble d’une œuvre), c’est-àdire sa manière de « conquérir » et « conserver » le lecteur — de le « captiver » — n’est pas à confondre avec la stratégie de l’écrivain (sa manière de conquérir un nom, une image, une carrière éventuellement), même si la relation des deux est étroite. Parmi les stratégies d’écrivains, on peut distinguer celles de la « réussite », qui font une large place à la

reconnaissance institutionnelle, et celles du « succès », qui se fondent davantage sur l’audience d’un public. Voir Les institutions..., éd. cit., chap. 6.

ISBN 2 13 045101 2 Dépôt légal – 1re édition : 1993, avril © Presses Universitaires de France, 1993 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle. Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation. Cette édition numérique a été initialement fabriquée par la société FeniXX au format ePub (ISBN 9782130669517) le 13 octobre 2015. Couverture : Conception graphique ‒ Coraline Mas-Prévost Programme de génération ‒ Louis Eveillard Typographie ‒ Linux Libertine, Licence OFL

* La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

Related Documents


More Documents from "latifa"

March 2021 0
January 2021 0
January 2021 0
4-complexite
March 2021 0