Marcel Mauss - Ecrits Politiques (i)

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Marcel MAUSS

Écrits politiques (1er fichier de 3)

(Textes réunis et présentés par Marcel Mauss)

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Marcel Mauss, Écrits politiques (1er fichier de 3)

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Marcel MAUSS

Écrits politiques. Textes

réunis et

présentés par Marcel Fournier. Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Mauss, Écrits politiques. Textes réunis et présentés par Marcel Fournier. Paris : Fayard, Éditeur, 1997, 814 pages.

Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 12 octobre 2001 à Chicoutimi, Québec.

Un document expurgé de certaines parties le 16 octobre 2001 à cause des droits d’auteurs qui protègent ces parties.

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Note de l’édition électronique : Ce premier fichier de trois correspond aux pages 1 à 305 du livre original. On y retrouvera le texte intégral suivant : Présentation (partielle) de Marcel Fournier : pp. 1 à 60 du livre original 1re partie : Premiers engagements (1896-1903) : pp. 61 à 128 du livre original 2e partie : Intellectuel et militant (1904-1912) : pp. 129 à 198 du livre original 3e partie : Pacifiste et internationaliste (1913-1914) : pp. 199 à 246 du livre original 4e partie : Le savant et le politique (1920-1925) : pp. 247 à 305 du livre original

Le texte a été subdivisé en trois fichiers séparés pour faciliter un téléchargement plus rapide partout dans le monde. Moins lourd, un fichier se télécharge plus facilement et plus rapidement. C’était la préoccupation que j’avais ce faisant. Jean-Marie Tremblay, le 12 octobre 2001.

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Table des matières

Marcel Mauss, le savant et le citoyen, par Marcel Fournier (Partie supprimée à cause des droits d’auteur) Premiers engagements. - Intellectuel et militant. - Pacifiste et internationaliste. Le savant et le politique. - Le « Père Mauss ». - Présentation de l'édition. Remerciements.

Première partie. Premiers engagements (1896-1903) Compte rendu de G. de Greef, L'Évolution des croyances et des doctrines politiques. - L'Action socialiste. - Le congrès. Ses travaux : l'union et la question ministérielle. - Le jugement de la Haute Cour et la propagande socialiste. - La guerre du Transvaal. - Le Congrès international des coopératives socialistes. - Rapport sur les relations internationales. - Les coopératives et les socialistes. - Compte rendu de The Cooperative Wholesale Societies Limited. Annual. 1901. - À propos de la guerre du Transvaal. - Compte rendu de M.I. Ostrogorskii, La Démocratie et l'organisation des partis politiques.

Deuxième partie. Intellectuel et militant (1904-1912) - Les coopératives rouges. - Les coopératives allemandes après le congrès de Hambourg. - Mouvement coopératif. La politique et les coopératives. - Mouvement coopératif. - La coopération socialiste. - Mouvement coopératif. Au congrès de Budapest. - Une exposition. - Mouvement coopératif. L'Alliance coopérative internationale. - Mouvement coopératif. Propagande coopérative. - Le Konsumverein de Bâle. - Mouvement coopératif. Nouvelles de Suisse. - Mouvement coopératif. La coopération moralisatrice. - La mutualité patronale. - Le Congrès des coopératives anglaises (1). - Le congrès des coopératives anglaises (2). - La Maison du peuple. Les Jeunes Gens d'aujourd'hui et Agathon. - L'action directe. - L'affaire d'Oudjda. Pillages et spéculations. - Le scandale d'Oudjda. - Le scandale d'Oudjda. Tous coupables. La leçon. Ni militaires, ni diplomates.

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Troisième partie. Pacifiste et internationaliste (1913-1914) - Un coup dirigé contre les coopératives. - Le travail à domicile est réglementé par la législation anglaise. - Le conflit franco-allemand. - Gâchis militaire. Notre armée de l’Est est dans le désordre le plus complet. - La situation extérieure. Choses d'Italie. - La situation extérieure. Échec momentané. - La situation extérieure. Roulements de tambour. - Les commerçants prétendent interdire aux fonctionnaires d'entrer dans les coopératives. - La situation extérieure. Une grande politique. - La situation extérieure. La diplomatie des radicaux anglais. - La semaine américaine. La loi sur le travail à domicile est chaque jour mieux appliquée... en Angleterre. - La situation extérieure. La maison d'Autriche.

Quatrième partie. Le savant et le politique (1920-1925) Les idées socialistes. Le principe de la nationalisation. - Le personnel coopératif : recrutement et certificats professionnels. - Canevas. - Contrôle ou liberté. - La place des États-Unis dans la production mondiale : le commerce coopératif avec la Russie. - Les coopératives russes. - L'industrie du « lait desséché » : la Wholesale anglaise en assure J'exploitation. - À l'étranger : les coopératives en Bessarabie. - La coopération à l'étranger. À la Maison du peuple de Bruxelles on a institué une Commission du travail. - La Centrale éducation belge. - La commune coopérative. - La Fédération nationale des coopératives de consommation, un triomphe coopératif. - Une politique russe. La politique du Labour Party. - Derniers entretiens. - La coopérative anglaise : la politique financière de la Wholesale Society. - L'éducation coopérative en Allemagne. - Politique polonaise. - Société de consommateurs ou commune de consommateurs ? Remarques. - Lettre de province. L'inéducation des coopérateurs est un grave danger. - Lettre de province. Propagande coopérative. - Lettre de province. Impressions sur l'enquête en Russie. - Lettre de l'étranger. Une enquête sur la vie chère. - Théorie. Formes nouvelles du socialisme. - Lettre de l'étranger. Un livre de Webb. - Dans la lune. - Lettre de l'étranger. Formes nouvelles du socialisme. I. Lettre de l'étranger. Formes nouvelles du socialisme. II. Le socialisme de la Guilde. Lettre de l'étranger. Les « vaches maigres ». - Motifs honorables. - Avant le congrès. Double question. - Demande de trêve en Angleterre. Un appel de Lansbury. - La chaire de la coopération au Collège de France. - Schadenfreude. - Lettre de province. Effet de la scission. - Un effort des coopérateurs suisses. - Pour Moscou. L'Assemblée de Genève. - Une statistique des prix. – La baisse aux États-Unis. Kabakchef Papachef. - Ramsay MacDonald. - La propagande coopérative en Angleterre. - L'homme fossile. - Le socialisme en province. - Pour les bolchevistes. Les Webb sont, à Paris, reçus par l'Union des coopérateurs. - La plus grande coopérative allemande : Produktion à Hambourg. - Les coopérateurs communistes. Socialisme anglais, socialisme de guilde. - Les coopératives, anglaises et les Soviets (1). - Les coopératives anglaises et les Soviets (2). - La crise commerciale et les coopératives. - Coopératives anglaises et Soviets. - En Allemagne. L'assemblée générale du Magasin de gros. - Fin de la violence en Italie. - Souvenirs. Conseils de Jean Jaurès pour une Révolution russe.... - Les affaires des Soviets. - La coopération à

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l'étranger. La Suisse se coopératise chaque jour davantage. - La victoire de la coopération britannique : les coopératives anglaises ne sont pas soumises à la Corporation Tax. - Il faut choisir. - Nécessité d'un département statistique à la Fédération nationale des coopératives de consommation. - Marcel Sembat. Souvenirs. - La campagne anglaise du Matin. - La vente de la Russie. - Les changes. I. État actuel ; la ruine de l'Europe ; la crise ; les responsables. - Les changes. Il. Une politique ; un exemple sinistre, l'Autriche. - Les changes. III. Danger des mesures arbitraires. - Pour les bolcheviks. - Les changes. IV. La valeur réelle du franc ; comment le convertir en or. - Les changes. V. Comment liquider; comment stabiliser. - Les changes. VI. Pour la conférence de Bruxelles ; un précédent. - Les changes. VII. Conclusion. - Un parti coopératif en Angleterre. - Fascisme et bolchevisme. Réflexions sur la violence. - Observations sur la violence. II. La violence bolchevik. Sa nature. Ses excuses. - Observations sur la violence. III. La violence bolchevik. Bilan de la terreur. Son échec. - Observations sur la violence. IV. La violence bolchevik. La lutte contre les classes actives. - Observations sur la violence. Contre la violence. Pour la force. - Dialogue avec un futur député bourgeois. Machiavélisme. Appréciation sociologique du bolchevisme. - Les changes. I. Du calme ! - Les changes. II. Comment avons-nous exporté des francs . - Les changes. III. Qui a exporté des francs ? - Les changes. IV. Comment le gouvernement a exporté des francs. Les dépenses militaires et impériales. - Les changes. V. Politique d'armements. Situation monétaire extérieure de la France. - Les changes. Nouvelle chute. Les responsabilités des capitalistes français. Les erreurs à éviter. - Les changes. Deux fautes de M. de Lasteyrie. - Les changes. L'inflation des francs. - Les changes. L'inflation : la dépréciation intérieure. - Les changes. L'inflation. Qui a inflationné le franc ? - Les changes. L'inflation fiduciaire, La responsabilité personnelle de M. Lucien Klotz. – Les changes. L'inflation fiduciaire : la responsabilité personnelle de M. Lucien Klotz. - Les changes. Le Charleroi financier. L'impréparation de M. Klotz. - Les changes. Le Charleroi du franc : les fautes de M. Klotz. Comment il couvrit les mercantis et les banquiers français. - Les changes. L'inflation fiduciaire : celle du 6 mars 1924. Comment on inflationne en ce moment. Les changes. L'inflation fiduciaire : comment le Bloc national maintint puis fit couler le franc. L'accalmie de 1921. - Les changes. L'inflation fiduciaire : en quelle mesure le gouvernement Poincaré défendit-il et laissa-t-il faiblir le franc. - Les changes. L'inflation fiduciaire : l'effet monétaire de l'aventure de la Ruhr. Comment et pourquoi il fallut inflationner de novembre 1923 à mars 1924. - Les changes. La baisse de devises fortes. Les financiers français et alliés interviennent. Le bilan de la Banque. - Les changes. L'action de la finance : bulletin du jour. - Les changes. L'inflation fiduciaire : histoire financière et politique du franc en janvier et février 1924. - Les changes. L'inflation fiduciaire (conclusion) : histoire de France du 6 au 15 mars. - Les changes. Prévisions. Raisons d'espérer. - Les changes. Histoire du franc et de la Bourse du 13 au 20 mars 1924. - Les changes. Histoire du franc jusqu'à fin mars. Conditions de l'appui des banques alliées. - Les changes (IIIe série). L'inflation rentière. La dette flottante. I. Figure de la situation monétaire en France. - Les changes (IIIe série). La dette flottante. Responsabilités. Qui a inflationné la dette flottante ? - Les changes (IIIe série). La crise de trésorerie de 1923-1924. - Les changes (IIIe série). L'inflation rentière. La dette flottante. Conclusions. - Démocratie socialiste. - Les changes (post-scriptum). La lire. Fascisme et banquiers. - Questions pratiques. Actes nécessaires. - L'échec du Populaire. - Socialisme et bolchevisme.

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Cinquième partie. Le « Père Mauss » (1925-1942) Saint-Simon et la sociologie. - Emmanuel LÉVY, juriste, socialiste et sociologue. - Pour Le Populaire. Une lettre de Mauss. - Prédictions pour une prochaine législature. Chez les autres. - Portraits (1928). - Une lettre de Mauss. - La Chambre future. Dialogue sur un avenir proche. - François Simiand. - Note préliminaire sur le mouvement coopératif.... - Lettres de Mauss à Élie Halévy et Svend Ranulf. - Lucien Lévy-Bruhl. - Note sur les crises. - Origines de la bourgeoisie.

Index des thèmes Index des noms

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Présentation

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Par Marcel Fournier

(Partie supprimée à cause des droits d’auteur)

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Pour des raisons évidentes, vous comprendrez que nous ne pouvons pas reproduire dans son intégralité le texte de la présentation du professeur Fournier, de l’Université du Québec à Montréal. Nous reproduisons toutefois le début de sa présentation ainsi que la partie intitulée “Présentation de l’édition”. (JMT)

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PREMIÈRE PARTIE Premiers engagements (1896-1903) Retour à la table des matières

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Compte rendu de G. de Greef, L'Évolution des croyances et des doctrines politiques *

I

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Cet ouvrage se divise en deux parties bien distinctes. La première est formée par la réimpression de deux leçons d'ouverture d'un cours dont le reste du livre a dû constituer le développement. C'est l'exposé des principes de sociologie générale auxquels les travaux de l'auteur l'ont conduit, et l'indication de la place qu'occupe cette dernière étude dans une œuvre déjà très vaste. La seconde partie est consacrée aux faits sociologiques que l'auteur appelle croyances et doctrines Politiques, et à leurs relations avec les autres faits sociologiques. Ainsi cette première partie est « une préface plus étendue 1 ». On sait quelle méthode d'enseignement préconise M. de Greef. Il veut que « l'ordre dogmatique de la science soit un mélange de l'ordre historique et de l'ordre logique 2 ». On comprend dès lors qu'il ait tenu à situer sa propre doctrine dans l'histoire générale du progrès logique et chronologique de la science sociale 3. Il fait une rapide esquisse, trop rapide, de la succession des croyances et surtout des doctrines. Au stade empirique et religieux de la croyance, a succédé la phase métaphysique de la politique, et enfin, depuis Comte et les socialistes, la politique est entrée dans sa période positive. * 1 2 3

Le Devenir social, 21 année, nº 4, avril 1896, pp. 366-373. (L'Évolution des croyances et des doctrines politiques, Paris, Alcan ; Bruxelles, Moyaolez, 1895.) Mid., p. 17, note. Lois sociologiques, Paris, Alcan, 1893, p. 29. Évolution des croyances..., p. 69.

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Désormais « la politique est une science 1 ». La loi des trois états domine cette évolution ; mais M. de Greef ne la reconnaît vraie que pour les phénomènes scientifiques, pour eux seuls 2. Aux « systèmes sociaux », aux synthèses, toujours métaphysiques, et pour tant toujours de moins en moins vagues qui se sont succédé depuis Aristote jusqu'à Stuart Mill, la sociologie a substitué l'étude « des organes et des fonctions », « des institutions politiques ». Elle a ainsi constitué une politique excluant « tout procédé subjectif ». Et celle-ci permettra l'avènement d'un régime démocratique et vraiment progressif 3. Mais M. de Greef n'est pas un théoricien de la politique active ; s'il est bien convaincu du rôle pratique de la sociologie, il lui faut une recherche proprement sociologique, « de sociologie générale ». Le biais par où les phénomènes politiques apparaissent plus spécifiquement sociaux, c'est sous l'aspect de croyances et de doctrines politiques. Et l'auteur s'efforce de bien marquer la distance de la croyance et de l'institution 4. L'une est la chose, l'autre l'idée de la chose. Toutes deux de même espèce, elles sont la correspondance de la représentation, du motif, à l'acte. « La croyance et la doctrine sont des phénomènes politiques 5 », mais elles ne le sont pas au même titre que les organes politiques eux-mêmes. La politique c'est le système de coordination des organes sociaux, des fonctions sociales. Mais ces fonctions sont celles « d'un superorganisme », ce sont des fonctions conscientes : « des systèmes d'idées et de représentation constituant une volonté collective » de même qu'un système « de représentation, de délibération et de choix » constitue une volonté individuelle. « L'organisation politique n'est pas la force collective », « c'est la volonté collective 6 », ce sont aussi les manifestations matérielles de cette volonté, « les formes politiques », et la politique a précisément pour objet l'étude de ces formes, de ces moules de l'action sociale. Ici, la pensée flotte un peu, et on a besoin de forcer sa précision pour pouvoir la suivre. Car quand on a défini la volonté collective, un système « de représentation et de délibération », après avoir ainsi négligé comme « moins intéressant 7 » l'organe, le pouvoir exécutif, il devient difficile de tracer une ligne bien nette de démarcation entre la volonté collective d'une part et les croyances et doctrines politiques, d'autre part. Ces dernières sont, pour M. de Greef, « ces états collectifs de conscience dont la fixation et la coordination relativement stables déterminent dans une large mesure l'action volontaire des sociétés, c'est-à-dire leur conduite et leur gouvernement 8 ». La distinction est toute de nuance. « Les doctrines et les croyances sont la pensée sociale mise en rapport avec les formes politiques 9. » Elles sont « l'atmosphère ambiante, plus ou moins idéale, où les institutions qui y sont baignées se forment et se déforment 10 ». Les doctrines ne sont que « des croyances 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Ibid., p. 122. Ibid., p. 90. Lois sociologiques, op. cit., pp. 131-150. Voir Introduction à la sociologie, Paris, 1886, 1, p. 30, et La Constituante et le régime représentatif, Bruxelles, 1892, p. 200. Ibid., p. 124. Ibid., p. 6, préface. Ibid., p. 88. Voir Introduction à la sociologie, op. cit., 11, pp. 362-412, et 1, p. 164. Évolution des croyances.... préface, p. 11. L'Évolution des croyances..., 1, p. 12, préface. Ibid., p. 74. Voir Introd. à la Sociologie, 1, p. 110. Ibid., p. 90.

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passées de l'état de réflexe, instinctif et vague à une condensation, à une précision et à une fixité raisonnées et conscientes 1 ». Elles sont le fond sentimental et instinctif quand il s'agit de croyances, intellectuel quand il s'agit de doctrines, de la volonté collective. Les étudier ce sera étudier la source même de la politique, ce sera faire, selon les expressions de l'auteur, « une étude de l'Âme de l'histoire politique de l'humanité 2 ». Car « la sociologie n'est pas seulement une Völkerpsychologie, mais il y a une psychologie collective 3 ». De plus, ce sera « une branche de la sociologie générale », « un véritable cours de sociologie générale, politique et historique », parce que la politique et surtout son fond psychologique sont en rapport avec tous les phénomènes sociaux que M. de Greef a classés hiérarchiquement. Enfin ces recherches, par le caractère abstrait de leur méthode concrète, de leur but, formeront transition naturelle entre la sociologie abstraite et les projets de réalisation politique. Voilà pourquoi l'auteur situe son livre entre ses travaux de sociologie générale et les originales théories politiques qu'il a exposées dans son livre sur La Constituante et le régime représentatif 4. Aussi le problème que pose la seconde partie de l'ouvrage est-il d'une extrême généralité, à la fois théorique et pratique. C'est le déterminisme sociologique et c'est l'avenir des démocraties actuelles qui sont en jeu. A vrai dire la relation de ces deux choses n'apparaît guère à qui n'est pas un peu familier avec la pensée de l'auteur. Mais la démocratie ne triomphera que par la suppression de tout absolu gouvernemental 5. Telle est la condition de l'établissement d'un système politique juste : représentation égale de tous les intérêts sociaux, délibération sereine des actes nécessaires pour les coordonner 6. Et cette suppression de l'absolu ne peut être l'œuvre que du positivisme, de la sociologie, formant ce mélange de socialisme, de libéralisme, de traditionalisme qui est l'idéal politique de l'auteur 7. Rien n'est plus propice à pareille entreprise, selon M. de Greef, que l'étude qu'il a choisie. On vient de voir avec quelle nécessité les doctrines se sont succédé pour aboutir à la sociologie positive. Il en a été de même des croyances ; la pensée collective a subi, là encore, une évolution nécessaire. Partout les rapports de la politique avec la morale, la science, l'économie politique, se vérifieront tels que les faisaient prévoir les principes de la sociologie abstraite : interdépendance des phénomènes sociaux, prédominance du facteur économique 8. « L'unité et l'homogénéité fondamentales de toutes les structures primitives 9 », conséquence du petit nombre de facteurs simples qui les conditionnent ; l'accroissement nécessaire de coordination politique à forme religieuse ou militaire 10 nécessitée par l'augmentation de la masse 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Ibid., p. 74. Voir pp. 7-8, préface. Ibid., préface, p. 13. Ibid., préface, p. 11. Ibid., préface, p. 13. Ibid., préface, pp. 14, 15, p. 73 ; p. 111, p. 114. La Constituante et le régime.... p. 107. Ibid., préface, ibid., p. 200. Évolution des doctrines.... p. 115. Ibid., p. 92 sq. Ibid., p. 113, p. 117. Ibid., p. 135.

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sociale et la sélection guerrière ; la naissance enfin, au sein d'un pouvoir purement exécutif, d'organes délibératifs : savoir, la création de conseils délégués par le souverain, origine des représentations d'intérêts 1 ; la persistance de certaines formes communautaires favorables à l'établissement d'une organisation sociale supérieure 2 ; telles sont les différentes thèses que l'auteur énumère plutôt qu'il ne développe, dans des pages trop courtes pour l'intérêt des questions. Ce même intérêt fait regretter que M. de Greef nous ait apporté de ses thèses des preuves incomplètes. Le reste du livre est consacré à l'étude des croyances politiques de trois sociétés, il serait plus exact de dire de trois civilisations distinctes: de l'ancien Pérou, de l'ancien Mexique, de l'Égypte. Les doctrines, M. de Greef en a retracé l'évolution depuis la Grèce jusqu'à nos jours. Les croyances, il les étudie parce qu'il lui est impossible de les étudier réellement dans les sociétés primitives. Elles y sont confuses, mêlées à toute une masse d'idées empiriques et religieuses. La « pensée directrice » de ces collectivités « n'est pas directement observable par suite de son état de confusion et n'est connue que par les manifestations actives 3 », c'est-à-dire par les institutions. La confusion est moindre avec les sociétés d'un ordre plus élevé. À vrai dire il s'agit toujours de croyances, aucun corps de doctrines rationnelles n'étant formé, mais les phénomènes sont suffisamment différenciés pour être observés à part. Voilà pourquoi M. de Greef nous fait un tableau très vif de l'histoire de chacune de ces sociétés : remarquant la forme totalement communiste de l'État péruvien 4 ; le développement de la délégation des pouvoirs au Mexique ; la lutte, en Égypte, entre la croyance religieuse et la croyance politique parallèle, la lutte des grands prêtres et des pharaons ; signalant enfin, avec une particulière prédilection, les destinées contemporaines de l'Égypte, où des pouvoirs extra-nationaux, puis internationaux, toujours purement exécutifs, ont succédé depuis deux mille ans au pouvoir national, religieux et despotique des dynasties égyptiennes.

II

L'exposé de ces preuves soulève immédiatement les objections. L'ordre des critiques qu'il faut adresser au livre de M. de Greef va donc être précisément l'inverse de celui de l'exposition. Il faut d'abord reconnaître les qualités historiques du récit. Mais si nous rendons toute justice sur ce point à la valeur du travail, c'est pour faire remarquer, comme par antithèse, les défauts de la méthode. M. de Greef s'est peu reporté aux sources. Sauf 1 2 3 4

Ibid., pp. 296-298. Ibid., pp. 164-190. Ibid., p. 129. M. de Greef indique avec grande justesse les analogies entre la cité du Soleil de Campanella et de l'empire des Incas. S'il est certain que Campanella n'a pas connu le livre de Garcilasso, au moment où il écrivait, il a pu connaître trois autres auteurs, tout aussi illustres à cette époque : savoir, outre Cieza de Leon que cite M. de Greef, Francisco de Xeres, Zarate, Jose Acosta.

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Garcilasso de la Vega, il ne connaît, sur le Pérou, aucun des auteurs espagnols du XVIe siècle : la citation d'Acosta est empruntée à Prescott, et il ne s'est servi ni de Zarate, ni de Cieza de Leon. Aucun texte pictographique du Mexique n'a été lu par lui 1. Il n'a compulsé ni le Thesaurus Inscriptionum Egyptiacarum de Brugsch, ni le Corpus Papyrorum de Revillout. Les bibliographies sont peu utiles et, chose plus grave, inexactes : les livres de Bancroft et de Charlevoix, cités à propos du Pérou, l'un inexactement, l'autre incomplètement, se rapportent tous deux à l'Amérique du Nord 2. Les erreurs sont nombreuses : ainsi, au lieu de Reville on trouve Révil, à propos du Mexique ; et à propos de l'Égypte, M. de Greef mentionne le livre de Renoug au lieu de M. le Page Renouf. Je sais que je demande beaucoup à M. de Greef, mais le public a maintenant de ces exigences pour la documentation historique. Et c'est avec raison qu'il les a. Une lecture des textes ou des livres originaux eût préservé l'auteur de quelques erreurs de détail, de certaines hypothèses inutiles et hasardées, comme celle de l'origine asiatique du peuple mexicain. Elle l'eût surtout préservé d'une fausse impression. Car en histoire les impressions sont quelque chose. Elle lui eût imposé jusqu'à l'évidence le sentiment du rôle immense de la religion dans les croyances politiques ; et lui eût ainsi épargné la plus grave lacune que nous retrouvions dans son livre. M. de Greef indique bien à plusieurs reprises cette diminution de l'absolu gouvernemental, cette décadence de la divinité du roi, du droit divin, il la remarque surtout à propos de l'Égypte. Mais il néglige ce qui a été un fait : la forme religieuse de toutes les croyances politiques des sociétés dites primitives, et la persistance très grande de cette forme dans la vie politique des sociétés déjà très supérieures qu'il étudie 3. Il est vrai de dire qu'attribuer un tel rôle à la religion était particulièrement difficile pour M. de Greef, qui ne voit pas dans les phénomènes religieux des phénomènes sociaux distincts, qui les répartit entre les autres phénomènes : scientifiques d'une part, moraux de l'autre 4, qui croit à l'origine politique et artistique de la religion 5. Mais il y avait là une question de fait, peut-être une telle constatation eût-elle obligé M. de Greef à modifier son système. D'autre part, ces tableaux historiques, quelque attachants qu'ils soient, sont médiocrement utilisables pour le sociologue. Tout est décrit, mais sans un ordre fixe ni surtout rationnel. Les croyances politiques ne sont pas seules étudiées ni leurs seuls rapports avec les autres phénomènes sociaux. Elles n'apparaissent que de loin en loin ; les institutions purement politiques, l'histoire tiennent la plus grande place dans le récit. Il n'y a pas une convergence de preuves, il y a des remarques intéressantes, mais sporadiques.

1

2 3 4 5

On trouvera une bibliographie très complète des travaux sur l'Ancien Mexique dans le Centralblatt für Bibliothekswesen d'Harassowitz, Leipzig, décembre 1895 et janvier 1896 : article Maya Litteratur. Charlevoix, Histoire et description générale de la Nouvelle France, Paris, 1744 Bancroft, The Native Races of the Pacific States of North America. Voir Frazer, The Golden Bough, Londres, 1890 (pp. 109-121 et 149-213) où sont étudiées un grand nombre de pratiques concernant la divinité du roi. Voir « Tableau des phénomènes sociaux », Introduction à la Sociologie, tome 1, op. cit., p. 214. Le Transformisme social, p. 44.

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Aussi le hiatus apparaît-il béant entre les conclusions générales de l'auteur et des preuves ainsi disposées. La composition du livre en est la cause. Si l'ordre des faits est peu fixe, si la recherche dévie, c'est parce que M. de Greef n'a pas bien délimité ni les phénomènes politiques, ni les croyances politiques. C'est une définition insuffisante des phénomènes politiques que de les rapprocher des volitions individuelles, pour parler de volonté collective, trouver un stade réflexe (croyance) et un stade intellectuel (doctrine) à cette volonté. La croyance fait ainsi corps avec l'institution, et ne peut être étudiée qu'à travers elle ; la doctrine, elle, définitivement séparée des institutions, ne se retrouve que dans les systèmes politiques. De telle sorte que la croyance ne se distingue pas des institutions, et que la doctrine s'en distingue trop, ce qui produit toute la confusion du livre. D'autre part, des analogies n'expliquent pas. « La représentation » ou, pour parler comme tout le monde, l'idée dans la conscience n'est pas « la représentation » parlementaire dans la société ; le mouvement, l'exécution physiologique n'est pas comparable au pouvoir exécutif. La première définition que donnait M. de Greef des phénomènes politiques était meilleure quand il les appelait « un système de coordination ». Seulement il a voulu la développer à l'aide de comparaisons ; pour souder une histoire de doctrines à une sociologie positive. Une analyse directe lui eût peut-être donné plus de résultats. Ce n'est pas que les conclusions générales ne subsistent. Elles ont une tout autre substructure qui est la méthode sociologique même. On peut dire que celui-ci n'avait pas plus besoin de démontrer historiquement la légitimité de sa méthode, qu'il n'avait besoin de démontrer ainsi ses idées sur le progrès 1. Ces psychologies collectives sont nécessairement vagues, parce que ce sont des analyses d'idées et que les idées sont trop loin des faits ; et si on veut les considérer comme des faits, elles-mêmes, ces histoires d'idées sont nécessairement trop abrégées pour être exactes. Il fallait ne pas s'attarder, s'encombrer de psychologie : une étude historique et sociologique des institutions eût été bien préférable, et M. de Greef a vu ce qu'est une institution politique, et à quoi elle correspond. Il devait avancer. C'est surtout en fait de science que la démonstration du mouvement se fait en marchant. M. de Greef était sur une bonne voie. Il y avait un effort louable vers les faits, vers une sociologie positive et rationnelle. L'effort subsiste et n'a pas été inutile. Évidemment les difficultés d'une telle science sont infinies, mais toute science en est là. Plus que toute autre, la sociologie a besoin de travaux spéciaux et positifs. Dans le cas présent, il fallait renoncer à ces considérations trop générales, tellement loin des faits que la division du livre de M. de Greef, beaucoup plus tranchée que ne l'a fait paraître le compte rendu, le rend un peu disparate. Et alors, on aurait pu, probablement, ranger délibérément, comme M. de Greef, les formes sociales selon une évolution progressive, remarquer, toujours avec l'auteur, l'identité de cette évolution dans des sociétés historiquement sans lien, mais, alors, renoncer à ces spéculations sur la croyance, motif de la politique, se cantonner dans l'étude des formes politiques, de leur caractère. En s'attaquant ainsi aux faits, on eût vu fonctionner, à l'état embryonnaire, des institutions politiques purement écono1

V. Revelin. Discussion doctrinale du livre de M. de Greef : Le Transformisme social, Le Devenir social, 1895, juillet.

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miques et sociales : il n'y a que des chefs de chasse, de pêche et de guerre ; puis, une fois fixées, la forme religieuse revêt les institutions comme elle colore toute la vie sociale ; puis cette forme régresse, l'État se constitue, devient de plus en plus juridique, et enfin, laissant à mesure l'individu lui échapper, l'État se réduit à son rôle d'organe politique, dans la division du travail. On serait arrivé à des conclusions analogues à celles de l'auteur, avec une méthode différente.

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L'Action socialiste

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On répète souvent dans les groupes : « Il faut agir, il faut aller de l'avant. » On le répète peut-être trop dans le socialisme français, et on croit agir en le répétant. La plupart du temps on ne sait pas ce que c'est qu'agir en socialiste, ce qu'est l'action socialiste, vraie, complète 1. Il importe donc de déterminer ce qu'il faut entendre par une formule jusqu'ici assez peu pleine de sens. Nul ne conteste la nécessité de l'action, surtout dans le socialisme français où les derniers événements ont mis le prolétariat en face de problèmes, importants et de graves responsabilités historiques. Aucun de nous ne croit qu'il suffit de discuter. La théorie dialectique, le « choc des idées individuelles », dont parlent les anarchistes, ne sont pas pour nous de suffisants moyens d'éducation. Aucun socialiste conscient ne préconise, comme moyens pratiques, la révolte et l'émeute. Tout le monde sent bien que l'action socialiste est également distante de la passivité pure et de la révolte aveugle ; aussi éloignée de la dispute vide de l'école que de la négation de toute réflexion. On sait aussi qu'elle est rationnelle ; qu'elle n'est ni instinctive, ni mystique. Les buts sont proposés à l'aide du raisonnement et non pas par le pur sentiment. On sait qu'elle s'inspire des faits actuels expliqués suivant une méthode scientifique d'observation. On sait tout cela, on ne sait pas ce qu'elle est en elle-même. Nous allons tâcher, par une analyse aussi serrée que possible, d'élucider, dans une modeste mesure, cette question. L'action socialiste est, avant tout, et c'est là mon premier point, une action de transformation de la société, une action sociale. Le nom l'indique. Les faits le corroborent. Même les théoriciens qui semblent le plus opposés à cette opinion sont au fond de cet avis. Les partisans du matérialisme économique savent qu'en changeant les modes de production et d'échange c'est toute la société qu'ils transforment. Les écoles socialistes ne s'accordent pas pour dire : « C'est tel point de la société *

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Le Mouvement socialiste, 15 octobre 1899, p. 449-462. Texte d'une conférence faite le 15 mars 1899 au Groupe des étudiants collectivistes de Paris. Le manuscrit de cette conférence (quinze pages) se trouve dans le Fonds Hubert-Mauss des Archives du Collège de France. Voir article du citoyen Jaurès, « L'Action socialiste complète », La Petite République, juillet 1899.

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bourgeoise qu'il faut saper » ; elles sont unanimes pour dire : « La société bourgeoise doit être détruite ». Il y a plus : le socialisme est quelque chose de social. Les socialistes forment un groupe social, j'allais presque dire une sorte de société. Ils ont des croyances, des intérêts communs ; ils font des actes communs, locaux et internationaux, professionnels et humains. Ils forment un groupement nouveau dans l'ensemble de la société moderne. Ainsi l'action socialiste est une action sociale ; et le Parti socialiste est un groupe social qui agit sur la société tout entière. Arrêtons-nous sur cette dernière expression. Le socialisme est un fait social nouveau, unique dans l'histoire. Le parti est un groupement singulier, son action a un caractère spécial. Tandis que les groupes professionnels ont Pour but certaines fonctions sociales déterminées - les uns produisant (l'ouvrier, le penseur), les autres administrant et organisant (le fonctionnaire) -, tandis que les autres groupes politiques n'ont qu'une action, une ambition limitées, le socialisme a une fonction et une action sociales pures, générales absolument. Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue ; voilà ce qui fait la singularité, la beauté, la grandeur et la profondeur de notre action. Le socialisme n'est pas seulement le représentant de tels et tels intérêts, il prétend être le dépositaire des intérêts vrais de toute la partie active de la société. En effet la question sociale n'est pas exclusivement une question économique. La solution de la question ouvrière, industrielle, est essentielle aujourd'hui ; mais il faut constater que les autres problèmes dont doit s'occuper le socialisme subsistent. La question sociale se pose plus complexe que jamais. Il faut bien en convenir : on peut, à la rigueur, concevoir la question ouvrière pleinement résolue sans que la question sociale le soit dans toutes ses parties : question agraire, questions juridique, religieuse, politique. Si l'on ne tendait qu'à l'accession de la « classe ouvrière » (entendue au sens étroit du mot, ouvrier de l'usine) à la direction et à la propriété ; si, au sein du quart état, devait se former une fraction dominatrice (comme la bourgeoisie s'est détachée du tiers état en 1789-1815) ; si le but était aussi étroit, le socialisme serait dès aujourd'hui banqueroutier. Heureusement nous n'en sommes pas là ! Le socialisme, surtout le socialisme français, agite d'autres questions que l'exclusif intérêt d'un nombre restreint de citoyens. Il veut, comme son beau nom l'indique, représenter, gérer tous les intérêts de la société entière, restreinte à ses éléments actifs, à la masse des travailleurs. Il est, comme il a toujours été, l'agitateur de la question sociale dans son intégralité. Il veut agir, dès maintenant et tout le temps, sur l'ensemble des phénomènes sociaux. Il agit et il est le seul parti qui agisse ainsi. L'action socialiste est, à chaque instant, infiniment étendue et infiniment féconde. Le socialisme est, aujourd'hui même, l'agent de la société future. Non seulement il veut dissoudre la société actuelle, mais il veut et il peut construire la société nécessaire. Il n'y a pas besoin de démontrer longuement cette thèse par des preuves historiques. À l'origine, le socialisme fut bien tel que je viens de le décrire. Formulé dans Saint-Simon, trouvant son nom vers 1827, le système socialiste fut le système de l'action sociale. Cet aspect de la doctrine et de l'action est évident chez Lassalle 1.

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Lassalle, Arbeiter-programm, Bernstein, vol. 2, p. 38.

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Mais il y a mieux, il en est de même encore du marxisme 1. Si la discussion scientifique a entraîné Marx à la réfutation de l'idéologie, du sentimentalisme et de la moralisation en l'air ; si, surtout, la bourgeoisification du saint-simonisme sous le second Empire le dégoûta du socialisme français, il ne laissa pas pourtant de rendre parfaite justice à la valeur historique de ce dernier 2 - Les faits économiques, l'action économique sont fondamentaux, essentiels à ses yeux. Mais jamais Marx n'a prétendu donner une doctrine exhaustive des autres faits, ni exclure un moyen d'action quelconque. Il est facile de voir combien le socialisme pratique de Marx, celui du Manifeste des communistes, du Programme de l'Internationale, de l'Adresse à la Commune, de la Correspondance, dépasse les limites de la doctrine étroite qu'on lui attribue. De quel droit quelques-uns de nos amis et tous nos adversaires confondentils la théorie de Marx, étude spéculative, « critique » déductive « de la nature et de la fonction du capital » dans certaines sociétés modernes, et les conclusions pratiques qui en découlent, avec l'ensemble du système pratique du socialisme, dont le marxisme fait partie intégrante, mais qu'il n'épuise nullement ? Pourquoi nous enfermerions-nous ainsi dans une bible, et de quel droit nos critiques nous limitent-ils à un Marx étroit, défiguré, et volontairement rapetissé ? On a parlé, et ce sont de nos amis, « de décomposition du marxisme », « de crise du marxisme ». Des théoriciens distingués, révérés du socialisme français ont donné des étiquettes un peu extraordinaires à un mouvement bien simple et bien clair. D'une part, l'extension du socialisme, son succès qui le fait être un rouage important de la vie politique des nations européennes, le placent chaque jour devant des problèmes plus complexes ; d'autre part, la façon dont il a pénétré des milieux, des « classes » pour lesquelles il n'avait pas été construit (les paysans, les fonctionnaires) l'ont placé, nécessairement, en face de questions nouvelles, qu'il ne s'était pas posées à l'origine. Sur tous ces points le prolétariat, entendu en un sens de plus en plus large du mot, englobant de plus en plus l'ensemble des « producteurs », cherche à se constituer des positions propres, originales. Questions religieuse, politique, pédagogique, militaire, juridique, municipale, agraire 3, féministe 4, etc. À ces multiples questions, dont le socialisme s'est toujours préoccupé (ainsi Marx et Lassalle du suffrage universel), des dogmes étroits ne pouvaient répondre. Il s'agit donc, naturellement, de clarifier, d'élargir les principes, d'en trouver de nouveaux, pour de nouvelles questions. Où y a-t-il décomposition, où y a-t-il crise ? N'y a-t-il pas plutôt vie et force et attraction ? Toutes les revues, toute la littérature socialiste dépassent le cercle étroit des problèmes économiques : qu'y a-t-il là d'étonnant ? L'action socialiste est, dès le principe, générale et vaste, elle le reste. Cette étendue, cette conscience, cette vigueur, cette lumière de plus en plus large nous réjouissent. C'est le flot qui monte et s'étale. Le domaine intellectuel du socialisme s'étend. Le champ de son action s'agrandit chaque jour.

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Tout le monde connaît les nombreux passages de Marx sur la mission historique du prolétariat, représentant des intérêts (le l'humanité, et agent du progrès. Voir une note très intéressante d'Engels, Kapital, vol. 3, Partie II, p. 144. Livre de Kautsky, Agrarfrage. Livre de Bebel, Die Frau und der Sozialismus.

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Il serait encore aisé de montrer que le prolétariat conscient a suivi cette marche. L'action précède toujours la théorie. Jamais, ni les congrès ouvriers corporatifs, ni les congrès socialistes d'aucune partie du monde, ne sont restés sur le terrain étroit de la question ouvrière pure. Ils se sont toujours posé des questions de plus en plus vastes. Et dès l'origine, en France, au congrès de Marseille, en 1879, on se préoccupait non seulement de la question politique, mais encore de la question de l'éducation. Il serait intéressant de suivre ce mouvement dans l'histoire des différents congrès ouvriers et socialistes, locaux et internationaux. La place nous manque ici pour le faire convenablement.

Nous pouvons donc maintenir que, dans la théorie comme dans la pratique, l'action socialiste est, et doit être une action sociale, sans autre qualificatif, sans autre limitation. Que s'ensuit-il au point de vue de la nature de cette action ? Tel est le second point que nous avons à traiter. Nous avons dit que le socialisme agit sur les phénomènes sociaux. Mais qu'est-ce qu'un phénomène social ? C'est un phénomène du genre psychologique, d'espèce spéciale sans doute, mais enfin, c'est un phénomène de conscience. La propriété, le droit, l'organisation ouvrière, sont des faits sociaux, des faits réels, correspondant à la structure réelle de la société. Mais ce ne sont pas des faits matériels ; ils n'existent pas en dehors des individus et des sociétés qui les créent et les font vivre, qui en vivent. Ils n'existent que dans la pensée des hommes réunis dans une société. Ce sont des faits psychiques. Les faits économiques, eux-mêmes, sont des faits sociaux (monnaie, valeur, etc.), donc des faits psychiques, tout comme les autres faits sociaux qui leur sont connexes, qu'ils conditionnent et qui les conditionnent, le droit de propriété par exemple. Or le socialisme prétend agir sur l'ensemble des faits sociaux. Ceux-ci sont de nature psychique ; l'action socialiste sera donc, par nature, psychique. Ce sera un effort psychologique. Elle tendra à faire naître, dans les esprits des individus et dans tout le groupe social, une nouvelle manière de voir, de penser et d'agir. Elle créera une nouvelle attitude mentale, et par suite pratique, des hommes. L'action socialiste doit substituer la conscience socialiste à ce qui n'est pas elle. Elle doit susciter, dans l'individu et dans le groupe à la fois, ces formes nouvelles de vie, qui seront celles de la société future : une nouvelle façon de se conduire vis-à-vis des faits ; un nouveau droit, une nouvelle hiérarchie sociale, une nouvelle échelle des valeurs ; un nouveau système moral de peines et de récompenses, châtiant l'oisif que la société actuelle fait fleurir. En un mot l'action socialiste forge, dès nos temps, la charpente, la forme métallique hardie de la société de demain. Il est possible de prouver qu'elle est dès maintenant telle que je viens de la décrire. Même, on peut faire porter la démonstration sur deux faits qui semblent presque contradictoires à notre thèse. Il y a dans le mouvement socialiste actuel deux modes d'action dont le caractère semble être purement économique ; ce sont l'action syndicale et l'action coopérative (de consommation). Il semblerait que dans le

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syndicat, dans la coopération, la question ouvrière est plus étroitement posée que partout ailleurs. Nulle part la question sociale générale ne semble être traitée plus indirectement, nulle part les questions d'intérêt ne semblent plus primer les questions de droit. Or il n'en est rien. L'action économique du prolétariat qui s'organise a une face juridique et morale de la plus haute et de la plus belle nouveauté. Il est inutile de montrer ici combien sont essentielles, fondamentales, principales, les organisations économiques ouvrières. Le socialisme français porte gravement la peine de ne s'y être pas attaché suffisamment. Sans elle il n'y a pas de base solide à l'action politique. Par elle, l'émancipation totale du prolétariat se commence à l'intérieur de la société capitaliste. Le syndicat et la coopérative socialiste sont les fondements de la société future. Ils en seront les forces conservatrices, les garants contre toute réaction ; ils seront les héritiers, Puissants et légitimes, du capitalisme ; ils seront les personnes morales a qui pourra se faire le transfert de la propriété actuelle, et qu'une réaction n'osera pas plus spolier que les Bourbons n'osèrent, en 1815, dépouiller les bourgeois et les paysans, acquéreurs des biens féodaux. Dès aujourd'hui les gains sont splendides, de l'action syndicale et de l'action coopérative. Elles font la force et la résistance du socialisme ; elles sont ses moyens de création. Les organisations économiques sont les garants de la perpétuité de la société future. Mais comment peuvent-elles avoir d'aussi hautes fonctions ? Prenons pour la facilité de la démonstration les deux nations où la classe ouvrière s'est le mieux organisée sur l'un ou l'autre de ces terrains. Voyons comment les trade-unions anglais et les coopératives ouvrières belges constituent non seulement des organisations d'intérêt, mais des phénomènes sociaux nouveaux, dont nous saluons avec joie la tardive naissance. En premier lieu, les trade-unions. S'il ressort quelque chose de l'admirable histoire et théorie des trade-unions (syndicats anglais) de M. et Mme Webb 1, et surtout de leur théorie du syndicat 2, c'est l'éveil, dans l'organisation syndicale, d'une nouvelle forme de conscience sociale ; l'apparition d'un nouvel organe juridique, de nouveaux principes d'action, de nouveaux motifs de sacrifice et de solidarité, de nouveaux moyens de grandir et de conquérir. Ce qui est évident surtout, c'est cette création d'un droit nouveau, d'un droit ouvrier, cette naissance d'une personnalité morale nouvelle, le syndicat 3. Et ici, suivant le principe socialiste, que le syndicat le veuille ou non, le droit de tous est confondu avec le droit de chacun, et pourtant il lui est supérieur. Le syndicat ne fait pas qu'améliorer le sort de l'individu, il demande à chacun la subordination et le sacrifice, il leur fait sentir la collectivité. C'est une forme d'agir et de penser nouvelle qui s'y produit. C'est une chose sociale qui grandit sous nos yeux. Et l'on semble presque unanime à reconnaître ce rôle grandiose au syndicat. Les meilleurs des savants, des observateurs du mouvement social actuel, Durkheim 4,

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History of the Trade-Unionism, trad. Métin. Histoire des trade-unions, Paris, 1897. Industrial Democracy, Longmans, 1898. Traduction allemande. Compte rendu, Simiand. L'Année sociologique, 1899. Un résumé des trois volumes est en préparation, à l'usage des syndicats français. Voir surtout pp. 98-137 ; 319-359, édition allemande. La personnalité morale du syndicat est complète en Angleterre (loi du contrat collectif). Durkheim, La Division du travail social, fin ; Le Suicide, fin.

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Vandervelde 1, Béatrice et Sidney Webb 2, voient, tout le monde est forcé de voir, dans le syndicat, un type social qui se crée. Ce type de vie nouvelle est celui auquel nous tendons de toutes nos forces. Espérons que l'action consciente du prolétariat accélérera le mouvement. En second lieu, la coopérative. Ne parlons pas, bien que la chose soit facile, des coopératives bourgeoises, anglaises ou allemandes. Et déjà celles-là admettent la formule communiste : « Tous pour chacun, chacun pour tous. » Mais parlons des superbes coopératives belges, vraiment socialistes celles-là, avec leurs Maisons du peuple, faites par le peuple, pour le peuple. L'organisation économique est le fondement, mais elle porte tout l'édifice socialiste. Elle est plus qu'une association d'intérêts puissante, colossale. Avec tous ses rouages, caisses de mutualité et d'assurances, de retraite et d'épargne, de résistance, avec ses organisations intellectuelles et artistiques, la coopérative socialiste est quelque chose d'infiniment riche, de prodigieusement fécond. La classe ouvrière belge a fait preuve non seulement de vigueur économique, mais encore d'une force incomparable d'idéal, de justice, de désintéressement, d'énergie intellectuelle et morale. Tout le monde civilisé a entendu les remarquables paroles du Manifeste du Parti ouvrier belge, des formules d'invitation de la commission de la Maison du peuple 3, où il est dit que la Maison du peuple est une école d'administration communiste, de fraternité et de droit, un exemple de propriété collective, une œuvre de la solidarité ouvrière et populaire. Voilà donc grandissantes les deux organisations auxquelles nous devons laisser le soin d'acheminer la classe ouvrière vers la société future. Ne sont-elles pas, essentiellement, des phénomènes d'organisation juridique, sociale, psychique ? Ne sontelles pas des choses sociales nouvelles, des choses socialistes ? Mais poursuivons notre analyse. En même temps nous élargirons les résultats de notre travail. Le mouvement syndical, le mouvement coopératif sont les véritables faits d'émancipation ouvrière. Ce sont des mouvements ouvriers purs, de préparation, d'exercices et de lutte ; ce sont deux formes de l'action économique ; mais ils n'épuisent pas l'action socialiste. Ils en sont des éléments nécessaires, les tuteurs solides ; ils sont les conditions d'existence et de persistance du collectivisme. Ils ne sont pas les causes déterminantes qui réaliseront la société future. Ils sont nécessaires, ils ne sont pas suffisants. La vraie cause, la cause directe, c'est l'esprit socialiste, le socialisme lui-même. On peut être coopérateur ou syndiqué sans être socialiste. Tandis qu'on ne peut être un socialiste sérieux sans être syndiqué et coopérateur. C'est dire que le socialisme est un principe supérieur aux deux autres. L'action syndicale ou coopérative n'ont qu'une valeur relative, qui dépend de la façon dont la coopérative ou le syndicat suivent les principes d'un communisme organisateur. Ils n'ont pas la pleine force productive du mouvement socialiste complet. Ils peuvent être socialistes. Mais 1 2 3

Vandervelde, Enquête sur le mouvement syndical en Belgique (fin). B. et S. Webb, Industrial Democracy. Voir L'Aurore, 13 mars 1899.

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le socialisme reste le genre premier, l'essence même de notre action. Ce qui fera la société collectiviste, c'est l'esprit socialiste.

Qu'est-ce donc que l'esprit socialiste ? C'est ici qu'il importe de bien tenir en la mémoire les principes et les fins posés. L'esprit socialiste a un caractère tout à fait spécial : il consiste dans la formation rationnelle d'un idéal, d'un but socialiste ou, si l'on aime mieux, collectiviste. Il ne s'agit pas d'un idéalisme social à la façon de Fournière et nous ne voulons pas construire et déduire dialectiquement des théories ingénieuses de M. Tarde, le plan d'une société future (où le fatalisme cesserait ! où le caractère physiologique des sexes s'altérerait !) 1. Nous ne tâchons pas non plus de faire une image de l'État futur, à la façon de Deslinières 2. L'idéal socialiste est infiniment plus simple et plus souple. Être socialiste, c'est vouloir altérer dans le sens d'une socialisation plus grande les formes juridiques de la société actuelle, rendre la propriété collective comme l'est déjà la production, et ainsi créer à l'individu une part plus fixe, plus grande, et plus belle de la vie sociale, esthétique et intellectuelle, morale et matérielle. C'est vouloir l'accélération de l'évolution sociale. L'action socialiste est essentiellement une action sociale consciente dirigée dans l'intérêt de la collectivité. Il semble que notre expression soit une simple lapalissade. Non, car il résulte de là un point important. En premier lieu le socialisme est une croyance, une attitude et un acte. C'est une méthode pour envisager les faits et un parti pris. C'est une disposition pour ainsi dire moléculaire de l'esprit qui fait qu'il voit sous certains angles les phénomènes sociaux. Et c'est à produire cet esprit dans l'individu et dans la société que la propagande doit être consacrée. En second lieu, il apparaît qu'il s'agit de faire vivre, autant que possible, dès maintenant, en régime capitaliste, le prolétariat de sa vie future, sous la forme du communisme le plus complet, de la solidarité la plus rationnelle, de l'action la plus consciente et la plus autonome. Il s'agit de vivre tout de suite la vie socialiste, de la créer de toutes parts.

Nous pouvons maintenant conclure utilement. Car nous gagnons un large aperçu sur la question que nous nous posons tous avec une certaine anxiété : Dans quelle mesure l'action socialiste doit-elle être économique, politique, humanitaire, révolutionnaire ? Nous avons dit, implicitement, plus haut, la place de l'action économique, essentielle, mais non exhaustive. L'action politique nous apparaît comme reléguée au second plan, ou plutôt comme remise à sa place juste et légitime. La fonction politique est, comme elle est dans la société actuelle, comme elle sera dans la société future, comme elle doit être dans le 1 2

Fournière, Idéalisme social. Revue socialiste, 1897. Deslinières, L'Application du système collectiviste.

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socialisme actuel, une fonction comme une autre, nullement primordiale ; l'une des fonctions sociales et non pas la fonction sociale par excellence. Le socialisme ne peut se restreindre à l'action politique. Il ne peut pas non plus s'en priver. Il serait sans cela un phénomène anormal, anarchique. L'action socialiste doit être humanitaire, parce que le socialisme est pétri de justice, de droit et de liberté. Le socialisme a toujours prétendu être le gérant véritable des intérêts de l'humanité. Jamais on n'a vu dans le socialisme une question de gros sous. Le prolétariat doit dès maintenant rendre à tous la justice, qui sera sa fonction de demain. Il faut qu'il se produise dans toute l'humanité pensante un mouvement pareil à celui qui se produisit au XVIIIe siècle. Il faut qu'il n'y ait pas un philosophe au monde qui n'aille, comme Kant allait en 1789 au-devant du facteur à Kœnigsberg, prendre des nouvelles de la révolution sociale. L'action socialiste est, enfin, naturellement révolutionnaire. Non pas révolutionnaire au sens étroit et anarchiste du mot. Les socialistes ne voient pas dans la menace et dans l'acte fou une révolution. La révolution sociale est toute sociale et psychique ; elle s'est déjà faite en chacun de nous. Car nous sentons tous la caducité de la société bourgeoise, la nécessité de la société collectiviste, et nous sentons que dans nos esprits, comme un jour dans les faits, entre les deux sociétés, il n'y a pas de transition lente, de modifications simplement quantitatives, mais une transition brusque, une modification organique. Et c'est cela que nous appelons Révolution.

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Le congrès. Ses travaux : l'union et la question ministérielle

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Nous sommes tous, au Mouvement socialiste, pleinement heureux de la réunion du premier congrès général du Parti socialiste français. Quel que soit le résultat, le fait en lui-même est bon. Personne ne sait ce qui sortira du congrès, mais tout le monde sent qu'il constitue un grand événement. On se réunit enfin pour discuter en commun. Et, chose plus heureuse encore, on s'engage à se réunir de nouveau les années suivantes. Le congrès aura surtout à traiter de deux questions - l'une concerne l'organisation du parti ; l'autre a trait au cas Millerand, ou plutôt elle forme la question ministérielle. C'est pour trancher le débat ouvert sur cette dernière question que le congrès avait dû d'abord se réunir. L'entrée de Millerand dans le ministère Waldeck a été l'occasion. Grâce à l'insistance de trois organisations, grâce à une vigoureuse campagne, on a mis à l'ordre du jour la question de l'organisation du parti. Depuis longtemps on se préoccupait d'unir les forces socialistes en France. L'affaire Millerand a précipité la marche des événements. Tout le monde s'est fait le raisonnement simple que nous avions fait dans notre déclaration du mois de juillet. La question ministérielle est une question de tactique, elle ne peut être tranchée que par le parti organisé. La question d'organisation passe donc aujourd'hui, en fait et en droit, au premier plan. Elle devra passer aussi la première dans l'ordre des travaux et des décisions du congrès. La question de l'unité, ou tout au moins de l'union réelle, est primordiale. Elle domine toutes les autres. Elle est le principe. L'attitude du parti doit varier suivant que le parti est organisé ou ne l'est pas. La tactique même est toute différente, si elle est le simple résultat de l'entente d'écoles séparées, ou si elle exprime la décision ferme d'une organisation consciente de ses droits, de son idéal, de ses forces. Le parti peut exiger des majorités de fractions coalisées. *

Le Mouvement socialiste, 1er décembre 1899, pp. 641-643.

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Dans le cas présent, ce serait par conséquent une grave faute de logique, une faute qui occasionnerait les pires désordres dans les travaux du congrès, si on posait la question ministérielle avant d'avoir résolu la question de l'organisation. La question ministérielle, en effet, est double. D'une part, elle est personnelle et rétrospective ; à ce titre elle est tout à fait oiseuse. D'autre part, la solution engage la tactique. Mais il faut que ceci soit bien entendu : la tactique générale du parti ne peut être décidée que par le parti lui-même après son organisation, après que tous auront pris l'engagement de respecter la loi établie ou à établir pour tous. Procéder autrement, c'est s'exposer aux scissions les plus graves sur un point secondaire, avant d'avoir traité à fond la question principale. Or, il faut organiser le parti : il le faut parce que nous ne pouvons rester ainsi divisés à l'intérieur, au moment où nous sommes chargés de lourdes responsabilités dans notre pays ; il le faut parce que le socialisme international l'exige, et que le grand congrès de Paris en 1900 n'aura pas lieu si nous ne sommes pas organisés. Et l'on peut organiser le parti. Il existe dans trois organisations de grandes majorités en faveur de l'unité. Dans deux autres, l'unité socialiste est certainement soutenue par de très fortes minorités. L'union est peut-être admise par toutes. Il y a d'ailleurs dans tous les groupes, même dans ceux qui délivreront des mandats contraires, de nombreux socialistes qui demandent, qui exigeront à la longue, l'unification que craignent trop tel ou tel des plus illustres militants de notre parti. Donc, dès aujourd'hui l'union, sinon l'unité, est possible. Elle se fera, croyons-nous. Du cas où par des artifices parlementaires indignes d'un parti vraiment démocratique, comme le nôtre, en ligotant les minorités de deux organisations, en refusant le décret commun de toutes les forces du parti confondues, certains organisateurs influents et universellement respectés réussissaient à empêcher une union complète, possible et nécessaire, ils en porteraient l'entière et triste responsabilité. Si l'union ne se faisait pas, chacun serait libre en ce qui concerne les questions secondaires, la question ministérielle en particulier. Chacun pourrait garder sa manière de voir et d'agir. Si le congrès refusait d'admettre comme principe absolu l'union, il n'aurait pas le droit d'exiger qu'on respecte ses prescriptions concernant des points secondaires de la tactique.

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Le jugement de la Haute Cour et la propagande socialiste *

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L'agitation antisémite et nationaliste semble arrêtée : l'on dirait que la condamnation de Déroulède, de Buffet et de Guérin a porté des fruits, en donnant au moins la tranquillité au pays. Même une tranquillité apparente est déjà un bien relatif. Elle permet aux partis que l'affaire Dreyfus avait un peu mêlés, de reprendre haleine, et, dans une certaine mesure, de rassembler leurs forces. Le Parti socialiste français commence à s'unifier, dans une paix réelle. Les autres se reconstituent. Et M. Cavaignac luimême fait passer au second plan les principes nationalistes. Nous pouvons donc travailler énergiquement à la propagande. La situation actuelle parait infiniment favorable. Tout d'abord, le terrain est déblayé. La bourgeoisie républicaine, celle qui n'a pas oublié la grande Révolution, aidée du prolétariat socialiste, appuyée par nos manifestations dans la rue, a décapité les partis réactionnaires. Ceux-ci, qui ne sont après tout que le syndicat d'intérêts personnels des capitalistes cléricaux et contre-révolutionnaires, se sont assagis dès qu'ils ont vu que leurs intérêts étaient menacés. La besogne est faite, et nous pouvons consacrer à notre action propre une partie des forces que nous avions données à la lutte pour la plus médiocre des républiques, pour l'humanité et pour la justice. Il y a une chose intéressante à remarquer : la vie de tous les partis politiques français semble ralentie ; même la chasse aux portefeuilles est moins âpre qu'autrefois. Au contraire, le socialisme vit plus que jamais. Depuis le congrès, l'activité de toutes nos organisations est presque fébrile. Tandis que les partis bourgeois sortent épuisés de la lutte qu'ils ont entreprise les uns contre les autres, tandis qu'ils ont perdu toute *

Le Mouvement socialiste, 1er février 1900, pp. 129-131.

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direction politique, le parti de la classe ouvrière, le parti de réformes et de révolution sociales, groupe tous les jours de nouveaux militants, marche, chaque jour d'un pas plus assuré, vers son but politique et économique. Mais nous ne devons pas oublier les leçons que les derniers événements viennent de nous donner. Notre propagande doit se ressentir de tout ce que nous avons vu, de tout ce que nous avons fait. Les nationalistes n'ont pas formé de parti, mais au fond, ils ont groupé toutes les forces non progressistes, réactionnaires, cléricales et violemment bourgeoises du pays. C'est donc eux que nous avons à combattre avant tout autre parti. Les partis vraiment républicains sont moins dangereux pour nous. On pourra, un jour prochain, obtenir d'eux quelques lois ouvrières. De toute l'histoire des deux dernières années, il ressort combien il serait erroné de ne pas critiquer, avec Marx, l'expression de Lassalle, contredite d'ailleurs par ce dernier lui-même, suivant laquelle tous les partis bourgeois ne feraient à l'égard du prolétariat qu'une « seule masse réactionnaire ». Certes notre propagande est avant tout économique, socialiste et révolutionnaire. Certes, la lutte de classes doit être dirigée exclusivement contre le capitalisme, qui n'est pas telle ou telle fraction de la bourgeoisie, mais toute la bourgeoisie (y compris la petite-bourgeoisie, vous entendez bien, citoyens candidats !). Mais il n'en faut pas moins reconnaître qu'il y a à l'organisation socialiste des conditions simplement mais absolument préjudicielles. Il faut se dire que sur un terrain que l'on ne débarrasserait pas du cléricalisme, du militarisme, du nationalisme, il n'y a pas de place pour une propagande socialiste sérieuse. Parce que le jugement de la Haute Cour marque la défaite officielle de la réaction, ne nous imaginons pas que celle-ci est morte. La Congrégation est plus puissante que jamais. L'antisémitisme devient la doctrine économique et politique de la petitebourgeoisie française. Le Parti socialiste ne doit pas s'endormir sur ses lauriers.

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La guerre du Transvaal

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Les Boers sont près d'être écrasés. Ils vont bientôt demander la paix. Pendant ce temps, aucune nation, aucun État n'intervient en leur faveur. Les puissances signataires de l'acte de La Haye ne font aucune des démarches que la conférence les autorisait à faire. L'Angleterre se retranche derrière les principes du droit international public et déclare qu'elle n'admettra aucune offre de médiation. La faillite de la diplomatie bourgeoise est évidente ; la faillite du droit international bourgeois est non moins évidente. En matière de rapports de peuple à peuple, les classes dirigeantes n'ont établi d'autre règne que celui de la force, d'autre principe que celui de la guerre. La paix, la justice ne sont pas choses que peuvent réaliser, que veulent réaliser les États actuels. Les chancelleries européennes ont d'ailleurs une bonne raison pour ne pas intervenir. Les actions des mines d'or sont en hausse continue. Les capitalistes français et allemands sont aussi intéressés que les capitalistes de Londres au succès des armées anglaises. Cette apathie des puissances est commandée par l'intérêt même des porteurs d'actions. Aussi bien tout ce qui s'est passé dans cette guerre montre son origine capitaliste. On y voit la relation étroite qui unit ces trois choses que le socialisme combat: le capitalisme, le militarisme, le nationalisme. C'est le capitalisme qui fut cause de la guerre. Car ce n'est pas seulement un petit groupe d'aventuriers et de financiers qui la déchaîna. Derrière les Rhodes 1 et les Jameson 2 il y a, avec les Barnato, les Beit anglicans de bon teint 3 ; il y a le prince de

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Le Mouvement socialiste, 1er juin 1900, pp. 641-645. Cecil Rhodes. Auteur du raid Jameson. Riches financiers anglais.

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Teck, gendre de la reine et principal actionnaire de la Rhodésie 1 ; il y a toute l'aristocratie, toute la bourgeoisie anglaises, toute la finance universelle. C'est le capitalisme qui veut s'emparer des champs d'or pour être libre de les capitaliser, car les Boers avaient imposé des lois restrictives à l'exploitation. Nous avons ici un exemple admirable de la façon dont s'est créée la propriété capitaliste. L'appropriation de l'or, en particulier, est naturellement sanglante. Aux XVIe et XVIIe siècles, les Espagnols massacrent les Péruviens et les Mexicains ; au XIXe siècle on extermine froidement les Peaux-Rouges de Californie, on supprime avec méthode les aborigènes australiens. Et maintenant on pratique contre les Boers ce genre d'assassinat collectif qu'est une guerre. La bourgeoisie ne recule pas plus devant le sang que devant l'exploitation humaine. Voilà la façon dont « la propriété individuelle se fonde sur le travail » ! Les nationalistes français ont exalté le courage des Boers, ils n'ont pas flétri les soldats mercenaires de la reine. Les militaristes français ne pouvaient décemment critiquer les militaires de métier qui font la besogne des capitalistes anglais. Car ce n'est pas que pour les riches (officiers de l'armée, ou spéculateurs de Londres) que des prolétaires inconscients vont écraser une poignée de paysans. L'armée ici n'est que l'instrument de lutte de la bourgeoisie. Les Roberts et les Kitchener vont maintenant à la conquête de l'or, comme Stanley et Marchand allaient, en pillant les villages et massacrant les nègres, à la conquête de l'ivoire. L'armée est la chose des bourgeois ; le canon est leur raison suprême. Les financiers anglais n'ont pas reculé devant le faux 2, devant l'agression à main armée 3. Ils ont, après tout cela, voulu la guerre : les militaires professionnels ont été trop heureux de la faire. Même en ce qui concerne les Boers, la guerre, quoique défensive et légitime, a été causée par le capitalisme. C'est pour maintenir les droits de quelques-uns que tous les travailleurs boers ont pris les armes. Voici ce qui s'est passé. Les Boers sont arriérés, bigots, patriotes, exploiteurs des Cafres dont ils ont, autrefois, massacré un grand nombre. Mais ce sont de rudes et d'honnêtes paysans. Ils vivaient paisiblement, de leur travail, sur leurs terres réparties par le sort, lorsqu'on découvrit les filons du Rand 4. Du coup, un certain nombre d'entre eux devinrent très riches. Les uns perdirent leur fortune ; les autres, par exemple le président Krüger, l'agrandirent énormément. De là la naissance d'un prolétariat boer, de là des jalousies de classes, de familles. On pallia la chose par des expédients. On imposa les mines d'or, les chemins de fer, la dynamite, etc., afin d'entretenir une armée de fonctionnaires inutiles, c'est-àdire afin d'indemniser, d'une façon détournée, les familles mal partagées par le sort capitaliste. Il y a eu quelques excès, quelques abus ; les Boers furent acculés à la guerre. Même quand elle est défensive, la guerre est encore le produit naturel de l'organisation bourgeoise. 1 2 3 4

Colonie fondée par Cecil Rhodes et administrée par des capitalistes. Vingt-six mille fausses signatures sur une pétition en 1896. Raid Jameson de 1896. Pays des mines d'or, dont le centre est Johannesburg.

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Enfin, nous voyons en Angleterre, en ce moment, comment le nationalisme se relie au capitalisme, et ce nous est une leçon. L'impérialisme (c'est ce nom qu'on lui donne), en Angleterre, n'est rien d'autre que la politique suivant laquelle il faut, avant tout, étendre le champ d'affaires du capital anglais. Les riches politiciens 1 sont les inventeurs et du mot et de la chose. Une presse exclusivement bourgeoise, toute-puissante, a chassé immédiatement tous les rédacteurs courageux amis des Boers 2, elle est tout entière impérialiste. Le peuple anglais est aveuglé par elle, les déclamations de quelques journaux excitent certaines masses chauvines. Deux ans après la France, c'est l'Angleterre qui est atteinte du délire nationaliste. Mais, chez nous, le nationalisme se complique d'antisémitisme et, comme en Allemagne, il développe les idées de la classe petite-bourgeoise, et celles des castes réactionnaires. En Angleterre, il est l'œuvre de l'aristocratie militaire et politique, de la grande finance qui dépouille le peuple. À cette différence près, le nationalisme est partout d'essence bourgeoise. Nationalisme, militarisme, capitalisme sont tellement associés dans la guerre du Transvaal qu'un seul homme, Cecil Rhodes, en est comme la saisissante synthèse. Maître du marché des diamants par ses actions de la « de Beers » 3, il aspire à régenter le marché des mines d'or et, peut-être, à gouverner l'agio mondial. Il est l'inventeur de la formule nationaliste : « L'Afrique aux Anglais. » Il est le conquérant du Matabeleland, de la Rhodésie. Il a été l'âme damnée du raid Jameson. Il fut l'un des inspirateurs de cette guerre. Il défendit Kimberley, s'y enferma pour obliger l'Angleterre à protéger les mines de diamant. L'organisation actuelle des sociétés bourgeoises a permis à ce seul homme d'arrêter la production du diamant et d'affamer les ouvriers diamantaires d'Amsterdam, d'Anvers, de Paris, de causer une guerre où sont tombés déjà des milliers d'Anglais, où d'innombrables familles boers sont privées de leurs soutiens. Le prolétariat international, qui fut le seul à protester contre cette guerre 4, fera cesser un jour cette anarchie. D'ailleurs il semble que nous assistons en ce moment à la suprême poussée de tout ce qui constitue la forme de société que la révolution sociale détruira. La finance, l'industrie, le commerce bourgeois sont dans une période de prospérité inouïe. Tour à tour, toutes les démocraties, la France, les États-Unis, l'Angleterre sont prises de folie conquérante, militariste, nationaliste. La société bourgeoise internationale vit dans une sorte d'agitation, d'exaspération. Heureusement l'Internationale ouvrière s'organise, elle qui émancipera les travailleurs, qui pacifiera les peuples, qui réalisera la fraternité humaine.

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Lord Rosebery, Chamberlain, H. Balfour, etc. Ainsi il est arrivé que le Daily Chronicle, le journal radical-socialiste anglais, a renvoyé son rédacteur en chef. Grande mine de diamants à Kimberley qui pourrait fournir plus de diamants que le public n'en réclame. Les partis socialistes anglais ont protesté, les trade-unions ont protesté ; on a publié des documents démontrant que pas un des ouvriers qui avaient travaillé au Transvaal n'avait eu à se plaindre des Boers. Pas un ne voulait être naturalisé, pas un ne voulait la guerre.

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Le Congrès international des coopératives socialistes

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La Bourse des coopératives ouvrières a organisé à Paris les 7, 8, 9 et 10 juillet, au Pavillon syndical et coopératif (Palais du travail), un congrès national et international des sociétés coopératives de consommation. En réalité c'était un congres socialiste. Ni les sociétés adhérentes, ni le grand public ne s'y trompèrent. Car à l'ordre du jour figurait : la coopération socialiste. Aussi n'y eut-il de représentées que les sociétés socialistes ou à tendances socialistes. C'était le premier congrès de ce genre, ou plus exactement le premier Congrès international des coopératives socialistes. Les forces organisées, vraiment organisées, qui y étaient représentées, étaient considérables. Les coopérations françaises adhérentes étaient au nombre de 115, comptaient plus de 180 000 membres. Les plus grandes coopératives de Paris et de la banlieue, la Moissonneuse, la Bellevilloise, l'Égalitaire, l'Avenir de plaisance, etc., avaient envoyé de nombreux délégués. Les grandes sociétés de province, Lille, Roubaix, Amiens, Sotteville-lès-Rouen, etc., avaient procédé de même. Enfin, de l'étranger étaient venus le citoyen Salas Auton représentant la Fédération des coopératives catalanes (80 sociétés, toutes socialistes), et les camarades de Belgique, Anseele (Vooruit), Léonard (Concorde de RouxCharleroi), Borbeck et Lallemand (Maison du peuple de Bruxelles). De plus Anseele représentait la Fédération des coopératives socialistes de Belgique. Les délégués hollandais et italiens n'arrivèrent pas à temps pour participer aux discussions du congrès. Ils représentaient les deux organisations fédérales de ces deux pays. Comme tous les groupements ouvriers à leur début, le congrès des coopératives n'a pas trouvé du premier coup les principes de son organisation. La convocation *

Le Mouvement socialiste, 15 octobre 1900, pp. 494-502.

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avait été un peu hâtive. Beaucoup de sociétés socialistes ne purent être atteintes, telles les 27 sociétés de Montceaules-Mines : de puissantes organisations étrangères n'avaient pas pu être avisées : telles les coopératives socialistes du Danemark et de Saxe. Enfin deux fautes gênèrent un peu le débat du congrès. D'abord les coopératives de production (connues pour leur caractère socialiste) avaient été convoquées pour présenter un rapport spécial sur les questions les intéressant. Elles furent admises au congrès, un peu par erreur, et eurent voix délibérative. Certes elles donnèrent d'utiles renseignements, mais elles n'en firent pas moins intervenir un certain nombre de considérations étrangères aux sujets que devait traiter le congrès. Seconde faute : ce congrès confondit les questions nationales et internationales. Même, parfois, on se serait cru dans un congrès régional et exclusivement parisien. Ces défauts seront, j'en suis certain, évités dans l'avenir. En tout cas le congrès fit de bonne et de sérieuse besogne. Et, en fait, son importance est, de tous points, comparable aux congrès de 1863 où fut fondée la Fédération des coopératives ouvrières anglaises. Il a créé plusieurs organisations nouvelles. Il a élucidé un certain nombre de principes. Il a marqué l'entrée d'une fraction importante des organisations coopératives dans la voie franchement socialiste. Le compte rendu analytique des débats a été publié. Il contient aussi les divers rapports et les documents statistiques. L'édition en est faite par la Bourse des coopératives et la Société nouvelle de librairie et d'édition. Nous ne donnons donc ici qu'un très bref résumé des débats.

I Rapport entre les sociétés coopératives de production et les sociétés coopératives de consommation

Les quelques associations ouvrières de production adhérentes au congrès, présentèrent un rapport spécial sur la question. Celui-ci, après débat et nouveau rapport d'une commission de résolutions, fut adopté. Mais il le fut avec une addition qui marque bien l'état actuel des organisations respectives. Il a été établi un certain nombre de principes qui règlent leurs rapports et tendent à rendre intimes, constantes, régulières les relations entre les sociétés socialistes de production et de consommation. Mais il a été entendu que le congrès considérait comme particulièrement désirable la fondation d'ateliers coopératifs qui seraient gérés par les sociétés de consommation elles-mêmes, fédérées en vue de la production.

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II L'assurance coopérative

On sait que, sur l'initiative de la Bourse des coopératives, l'assurance coopérative est en voie de réalisation. La société est déjà légalement constituée. Il ne reste plus, les études étant faites, qu'à lui donner une existence réelle. Le congrès a approuvé le rapport de la Bourse des coopératives. Et les sociétés présentes ont adhéré, en principe, au projet. Celui-ci est fort bien combiné: On débutera avec prudence, par l'assurance incendie des coopérateurs et des syndiqués. En voici la raison. Les familles ouvrières ne peuvent contracter que de petites assurances dont la prime n'excède guère 4 ou 5 francs, dans les compagnies bourgeoises. Les petites primes ne correspondent donc qu'à de fort petites indemnités, 3 000 ou 4 000 francs au maximum. Et de plus, les risques d'incendie sont très faibles, contrairement à ce qu'on aurait cru. De telle sorte qu'avec un faible fonds de garantie, l'assurance coopérative pourra fonctionner de suite. D'autre part, l'assurance est à prime fixe, c'est-à-dire que, sauf la garantie de l'indemnité, la société ne donne aucun avantage à l'assuré, et qu'il n'y a ni répartition de bénéfices, ni diminution du montant des primes entre les assurés, comme cela a lieu dans les assurances mutuelles. Comme, en réalité, les compagnies bourgeoises mutuelles ont des taux d'assurances en somme équivalents à ceux des compagnies a prime fixe, et comme on peut facilement admettre des taux équivalents à ceux qui sont les plus avantageux, l'assurance coopérative pourra entrer facilement en lutte avec les plus grandes compagnies. Mais cette façon de procéder aura de grands avantages : avec l'assurance à prime fixe, la société nouvelle, administrée par les organisations ouvrières, disposera rapidement de grands capitaux. Des sociétés comme la Paternelle, qui n'assurent que de petites cotes procurées par l'administration Dufayel (ce merveilleux instrument d'exploitation ouvrière) ont, avec un capital ridicule de mise en marche, fait jusqu'à 32 % de bénéfices, vingt ans après leur fondation. L'assurance coopérative pourra aboutir à des résultats pareils, si une propagande sérieuse est faite dans le milieu syndical et coopératif. On pourra alors assurer de gros immeubles, des propriétés de coopératives ellesmêmes, chose que l'on ne peut faire tout de suite. De là, on passera enfin à l'assurance accidents. Les coopératives, actuellement, paient des taux énormes aux compagnies bourgeoises pour assurer leurs ouvriers et employés contre les accidents, et même ces compagnies n'assurent pas tous les risques, et par exemple ne paient en aucun cas

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plus de dix mille francs d'indemnité. Lorsque l'on aura réussi à constituer, grâce à l'autre branche d'assurances, un fonds de garantie de deux cent mille francs, les organisations ouvrières pourront assurer leurs nombreux employés à des taux plus avantageux, et sans déposer, une fois de plus, leur argent dans les coffres de la bourgeoisie. Quand toutes ces diverses branches fonctionneront normalement, il restera, à l' « Assurance coopérative et syndicale », de beaux bénéfices. Si les assemblées de fondation ratifient les décisions des commissions préparatoires, ces bénéfices seront consacrés à des œuvres ouvrières d'un intérêt général ; les bénéfices ne retourneront pas aux assurés, ne retourneront pas aux coopératives actionnaires. Ils aideront à la propagande coopérative, à la fondation de nouvelles coopératives, à la fédération des anciennes, à la création de grands ateliers coopératifs, modèles de production sociale et communiste. Ils serviront à la propagande syndicale, à subventionner les ouvriers syndiqués inventeurs, les syndicats et fédérations, à fournir des capitaux pour les ateliers syndicaux. Ils seront destinés à la propagande socialiste sous toutes ses formes : action politique, action éducative, par la brochure, par la diffusion de la science. L'assurance coopérative elle-même, enfin, ne sera, à aucun degré, la propriété d'individualités quelconques, elle sera exclusivement entre les mains des organisations ouvrières. Seules les coopératives et les syndicats peuvent prendre des actions en souscrivant une somme de deux francs par membre. Et le conseil d'administration sera nommé par les organisations actionnaires. Voici le texte des résolutions votées sur cette question L'assurance coopérative et syndicale est fondée. - La branche Incendie sera momentanément seule exploitée. - Le capital est fixé à deux cent mille francs, dont le quart est immédiatement exigible. Les actions seront de cent francs. - Le conseil d'administration est composé de neuf membres: trois représentant les coopératives de consommation, trois celles de production, trois les syndicats. Un conseil provisoire a été nommé. - Les bénéfices ne seront pas distribués aux actions -, elles ne recevront que l'intérêt des sommes qu'elles représenteront. - Les bénéfices serviront à créer une caisse de développement des organisations ouvrières ; ils seront distribués comme suit : deux cinquièmes à la fondation d'organismes de production ; deux cinquièmes à la constitution de la branche Assurance Accidents; un cinquième à la propagande socialiste. Le congrès émet le vœu suivant : 1º Les organisations adhérentes verseront une somme de deux francs par membre, dont le quart sera immédiatement exigible ; 2º Elles devront apporter leur adhésion avant le 1er janvier. Les fonds seront déposés à la Banque de France. Les souscriptions individuelles ne seront admises qu'au nom des organisations ouvrières auxquelles appartiendront les souscriptions. L'assurance coopérative est en bonne voie. La souscription des actions est dé à commencée.

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III La coopération socialiste

La discussion sur ce point fut des plus importantes, et forma en réalité le centre des débats du congrès. Un très grand nombre de délégués y prirent part. Anseele, Léonard (Zéo, de Charleroi), Jaurès, Delory, Samson (de Lille), Salas Auton (d'Espagne), discutèrent le rapport socialiste que Guillemin avait présenté au nom de la Bourse des coopératives. La quantité des questions agitées, leur variété, leur importance sont telles que, naturellement, le débat fut, en même temps qu'assez général, assez confus. Nous ne pouvons donc qu'en indiquer les grandes lignes, tout en nous efforçant de diviser mieux les questions qu'elles ne l'ont été par les résolutions du congrès lui-même. En premier lieu il s'agissait de savoir ce qu'était la coopération socialiste et de s'entendre sur les conditions nécessaires pour qu'une coopérative fût reconnue comme socialiste. Le rapport de Guillemin portait principalement sur ce point. Il proposait d'élaborer les statuts types d'une société socialiste, et soulevait ainsi la totalité des questions que pouvait étudier le congrès. Il fallut limiter le débat, renvoyer a un prochain congrès la constitution et l'adoption de statuts, et s'entendre sur des choses provisoires. D'abord on constata que les coopératives avaient tout intérêt, même au point de vue purement coopérateur, à entrer, ferme, dans la voie socialiste. Les coopératives belges, du Nord, de Paris, qui ont fait, avec éclat, profession de socialisme, voient tous les jours le nombre de leurs adhérents s'accroître. Ensuite il fut démontré que les coopératives avaient intérêt à participer au mouvement d'ensemble du Parti socialiste, et à aborder de front les problèmes politiques. Si l'opinion du congrès resta flottante en ce qui concernait l'action électorale, il ne fut pas mis un seul instant en doute que les coopératives devaient faire de la propagande, mener le combat socialiste d'accord avec les syndicats et les groupes. Et l'on vota que c'était un devoir pour chaque militant et chaque ouvrier conscient de faire partie d'une coopérative, mais que c'était aussi un devoir pour les coopérateurs d'abandonner la poursuite de leurs intérêts exclusifs, pour aider, politiquement, à l'émancipation générale du prolétariat. Sur ce point, croyons-nous, le congrès est arrivé à une claire notion de ce qu'est une coopérative socialiste : c'est une société dont les membres sont animés non seulement du désir légitime d'améliorer leur bien-être, mais encore de sentiments qui les portent à vouloir abolir le salariat, par tous les voies et moyens, politiques et économiques, légaux et révolutionnaires. En conséquence il fut reconnu qu'il fallait que ces coopératives dans leurs assemblées générales, adhérassent aux partis politiques et acceptassent les principes fondamentaux fixés par les congrès internationaux.

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Mais il ne suffit pas de reconnaître la bonté de l'action socialiste, il faut encore agir dans ce sens. Nos camarades du Nord proposèrent que les coopératives socialistes devaient attribuer 1 % au moins de leur chiffre d'affaires aux partis politiques. Cela parut excessif, dans l'état actuel des choses, aux représentants des coopératives parisiennes. Ils firent ressortir que dans le Nord les coopératives avaient été fondées, administrées par des socialistes, mais qu'il n'en était pas de même à Paris, où les socialistes n'avaient pénétré que depuis peu d'années dans les grandes coopératives déjà existantes. Il leur semblait prématuré de proposer de pareils chiffres aux assemblées générales d'opinions encore assez flottantes des grandes coopératives parisiennes. De plus ils établirent, avec grande raison, croyons-nous, qu'il valait mieux demander aux coopératives une cotisation fixe par membre, plutôt que cette sorte d'impôt indirect sur l'alimentation ouvrière que serait un prélèvement d'un centième sur le chiffre des répartitions. Enfin ils montrèrent qu'à Paris les socialistes ne pouvaient donner de leurs trop-perçus au Parti socialiste parce que le parti n'y est pas encore unifié comme il l'est dans le Nord. Enfin il y avait la question de la Fédération des coopératives qui fut traitée en même temps, et qui eût dû peut-être former le sujet d'un congrès spécial tant elle est importante. Le travail du congrès semble avoir été encore plus efficace sur ce point. Il fut entendu que toutes les coopératives socialistes formeraient une Bourse nationale, que la Bourse recevrait, centraliserait, demanderait et distribuerait tous les renseignements nécessaires à la fondation, au fonctionnement, à l'administration des coopératives, qu'elle organiserait une commission permanente d'études, une commission de propagande coopérative, une commission d'études d'achats. En réalité, on a commencé ainsi à centraliser, commercialement, financièrement, moralement et politiquement toutes les coopératives. Voici la résolution votée :

Le congrès a créé la Bourse nationale des coopératives socialistes de consommation de France. - Pour adhérer à la Bourse, les sociétés devront : lº Accepter les principes fondamentaux du socialisme, lutte de classes, entente internationale entre les travailleurs, socialisation des moyens de production ; 2º Verser cinq centimes par an et par membre à la Bourse coopérative ; 3º Verser à la propagande socialiste dix centimes par an et par membre. - Chaque société a l'autonomie la plus grande pour employer ces dernières sommes au mieux des intérêts des travailleurs ; néanmoins, elles devront fournir tous les ans les pièces justificatives constatant qu'elles ont effectivement versé à la propagande socialiste. - Le délai d'adhésion est fixé au 1er janvier 1901, excepté pour les sociétés dont les assemblées générales n'auraient pas lieu avant cette époque.

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IV

Relations internationales. - Pharmacies coopératives Questions diverses Le rapport présenté par la Bourse des coopératives sur les relations internationales touchait à un trop grand nombre de questions, et ces questions n'étaient pas encore assez mûres pour être traitées à fond. Le congrès renvoya ce rapport à la commission permanente pour le mettre à l'ordre du jour du prochain congrès. Espérons que les coopératives socialistes ne tarderont pas à entrer dans la voie fédérative internationale, dès que les fédérations nationales seront suffisamment constituées. Le rapport sur les pharmacies coopératives fut de même renvoyé à l'étude de la commission. Le siège social de la Bourse des coopératives a été fixé au Palais du travail, place Dupleix, où l'on peut s'adresser pour avoir tous les renseignements nécessaires. Le prochain congrès national se tiendra à Lille en septembre 1901 ; le prochain congrès international se tiendra à Bruxelles immédiatement ensuite.

V La plupart des délégués se trouvèrent, quelques jours plus tard, au congrès officiel du Comité central des coopératives. Dans ce milieu, nettement bourgeois, ils firent une énergique propagande et défendirent leurs idées. Ils arrivèrent à y faire voter nombre de propositions franchement socialistes, comme, par exemple, le principe que les organisations ouvrières devaient être seules propriétaires des ateliers coopératifs créés par les fédérations ; qu'on devait y appliquer les règles posées par les congrès corporatifs, journée de huit heures et un salaire normal. Ils ne réussirent pas à faire admettre que les coopératives devaient tendre à l'abolition du salariat, mais ils luttèrent victorieusement contre un certain courant nationaliste et décentralisateur qui s'était formé sur la question des fédérations régionales. Au surplus, il n'est pas sorti grand-chose de ce congrès convoqué par des gens fort honnêtes, fort libéraux, mais peu actifs. Il était entendu que, si le comité central fondait un magasin de gros, et une commission d'achats, la Bourse des coopératives socialistes devrait se mettre en relations suivies avec ces nouveaux rouages commerciaux. Or, les socialistes ne voient, pour le moment, rien venir. D'ailleurs, comme ils ont l'activité, la force, le droit et la raison pour eux, ils peuvent aller de l'avant. Ils auront leurs moulins, leurs usines et leurs champs, avant que les coopératives à tendances bourgeoises aient réussi à s'entendre.

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Rapport sur les relations internationales *

Troisième journée

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Le citoyen MAUSS (Coopération socialiste). - Dans la séance d'hier on a voté le principe de la coopération socialiste ; aujourd'hui on entre dans la question pratique ; c'est pourquoi la disjonction s'imposait. On doit tout d'abord, à mon sens, créer l'organisation fédérative, et là, nous devons adopter le système des coopératives anglaises, qui sont bien supérieures à nous au point de vue ouvrier. Autour d'un organisme central, comme le Wholesale de Manchester, auquel 1 100 sociétés adhèrent, nous devons créer un lien entre toutes les coopératives, afin que l'harmonie règne entre tous les éléments dispersés sans esprit de suite ni cohésion. Les avantages économiques qui en découleront seront énormes. Nous supprimons d'un seul coup le capitaliste producteur et le fournisseur, pour les remplacer par des organisations ouvrières productrices, qui n'auront pas à spéculer sur les marchés à passer ; le prix de revient sera le prix de vente : dans ces conditions, tout marché est honnête. De plus, la qualité des produits ne sera plus aussi diverse, puisque tout viendra de la même source. Les petites sociétés n'auront pas à s'inquiéter de débattre des conditions, puisqu'elles seront établies par les sociétés mêmes. Donc la fédération d'achat est un excellent système, puisqu'elle préparera la statistique exacte des produits consommes par région ; elle fera mouvoir des capitaux puissants qui donneront le goût des grosses affaires aux administrateurs. *

Interventions au Premier Congrès national et international des coopératives socialistes, tenu à Paris les 7, 8, 9 et 10 juillet 1900, Paris, Société nouvelle d'édition et de librairie, pp. 152-165.

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Aujourd'hui la Fédération coopérative anglaise chiffre ses affaires par milliards ; elle dispose de gros capitaux dont elle se sert pour créer des usines, avoir des navires, au besoin construire des lignes de chemin de fer, etc., et cela est très facile, puisque le système commercial est basé sur le crédit. En France, on peut déjà tabler sur deux produits qui, réunis, feraient un chiffre énorme d'affaires, c'est le pain et le vin. Les achats en gros des farines et du vin par la fédération constitueraient les sociétés agricoles qui, reconnaissant les avantages de la coopération socialiste, entreraient peu à peu dans le grand mouvement en avant, et aideraient aussi à l'affranchissement du prolétariat. D'ailleurs, la commission d'organisation de la Bourse coopérative aura à agir dans ce sens, et dans le plus bref délai possible. (Applaudissements.)

Séance de l'après-midi

Le citoyen MAUSS (Coopération socialiste) lit son rapport sur « Les relations internationales ». Camarades, Nous ne pouvons pas, dans l'état actuel des coopératives ouvrières de France, présenter de projet bien précis concernant les rapports internationaux entre les coopératives socialistes. La plupart des choses que nous pourrions vous proposer de faire, au point de vue théorique, bien qu'éminemment souhaitables, ne sont pas immédiatement praticables et, pour cette raison, ne doivent pas occuper les instants précieux d'un congrès ouvrier. L'organisation nationale des coopératives ouvrières est à peine commencée. En l'absence de cette organisation, il n'y a pas à rechercher d'organisation internationale, qui ne peut être basée que sur un ensemble de fédérations nationales. Citoyens, il est temps d'entrer, si nous voulons développer l'organisation ouvrière universelle, dans la voie fédérative. Un esprit de particularisme, de morcellement, et, trop souvent, hélas ! de jalousie mutuelle, empêche, en France surtout, l'organisation harmonieuse, qui décuplerait l'action tout en diminuant les frais dans des proportions énormes. C'est pourquoi il nous faut d'abord organiser les coopératives ouvrières en un bloc énorme de consommateurs. Quand nous aurons fondé d'immenses ateliers coopératifs, modèles de production communiste ; quand de toute part nous aurons envahi les branches de la production, soit en régentant les prix par l'achat en gros, soit en mettant à l'index les maisons qui font suer l'ouvrier et combattent les syndicats, soit en produisant nous-mêmes -, quand nous aurons créé, par tout un réseau d'institutions de solidarité, une étroite, une intime union entre tous les membres des coopératives ouvrières ; quand nous aurons établi nos rapports avec les organisations ouvrières diverses :

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coopératives de producteurs, syndicats professionnels et parti ouvrier international, alors nous pourrons songer à nous organiser internationalement, d'une façon complète : à nous fédérer pour les achats, à nous fédérer pour la production, à nous fédérer pour le boycottage, à nous fédérer pour l'administration en commun de biens devenus biens du prolétariat universel. Mais il faut que toutes les coopératives ouvrières fassent avant tout comme ont fait les coopératives anglaises. Qu'elles forment d'abord de vastes fédérations, qu'elles soient « un État dans l'État » et elles pourront ensuite devenir une Internationale ouvrière, une organisation mondiale, dressée en face du capitalisme mondial. Citoyens, le mouvement fédératif s'accentue d'ailleurs. En France, les coopératives socialistes du Nord se fédèrent ; à Paris, nous avons la Bourse des coopératives qui deviendra petit à petit un organe d'administration fédératif. Les coopératives socialistes sont trop éparses dans le reste du pays pour que nous puissions envisager la création prochaine de fédérations régionales. Les camarades belges viennent de se fédérer ; les camarades saxons le sont ; les camarades danois sont aussi organisés. Mais ces organisations sont encore récentes. Dans d'autres pays comme l'Italie, la coopérative ouvrière et socialiste n'existe que d'une façon précaire, les organisations sont traquées et dissoutes. Enfin, nos camarades anglais, les seuls qui aient réalisé une complète fédération des coopératives, ne sont pas représentés ici, et nous ne pouvons leur proposer ici d'entrer en relations directes avec nous. Nous pourrons le leur proposer d'ailleurs au congrès d'à côté. Citoyens, tel est l'état du mouvement national des coopératives. Il faut le dire, presque partout, les organisations économiques du prolétariat qui consomme sont morcelées, sans lien constant. Établissons donc d'abord des liens régionaux, nationaux, et nous verrons ensuite à nous organiser internationalement. Est-ce à dire, camarades, que nous n'ayons rien à faire, rien à préparer, sinon à proposer dès maintenant ? Non pas. L'action socialiste, l'action coopérative a ceci de remarquable, qu'elle peut commencer une besogne, quoiqu'on sache que le travail n'aboutira que plus tard. Nous ne travaillons pas pour nous, nous travaillons pour les autres ; nous sommes assez nombreux pour que les uns puissent préparer le travail de demain, tandis que les autres achèvent le travail urgent et préalable. Nous en convenons, une organisation internationale des coopératives ouvrières est impossible. Mais, en même temps, nous avons le besoin de préparer cette organisation qui sera possible demain. Comment la préparer ? En d'autres termes, qu'y a-t-il de possible, dès maintenant, dans cette voie ? Voici un certain nombre d'idées, que la commission d'organisation tient à vous présenter, pour que vous les discutiez, et preniez les résolutions qui vous paraîtront les plus pratiques. En premier lieu, la commission pense que s'il est impossible de former une fédération universelle des coopératives, il serait bon, pourtant, d'établir des relations suivies entre les organisations socialistes de consommateurs.

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Pour cela, elle n'estime pas qu'il serait utile d'avoir de fréquents congrès internationaux. Les congrès internationaux ouvriers, corporatifs ou politiques, n'ont pas assez fait de besogne utile pour que nous songions à les imiter. Votre commission préfère donc de rares congrès internationaux, où, en tout cas, ne seraient présents qu'un certain nombre de délégués, cinq cents au maximum. Elle estime qu'il vaudrait mieux des relations moins solennelles, mais plus suivies. Nous vous présentons donc sur ce point un ensemble de projets de résolution, pour l'établissement de ces relations suivies. 1º Nous pensons que les différentes fédérations coopératives, nationales et régionales, pourraient, sans grands frais, se faire représenter aux divers congrès des diverses fédérations : ainsi quelques délégués français, allemands, danois iraient annuellement au Congrès des coopératives belges ; et il y aurait échange de visite. Les délégués étrangers auraient voix délibérante dans les congrès, rien dans nos sentiments internationalistes ne s'opposant à cela. Ces délégués rendraient compte à leurs fédérations de ce qu'ils auraient vu et appris. L'utilité de cette proposition n'est pas contestable pour quiconque voit toute l'influence qu'ont eue, sur le mouvement coopératif européen, les fêtes d'inauguration de la Maison du peuple de Bruxelles. 2º Nous pensons que, sans difficulté, on pourrait constituer une sorte de service d'échange des publications entre les diverses fédérations. La chose serait très facile, très utile. Souvent un article de statuts de telle ou telle coopérative se trouve très bien rédigé, il élude une grave difficulté juridique ; certains règlements d'ordre intérieur sont de véritables modèles qu'il y aurait énorme avantage à connaître. On pourrait se communiquer les bilans, les statistiques. On pourrait savoir comment fonctionnent les diverses institutions greffées sur la coopérative sociale. Dans le même ordre d'idées on pourrait aussi essayer de fonder un service d'archives, qui serait, par exemple, confié aux camarades de Bruxelles. 3º Nous soumettrons à votre examen, sans croire la chose immédiatement praticable, la création d'un organe, d'une revue internationale des coopératives ouvrières, revue qui pourrait paraître en plusieurs langues. 4º Nous ne vous proposons pas, citoyens, de nommer un secrétariat permanent des coopératives socialistes internationales. Mais nous pensons qu'il y aura lieu, en nous séparant, de nommer une commission d'organisation du futur Congrès international des coopératives ouvrières. 5º Nous vous proposons d'établir, en principe, que, internationalement, toutes les coopératives socialistes se doivent aide et mutuel appui, appui moral, appui pécuniaire, appui commercial. Et, citoyens, nous vous proposons, en particulier, de décider qu'il est du devoir de toutes les coopératives d'aider dans la mesure du possible les coopératives nais-

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santes ; tout particulièrement en les fournissant d'employés éprouvés. Or, sur ce point, il est possible que l'on ait souvent besoin de camarades étrangers compétents. Nous vous proposons aussi d'établir un principe dont nous sentons toutes les graves conséquences. Il serait utile que l'on s'entende internationalement pour certains achats en commun qu'il est possible ou qu'il sera possible de faire dans un avenir très rapproché. Par exemple, il serait très simple, si les camarades anglais voulaient nous aider, de leur demander de nous fournir de thé, qui, vous le savez, n'arrive à Paris qu'après avoir passé par la place de Londres. Mais il y a une denrée à propos de laquelle nous pouvons dès maintenant entamer une discussion précise. C'est le vin. Nous croyons, camarades de France et de l'étranger, qu'avec une bonne et peu coûteuse organisation, l'achat en gros des vins, leur manipulation, les soins qu'on leur donne, pourraient être organisés par les coopératives françaises elles-mêmes, les coopératives étrangères profitant de notre organisation, participant à sa fondation et à ses bénéfices. Nous appelons tout particulièrement votre attention sur ce point, citoyens. La chose est facile, elle est belle, elle est utile, elle est tout ce qu'il y a de plus socialiste. La chose est facile, car il s'agirait simplement d'organiser une cave centrale pour livrer des vins de l'année, prêts à être bus. Cette cave pourrait faire les quelques opérations nécessaires pour livrer les vins que réclame le goût public, que l'on rectifierait peu à peu, en l'habituant peu à peu au vrai vin frais de France, au jus vivant de raisin, non amorti par les coupages. Pour cela un bon maître de chai, de bons ouvriers suffiraient. Pour les achats, rien de plus simple : dans toute la France, même dans le Bordelais, on peut avoir, vous l'entendez, des vins excellents, purs, à 20 francs l'hectolitre, pourvu qu'on aille sur place et ne laisse pas à d'autres le soin d'acheter, de voler, de falsifier. Il suffit d'agents bons et honnêtes, l'honnêteté est la seule chose requise. Rien de plus beau que cette entreprise, citoyens, car c'est mettre en œuvre tous nos principes : supprimer tout intermédiaire capitaliste entre le producteur et le consommateur, mettre en contact la masse du prolétariat urbain, qui boit du vin frelaté de Bercy et d'autres usines bourgeoises, avec le prolétariat qui produit du vin excellent, et n'en retire pas une vie honorable. Sans compter que nous pourrons petit à petit acheter des terres, et faire des paysans d'autres fonctionnaires du prolétariat coopérateur. De plus c'est une entreprise très vaste. En France, 30 à 70 % des affaires des coopératives sont faites sur les vins. En Belgique, dans le Nord, les camarades en répartissent une petite quantité, mais pourraient peut-être développer la consommation. Pour toutes ces questions nous vous demandons de prendre des résolutions fermes, et de décider, dès maintenant, des choses immédiatement praticables. Pour ce qui va suivre nous vous demandons seulement de nommer des commissions chargées de l'étude.

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Les différentes idées que nous allons vous soumettre nous ont été suggérées quand nous avons recherché les organisations internationales qu'il serait utile de créer, et qu'il serait possible de créer sans que les lois diverses des États, ou l'absence des fédérations nationales fussent un obstacle absolu à leur création. En d'autres termes, nous nous sommes demandé s'il n'y avait pas moyen, dans l'état actuel des choses, de fonder des institutions internationales à l'usage des coopératives et des coopérateurs socialistes. Nous avons trouvé deux choses, camarades, dont la réalisation serait désirable, sans être absolument impraticable. En premier lieu nous vous demandons s'il y a lieu d'étudier la fondation d'une banque internationale des coopératives ouvrières. Citoyens, sans avoir pu étudier à fond la question (ni notre nombre ni notre compétence ne nous le permettaient) nous avons du moins le sentiment qu'elle est praticable. Nous n'avons pas besoin, citoyens, de vous rappeler que, parmi toutes les branches de commerce, celui de l'or, la banque, est le plus florissant de tous. Nous n'avons pas besoin non plus de vous rappeler que la Fédération des coopératives d'Angleterre a une banque des plus prospères. Nous pouvons faire de la banque coopérative, nous devons, là aussi, porter l'effort du prolétariat. Mais il n'y a aucune difficulté à faire une banque internationale de coopératives. En effet, la législation concernant les banques est à peu près semblable partout. Il suffit de voir comment toutes les grandes banques essaiment à l'étranger pour s'en rendre compte. De plus, il est possible d'organiser des banques coopératives nationales, régies par la loi des pays respectifs, et, une fois ces banques constituées, il n'y a pas de difficulté à faire un emploi international des fonds déposés dans les diverses sections de la banque, divisée en apparence, en réalité unique. Ensuite, les coopératives isolées ou fédérées peuvent avoir intérêt à adhérer tout de suite à une banque coopérative sans être encore fédérées économiquement. Ladite banque escompterait, recevrait en dépôt, prêterait, gagerait, et en général ferait toutes opérations pour les coopératives socialistes, leurs membres, les diverses organisations ouvrières. Le capital y serait plus fructueux que s'il était déposé dans les banques bourgeoises. Il y serait tout autant en sécurité. Il servirait à la solidarité internationale, et en particulier épargnerait les emprunts onéreux aux coopératives. Quant aux capitaux à mettre dans cette banque, nous ne pensons pas, citoyens, qu'ils soient excessivement considérables. Le capital dans une banque n'est qu'un instrument de mise en marche. Toute la vie de la banque dépend du crédit, que le banquier vend à l'escompteur après l'avoir acheté au dépositaire. Supprimons le banquier, dans la mesure du possible.

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Nous pensons que les capitaux de compte courant des coopératives ouvrières seraient déjà suffisants s'ils étaient concentrés suffisamment, et s'il n'y avait pas des sautes brusques à chaque répartition de trop-perçu. Quant aux capitaux de réserve, on pourrait les employer, et, pour satisfaire aux exigences de la prudence et de la loi, ne les consacrer qu'à des obligations hypothécaires consenties par les coopératives. Le second point sur lequel nous voulons appeler votre attention, camarades, consiste dans l'organisation internationale d'un service d'assurances, entre coopératives et coopérateurs. Nous vous proposons, pour une partie de la thèse que nous allons soutenir devant vous, de passer dès maintenant à quelques actes. Pour l'autre partie nous ne voulons que vous suggérer une idée, matière d'études, de réflexion, de discussion ici même et dans les organisations qui vous ont délégués. Citoyens, nous distinguons en effet deux choses dans le service d'assurances, distinctes en fait, distinctes surtout pour nous, comme la discussion qui vient d'avoir lieu sur l'assurance coopérative vient de vous le faire voir. Il y a d'une part l'assurance incendie et l'assurance accidents, de l'autre l'assurance vie et maladie. Citoyens, vous l'avez vu, les coopératives ouvrières socialistes françaises organisent l'assurance coopérative accidents et incendie. Nous sommes donc en face d'une institution coopérative nationale, existant déjà si elle n'a pas encore fonctionné. Il y a là quelque chose de tout prêt, de déjà fait. Nous vous proposons donc, camarades de l'étranger, d'adhérer à notre organisation française, et, par cela même que vous adhérerez, de la rendre internationale. Vous savez, camarades, sur quoi est basé notre projet. Éminemment praticable, il a pour but de faire pour les coopératives ce que l'État fait pour ses immeubles : il est son propre assureur. Dès maintenant, les coopératives ont intérêt à être leur propre assureur, à verser leur prime à elles-mêmes. Mais il se produira un fait : l'assurance est un commerce d'autant plus fructueux qu'il s'étend à un plus grand nombre d'assurés. De plus, nous ne pensons pas que les risques d'incendie soient plus grands dans les pays européens où existent des coopératives ouvrières, qu'en France. Les immeubles des coopératives, les denrées qu'ils contiennent ne sont guère plus inflammables en Belgique qu'en France, en Allemagne qu'en Hollande. D'autre part, nous croyons savoir que les grandes compagnies internationales d'assurances exigent, dans les divers pays où elles ont des représentants, des primes sensiblement égales. Donc, citoyens, rien ne nous semble plus naturel que de vous voir adhérer à notre organisation. Divers voies et moyens sont possibles, entre lesquels une commission dûment mandatée pourrait choisir à l'issue du congrès. Ou bien il serait bon de constituer nationalement l'assurance coopérative française, et d'attendre que les autres aient constitué leurs assurances coopératives. Ou bien il serait possible que, pour éviter tout retard, les camarades étrangers adhèrent chez nous de suite, négocient leurs polices en France, sous le régime de la loi française. Ou bien nous constitue-

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rions immédiatement l'assurance coopérative internationale. L'organisation de cette coopérative d'assurance, en l'état actuel de la législation des divers pays, n'offrirait pas de difficultés insurmontables. Il est évident que les principes du projet français seraient au moins provisoirement adoptés : assurances avec primes, capital et fonds de garantie, distribution des dividendes à des œuvres d'émancipation prolétarienne, aux organisations ouvrières diverses. Pour la branche incendie, citoyens, l'organisation française offre de tels avantages que, même d'un point de vue presque mercantile, l'assurance coopérative s'impose. Nous sommes non moins affirmatifs en ce qui concerne la branche accidents. Le genre de travail des employés des diverses coopératives socialistes de Belgique, du Danemark, d'Allemagne, est le même que celui de nos employés. Le risque d'accidents est le même ; nos tarifs et nos bases, notre règlement, peuvent être facilement adoptés. Reste un troisième point que nous vous proposons de mettre simplement à l'étude de vos organisations : l'organisation d'un système contre la maladie et sur la vie. Que l'assurance vie et maladie puisse être un commerce florissant, vous n'en doutez pas. Un peu de capital et de bons actuaires ont suffi et suffisent encore à des sociétés toutes capitalisées pour se créer de superbes affaires. Je donne d'ailleurs, en note, des chiffres empruntés aux sociétés à primes fixes. Déjà, nous pourrions de ce côté fournir de beaux bénéfices à la propagande d'organisation ouvrière. En second lieu, nous aurions dans les coopératives et syndicats une masse énorme d'adhérents possibles, ou ayant déjà l'esprit de prévoyance et d'organisation. De plus, l'entreprise aurait d'autant plus de chances de réussir qu'elle aurait plus d'adhérents appartenant à des catégories variées de travailleurs dont les risques de mort seraient soigneusement calculés. De bons actuaires pourraient très bien nous établir des statistiques par profession, et nous calculer des annuités. Mais tout cela serait fort long à organiser, et ce n'est qu'une suggestion que nous tentons ici. Au surplus il s'agirait de trouver une forme d'assurance sur la vie qui, tout en permettant à nos camarades de pallier les risques de la maladie, de la vieillesse, et les risques de malheur pour leur famille, ne développerait pas chez eux l'instinct capitaliste et ne serait pas, comme le sont les assurances bourgeoises, une espèce de loterie où la famille a presque intérêt à être privée de son chef. On pourrait, par exemple, réduire le système d'assurance vie à un système de pensions, qui assurerait des indemnités de maladie, des pensions de vieillesse, et des pensions pour la veuve et l'orphelin.

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1. Observation. Les compagnies d'assurances évitent naturellement de publier les chiffres de leurs bénéfices bruts. Il est difficile de connaître les écarts entre les primes versées et les indemnités payées. Mais le tableau suivant peut nous donner une idée des affaires faites par ces compagnies et de leur prospérité.

(France) Compagnies d'assurances à primes fixes sur la vie État des opérations au 31 décembre 1896

NOMS DES COMPAGNIES

Assurances générales Union Nationale Phénix Urbaine Autres compagnies moins importantes TOTAUX

Capitaux en cours (Réassurances déduites) 923 509 701 246 769 555 634 005 065 490 411 133 328 039 345 977 002 735 3 499 766 554

Rentes en cours Immédiates

Différées, de survie, etc.

32 104 515 2 941 636 15 651 833 6 690 354 1 559 290 4 010 098 6 2957 726

1 645 203 333 335 808 626 482 646 172 710 651 744 4078694

Réserves pour risques en cours NOMS DES COMPAGNIES

Assurances générales Union Nationale Phénix Urbaine Autres compagnies moins importantes TOTAUX

Assurances de toutes natures 282 837 034 86 266 302 209 901 610 172 940 789 74 762 842 254 421 121 1 081 129 698

Rentes imméd. différées, de survie 354 266 413 31 937 176 167 448 504 74 208 611 17 099 086 41 954 130 686 913 720

Total

637 103 447 118 203 478 377 350 114 247 149 400 91 861 928 296 385 251 1 769 043 618

Citoyens, en vous proposant d'entrer franchement dans cette voie, nous ne pensons pas oublier en aucune façon notre rôle socialiste et révolutionnaire. Nous croyons que l'ouvrier qui a su sauvegarder ses intérêts d'acheteur par la coopérative, son salaire par le syndicat, son avenir par l'assurance, est en bien meilleur état pour soutenir ses camarades, lutter avec eux pour la conquête du pouvoir, que l'ouvrier qui n'a pas su défendre ses intérêts les plus immédiats. Nous croyons, camarades, faire oeuvre d'organisateurs, de militants, tout en encourageant l'ouvrier à la prévoyance, en cherchant à lui créer un peu de sécurité dans la société marâtre où il vit. Nous n'en faisons pas un satisfait. Nous l'éduquons pour sa tâche révolutionnaire en lui donnant en quelque sorte l'avant-goût de tous les avantages que pourra lui donner la société

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future. Nous lui donnons une arme de lutte en améliorant sa position, en assurant celle des siens. Sans compter que, par les bénéfices que produiront nos œuvres, nous fournirons de puissantes ressources à la propagande et à l'organisation de classe du monde ouvrier. Nous constituerons un véritable arsenal de capital socialiste au milieu du capital bourgeois.

Après la lecture, le citoyen BERTRAND dit que l'on a oublié dans tous les rapports de parler de la meunerie coopérative, et cependant c'est en créant le Moulin coopératif que l'on rendrait la campagne socialiste. Le citoyen BORDIER (Union ouvrière du XIVe) dit qu'il a été en rapport avec des paysans de Dreux et que ces paysans sont décidés à créer quelque chose de semblable, mais il faudrait que la coopération organisée leur vînt en aide. Le citoyen BOOCK (Abeille suresnoise) critique le rapport ; il dit que le meilleur moyen de créer des relations internationales, c'est de faire des congrès internationaux. Le citoyen DULUCQ (Maison du peuple). « La coopération anglaise n'est pas socialiste ; il est exact qu'elle possède des banques ; mais je suis contre la création d'une banque ouvrière dans un état bourgeois. L'argent avilit. » Le citoyen BÉGUIN. « L'assurance coopérative sera une banque pour le peuple. Je défends le rapport, car les idées qui y sont exprimées élargissent la question et lui donnent de l'ampleur. Les capitaux socialistes lutteront contre les capitaux capitalistes. » Le citoyen MAUSS répond à l'Abeille suresnoise que « les congrès internationaux seront utiles quand nous serons constitués. Les coopératives danoises et anglaises ne sont pas des rêves philosophiques, mais bien des réalités. Si les coopératives anglaises ne sont pas socialistes, elles sont pratiques, et vous êtes bien obligés de prendre des exemples quelque part, car, quand vous serez organisés, vous serez bien obliges de mettre vos théories en pratique ». Le citoyen BOOCK combat à nouveau le rapport et appuie sur cette idée que les socialistes doivent aller dans les congrès internationaux où ils trouveront la véritable organisation internationale. Le citoyen MAUSS. « Je suis bien de l'avis du citoyen Boock, mais on ne peut faire ce congrès que dans douze ou dix-huit mois. » La Maison du peuple de Paris demande que l'on renvoie ce rapport à l'étude d'une commission permanente dont elle demande la nomination. Cette proposition est adoptée.

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Sont déposées les propositions suivantes : Étant donné que nous reconnaissons la nécessité d'unir les travailleurs de tous les pays, Je demande au congrès de décider qu'il y aura chaque année un congrès international de toutes les sociétés coopératives socialistes. DULUCQ Le congrès émet le vœu que l'assurance coopérative aide dans la mesure de ses moyens à la formation d'une banque nationale, qui devra dans J'avenir être internationale. La Revanche prolétarienne (Carmaux) La Solidarité des travailleurs (4, rue Véronèse), constituée depuis peu, à faible distance de la Probité, rue Coypel, demande au congrès d'engager les différentes coopératives à prendre en considération la situation difficile dans laquelle se trouve la Probité ; de l'aider à liquider cette situation, afin qu'elle puisse venir se fondre dans la Solidarité des travailleurs, qui adhère aux formules du congrès général, avec 35 % sur les bénéfices nets affectés à la propagande socialiste, la journée de huit heures, repos hebdomadaire, interdiction de la vente des alcools à la buvette, et se propose de créer une Maison du peuple dans le mile arrondissement La Solidarité des travailleurs ne pouvant à elle seule se charger de liquider la situation de la Probité. MALLEBAY, DECAMPS Renvoyé à la Bourse coopérative. Considérant que la plupart des élus socialistes ne font pas partie des coopératives de leur quartier, Le congrès décide que les coopératives des quartiers qui ont des élus socialistes devront les mettre en demeure d'adhérer à l'une d'elles. La Prévoyante du Pré-Saint-Gervais Les citoyens LEBORGNE et ROCHE protestent contre les élus socialistes qui ne font pas partie de coopératives ; ils citent quelques cas, en disant que les socialistes

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qui réclament les voix des petits commerçants et qui négligent celles des coopérateurs, ont tort. Un socialiste complet doit appartenir à un groupe d'études sociales, à un syndicat et à une coopérative. Le premier tend à faire l'instruction socialiste de ceux qui y vont, l'élu est tout désigné pour indiquer les travaux opérés dans les Chambres délibérantes ; le syndicat est une arme contre le patronat, et la coopérative une arme contre le commerce. La Maison du peuple de Paris. « Si nous revenions au congrès ? » Le Pré-Saint-Gervais appuie sa proposition. Le citoyen président. « La commission des résolutions de la Coopération socialiste ayant terminé son travail me demande que l'on mette ses conclusions aux voix. Comme le rapport des relations internationales est renvoyé à la commission permanente, je vais mettre aux voix la lecture de ces conclusions. » Adopté.

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Les coopératives et les socialistes

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Il ne s'agit pas du tout ici des rapports qui doivent exister et qui existent entre le mouvement coopératif et le mouvement socialiste. Il s'agit de questions plus humbles, et plus pratiques peut-être, de faits simplement actuels, et, si l'on veut, des coopératives parisiennes et des socialistes parisiens. L'an dernier, après les élections nationalistes, ce ne fut qu'un cri à Paris « Vengeons-nous du petit commerce ! Fondons des coopératives » Les coopératives passaient au premier plan. Il est résulté de tout cela une certaine agitation. Voyons ce qui est advenu. D'abord, beaucoup d'hommes politiques du parti n'ont eu qu'un enthousiasme d'assez courte durée. Le ministère, les congrès, les polémiques interminables ont vite absorbé leur attention un moment tournée vers les organisations économiques. Ils sont rentrés dans la sphère étroite et abstraite de la politique pure. On avait pourtant besoin, dans le mouvement coopératif, d'un peu de propagande socialiste. À part Jaurès et Delory, personne ne vint aux congrès des coopératives. Personne n'alla non plus organiser des coopératives en province. En fait, les coopérateurs socialistes restèrent livrés à leurs propres et faibles forces. Non seulement ceux qui luttent pour le socialisme dans les coopératives furent ainsi délaissés, mais encore les coopératives elles-mêmes le furent. Rien ne peut autant les attirer que des services pratiques. Elles ne se leurrent pas de mots. Or, leur a-t-on fait de la réclame ? Non, les journaux relèguent en troisième page de pauvres communications, de minces bulletins coopératifs ! Il serait pourtant si simple, si peu coûteux, de faire paraître des annonces régulières dans les quotidiens. On donnerait un jour la liste des coopératives socialistes ; un autre jour, on publierait un aperçu de *

Le Mouvement socialiste, 1er février 1901, pp. 135-138.

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quelques prix, une réclame pour tel ou tel article particulièrement avantageux. Toute la presse du parti devait rendre des services constants aux coopératives. Elle n'en rend que fort peu. Aussi tous les socialistes, tous les lecteurs de nos journaux, tous les électeurs de nos élus ne sont-ils pas entrés dans les coopératives. Un exemple : le XIIIe arrondissement contient près de neuf mille électeurs socialistes, et ne contient que quatre mille coopérateurs à peine. Le mouvement d'adhésion est encore fort lent. Les socialistes ne forment pas dans les coopératives une masse compacte. Certes, il y a des difficultés pratiques : toutes les coopératives ne sont pas à la portée de toutes les ménagères. Mais il faut que les socialistes y mettent du leur, quand les sociétés seront assez florissantes, elles auront toutes des succursales, comme les douze succursales de la Moissonneuse, elles auront toutes des services à domicile, comme l'Égalitaire. Mais, pour cela, encore faut-il qu'elles aient suffisamment d'adhérents. Le fait de l'abstention des socialistes a des conséquences graves, très graves. L'esprit socialiste ne pénètre pas assez rapidement les coopératives. Elles piétinent un peu sur place. Nos coopératives parisiennes ont toujours donné, pour les grèves, pour la Verrerie ouvrière. Elles ne donnent pas encore pour la propagande syndicale. Elles ne donnent pas encore beaucoup pour la propagande éducative, morale et politique. Mais c'est un peu la faute des socialistes si les choses vont ce train. Au lieu de prendre la tête du mouvement, dans la plupart des grandes sociétés, ils restent à l'écart. Je citerais aisément une belle coopérative où la majorité des adhérents est socialiste, où tout socialiste qui le désire est nommé au conseil d'administration, et qui, pourtant, est gérée par des coopérateurs du plus ancien modèle. J'en citerais telle autre, plus grande encore, où, même à coup d'amendes, on ne réussit pas à constituer un conseil d'administration suffisamment nombreux. Tant que les hommes de cœur, de tête, d'énergie, ne seront pas plus nombreux dans les coopératives, tant qu'il n'y aura pas dans leur sein plus de bons socialistes pratiques, d'une part elles resteront stationnaires, et d'autre part le mouvement prolétarien complet ne retirera pas d'elles tout ce qu'il peut retirer. Non seulement les socialistes se sont abstenus, mais ils ont fait quelquefois d'assez mauvaise besogne. Il y a eu, venant d'eux, des cas regrettables d'indiscipline. On a vu une société se former à deux pas d'une autre petite société, sous prétexte que celle-ci, plus ancienne, périclitait et n'était pas exclusivement socialiste. Il y a eu des fautes de tactique graves commises. En ce moment, à la suite d'un échec des socialistes dans une grande coopérative, quelques camarades essaient de fonder une autre société. Ils devraient rester, malgré tout, dans celle qu'ils ont jusqu'ici si bien gérée, et dont ils redeviendront encore, un jour prochain, les administrateurs. Il y a eu des erreurs de principe. Le zèle a poussé les meilleurs de nos amis à ne voir les choses que du biais presque purement politique. On oublie les vieux principes rochdaliens, et l'on songe à réserver à un petit nombre de militants la direction des affaires d'une masse de consommateurs. On veut destiner à la propagande des bénéfices prélevés sur eux.

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À côté de ces faits nous avons à enregistrer d'heureux succès. Signalons avant tout le magnifique développement de la Bourse des coopératives socialistes. Rien de plus impressionnant que ces débats réguliers, admirables de sagesse et de force, où prennent part plus de soixante fortes sociétés ouvrières. Une organisation intérieure qui se perfectionne, une propagande qui devient intensive, une cohésion qui s'accroît, voilà ce qui se produit en moins de six mois, au milieu de mille difficultés, suscitées par toutes sortes de gens, intelligents ou fous, sincères ou faux, honnêtes ou malhonnêtes. On voit surtout poindre l'aube du mouvement fédératif. Déjà, la commission d'achats de la Bourse des coopératives a fait faire, aux sociétés, une excellente affaire sur les légumes secs. On négocie en ce moment à propos des savons ; on étudie la question des cafés. C'est le début d'affaires colossales, le commencement de la concentration prolétarienne, de la concentration de classe, sur le terrain de la consommation. Qu'on songe qu'il y a dans la région parisienne plus de cent mille coopérateurs. Qu'on songe que le taux de consommation, ici, est très supérieur à celui de presque toutes les coopératives étrangères (1 franc au moins par jour et par adhérent). Il y a là une quantité énorme d'organisation et de forces amassées. Par la fédération, on peut commencer de les émanciper de la tutelle capitaliste. Ce sont des ateliers fédéraux qui vont s'élever à bref délai, des magasins centraux. Il va se produire là un appel de forces, une demande d'hommes et d'intelligences, auxquels il faut dès maintenant qu'on se prépare à répondre. En somme, s'il y a eu du ralentissement, s'il y a eu des heurts, la coopération en elle-même ne cesse pas de sa marche normale. Il dépend des socialistes de l'accélérer encore vers le but final : l'émancipation absolue de tout le prolétariat international.

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Compte rendu de The Cooperative Wholesale Societies Limited. Annual. 1901

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Quiconque s'occupe de théorie et de pratique coopératives connaît les admirables annuaires de la C.W.S. anglaise et de la C.W.S.S (écossaise). Ce nouveau document est aussi important que les autres. Les tableaux graphiques y sont moins nombreux que dans l'annuaire précèdent. Mais le nombre des photogravures et gravures, la quantité des tableaux statistiques, des chiffres comptables reste toujours la même. L'ordre, la rigoureuse organisation commerciale dont font preuve ces tableaux, sont probablement une des causes des colossaux succès des fédérations coopératives en Grande-Bretagne. Outre les documents intéressant les coopératives agricoles, les C.W.S. éditent d'ordinaire un certain nombre de travaux doctrinaux d'économie politique et de technique commerciale. Le procédé est louable et heureux : il met à la portée des nombreux administrateurs de sociétés un certain nombre d'idées et de notions fondamentales. Signalons parmi ces articles un travail sur la coopération dans le monde (p. 379), fait surtout à l'aide des documents présentés au Congrès de l'Alliance. La question du logement est à l'ordre du jour dans les coopératives anglaises, une propagande active est faite à ce propos au sein des sociétés et de leurs diverses fédérations. M. Knowles étudie d'une façon approfondie le housing problem en *

Notes critiques, 2e année, 25 mars 1901, pp. 83-84 (The Cooperative Wholesale Societies Limited. Annual. 190 1, Cooperative Wholesale Society, Manchester, et Scottish Cooperative Wholesale Society, Glasgow, 534 p.).

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Angleterre. L'article est clair, riche de faits, de photographies, et la conclusion porte surtout sur l'essai du London County Council (Boundary street area). Un article important de Keir Hardie sur le socialisme municipal est le seul à représenter des tendances vraiment socialistes : à signaler dans cet article les intéressants passages qui concernent l'utilité des banques municipales, le housing problem, la question des licences de débit, cette dernière étant municipale en Angleterre. M. Fletcher donne un aperçu de la question des terrains en friche, une des plaies du landlordisme.

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À propos de la guerre du Transvaal

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En dehors du prolétariat belge et hollandais, lié aux paysans boers par une sorte de parenté de race, de langage et de tradition, il ne semble pas que le prolétariat mondial s'émeuve bien profondément de cette guerre et de la façon dont elle est conduite. On n'en parle guère que d'une façon un peu académique. En Allemagne, en Autriche, en France, c'est la bourgeoisie libérale et patriote qui s'émeut le plus volontiers. Le cri d'horreur que chaque citoyen des grands pays européens devrait pousser chaque jour à la lecture de son journal, semble s'arrêter sur le bord de ses lèvres. Les actes publics, les meetings sont peu nombreux ; peu nombreux surtout, ceux qui sont proprement prolétariens. Les souscriptions en faveur des pauvres femmes et des malheureux enfants boers ne sont fructueuses que dans la classe moyenne et les gros sous de l'ouvrier français ou allemand ne tombent guère de ce côté-là. Non seulement le mouvement d'opinion ne se fait pas sentir à la surface de la vie publique, mais même on peut mesurer la sorte d'indifférence du public à la place exiguë qui est faite dans les journaux socialistes et les revues à la guerre du Transvaal. Il y a des jours même où la rubrique « Transvaal » disparaît de certains journaux populaires, même de certains journaux socialistes. Les lecteurs européens souffrent ces intermittences, ces négligences. Ils feuillettent d'un œil distrait les pages des revues ou ils parcourent les quelques lignes des journaux où il est parlé du SudAfricain. Quelles sont les causes de cette sorte de torpeur qui fait que des masses, pourtant unanimes à blâmer, ne réussissent pas à se soulever, à s'indigner, à agir ? Tâchons d'en démêler quelques-unes.

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Le Mouvement socialiste, 15 février 1902, pp. 289-296.

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D'abord, la guerre dure depuis longtemps, et, comme on dit, « l'habitude émousse la sensation ». C'est donc sans émotion trop vive qu'on lit tous les jours le tableau de gibier humain (bag, textuel, dans les dépêches), que Lord Kitchener envoie au ministère de la guerre anglais. Les captures, les tueries n'intéressent plus. Dans les premiers temps ce fut passionnant de voir l'Angleterre aux prises avec deux petites républiques, de voir ses armées mercenaires battues assez dramatiquement. Depuis, la guerre se poursuit de façon trop monotone, ce sont des prises de convois, des engagements isolés, des traînards faits prisonniers. Il n'y a plus le bruit des fanfares, le tonnerre des coups de canon, les assauts repoussés, les déroutes de toute une armée, ce ne sont plus que de pauvres paysans, agissant par bandes, dont on n'entend parler que quand ils sont tués, blessés, pris, fusillés, internés. Seul, de Wet garde encore pour le public européen une certaine auréole légendaire. Et les journaux illustrés publient des dessins faits de chic où nous voyons des commandos, dans la nuit, grimper pieds nus le long d'un précipice. Les autres, des braves gens qui se bornent à tirer de loin sur l'envahisseur incendiaire, sont sans éclat romanesque. Ils ne fournissent pas de bons sujets de copie : parler d'eux ce n'est pas même amuser la foule, c'est l'ennuyer sans profit. « La vendetta de Belleville », les luttes de bandes de souteneurs en plein Paris, voilà le vrai fait dramatique, le fait du jour. Même en Angleterre, l'émotivité se réduit. Les listes de morts, tués et blessés, réformés, malades, rapatriés et disparus, que publie le Times à sa septième page, sont longues : qui sait de quelle longueur elles seraient si elles étaient complètes ? Mais il ne semble pas que le deuil qu'on porte en Angleterre soit bien profond. La reine Victoria est morte depuis un an et déjà les drawing rooms de la cour, autour d'Édouard, l'ancien viveur, vont reprendre, avec l'éclat qu'ils avaient dans l'autre siècle autour de ces deux autres viveurs, Georges III et Georges IV. L'Angleterre perd pourtant autant d'hommes chaque mois qu'elle en perdait il y a deux ans, mais elle est devenue indifférente ; elle vit à côté de la guerre qu'elle fait, comme on vit à côté d'une épidémie. Ensuite tout ceci se passe bien loin. Les peuples dits civilisés ne sont pas encore parvenus au point où la conscience internationale des peuples peut s'exprimer et agir. Cela ne se passe pas sous nos yeux et cela n'émeut pas, parce que les hommes de race européenne n'ont pas encore réussi à se considérer comme une sorte de famille solidaire où l'on souffre des malheurs des uns, où l'on s'indigne contre les cruautés ou les crimes des autres. Il est certain, d'ailleurs, que « l'opinion européenne » se manifeste de moins en moins. Personne ne pense plus à la Pologne ; les Finlandais ont été dépossédés de leurs droits, les étudiants russes sont massacrés, déportés, tyrannisés, les Magyars oppriment les Roumains de Transylvanie, les Roumains oppriment les Juifs roumains. Ces crimes sociaux, constants, permanents, réussissent à peine à susciter les cris des victimes. Le principe des nationalités lui-même ne joue plus le rôle qu'il a joué dans les trois premiers quarts du siècle dernier. Il ne survit plus que sous la forme honteuse, dégénérée, inhumaine, du nationalisme allemand ou français, du panslavisme, ou de la mégalomanie italienne. L'Europe ne s'émeut même plus de ce qui se passe en Europe. À plus forte raison ne s'émeut-elle pas de ce qui se passe loin d'elle. Les Boers sont loin. Ce sont des Blancs, il est vrai ; ce sont des chrétiens et ils ont même pour eux les pasteurs allemands, hollandais, français et suisses. Ils sont braves, ils sont malheureux, on le sait vaguement, mais l'émotion ne suit pas l'idée. Les classes bourgeoises ont oublié leur patriotisme qui les poussait à sauvegarder le patriotisme des autres : le temps n'est plus où les fils de la bourgeoisie

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libérale combattaient avec Garibaldi, où l'Angleterre et la France protégeaient les patriotes. La classe ouvrière des divers pays n'est pas arrivée à la notion de son internationalisme. Chauvins, les ouvriers anglais, lecteurs du Daily Mail ; chauvins, les ouvriers français, lecteurs de L'Intransigeant ; chauvins, les ouvriers catholiques des provinces rhénanes ; chauvine, presque partout, la classe des Paysans. Nous sommes encore infiniment loin de la véritable conscience humaine, celle qui doit faire que les hommes soient un jour solidaires entre eux comme le sont aujourd'hui les citoyens d'une même nation. Peut-être, d'ailleurs, nous autres socialistes, avons-nous à nous reprocher quelque chose en l'espèce. Les questions politiques priment trop notre humanitarisme les horreurs de l'expédition chinoise, les crimes de la colonisation les Philippins écrasés ; les marches sanglantes des Kitchener, des Stanley et des Voulet-Chanoine en Éthiopie, au Soudan, dans l'Afrique centrale, n'ont été pour nous que matière à déclamation. Quelques meetings flétrissent, les secrétariats de la Nouvelle Internationale flétrissent, de grandes organisations ouvrières flétrissent. La masse, nous ne l'éduquons pas, même la masse organisée. Dans certains groupements ouvriers très forts, ici même, à Paris, les ouvriers nationalistes forment une imposante majorité. En Angleterre, les militants syndicaux ne peuvent remonter trop loin le courant impérialiste qui anime leurs mandants. La propagande n'est ni assez profonde, ni assez vaste. Ce qu'il faut, c'est essayer de démontrer ; et nous ne faisons, à propos du Transvaal et de la Chine, qu'émettre des opinions, exprimer des indignations platoniques. Je ne vois pas qu'il ait été fait, en France, d'efforts sérieux pour soulever l'opinion. Les uns organisent, les autres veulent réformer, les autres veulent révolutionner. Personne n'éduque. Non seulement je ne vois pas, autour de moi, que rien de vraiment sérieux soit tenté pour la conversion des vieilles gens, des adultes, aux principes d'humanité, mais même je ne vois pas que rien soit tenté de continu pour nourrir, alimenter et propager, par de bonnes preuves, les convictions que les jeunes gens peuvent épouser, pour ainsi dire naturellement, parce que leur génération naît affranchie des préjugés des générations précédentes. Les sentiments internationalistes ne revêtent guère qu'une forme verbale. La crainte de l'idéologie, la préoccupation des intérêts matériels, de la politique immédiate, nous fait verser dans le doctrinarisme, nous cantonne dans l'idéologie. La solidarité humaine est pour le socialisme une sorte de formule vague, ce n'est pas encore une foi, traditionnelle et agissante, du prolétariat universel. Quel enseignement par le fait fournit pourtant la guerre du Transvaal ! Là-bas, le capitalisme, le militarisme portent tous leurs fruits. L'exploitation des mines recommence ; les cours des actions des mines d'or et de diamant, qui n'étaient jamais descendus trop bas, remontent d'une façon régulière. La « De Beers », la société de Cecil Rhodes, a repris sa production de diamant et reconquis sa prospérité. La dynamite sera à meilleur compte, les « travailleurs » cafres, « librement engagés », seront toujours des esclaves soumis, les impôts seront moindres. Les capitalistes ont pleine satisfaction.

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À quelques kilomètres de Johannesburg commence le territoire militaire. Là ne règne plus aucune loi humaine. Les nécessités de la guerre ont rendu sauvage une armée tout entière. L'incendie des fermes et des pâturages, la capture du bétail, la destruction du mobilier, sont les procédés que les Anglais doivent employer pour enlever aux « rebelles » boers leurs moyens d'action. Même les Boers emploient ces procédés contre ceux de leurs compatriotes qui ne se sont pas ralliés à eux, comme le commandait la loi. Dans le Veldt, c'est l'horrible guerre d'embuscades, &,fusillades, sans jugement ; les hommes sont, les uns pour les autres, des loups. Dans les villes et sur la côte, les « camps de reconcentrés », ces fameux camps dont Lord Kitchener a emprunté le modèle au sanglant espagnol Weyler, qui les inventa à Cuba. Là, « se réfugient, sous la protection des autorités anglaises », les familles boers dont les chefs et soutiens sont à la guerre. En réalité, c'est là qu'elles sont déportées. L'incendie des fermes, la destruction des cultures forçaient Lord Kitchener à garder auprès de lui les familles dénuées de tout ; ce sont vraiment là « des motifs d'humanité », comme on dit au Parlement anglais. Ces familles, « malgré toute la bonne volonté du monde », on ne peut ni les nourrir ni les loger. Le typhus, la rougeole, la coqueluche pour les enfants, la phtisie pour les mères, les adolescents et les jeunes filles font disparaître 20 % de la population boer. Dans cinq ans, il n'y aura plus un enfant boer. L'administrateur civil se plaint de n'avoir pas de fonds suffisants pour maintenir de suffisantes conditions d'hygiène et une suffisante alimentation. L'Angleterre fait tout pour exterminer les nations républicaines. Je ne sais pas si elle le veut expressément ; car il est assez vraisemblable que, comme le publie la francmaçonnerie anglaise, les généraux boers ne sont pas fâchés d'être débarrassés de bouches inutiles. Ce sont les mœurs des sièges et des guerres. Les enfants meurent, et cela n'émeut pas assez les pères pour qu'ils déposent les armes. Cela les affole. La destruction de tout un peuple ne suffisait pas. Les Anglais foulent aux pieds cette conquête que la bourgeoisie européenne pensait avoir faite, « le droit des gens ». Ils fusillent leurs prisonniers de guerre ; les jugements des cours martiales succèdent aux jugements. Au mépris de la Convention de Genève, Scheepers est fusillé après avoir été recueilli et guéri dans une ambulance. Lotter a été fusillé au mépris des termes mêmes de sa reddition et quoique orangiste par naturalisation. Des charges ridicules pesaient sur eux. Kruitzinger sera peut-être passé par les armes, comme étant « originaire » de la colonie du Cap. Ce commencement d'Internationale, de fédération des États-Unis européens, ce balbutiement de la conscience internationale, le « droit international », n'existe plus. Pas plus que les fusillades de francs-tireurs par les Allemands, les fusillades qu'ordonnent Milner et Chamberlain (fabricant de cartouches) ne sont légitimes. En face de ces hontes, la diplomatie bourgeoise est aussi impuissante que le sentiment populaire. Le Dr Kuijper, Premier ministre de Hollande, vient de faire un timide essai pour s'entremettre entre les délégués boers et le gouvernement du roi. Le ministre réactionnaire devait bien cela à sa popularité, qui lui vient de l'ardeur mise au service des Boers, quand il n'était pas encore au pouvoir. Il a été dédaigneusement éconduit. L'Angleterre n'admet pas l'intervention d'une puissance étrangère. Mais elle semble vouloir entrer en pourparlers, sinon avec Krüger, du moins avec les généraux

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boers. La note anglaise ne parle plus de capitulation pure et simple. Peut-être s'agirait-il de traiter. Qui sait ? En tout cas, le discours récent du sarcastique vieillard, Lord Salisbury, ne nous autorise pas à l'espérer. Les républiques sont pour lui « une partie de l'Empire ». La guerre « est une entreprise qui doit être menée jusqu'à son terme ». Ce terme, c'est, la chose est presque évidente, la destruction de toute une race. Ceux qui se souviennent des fusillades de la Commune et des fusillades de juillet 48 devraient protester plus énergiquement.

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Compte rendu de M. I. Ostrogorskii, La Démocratie et l'organisation des partis politiques *

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Il est rare qu'un bon livre soit d'actualité. Un bon livre c'est un livre sérieux, et l'actualité est rarement sérieuse. À moins qu'elle ne soit passionnante. Auquel cas il est très difficile d'en discuter avec désintéressement. Voici pourtant un livre qui fait exception à la règle, c'est celui de M. Ostrogorskii, La Démocratie et l'organisation des partis politiques. Il intéressera directement le public français. La représentation proportionnelle, même sous les formes abâtardies qu'on nous promet va forcer à l'organisation des partis politiques, et il est important pour nous de savoir, expérimentalement, comment un parti s'organise et doit s'organiser. D'autre part il est certain que si notre pays a jusqu'ici évité d'être pris dans l'engrenage des machines des partis, les factions politiciennes auxquelles la République est en proie ont tous les vices des partis sans en avoir les qualités. Nous connaissons, nous aussi, la mauvaise foi politique, le gouvernement des médiocres, les passages d'influences, les favoritismes des fonctionnaires, les sinécures, les emplois distribués aux indignes, les concessions, les concessions de services publics, les désordres, les [ill.], les pillages. Du régime des partis nous éprouvons les mauvais effets que ce livre nous fait connaître et nous aidera à combattre. Et nos soi-disant partis, constellations de politiciens, n'ont même pas certaines des qualités qui rendent sympathiques même les partis américains si profondément corrompus, et malgré tout si démocrates, même les tories anglais si réactionnaires mais aussi si patriotes et si pratiquement obligés à une politique sociale. Seul, le Parti socialiste, chez nous, sauvé par son idéal et par sa forte *

Nous n'avons trouvé aucune trace de publication de ce texte, qui a été rédigé probablement en 1903 et dont le manuscrit se trouve dans le Fonds Hubert-Mauss au Collège de France. (La Démocratie et l'organisation des partis politiques, 3 vol., Paris, Calmann-Lévy, 1903.)

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organisation, fait figure de parti, et de parti honnête, mais des aventures comme celles de Millerand, de Viviani, de Briand, d'[A...], sont là pour lui enseigner la discipline et le désintéressement. La démocratie a donc besoin d'être consciente d'elle-même, de ses défauts et de ses forces. Ce livre est précisément destiné à l'éclairer. Il est avant tout consacré à ceux qui sont chargés de former et de diriger les grandes démocraties: aux hommes politiques et aux éducateurs, aux instituteurs en particulier. Chose étrange à dire, il y a encore fort peu de grandes démocraties. La nôtre est à peine adulte. Chose plus étrange encore, la théorie, la considération réaliste des faits politiques est de si récente date que nous vivons, en ce qui concerne notre droit public lui-même, dans une sorte de rêve métaphysique. Nous ne savons même pas ce que nous faisons, et nous pensons vivre dans un État où le peuple, c'est-à-dire chacun de nous, est seul souverain. Quelle illusion ! Presque toutes les démocraties ont adopté le régime parlementaire. Des cabinets plus ou moins responsables devant des parlements élus plus ou moins puissants : en tout cas les parlements sont divisés en partis, et les gouvernements, élus ou non, sont formés exclusivement des chefs, des leaders, des partis victorieux. Tout le monde trouve cela naturel, nécessaire. Juristes exposant le droit constitutionnel, journalistes discutant la vie politique, politiciens pris dans la bataille, professeurs et institutions enseignant la morale civique, l'opinion publique elle-même, même la plus avancée, la plus républicaine, ne conçoivent pas d'autre régime possible. Parlementarisme, gouvernement des partis, démocratie ont fini par devenir synonymes. Il y a là une erreur profonde. Lisez sur ce point la belle conclusion du livre de M. Ostrogorskii. Il y a là une erreur profonde, que M. Ostrogorskii démontre. Il y a d'autres façons de se gouverner que de se faire gouverner par des partis. Ceux-ci ne sont que des groupes hiérarchisés [ill.] qui exploitent les vaillantes opinions, la faiblesse de l'esclavage mental, le formalisme des électeurs encore [inéduqués ?] ; on peut concevoir - on peut voir dans certaines démocraties, suisse par exemple - un gouvernement qui ne fait qu'administrer, un Parlement qui ne fait que légiférer sans que les majorités [ill.] se disputent les bénéfices du pouvoir laissé aux [...] ou équitablement partagé entre les partis. On peut concevoir des systèmes de représentation, proportionnelle entre autres, qui permettraient à l'électeur non seulement de déterminer à quoi il se résigne, mais quel est celui qui est le meilleur parmi les candidats à la députation, au pouvoir, à la délégation. Notons en passant que M. Ostrogorskii n'est pas un très chaud partisan du projet de R. P. qui est proposé à l'enthousiasme des Français, et cherche du côté d'un système plus compliqué. Mais ces conclusions de pratique politique sont à notre avis moins importantes que les preuves qu'elles supposent. Celles-ci sont de la plus haute valeur. C'est l'analyse approfondie, vivante, faite sur sources, sur témoignages, souvent de visu de l'histoire et de la vie de quatre grands partis américains et anglais. C'est surtout une

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vue scientifique, complète, une description impartiale, sans fard et sans préjugés, du fonctionnement des deux grandes démocraties qui vivent sous le régime de l'alternance des deux partis bourgeois: les États-Unis avec les démocrates et les républicains ; l'Angleterre avec ses conservateurs et ses libéraux. Tocqueville et même [B...] ne nous avaient fait voir que la machine administrative et politique américaine. M. Ostrogorskii, par un travail de [ill.] voit sous les [ill.] constitutionnelle les partis, et dans les partis les hommes, avec leurs intérêts, leurs passions, leurs erreurs, leurs crimes, et aussi de temps en temps leurs grandeurs. Il faut lire ces vues clairvoyantes d'un démocrate sur la démocratie. Il faudra prendre en note ces conseils éclairés par une expérience personnelle et l'étude désintéressée de la vie politique. Et quand on aura lu ce livre, il faudra renoncer au fétichisme de la démocratie pour croire à la démocratie ; et édifier, comme on pourra, le meilleur possible des gouvernements du peuple par le peuple. Il est vrai que personne ne suppose que ces gouvernements puissent jamais être parfaits. Si nos confrères de l'enseignement veulent se faire une idée précise, juste, du fonctionnement réel des États, et de ces deux républiques que sont l'Angleterre avec son roi constitutionnel et son gouvernement parlementaire, et les États-Unis, fédérés, avec leurs parlements et leurs pouvoirs exécutifs élus, s'ils veulent avoir des idées positives et non pas métaphysiques - comme on les enseigne encore dans nos facultés - sur le droit public moderne, il faudra qu'ils se procurent, dans les bibliothèques, ce livre.

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DEUXIÈME PARTIE Intellectuel et militant (1904-1912) Retour à la table des matières

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Les coopératives rouges

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L'Union de Lille avait, à la date du 30 mai, distribué quinze mille pains de 3 livres aux familles des sociétaires atteintes par la grève de l'industrie textile. La Paix de Roubaix a mis 5 000 francs à la disposition du Fourneau Économique pour distribuer des soupes aux grévistes. M. Motte, le maire bourgeois, a refusé cette offre. La société a donne, en pain, a ses sociétaires grévistes, une somme également considérable. La Fédération des coopératives du Nord a voté 500 francs à la Solidarité ouvrière de Tourcoing pour être distribués en pain et marchandises aux sociétaires grévistes de cette jeune société, qui a déjà gratuitement réparti plus de cinq mille pains. Tels sont les secours que les ouvriers peuvent espérer de leurs organisations coopératives et des fédérations de coopératives. Rappelons qu'en Angleterre, où le mouvement coopératif n'est que peu imbu de l'esprit socialiste, une tradition uniforme fait que les réserves des coopératives viennent soutenir les grèves régulièrement déclarées par les syndicats. Il suffit qu'une coopérative ne soit pas jaune pour être un excellent moyen de résistance dans la lutte économique de la classe ouvrière. C'est ce que doivent comprendre les coopérateurs vrais en évitant les coopératives jaunes ; c'est ce que doivent aussi comprendre les socialistes et les syndiqués, qui ne font pas tous leur devoir de consommateurs et de militants dans les coopératives.

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L'Humanité, 16 juin 1904, p. 3.

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Les coopératives allemandes après le congrès de Hambourg

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Il y a dans le mot allemand ordentlich, « ordinaire », un sens de régulier, de convenable, qui s'applique merveilleusement au congrès qui vient de se tenir à Hambourg. Même, si l'on songe à l'état de la coopération allemande, il y a peu d'années, ce titre qu'a pris le congrès est d'une juste ironie. Car, à proprement parler, il n'y avait jamais eu, avant Hambourg, de congrès coopératif en Allemagne. Un certain nombre de sociétés participaient seules aux congrès de l'Union générale du docteur Crüger, union à tendances bourgeoises. Et, dans ces assemblées, elles se trouvaient régulièrement majorisées par les coopératives de crédit, si nombreuses dans l'empire allemand. Or, ces coopératives sont précisément composées de petitsbourgeois, commerçants et artisans dont les intérêts sont complètement antagonistes à ceux des coopératives ouvrières de consommation. Les sociétés allemandes, depuis plusieurs années, sous l'impulsion d'une saine propagande, sous la direction de socialistes énergiquement militants, de Fell, de von Elm, de Radestock, de Kauffmann, d'autres encore, ont secoué ce joug pesant. Et maintenant, l'Union centrale des coopératives de consommation exclut les autres sociétés qui poursuivent des buts parallèles ou hostiles, et groupe, comme on dit, la fleur et la force des organisations allemandes.

Des chiffres Sur ces 22 131 sociétés coopératives allemandes, avec 3 208 324 membres, 1 741 sont des sociétés de consommation, avec 818 915 membres (au 1er janvier 1904). Parmi ces sociétés, 707 font partie de l'Union centrale (coopération ouvrière) ; leur chiffre d'affaires dépasse 185 millions de francs ; elles emploient à la production 900 ouvriers ; à la répartition des marchandises, 5 540. Les bénéfices nets distribués ont *

L'Humanité, 4 juillet 1904, p. 1.

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atteint près de 19 millions. À l'éducation et aux œuvres d'intérêt général ont été consacrés près de 250 000 francs (soit 25 000 francs de plus qu'en 1902). Le capital liquide, non immobilisé, approche de 12 millions, et les camarades allemands étudient la fondation d'une banque coopérative.

Le congrès Le congrès s'est ouvert sous la présidence de Radestock. Les camarades Gray et Manwell représentaient les sociétés d'Angleterre et d'Écosse. La Suisse, la Hollande avaient envoyé des délégués. Les sociétés françaises n'avaient pas de représentant. Le sénat de Hambourg (qui se serait fait représenter à une exposition de chiens), s'excusa de n'avoir pas le temps de faire souhaiter la bienvenue aux congressistes. Le secrétaire d'État impérial pour l'Intérieur, Posadowsky, s'excusa. Ces deux petits faits montrent quelle sympathie la classe bourgeoise nourrit, en Allemagne, pour la coopération. Jusqu'ici, aux congrès du docteur Crüger, les représentants de l'État bourgeois ne s'étaient pas fait faute de participer.

Les coopératives allemandes et le socialisme Mais, pour être animées d'un esprit sincèrement ouvrier, les coopératives allemandes ne vont pas jusqu'à s'inféoder au Parti socialiste allemand. Il se passa, dès le début du congrès, un incident court, mais bien instructif. Barth (Munich) proposa de protester contre les insinuations des adversaires de l'Union, qui accusent les sociétés adhérentes d'être « social-démocrates ». « Que les sociétés de consommation aient acquis la sympathie de la social-démocratie, cela prouve, dit-il, qu'elles servent au bien de toute la masse des travailleurs. » Mais, quant à lui, il protesta contre l'affirmation que les sociétés fussent au service d'un parti politique quelconque, et eussent jamais eu l'intention de s'y mettre. Ces paroles énergiques furent couvertes d'applaudissements et marquent bien la position des coopérateurs allemands.

Caisse d'assurance contre la vieillesse, l'invalidité et sur la vie Ainsi commencé, ce congrès s'est continué par des débats d'une belle tenue, sur des points très importants, et dont l'étude faite par les camarades de là-bas intéresse tous les coopérateurs du monde. Il s'agissait d'abord de créer une caisse d'assurance contre la vieillesse, l'invalidité et sur la vie (en faveur de la veuve et des orphelins). Malheureusement, après un an d'existence, l'Union n'a pu que renvoyer à un prochain congrès le soin de prendre les décisions définitives. Le débat n'a mis en lumière que les difficultés d'aboutir et la volonté impérieuse d'arriver au but, même au prix de très

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hautes cotisations (à l'Imprimerie ouvrière de Berlin les membres cotisants paient 7,50 francs par mois).

L'imposition des sociétés coopératives Le rapport sur l'imposition des sociétés coopératives fut adopté sans débat. Il est intéressant de noter que les sociétés allemandes, lourdement grevées comme commerçantes (celles de l'Union ont payé plus de 1500 000 francs, l'an dernier), protestent contre la patente et cherchent les moyens juridiques d'y échapper, ce qui n'est pas impossible. En tout cas, elles ont installé un service qui révisera leurs cotes d'imposition.

L'achat en commun et la production coopérative A propos de l'achat en commun et la production coopérative se sont marquées une fois de plus les tendances fédératives de la coopération ouvrière. « Concentration pour l'achat, concentration pour la production », fidélité active envers la « société d'achats en gros », voilà le « mot d'ordre » actuel. Extension et intensification du mouvement d'association des coopératives, voilà le seul remède aux incertitudes de la coopération de production, à l'exploitation des ouvriers par les fabricants fournisseurs des coopératives. Fabriquer chez soi, pour soi, ou être assez puissant pour obliger les fournisseurs à payer les tarifs syndicaux, voilà deux buts qui ne peuvent être atteints que par la concentration des affaires et des capitaux coopératifs. Mais les événements, à notre avis, de ce congrès furent le rapport de Kauffmann (secrétaire de l'Union) et la discussion sur les contrats de travail collectifs à passer entre les sociétés et leurs ouvriers et employés.

Les contrats de travail collectifs Cette question était soulevée, non seulement par les conflits constants avec le syndicat des employés de magasins, non seulement par le développement continu des services de production, mais encore par le souci qu'ont les militants et les coopérateurs de faire de leurs organisations des modèles au point de vue économique et moral. Elle se pose aussi, en France, dans les mêmes termes, et nous aurons à en entretenir les lecteurs de l'Humanité. Elle s'est posée en Angleterre, où elle est depuis longtemps résolue, à la satisfaction des sociétés et des syndicats. Le rapport de Kauffmann montre excellemment que les rapports d'employeur à employé ne sont pas

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les mêmes dans les coopératives que dans les établissements capitalistes ; que les coopératives doivent renoncer au contrat de travail « unilatéral », parce que les ouvriers qui les composent ne doivent pas imposer à leurs ouvriers des mœurs contre lesquelles eux-mêmes luttent. D'autre part, l'égalisation et l'élévation des salaires, la courte journée de travail, ne sont pas simplement justes mais encore « avantageuses économiquement » pour les sociétés. Donc, il faut établir des contrats collectifs entre l'Union et les diverses unions nationales de syndicats. Mais, par contre, les syndicats doivent tenir compte des nécessités de la concurrence, ne pas montrer d'exigences hors de proportions, et aider à la suppression de la Schmulz Konkurrenz, de la « concurrence sale » (par le sweating, par la falsification, etc.). Les représentants des syndicats présents au congrès adhérèrent aux conclusions de ce rapport. La résolution établit la règle suivante : En cas de conflit entre une société et des employés, il est formé un tribunal arbitral composé de deux délégués du syndicat des employés de magasins ou du syndicat de la corporation dont l'ouvrier fait partie, de deux délégués de la société, et, comme tiers arbitre, d'un représentant du Cartel local des syndicats (qui correspondrait, en France, à la Bourse du travail du lieu). En exécution de cette règle, les sociétés qui emploient des boulangers et des « travailleurs des transports » (hommes de peine, livreurs, etc.) se sont réunies en congrès spécial, pour élaborer des tarifs avec les représentants des unions nationales de ces corporations. On s'est entendu pour établir un tarif général avec les boulangers ; les différences locales étant laissées à l'appréciation et à l'entente des sociétés et des branches locales du syndicat. L'accord n'a pu se faire avec les représentants des ouvriers des transports. Immédiatement ensuite s'est tenue la dixième assemblée générale de la Société d'achats en gros, dont tout le monde connaît le rapide développement et le magnifique succès.

La Société d'achats en gros Elle a groupé, jusqu'ici, 305 sociétés, avec 26 millions de francs de vente, et fait 52 millions et demi d'affaires avec 561 sociétés non affiliées. Son chiffre augmente journellement, et, pour les cinq premiers mois de l'année, dépasse de plus de trois millions de francs le chiffre correspondant de l'an dernier. Il a fallu augmenter son capital de plus de 300 000 francs. Elle débute actuellement dans la voie de la production coopérative en fondant une « savonnerie modèle », qui sera la plus grande d'Allemagne. Les terrains sont achetés et les travaux commencés. Elle coûtera un million de francs environ, et produira 250 quintaux de savon gras, 125 quintaux de savon vert et en poudre, 750 kilos de savon de toilette. Elle est construite de façon à pouvoir doubler sa production. Les bénéfices escomptés sont très importants. La fabrication commencera dès 1905.

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L'action morale de la Grosseinkaufgesellschaft n'a pas été moindre que son activité économique, puisqu'elle est véritablement le centre d'où est parti le mouvement qui a rénové la coopération allemande et abouti à la fondation de l'Union centrale. Elle constitue l'organe commercial de la coopération, comme l'Union constitue son organe moral et politique. Les deux institutions sont étroitement soudées par leurs militants, mais par leurs militants seulement, à la « social-démocratie » et aux syndicats nationaux.

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Mouvement coopératif. La politique et les coopératives

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Les Wholesale Societies anglaise et écossaise viennent de publier leur annuaire pour 1904. On sait qu'il se compose régulièrement d'une partie de documents officiels, statistiques et autres, et d'une partie théorique. Cette année, cette partie est presque entièrement consacrée à la politique, et à la politique de la classe ouvrière. Car la C.W.S., bien qu'elle soit un organe purement économique de la coopération, n'estime pas, comme le font chez nous les anarchistes ou les bourgeois coopérateurs, que l'intérêt de la coopération soit séparable de celui des ouvriers luttant sur le terrain syndical ou sur le terrain démocratique. Au contraire, les camarades anglais pensent qu'il faut avant tout éduquer l'ouvrier et l'inciter à se servir des instruments politiques pour améliorer la situation. Les problèmes de législation ouvrière sont naturellement au premier plan, et les progrès et les défauts de l'évolution démocratique sont admirablement mis en lumière par une analyse des derniers travaux législatifs en Angleterre et par une histoire critique de la fameuse affaire dite Taff Vale Case, où le syndicat des chemins de fer avait été condamné par la Chambre des lords comme responsable des faits de ses membres. Les auteurs n'ont pas de peine à démontrer que c'est au défaut d'esprit politique des trade-unions et de la masse ouvrière que de pareils jugements de classe étaient dus. Ils excitent en somme les ouvriers anglais à la formation d'un parti capable d'envoyer au Parlement des hommes compétents et des ouvriers, seuls vraiment décidés à aboutir sur les questions vitales pour la démocratie ouvrière : législation complète, avec retraites et journée de huit heures. Mais ces problèmes ne sont pas les seuls. L'histoire du sort des travailleurs intéresse certainement les coopérateurs, car un joli article de Wood montre comment a *

L'Humanité, 11 juillet 1904, p. 4.

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varié, en Angleterre, dans le siècle dernier, la condition légale et économique de la femme et de l'enfant salariés dans l'industrie. Enfin, un beau travail de l'ancien secrétaire du Comité des sans-travail, Percy Alden, discute de façon claire le « problème des sans-travail » (p. 162). Certes, toutes ces études ne sont pas d'un esprit également avancé, mais toutes trahissent que les coopérateurs anglais font tout pour rendre leurs frères conscients de leurs besoins et de leurs droits. Ils touchent même à la politique étrangère et coloniale. « L'éveil du Canada », la « Politique coloniale à l'égard des indigènes » (par l'humanitaire Fox Bourne), la « Possibilité de produire le coton dans les colonies anglaises », voilà des sujets qui les préoccupent à juste titre. Nous sommes bien loin de la routine terre à terre qu'on nous prêche, ou plutôt qu'on prêche contre nous autres, coopérateurs socialistes. Comme si coopération socialiste voulait dire coopération mise au service d'un parti politique quelconque, et comme si cela ne voulait pas dire coopération large, indépendante du mouvement politique, mais liée au mouvement général des sociétés modernes vers l'abolition des classes et du salariat.

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Mouvement coopératif

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Nous rappelons que c'est aujourd'hui mardi l'ouverture du restaurant coopératif de « l'Université populaire », 7, rue de Trétaigne (121, rue Marcadet et 119, rue Ordener). Nul doute que les travailleurs de Clignancourt y viennent nombreux pour en assurer la réussite. Ouvert à tous, il sera ainsi l'œuvre de tous. Cette première journée se terminera par une petite fête toute fraternelle à laquelle sont conviés tous les camarades qui s'intéressent à la coopération. M. Nast nous requiert d'insérer la réponse suivante : « À la rectification de M. Gide, mentionnant que j'avais représenté l'Union coopérative à Hambourg, M. Mauss (L'Humanité du 7 courant) ajouta un commentaire dont le ton pourrait laisser croire qu'au lieu d'effectuer un voyage accepté librement, mais assez fatigant, j'ai peut-être quitté Paris pour simuler un départ sincère, tout en allant simplement respirer l'air de la campagne à Saint-Denis. Tous les "peut-être" de M. Mauss sont pour moi fort bienveillants peut-être, mais certainement d'une telle ambiguïté que je dois à celui qui les a écrits un complet éclaircissement. « Si M. Mauss n'a pas trouvé trace de ma présence au congrès, quels comptes rendus a-t-il donc consultés ? Est-il excusable d'avoir négligé la lecture de l'organe officiel de l'Union coopérative centrale allemande : la Konsumgenossenschaftliche Rundschau ? Je le renvoie au numéro du 18 juin, page 652. Il y constatera non seulement ma présence, mais que j'ai adressé à nos camarades allemands une sympathique allocution. Voir aussi le Hamburger Echo, journal socialiste (14 juin).

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L'Humanité, 12 juillet 1904, pp. 3-4.

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« M. Mauss, agrégé de l'Université (sauf erreur) et socialiste, fera bien, à l'avenir, de se documenter par des procédés un peu plus scientifiques ! ALFRED NAST » M. Nast ne peut soutenir que nous avions insinué qu'il n'était pas au congrès, la parole de M. Gide nous suffisait sur ce point. La rectification tombe à faux. Elle ne marque que la susceptibilité et l'esprit biscornu du jeune auteur. Nos renseignements nous venaient du Vorwaerts, du journal de la démocratie allemande. Peut-être nos camarades du Vorwaerts, mieux informés que nos camarades de Hambourg, ont-ils laissé, intentionnellement, la présence de M. Nast dans l'ombre. Peut-être, avertis, ont-ils considéré que M. Nast n'était délégué que par le Comité central, organisation très peu démocratique, qui ne représente qu'une fraction, la moins intéressante, des coopératives françaises.

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La coopération socialiste

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L'Humanité est le premier grand journal quotidien qui, même dans le socialisme international, ait ouvert une rubrique régulière consacrée aux coopératives. Il est donc utile, ici, de dire avant tout pourquoi on peut parler de coopération socialiste et ce qu'il faut entendre par ces mots qui n'ont soulevé jusqu'ici que trop de discussions intéressées.

Les malentendus et les équivoques Une certaine mauvaise foi politique règne autour de ces organismes, encore naissants, mais déjà puissants et riches que sont les coopératives ouvrières de consommation. Des avidités et des craintes, des préjugés et des envies, des ambitions et des besoins s'agitent autour d'elles et risquent de retarder le mouvement. Les uns, coopérateurs bourgeois, voudraient canaliser les coopératives dans les voies d'une action bénigne, favorable à la légalité bourgeoise, où les droits du capital et ceux du travail finiraient par être également reconnus. Et l'on a vu, au congrès de 1900, un certain nombre de ces coopérateurs, les jaunes, voter, au grand dam des théoriciens, que la coopération n'a pas pour but l'abolition du salariat. Les autres, plus socialistes que coopérateurs, ne voient dans les coopératives que les « vaches à lait » du parti, l'endroit où il y a de l'argent dont on peut se servir dans l'agitation électorale. La coopération n'est pour eux qu'un moyen utile à la politique, une arme à mettre au service d'une opinion. Dans l'un et l'autre de ces deux camps, bourgeois et socialiste, des individus, mettant à profit les tendances diverses des sociétés, se disputent leur faveur, et cherchent, grâce à ces malentendus, à les *

L'Humanité, 3 août 1904, p. 1.

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exploiter, dans leur intérêt personnel. Ce faisant, ils trouvent, qui des décorations, qui des prébendes (minces, c'est vrai, mais des prébendes enfin), qui des succès de popularité plus ou moins faciles. Expliquons-nous donc une fois pour toutes, et disons quelles sont les sociétés coopératives qui ne sont évidemment pas socialistes.

Les coopératives jaunes Les coopératives jaunes sont de ce nombre. Cela est évident et n'a pas besoin d'être démontré. Mais qu'est-ce qu'une coopérative jaune ? C'est dans le monde coopératif ce qu'est le syndicat jaune dans le monde syndical. C'est un groupement formé par des ouvriers qui veulent l'entente et non la lutte avec le patronat. Une coopérative d'usine ou de compagnie, dépendant du Patron, recevant de lui des subventions, des allocations, des ordres de vendre ceci ou cela, est jaune ; elle est souvent administrée par une créature du patron, ex-cocher ou ex-concierge ou chien d'atelier. Souvent elle fait crédit à l'ouvrier et se récupère sur les salaires à l'usine. Alors ce n'est plus qu'un économat déguisé, si près de l'économat que le patron peut en refaire un économat comme cela est arrivé dans les usines Menier. L'esprit de la coopération socialiste est particulièrement intolérant vis-à-vis de ces manquements, non seulement au principe socialiste, mais encore au principe démocratique et coopératif lui-même.

Les coopératives rouges Un certain nombre de coopératives sont évidemment socialistes. Elles adhèrent au parti, reconnaissent ses principes sanctionnés par les congrès internationaux. Telles sont les coopératives du Parti ouvrier belge, la Maison du peuple, de Bruxelles ; le Vooruit, de Gand, etc., que tout le monde connaît. Telles sont encore les non moins belles sociétés du nord de la France: l'Union, de Lille; la Paix, de Roubaix, etc. Tant qu'a duré le mouvement d'unification du parti en France, plus de vingt sociétés, et des plus importantes, cotisèrent et furent représentées à son comité et à ses congrès. Mais ces tendances ont disparu lorsque le parti s'est à nouveau divisé. Il y a aujourd'hui de nombreuses coopératives socialistes qui n'adhèrent pas au parti. La plupart des sociétés, d'ailleurs, sont détachées aussi bien du Parti socialiste que du patronat. Beaucoup n'ont aucune opinion. Elles flottent entre le comité central et la Bourse des coopératives socialistes et n'adhèrent nulle part. De plus, ces deux organes moraux de la coopération française flottent eux-mêmes, l'un tendant vers la simple politique, l'autre acceptant dans son sein un nombre vraiment trop grand de coopé-

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ratives jaunes. Ce sont les camarades socialistes des coopératives indécises qu'il importe de fixer sur ce qu'il faut faire.

L'adhésion des coopératives au parti Est-elle possible ? Évidemment non, en France, tant que le parti sera divisé. Il n'est pas bon que nos divisions, toutes de tactique, viennent jeter le trouble dans la vie de nos organisations économiques. Mais, en général, les discussions politiques qui n'ont qu'un intérêt moral au dehors des sociétés, ont de graves désavantages matériels à l'intérieur d'une société coopérative. La désunion affecte la prospérité économique de celle-ci. Le parti mis en minorité se désintéresse de la société ; celle-ci voit baisser son chiffre de répartitions, l'affaire montée pour couvrir un chiffre déterminé de frais généraux ne les couvre plus, et souvent elle meurt. Un certain nombre de coopératives de consommation, trop socialistes, à Paris et dans la région parisienne, n'ont pas vécu parce que ce n'est pas seulement avec une poignée de militants qu'on peut faire marcher une coopérative. Mais même si le parti était unifié en France, nous ne serions pas partisan d'une adhésion complète au parti. Les inconvénients de la politique électorale, les froissements, les heurts d'opinions, les conflits de personnes sont tels qu'on a tout intérêt à les écarter des sociétés. La besogne d'action et de propagande doit être remise aux vrais militants qui peuvent d'ailleurs toujours former un groupe d'études à côté de la société.

L'exemple des syndicats et des coopératives allemands Nulle part les syndicats professionnels ne se confondent avec le Parti socialiste. Et nous avons vu, au congrès de Hambourg, les coopérateurs allemands, des socialistes pourtant, protester contre l'insinuation qu'ils avaient l'idée de mettre la coopération ouvrière au service d'un parti quelconque. C'est pourquoi nous concluons en disant qu'il n'est pas opportun de faire des coopératives, pourtant purement ouvrières, des organes du Parti socialiste. Si, à la rigueur, une société, par des votes régulièrement renouvelés, en assemblée générale, décide de subventionner le Parti socialiste, rien de mieux. C'est que les circonstances le permettent et que la mentalité de la société est assez profondément socialiste pour que sa prospérité n'ait rien à craindre d'un acte de ce genre. Mais, sur ce point, nous préférons nettement le système belge de la cotisation fixe par membre (1 franc), au système français (dans le Nord) du prélèvement sur les tropperçus ou même sur le chiffre des ventes (à Lille : 0,66 %). Ce dernier procédé

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aboutit, en effet, tout simplement, à prélever, au profit d'un comité électoral, un véritable impôt indirect sur la consommation ouvrière organisée. Le camarade bon consommateur et chargé de famille se trouve, dans ce système-là, le plus imposé. Mais nous croyons que les coopératives de consommation ont mieux à faire, elles ont à faire leur socialisme.

Le socialisme pratique Elles doivent être des asiles pour les militants, pour les syndicats, pour les groupes politiques. En Belgique, à Amiens, les employés des sociétés sont des socialistes, des syndicaux, traqués par le patronat que la coopérative met définitivement à l'abri. À Amiens, en Belgique encore, elles reçoivent en dépôt les fonds des syndicaux, s'en servent et leur servent l'intérêt. Ici elles impriment au meilleur compte leurs feuilles de propagande ; là elles soutiennent énergiquement des grèves. Seulement il ne suffit pas aux coopératives de faire quelques actes socialistes pour être socialistes, il leur faut aussi faire tout le socialisme qu'elles peuvent faire, et elles en peuvent réaliser beaucoup. Les coopératives de consommation sont, dans bien des cas, de véritables organisations où s'ébauche le droit futur. En Allemagne, elles viennent de passer, comme elles l'ont déjà fait en Angleterre depuis longtemps, des contrats collectifs de travail avec les syndicats nationalement constitués. En France, à la Bellevilloise, à l'Avenir de plaisance, par exemple, le principe du salaire égal à travail égal est souvent reconnu. Perpétuellement partout, les sociétés démontrent que bons salaires et bonnes conditions de travail, organisation libre de leur travail par les ouvriers eux-mêmes sont compatibles avec la qualité, l'économie dans la production ou les services. Elles démontrent expérimentalement ce que le socialisme prêche. Elles installent des caisses de retraites, à Gand, à Saint-Claude, en France, et assurent contre l'invalidité à des taux inouïs de bon marché. Les services de mutualité, de solidarité véritable fonctionnent avec une régularité et une efficacité dont la philanthropie bourgeoise ne se fait pas une idée. À sa société, le camarade dans la gêne ne reçoit pas un cadeau, il exerce son droit de sociétaire. Les coopératives de consommation peuvent faire de l'éducation socialiste. En Belgique elles sont le véritable centre de l'extension universitaire. Chez nous elles font vivre, en bien des endroits (Amiens, Nanterre, la Ménagère, la Bellevilloise, etc.), l'université populaire de la ville ou du quartier. Une coopérative socialiste est l'asile rêvé de la propagande purement éducatrice du prolétariat. Enfin, par leur force économique, par leur propre développement, elles deviennent des agents puissants de transformation. Elles socialisent toujours plus de capital, leur fonds de réserve, leurs immeubles amortis, sont des propriétés toujours plus

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importantes auxquelles l'actionnaire n'a pas droit. Elles organisent dans leurs fédérations la production et suppriment ainsi sans indemnité, tous les jours, un peu de capitalisme. Elles rejoignent le petit paysan producteur qui, sous leur pression, s'organise pour le travail en commun. Mais de cette force et de ce pouvoir, il faut que les sociétés soient conscientes. Il faut aussi qu'elles veuillent s'en servir non pas seulement pour elles, mais pour l'humanité travailleuse tout entière. Avoir constamment pour but l'abolition du salariat par la coopération entre autres moyens, faire œuvre qui serve à émanciper le prolétariat, voilà ce qui fait qu'une coopérative est socialiste.

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Mouvement coopératif. Au congres de Budapest

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Budapest. Il est incontestable que si, à Manchester, au dernier congrès international, le succès fut pour la coopération de consommation, à Budapest, nous avons subi l'influence assez pernicieuse, à notre avis, de la coopération rurale. Que notre camarade Ellen nous permette d'empiéter sur le domaine qui lui appartient ici, en traitant de questions agraires. Mais nous avons pu faire ici des constatations, des expériences, dont il importe d'informer le socialisme français.

La coopération rurale C'est un cliché courant que de dire que la coopération est chose essentiellement urbaine, qu'elle est l'apanage des ouvriers des villes, de ceux de l'industrie en particulier. Quand on parle ainsi on ne pense qu'à la coopération de consommation, ou à l'association ouvrière de production. Il n'y a pas d'erreur plus grave et même plus dangereuse. Le régime économique coopératif fleurit à la campagne. Et voici quelques chiffres : en Allemagne, nous trouvons, d'après les statistiques de M. Crüger, le chiffre énorme, augmentant chaque année, d'au moins 23 996 sociétés, avec un effectif de plus de quinze cent mille membres. Et il est à noter que les caisses coopératives Raiffeisen n'ont pas envoyé de statistiques complètes, et que bien des sociétés de production allemandes ne sont que des sociétés agricoles. Les chiffres d'affaires totaux sont encore plus colossaux : nous sommes mal informés sur eux, mais certainement, pour les sociétés de crédit, ils dépassent dix milliards de francs. Il est vrai que les affaires de ces sociétés sont des *

L'Humanité, 4 octobre 1904, p. 3.

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affaires de banque où les chiffres sont très facilement élevés. Au Danemark, en Autriche, même succès. Au Danemark, plus de la moitié de la population rurale coopère, et la moitié la plus active et la plus riche des sociétés coopératives agricoles exportent 57 % de la totalité des exportations danoises, 285 millions de francs environ.

La négligence du parti Le danger que court le socialisme à méconnaître un pareil mouvement est des plus graves. Nous en désintéressons comme autrefois le parti s'est désintéressé de la coopération de consommation. Pendant ce temps-là, ce sont les agrairiens, les réactionnaires, les prêtres qui s'emparent, par la coopération, de l'organisation paysanne, y collaborent énergiquement, et trouvent dans ce moyen d'émancipation un moyen de tutelle. Nous avons laissé les MM. de Fontgalland, de Vogüé et autres diriger des syndicats agricoles, qui, pour être fondés sous le régime de la loi des syndicats professionnels (loi Waldeck de 1884), n'en sont pas moins aussi corporatifs que les coopératives allemandes... pas plus non plus. Des milliers de paysans français sont groupés par les mélinistes, par les cléricaux : l'État les subventionne, quoi qu'on en dise, quoi qu'on en ait dit. Grands propriétaires, petits propriétaires et souvent ouvriers agricoles sont confondus dans un seul mouvement, où les gros, seuls, trouvent leur intérêt. Le parti, en France comme en Allemagne, ne s'est guère soucié que de la situation des ouvriers ruraux. Il ne s'est pas rendu compte qu'il y avait, aussi pour les propriétaires travailleurs, des problèmes économiques, et qu'à la solution de ceux-ci, le parti pouvait contribuer. Qu'on y prenne garde. La coopération rurale est une arme politique de première force. Elle favorise le régime de la propriété capitaliste, en satisfaisant les besoins trop pressants du petit propriétaire, en l'empêchant de se révolter. Elle renforce les instincts naturellement conservateurs du paysan. Elle sert à la germanisation en Alsace-Lorraine, à la cléricalisation en Allemagne, en Autriche, dans certaines parties de la France. Le paysan qui doit des sommes importantes à la société de crédit, qui est affilié à une mutuelle d'assurance contre la mort du bétail, et y a déposé d'importantes primes, s'y trouve naturellement dirigé par les gros bonnets de l'endroit. Ceuxci, même avec les plus pures intentions du monde, mettent toujours la main sur lui. C'est une recrue perdue pourrions... jusqu'à nouvel ordre.

La coopération de crédit En France, cette forme d'association n'est pas aussi extraordinairement prospère qu'en Allemagne. Nous n'avions guère, en 1903, d'après M. Duformantelle, que 1038 sociétés de ce genre, la plupart très petites. Le groupe catholique, des sociétés adhérentes à l'Union des caisses rurales, en compte plus de 450. Quelque 53 caisses régionales ont déjà absorbé 6 millions sur les 40 millions de la Banque de France destinés au crédit agricole. Et si l'on hésite à la fondation d'une caisse centrale qui

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absorberait le reste de ces 40 millions, ce n'est pas tant, à ce qu'il parait, par crainte de multiplier les services de l'État, c'est par crainte du contrôle politique de l'État républicain. On sait ce qu'est une société de crédit. C'est, juridiquement, une société coopérative, qui, avec les capitaux de ses membres, avec la garantie solidaire de tous, Prête à chacun d'entre eux. Il y en a de deux sortes. Les unes sont des sociétés à responsabilité illimitée, c'est-à-dire que les membres s'y engagent chacun pour la totalité des dettes de la société. Il y a enfin les sociétés dites Caisses Raiffeisen, du nom de leur fondateur, et qui sont des espèces de sociétés mutuelles. Elles sont pour la plupart dirigées par des prêtres et, d'essence, catholiques. Les autres prennent moins le sociétaire dans l'engrenage, et ne l'engagent que pour le montant de son action. Les unes et les autres sont grandement favorisées, à l'étranger, par la loi qui les autorise à faire (avec l'aide de la Caisse d'épargne nationale en Autriche) des coopératives des caisses d'épargne. Le pourcentage des pertes est faible, extraordinairement faible. Les sociétés exigent de la part de leurs membres de telles garanties, que les Caisses Raiffeisen allemandes se vantent de n'avoir rien perdu depuis leur fondation, en 1849. Dans la plupart des pays, ces sociétés sont reliées entre elles par une caisse centrale qui reçoit leurs dépôts et, avec ces dépôts, et souvent grâce à l'État, fait leurs opérations mutuelles de banque et assure la circulation des papiers émis. Car l'emprunteur paysan souscrit une véritable lettre de change. Le succès de ces sociétés a été considérable en Italie, un capital dépassant 119 millions de francs : un chiffre annuel d'affaires dépassant 1,127 million est fait dans les Bianche Popolari. En Allemagne, le succès est plus fabuleux encore : 960 sociétés, du système à responsabilité limitée, groupent 542 000 membres et font pour 8 milliards 100 millions passés d'affaires, possédant un actif de 956 millions. La moitié au moins environ de ces sociétés et de ce nombre de membres sont agricoles. L'Union impériale en groupe 7 008, avec, pour 6 097 sociétés, 506 069 membres, et 1367 million d'affaires. Le reste est à l'avenant. Des caisses centrales sont fondées, reliant, dans la plupart des pays de l'Empire, les sociétés entre elles, et se conduisant vis-à-vis d'elles comme elles se conduisent vis-à-vis de leurs membres. En Autriche, en Hongrie, le succès, pour être moins considérable, n'en est pas moins réel. Dans l'ensemble de l'Autriche, 4 000 sociétés ont été fondées en moins de quinze ans ; en Hongrie, près de 1 100. Ces sociétés ont presque doublé partout leurs effectifs dans les dernières années : 366 000 membres en Hongrie, 477 000 en Autriche. Elles arrivent, dans ces pays, à effacer, chaque jour davantage, la hideuse plaie de l'usure. Mais les critiques que nous pouvons adresser à ces sociétés, nous autres socialistes, sont nombreuses. Choisissons parmi elles : Certes, nous abhorrons l'usure, et nous sommes heureux de la voir disparaître des campagnes. Mais un certain nombre de sociétés pratiquent une sorte d'usure elles-

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mêmes. En Galicie, les taux ont oscillé entre 4 et 12 % pris aux emprunteurs, 3 et 8 % alloués aux dépôts. En Hongrie, certains taux d'avance atteignent 6 et 8 %. C'est donc un progrès faible et qui n'est appréciable que si on tient compte de l'état arriéré de ces pays. D'ailleurs, les garanties sont telles qu'il n'y a aucun mérite à prêter dans de telles conditions. Nous avons vu, de nos yeux vu, à la Banque centrale des sociétés hongroises de crédit agricole, les titres sur lesquels la banque prête ; ce sont : 1º souvent des titres hypothécaires ; 2º toujours des titres de change de l'emprunteur ; 3º toujours revêtus, eux-mêmes, des signatures des deux corépondants ; 4º de la signature de la société locale qui s'engage, vis-à-vis de la Banque centrale, à couvrir la perte dans le cas impossible où il y en aurait. D'autre part, la plupart de ces sociétés de crédit, fondées entre gens se connaissant bien, ont souvent un caractère confessionnel marqué. Le relatif insuccès de cette forme de société en France et au Danemark prouve surtout la richesse du paysan français.

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Une exposition

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On a fait vraiment trop peu d'honneur au discours que M. Loubet a prononcé l'autre jour au Musée social. Surtout, on a laissé passer, sans remarquer suffisamment la gravité de l'engagement, la promesse que fit le président de collaborer, un jour, « à l'exposition annoncée... par M. Siegfried et qui sera... un succès pour le Musée social et pour notre pays ». M. Loubet, qui se défend d'oublier qu'il est mutualiste et membre du Musée social, semble avoir en réalité promis le concours de l'État. Il s'agit d'organiser, pour 1907, une exposition « d'économie sociale » à Paris. Le jury de la section d'économie sociale à l'Exposition de Saint-Louis tout entier aurait signé un appel à la France pour instituer cette exposition spéciale universelle, dont l'organisation - voici où perce le bout de l'oreille - serait confiée au Musée social. Qu'on institue ce qu'on voudra, qu'on expose ce qu'on voudra Mais il faudrait savoir dès maintenant de qui ce sera l'Exposition. Du « Musée social » ? Soit. Alors, que ces Messieurs la fassent à leurs frais ! De l'État ? Entendu. Alors pourquoi confier la direction de cette exposition à ces Messieurs ? N'a-t-on pas sous la main, pour organiser une exposition de ce genre, des hommes plus compétents, plus directement attachés au service de l'État que M. Mabilleau et M. de Seilhac ? M. Fontaine, le directeur du Travail, M. Paulet, le directeur de la Prévoyance sociale, tous deux du ministère du Commerce, M. Barberet, directeur de la Mutualité au ministère de l'Intérieur, n'ont-ils pas les connaissances et le dévouement nécessaires ? N'ont-ils pas sous leurs ordres des corps d'employés offrant aux futurs exposants des garanties que ne donnent pas messieurs Cheysson, Picot, etc. ?

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L'Humanité, 23 décembre 1904, p. 1.

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Que les membres du « Musée social » fassent partie largement des comités d'installation, rien de mieux ! Ils y ont, traditionnellement, une place déjà trop grande. Que les exposants soient même invités à laisser une partie de leurs collections audit musée, voilà tout ce que nous pouvons admettre. Mais qu'une Exposition universelle, organisée grâce aux deniers de l'État, soit laissée entre les mains d'une association privée, à tendances politiques déterminées, c'est ce qui serait intolérable.

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Mouvement coopératif. L'Alliance coopérative internationale

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Vraiment, la victoire des idées socialistes, au congrès de Budapest, était plus éclatante que nous n'avions pensé. Les tendances bourgeoises, conservatrices de notre état social, y ont subi une défaite qui parait de plus en plus grave et significative pour le mouvement coopératif dans le monde entier. Quel chemin parcouru depuis la fondation de l'Alliance internationale des coopératives ! Qu'on en juge.

L'Alliance coopérative internationale Cette organisation n'avait pas, dans le principe, et pour ses fondateurs, un but strictement coopératif. Ce furent les apôtres de la panacée bourgeoise, de la « participation aux bénéfices », qui crurent trouver dans des congrès coopératifs internationaux un appui qu'ils ne trouvaient plus dans certaines organisations nationales. Ce furent en particulier Holyoake et les derniers socialistes chrétiens qui, battus sur cette question dans les congrès anglais, s'entendirent avec feu M. Charles Robert, l'un de nos derniers bourgeois philanthropes, et instituèrent l'Alliance. Les quatre premiers congrès se traînèrent sans grand intérêt. Au congrès de Manchester (1902), les coopératives de consommation, les camarades anglais en particulier, prirent enfin en mains la direction du mouvement. On démocratisa l'Alliance en ne donnant plus le droit de voter aux personnalités qui, dans les pays où la coopération était suffisamment développée, n'avaient pas reçu mandat des organisations coopératives. D'autre part, furent élus au bureau de l'Alliance : Serwy, le *

L'Humanité, 26 décembre 1904, p. 4.

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dévoué secrétaire de la Fédération des coopératives belges, l'ancien secrétaire du Bureau socialiste international ; Héliès, l'administrateur de la Bellevilloise, l'un de nos meilleurs militants français, en même temps que Kauffmann, qui venait à peine de quitter son poste de journaliste socialiste pour diriger l'Union centrale allemande.

Le congres de Budapest Au congrès de Budapest, les tendances conservatrices furent battues sur deux points. D'abord la tutelle que, dans certains pays, l'État prétend exercer, moyennant subventions, sur les sociétés de consommation, fut presque unanimement blâmée. Même nous autres, socialistes français, qui n'avions pas mandat de refuser toute aide gouvernementale, ne pouvions approuver la soi-disant coopération des agrariens autrichiens, allemands, voire français. Et le succès fut encore affirmé par le renouvellement de la délégation anglaise dans un sens plus ouvrier - l'élection au bureau du camarade Lorenz, social-démocrate de Hambourg, du camarade Enner, de la Fédération des coopératives ouvrières autrichiennes. On sait que les socialistes français avaient fait passer le camarade Guillemin, de la Bourse des coopératives, quand un coup d'État de M. de Rocquigny vint faire annuler un vote acquis. Ainsi, une forte minorité ouvrière, sinon socialiste, pénétrait au cœur même de la place. Les coopérateurs bourgeois l'ont bien senti. Les voici qui partent et qui avouent ainsi leur défaite.

Les démissions bourgeoises C'est d'abord le plus conscient des coopérateurs bourgeois qui s'en est allé, en claquant les portes, le docteur Crüger. Celui-ci, avant tout représentant des coopératives de crédit allemandes et du petit commerce allemand, qui a tout fait pour retarder la coopération de consommation dans son pays, croit qu'il n'y a plus à compter sur l'Alliance internationale. L'entrée de Lorenz au bureau est le signal de son départ. Au surplus, il proteste contre le peu de cas que les autorités du congrès firent de lui, docteur Crüger, de la coopération allemande (?) et des idées conservatrices. Il remarque amèrement le cas que le congrès fit par contre du socialisme et des socialistes. Sa place n'est plus parmi de tels coopérateurs... En effet ; car M. le docteur Crüger est devenu maintenant administrateur d'une des grandes banques allemandes, de celle précisément à laquelle sont liées par intérêt la plupart des coopératives de petits commerçants allemands. Il laisse la place aux vrais coopérateurs, et en particulier aux coopératives de consommation. C'est ensuite le pâle initiateur autrichien du docteur Crüger qui démissionne ; le député Wrabetz, un des représentants du libéralisme coopératif ; le dernier adepte servile de Schulze-Delitzsch, aussi ignorant du mouvement coopératif international que peu actif militant et peu dévoué à la coopération ouvrière de consommation. C'est

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contre lui qu'il a fallu que les Autrichiens dressent leur Union centrale de la même façon que les Allemands avaient constitué la leur contre Crüger., Tous les deux, aussi peu désireux d'intensifier l'action coopérative que de réaliser, sur le terrain des affaires, l'organisation coopérative internationale, se sentent mal à l'aise et nous débarrassent de leur pesante présence.

Le débat actuel Mais ce qui est plus intéressant encore à noter, c'est que, au moment même où se produisaient ces démissions, nos camarades anglais élevaient un débat très vif dans leur grand journal, les Cooperative News (plus de 65 000 exemplaires vendus chaque semaine). Les rédacteurs reprochaient à l'Alliance son manque de tendances « collectivistes ». Le mot est imprimé en toutes lettres, peut-être l'une des premières fois dans ce journal. A ce reproche, M. Wolff, le président actuel du bureau, a répondu que, en ce qui le concernait, le reproche était mal fondé ; qu'il avait précisément rallié à l'Alliance internationale les coopérateurs socialistes français et belges ; qu'il avait même été très heureux de proclamer Guillemin, élu au dernier congrès, et fort ennuyé d'annuler ce vote ; qu'il croyait justement à l'intérêt que présente actuellement, pour la coopération, la tendance socialiste et ouvrière. Décidément, il y a quelque chose de changé dans le monde coopératif international.

Notre devoir Nous sommes, nous, coopérateurs socialistes, à demi victorieux. Profitons de notre avantage, profitons du départ des bourgeois pour conquérir de nouvelles forces. Agissons avec continuité et prudence. Un vif mouvement se dessine partout dans le monde coopératif. De plus en plus, l'idée socialiste, mère de la coopération, remonte à un horizon dont elle n'eût jamais dû disparaître. Il faut se garder de presser trop les événements. Mais il ne faut pas cesser une propagande d'une activité pratique, toujours plus nécessaire.

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Mouvement coopératif. Propagande coopérative

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L'état de la propagande coopérative en France est quelque chose de presque lamentable. L'effort est presque nul. Le Comité central comme la Bourse n'ont qu'un tout petit nombre de propagandistes ; la Bourse des coopératives n'exerce son action que dans le rayon de Paris ; le Comité central ne visite guère que des sociétés. La propagande n'est qu'une propagande interne, qui ne touche que des coopérateurs et ne réussit même pas à stimuler leur action. Il serait pourtant urgent d'étendre notre mouvement. Il est certes bon d'organiser, d'intensifier la vie coopérative. Il faut encore acquérir tous les jours d'autres coopérateurs à notre œuvre commune. Nous n'avons, en France, que 1900 sociétés au plus pour 36 000 communes au moins. Nous n'avons que 400 000 coopérateurs (chiffre classique), et nous avons 820 000 voix socialistes au moins, 600 000 syndiqués, diton, 3 millions de mutualistes... dit-on. Il y a en France une masse énorme de coopérateurs possibles, qui ne le sont pas. Il faut que ceux-là le deviennent, eux avec d'autres. Pour cela, il faut de l'agitation. Pourquoi ne tente-t-on pas d'atteindre d'autres milieux que ceux où nos idées ont déjà pénétré ? Pourquoi ne profiterait-on pas des prochaines élections pour essayer un immense mouvement qui pourrait être fait à ce moment avec les moindres frais ? Voilà une question que nous aimerions voir portée à l'ordre du jour du Congrès de la Bourse des coopératives, en 1905, à Nantes.

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L'Humanité, 3 janvier 1905, p. 4.

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Le Konsumverein de Bâle

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Une ville coopératisée ! On peut même dire un État ! car Bâle-ville est un canton suisse, et l'on sait qu'un canton suisse, c'est un véritable État, avec son Parlement, ses ministres, ses administrations autonomes. Depuis longtemps, notre bon camarade Mutschler, l'excellent militant du Xle, nous avait indiqué l'étude de la société de Bâle comme pouvant intéresser les coopérateurs et les socialistes français. Depuis longtemps, Mutschler nous avait fourni les renseignements primordiaux et signalé la question. Mais il était trop enthousiaste, à notre avis. Nous soupçonnions que la victoire remportée à Bâle par la coopération n'était pas aussi éclatante que le disait Mutschler, trop coopérateur. Nous voulions voir par nous-mêmes, avant de renseigner les lecteurs de L'Humanité. Nous voulions ne pas nous borner à étudier des chiffres. Il nous fallait le contact direct des choses et des personnalités. C'est pourquoi nous nous sommes livré à une enquête sur place, dont voici les résultats sommairement, trop sommairement résumés.

Un État dans l'État On peut dire que tout Bâle n'est qu'une coopérative. Sur 107 000 habitants, 23 788 étaient membres de la société au mois de janvier 1904. C'est-à-dire que, si l'on compte quatre personnes par famille (et la moyenne suisse est plus élevée), il n'y a pas 500 familles qui ne soient pas directement adhérentes à la « Consommation ». En fait, les administrateurs évaluent à environ 300 seulement le nombre de celles qui échappent à l'usage commun. Et le décompte en est vite fait : 200 familles trop misérables pour pouvoir jamais payer comptant, et une centaine de ces 154 fameux *

L'Humanité, 21 janvier 1905, p. 1.

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millionnaires dont parle Baedeker et qui n'ont évidemment pas besoin de leurs tropperçus. Tout le monde fait donc partie de la société et la société, c'est tout le monde. Elle comprend des individus de toutes les classes. Pour profiter de ses services, bourgeois, richards, petits commerçants, ouvriers, employés, fonctionnaires, tous y adhèrent et s'y intéressent. La vie économique du canton de Bâle est absorbée par la coopération. Aussi, les élections au conseil de la société sont-elles tout aussi importantes, tout aussi suivies, tout aussi discutées par la presse et les partis que les élections au Conseil d'État. Tous les journaux reçoivent ses communiqués, même les journaux conservateurs. Elle est une puissance entre toutes. Elle intervient directement, dans certains débats politiques qui touchent le consommateur. Représentant immédiatement les intérêts du citoyen, elle se dresse quelquefois pour le diriger. C'est ainsi que lors du vote populaire du tarif douanier, le Konsumverein se chargea de la propagande antiprotectionniste, anti-agrarienne. Au scrutin, les propositions protectionnistes n'eurent, à Bâle, qu'un nombre ridicule de voix. Pour la loi sur les vins, loi dite des dix litres, ce fut bien mieux, le Konsumverein la fit annuler alors qu'elle avait été votée légalement par le Parlement bâlois et promulguée. Elle permettait d'augmenter le nombre des débits ; cela était, jugea le conseil de la société, préjudiciable aux intérêts du peuple. Il récolta le nombre nécessaire de signatures pour provoquer un référendum, un vote du peuple sur la loi. Il organisa une propagande active, et le peuple donna tort à ses élus politiques, il annula la loi.

Histoire et état actuel La société débuta en 1865 ; fin 1866 elle avait 555 membres, 4 sièges, et faisait déjà pour 181 021 francs d'affaires annuelles. Elle vivait sous le régime de la coopération intensive, puisqu'elle distribuait 14 % de trop-perçus. En 1884, 4 432 membres, 18 sièges, 1640 000 francs d'affaires. En 1894, 13 101 membres, 29 sièges, 5 887 310 francs d'affaires, 8 % de trop-perçus. Fin 1903, 23 788 membres se groupaient autour de 73 sièges, se répartissaient pour 12 670 000 francs de marchandises, se distribuaient 962 000 francs de trop-perçus, tout en mettant 53 000 francs à la réserve et en distribuant une pareille somme en bonis aux employés. L'actif est aujourd'hui de 5 178 000 francs, sur lesquels à peine la moitié est due à des tiers ou aux sociétaires, c'est-à-dire à la caisse d'épargne où ils ont déposé plus de 1 200 000 francs, donnant ainsi aux coopérateurs français un grand exemple de confiance. Neuf rayons divers satisfont les besoins des sociétaires. La société fait près de la moitié, selon les uns, près du tiers, selon les autres, du commerce de détail de la ville. Voici les chiffres des divers rayons. Épicerie et alimentation, 3 123 000 francs -, boulangerie, 688 000 francs vin, 709 000 francs ; lait, 4 176 000 francs ; bière, 350

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000 francs combustibles, 617 000 francs ; chaussures, 247 000 francs ; boucheriecharcuterie, 2 646 000 francs.

Les services municipalisés En réalité, le Konsumverein de Bâle a trois grands services : l'épicerie, la laiterie, la boucherie-charcuterie. Dans ces trois spécialités, la société fait presque la totalité des affaires de la ville. La laiterie est un succès. La vente atteint 43 927 kilos par jour en moyenne. La consommation du lait a même augmenté, dans Bâle, depuis que la société le porte à domicile. C'est un lait de premier ordre, supérieur à tous les laits suisses, fameux dans toute la région. Installée en 1884, la laiterie a triplé son chiffre d'affaires en dix ans. La société s'approvisionne, pour une bonne partie, dans des sociétés agricoles de laiterie. L'épicerie compte 52 sièges admirablement aménagés, répandus dans tous les quartiers de la ville. Mais le succès le plus étonnant fut celui de la boucherie. Longtemps stationnaire, elle est maintenant une des plus grandes affaires de Suisse. Pi-ès de 1 800 têtes de gros bétail, 8 000 veaux, 400 moutons, 5 900 porcs sont débités par an. La viande est la meilleure, la plus fraîche, renommée à des lieues et des lieues, au meilleur marché, à un cours relativement fixe. La charcuterie est merveilleusement agencée. Les articles fabriqués sont vendus dans la journée ; les produits du Konsumverein de Bâle font prime même sur les marchés voisins. C'est la véritable commune économique qui est en train de se réaliser a Bâle, qui s'est partiellement réalisée.

L'avis des militants Jusqu'ici tout est beau, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ; tout est miracle. Bâle, la ville autrefois régentée par un patriciat protestant et qui est passée aux formes ultimes du coopératisme ! Mais en toutes choses il faut voir la fin. Il y a une tare, une grave tare à la société de Bâle. C'est une société bourgeoise. Elle a fait infiniment ; elle n'a pas fait grandchose par rapport à ce qu'elle pourrait faire. Nous fûmes curieux de consulter quelques militants. Comme il était à prévoir, il nous fallut déchanter. Nous avons vu le citoyen Arnold, paisible et énergique militant de la socialdémocratie bâloise. Lui n'est pas trop pessimiste. La société fait sa besogne. Elle a

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réduit sensiblement le coût de la vie, et amélioré, pour toute la région, la qualité des denrées débitées. Elle distribue d'abondants trop-perçus que l'ouvrier aime à retrouver. Elle a une assez bonne action sur l'esprit du peuple. Elle a donné abri à un certain nombre de militants du parti. Malheureusement, une fois en place, ces militants ont cessé de militer; il n'y a pas trahison, il y a refroidissement immédiat. Malheureusement encore la société ne se lance pas dans la voie admirable de la solidarité : les préoccupations commerciales priment les autres. Quand les socialistes ont eu la majorité au Conseil, ils furent même incapables, par timidité et par suite d'une violente opposition, de rien faire d'audacieux, d'utile. La société ne rend pas au prolétariat tous les services que lui rendent les coopératives belges et du Nord français, ni ceux que lui rendent les coopératives ouvrières de Paris et des environs. Le citoyen Wassilief, le secrétaire ouvrier pour Bâle, militant froid, positif, décidément révolutionnaire, syndicaliste ardent, est plus âpre, plus pénétrant dans ses critiques. Il nous produit des chiffres écrasants. C'est entendu, nous dit-il, le Konsumverein à Bâle a fait baisser le prix de l'alimentation ouvrière, mais qui en profite ? Le taux des loyers est plus élevé à Bâle qu'ailleurs, et si le prix du bon lait et de la bonne viande sont très inférieurs à ceux des environs, le prix des salaires l'est aussi. Et il nous montre les statistiques admirablement précises de la Fédération suisse des typographes. Il en ressort que le typo bâlois de chaque catégorie a un salaire de plus de quatre francs inférieur, par semaine, à celui de ses camarades des villes voisines d'Aarau et d'Olten. L'organisation syndicale est faible à Bâle, voilà la cause de la dépréciation des salaires. Une bonne partie des bénéfices produits par la coopérative passe au capitalisme, qui trouve ainsi son compte aux œuvres destinées à le supplanter. Wassilief nous indiqua encore bien d'autres faits qu'il serait trop long d'exposer ici.

Coopération neutre et coopération ouvrière Il nous est facile de tirer un enseignement de tous ces faits. Certes, il est très utile, très beau de grouper autour d'une coopérative tous les consommateurs. Certes, elle est typique cette municipalisation des services opérée sans secousse, par le seul jeu de la supériorité de l'organisation coopérative. Elle peut nous donner à rêver à nous autres socialistes. Elle nous montre que le moyen de tout communaliser, nous l'avons là, sous la main. C'est la coopération. Mais enfin, il faut encore que tout cela serve à quelque chose ! Et surtout que cela serve à l'ouvrier, qui est le plus mal partagé de tous les consommateurs. Le citoyen Wassilief estime que la moitié au moins du profit coopératif profite au capitalisme. Dès lors, à quoi bon ? L'organisation démocratique de la consommation renforçant l'organisation anarchiste de la production ! Quel contrecoup ! Les camarades bâlois, s'ils veulent définitivement mériter de l'humanité future, nous doivent de mener, de concert avec les syndicats, la bonne lutte émancipatrice.

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Une majorité ouvrière de consommateurs fidèles craint, à Bâle, de mécontenter une forte minorité bourgeoise, mauvaise coopératrice, peu stable. Il faut avoir le courage d'agir et de faire servir la coopérative à renforcer l'action syndicale, l'action mutualiste, au fond, l'action socialiste non politique. C'est le seul moyen, pour le Konsumverein de Bâle, de donner son contingent d'efforts dans le mouvement qui tend à abolir les classes.

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Mouvement coopératif. Nouvelles de Suisse *

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Le Lebensmittelverein de Zurich vient de fêter son vingt-cinquième anniversaire. Après la grande société de Bâle, cette coopérative de consommation est la plus grande de Suisse. Elle groupe maintenant 14 125 membres. Son capital est de 356 072,35 francs et son fonds de réserve est de 191 227,81 francs. Il faut remarquer qu'en Suisse les coopérateurs ne sont pas propriétaires d'actions comme en France, mais qu'ils deviennent sociétaires par le simple versement d'une minime cotisation, d'ordinaire 3 francs. Ce qui fait que ce capital est en réalité une réserve collective et non remboursable. En 1904, elle a réparti pour 3 120 000 francs de marchandises et restitué pour 272 327 francs de trop-perçus. L'histoire de la société de Zurich est particulièrement curieuse. Elle a été longtemps une société anonyme du type capitaliste ordinaire. Car la loi suisse n'a permis que lentement la formation de coopératives proprement dites. C'est en 1890 seulement qu'elle se transforma en société de consommateurs, du type rochdalien. À cette époque, elle n'avait que 575 membres et, organisation bourgeoise, elle n'avait que 14 125 francs de capital ! Elle était tout près de la liquidation. Maintenant, elle a vingt-huit fois plus de membres, vingt fois plus de capital, et, ne vendant qu'à ses membres, elle fait dix fois plus d'affaires qu'autrefois, quand elle vendait à tout le monde. Nos camarades du Volksrecht, le journal socialiste de Zurich, qui fêtent joyeusement ce jubilé, font remarquer avec raison que non seulement, en moins de quinze ans, la coopérative de Zurich a prospéré, établi 71 sièges de vente, et distribué un million et demi de trop-perçus enlevés à l'accaparement capitaliste, mais qu'elle a aussi contribue pour une large part à maintenir à un taux normal le coût de la vie dans *

L'Humanité, 27 mars 1905, p. 4.

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la ville et les faubourgs, même pour les non-sociétaires. Car c'est le propre de la coopération comme de toutes les véritables organisations ouvrières de ne pas profiter qu'aux ouvriers associés. Lorsqu'un groupement ouvrier, économique, se forme et lutte, il lutte non seulement pour ses membres, mais encore pour toute la classe dont il émane et dont il tend à améliorer l'existence. Ne poursuivant pas l'égoïste appropriation de bénéfices quelconques, toute coopérative de consommation ouvrière travaille pour l'ensemble du prolétariat présent et futur. D'ailleurs, en ce moment même, la jeune et vaillante coopérative de Lausanne soutient pour tout Lausanne une lutte énergique contre les boulangers qui ont tenté d'élever les prix sans raisons. Signalons que la nouvelle société fait concurrence à une ancienne coopérative bourgeoise qui n'a, à Lausanne, de coopératif que le nom.

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Mouvement coopératif. La coopération moralisatrice

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C'est une vérité depuis longtemps acquise pour nous autres socialistes, que les prolétaires forment des organisations d'autant meilleures qu'ils sont eux-mêmes plus moraux. Nous reconnaissons aussi, sans voir dans ces deux principes aucune contradiction, que les organisations prolétariennes fortes sont le seul moyen qu'ait l'ouvrier d'échapper aux vices qu'engendrent la misère et l'isolement moral. Les organisations valent ce que valent les individus, et ceux-ci, à leur tour, valent ce que valent les organisations. Or, nous venons d'avoir la preuve éclatante, scientifique, de ces vérités pratiques. Pour nous autres coopérateurs socialistes qui ne nous piquons que de suivre les voies de la science et de la vérité, un document démonstratif vient de nous parvenir, que la coopérative de consommation est un agent de moralisation ouvrière au premier chef.

Les statistiques de Dresde Voici, en effet, que la ville de Dresde vient de publier des statistiques extrêmement importantes, d'une valeur irrécusable, et dans lesquelles apparaît, comme en plein jour, l'immense rôle de la coopération. Le bureau statistique de cette ville a adressé à un grand nombre de camarades ouvriers des questionnaires détaillés. Il s'agissait d'établir des « inventaires domestiques » aussi complets que possible. Le mobilier du ménage ouvrier, le compte, hebdomadaire et annuel, des recettes et dépenses de son maigre budget, tout y a trouvé *

L'Humanité, 8 mai 1905, p. 4.

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place. Des réponses parvenues au bureau, quatre-vingt-sept, ont été jugées dignes d'une publication intégrale. Il faut dire d'ailleurs qu'elles viennent pour la plupart d'ouvriers coopérateurs et socialistes. Ces statistiques sont d'un intérêt extraordinaire et sont dignes d'être lues par tous. Elles font ressortir des faits étonnants, inattendus. Ainsi, nous voyons un ménage sans enfant, avec quatre douzaines d'assiettes et une douzaine de couverts, tandis que des familles de huit et dix membres arrivent à se contenter de quatre assiettes et d'une demi-douzaine de couverts. Mais en regard de cette misère, ces statistiques prouvent les bienfaits du groupement ouvrier.

Du rôle de la coopération D'abord, il ressort des conclusions mêmes de l'enquête que, dans beaucoup de cas, la seule fortune du ménage ouvrier, c'est sa part d'associé à la coopérative, au Konsumverein si prospère de Dresde. Sur les 87 ménages, 44 possédaient quelque argent, 18 moins de 125 francs, 26 en possédaient plus, très peu de plus. De ces pauvres capitaux une très petite quantité seulement provenait d'héritages ou d'économies. Un autre fait remarquable. On parle souvent des dettes de l'ouvrier. Or, sur ces 87 ménages, 40 n'avaient aucune dette. L'enquête attribue cette absence de tout endettement à l'influence directe de la coopérative qui ne vend qu'au comptant. Mais la coopérative n'a pas qu'un rôle moralisateur, elle a encore un rôle d'hygiène et de salubrité, et agit ainsi indirectement sur la moralité de la famille. L'ouvrier, l'enquête en convient, est toujours mal logé. Il ne peut, sans encombrement et sans saleté, emmagasiner chez lui ni vivres, ni charbon. Aussi 35 ménages sur 87 se trouvaient-ils sans aucun approvisionnement chez soi. Chez les autres, la valeur des provisions va de 6 à 75 francs. En somme, l'enquête conclut que « la plupart des familles ouvrières vivent littéralement au jour le jour » (« la main dans la bouche », dit l'énergique expression allemande). Comment cela est-il possible sans trop d'inconvénients ? Grâce à la coopérative. La ménagère y va chercher, au détail, au fur et à mesure, tout ce dont elle a besoin et cela au prix du gros. La coopérative est « le garde-manger, la cave et le grenier de la classe ouvrière ». Si les chambres restent propres, le logis agréable, si l'ouvrier peut, sans dette et avec un petit avoir, songer à lutter pour son émancipation, c'est à sa coopérative qu'il le doit.

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La mutualité patronale

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On ne prête pas assez d'attention à la campagne que poursuivent, presque sans résistance, les mutualistes bourgeois contre le projet de retraites ouvrières. C'est à peine si, dans le Midi, de légères oppositions se forment à l'action persévérante de M. Mabilleau, directeur du Musée social et de ses associés. Si dans les milieux politiques le vœu de M. Mabilleau, improprement décoré du nom de vœu de la mutualité, n'a pas rencontré l'accueil que son auteur espérait ; si dix-huit conseils généraux seulement, presque tous réactionnaires, l'ont adopté ; si, après tout, les députés semblent un peu moins émus que les mutualistes ne clament, il n'en reste pas moins que tout le monde semble consentir à ce que les ouvriers puissent prendre leur retraite par l'intermédiaire des sociétés de secours mutuels. Or, il y a là un danger immense, dont le Parti socialiste doit immédiatement avertir le prolétariat afin qu'on agisse. Quant à nous, la remise, même facultative, même partielle, des retraites ouvrières aux sociétés de secours mutuels, telles qu'elles sont en fait, aboutit à donner à la bourgeoisie, au patronat même, l'administration des retraites acquises par les cotisations de l'État et celles de l'ouvrier. C'est qu'il y a un fait extrêmement important, que ces messieurs du Musée social, de la Fédération nationale, etc., passent toujours et volontairement sous silence. Ils n'ont à la bouche que grands mots de « liberté absolue », d' « organisation démocratique », de « solidarité sociale ». C'est grâce à ces mots qu'ils cachent l'existence d'institutions considérables. Ils couvent ainsi des mouvements habiles de la classe bourgeoise.

La mutualité patronale Il ne faut pas s'y tromper, celle-ci est une force dans ce pays, une force considérable, au service de la bourgeoisie.

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L'Humanité, 16 mai 1905, p. 1.

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Nous appelons « sociétés de secours mutuels patronales » celles qui sont formées par le patron entre ses ouvriers. Elles n'ont d'existence que par le patron, et ne fonctionnent que suivant sa volonté. Or, nous mettons en fait qu'un bon dixième des sociétés de secours mutuels sont des sociétés patronales. Dans certains départements, suivant les derniers documents officiels (Rapport de 1901 publié seulement en 1904), la proportion est à peu près la suivante : une sur dix. Dans certains autres départements, la proportion est plus forte. En 190 1, dans les Vosges, à part les sociétés de médecins, instituteurs, etc., les sociétés scolaires, et dix sociétés à peu près libres, toutes les autres (libres et approuvées) étaient des mutualités patronales. La Seine contient moins de ces sociétés. Néanmoins le recensement de 1901 donne comme existant au 1er janvier 1902, sur 531 sociétés libres, 150 sociétés évidemment patronales. Et nous ne comptons pas des sociétés comme celle du Bon Marché, celle des Chemins de fer, etc. Mais l'état de la mutualité en 1905 est tout autre qu'il n'était, il y a trois ans. Depuis, il s'est fait tout un mouvement dans la bourgeoisie et dans le patronat. Celui-ci, sentant que les temps sont finis de la tyrannie sans phrases, abandonne économats et caisses de secours. Il veut de moins en moins recueillir l'impopularité que lui créaient les unes et les autres de ces machines à esclavage. Il transforme ses économats en coopératives jaunes, et les caisses de secours en sociétés de secours mutuels. Il se décharge de choses difficiles à administrer. Et les patrons, philanthropes et démocrates, pris d'un beau zèle et de la noble envie des décorations diverses, deviennent les chorèges, les prophètes de la mutualité. Tout est à la solidarité ! De là, tout un pullulement de « mutuelles ». Ainsi, dans une seule ville de l'Est, quatre grandes usines, à ma connaissance, ont récemment fondé quatre énormes sociétés.

Comment elle fonctionne Mais ces sociétés, il faut les voir fonctionner. C'est toujours le même personnel. C'est toujours le même système de l'ancienne « Caisse de secours » alimentée par les versements « bénévoles » des ouvriers. C'est toujours le patron qui seul administre. C'est le « bureau » qui délivre les bons de maladie, les tickets du médecin et du pharmacien. Dans la plupart des cas, on n'a même pas encore changé les imprimés. Nous avons vu, de nos yeux, une usine où les billets de médecin portaient, les uns, la mention « Tissage N », les autres, la mention « Filature N ». Il y avait bien une société de

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secours mutuels commune, mais elle n'existait qu'au point de vue de la forme, et le patron sait répartir ses frais de médecin. Chez un patron, un fondeur des environs d'Épinal, une caisse de secours fonctionne, obligatoire pour tous les ouvriers âgés de moins de quarante ans. Le droit d'entrée est fixé à 5, 10, 20 francs, selon l'âge. Les vieux ? On ne sait. Leur admission n'est pas prévue. La cotisation mensuelle est de 3,50 francs, presque la valeur d'une journée de travail. Il y aura une retraite... dans vingt ans. En sortant de l'usine, on rentre dans ses fonds à peu près comme ceci : un ouvrier avait versé 70 francs en vingt mois, plus 5 francs de droit d'entrée ; il reçoit 15 francs avec son certificat. Les sociétés patronales présentent même quelquefois des formes insolites. Ainsi, la Providence de Broglie (Eure) a 54 membres participants et 61 membres honoraires. Naturellement, c'est M. le duc de Broglie qui en est le président ! Ainsi la Société de la Maison Thuillier (à Paris) a 28 membres honoraires pour 12 membres actifs. Ce n'est pas autre chose que de la charité individuelle régularisée.

Les retraites ouvrières remises aux patrons Aussi il n'y a rien d'étonnant à ce que le patronat tout entier s'agite. Jeudi dernier encore, au 53e dîner de la Société des industriels de France, on a discuté sur les retraites ouvrières et la mutualité ; on a entendu un rapport sur « Les institutions patronales privées », et M. Cheysson a exposé le « système de la liberté individuelle se combinant avec la mutualité patronale ». L'autre jour, c'était l'Union syndicale des industries textiles, etc. Un peu avant, c'était l'Association générale du commerce, etc. Partout le patronat et la réaction emboîtent le pas à M. Mabilleau et à Mgr le duc d'Orléans. C'est que toute la bourgeoisie voit dans les sociétés de secours mutuels qu'elle préside, administre, gère, le moyen de gérer la Caisse nationale des retraites ouvrières. Si on n'y prend garde, ce sera M. Crosnier, président du conseil d'administration de la Raffinerie Say, qui liquidera les retraites des pauvres casseuses de sucre de sa société de secours mutuels. Ce sera M. Halimbourg, du bureau de la Fédération nationale, qui capitalisera les cotisations de ses ouvriers. Tout ce qu'il y aura de changé, ce sera une autorité de plus donnée au patron, une attache de plus créée pour l'ouvrier, déjà si fortement rivé à ceux qui l'exploitent pour le compte du capitalisme entier.

Une campagne nécessaire Il faut donc que le Parti socialiste prenne garde à toute concession faite à la mutualité patronale.

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Il faut que les syndicats luttent pour obtenir la plus grande part dans l'administration de la Caisse nationale. Il faut qu'ils fassent éliminer des sociétés mutuelles reconnues aptes au service des retraites ouvrières, celles qui ne seraient composées que des ouvriers d'une usine, d'un atelier. Il faut surtout qu'ils se persuadent bien qu'à laisser ainsi la mutualité hors d'eux, ils la laissent se dresser contre eux. Et nous proposons aux camarades des syndicats ce sujet de réflexion. Faute d'organiser parmi eux des services de mutualité, ils laissent les patrons en organiser chez eux, et détourner les inconscients de ce milieu de fraternité qu'est le syndicat. Nous nous adressons particulièrement aux partisans des faibles cotisations, et nous leur demandons s'il ne vaudrait pas mieux que les fortes cotisations fussent payées au syndicat plutôt qu'à la société du patron.

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Le Congrès des coopératives anglaises

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Paisley, 12 juin. (De notre envoyé spécial.) Le trente-septième Congrès de l'Union coopérative anglaise vient de s'ouvrir, ou plus exactement il finit de s'ouvrir ; car depuis deux jours ce ne sont que fêtes et cérémonies, et réceptions, et inaugurations, et congratulations. La conférence annuelle des délégués des Coopératives anglaises est devenue un événement national. Elle met en mouvement tout un district, et elle attire les yeux de l'Angleterre entière. Les journaux sont pleins des compte rendus et des rapports sur la croissance et la puissance des sociétés. Aussi bien la coopération tient une telle place dans la vie de l'ouvrier, ici en Écosse et en Angleterre, elle groupe tant de forces essentielles dans la vie sociale, que toute cette émotion ne doit surprendre que les petits-bourgeois français. Dix-sept cents délégués, représentant presque toutes les coopératives de ce pays, et aussi leurs multiples organisations centrales et régionales, morales et économiques, de production, d'éducation, etc., se rassemblent en un corps imposant et paisible, fort et tranquille, qui donne a tout le pays, au monde entier, l'impression qu'il y a là une puissance, ou plutôt, suivant l'expression classique de Mme Webb, « un État dans l'État ».

Quelques chiffres Si je ne craignais de trop répéter ce que nous nous efforçons tellement d'expliquer, Landrieu et moi, je ne me lasserais pas de vous commenter les chiffres qu'on vient de nous soumettre. *

L'Humanité, 15 juin 1905, p. 3.

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On croyait le mouvement arrivé à ses dernières limites. Mais les statistiques de cette année laissent place à toutes les espérances. Les sociétés de détail, les sociétés de consommation ont maintenant dépassé les 2 millions de membres. Elles en ont 2 078 178 exactement, près de 100 000 de plus que l'an dernier. Le total de leur commerce est tout près d'atteindre le milliard et demi de francs, s'augmentant en un an de 45 millions. Les bonis distribués à leurs membres sont de près de 245 millions. Mais le progrès des sociétés centrales d'achat, écossaise et anglaise, les fameuses Wholesale, est encore plus admirable. C'est 643 millions de francs d'affaires qu'elles faisaient l'an dernier. C'est 665 millions qu'elles font aujourd'hui. La valeur totale de leur production est maintenant de près de 125 millions de francs, s'augmentant de plus de 9 millions. Ce sont les deux plus gigantesques affaires du monde. Et rien n'est plus remarquable que de voir comment, historiquement, de fond en comble, tout ceci n'est que le fruit et la fleur d'un mouvement exclusivement ouvrier.

Le congrès Car sous toutes les congratulations officielles, et sous tous les dehors bourgeois, c'est une violente vie ouvrière qui circule. La masse des congressistes est ouvrière. Les applaudissements ne vont qu'aux développements anticapitalistes, sinon socialistes. La foule qui se pressait l'autre jour autour d'une étonnante procession de voitures était exclusivement ouvrière. Car tout Paisley, une vieille ville noire de la vieille Écosse, un centre industriel de 80 000 habitants, regardait, avec la gaieté concentrée de l'ouvrier d'ici, une longue file de véhicules et de chars symboliques, tous appartenant aux coopératives et représentant la coopération. Après la réception où le clergé et les grands industriels radicaux d'ici, magistrats municipaux, avaient joué leur rôle, ce fut une joie pour le camarade Héliès et pour moi de voir la sympathie populaire pour la coopération. Le soir, le meeting de la Guilde, corporative des femmes, était entièrement ouvrier. Nous y avons même vu, chose extraordinaire ici, des citoyennes sans chapeau. D'ailleurs le congrès a toutes les allures du congrès ouvrier anglais. Il est simple, il est pratique, et des masses de questions viennent défiler dans une courte première séance. On sort de voter, presque sans discussion, 500 000 francs pour construire de nouveaux bureaux pour l'Union coopérative. Le président a une autorité absolue et la

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discipline est parfaite. Rien ne serait plus profitable pour nous autres, coopérateurs français, que d'aller plus souvent à pareille école.

La question politique Non seulement ce congrès est ouvrier dans son fond, il l'est encore dans ses préoccupations dominantes. La question principale, la question brûlante, c'est la question politique. Aucun sujet n'est plus palpitant ici : c'est l'objet de toutes les conversations de couloir, et il s'en tient dans cette immense congrégation d'hommes venus de tous les points du territoire. Elle intéresse d'ailleurs non seulement la coopération anglaise, mais tout le monde coopératif et tous les travailleurs organisés de tous les pays. Il ne s'agit en effet de rien moins que de voter l'adhésion des coopérations anglaises, de toutes les coopératives, au Comité pour la représentation du travail. Il s'agit de les obliger, comme coopératives, à entrer dans le parti ouvrier en voie de formation. Déjà les partis socialistes anglais adhèrent à ce comité. Déjà la moitié des tradeunionistes y est représentée. « Après l'avant-garde, après l'infanterie de la classe ouvrière anglaise, il faut amener en bataille, disait hier notre camarade Bisset, d'Aberdeen, l'artillerie de la classe ouvrière. » Que ne pourront pas, en effet, ces énormes organisations pour seconder, financièrement et surtout moralement, le parti ouvrier anglais ? Quel effet sur le monde coopératif international ! Quelle défaite pour la coopération neutre, si la coopération anglaise renonçait, elle-même, à sa fameuse neutralité ! Quel coup ce serait au capitalisme international que cet apport brusque au monde ouvrier d'une pareille puissance, d'une pareille assemblée de capacités !

Les deux tendances La discussion qui va bientôt s'engager sur cette question sera passionnante, le débat extrêmement vif. Les intérêts en présence sont si grands, et l'énergie politique des uns et des autres est si violente qu'il faut nous attendre à des heurts extraordinaires de force et d'idées.

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Les deux opinions, l'opinion socialiste et l'opinion individualiste, ont pour elles, chacune, des points d'appui sérieux, et des raisons capitales, et des orateurs pour les faire valoir. L'opinion socialiste prévaudra peut-être. Mais elle a bien des chances d'être battue. En tout cas, si elle est mise en minorité, elle ne le sera qu'avec une minorité honorable, imposante même. Elle excite chez les jeunes coopérateurs un enthousiasme véritable. Elle peut compter sur des autorités sérieuses. De nombreuses sociétés d'Écosse, du sud de l'Angleterre avaient hier leurs délégués au meeting que tint, sur la question, Keir Hardie, notre bon camarade de l'Independent Labour Party ; Bisset, d'Aberdeen, Mac Nab, de la Wholesale Society, ont un véritable ascendant ici. Je crois sentir que, en sous-main, les Wholesale Societies ne sont pas très loin d'admettre cette représentation des coopératives au parti ouvrier. Mais, d'autre part, le parti ouvrier est à peine organisé, et il est mal organisé. Ensuite, la vieille neutralité coopérative a pour elle les sanctions d'un succès commercial incomparable. Aussi, même des socialistes se demandent s'il ne vaut pas mieux garder l'ancienne tactique qui a conduit à de si bons résultats. Voilà les meilleures raisons que pourront développer les individualistes et les partisans de la participation aux bénéfices, les coopérateurs de coopératives de production, qui forment le plus clair des forces, des partisans de la neutralité. Voilà ce qu'ils pourront dire et Vivian et William et d'autres, sans avoir à rééditer les stupides insinuations du vénérable vétéran Holyoake qui vient de sortir maladroitement de sa respectable retraite pour calomnier les socialistes.

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Le Congrès des coopératives anglaises

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Paisley, le 13 juin. (De notre envoyé spécial.) La besogne se fait vite ici. Voilà tous les rapports approuvés. Voilà terminés deux meetings spéciaux: du Comité d'éducation et de la Women's Guilde. Aujourd'hui, le congrès en a fini avec deux questions, plus politiques l'une que l'autre, en attendant d'en venir demain à la grande question de l'entrée des coopératives dans le Parti ouvrier.

La question sociale La première eût soulevé des tempêtes en France. Même nos camarades socialistes, plus nombreux que nous ne pensions, nous avaient laissé espérer un grave débat. Il ne s'agissait de rien moins que de savoir si la coopération peut résoudre le problème social. C'est du moins ainsi qu'était intitulé le Congress Pauper soumis au vote. Mais vraiment ce congrès fut par trop anglais. Ici, rien d'abstrait n'intéresse personne. Et comme la conclusion du rapport était qu'il fallait développer la banque coopérative, c'est sur la banque coopérative que le débat a tourné, ou, plus exactement, de toutes parts on a fui le débat. On a admis les idées mélangées qui furent soutenues par des socialistes et par des individualistes à tous crins, comme le vieux M. Guening. C'est à l'unanimité qu'on a décidé de fonder ou plutôt d'étudier la création d'une banque coopérative où les travailleurs pourront faire fructifier, dans leur propre intérêt, les deux milliards qu'ils déposent ici en divers endroits. *

L'Humanité, 16 juin 1905, p. 3.

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Quant à discuter les idées que les économistes prêtent aux coopérateurs anglais, ceux-ci n'en ont cure. Ni M. Gide ne pourra dorénavant se targuer du principe soidisant anglais que la coopération pourra résoudre la question sociale. Ni nous ne pourrons prouver qu'ils l'ont repoussé. J'ai interrogé de nombreux camarades. Ils m'ont tous répondu banque là où je leur parlais principes.

La question du sol Puis est venue la grave question de la propriété foncière en Angleterre. Pour un coup, ce congrès qui va peut-être décider demain que la coopération n'a rien à faire avec la politique, faisait de la politique. Et il en a fait. Mais ce fut de la petite politique. Il fut grandement parlé, dans tous les débats, de la lamentable situation du paysan anglais, de la misère du locataire anglais, de l'injuste puissance des nobles toujours propriétaires. Tout cela n'aboutit qu'à approuver une loi bien timide sur la taxation et l'estimation des propriétés féodales et autres.

Les délégués étrangers L'un des plus curieux événements de ce congrès est l'abondance des délégués étrangers. Nous sommes bien une quinzaine à l'étude ici. Et nous travaillons ferme. Nos camarades Lévêque, de la Maison du peuple de Bruxelles; Karpele, du Vorwaerts de Vienne ; Schmidtchen, de la Grosseinkaufgesellschaft de Hambourg ; M. Hogsbrô, le ministre coopérateur, radical et légèrement militariste du Danemark, représentent, avec d'autres citoyens, les coopératives suisses, allemandes, hollandaises, belges, autrichiennes. La France a ses deux organisations centrales représentées : la Bourse des coopératives socialistes nous a envoyés Héliès et moi ; l'Union coopérative a délégué M. Nast, que je n'aurai garde d'oublier. Les honneurs de la première journée ont appartenu au docteur Hans Muller, le premier orateur étranger qui ait fait la conférence solennelle d'ouverture dans un congrès anglais. Son discours fut parfait de forme, et ses théories eussent été tout à fait vraies, s'il n'y avait manqué un grain de socialisme. Elles furent extrêmement applaudies. La vraie cordialité de l'accueil, l'exquise urbanité du président Maxwell et du secrétaire Gray nous facilitent infiniment la besogne. L'amabilité de tous démontre aussi que l'internationalisme de la coopération n'est pas un vain mot.

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La Maison du peuple

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C'est dimanche que s'est réuni le jury, qu'il a décerné les primes et retenu les plans récompensés. MM. Bonnier, Gennis et Fleury, délégués des architectes, avaient bien voulu mettre au service des coopérateurs leur haute compétence. Les artistes avaient tous compris ce qu'il fallait faire : une maison solide, simple et belle, pour le peuple, avec de larges dégagements, de vastes services industriels et d'entrepôts, une grande salle des fêtes pour 2 500 personnes, des salles de réunion nombreuses où s'abriteront commissions, sections syndicales, œuvres sociales, groupes du parti. Tous avaient fait de sérieux efforts d'imagination et de réalisation. Le jury estimant que chacun d'eux méritait récompense, a même retenu ceux que le programme primitif n'aurait pas permis de récompenser, et a demandé à la Bellevilloise de primer les deux projets qui n'avaient pas été considérés. Les quatre auteurs dont les devises sont : Vox Populi, Espérance, Union, 152 781, recevront chacun une prime et pourront, s'ils le veulent, retirer leurs plans. Le premier prix a été accordé au Grain de Blé, à M. Emmanuel Chêne, architecte à Paris. Le projet est hardi, élégant, pratique ; malheureusement théorique, en quelques parties. Mais on peut espérer qu'il pourra être corrigé. Une architecture originale, briques et ciment armé, a permis de faire du nouveau et de l'utile. Le projet classé second est simple, de bon goût, très heureux dans la disposition de son grand hall, dans un bon agencement des magasins des terrasses donnant au sud sur Paris. La devise est : Futur clocher de village.

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L'Humanité, 8 mai 1907.

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Les projets classés troisième, quatrième et cinquième sont ceux de Jacques Bonhomme, Être ou ne pas être ; À la couronne. Nous n'en nommons pas les auteurs, bien qu'ils n'eussent eu de nous que des éloges à recevoir pour leur habileté et leur intelligence des questions. Des cinq plans primés, nous sommes sûr que les architectes de la « Belle », quand on se mettra à l'ouvrage, sauront tirer un parti original et pratique. Nous voyons déjà tout un pèlerinage d'artistes et de curieux monter vers la montagne ouvrière, pour y contempler son chef-d'œuvre d'art et de confort créé par le peuple pour le peuple, pour servir d'asile à sa force, à sa joie, pour servir de temple à la science et à la beauté. P.S. Que nos camarades excusent L'Humanité de n'avoir pas donné dès dimanche le compte rendu des décisions du jury. Ce sont les nécessités de la mise en page qui l'en ont empêchée.

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Les Jeunes Gens d'aujourd'hui et Agathon *

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Agathon, en Grèce, au siècle de Périclès (Ve avant notre ère), était un sophiste un marchand de sagesse et de beaux discours ; c'était aussi un auteur dramatique à succès, mais dont le style et la musique efféminée annonçaient la prochaine décadence de l'art. On ne sait pas s'il ne fut pas aussi acteur. En tout cas il faisait partie du cercle de jeunes Grecs athéniens parfumés qui s'adoraient entre eux et adoraient le jeune Alcibiade, fameux pour sa beauté, son luxe, et... ses vertus [rayé : militaires et autres]. Agathon, à Paris, et de nos jours, c'est une raison sociale. [Paragraphe rayé; C'est le pseudonyme de deux jeunes professionnels. L'un est M. de Tarde, fils d'un père qui illustra le nom roturier de Gabriel Tarde. L'autre est M. Henri Massis, un de ces fruits secs universitaires qui comme M. Lasserre, et tant d'autres, se sont mis à corriger les devoirs et les leçons de leurs anciens maîtres. Cuistres manqués de Sorbonne et jésuites de robe courte et longue sont en effet actuellement penchés sur l'âme des jeunes. Ils l'impriment et la décrivent et l'interrogent. C'est de bonne guerre. Agathon persuade aux jeunes gens et au grand public que la jeunesse est et doit être réactionnaire. C'est à quoi est destiné le présent livre.] Mais que diantre ! Pourquoi ce pseudonyme ? Pourquoi ces Messieurs s'appellentils Agathon ? Est-ce à cause du toupet dont Agathon était abondamment pourvu ? et dont parle Socrate au Banquet (le fameux dialogue de Platon) ? Est-ce à cause de ce « discours de toutes formes » dont il est question au même Banquet ? Peut-être, après tout, nos nouveaux Agathons, qui tiennent boutique de la défense des lettres, ont-ils lu Le Banquet. Peut-être est-ce avec intention qu'ils ont pris le masque d'Agathon parmi les acteurs (hypocrites, en grec). *

Texte manuscrit s.d. signé Criton (version non définitive). Fonds Hubert-Mauss, Archives du Collège de France, Les Jeunes Gens d'aujourd'hui [1910].

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En tout cas ils ne manquent ni d'audace ni d'art de sophistiquer la vérité ! Leur enquête - publiée dans L'Opinion, republiée dans ce volume 1, annoncée à grands fracas dans Le Matin est tout entière tendancieuse, spécieuse, mensongère. Notre ami Texcier vient de rectifier les choses en ce qui concerne l'École normale supérieure dans un excellent article de La Guerre sociale. Quant à ces oppositions [paragraphe rayé : de génération, les étudiants dreyfusards et révolutionnaires de 1890-1900 qu'on compare aux jeunes sillonnistes et Nation française d'aujourd'hui... quelle fable ! Quelle poignée d'hommes y avait-il autour des quelques socialistes du Quartier latin ? Parce que les libérateurs en quête de succès, comme Péguy et les autres, nous ont lâchés, parce que le socialisme n'est plus de mode, ces mêmes libérateurs s'imaginent que nous ne sommes plus qu'une quantité négligeable. Ils ont cessé de faire de la fanfare sur les ailes du bataillon et croient que le bataillon a disparu. Non, il n'y a jamais eu dans la jeunesse des écoles qu'une minorité consciente, solide, constante, et capable d'adopter la dure vie du militant socialiste, sans se laisser ballotter des vaines logomachies anarchistes aux rodomontades chauvines.] Mais ce qui est déplaisant et même abominable dans ce livre, c'est la volonté de défigurer systématiquement la pensée de certains auteurs, disparus trop tôt pour la pensée nationale et la philosophie française. Des citations tronquées, truquées, ont présenté Rauh et Jacob, morts prématurément comme des antipatriotes anarchisants. M. Bouglé, chargé de cours à la Sorbonne, l'éditeur des Lettres de Jacob, a fait bonne justice de ces faux patriotiques, dans une correspondance que le Matin s'est vu forcé d'insérer. La citation de Rauh, « Les patriotes sont des sentimentaux », est elle aussi un faux patriotique. La phrase comporte nationalistes. Il s'agit de la Ligue des patriotes, et non pas du sentiment de la Patrie, que Rauh, dans les Études de morale publiées par des élèves, n'a ni niée ni voulu supprimer. David, un des éditeurs de Rauh, vient de faire avaler au moins une autre mystification. Les faits sont non moins arrangés. Ainsi nos Agathons racontent qu'un jeune agrégé vient de s'engager pour la campagne du Maroc. Demi-vérité ! M. Klipfel, sous-lieutenant de réserve (deuxième année de service militaire), a demandé à faire son stage au Maroc plutôt qu'en France. C'est tout autre chose que de partir pour une campagne et comme pauvre troubade. Au surplus M. Klipfel n'a fait que son devoir de chauvin partisan de conquêtes. Et à ce propos, on ne comprend pas très bien M. Raymond G... [ill.], le sportsman. Il considère dans ce livre la guerre comme le sport le plus vrai et il annonce que les jeunes bourgeois ont désormais le goût du sang. Pourquoi n'est-il pas depuis longtemps au Maroc ? Vous avez manqué l'ouverture, monsieur. Et puis quand essaierez-vous une belle battue en Allemagne ? Malheureusement ! Chasse gardée, celle-là !

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Les Jeunes Gens d'aujourd'hui, vol. 3 (...) en vente à la librairie de L'Humanité.

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En attendant, camarades lisez ce livre : il vous instruira de l'état d'âme des jeunes bourgeois d'aujourd'hui : sanguinaire, volontaire, âpre au gain et à la force, à philosophie utilitaire, cynique, pratique (on appelle ça pragmatiste maintenant), religieux par tradition et non de foi. Lisez mais n'achetez pas. Inutile d'enrichir nos Agathons. Ils finiront d'ailleurs comme leur ancêtre grec. Ils mourront courtisans, à la cour d'un roi de Macédoine quelconque. Car nous sommes là pour garder la République et faire la Sociale chez nous en France. CRITON

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L'action directe

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La notion en apparence si simple de l'action directe n'est pas véritablement claire, ni du point de vue politique, ni du point de vue scientifique ; elle n'est pas plus distincte qu'elle n'est claire ; elle n'est ni vraie en théorie, ni pratique en application. Ce n'est qu'un mythe, comme disent certains de ses apôtres. Mais tandis qu'il y a des mythes qui sont des approximations poétiques de la réalité, des images suffisamment fidèles pour pouvoir guider l'action - ainsi le mythe de la grève générale à notre avis -, il y en a d'autres qui sont le produit d'illusions, d'hallucinations, d'états subjectifs ou anormaux du corps social ou de certains milieux sociaux dont la vie est faussée. Vivre sur ces illusions est dangereux dans la vie courante ; agir en vertu de ces idées fausses est funeste, surtout en cas de crise. La réalité que l'on n'a pas tenté de voir résiste. Les réactions de la société, barbares souvent, d'ordinaire plus violentes que l'attaque [désignent] les partis, les classes, les groupes, victimes de leur faute. Voulues, impitoyables, elles sont souvent plus brutales, plus funestes, que les résistances aveugles et fatales de la matière brute. S'exposer à ces sanctions de l'[expérience] sociale c'est faire œuvre irrationnelle et dangereuse ; [phrase rayée incomplète]. C'est à démontrer l'inexactitude de la notion d'action directe, l'impossibilité de s'y tenir logiquement, ou pratiquement, qu'est destiné ce petit travail. Pour le faire nous analyserons d'abord cette notion de l'action directe. L'histoire, toute récente, de cette sorte de dogme de certains milieux socialistes anarchisants ou anarchistes nous servira réellement.

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Texte manuscrit s.d. [1910]. Fonds Hubert-Mauss (version non définitive, ce texte devait comporter une dernière partie), Archives du Collège de France.

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Nous la décomposerons ensuite en ses éléments et ferons le départ entre ceux qui doivent être retenus comme incontestables et ceux qu'il faut laisser à la pire des démagogies. Nous montrerons enfin que toutes les actions spécifiquement prolétariennes, toutes celles où la [classe] des travailleurs se groupe pour mieux être et fonder la société de demain, en organiser dès aujourd'hui les cadres et en dresser les règles, toutes ces [faces] de l'action ouvrière sont aussi directes ou indirectes les unes que les autres.

Histoire de la notion de l'action directe L'histoire de la notion de l'action directe va nous montrer tout de suite combien elle est relativement étrangère à la tradition et à la pratique socialiste. Nous ne tirerions cependant pas de conclusions de ce fait, si cette idée était juste ; mais qu'elle soit d'origine récente, française, et particulière à un seul groupe de doctrinaires nous donnera déjà à penser. Ce n'est pas une idée ancienne. Au congrès de Nantes où M. Briand inventait et proposait la tactique de la grève générale, même au congrès de la Salle Japy en 1899 où révolutionnaires parlementaires et révolutionnaires syndicalistes se heurtèrent pour la première fois sérieusement, le mot même ne fut pas prononcé. Mais l'idée était dans l'air. Elle fut saisie par les anarchistes et les socialistes anarchisants. Elle n'est en effet pas une idée simple mais une idée mixte, et en somme due à un ensemble particulier de circonstances qui ne s'est encore réalisé qu'en France. D'une part, des abus de parlementarisme soit révolutionnaire, soit réformiste, des divisions du Parti socialiste, une suspicion plus ou moins légitime envers les mœurs parlementaires de cette demi-démocratie qu'est la République française avaient écarté de l'action politique bon nombre d'éléments ouvriers. L'activité électorale apparaissait une duperie aux hommes de tempérament révolutionnaire et de pensée simple qui [ne] saisissaient [ill.]. L'appétit de pouvoir et d'honneur qu'on prêtait aux autres, plus ou moins gratuitement - l'histoire des dernières années a trié les bons des mauvais -, la confusion qu'ils semblaient faire entre la République actuelle et toujours bourgeoise et la République sociale froissaient l'austérité et l'indignation révolutionnaire des autres. D'autre part, la notion de l'action ouvrière proprement dite, spécifique, séparée des éléments bourgeois qui sont nécessaires au parti politique, aux propagandistes de l'idée, se faisait jour. La théorie marxiste, le seul corps de doctrines encore complet, sinon toujours de notre parti, est en effet antérieure à la formation des grandes unions et fédérations syndicales anglaises, à plus forte raison allemandes ou françaises ; elle est antérieure à la grande organisation coopérative longtemps réputée bourgeoise malgré l'évidence, dans notre parti. Le groupe des premiers rédacteurs du Mouvement

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socialiste est évidemment l'un de ceux qui, avec les révisionnistes allemands, et plus anciennement avec la fraction [ill.] du socialisme français, en eurent la plus vive sensation. Socialistes comme anarchistes, du moins certains d'entre eux, partent en effet d'un principe commun. Ils constatent, dans la société où nous vivons, l'existence de classes et d'une lutte de ces classes. Par une abstraction violente ils opposent la classe ouvrière à la classe capitaliste détentrice de la propriété des instruments de travail. Les anarchistes avaient le terrain tout préparé. Les hommes intelligents qui comme Pelloutier et ses camarades introduisirent les anarchistes dans les syndicats, et les syndicats à l'anarchie, surent profiter des circonstances. Il n'y a en effet qu'un endroit dans la société où la classe ouvrière lutte contre la classe capitaliste directement, en guerre pour ainsi dire, corps à corps, c'est dans la lutte syndicale, dans la grève en particulier. Toutes les autres actions sont indirectes. La plus indirecte c'est la politique. Il faut en écarter à tout prix le prolétariat. Toutes les organisations ouvrières sont sans activité, sans violence, incapables d'aucun fait, d'aucune propagande par le fait. Il n'y a qu'un mode de groupement qui puisse être en lutte perpétuelle, en manœuvres constantes, c'est le syndicat. On réussissait ainsi à donner une forme moderne à l'antiparlementarisme, à l'anarchie. C'était la notion de l'action directe. Cette idée, mélange d'un révisionnisme nécessaire, de tradition marxiste, d'anarchie à la française, a fait fortune. Les milieux dirigeants de la C.G.T. et les quelques intellectuels qui viennent dans leur orbite virent dès [190?] dans ces idées la source d'une nouvelle politique, dont ils étaient les maîtres et les inspirateurs. Dès [1904 ?] (l'armée ?) des syndicats de M. Sorel avait armé les propagandistes de cette idée de toute une logomachie métaphysique. Dès 1906, le journal L'Action directe groupait des éléments qui comme les hervéistes actuels groupaient tout ce qu'il y avait d'actif et de sage dans les éléments anarchisants parmi les socialistes, dans les éléments socialisants parmi les anarchistes. Il est temps après les dures expériences de la classe ouvrière française, dans les trois dernières années, depuis 1907 et [Draveil Rigeny ?] jusqu'à la grève des cheminots, de dissiper les confusions. Et puisque dans notre pays - l'affaire Dreyfus ayant fini de porter ses fruits -, toutes choses reprenant leur place, il est temps de reprendre la nôtre et d'épurer notre doctrine, et les principes tactiques de la classe ouvrière en France, des éléments erronés, [ill.], contradictoires qu'elle contient.

II Examinons donc l'idée de l'action directe en elle-même. Nous pouvons y distinguer deux choses :

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A) Le syndicalisme : la notion que les syndicats groupés non plus seulement par corporation mais sur le terrain des intérêts généraux de la classe ouvrière ont une action puissante, nécessaire, directe sur la classe capitaliste, sur l'État. B) Le révolutionnarisme : l'idée que cette tactique recommandée aux prolétaires est révolutionnaire : elle est révolutionnaire parce qu'à elle seule elle [suffit ?] (par la grève générale) à opérer la révolution ; elle est révolutionnaire parce qu'elle manifeste l'état révolutionnaire dans lequel le prolétariat [vit ?] contre l'État. [P. Louis ?]

Le syndicalisme Nous commençons par dire que nous sommes syndicalistes, au plein sens du mot. [ill.] ce qui de la part des partisans d'action directe incite les ouvriers à se grouper dans les syndicats, et à voir dans les syndicats non pas des caisses mutuelles ou des organismes de l'égoïsme corporatif, mais des moyens de lutte, des institutions de droit ouvrier, des organes de la société future. Nous ne répugnons ni à la lutte active pourvu qu'elle soit prudente, constante, pourvu qu'elle soit sérieuse et non pas comme elle fut autrefois sur les quais de Marseille, ni à la pratique, à la tentative de grèves générales, soit d'une corporation dans le pays, cas souvent réalisé en Angleterre, ou des syndicats d'une région, cas qui fut quelquefois réalisé en France, rarement avec bonheur ; ou de toutes les corporations du pays, cas qui fut réalisé pour motifs politiques en Belgique [ill.] et en Italie (troubles de Milan). Tout ce qui renforce le syndicat et tout ce qui l'oblige à sortir de lui-même, tout cela est éminemment socialiste, utile, et sinon révolutionnaire du moins conduit à la révolution.

La tactique révolutionnaire Ceci posé nous n'en sommes que plus à l'aise pour discuter le second point de la notion de l'action directe, à savoir que c'est là une tactique révolutionnaire et qu'il y a intérêt à prêcher cette tactique. C'est ici que nous ne sommes plus d'accord avec, non pas M. Sorel, qui n'est révolutionnaire que parce qu'il est réactionnaire, mais avec les théoriciens, les leaders les plus sérieux de la C.G.T. Et d'abord, un rappel au bon sens qui est en même temps un rappel aux principes. Il n'y a pas de tactique révolutionnaire. Il ne peut pas y avoir de tactique révolutionnaire. D'abord ces grands mots ne veulent rien dire. Il y a une révolution, la révolution sociale à tenter, le changement de la société, du système juridique et économique de la propriété. Et il y a les moyens qui y conduisent, la tactique qui y mène. Il y a la victoire d'une part, la stratégie et la tactique qui la procurent. Parler de tactique révolutionnaire c'est parler de tactique socialiste, comme parler de tactique

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c'est parler de tactique victorieuse. L'art de combattre n'est pas différent de l'art d'être victorieux. Ensuite, comment définir une tactique révolutionnaire ? Par l'idée de révolution ? Il est vrai que nos auteurs, y compris M. Sorel, n'ont guère réfléchi à ce qu'était la notion de Révolution, de Révolution sociale en particulier. N'ayons pas la prétention d'apporter du nouveau sur ce sujet, mais rappelons les définitions classiques du socialisme, celle que Lassalle donna, que Marx admit - il n'en propose pas d'autre. Une révolution - la révolution sociale, celle des travailleurs plus que toute autre - c'est la transformation des systèmes de droits ou de parties de systèmes de droits sans respect des droits acquis. On dépossède une classe de son pouvoir politique, de son autorité sociale, de sa richesse économique, de ses privilèges. Voilà une révolution. Qu'est-ce à dire sinon que la révolution ne se définit pas par le moyen ? La violence ? Il peut y avoir des violences stériles, les émeutes, des révolutions sans violence. La crise ? Il peut y avoir des révolutions sans crises, le fruit mûr tombe, la classe a mission historique de le cueillir [...].

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L'affaire d'Oudjda. Pillages et spéculations

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La commission d'enquête ou d'étouffement est arrivée à Oudjda. Va-t-on savoir ? Tout va-t-il se passer dans l'ombre ? Le silence complice de la grande presse bourgeoise va-t-il continuer à s'étendre sur ce qu'on est convenu maintenant d'appeler « la regrettable affaire d'Oudjda » ? Va-t-on essayer de cacher ou va-t-on dévoiler les actes criminels ou délictueux des diplomates et des militaires ? Il faut pourtant que des débats soient publics. Public a été l'acte d'autorité du général Toutée ; publiques ses accusations ; public l'affront qui lui fut fait par le gouvernement mettant en doute ses pouvoirs et son impartialité, publique doit être la défense des diplomates et du capitaine des douanes ; publique la réparation ou la peine. Pas de huis clos : justice des chancelleries, des commissions ne nous dit rien de plus que celle des conseils de guerre. Il faut qu'on sache ; que le pays soit instruit. Il faut que la démocratie française sache si c'est à des généraux à demi fous et à des diplomates concussionnaires qu'elle a confié la défense de ses intérêts sur un des terrains les plus dangereux. Tous nous sommes intéressés à savoir ce que valent ces gens dont la folle ambition nous met chaque jour en danger des plus graves aventures, et nous ont amenés déjà tout près d'un conflit international. Est-ce comme au Mexique, de funeste mémoire ? Les généraux son-ils des incapables et des ambitieux en mal de maréchalat ? Ces diplomates sont-ils les prisonniers des banquiers et de spéculateurs comme dans l'affaire de l'emprunt mexicain ? Allons, au grand jour ! La bataille n'a pas commencé dans les coins obscurs des bureaux où pourtant M. Destailleur et M. Regnault manquaient de croiser ces jours *

L'Humanité, 28 octobre 1911, p. 1 (signé M.).

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derniers le général Toutée et le général Lyautey. C'est en public qu'il faut la livrer. Même si elle finissait par une embrassade générale, il faudrait encore expliquer pourquoi cette lutte scandaleuse. La responsabilité du gouvernement Caillaux, du gouvernement Caillaux qui « gouverne », serait évidente ; car il aurait toléré un grave sabotage, une grave anarchie.

Les accusations des militaires Nous ne croyons pourtant pas que M. Destailleur se lave si facilement des accusations qu'on prépare contre lui. Nous sommes ici trop respectueux de la justice pour croire qu'un accusé est toujours un coupable. Mais enfin, ce dernier lâchage que M. Regnault tente, ce lâchage complet du Temps et du bon homme Tardieu qui, depuis quelques jours, ne mène plus la bataille des diplomates ; tout cela ne nous dit rien qui vaille.

Ce qui est certain Ce qui est certain, c'est qu'il s'est passé à Oudjda des faits graves. M. Destailleur en est-il l'auteur et M. Regnault, son chef sur la ligne de Paris-Tanger, en est-il le complice ? M. Destailleur n'en fut-il que le complice ? M. Destailleur pèche-t-il seulement par mollesse, faiblesse, impuissance, ignorance ? Toujours est-il que, avec ou bien sans la complicité, ou bien au su, ou bien auprès de l'administration française, des faits que le code français qualifie crimes se sont passés. Nous savons qu'il y a, pour les Étienne et Cie, une autre moralité que pour nous, et que les lois d'ici ne s'exportent pas là-bas. Mais n'importe ! Ces gens sont fonctionnaires français, ils nous doivent des comptes, même de ce qu'ils n'ont pas vu.

L'affaire des terrains M. Destailleur et M. Regnault en sont sûrement responsables. Ou ils ont vu - et ils sont ou complices ou fautifs de n'avoir pas arrêté le trafic. Ou ils n'ont pas vu et ce sont des incapables. Le caïd arabe, l'amel chérifien, les autorités musulmanes de la ville, du khalifat d'Oudjda, au grand jour avaient pour principal revenu les affaires de propriété ! Ils extorquaient des ventes, ou même des terrains sans en payer le prix, moyennant honnête rétribution des mercantis européens et algériens que l'approche du chemin de fer attirait à Oudjda. Le pauvre Arabe touchait quelques douros, ou même rien, pour plusieurs hectares qu'on évaluait ensuite par centaines de mille francs. Les initiés qui

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connaissaient le tracé de la ligne d'Oudjda (la future ligne Fez-Oran) ont gagné des sommes folles, et la plus-value atteinte n'est rien près de celle qu'on prévoit. Songez que la gare d'Oudjda est maintenant à trois kilomètres de la ville, tant ont été exorbitants les prix demandés par les nouveaux propriétaires. L'arrestation de M. Destailleur, chef et contrôleur des caïds et khalifes, a été un soulagement pour toute la population, dit une lettre adressée à L'Écho de Paris. Il est incontestable que la bande des « Oranais » s'était abattue sur l'amalat d'Oudjda, et qu'avec la complicité des autorités arabes et la permission des autorités françaises elle avait pratiqué les pires vols légaux et illégaux. L'enquête devra dévoiler si M. Destailleur - qui avait le pouvoir - a eu les bénéfices de l'opération - ou simplement la faiblesse de ne pas l'empêcher, ou la stupidité de ne pas la voir.

L'affaire des changes L'affaire des changes est autrement importante. Le principal revenu des autorités du makhzen, c'est la douane, administrée, à Oudjda, par les fonctionnaires français, capitaine Pandori en tête, sous le contrôle de M. Destailleur, agent du ministère des Affaires étrangères - sinon des affaires tout court. Or, et c'est le point dont tout le monde convient, MM. Destailleur et Cie n'ont pas voulu laisser vérifier leur comptabilité et leur caisse par un contrôleur de l'armée. Mettons qu'ils ont eu raison dans la forme - car on voit mal ce contrôle militaire. Mais, ce qui est plus grave, c'est ce dont ils ont convenu : 1º La caisse n'a pas une comptabilité à la française, c'est-à-dire différente de la comptabilité marocaine habituelle. Ceci est évidemment considérable et peut laisser de la marge à bien des soupçons. 2º Ils n'avaient pas les fonds ni chez eux ni dans les bureaux. Ils étaient déposes au nom du gestionnaire dans les banques locales ! C'est ici que l'affaire se corse encore. Que diriez-vous déjà d'un caissier d'établissement public qui irait déposer à son compte chaque soir les deniers de l'État dans une banque privée et qui toucherait pour soi les intérêts du compte courant ? Mais ce n'est pas tout ! Le taux de l'intérêt au Maroc n'est point le taux légal ! Nos gogos ne l'ignorent point ! Ils n'ignorent pas non plus que l'un des revenus les plus importants des banquiers en pays à mauvaise circulation monétaire, c'est la spéculation sur les changes.

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Or, un moment, le Maroc passa par une crise monétaire terrible : les changes ont varié de près de 50 % dans les derniers mois. Ces variations ont causé des ruines immenses. Est-ce avec ces fonds de l'État marocain qu'on a aggravé ces changes ? MM. Destailleur et Pandori étaient-ils intéressés à un degré quelconque dans ces affaires ? Les ont-ils même simplement laissé faire ? Voilà les questions qu'il faudra que la commission résolve, après enquête publique. Nous attendrons. Mais nous avons encore d'autres éléments de jugement dans cette affaire d'Oudjda. Et nous pourrons utilement faire voir ce que valent en général diplomates et généraux de pacotille, et d'Afrique, et d'aventures marocaines.

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Le scandale d'Oudjda

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Les faits nous montreront bientôt qui avait raison : du général Toutée qui fit arrêter le commissaire Destailleur, ou de M. Destailleur qui fut mis en prison. Mais déjà l'on peut taxer d'imprévoyance l'officier impatient. Quelque délit qu'on puisse jamais établir à la charge de sa victime, il est évident que celle-ci ne pouvait fuir d'Oudjda, qui est au Maroc, qu'en passant par l'Oranie où règne M. Toutée, ceci en supposant que M. Destailleur ait eu envie ou motif de s'en aller au plus vite. Alors, pourquoi le général n'a-t-il ni consulté ni même prévenu la Guerre et les Affaires étrangères ? On se perd en conjectures. D'aucuns disent que M. Toutée rêve sans dormir, ce qui n'est pas une explication normale. Il est plus simple de penser que cet Africain a éprouvé un soudain accès d'africanité aiguë, et qu'il serait utile de rappeler à MM. les militaires que seul existe le pouvoir civil. Quant au fond de l'affaire, on jugera. Mais les requins coloniaux ne nagent pas dans la joie.

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Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, 29 octobre 1911, p. 34 (texte non signé).

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Le scandale d'Oudjda. Tous coupables. La leçon. Ni militaires, ni diplomates

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Seule de toute la presse l'Humanité a, sans exagération et sans timidité, dévoilé ce dont tout le monde convient aujourd'hui - le scandale d'Oudjda ne laisse personne intact de tout soupçon. Quelques efforts qu'ait faits la commission d'enquête, opérant dans l'ombre, pour voiler la honte, elle a été obligée de convenir publiquement des fautes et des crimes commis. Certains hauts faits de prévarication, de concussion, de pillage, d'arbitraire, d'exactions étaient trop flagrants. Le gouvernement lui-même a dû intervenir. Le général Toutée est mis en disponibilité, les diplomates exultent. M. Destailleur est mis en disponibilité et invité à donner des explications, les généraux chantent victoire. Les communiqués officiels eux-mêmes accusent M. Toutée de brutalité et M. Destailleur d'incurie, d'incapacité. Ils vont jusqu'à timidement avouer que M. Destailleur était sorti de ses attributions en faisant profiter ses amis de Paris, entre autres M. Simon, sous-directeur au ministère des Finances, des spéculations de terrains. Délicieux euphémisme ! C'est ainsi que le père de M. Jourdain vendait du drap, pour obliger ses connaissances. Et nous, nous sommes bien heureux que M. Toutée ait manqué de tact, que M. Destailleur ait manqué de capacité, car s'ils s'étaient entendus - larrons en foire - nous n'aurions rien su, rien de rien. Mais ce n'est pas tout. Il y avait bien une « caisse noire », dit le gouvernement. Cette caisse était bien déposée chez les banquiers, au nom de M. Destailleur lui*

L'Humanité, 1er décembre 1911, pp. 1-2 (texte signé M.).

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même ou d'un autre, et servait à la spéculation sur les changes. Ce doit être sur ce fait qu'une instruction judiciaire reste ouverte contre M. Destailleur. Pourrait-on savoir devant quel tribunal cette instruction est ouverte, et qui la suit ? Les magistrats oranais, le jury oranais, nous sont légitimement suspects. La cour d'Aix est, si nous ne nous trompons pas, juge de tous les cas relevant de la juridiction consulaire. Est-ce devant cette juridiction qu'on traduit M. Destailleur ? La Cour des comptes ou le tribunal compétent pourront faire rendre gorge à ces individus qui encaissent des intérêts de sommes appartenant à l'État chérifien ; pourront-ils obliger les banquierschangeurs de mauvaise foi à des dommages, sinon envers leurs malheureuses victimes, du moins envers l'État ? À quelle juridiction française, administrative et criminelle est soumis M. Pandori, qu'on vient d'arrêter, ce capitaine des douanes qui faisait commerce d'objets sacrés et à qui 20 000 francs manquent dans sa caisse ? Où en est l'instruction ouverte en ce qui concerne l'assassinat du brigadier des douanes d'El Haimer et l'incendie du poste, la destruction de la comptabilité ? Qui est coupable ? Qui est complice ? Qui est inculpé ? Le cadi d'Oudjda, prévaricateur, et sa bande ont avoué leurs exactions, leurs jugements faussés, payé leurs crimes. Ce sont des Marocains, laissons au sultan le soin de se débarrasser d'eux. Mais que va-t-on faire pour remettre les pauvres cultivateurs et artisans d'Oudjda, les misérables pasteurs de la plaine, en possession de leurs terrains ? Va-t-on au moins, à titre d'exemple, annuler les ventes frauduleuses, poursuivre les propriétaires de mauvaise foi, les gens qui ont acheté sans titres à des gens sans titres ? Il faut exécuter, financièrement sinon criminellement, les Simon, les Lattalisti, les Société Lyonnaise, etc. Et que ces affaires ne traînent pas. En tout cas, les brigands d'Oudjda, d'Oran, de Lyon et de Paris auraient tort de s'imaginer que L'Humanité et le Parti socialiste les perdront jamais de vue avant que leurs comptes aient été réglés.

Morale Ainsi, comme nous l'avons montré, comme Morizet le prévoyait ici même, c'est bien entendu : à Oudjda, M. Destailleur avait superposé à la pourriture marocaine la corruption française, tunisienne pourrait-on dire. Le général Toutée l'avait complété d'un régime militaire. Sans nous faire complice de la furieuse campagne que l'on fait contre ce galonné, convenons seulement que lui aussi est un concessionnaire tunisien et qu'il n'est pas sans avoir fait profiter ses intérêts privés de ses charges militaires ! La morale, c'est qu'il ne faut au Maroc, puisque Maroc il y a maintenant, ni militaires métropolitains, ni diplomates.

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Pas de généraux du Mexique, pas de maréchaux d'Algérie. Pas de général d'Amade gouverneur civil du Maroc. L'histoire de l'Algérie est pleine de concussions militaires : le général Clauzel, le maréchal Bugeaud et tant d'autres furent des profiteurs capitalistes aussi malhonnêtes que des civils. Pas de diplomates à la tunisienne, à genoux devant les parlementaires concessionnaires de mines, acheteurs de terrains. Nommez M. Regnault en Tunisie, d'où il vient, où il a ses propriétés. Quiconque a touché au Maroc dans les dix dernières années nous est suspect, à tout le moins, de cynisme et d'arrivisme. Les gens pour lesquels le pays a trois fois risqué la guerre n'ont qu'à se retirer. Bas les pattes, messieurs ! P.S. On nous dit qu'on s'agite fort autour de la création d'un ministère de l'Afrique du Nord. M. Jonnart serait même le ministre futur. Un ministre de plus ! Le « marché » transporté d'Alger, Tunis et Fez, à Paris ! Quelle aubaine pour nos radicaux de l'Ouenza et nos réactionnaires des phosphates. Les lamentables histoires de Jérôme Napoléon ne sont-elles même plus dans les mémoires ? C'est déjà de trop que la colonisation de l'Afrique soit pleine de scandales africains, on veut encore acclimater la corruption ici. Nous espérons qu'il suffit d'avoir dévoilé ce mirifique projet pour le faire échouer.

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TROISIÈME PARTIE Pacifiste et internationaliste (1913-1914) Retour à la table des matières

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Un coup dirigé contre les coopératives

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MM. Berry, Néron, Chéron, rapporteur général du Budget, et Klotz, ministre des Finances, ont réussi leur coup, hier matin, à la Chambre des députés. Ils ont fait passer, à l'improviste, sans qu'il y ait débat, à l'ouverture de la séance, à neuf heures et quart, devant le bureau et quatre députés, l'amendement nº 14 de MM. Berry-Néron. Cet amendement à la loi de finances frappe d'un supplément de 10 % la patente de chaque succursale, de tout siège de société à sièges multiples. Si cet amendement ne frappait que le grand commerce, notre protestation - d'ordre exclusivement économique - n'aurait peut-être pas toute l'énergie que nous y mettons maintenant. Mais il vise aussi les coopératives. Une société comme la Bellevilloise aura vu en un an, depuis février 1912, sa patente augmentée de moitié. La voilà augmentée encore de 15 % par rapport aux chiffres de 1912. C'est l'arrêt net du plan de fusion des petites sociétés, et de multiplication des sièges de vente au public. Si nous n'y prenons garde, c'est la victoire définitive des grandes sociétés à succursales multiples, car elles, elles ont un moyen de se rattraper sur les salaires du personnel. Ces procédés fiscaux, ces procédés parlementaires sont dignes du plus bas boulangisme. La lutte basse et sournoise que M. Berry, le parti des bistrots, et le Parti radical lui-même mènent contre les coopératives, la lutte menée ainsi déconsidère le Parlement lui-même. On en est venu à ces surprises de séance, à ces ententes de janissaires et d'eunuques, à ces complots de sérail par lesquels un régime aux abois cache ses hontes et ses impuissances. En attendant, si le Sénat disjoint l'amendement Berry-Néron, nos amis du groupe parlementaire ne laisseront plus frauder les votes et étouffer la discussion.

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L'Humanité, 8 mars 1913, p. 6.

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Le travail à domicile est réglemente par la législation anglaise *

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Ici même Bonneff, Luquet, d'autres, ont bien souvent parlé des plaies du travail à domicile. Nulle part il n'y a plus d'ouvriers et surtout d'ouvriers à domicile qu'en France. Nulle part - dans les grandes nations - l'exploitation de ces salariés n'est plus grande. L'enquête de l'Office du travail sur l'industrie de la lingerie a montré une de ces blessures où saigne la force ouvrière, la force nationale, une industrie où peinent sans espoir de vivre 300 000 femmes de France. Des projets de loi s'entassent, dans les bureaux, devant le Conseil supérieur du travail, devant les commissions parlementaires. Les rapports s'accumulent dans les chambres de commerce, les syndicats patronaux et ouvriers. Et rien ne se fait - comme rien ne se fait en France.

L'effort anglais Mais si la France est atteinte d'une sorte d'aboulie, de maladie de la volonté, nos amis anglais savent agir. Ils ont couru aux maux les plus pressés. Ils ont mis fin aux plus graves abus du « système de la suée » (sweating system) pour quatre corporations au moins. En 1908, M. Foulmins, un député à la Chambre des communes, présentait un bill, un projet de loi. Ce bill Passa, sans aucune opposition d'aucun parti, en première et seconde lecture. En 1909, il devint loi. Le 1er janvier 1910 il entrait en application. Dans le Royaume-Uni, il arrive quelquefois que les questions ouvrières soient traitées comme des questions nationales.

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L'Humanité, 22 septembre 1913, p. 10.

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Les corporations visées Les Anglais ne font pas, comme chez nous, de vains essais de légiférer en général et dans l'abstrait. Ce sont des empiristes. Ils ont jugé que quatre corporations étaient plus scandaleusement exploitées que d'autres et ont fait - en trois ans - cesser complètement cet état de choses. La loi ne vise que ces corporations : 1º Confection en gros pour hommes. 2º Cartonnage. 3º Tulle et broderie (certaines sortes). 4º Chaînes d'acier. Elle pourra, ultérieurement, par décret, être appliquée à d'autres industries. Déjà la majorité de la corporation des laitonniers (patrons et ouvriers) en demande l'application.

La loi Elle ne fixe aucun salaire minimum. Elle se borne à établir des « conseils de métier » composés par parties égales de patrons et d'ouvriers que départagent des fonctionnaires du ministère du Travail. Dans les métiers professés par des femmes, celles-ci sont obligatoirement représentées. Ces « conseils de métier » fixent, eux, les salaires minima, aussi bien pour le travail aux pièces que pour le travail à l'heure. Ils prévoient les salaires des ouvriers et ouvrières de capacité au-dessous de la normale. Ils les publient, et dans les trois mois - six, au cas d'opposition -, les salaires publiés deviennent obligatoires. Les manufacturiers sont tenus de communiquer la liste exacte, par catégorie, de tous leurs salariés - directement ou par l'intermédiaire d'entrepreneurs. Les inspecteurs nommés par les « conseils de métier » ont le droit d'exiger tous les renseignements nécessaires. En aucun cas les salaires ne peuvent être inférieurs au taux minimum. Des amendes très fortes sont prévues et ont été appliquées à chaque infraction - sans préjudice des gros dommages-intérêts que les tribunaux allouent. La loi a d'abord été appliquée là où c'était facile, aux ouvriers et ouvrières en chaînettes (car des femmes frappent l'enclume à Bradley Heath) ; puis, malgré la multiplicité des catégories et des travaux, à l'industrie du tulle et de la dentelle cantonnée à Nottingham (10 000 ouvrières) ; puis aux cartonniers et cartonnières,

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pour lesquels il fallut créer de nombreux « conseils de métier » dans de nombreux districts ; puis à la confection pour hommes, où les décrets promulguant les salaires minima furent exécutés à dater du 22 février 1913.

Les résultats Cette application rapide de la loi a été un bienfait inouï. Chez les chaînettiers les salaires étaient descendus jusqu'à deux sous de l'heure. Les hommes gagnent maintenant, au moins, 50 centimes. Les femmes ne peuvent recevoir moins de 25 centimes. Ces salaires furent fixés sans qu'il y eût nécessité d'arbitrage. 5 000 ouvriers et ouvrières ont été d'un coup régénérés, et sont presque tous syndiqués. Chez les dentellières, l'augmentation se chiffre par environ 130 %. Personne ne peut gagner moins de 30 centimes à l'heure. Les dentellières sont maintenant syndiquées. Chez les cartonniers, c'est 62 centimes et demi à l'heure pour les hommes, 31 centimes pour les femmes, que sont les salaires minima. Aucun ouvrier confectionneur ne doit rapporter moins de 31,75 francs par semaine à la maison ; aucune ouvrière moins de 17,25 francs. Pour ces corporations les augmentations vont de 80 à 100 %. Ce qui est plus remarquable encore - au point de vue technique - c'est la facilité avec laquelle employeurs et employés se sont accordés dans la plupart des cas lors de la fixation de ces salaires minima. Et certain patron disait même à un correspondant de la Frankfurter Zeitung que beaucoup de ses collègues avaient été satisfaits de la loi parce que celle-ci mettait fin à la concurrence déloyale. Espérons qu'on ne révoquera pas en doute l'expérience anglaise et les appréciations qu'en donne l'unanimité de l'opinion anglaise, et même l'opinion bourgeoise à l'étranger. Deux États des États-Unis américains viennent d'ailleurs de proclamer des lois équivalentes.

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Le conflit franco-allemand

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On en parle. L'actualité a sa mode, comme les bonnes manières ou la toilette. On ne trouverait pas une grande revue bourgeoise où la question ne fût débattue, et elle vient d'être agitée dans quatre volumes au moins 1. Mais il est des choses que, seuls, ceux qui ne sont ni journalistes d'affaires ni bourgeois peuvent dire, et qu'on peut dire ici.

Pas de conflit entre les nations Entre la France et l'Allemagne il n'y a pas de conflit, il n'y a pas de cause de conflit. Il y a un douloureux et grave malentendu. Le crime bismarckien contre le droit des Alsaciens-Lorrains -commis avec la complicité des « ruraux » de Versailles - est la seule chose, toute morale, qui sépare ces deux pays que tout devrait réunir. Conflit de races ? Reléguons cela au rancart des vieilles sornettes de la philosophie de l'histoire. M. Barrès lui-même répugne à employer de pareils clichés. Conflit de civilisations ? Celui-là, M. Barrès n'hésite pas à en user. Mais laissons aux universitaires politiciens et aux caricaturistes à la verve plus facile que le dessin, * 1

Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, nº 35, 1er juin 1913, pp. 282-283. Pierre Albin, L'Allemagne et la France en Europe (1885-1894) ; G. Bourdon, L'Énigme allemande ; Gustave Hervé, L'Alsace-Lorraine ; Maurice Legendre, La Guerre prochaine et la mission de la France.

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le soin de développer ces lieux communs, aussi inexacts que sans intérêt. Ils n'ont aucun intérêt historique, car ces deux civilisations sont du même genre, et depuis plus de mille ans rigoureusement complémentaires, d'abord dans le catholicisme, ensuite dans le capitalisme occidental. Ils n'ont aucun intérêt pratique, car rien ne prouve ni l'antagonisme irréductible ni la supériorité réciproque de l'une et de l'autre de ces deux cultures. Au surplus, il ne s'agit que de savoir si les Allemands en Allemagne et les Français en France sont voués à un heurt éternel. La position du problème en termes clairs en montre l'absurdité. Mais, nous dira-t-on, c'est précisément là la question. Pour des raisons économiques, et par appétit militaire, l'Allemagne convoite la France.

Petites luttes entre capitalistes Dernièrement, M. Pierre Albin - le même qui a dévoilé les grands dangers courus en 1891 -, dans la Revue de Paris (5 mai 1913), s'est efforcé de démontrer qu'il y a des causes graves et profondes de conflit. À la bonne heure, on essaye de prouver. Voyons nous-mêmes. L'Allemagne convoite, paraît-il, nos minerais de fer français : d'Algérie, de Normandie, de Lorraine. Entendu. Mais ce n'est pas l'Allemagne, ce sont les métallurgistes allemands qui éprouvent ce besoin. Au surplus, ce minerai, ils l'ont. Thyssen a son entreprise en Normandie. La plupart des sociétés belges ou allemandes ont leur concession dans le bassin de Briey ou leur contrat avec des concessions françaises. Le trust européen de l'acier est plus qu'à moitié réalisé. On l'a vu ébauché lors de la formation du consortium de l'Ouenza. La Circulaire Renauld parle, dans son numéro du 24 mai, de la « bonne organisation des comptoirs internationaux ». L'Allemagne, paraît-il, convoite, pour son excès de population, notre sol plus riche et plus faiblement peuplé que le sien. Certes, les journaux alldeutsch, pangermanistes, nous appliquent depuis quelques années le raisonnement que nous appliquons depuis quatre-vingts ans à nos indigènes. « Il y a tant de Français à l'hectare ; il y a tant d'Arabes à l'hectare ; donc... le Maroc appartient à la France. » Mais ceci n'est, en Allemagne, que l'opinion des énergumènes du militarisme. L'immense majorité de l'Allemagne, l'Allemagne elle-même, ont moins besoin de terre que de bras, d'industrie, de capitaux. Le mouvement d'émigration allemand, si fort après la guerre (il dépassa 200 000 certaines années), a brusquement cessé. Ou plutôt, si l'Allemagne voit encore partir des ouvriers haut classés, des cultivateurs, des colons, des ingénieurs, des entrepreneurs, des commerçants (241 000 l'an dernier), elle. voit arriver chez elle des domestiques, des ouvriers, des journaliers (54 000 l'an dernier). Les Polonais, les Russes, les Slaves du Sud, pullulent à Berlin, dans le bassin de la Ruhr, d'Aix-la-Chapelle, de la Sarre et de la Moselle, où ils rencontrent des Italiens.

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L'Allemagne, dit-on, envie nos colonies. Non, l'Allemagne n'en veut pas à nos colonies, elle veut des colonies. Ou plutôt ce n'est même pas l'Allemagne, c'est le grand capitalisme qui sait que les affaires coloniales sont les vraies affaires spéculatives (Deutsche Kolonial Bergwerkgesellschaft, capital versé 105 000 marks, dividende 1 200 000 marks). Ce n'est pas l'Allemagne, c'est la bureaucratie, la noblesse, la petite bourgeoisie prussiennes qui rêvent, pour leurs fils, des richissimes pensions et des traitements lucratifs que donnent les armées et les administrations coloniales. Le peuple allemand, l'Allemagne sont infiniment plus préoccupés de l'avenir de la Turquie d'Asie et du chemin de fer de Bagdad que de toutes nos colonies réunies. L'Allemagne a besoin de « place au soleil », elle ne tient pas à se la faire chez nous. Elle la veut dans l'Asie Antérieure.

Le conflit germano-russe Ici, ce n'est plus la France qui arrête l'Allemagne, c'est la Russie. L'Angleterre, elle, vient de conclure les accords prévus. Mais la Russie, exploitant la stupidité de nos ministres et de nos bureaux, nous a empêchés d'acheter par notre abandon de nos prétentions asiatiques l'abandon des prétentions allemandes au Maroc. C'est à la Russie que l'Allemagne va se heurter en Arménie, vers Adana et Alexandrette. Aucun accord de Potsdam ne vaudra contre le conflit de forces et d'intérêts qui se produira aux clefs stratégiques de cette Terre promise qu'est la Mésopotamie. C'est de la Russie que l'Allemagne a, sinon peur, du moins crainte. Le chancelier, von Bethmann-Hollweg, disait dans le discours qu'il prononça en déposant ses projets de loi militaires : « Nous ne pouvons pas plus lutter d'armements avec la Russie que la France ne peut lutter avec nous. Quand l'Allemagne peut incorporer 100 conscrits, la France n'en peut prendre que 55, mais la Russie en a 214 », phrases qu'aucun journal bourgeois de France n'a citées. C'est contre la Russie que sont dirigés les armements allemands. C'est parce que nous sommes alliés des Russes que les Allemands seraient forcés de nous battre pour pouvoir battre les Russes. C'est pour nous défendre de l'Allemagne que nous avons fait la Duplice ; c'est pour se défendre de la Russie que l'Allemagne nous traite en ennemis. Les dangers de guerre proviennent non de la question d'Alsace-Lorraine, mais de l'Alliance russe. La paix ne sera assurée - dans le système actuel des alliances - que si la France cesse d'être la servile suivante du conquérant moscovite.

L'alliance des démocraties Telle est la situation: un conflit national, réel, entre deux monarchies, russe et allemande ; pas de conflit réel entre les peuples français et allemand, mais des ba-

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tailles d'intérêts capitalistes et une grave mésentente morale que des bandes d'aventuriers, de réactionnaires et de spéculateurs sont prêts à pousser à la crise suprême. Que craindre ? Qu'espérer ? Que faire ? Craindre les coups des traîtres et des pirates : journalistes d'affaires français, sénateurs du Comité des forges, députés du Comité du Maroc, agents de Krupp et de Schneider, bureaucrates et folliculaires du « fonds des reptiles » à Berlin, clique militariste de l'entourage du Kronprinz. Faire l'impossible pour parer ces coups, pour désarmer les bandits et les professionnels de l'aventure militaire. Espérer tout du développement de la démocratie en Allemagne, de la défaite continue de la réaction en France. À la conférence de Berne, ne se sont rendus, d'Allemagne, que les deux partis démocrates et les sociaux-démocrates ; de France, que les socialistes et les vrais républicains. Ceux qui, bien rares, y ont adhéré des autres partis, le général Haüsler, centre bavarois, par exemple, sont des égarés parmi les partis de conservation. Dira-t-on que nous commettons un cercle vicieux ? La paix ne peut venir que du développement de la démocratie, mais la démocratie ne peut progresser que dans la paix. Nous répondrons : ce n'est qu'en logique qu'il y a des cercles vicieux. En pratique, on peut travailler des deux mains. Il faut faire l'impossible pour sauver la paix et la démocratie, des deux côtés et à la fois. C'est pourquoi nous notons comme principal résultat de la conférence de Berne la formation d'un bureau interparlementaire permanent d'entente franco-allemande. Les peuples s'accordent par-dessus les frontières, directement. Loin des cartons des ministères, à l'abri des agences d'information officielles ou véreuses, contre les presses de spéculation, les leaders socialistes et démocrates des deux pays auront leur diplomatie et ne laisseront plus se développer les complots de presse, de police et de banque. En face des bureaux de la Wilhelmstrasse, toujours infestés de bismarckisme, et en face de notre « carrière » empestée de mignons du roy, les partisans de la paix, les représentants des peuples allemand, alsacien-lorrain, français, suivront les événements. Une chose nous rassure. Les partis réactionnaires ont eu peur de la conférence de Berne. En France, depuis quinze jours, leur presse s'acharne à montrer qu'ils ne sont pas « le parti de la guerre ». Et là-bas, ils viennent d'ourdir le coup des lois d'exception contre les Alsaciens-Lorrains. Les policiers de Berlin et de Strasbourg, les Mandel et Cie, les Zorn de Bulach et les Jésuites de Strasbourg, les Hertling de Munich, trouvèrent que l'entente entre démocrates et socialistes des deux pays allait trop vite. Ils ont tenté d'arrêter net le mouvement. Ils seront battus.

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Les démocrates allemands n'ont qu'à faire leur devoir. Ils peuvent vaincre. Windthorst avec ses 90 ou 100 députés du centre catholique fit bien reculer Bismarck dans toute sa gloire. On va mesurer leur force et leur volonté. S'ils en donnent toute la preuve, l'opinion française suivra ses guides républicains. Avec de la patience, de la prudence, de l'activité, la paix est peut-être plus proche qu'on ne croit... et la victoire des démocraties et des classes ouvrières est au bout.

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Gâchis militaire. Notre armée de l'Est est dans le désordre le plus complet *

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Nancy, 3 octobre. (De notre envoyé spécial.) J'ai essayé de continuer l'enquête que j'ai commencée à Épinal. Je renonce à vous dire tous les faits que j'apprends. Le plus volumineux des rapports parlementaires n'y suffirait pas. Nous sommes arrivés à l'échéance. Le 1er octobre, les troupes nouvellement désignées pour la « couverture » devaient prendre possession de leurs nouveaux casernements. Avec elles, les recrues de la classe 1912 et la classe gardée de 1910, gardée sans raison, vont encombrer casernes neuves et casernes anciennes. Voyons donc les résultats. Ils sont brillants : à Saint-Cyr on a un mot pour désigner ce qui se passe ici. Il est si expressif que je ne puis résister au désir de m'en servir. Quand un grand chef ou un chef quelconque a réussi à organiser un de ces beaux désordres où tombent les incapables, on appelle cela une « cacafouillade ». C'est bien le mot qui convient ici. La « cacafouillade » où M. Étienne et le général de Curières de Castelnau viennent de jeter - pour des mois - l'armée de l'Est entière, cette « cacafouillade » est extraordinaire.

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L'Humanité, 4 octobre 1913, pp. 1-2 (texte signé M.).

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Tâchons, tout au moins, de vous la décrire clairement.

Incidents sérieux, protestation de colonels Nous l'avons dit, seuls, hélas ! de la grande presse: les casernements ne sont pas prêts. Chaque fois qu'un chef courageux, plus soucieux de la santé de ses hommes que de flatter le pouvoir, a bien voulu examiner les casernements qu'on destinait à son unité, chaque fois des incidents sérieux, des incidents graves se sont produits. Le colonel du 12e dragons de Pont-à-Mousson a refusé de mener son régiment dans les nouvelles casernes de Dommartin près Toul. Il ne veut pas entrer dans ces baraques de pierres humides qu'on appelle casernes, dans ces fondrières qu'on appelle cours, dans ces caves qu'on appelle écuries. L'Est républicain, le grand journal modéré d'ici, après avoir protesté contre cette courageuse attitude, a été forcé de se rendre à l'évidence. Une « commission de généraux » (sic) a reconnu le bien-fondé des protestations du colonel. Jusqu'au 17 octobre, le régiment cantonnera dans les environs de Toul. Il n'est pas besoin d'être général pour prédire que ce régiment n'arrivera pas dans ses quartiers avant le 1er novembre. Le colonel du 69e de ligne à Nancy refuse de même, nous dit-on, de prendre possession des casernes du Pont-d'Essey. Tout le monde ici lui donne raison. On nous dit aussi qu'il sera contraint d'obéir, malgré l'approbation qu'il reçut de tous ses supérieurs hiérarchiques. Si, dans ces casernes, il survient la moindre épidémie, le moindre accident, n'estce pas le ministre qui en sera personnellement responsable ?

Garnisons en l'air

Ailleurs, les entrepreneurs eux-mêmes, le ministère lui-même ont jeté le manche et la cognée. Ils ont reconnu leur échec et ne parlent plus d'être prêts. Les généraux qui sont venus, en un tour d'automobile, passer une inspection fugitive, ont déconseillé d'introduire la troupe dans des pavillons qui seront à peine finis dans un mois. Vous croyez que l'état-major, tenant compte de ce fait, a arrêté les mouvements de troupes ? C'est bien mal le connaître ! Non ! mille fois non ! « Du bluff, du bluff », comme écrit M. Marc Mathis, député troisanniste des Vosges, à propos des manœuvres du 20e corps en Lorraine. Les mouvements s'opèrent quand même ! Il n'y a pas de caserne ? Bon ! les troupes coucheront à côté ! Elles logeront chez l'habitant ! Elles

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cantonneront ! Elles manœuvreront ! « Elles iront sur les belles routes de France », dit, dans un succulent ordre du jour, un colonel de cavalerie. Inutile de vous décrire tous les mouvements que vont exécuter ces unités sans logis, je vais me borner à vous citer les plus extraordinaires. Les casernements anciens de Toul ne sont pas faits pour contenir des compagnies de 220 hommes. Il eût fallu renvoyer la classe 19 10 pour ne pas déloger de nombreuses compagnies et ne pas disloquer des régiments. Mais il ne sera pas dit qu'on a eu tort. Et, plutôt que de renvoyer des hommes, on désorganisera des régiments. C'est pourquoi six compagnies du 168e et six compagnies du 169e vont au camp de Mailly. On détraque ainsi la mobilisation des deux régiments de forteresse de Toul, on détraque la défense même du premier camp retranché de France. Je vous ai dit que les nouvelles casernes d'Epinal ne seraient pas finies à temps. Mais je ne pouvais pas prévoir ce qu'on va faire dans cette garnison. Le 17e, le fameux 17e, devait arriver aujourd'hui à Épinal. Lui aussi sera disloqué. Deux bataillons restent au camp de Valdahon. Mais un bataillon va venir à Épinal, avec la musique et le drapeau, faire du « bluff » et une entrée triomphale. Pauvres soldats de la classe ! On vous retient pour essuyer les plâtres ou pour apprendre aux recrues les joies de la vie au camp ! À Épinal encore, on commence l'installation d'une compagnie du génie dans les casernes de la Vierge dont je vous ai parlé, et où il est criminel de faire entrer un homme. Mais cette compagnie on eût pu, au moins provisoirement, la loger au quartier de cavalerie pendant qu'un des escadrons du 4e chasseurs à cheval va errer trois semaines en cantonnements divers entre Épinal et Baccarat (2 étapes), attendant que les baraquements de Baccarat fussent prêts. On voit aussi ce que sera, dans de pareilles conditions, l'instruction des recrues qui vont arriver ces jours-ci. Je ne parle pas non plus du prix que vont coûter ces déplacements et cantonnements ni des gênes qu'ils vont infliger à nos populations.

Désorganisation de la mobilisation Quant à la mobilisation, je vous laisse à penser ce qu'on en pense ici, dans les milieux compétents. Registres, fiches, archives, trains régimentaires, portions centrales, sections hors rang, bataillons, dépôts, tout, d'ici à trois mois, va faire une sarabande effrénée, des chassés-croisés invraisemblables. Tous les officiers de troupe sont indignés de cette désorganisation absolue, où rien ne restera en place, et qui se produit juste au moment où les unités vont être submergées par l'arrivée de deux classes de recrues,

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Mais ce qui indigne le plus nos officiers, les meilleurs, et même les plus haut placés, c'est la nouvelle répartition des troupes de couverture que vient d'inventer l'état-major. Sans se préoccuper de l'effet produit, sans avoir pris aucun avis des officiers de service dans ces régions, l'état-major général, pour préparer son nouvel ordre de bataille, vient de désorganiser profondément tous nos corps d'armée de la frontière. Il est parvenu aux résultats les plus invraisemblables : 1º Des brigades qui valent des divisions ; ainsi à Chambéry et à Gap. Alors que dans les armées modernes on tend de plus en plus vers la division à trois régiments. 2º Des divisions disloquées au lieu d'être concentrées. On se croirait sous l'Empire, à la veille de la guerre ! La 41e division (Remiremont) a l'une de ses brigades à Remiremont et l'autre à Bourg-en-Bresse. 3º Des corps d'année disloqués, comme sous l'Empire. Ainsi le futur 2 le corps aura la moitié de son artillerie à Vincennes, à trois jours de chemin de fer de son lieu de concentration, alors que la loi de trois ans a, soi-disant, pour but de rendre immédiates la mobilisation et la concentration des corps de couverture. On dit que des « considérations de "cour" (textuel) ne sont pas étrangères au maintien de ces régiments privilégiés dans cette garnison privilégiée ». On me signale aussi que, jusqu'à la nouvelle loi des cadres du génie, les bataillons de tous les corps d'armée de France vont être désorganisés. Elle est belle, l'armée de trois ans ! l'armée de caserne ! Elle en a pour dix mois, pour un an avant de rejoindre l'état où, malgré ce qu'on en dit dans la presse et dans les milieux réactionnaires, était et est encore l'armée de deux ans. Les républicains qui jetteront bas ce ministère et ce ministre incapables, ces bureaux ineptes, cet état-major vieilli, sot et affolé, feront leur devoir de patriotes. Nous au moins, socialistes et républicains, nous les aurons patriotiquement avertis. Mais qu'ils ne perdent pas un instant.

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La situation extérieure. Choses d'Italie *

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Laissons, pour quelque temps, les choses d'Allemagne se développer sans vouloir les prédire. Les incidents de Saverne donnent en ce moment naissance à des mouvements d'une grande ampleur dont on ne voit pas encore le sens se dessiner. D'ailleurs la tension franco-allemande a sûrement diminué, comme la tension angloallemande : il semble que, depuis quelques mois, France, Allemagne, Angleterre, en Afrique, en Asie, et surtout dans les Balkans, suivent une excellente politique des « neutres », et s'assurent leur mutuel concours par une série de traités et d'actions pratiques relativement pacifiques. Au contraire, aujourd'hui, nos préoccupations immédiates se tournent du côté de l'Italie que la question des îles de la mer Égée et celle de l'Albanie mettent au premier plan. Et - ou nous nous trompons fort - on commettrait une grave erreur en négligeant ici la politique italienne et les choses de l'Italie. En fait, tout au cours de cette dernière année, l'Italie a joué avec l'Autriche et la Russie sa bonne part de l'abominable trio des diplomaties d'intrigue et d'aventure. Elle est maintenant engagée dans les pires complots contre la paix de l'Europe: en Albanie, elle intrigue contre les Grecs de l'Épire et, mentant à son origine historique, mène avec l'Autriche un jeu dangereux contre le principe des nationalités. Elle a une conduite louche dans l'affaire des îles qu'elle détient dans la mer Égée et qu'elle ne veut pas plus rendre aux Grecs qu'aux Turcs, où elle cherche tout au moins à se créer une hypothèque. Et cette politique est menée par de vrais fourbes avec une extrême fourberie. M. Giolitti, le président du Conseil, est celui qui, il y a deux ans, souhaitait voir toujours « Tripoli sous le drapeau turc » et qui, six mois plus tard, s'emparait de la Libye. Dans *

Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, nº 17, 18 janvier 1914, pp. 135-136.

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le récent Discours du Trône, il proclamait l'intime amitié de l'Angleterre et de l'Italie, et cependant voici plus de six semaines qu'il laisse sans réponse la note anglaise qui joint la question des îles et celle de l'Albanie. On dit que la réponse, qui est prête, est digne d'un maquignon normand et oublie que tout marché a deux termes. M. di San Giuliano, le ministre des Affaires étrangères, est, comme son chef, de cette école de Machiavel où l'on ne craint pas le mensonge systématique pour la plus grande gloire du « Prince ». Mais ces habiletés si hautes ne sont possibles que si elles répondent à des visées et à des ambitions des classes dirigeantes du pays. Or, il faut en convenir, ces idées existent et l'Italie s'est donné les forces pour les réaliser : une marine et une armée. L'autre jour, des communiqués officieux de la Triplice vantaient les flottes autrichienne et italienne, leur capacité de dominer dans le bassin oriental de la Méditerranée. Il est certain d'ailleurs que la flotte française, même tout entière concentrée dans cette mer, même appuyée d'un détachement de la flotte anglaise, assurerait tout juste sa suprématie dans le bassin occidental et franchirait avec peine le canal de Sicile. L'Entente cordiale a eu beau promener ses divisions navales d'Athènes à Smyrne, de Beyrouth à Alexandrie, la mer Égéenne, si les îles restent à l'Italie ou aux Turcs tripliciens, deviendra une sorte de lac italien. L'armée de terre italienne est aussi redoutable. Les cent mille hommes immobilisés en Libye ont été remplacés. Il a suffi d'augmenter le contingent, augmentation que l'Italie a pu supporter sans peine, grâce à sa très forte natalité et à la faiblesse de ses efforts militaires antérieurs. Les finances prospères ont permis de presque doubler les crédits de la guerre et de la marine. Sans doute cette poussée militaire, maritime et diplomatique n'est pas dirigée contre la France, mais elle pourrait bien l'être un jour. La Triplice a été renouvelée par anticipation. Elle est renforcée par la disparition de la rivalité austro-italienne en Albanie, par la jonction des intérêts austro-italiens en Égée et en Asie Mineure. Mettons qu'il ne faut pas croire aux histoires qu'on chuchote dans les milieux « informés » : modifications aux conventions militaires de la Triplice, promesses d'hégémonie méditerranéenne au cas de victoire de la Triplice. Mais il ne faut pas non plus jurer que cette fumée de racontars ne couvre aucun feu. Il y a des raisons de ne pas se fier outre mesure à la dynastie de Savoie. C'est une dynastie encore mal assise et, hors du Piémont, sans lien solide avec la nation qui ne lui obéit que par intérêt ou par ignorance. Heureusement pour elle, son trône a été occupé depuis trois générations par de fins et énergiques politiciens : VictorEmmanuel 1er, qui sut profiter des efforts de la France et des garibaldiens et être aussi ingrat vis-à-vis de la nation libératrice que vis-à-vis des héros du Risorgimento ; Humbert, sombre conservateur, habile aux conibinazioni à la Depretis comme aux aventures à la Crispi ; Victor-Emmanuel II, enfin, qui, masqué de libéralisme, de constitutionnalisme et même de socialisme, sait à merveille populariser la dynastie, l'armée, la marine, l'impérialisme, et, par des canaux secrets, s'aboucher avec le Vatican et débarrasser la municipalité de Rome du « bloc des gauches ». La maison de Savoie n'est pas une amie sûre de la République française.

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Admettons cependant que ces inquiétudes soient vaines. Il n'en faut pas moins tenir le plus grand compte des forces et des choses italiennes. On a tort ici de mésestimer l’Italie et de la considérer toujours comme une force d'appoint pour la Triplice. On commet ainsi une grave erreur de fait et une grave faute pratique. L'Italie progresse de façon gigantesque depuis 1900. Elle est plus peuplée que la France. Sa natalité est si forte qu'elle peut lui permettre sans diminution de population de laisser émigrer des masses qui ont oscillé de 750 000 âmes à 250 000 par an, pour revenir en 1913 au maximum de 750 000. Le peuple italien est en ce moment le plus fécond de toutes les races latines. Non seulement sa population, mais encore son économie nationale s'est entièrement transformée dans ces dernières décades. Son capital s'est considérablement augmenté : la plus grande partie des milliards de la dette italienne autrefois détenue en France est aujourd'hui rentrée en Italie. L'an dernier, l'emprunt de 400 millions qui solda les premiers frais de la guerre italo-turque, fut émis à 4 % et au pair, et plusieurs fois couvert à l'intérieur. Le crédit de l'Italie n'est guère moindre que celui de la Prusse. D'ailleurs le développement de l'industrie et du commerce de l'Italie du Nord tiennent du prodige. Il est vrai qu'une crise économique s'annonce et que jamais plus fort n'a été le chômage. Mais l'émigration temporaire en France, en Suisse, en Algérie, en Asie Mineure, en Alsace, en Argentine, compense par le retour du salaire des émigrants les trous creusés en ce moment dans le travail national. Et cette crise n'empêche ni le commerce général - importation et exportation - de s'accroître, ni Venise, ni Naples, ni Rome, de grandir et de s'embellir comme ne fait aucune ville en France. Enfin ajoutons que l'État, les provinces, les villes, en luttant contre les monopoles privés, pour la plupart étrangers, en rachetant les chemins de fer, les tramways, les services publics, en développant les régies directes de toutes sortes, ont sauvegardé les droits de la collectivité et formé un capital collectif important. Il faut que la France se résigne à n'être pas la seule grande puissance économique dans la Méditerranée. Une sage politique d'estime et de respect est donc nécessaire vis-à-vis de l'Italie. Et il faut la pratiquer constamment et sincèrement pour désarmer des susceptibilités légitimes et illégitimes. Il faut opposer à une diplomatie monarchique et tortueuse la franchise, la droiture, la force d'une diplomatie républicaine et consciente. Il faut séduire l'opinion publique, si mobile mais si fine en Italie. Il faut la convaincre, autrement que par l'évocation de souvenirs, que l'Italie n'a rien à craindre de la France. Il y a en Italie un nationalisme exaspéré qu'il faut éviter de surexciter. Les dernières élections, au suffrage quasi universel, ont montré à cet égard des symptômes inquiétants et d'autres rassurants. M. Giolitti a conquis une majorité de 298 voix sur 508 représentants. Seulement - les cléricaux ont fait cette révélation sensationnelle - une centaine des conservateurs libéraux de cette majorité leur doivent d'être élus. Dans d'autres cas, les libéraux n'ont été élus que grâce à une campagne nationaliste et impérialiste exagérée. L'Italie a son Matin, le Mattino de Naples, et son Temps, le Corriere della Serra de Milan. Il faut y prendre garde. Mais d'un autre côté, sur cinq millions d'électeurs, un million a voté pour les socialistes unifiés, 350 000 ont voté pour les socialistes indépendants. Les unifiés ont fait une belle défense à la Chambre et ont vivement attaqué le Discours du Trône et la conquête libyenne. Leur manifeste a été un bel acte de force et d'habileté. Les indépendants et les

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républicains ont appuyé leur action. On dit que M. Giolitti cherche à apaiser les gauches. Il y a donc de l'espoir. Seulement les pacifistes français, radicaux et socialistes, feront bien de ne pas perdre de vue les choses d'Italie. Ils ne doivent pas borner à l'Allemagne leur souci de fonder, par-dessus les frontières et en face des chancelleries, une diplomatie populaire et pacifiste. Il faut établir des relations avec les démocrates italiens comme avec les démocrates allemands. Il y a là des forces qu'il ne faut pas négliger, comme il y a, audelà des Alpes, des dangers qu'il ne faut pas méconnaître. On ne travaillera jamais assez à fédérer partout les forces de démocratie et de paix.

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La situation extérieure. Échec momentané *

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Nous avions bien raison de ne pas vouloir prédire ce qui allait sortir de l'affaire de Saverne en Allemagne. Les partis de gauche ont perdu leur souffle pour l'attaque au Reichstag. Et le vote de méfiance a été le triomphe d'un jour sans lendemain. Voici que la commission de Saverne nommée au Reichstag pour mettre fin aux abus du genre Forstner-Reuter est, elle-même, sur le point d'arriver à un fiasco. Le centre commence à maquignonner des voix et son influence contre la rentrée des Jésuites dans l'Empire. Et les nationaux-libéraux ont franchement lâché. Les Ordres de cabinet à l'année prussienne échappent de plus en plus à la compétence du Reichstag. On n'aboutira sûrement pas à soumettre l'armée allemande à un véritable contrôle parlementaire, ni même législatif. Et tout au plus obtiendra-t-on par des compromis un meilleur règlement des droits de réquisition de l'autorité civile. Le 99e régiment rentrera bientôt à Saverne. Après les jugements éclatants de Strasbourg, et l'impuissance du Reichstag étant démontrée, M. le colonel von Reuter n'en aura que mieux le droit de se faire justice lui-même, de remettre tout Saverne dans la cave aux Pandours. Ce qui est plus grave encore, c'est que ce mouvement de réaction, de force des droites ait rencontré un écho dans le pays, et que l'inertie des gauches ait été payée déjà de leurs défaites. On sait combien était faible au Reichstag la majorité de gauche. Socialistes et démocrates bon teint avaient, au début de la législature, tout juste une voix de majorité. C'était à cette majorité que Schirdemann, du Vorstand du Parti socialiste, avait été élu. Quelques élections partielles avaient légèrement renforcé cette majorité. Mais les dernières élections partielles viennent de la laisser plus instable que jamais. Les gauches ont perdu deux sièges ; un socialiste et un libéral ont été battus. Le bloc bleu-noir sera bientôt maître au Reichstag. *

Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, nº 24, 8 mars 1914, p. 192.

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L'analyse des derniers scrutins montre que ce n'est pas seulement au système électoral et aux artifices des candidats qu'est dû cet échec des gauches. C'est bien un recul du pays que l'on peut constater à Jerichow et à Offenbourg. Ici, le socialiste a perdu 1000 voix sur les chiffres qu'il avait obtenus il y a deux ans au premier tour ; là, le socialiste n'en a gagné que 950. Les progressistes radicaux en avaient perdu respectivement 1 500 et 1200. Mais le socialiste a été battu au second tour à Jerichow parce que, malgré les mots d'ordre du parti progressiste, sincères et fortement donnés, 2 500 voix libérales ont mieux aimé voter pour le conservateur que pour le socialiste qui n'en avait que 1500 à lui alors que, aux dernières élections, le même socialiste, Hass, en avait attiré près de 3 000. Le socialisme a perdu des voix ici et des sympathies là. Les libéraux ont perdu partout des voix et de l'autorité. En fait, une partie de l'électorat ne veut pas qu'on touche au droit absolu de l'empereur sur l'armée. Sur une question fondamentale, l'opinion allemande flotte, et si elle reflue, c'est vers la réaction. Paul Louis expliquait l'autre jour ici même qu'il y avait là de la faute de la bourgeoisie allemande. Et il a en vérité raison. La bourgeoisie allemande a toujours manqué de caractère et, désirant le pouvoir, n'a jamais fait les efforts nécessaires pour l'obtenir. Mais il ne faut pas se dissimuler les fautes de la social-démocratie elle-même. Une social-démocratie plus républicaine, plus antimilitariste, plus anti-nationaliste, qui eût mieux éduqué à ce point de vue les masses, eût su conserver des sièges et des voix quand une question nationaliste, militariste, monarchiste eût été posée. Et à côté de ces masses éduquées, les libéraux, la bourgeoisie d'Allemagne, se sentant un appui solide, une base de transaction, eussent été incités à agir. La social-démocratie, qu'on n'a pas pu terroriser au point de vue purement politique, a toujours eu peur de la sévérité des lois concernant la patrie et l'armée. C'est tout récemment que Rosa Luxemburg vient de se faire condamner à un an de prison pour un discours bien anodin en face de notre littérature antimilitariste française. Le ferment germera, mais il vient seulement de pouvoir commencer à lever et c'est une femme, d'origine juive et polonaise, qui est la première à le répandre. Il faut en convenir: la social-démocratie a organisé la classe ouvrière allemande, elle l'a éduquée pour la lutte de classes, politique, syndicale, coopérative. Elle ne l'a pas éduquée pour l'action politique, générale et humanitaire. Depuis la mort de Liebknecht, la tradition républicaine et idéaliste a grandement faibli dans le socialisme allemand. Il est temps que la social-démocratie agisse sur elle-même et sur le peuple. Cette grande machine semble momentanément à un point mort d'où ne part plus aucun mouvement. Mais l'énergie latente et les forces vives ne demandent qu'à s'y dépenser. Il suffirait d'un léger souffle d'idéalisme et de circonstances extérieures favorables pour que la démocratie en Allemagne reprenne l'avantage. Nous sommes peut-être à ces époques incertaines où le printemps et l'hiver luttent de façon indécise. Un mouve-

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ment social a toujours ses heurts et ses à-coups. Ad augusta per angusta, dit la maxime latine. C'est par les dures et petites voies qu'on peut arriver aux choses supérieures. Peut-être le Congrès de l'Internationale à Vienne secouera-t-il d'un grand frisson d'humanité la social-démocratie et l'Internationale politique tout ensemble. Peut-être la reprise des travaux de la conférence de Berne donnera-t-elle un nouvel élan aux idées d'entente - d'entente égale – franco-allemande. Et peut-être en naîtra-t-il une atmosphère favorable aux démocrates et aux socialistes allemands. Mais pourquoi les comités parlementaires, les bureaux élus, en fonction, tardentils tant à reprendre leurs travaux ?

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La situation extérieure. Roulements de tambour

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Je ne sais plus quel historien allemand définissait le militarisme « l'état d'une nation qui s'en remet de ses destinées à ses militaires ». L'Europe est toujours en état de crise militariste, et elle n'a pas encore, paraît-il, sué toute sa fièvre. La maladie n'a pas laissé tomber son paroxysme. On en voit, en France, les cruels effets. Certes, les chauvins de chez nous sont si occupés à défendre leur loi de trois ans et leur politique de conservatisme fiscal qu'ils en oublient leurs idées de revanche. Mais rien ne se fait qui pourrait préparer la paix et une organisation de la nation armée. Le gouvernement libéral anglais, hier, a fait de louables déclarations de bonne volonté, mais se laisse entraîner par les lords de l'Amirauté et accélère l'exécution de son programme naval. Ailleurs, on se livre à des jeux dangereux : et c'est une bataille de défis de presse et de communiqués diplomatiques et militaires. Le tambour roule aux confins de l'Autriche, de la Russie et de l'Allemagne. Car que faire dans cette Europe encasernée ? Que faire, sinon parler des dangers de guerre, des menaces d'invasion, des rivalités ? Il faut maintenir les peuples dans l'état d'affolement dont profitent les industries d'armement, les Poutilof, les Vickers et les Armstrong, les Krupp et les Schneider. Il faut agiter les fantoches de la diplomatie pour asservir les citoyens aux diplomates, aux militaires, aux financiers, aux nobles et aux empereurs. Et puisqu'on a des armes, il en faut faire blanc. Et puisqu'on a des forces, il faut les vanter. Ainsi dans certaines tribus primitives les clans se portent des défis interminables, et se jettent à la tête les pires injures. Il existe même chez les Eskimos un curieux usage, « la danse du

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Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, nº 27, 29 mars 1914, pp. 215-216.

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tambour », où est vaincu celui qui se sera laissé trop insulter pendant qu'on bat le tambour. Plût au ciel que nous ne soyons pas à cette sage barbarie ! Toujours est-il que la Gazette de Cologne, organe souvent officieux du gouvernement prussien, organe toujours influent des nationaux-libéraux du Rhin, a lancé un article sensationnel sur les armements russes. La presse socialiste allemande, une partie de la presse radicale, le Frankfurter Zeitung entre autres, ont fait résistance ; mais d'autres grands organes démocrates, le Berliner Tageblatt par exemple, et toute la presse conservatrice, celle du centre catholique, ont embouché la trompette : « Sauvons l'Allemagne contre le tsar ! » « Que l'Autriche prenne garde ! » Ce n'est que tout récemment que l'officielle Gazette de l'Allemagne du Nord a remis les choses au point. Mais ce n'était peut-être pas pour l'Allemagne, et ce n'était pas en tout cas pour l'Allemagne seule que la Gazette de Cologne sonnait l'alarme. C'était pour agir en Autriche-Hongrie, directement, et sûrement pour partie. La monarchie dualiste est, en effet, dans un état politique qui ne réjouit guère, surtout au point de vue militaire, les deux autres monarchies de la Triple Alliance. Des discussions violentes et intimes arrêtent les votes des lois militaires les plus urgentes, au Parlement de Budapest comme au Reichsrath de Vienne. Celui-ci vient d'être indéfiniment prorogé, et l'empereur d'Autriche administre seul l'Autriche en vertu de « l'article de nécessité » ; l'impuissance du Reichsrath fait de lui un souverain absolu. Mais si le contingent est voté, le budget de la guerre n'est pas voté, non plus que l'emprunt d'un milliard destiné à couvrir les dépenses extraordinaires. L'Autriche est dans une situation financière tout à fait irrégulière. La Hongrie, elle, plus ambitieuse du côté des Balkans, a voté une partie de la loi militaire, une partie des crédits et des contingents. Mais l'autre reste à voter et sert à marchander auprès de l'empereur-roi de nouveaux privilèges pour les féodaux et les censitaires magyars. Aussi les journaux nationalistes, monarchistes, en particulier le Reichpost des Jésuites et de l'archiduc héritier, se mirent à faire chœur, des deux côtés de la Laitha, aux cris de la presse allemande. On a semé la panique parmi les peuples du royaume hongrois et de l'Empire. Et le coup a réussi ! C'est dans le moindre soulèvement d'opinion que l'empereur et une commission parlementaire viennent d'émettre un gros emprunt de bons du Trésor autrichien. Et, malgré son intransigeance, le cabinet hongrois vient de fixer les contingents jusqu'en 1919, au chiffre réclamé par le roi de Hongrie, empereur d'Autriche. Tout ceci, c'est soi-disant des réponses au danger russe. Pour répondre au danger austro-hongrois et au danger allemand, la presse, la diplomatie, l'armée russe, n'attendaient qu'un prétexte. Ou plutôt on a saisi le prétexte à la cour du tsar pour dévoiler, avouer des choses faites ou projetées depuis longtemps, pour les faire sanctionner par une Douma qui, si servile qu'elle soit, n'en exerce pas moins un semblant de contrôle. Le ministère de la Guerre fit publier que l'armée russe était prête, armée, équipée des instruments les meilleurs, entraînée, concentrée pour partir, plus mobilisable que jamais et qu'elle ne craignait aucune coalition. Les journaux du nationalisme sensationnel, surtout le Novoié Vrémïa, se livrèrent au jeu de l'interview. Et nous apprenons ainsi les fameux et dangereux pourparlers que ce vieil homme d'affaires sans

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scrupules, toujours plein d'ambition, qu'est le comte Witte, colportait il y a neuf ans, et colporte encore en les modifiant suivant les heures, et où la Russie remanie la carte de l'Europe. Cependant, derrière cette parade de foire, il se passe dans la baraque tsariste des choses fort sérieuses. Le tsar autocrate a, renouvelant le coup de l'an dernier, maintenu pour trois mois sous les drapeaux la classe qui était libérable en janvier. Et la Russie a, en ce moment, 1700 000 hommes sous les armes, 1250 000 sont de vieux soldats de dix-huit mois à quatre ans. 450 000 ont déjà cinq mois de service. L'armée russe a plus d'hommes mobilisables que l'armée allemande et l'armée française réunies à cette époque de l'année. Pour l'an prochain, le contingent est augmenté de 155 000 hommes. Ce qui donnera en trois ans (la cavalerie et les troupes techniques faisant quatre ans) 1700 000 hommes d'effectifs permanents, 300 000 hommes de plus que les effectifs de paix de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie. Et enfin, dans des séances secrètes, la Douma vote, en ce moment, 1 300 millions de francs de crédits extraordinaires et, dit-on, le chiffre n'est pas certain, 500 millions de crédits ordinaires supplémentaires au budget de la guerre. En même temps on accélère la réalisation du programme naval. Si la flotte russe navigue jamais, elle aura vingt dreadnoughts dans la Baltique en 1920, qui pourraient inquiéter sérieusement les quarante dreadnoughts allemands chargés, eux, de résister aux soixante-cinq gigantesques cuirassés de l'Angleterre. Franchement, si l'Allemagne s'inquiète, ce n'est pas sans raison. Si l'AutricheHongrie tâche de se donner l'armée de conquête balkanique et de défense anti-russe qu'il lui faut, c'est tout à fait naturel. Les journaux russes parlent de la dissolution de la monarchie dualiste comme d'une chose fatale. Et l'on a l'impression qu'il règne en ce moment dans la clique des grands-ducs et des bureaucrates pétersbourgeois une sorte d'ivresse guerrière, un orgueil fou. La Russie tsariste croit qu'elle pourra dicter à l'Europe ses volontés. En fait, elle a des forces formidables. Mais sont-elles si sûrement prêtes que disent les rodomonts militaristes de là-bas ? Le Temps lui-même croit devoir rappeler certains milieux russes au sentiment des réalités. Il y a, en effet, besoin de refroidir cet enthousiasme factice et dangereux pour tous. Dangereux surtout pour la France, qui peut d'un jour à l'autre se trouver mêlée dans une infernale intrigue russe. Il n'y a sûrement pas lieu de s'inquiéter outre mesure de tous ces bruits guerriers, de ces formidables apprêts, de ces fumées diplomatiques. Il y a là surtout du bluff des minorités infimes qui dirigent la politique russe et la politique austro-hongroise. Mais le malheur est qu'on ne sait jamais. En face d'une France, d'une Angleterre, d'une Allemagne où les diplomates ont à compter avec le peuple, l'Autriche-Hongrie et la Russie sont des vestiges de féodalité. Croates, Tchèques, Hongrois-Autrichiens, obéiraient à l'ordre du Jésuite couronné à Vienne comme les moujiks obéiront au tsar orthodoxe. Ce sont des troupeaux entre les mains de mauvais bergers. Gare aux trois peuples anglais, français et allemand qui représentent la vraie, la grande civilisation !

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Qu'ils laissent sans émotion battre le tambour cosaque. Qu'ils réagissent contre leurs militaires et leurs militaristes ! Il y va de leur paix et de leur grandeur ! S'ils marchent droit leur chemin, l'Europe reviendra de ces alarmes. Tous les défis et toutes les paniques que hurlent les militaristes d'Autriche, d'Allemagne, de Russie, de France, ne sont, en effet, que de vains cris de barbares attardés.

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Les commerçants prétendent interdire aux fonctionnaires d'entrer dans les coopératives

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La cherté de la vie dans l'Est et la faiblesse des traitements ont suscité un peu partout des coopératives de fonctionnaires. Et celles-ci ont provoqué de violentes critiques de la part des commerçants locaux. On nous communique un compte rendu assez détaillé des manifestations que les commerçants de Nancy ont faites, à diverses reprises, contre les coopératives, celles de fonctionnaires en particulier. Les étonnantes résolutions prises à la salle Déglin méritent spécialement d'être relevées. Les prétentions des trois groupements des commerçants ne sont pas petites. La Fédération des commerçants, l'Union des syndicats de l'alimentation, l'Union des intérêts économiques de Nancy veulent tout simplement faire des fonctionnaires des sortes de serfs du petit et du grand commerce. Défense aux fonctionnaires de former des coopératives de fonctionnaires. Défense d'entrer dans des coopératives quelconques. Défense de participer, directement ou indirectement, à l'administration de leurs intérêts de consommateurs. *

L'Humanité, 1er avril 1914, p. 6.

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Défense aussi de s'associer pour obtenir des remises chez des commerçants désignés et recommandés. Rien que cela Voici le texte de la principale résolution : « Tous les commerçants de Nancy réunis à la salle Déglin, le 18 mars 1914, pour protester contre les coopératives de fonctionnaires, « Considérant: « 1º Que le fonctionnarisme doit en partie son existence à celle du commerce ; « 2º Que le commerce et les commerçants fournissent à l'État la majeure partie des impôts, soit directement, soit indirectement ; impôts qui servent à payer les fonctionnaires « 3º Que les fonctionnaires jouissent d'une situation privilégiée leur assurant les moyens d'existence pour eux et leur famille ; [...] « 6º Que les coopératives de fonctionnaires ont fatalement pour résultat de priver les commerçants d'une partie des revenus qui leur permettent de payer des impôts de plus en plus lourds ; « Protestant énergiquement contre la création et l'existence des coopératives de fonctionnaires qui sont un défi au bon sens ; « Émettent le vœu qu'une loi interdise formellement à tout citoyen nanti d'une fonction publique de faire acte de commerce, soit individuellement, soit en collectivité avec d'autres citoyens. » Quel mépris des droits du citoyen que son sort attache à un service public ! Quelles outrageantes prétentions dans ces considérations ! Et surtout quelle invraisemblable doctrine économique !

Les droits de la bourgeoisie On se croirait reporté aux temps de Louis-Philippe, de la Garde nationale, du régime censitaire, de M. Thiers et de M. Guizot ! C'est toujours le même esprit de classe qui anime nos commerçants de Nancy et qui animait leurs ancêtres du centre gauche.

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Selon eux, c'est celui qui paie, ou qui semble payer l'impôt qui seul a le droit de faire ce qu'il veut. Le fonctionnaire est une sorte de domestique. Il a vendu sa liberté, moyennant traitement et retraite. On ne sait si les commerçants de Nancy lui laisseront le droit de s'associer ou de se syndiquer pour demander l'amélioration de ses traitements. En tout cas, ils lui interdisent de chercher à améliorer l'usage qu'il peut faire des salaires qu'il a touchés. Il n'a pas le droit de s'associer avec ses camarades des services, pour acheter même une barrique de vin. On gage que les détaillants de Nancy iraient aussi jusqu'à lui défendre de se fournir dans les grands magasins, chez les fabricants, chez les producteurs. Il doit se fournir, sans examen, sans discussion, chez le commerçant. Le fond de J'argumentation est aussi simple que faux. Et son caractère sophistiqué apparaît mieux encore dans le développement que lui a donné Me Bérard, avocatconseil de la Fédération des syndicats de l'épicerie. « Notre société est fondée sur deux privilèges : l'un qui profite aux fonctionnaires exonérés de patentes, l'autre qui écrase les citoyens chargés seuls de payer l'impôt. Il y a entre ces deux privilèges une sorte de pacte fondamental qui stipule chez le fonctionnaire l'obligation de respecter chez le commerçant le privilège de ceux qui les paient de leurs poches et qui coopèrent à la vie économique du pays. » Autant de mots, autant de sornettes : Les fonctionnaires qui ne paient pas l'impôt ! Les commerçants qui les paient seuls ! Car selon les économistes nancéens, la patente des commerçants représenterait le plus clair des revenus de l'État ! Ils ignorent peut-être que la patente des commerçants représentait à peine 181 millions sur un budget de 5 milliards !

Coopératives ouvertes N'entrons pas davantage dans la discussion des arguments si pauvres de Me Bérard. Le commerce n'a aucun droit de se plaindre, depuis que les coopératives paient patente - comme lui. Il n'a aucun droit de se plaindre des coopératives de fonctionnaires. Ceux-ci ont le droit de défendre leur consommation et la valeur de leur salaire comme ils l'entendent. Ils ont le droit de prendre des parts de société coopérative aussi bien que des actions des Docks rémois ou de l'Épargne de Toulouse. L'usage du salaire gagné est libre.

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Cependant nous n'encouragerons pas, ici, à la multiplication des coopératives de fonctionnaires. Elles ont, à notre avis, plusieurs vices qui les rendent moins fortes et moins sympathiques. Elles sont d'une administration qui, surtout en province, est difficile et changeante. Des déplacements des administrateurs seront vite obtenus par le commerce local. Nous pourrions citer des exemples de ce fait. Ces coopératives séparent inutilement la masse des fonctionnaires de la masse des ouvriers et des employés qui ont les mêmes intérêts qu'eux et pourraient former avec eux de plus importantes forces de consommation, et élire souvent de meilleurs administrateurs. Elles sont donc inutilement fermées et antidémocratiques. Elles sont, par cela même, dangereusement exposées à l'insuccès et aux agissements des ligues des petits commerçants. Les fonctionnaires n'ont qu'un devoir et un intérêt : entrer avec vigueur dans le mouvement coopératif, y rejoindre les coopérateurs ouvriers, plus anciennement groupés, leur apporter leur concours, leur savoir, leur force de consommation. Ce n'est que dans la coopération ouverte à tous, unifiée autour de la Fédération nationale et du Magasin de gr os, que les fonctionnaires trouveront l'emploi de leur bonne volonté, l'indépendance morale et économique, et la satisfaction de leurs besoins.

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La situation extérieure. Une grande politique *

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Radicaux anglais et radicaux français Voici les élections terminées. Une victoire électorale à gauche, incontestablement. Mais que vont faire les radicaux français maintenus au pouvoir pour quatre ans de plus ? Une grande ou une petite politique ? De grandes réformes ou de petites besognes ? Ils devraient s'attacher exclusivement, et tout de suite, aux réformes radicales. Ils devraient imiter les radicaux anglais. Une description de ce que ceux-ci ont fait sera intéressante au point de vue historique et au point de vue pratique. Une comparaison entre ce qui a été fait en France et ce que les radicaux anglais ont fait dira ce que nos radicaux n'ont pas fait, ce qu'ils peuvent et doivent faire, ce que l'expérience de là-bas enseigne. Voici bientôt dix ans que les libéraux anglais sont au pouvoir. Depuis moins de temps que les radicaux français. Comparons donc un peu le bilan des uns et des autres. La comparaison sera triste. Et le signataire de ces lignes aura bien des raisons de se repentir de cette espèce de jactance française avec laquelle, en 1905, au Congrès de la coopération anglaise, peu de temps avant la victoire libérale, il comparait la Grande-Bretagne conservatrice avec la France du Bloc.

Bourgeoisie française La bourgeoisie radicale française n'a presque rien fait pour le peuple, ni au point de vue intérieur ni au point de vue extérieur. *

Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, n* 36, 31 mai 1914, pp. 288-289.

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Commençons par la politique intérieure. Qu'ont fait nos radicaux français pour le peuple français ? Peu de chose. Sur la plupart des points, ils ont à peine maintenu, sur beaucoup ils ont empiré l'état des choses laissé par M. Combes. L'École laïque, la grande conquête de la France, qu'elle est encore presque seule à posséder, n'a été ni dotée convenablement ni énergiquement défendue. Le reste de l'enseignement n'a vu ses dotations augmentées que dans les besoins absolus du service. Et la France supprime des chaires au Collège de France tandis que l'Angleterre ouvre des universités. Les travaux publics sont délaissés, les monopoles, les P.T.T. sont négligés ; les domaines productifs de l'État sont à peine sauvegardés ; les trésors les plus précieux, musées et palais nationaux, à peine conservés. La justice attend sa réforme et, sauf quelques lois boiteuses qui améliorent un peu la situation de la femme mariée et celle de la fille mère, en dix ans, le Parlement français n'a rien fait pour suivre l'évolution des mœurs. L'agriculture est à peine encouragée ; on ne verrait ici aucun effort comparable à celui que Sir Horace Plunkett a fait en Irlande où l'on assiste à une résurrection de l'agriculture et à une floraison inouïe de coopératives. Le seul acte économique, relativement réussi, grâce à une bonne administration, a été celui qui a été fait sur l'Ouest-État. Mais si les socialistes n'avaient été là pour encourager l'expérience, qui sait ce qui serait advenu ? Au point de vue militaire, les progrès faits jusqu'en 1905, péniblement conservés jusqu'en 1909, furent compensés par la réaction installée par M. Millerand et M. Étienne, qui aboutit à la loi de trois ans. En matière d'hygiène, la loi de 1906 est encore inappliquée ; la lutte contre le taudis, contre l'alcool, s'est heurtée à l'inertie du peuple, au privilège des propriétaires, à celui des bouilleurs de cru. Et l'on vit cette honte : la Chambre dernière votant pour ainsi dire sans protestation du gouvernement ni du pays la suppression de la licence des débitants. En matière de finances, l'impôt sur le revenu voté à grand-peine par la Chambre, voici deux législatures, n'a pas dépassé le Sénat. En matière politique, la Chambre, abandonnant ses traditions, a laissé le Sénat du suffrage restreint maître de fixer le droit électoral du suffrage universel. En matière de législation du travail, le Sénat finit par laisser passer, avant les élections de 19 10, une loi des retraites ouvrières à moitié inapplicable et de plus en plus inappliquée. Le code du travail que compila une commission n'ajoute rien à la législation mal venue, mal tenue à jour. Et la loi sur le travail à domicile enfin votée par la Chambre dort au Luxembourg. Depuis 1906 et M. Clemenceau, la lutte contre les organisations ouvrières a été presque le programme des radicaux du gouvernement. On le vit bien quand la bourgeoisie écrasa les grèves - qu'elle laissa ou fit

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éclater - des cheminots et des postiers. Les fonctionnaires n'ont toujours pas leur statut, et mieux vaudrait rien que celui que M. Maginot leur prépara.

Bourgeoisie anglaise En Grande-Bretagne, là-bas, ce sont, au contraire, des hommes d'État, des hommes d'envergure, et souvent de grande générosité, qui ont gouverné et qui gouvernent. Sir Henry Campbell Bannermann, le premier président du Conseil libéral, qui reprit les rênes du gouvernement conservateur, fut un des plus nobles esprits de son temps et ses efforts pour la paix universelle n'ont malheureusement pas eu le temps d'aboutir. M. Asquith, qui lui a succédé et qui est le Premier en Grande-Bretagne depuis plus de huit ans, a moins de candeur, plus d'adresse, plus de conservatisme peut-être que son prédécesseur. Mais il a su se plier à la pression démocratique, obéir aux appels populaires que lui transmettaient le Labour Party et les membres les plus radicaux de son cabinet. Et sous la direction de cet habile homme, c'est la plus grande activité réformatrice qui a régné en Angleterre, à tel point que nous ne saurions espérer de pareils succès même après les triomphales élections du 10 mai.

Législation sociale Au point de vue ouvrier, il faut songer que le gouvernement conservateur et les cours de justice avaient entamé une lutte sans merci contre les organisations corporatives : le Parlement libéral a redressé les lois faussées par les arrêts de la Taff Vale et du cas Osborne. Les pensions de vieillesse votées et appliquées rapidement versent à la poste sans formalité, sans capitalisation, sans cotisation, à tout vieillard de soixante-dix ans dénué de ressources : 5 shillings (6,25 francs) par semaine. L'assurance contre l'invalidité et la maladie date de trois ans et fonctionne pour plus de 2 millions de travailleurs. Le minimum de salaire a été acquis pour les ouvriers des mines et ceux des chemins de fer à la suite de deux grandes et paisibles grèves. Une loi pour fixer des minima de salaire au travail à domicile est dès maintenant appliquée à 400 000 ouvriers pressurés, « sués », sweated, comme on dit en anglais, et elle vient de s'étendre, ces jours derniers, par décret, aux 200 000 ouvrières de l'industrie de la lingerie et bonneterie pour hommes.

Législation financière Au point de vue financier, la politique des radicaux anglais fut d'une grande énergie. Il fallait faire face à des obligations d'amortissements considérables : le gouvernement libéral remboursa 2 milliards 625 millions de francs de la dette qu'avait

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laissée le gouvernement conservateur. Il fallait faire face à une surenchère d'armements extrêmement coûteux. Les paniques navales déchaînées par les conservateurs, entretenues par les ambitions démesurées de l'Allemagne, ont obligé le gouvernement libéral à des dépenses qui dépassent de près de 700 millions les dépenses correspondantes de 1905. Il fallait faire face au coût des lois sociales : plus de 500 millions de francs. Et il fallait faire tout cela sans toucher au libre-échange, sans faire la moindre concession au tariff reform protectionniste. Bien plus, on avait promis le dégrèvement du sucre qui fut opéré, celui du thé qui fut partiellement réalisé. Il fallait payer ces dépenses tout en conservant sa valeur réelle au salaire du travailleur anglais (24 % environ de plus que la valeur réelle du salaire du travailleur français). On y a réussi. On a augmenté l'income tax, l'impôt sur revenu avec déclaration contrôlée. On va augmenter encore la cédule des revenus non gagnés, et dans celle des revenus gagnés on va augmenter le taux de l'impôt sur les grands revenus. On a voté une loi imposant les successions qui, par suite de la législation civile anglaise, sont déclarées solennellement en justice. Une succession en ligne directe de 1 million de livres sterling (25 millions de francs) paie actuellement 156 000 livres (près de 4 millions de droits). En France, elle paierait à peine 1 million. On a voté une loi sur les « plus-values » qui fait rentrer une partie de la rente foncière acquise jusqu'ici aux seuls capitalistes dans le Trésor de la collectivité. Au fond les capitalistes seuls ont payé. Aucun impôt direct, aucun impôt indirect n'a été livré sur le peuple.

Action politique Au point de vue politique, la conduite du gouvernement libéral anglais est quelque chose de grand, on dirait presque grandiose. Combien était-on loin, en 1905, de prévoir même ce qui fut la réalité. Il me souvient d'avoir entendu des libéraux les plus distingués, M. Bryce, Lord Morley, prédire que le Parti libéral ne toucherait jamais à la Chambre des lords. Deux dissolutions des communes permirent à la volonté du peuple de se faire jour, et maintenant le veto des pairs n'arrêtera plus la démocratie que pendant quelques intervalles de temps. Le désétablissement de l’Église anglicane au pays de Galles, l'abolition du vote plural, le home rule, vont passer cette session malgré les lords. Mais c'est dans les derniers incidents, dans le tragique débat poursuivi entre les diverses parties et les divers partis du Royaume-Uni à propos de l'Irlande que se montre le mieux la hauteur de vues des hommes d'État radicaux. Je ne sais si on a assez marqué en France l'inflexible volonté avec laquelle le Parti du travail et le Parti libéral exécutent les promesses faites aux nationalistes irlandais ; une grande honnêteté préside à ces réalisations. Je ne sais si on a senti avec quelle liberté d'esprit, quelle grande tolérance le gouvernement, moins faible qu'on ne croit, a laissé se faire jour la protestation de l'Ulster protestant contre la future Irlande à majorité catholique. Je ne sais si aucun gouvernement continental eût toléré, comme firent M. Asquith et M. Mackenna, l'organisation de la rébellion armée. Je ne sais si on aurait pu voir plus haut débat de conscience que celui qui opposa les officiers conservateurs au gouver-

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nement libéral. Je ne sais si l'on eût trouvé chez nous un ministre, un maréchal, un chef d'état-major général, pour renoncer à leurs charges, toutes riches qu'elles fussent et tout pauvres qu'ils fussent, plutôt que de paraître manquer à leur parole. Et l'on vit M. Asquith descendre du pouvoir pour aller se soumettre, suivant la règle anglaise, à l'élection, quand il échangea son portefeuille honorifique de premier lord de la Trésorerie pour celui, plus chargé de responsabilité, de ministre de la Guerre. Cependant la question de l'Ulster se développe, toujours plus sérieuse et plus grave. On espère la résoudre sans guerre civile. On n'espère plus la résoudre définitivement sans de nouvelles élections, sans que le peuple lui-même ait sanctionné la loi. En tout cas, l'an prochain, l'injustice séculaire de l'Angleterre contre l'Irlande sera réparée. Et le Royaume-Uni sera peut-être devenu, en quelques années, un État fédéral.

Le nouveau budget Cependant, même dans cette vaste crise intérieure, même dans les durs moments que traverse l'Europe, les libéraux et le Labour Party qui les pousse n'oublient pas les choses pratiques, l'action réformatrice. Le budget que M. Llyod George, chancelier de l'Échiquier, vient de proposer l'autre jour à la Chambre des communes est un budget d'action sociale. 125 millions de francs de dépenses nouvelles sont engagées pour l'éducation et l'hygiène. On sait qu'en Angleterre les écoles sont privées ou à la charge des communes et comtés. 25 millions d'un coup vont être donnés aux comtés pauvres pour leur permettre de donner à leurs instituteurs des salaires normaux. La grève victorieuse que le Syndicat national des instituteurs anglais soutint dans le Herefordshire a porté ses fruits immédiats. Des millions seront ajoutés aux budgets des communes et des comtés, pour l'école publique, pour les cantines scolaires et pour le logement rural et ouvrier. La bourgeoisie anglaise se conduit en classe active, forte, encore noble et capable de sacrifices. Puisse la bourgeoisie française écouter les fortes paroles que M. Lloyd George prononçait le 11 mai en présentant son budget: « Les lois sur l'éducation, depuis quarante ans, ont changé énormément l'attitude du peuple envers les gouvernements. Autrefois, le peuple vivait dans de pauvres maisons, surpeuplées, malsaines. Il courait tous les risques de la vie, chômage, maladie, vieillesse, famine des enfants, sans aucune aide de l'État. Il pensait que c'était un décret de la Providence et s'inclinait. Maintenant les gens sont aussi éduqués que leurs maîtres l'étaient il y a cinquante ans, et ils savent que ce malheur social, loin d'être une volonté divine, est un gâchis humain, et ils pensent à un changement et ils le demandent. Ils viennent à cette Chambre qu'ils commandent, sur laquelle ils s'aperçoivent enfin de leur pouvoir. Si le très honorable gentleman et ses amis pensent que les rumeurs de l'insurrection ne peuvent être entendues que dans l'Ulster, ils se trompent. Il y a une révolte qui surgit tout autour d'eux, dans ce pays, parmi des millions d'hommes contre leur état social. Et à moins que les riches, les opulents de ce pays ne se préparent à faire à temps les sacrifices nécessaires pour arracher leurs

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compatriotes à cette misère, un jour viendra, et il viendra bientôt, où ils regarderont en arrière, avec étonnement et regret, et penseront aux jours où ils ont protesté contre un impôt sur le revenu de 5 %, contre une assurance supplémentaire contre la Révolution, parce que cette assurance leur était proposée par le gouvernement. » C'est un langage bourgeois, mais de « grand bourgeois » que M. Lloyd George tenait là. Quand entendrons-nous pareilles paroles à la tribune française dans la bouche d'un ministre radical français ?

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La situation extérieure. La diplomatie des radicaux anglais

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Qu'ont fait nos radicaux pour la France ? Une politique extérieure sans courage : conquête sournoise du Maroc aboutissant à Algésiras, puis au traité de Berlin, puis aux trois ans. Cette politique nous a procuré, pour 361 millions par an, le protectorat du Maroc. Mais quel Maroc ? Un Maroc hypothéqué par l'Angleterre (zone internationale à Tanger) ; hypothéqué par l'Espagne (zone espagnole dont les dimensions restèrent secrètes jusqu'en 1913) ; grevé de servitudes par l'Europe entière, libre-échange, capitulations et droit de protection, partage des concessions et monopoles suivant des pourcentages. En échange, M. Caillaux et M. Poincaré ont donné à l'Allemagne une partie du Congo français avec hypothèque sur le reste et sur le Congo belge et portugais. Et depuis M. Clemenceau, tous les gouvernements ont ici leur responsabilité ; cette conquête a déchaîné un dangereux voisin, l'Italie en Libye, et ainsi déclenché toute la série d'événements dont le premier est la guerre italo-turque, et le dernier la tension internationale européenne et la loi de trois ans. Nous constatons, nous ne récriminons pas. Voilà les fruits d'une diplomatie sans plan, sans sincérité, sans grandeur, remise à d'obscurs bureaucrates bourgeois et aristocrates de la carrière qui ne savent ni résister aux prétentions allemandes ni préparer ou exécuter les accords nécessaires. Ni ces diplomates paresseux ignorants, bourrés de préjugés, ni ces ministres éphémères, leurs prisonniers, n'auront jamais la sage audace de préparer et de conclure enfin l'entente avec l'Allemagne, l'entente digne, l'entente de paix qu'il est peut-être possible de conclure maintenant, dans un délai suffisamment bref, tandis que plus tard la France risque de l'accepter forcée et diminuée.

Au contraire, l'Angleterre a définitivement conquis l'Égypte. En Afrique du Sud, Lord Milner, le haut commissaire conservateur du dominion, et puis Lord Gladstone, *

Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, nº 37, 7 juin 1914, pp. 296-297.

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son successeur libéral, ont si bien pansé les plaies faites à la bourgeoisie boer et afrikander que celle-ci dirige maintenant - pour le compte de la finance cosmopolite la politique de l'Afrique du Sud entière. La dernière grève, brisée illégalement au Transvaal par une mobilisation « à la Briand », a été immédiatement vengée par les succès du parti ouvrier. Les autres dominions et les autres colonies de la Couronne sont en pleine prospérité, en développement inouï. Le Canada, animé d'un esprit d'impérialisme, a décuplé son exportation de céréales dans les dix dernières années. Et s'il souffre d'une crise, c'est de croissance démesurée. L'Australie et la NouvelleZélande restent les champs d'expériences prospères pour les efforts de collectivités neuves, animés d'esprit ouvrier, travaillant sur des terres vierges. L'Inde redevient le pays le plus riche du monde. Et le gouvernement libéral de Londres ne fait plus régner la terreur que Lord Curzon, le vice-roi conservateur, maintenait. Lord Hardinge eut beau être victime d'un attentat, les peuples immenses que la « paix britannique » tient en haleine peuvent progresser et l'Empire, les présidences et les États feudataires font des pas géants. Sait-on par exemple que le Pendjab, le pays de l'industrie, est devenu une terre d'élection de coopération paysanne, et que tous les ans le gouvernement local y attribue à des milliers de petits propriétaires des milliers d'acres rachetés au désert par d'énormes travaux d'irrigation ? Les États malais connaissent la prospérité de la culture du caoutchouc. Les colonies africaines se développent. La Perse est à demi neutralisée, à demi partagée avec la Russie. Et la position de l'Angleterre est plus que maintenue en Chine et en Amérique du Sud. Tout ceci a été achevé sans menaces de guerre, sans rodomontade et, on peut le dire, en enlevant toute apparence d'hostilité à l'Entente cordiale. C'est l'Angleterre qui a maintenu, avec la France et l'Allemagne, la paix pendant toute la période de la guerre balkanique. Certes, les radicaux anglais, Lloyd George en tête, ont loyalement défendu la France lors de la maladresse allemande d'Agadir. Mais les pacifistes devront se souvenir toujours que c'est à l'énergie avec laquelle ces mêmes libéraux ont agi lors de l'affaire du port serbe et lors de celle de l'Albanie que la France a dû de n'être pas entraînée par la Russie dans la plus effroyable des aventures. Comparez le bilan de la politique extérieure anglaise et celui de la politique de la France. Comparez l'œuvre de l'Angleterre à l'intérieur de son immense empire d'outre-mer avec celle que nous avons faite dans un empire plus modeste. Nous ne nierons pas la réalité et souvent la grandeur de l’œuvre de nos administrateurs et de nos militaires coloniaux. Mais où sont les colons français ? Où sont ces nouvelles France qu'on nous promettait ? Et là où des groupes encore petits de compatriotes, 350 000 en Algérie, 40 000 en Tunisie, 15 000 au Maroc, se sont implantés, qu'ont-ils fait ? En matière de politique extérieure comme en matière coloniale, la bourgeoisie française a été inférieure à sa tâche. Celle-ci est trop lourde, trop grande, trop haute pour elle, pour cette classe raréfiée, anémiée, usée, sans énergie, sans audace même capitaliste, sans avenir.

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La semaine américaine

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Pendant que notre bourgeoisie, arriérée et sans courage, sans audace, même capitaliste, résiste stupidement aux revendications les plus justes du prolétariat français, d'autres bourgeoisies savent, à temps, faire les concessions nécessaires et gérer cependant leurs intérêts. Les ouvriers et employés d'Angleterre et d'Amérique jouissent depuis longtemps de la semaine anglaise et connaissent le repos ininterrompu de quarante heures. Cependant, les nôtres en sont encore à faire appliquer la loi mal venue et sabotée du repos hebdomadaire. Mais voici qu'un exemple impressionnant nous vient d'Amérique. Une des plus grandes affaires du monde ferme du vendredi soir au lundi matin. Et d'autres vont imiter cette audace. Va-t-on avoir à New York la semaine américaine ?

La maison Wanamaker Quelques détails ne seront pas de trop. L'affaire dont il s'agit est un des plus florissants « grands magasins » qui soient. C'est le plus ancien et l'un des plus célèbres. La maison Wanamaker est une sorte de Bon Marché, à rayons tout à fait variés. Elle fait plus de 50 millions de dollars d'affaires (255 millions de francs). Elle compte un personnel de 12 000 employés, ouvriers, etc. Depuis plus de vingt ans, elle donne la semaine anglaise, et tout travail cesse le samedi à midi.

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L'Humanité, 24 juin 1914, p. 6.

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Elle va fermer le samedi Or, la maison a remarqué que le chiffre d'affaires du samedi matin était moins fort que celui même des autres matinées, et, après essai dans divers rayons, elle vient de fermer, à partir de ce mois, tout le samedi. Sans diminution de salaires, le prix de la semaine ou du mois restant toujours le même, la maison donne maintenant un repos ininterrompu de deux jours et trois nuits. Non seulement elle espère ne rien perdre à la combinaison, mais même elle espère y gagner. Il fut observé, en effet, lors des essais, que les employés, manœuvres, etc., qui s'étaient reposés du vendredi au lundi, travaillaient mieux et plus vite que ceux qui n'avaient pas eu le congé du samedi matin. Et, d'autre part, la fermeture pendant une matinée mal occupée diminue les frais généraux, sans diminuer sensiblement les ventes. La société Wanamaker and Cº pense même que sa clientèle lui permettra rapidement de combler la légère différence des recettes. Elle doute qu'il y ait une sensible baisse de celles-ci, même dans les premières semaines. La clientèle concentrera ses achats. Et tout sera dit.

50 000 employés de magasin vont jouir du même repos pendant deux mois À son exemple, d'autres magasins très importants ferment aussi. Mais ce qui est plus important encore, c'est que tous les grands magasins de New York viennent de conclure une entente pour régulariser cette situation pendant cet été. Aux termes de cette entente, tous fermeront du vendredi soir au lundi matin pendant les deux mois de grande chaleur. Ce contrat entre patrons apportera à 50 000 employés le bien-être de deux jours et trois nuits de repos, en juillet et en août. D'autres grandes firmes vont adhérer à cette entente. Tout ceci se passe à New York, à moins de six jours de Paris. Tout ceci se passe non pas dans le pays d'Utopie, mais à deux pas de nous. On peut y aller voir ! Et la source où nous avons puisé cette information n'est pas un journal socialiste. C'est dans un des grands journaux bourgeois allemands, la Gazette de Francfort, que nous avons trouvé ce document, dont se serviront nos amis, en lutte pour obtenir la semaine anglaise.

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La loi sur le travail à domicile est chaque jour mieux appliquée... en Angleterre *

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On sait que le Sénat a fait un sort, le sort habituel, au projet de loi voté par la Chambre sur le travail à domicile et la fixation d'un minimum de salaire. Il ne la vote pas.

Le salaire minimum en Angleterre On sait que la plupart des dispositions de cette loi sont imitées de la loi anglaise dont nous avons décrit le fonctionnement ici même l'an dernier: des comités mixtes de patrons et d'ouvriers fixent, dans chaque région, une échelle de salaires (travail aux pièces ou à l'heure, peu importe). Le salaire ne peut sous aucun prétexte tomber audessous d'un minimum de 1 shilling 6 (37 sous et demi) dans la région et doit être au moins égal à ce qui est nécessaire pour vivre à un individu travaillant normalement. Cette loi a été appliquée successivement à plusieurs corporations, par décrets successifs, rendus après examen du ministère du Travail anglais et d'une commission spéciale de la Chambre des communes. L'industrie des chaînes d'acier, celle des boutonniers, celle de la confection pour hommes ont été ainsi réglementées au point de vue des salaires. Quelque 200 000 personnes ont été ainsi sauvées de l'exploitation abominable du travail à domicile, du système de la sueur, « sweating system ».

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L'Humanité, 1er juillet 1914, p. 6.

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Nouveaux progrès Le même travail vient d'être fait, dans les six derniers mois, pour une industrie considérable - la chemiserie-lingerie. Deux cent mille ouvrières ont vu leurs salaires (d'atelier ou d'usine) révisés, fixés à leur minimum, et pour cela plus d'une centaine de comités d'industrie ont été institués et fonctionnent dans les régions les plus diverses d'Angleterre, d'Écosse, du pays de Galles et d'Irlande. Et le gouvernement anglais ne s'en tient pas là. Il vient de déposer un nouveau projet de décret devant la commission spéciale de la Chambre des communes. Une autre corporation féminine va être protégée contre l'exploitation. Les repasseuses et blanchisseuses forment un contingent important de la masse des femmes ouvrières, et ont, dans le Royaume-Uni, comme chez nous, des salaires très bas : 12 francs 50 environ pour une semaine de six jours, ou cinq jours et demi avec heures supplémentaires. On va établir pour elles, dans tout le Royaume-Uni, des conseils de métier pour régler leurs salaires. On calcule que, dès maintenant, plus de 400 000 ouvriers et ouvrières ont été sauvés du sweating par cette loi bienfaisante et rapidement appliquée ; 100 000 à 120 000 nouveaux vont en sentir le bienfait. Et cette loi fonctionne à la satisfaction de tous : des salariés, c'est naturel ; et des patrons, cela est naturel aussi. Car les patrons honnêtes, faisant travailler directement, étaient les premiers à souffrir de la déloyale concurrence des entrepreneurs, tâcherons, sous-traitants, et surtout de la concurrence des autres patrons qui, exploiteurs de travail, pouvaient être gâcheurs de prix. Voilà ce qui se passe de l'autre côté du détroit. Pendant le même temps, chez nous, la loi que la Chambre précédente a votée et qui ne vise que l'industrie de la lingerie dort et dormira dans les cartons du Sénat. M. Couyba, sénateur et ministre du Travail, va-t-il la faire voter ? Nous verrons cela en novembre. Car, d'ici là !... D'ici là ? MM. les sénateurs, ayant vraiment beaucoup travaillé cette année, prendront leurs vacances. D'ici là ? Les 400 000 ouvrières de la lingerie en France continueront à travailler sans gagner leur vie.

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La situation extérieure. La maison d'Autriche *

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En politique, en diplomatie surtout, il faut prévoir et il faut en même temps se garder de trop prévoir. Qui eût pu supposer un coup du sort comme celui qui vient de frapper l'archiduc héritier ? On dit qu'une vieille prophétie populaire viennoise prédisait que le vieil empereur, qui n'était arrivé à l'héritage que par deux événements imprévus, verrait de même deux de ses héritiers périr avant lui. Son fils Rodolphe est en effet mort tragiquement, et voici son neveu François-Ferdinand abattu sous les balles de patriotes et de conspirateurs serbes. Les devins ont des ressources qui dépassent les forces du calcul humain. Mais puisque le fait est là, supputons-en les conséquences et rectifions nos prévisions. Le vieil empereur François-Joseph de Lorraine-Habsbourg, empereur d'Autriche, roi de Hongrie, etc., devait avoir pour successeur l'archiduc FrançoisFerdinand, fils de son frère cadet. C'est le fils du cadet de ses neveux CharlesFrançois-Joseph, qui devient archiduc héritier. Le père de celui-ci, l'archiduc Othon, frère cadet de François-Ferdinand que Prinzip vient de tuer, était un excité, un prodigue, un fou. Il est heureux pour la paix de l'Europe que les hasards de la mort épargnent le règne de ce fou à la monarchie. La mort de François-Ferdinand change, en effet, bien des choses. Tant que le vieil empereur sera là on peut être sans inquiétude. François-Joseph le, est le doyen des souverains d'Europe. Sur le trône depuis 1848, les années de son règne sont plus longues que celles d'aucun dynaste européen depuis Louis XIV. C'est un homme plein d'expérience, et sinon d'intelligence, du moins d'activité et de sens commun. Sa froideur, son égoïsme, sa vitalité puissante lui ont permis de traverser les pires malheurs, et sa réserve habile, sa volonté têtue lui ont permis de vaincre les pires difficultés diplomatiques et intérieures. Il a sauvé sa couronne et son pays. Il est *

Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, nº 42, 12 juillet 1914, pp. 336-337.

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encore le maître prudent et obstiné de la monarchie la plus réactionnaire d'Europe, le chef des féodalités puissantes en Autriche, en Hongrie, en Bohême, en Pologne. Il saura maintenir la paix à son empire et à l'Europe.

François-Ferdinand Le défunt héritier était au contraire un danger pour la paix. Actif, c'était un peu un brouillon. Ambitieux, c'était un peu un aventurier, s'il est permis de dire ce mot de l'héritier des Habsbourg. C'était un de ces hommes affamés de gloire et de puissance qui peuvent mener une nation à la puissance ou à la ruine. C'était aussi un passionné et un brutal. On raconte que, à l'imitation de Napoléon, il aimait à manifester sa colère quand il se heurtait avec son oncle en brisant les vases précieux. Schœnbrunn en contient encore si Napoléon ne les a pas tous réduits en castagnettes. Mais surtout, François-Ferdinand avait une raison d'être ambitieux et de ne pas craindre la guerre. Il voulait faire monter ses enfants sur le trône. On sait que la duchesse de Hohenberg, sa femme, née comtesse Chotek, n'était pas de sang royal, n'était pas de naissance égale, Ebenburtig. François-Ferdinand avait, pour épouser Sophie Chotek, dû renoncer pour ses descendants à toute prétention au trône. Il avait dû se soumettre à la fameuse « pragmatique sanction ». Or une pragmatique sanction d'un empereur, cela se défait par un autre empereur. Et il pensait à la défaire. Il avait, paraît-il, des assurances hongroises, car la Hongrie aristocratique reconnaîtrait facilement comme rois des descendants d'une fille de bonne noblesse. Il ne pouvait trouver contre lui que ses cousins les archiducs, le vieux Rénier, le vieux Joseph, les jeunes d'Este, de Parme, etc. Et comme aucun de ceux-ci n'est populaire, sauf Rénier, il pouvait espérer que des conquêtes, de la gloire réduiraient leur opposition. Pendant cette espèce de demi-régence qu'il exerça depuis dix ans il avait fait monter sa femme aux dernières marches qui la séparaient de la Couronne. Et en même temps il manifestait ses appétits de puissance, d'impérialisme, de force : fortifications contre l'Italie, victoire contre l'opposition nationaliste hongroise, écrasement du mouvement de libération serbo-croate, annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine, mobilisation contre les États balkaniques et contre la Russie, prorogation du Parlement d'Autriche, constitution de l'État albanais, tout cela est en œuvre. Le vieil empereur ne faisait que modérer les ardeurs de son avide héritier. Il lui fallut maintes fois rappeler qu'il était toujours le maître. Dans cette lutte pour une plus grande « maison d'Autriche » et une réforme de l'hérédité, on dit que François-Ferdinand était avant tout appuyé par les Jésuites et qu'il avait la promesse de leur concours. Le catholicisme, le cléricalisme, les Jésuites en particulier, sont, en effet, tout-puissants en [ill.] comme en [ill.]. C'est le catholicisme qui fait la véritable unité des deux nations, ou plutôt des multiples nations sous le sceptre des Habsbourgs pragalins, contre le tsar orthodoxe et contre le roi de Prusse, protestant empereur d'Allemagne. C'est le cléricalisme qui donne sa teinte à toute la politique de l'Autriche et à toute celle de la Hongrie: école confessionnelle, antisémitisme sont communs aux pays rangés sous la couronne de

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saint Étienne et sous l'aigle d'Autriche. Ce sont les Jésuites qui sont maîtres à la cour. Le gouvernement portugais, le gouvernement républicain actuel a les preuves du vaste complot qui réunissait sous leur impulsion les cours de Madrid, de Vienne et de Munich. Ils trouvaient en François-Ferdinand un fanatique, un ambitieux, un homme à qui ils pouvaient servir et qui les servait. C'est lui qui organisa le dernier congrès eucharistique. Il était leur homme, et ils étaient ses hommes. La mort de François-Ferdinand n'appauvrit pas la Maison d'Autriche, aux nombreux archiducs, aux immenses fortunes, aux talents variés. Elle fait disparaître un dangereux ennemi des nations opprimées, des petits États libres, de la paix, du progrès libéral. Peut-être le jeune Charles - François -Joseph qui succédera à son grand-oncle sera-t-il fatalement le prisonnier des grands seigneurs, des évêques, des Jésuites de ses royaumes. Il ne l'est pas encore. Et ses peuples auront peut-être le temps de s'éduquer, de se ressaisir, de se fédérer, de devenir maîtres de leur destinée.

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QUATRIÈME PARTIE Le savant et le politique (1920-1925) Retour à la table des matières

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Les idées socialistes. Le principe de la nationalisation

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[...] Dans ce court exposé critique des théories du socialisme, on trouvera peut-être assez impertinente la façon cavalière avec laquelle nous expédierons diverses doctrines. On trouvera peut-être encore plus grave la lacune qui consiste à faire abstraction de toutes les doctrines dites bourgeoises ou classiques et qui ont été opposées. Nous n'en poursuivrons pas moins cette méthode. À la rigueur, nous eussions pu nous passer complètement de prendre position sur ce point. Les doctrines qui sont dans les livres ne sont pas toujours dans les faits, du moins la plupart ; même quand elles sont utiles et directrices, elles ne sont cependant que des idées. Tout au plus, quand elles ont du succès, sont-elles des formules d'action qui ont été adoptées par un certain nombre d'hommes. Il serait absurde de dire que Karl Marx n'a été pour rien dans la formation, chez les ouvriers, de l'idée qu'ils se forment d'une classe à part. Mais Karl Marx n'a été que l'un de ceux qui ont exprimé l'idée ; elle l'eût été probablement et même peut-être sous la même forme sans lui ; lui-même d'ailleurs en convenait en vertu de sa propre doctrine. L'histoire des systèmes des penseurs est donc moins importante que l'histoire des idées collectives et n'est qu'un moyen de faire celle-là, d'accrocher à des noms et des dates, par exemple, l'histoire du développement du socialisme. En fait, l'histoire du socialisme est secondaire par rapport à l'histoire des faits qui trahissent les progrès de l'organisation sociale, des institutions économiques. D'abord, les faits ne coïncident pas avec les idées ; tels et tels faits en *

Chapitre inédit de l’ouvrage sur la nation (Fonds Hubert-Mauss, Archives du Collège de France, 1920 ?). Ce texte de Mauss nous inspire les mêmes réserves que celles qu'exprimait Henri LévyBruhl devant l'extrait de la Nation qu'il publia en 1956. Si nous choisissons de le publier, c'est que nous estimons qu'en dépit d'une certaine obscurité (il s'agit d'une première ébauche) il sert de fondement aux textes de Mauss sur le bolchevisme parus quelques années plus tard dans La Revue métaphysique et Le Monde slave.

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apparence anti-socialistes comme les trusts, les cartels, les institutions de contrôle ou les assurances, sont en réalité mille fois plus socialistes, même quand ils sont institués pour le profit particulier, que telles ou telles manifestations de parti ou de corporation, et surtout que telles idées spéciales à tel inventeur de système ou d'utopie. Et d'autre part, les faits sont loin de servir les idées ; bien au contraire, ce sont en général les idées qui ont [servi ?] les faits ; dans le socialisme comme dans l'individualisme, nous le verrons, il y a deux choses : des institutions et des idées concernant ces faits. Il n'est nullement vrai que les idées aient anticipé exactement les faits. La plupart des grands mouvements qui aboutissent, depuis le XVIIIe siècle, à des conséquences politiques et sociales n'ont pas été, à beaucoup près, le produit des doctrines. On peut même dire que dans presque tous les cas, à partir du marxisme et du moment où les réformateurs sociaux ont pris définitivement l'attitude scientifique et positive, les théoriciens se sont plus préoccupés, à juste titre, d'intégrer les faits à leurs systèmes plutôt que de plier les faits à ceux-ci. Chez les révisionnistes allemands, chez les fabiens anglais, en somme, on a fait plutôt la théorie des mouvements sociaux actuels que dresser des plans de société future ou des réquisitoires contre la présente. C'est qu'en réalité, après 1870, on s'est progressivement aperçu de la puissance des faits sociaux en général, des institutions particulières de la classe ouvrière en particulier, ou de la législation sociale. Et surtout, on s'est aperçu qu'en général ces institutions à partir desquelles il faut concevoir les prochains développements sortent plutôt de l'effort des masses et non pas du cerveau des intellectuels. De plus, on a constaté la plupart du temps des débuts obscurs et des résultats si féconds et si imprévus, qu'il est inutile de vouloir anticiper de trop loin, soit leur création soit leur futur, comme il arrive pour le mouvement syndical ou celui des coopératives de consommation, où la pratique, peut-on dire, a toujours été en avance sur la théorie. Au contraire, on a constaté que le mouvement doctrinal du socialisme a toujours été si en avance sur la pratique que le nombre des idées fausses qu'il a mises en circulation excède de beaucoup celui des directions justes. En réalité, les apparences révolutionnaires ont permis, dans bien des cas, les pires transactions, les alliances les plus baroques et souvent même un opportunisme déconcertant, comme par exemple en ce qui concerne la question agraire. Car l'ancien Parti ouvrier français, comme les marxistes révisionnistes allemands et le communisme de nos jours, en Russie, et même dans les programmes communistes des autres pays, va jusqu'à acheter, de l'absolue propriété individuelle, de l'accaparement de la rente foncière par les propriétaires terriens, leur complicité ou leur passivité dans une révolution ouvrière. De telle sorte que nombre de bons esprits pensent maintenant que la doctrine socialiste doit se réduire à la théorie du mouvement social contemporain et à son amélioration. Le socialisme, défini comme nous l'avons fait, est chose récente. Le nom date des environs de 1830 ; prononcé pour la première fois en Angleterre par Owen, par Reybaud en France en 1837, il n'a été populaire qu'après les écrits de Pierre Leroux, mais encore en 1847 il était synonyme de communisme (Manifeste communiste), de social. On dit encore de nos jours : république sociale, ce qui est clair mais offensant pour le sociologue épris de précision, car toute république est sociale, et social ne veut pas dire socialiste. Mais si le nom est récent - et l'idée est encore vague -, l'idée est plus ancienne. Elle date de l'effondrement de l'organisation féodale, d'une part, et corporative, de l'autre, lente en Angleterre, plus brusque en France, et des abus causés par la révolution industrielle et capitaliste qui coïncide avec celle-ci. Passons sur les

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précurseurs d'avant la Révolution. Il ne semble pas qu'on ait raison de compter Babeuf et les babouvistes, Buonarotti qui fut le théoricien des Égaux, parmi les socialistes. Ce ne sont évidemment que des jacobins, des Égalitaires attardés, des révolutionnaires qui sentaient le danger césarien et bourgeois. Au fond, la notion même de socialisme n'était pas encore possible de ce temps, bien que Linguet ait trouvé un certain nombre de formules heureuses. On n'avait pas encore idée de la Révolution qui s'était opérée sur le terrain de l'industrie et du commerce ; au surplus, elle commençait à peine. C'est Saint-Simon qui est le vrai fondateur du socialisme, et qui de 1803 à 1819 en fut l'infatigable et souvent génial initiateur. C'est lui qui, le premier, eut la notion qu'il s'était opéré, outre le transfert des terres, une révolution. Marx et les marxistes ont donné aux théories saint-simoniennes et à celles qui précédaient le marxisme en France et en Angleterre, les noms d'utopiques et de petitsbourgeois. Il est certain que ces épithètes s'appliquent assez bien à celles des petitsbourgeois contemporains de Saint-Simon, de Sismondi et son héritier Louis Blanc, de Proudhon et aux théories de Charles Fourier et des fouriéristes, et des Icuriens, de Cabet et de Reybaud, et de Pierre Leroux et autres idéalistes de la période héroïque, des associationnistes anglais, des oweniens et des socialistes chrétiens, Kingsley, Morris, etc. On peut, jusqu'à plus ample informé, en effet, considérer cette époque comme celle où naquirent des idées fumeuses et généreuses, d'une part, assez prisonnières de la réalité sociale environnante, d'autre part, où l'on concevait seulement la révolution comme politique et non comme un mouvement intéressant essentiellement la classe ouvrière. Elles étaient impraticables, comme de nombreux essais malheureux le prouvèrent, des saint-simoniens, des owenistes, dont les banques, les colonies, les phalanstères s'écroulèrent les uns après les autres. Cependant on s'accorde généralement à trouver que Marx fut injuste pour ses devanciers comme il l'a été pour Proudhon. À notre avis, il a été surtout injuste pour Saint-Simon. Celui-ci, pour avoir confondu sous le nom d'industriels toutes les classes laborieuses, y compris les « capacités » et les administrateurs capitalistes, était peut-être moins loin de la vérité que le « socialisme ouvrier » d'après Marx ne l'a jamais été. Et d'autre part, il est, de la part de Marx, souverainement injuste de n'avoir pas rendu hommage à la profondeur scientifique des vues de Saint-Simon sur l'histoire économique, les liens qu'elle soutient avec la politique et le droit. Saint-Simon n'est pas qu'à l'origine du socialisme ; il est un fondateur de la philosophie positive et de la science positive des faits sociaux. Maître d'Auguste Comte et d'Augustin Thierry, il est celui qui a cherché le premier à baser une politique positive sur une science positive. Et à ce titre il est le maître de Marx et des théoriciens de la politique moderne, y compris l'opposé de Marx, Spencer. À la période purement critique et rhétorique, utopique d'autre paît, du socialisme, fit suite la période pamphlétaire. Les deux principaux noms de cette idéologie socialiste sont ceux de Proudhon et de Marx. Proudhon est certainement l'initiateur du suivant. Marx n'était pas encore socialiste que Proudhon avait déjà écrit son retentissant livre. Tous deux commencèrent d'ailleurs dans une métaphysique hégélienne de l'économie politique classique. Tous deux croient en même temps que par une dialectique naturelle et forcée, l'histoire produit de chaque régime l'antithèse, et que le socialisme soi-tira du capitalisme comme l'antithèse de la thèse, l'affirmation de la négation. Tous deux furent, à notre avis, comme leurs prédécesseurs, surtout des

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critiques de la société de leur temps. Ils se sont prétendus tous deux positifs, scientifiques et constructeurs. Destruam et aedificabo, telle était la devise de Proudhon. Il avait lui aussi son système de panacée, son moyen révolutionnaire et son plan de révolution. C'était sa Banque nationale de crédit qui, sans capitaux, par la seule voie de l'échange, du mutuum, mettait le régime commutatif (épouvantable langage !) sur le plan du régime compétitif. Marx était sur ce point plus scientifique en ce sens qu'il se bornait à prescrire le moyen révolutionnaire de la lutte des classes, l'union des prolétaires de tous les pays, sans préciser ce que devait faire la Révolution. Avec une certaine prudence, il n'indiquait que deux buts immédiats, la destruction de l'État et l'établissement d'un régime collectiviste provisoire aboutissant plus tard à un régime d'anarchie et de communisme, une fois l'abolition des classes réalisée. Cependant, il n'était pas, et tous les partis socialistes issus de lui n'étaient pas moins utopiques que les proudhoniens et les blanquistes qui lui succédèrent ou que les socialistes chrétiens. Lui aussi enseignait que cette révolution sociale serait la dernière. Tous ont fait du capitalisme le responsable de tous les maux de la société, de la guerre, de la prostitution, du crime, de la maladie, et proposé aux masses un Eldorado qu'une simple révolution politique leur ferait acquérir. Comme si la simple suppression de l'accaparement individuel des capitaux devait réellement transformer les hommes et les sociétés. Au fond, tous les socialistes, surtout les communistes actuels héritiers de la Fédération du Jura et des bakouninistes, que Marx anathématise après la 1re Internationale, sont persuadés que le capitalisme est la seule puissance mauvaise, la seule chose démoniaque, le seul être [ill.] des sociétés modernes. Ils croient qu'en supprimant l'État bourgeois ils supprimeront la classe bourgeoise et socialiseront le capital, c'est-à-dire les moyens de production et d'échange, et rendront le monde paisible et heureux, après une crise plus ou moins longue causée par les résistances des anciens privilégiés... En somme, théoriquement, le socialiste, qui vit sur des formules vieilles maintenant de soixante-dix ans, est resté critique, utopique, politique. Faisons grâce aux théories économiques mi-classiques et généralement inexactes du socialisme, théorie de la valeur, en particulier, chez Marx et chez Proudhon. L'analyse des phénomènes économiques sur laquelle Proudhon et Marx ont prétendu s'appuyer est, d'une part, de l'économie classique pure. Proudhon croit comme tous les économistes français de l'époque que les événements économiques ont leurs lois naturelles et qu'il est inutile et dangereux d'y intervenir. Il croit d'ailleurs à leur primauté et c'est bien lui qui a proclamé le premier que l'économique domine le politique. Marx, lui, note cette idée dans la théorie du matérialisme économique. Généralement mal interprétée, on la conçoit comme faisant des mobiles d'intérêt les seuls qui mènent l'humanité dans la constitution des États et des sociétés, alors qu'elle est chez lui bien autre chose et fait avant tout part à une évolution technique des industries commandant l'évolution capitaliste qui, à son tour, commande l'organisation sociale. Mais si Marx a cette vue profonde et juste, les termes dont il l'a enveloppée, hégéliens d'une part, grossièrement matérialistes de l'autre, à la Büchner et à la Vogt, ont expliqué le simplisme des masses qui l'ont suivi et qui ne voient encore dans l'état social qu'un échafaudage d'intérêts, et dans l'État l'organe des intérêts de la classe au pouvoir. Au fond, pour la masse socialiste, comme ils l'étaient d'ailleurs, Marx et Proudhon sont les auteurs de

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deux énormes pamphlets critiquant, Marx le capital ou, plus exactement, le capitalisme, Proudhon la propriété individuelle. La troisième phase du socialisme commence, à notre sens, au moment où les partis politiques socialistes se sont fondés et où les premières organisations ouvrières s'imposèrent à leur attention. À ce moment, tout en restant critique, négateur - il l'est encore -, le socialisme a commencé à être à la fois constructeur et positif. On désignait autrefois cette attitude en France du nom de possibilisme et Brousse, Allemane et Fournière, à la suite de Benoît Malon - noms bien oubliés aujourd'hui - après l'échec de la Commune, représentent assez bien, de 1876 à 1890, ces aspirations de réforme immédiate faites par la République pour la classe ouvrière de plus en plus organisée et la menant à une révolution sociale. Mais ce n'était pas en France, où cette classe a toujours été plus mal groupée qu'ailleurs, où elle est moins forte relativement que dans les pays plus industrialisés, que cette attitude d'esprit devait se développer. C'est la Grande-Bretagne qui a été son pays d'élection. Jusqu'à une époque fort récente, l'Angleterre, et encore plus l'Écosse, ont vécu hors de toute phraséologie marxiste et révolutionnaire. L'esprit britannique répugne aux conceptions idéalistes, utopiques et contraires à l'expérience, disons même à un empirisme étroit. Cependant, il repousse également toute stagnation ; l'action est constamment progressive. Sans idée préconçue, sans besoins de théorie, même avec une peur instinctive de toute théorie, le Britannique va pas à pas, coup après coup, sans arrêt. Mais le sens du social est chez lui également instinctif. Or, soit par un génie particulier, soit parce que la grande concentration industrielle aux environs de Manchester et de Glasgow permettait, obligeait à la concentration ouvrière, depuis le début du siècle, bien avant le socialisme de l'ouvrier fileur R. Owen et bien avant le chartisme, les formes nouvelles de l'association ouvrière, la trade-union, le syndicat avaient été trouvés. Et peu après le relatif échec du chartisme, qui fut déjà un mouvement politique de cette classe ouvrière organisée, en 1844, les coopérations de consommation étaient fondées ; les principes en étaient trouvés à Rochdale par les fameux Pionniers. Le socialisme [chrétien], d'ailleurs, et l'ensemble des idées de self-government local, aboutissaient à ce fort municipalisme proprement appelé socialisme municipal qui a rendu ou donné aux communes anglaises et écossaises une bonne partie des services imprudemment concédés ailleurs. Des hommes comme Vensitaal Noah ont été à la fois des militants des trois mouvements dès 1850. Enfin, l'expérience des dominions et la fondation fort ancienne de partis ouvriers dans la plupart des États de l'Australie et en Nouvelle-Zélande, tout cela créait en Angleterre en particulier un terrain spécial où put se former la doctrine d'un socialisme non pas simplement critique et révolutionnaire, mais encore luttant sur le terrain des faits, recherchant à la fois le possible, « tout le possible », tout en maintenant les droits de la nation travailleuse à la totalité du revenu national. Cette forme de pensée a trouvé son expression d'abord dans les fabiens, société fondée en 1884, et dont le nom indique le caractère possibiliste. Les distingués intellectuels qui l'ont fondée et dont un certain nombre la dirigent encore, les Shaw, les Pease, les Webb, etc., pensent en effet à un progrès social à [ill.] constante mais où chaque institution doit s'établir en temps correspondant à l'état de la société et à celui des organisations modernes. La fondation de l'Independant Labour Party suivit de près, mais ce n'est qu'en 1898 que le premier socialiste entra au Parlement (jusque-là les partis traditionnels, surtout le libéral, avaient pu s'assurer quelques membres ouvriers) et négocia avec les trade-unions qui, elles, trouvèrent intérêt à

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avoir de l'influence sur tous les partis. Puis ce fut la fondation d'abord de l'Independant Labour Party, puis du Labour Party, sorte de fusion et de confusion d'un certain nombre de partis socialistes de diverses nuances, fabiens, Independant Labour Party, Society Democratic Foundation, et d'un certain nombre de syndicats, pas tout à fait la majorité mais les plus importants. Et comme en Angleterre l'action précède en général la théorie, il se trouve qu'en ce pays de capitalisme et d'industrie avancée, le socialisme est devenu plutôt la théorie de la pratique ouvrière et du progrès social. Ceci est particulièrement vrai des fabiens et encore plus de leurs ingrats rejetons, les socialistes de la Guilde, dont, en somme, la théorie consiste à prêcher la prise du pouvoir économique, le « contrôle usurpateur », aux grandes fédérations de métier, c'est-à-dire aux trade-unions, absorbant dans leur sein et les techniciens et même les directeurs (non pas les administrateurs délégués des actionnaires, mais ce que les Anglais appellent le « manager », le directeur responsable). Cependant, une troisième grande nation était née au cours du XIXe siècle : l'Allemagne ; la nature même de l'esprit germanique le portait à réfléchir sur les questions sociales, comme sur toute autre, et à systématiser. Ce n'est pas par erreur - nous le verrons - que Jaurès a trouvé chez Kant et Fichte d'importantes sources de socialisme et il est certain que c'est en Allemagne que le sens du social a été éveillé plutôt que partout ailleurs, sauf en France. Les romantiques et Fichte avaient trouvé le Volksgeist, l'esprit collectif, qu'il s'agissait de magnifier dans le passé, de revivifier après Iéna, de faire triompher après Waterloo, avec la [ill.] de l'Empire. En vérité, c'est de ce mélange qu'est venu Marx, en 1837, patriote rhénan et philosophe hégélien de la dialectique de l'esprit collectif. Voilà une racine où le nouvel arbre absorbe un nouveau suc. Cependant, il croît lentement, entre et contre les vieilles classes aristocrates, bourgeoises des villes et paysannes, l'Allemagne industrielle, politiciens et capitalistes. Mais l'Obrigkeit Staat subsistait ; ]'une des formes qu'il prit, le socialisme spécifique allemand, fut le socialisme d'État, socialisme d'administration d'un État centralisé, monarchique d'une part, propriétaire de l'autre. M. Andler ajustement fait une large part au socialisme d'État dans l'histoire des idées allemandes. Peut-être trop large, car la victoire de Rodbertus sur Bismarck est en réalité un compromis bismarckien entre le socialisme ouvrier et l'État. L'adoption par Bismarck, la monarchie, Guillaume Il en particulier, des idées d'assurances sociales et de mutualité obligatoires, cette grande réalisation sociale de l'Empire allemand, a été faite avec l'idée préconçue d'attacher les ouvriers à l'Empire et de les détacher du socialisme révolutionnaire, non pas avec l'idée d'une entreprise morale et sociale. D'ailleurs, l'expérience a démontré que l'idée bismarckienne était juste. La classe ouvrière allemande a été fidèle à l'Empire, elle lui est encore fidèle, parce qu'elle sait que ses intérêts sont solidaires et que le crédit de ses caisses d'assurances - démocratiquement gérées - est le crédit de l'Empire. Les placements des millions d'assurés ont été la base solide de l'émission de papier-monnaie, la base solide des millions de coopérateurs des caisses d'épargne et de crédit. De là les Kassenschein pendant la guerre, et c'est la sensation aiguë du peuple qu'il a intérêt à consolider ces dettes qui fait en partie la répugnance fondamentale instinctive de l'Allemagne entière contre la banqueroute ou contre la révolution. Le Parti socialiste croissant en force, d'autre part, les syndicats croissant, le mouvement coopératif prospérant, les idées anglaises faisant leur chemin, il fallait réviser les

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dogmes marxistes qui avaient envahi le socialisme allemand. Ce fut l'œuvre de Bernstein et de ce brillant état-major qui sombra dans le socialisme de guerre avec les marxistes qui furent presque tous, sauf Kautsky et Liebknecht, nationalistes. Les révisionnistes eurent beau être condamnés à Dresde, par l'Internationale à Amsterdam, en même temps que Jaurès, n'avoir jamais avec eux qu'une élite et une simple poignée de théoriciens ou de leaders syndicaux et coopératifs, ils n'en furent pas moins les plus agissants et les plus fertiles des théoriciens. Sans avoir parmi eux aucun homme de génie à égaler à Marx et à Proudhon, sans même être officiellement entendus ou suivis, en vérité, ils ont dirigé jusqu'à la guerre, et ils dirigent même encore en partie, le mouvement allemand, et c'est eux qui établissent en somme la théorie la meilleure des nationalisations. L'idée que « le mouvement est tout » est leur et elle est en effet complètement opposée, comme l'idée fabienne, à la notion d'un bouleversement total, d'une révolution politique qui ferait ensuite passer le socialisme dans les faits. Voilà à peu près le point où en était la doctrine, la pensée socialiste avant la Révolution russe et la deuxième phase de celle-ci, celle du bolchevisme. On n'attendra pas de nous une discussion détaillée des idées et surtout des faits que le communisme a fait apparaître. Nous sommes abondamment renseignés sur les principes mis en circulation par une immense littérature éphémère et qui agitait profondément tous les partis socialistes du monde entier. Nous le sommes infiniment moins sur les réalisations opérées par les communistes russes au pouvoir, présidant par la terreur à une immense expérience. En l'absence d'observations précises et impartiales, il est scientifique de ne pas trop spéculer. Cependant, voici déjà deux observations. D'abord, comme doctrine, le bolchevisme n'apporte rien de neuf, absolument rien. Il se présente, à notre avis à bon droit, héritier d'un marxisme intégral ; il l'est en effet. C'est un socialisme d'État, révolutionnaire, se bornant à « socialiser » le capital ; il est cela et n'est que cela. Il n'a de neuf qu'une tactique, et encore, au fond... Pas un sociologue ou un historien ne peut jamais comparer la Russie aux grandes nations ; elle n'est ni de même sorte ni du même âge ; elle a à peine dépassé le stade de la vie sociale que nous avons qualifié d'empire et d'État ; elle n'en est pas au régime de la nation ; elle y arrive ; peut-être même est-elle plus loin que la Chine où il y a au moins une morale nationale ; elle en est sûrement plus loin que le Japon. Une révolution politique lui était nécessaire pour devenir une nation de citoyens et non un vaste troupeau de peuples amorphes, maintenus par la passivité à un régime autocratique. Ceci est un fait acquis, la Russie a eu son 1789, son 1793 ; maintenant, réussira-t-elle sur cette table rase à édifier un régime socialiste ? Est-elle en train de faire l'économie d'une révolution, suivant le mot de Marx, une révolution sociale en même temps que politique ? L'avenir proche le dira. Mais l'échec possible des communistes russes ne prouverait pas que le socialisme est impossible dans des pays politiquement, économiquement et surtout moralement et intellectuellement plus avancés. Leur succès relatif ne prouverait pas que ce socialisme d'État s'impose dans les pays d'Occident, ni même qu'il y serait viable, ni même qu'il y serait désirable. Car il n'y serait instauré qu'au prix d'un très grand nombre de mœurs, d'organisations, d'idées démocratiques, de libertés péniblement acquises, et auxquelles les peuples, même les plus durement éprouvés, ne veulent pas renoncer. De plus, il est presque

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sûr, vu l'état économique du monde, qu'il ruinerait au moins momentanément et affamerait les masses ouvrières qui pourraient le souhaiter et l'instaurer de force, parce qu'il désorganiserait non seulement le capital et la production nationale (remarquons que nous ne disons pas le capitalisme), mais encore toute la souplesse de son emploi, sa valeur mondiale, et surtout supprimerait cette création fondamentale des sociétés modernes, le marché national et mondial. Cette suppression est peut-être possible dans un pays qui était pour ainsi dire économiquement amorphe comme la Russie. Peut-être en l'absence de tout capital, les Russes essaieront-ils de constituer un régime national fermé d'échanges et de production. Ce serait, dans ce cas, une preuve considérable de la possibilité du socialisme intégral, du communisme, d'un autre système de vie sociale que le « système des prix ». Cependant, nous, en Europe civilisée, avons, pour en conserver certaines formes, à nationaliser le capital et la production, à organiser le marché, non pas à les détruire. Le problème se pose donc tout autrement qu'en Russie. La renaissance de la Russie n'a que faire avec les problèmes politiques et sociaux de l'Europe occidentale, des États-Unis et des dominions. Il est temps de le poser en fait et non plus en droit. Pour cela, procédons comme nous avons fait à propos de l'internationalisme. Voyons ce qu'il y a de choses économiques nationalisées ou en voie de nationalisation ; voyons quels sont les mœurs, les régimes et les tendances des nations modernes. Abandonnons le terrain des doctrines, évitons les saltus mortalis qu'elles font dans l'avenir. Examinons le passé et le présent et construisons une courbe serrée des faits, tâchons seulement de l'extrapoler vers un futur tout à fait proche, de déterminer le possible, rien que le possible, mais aussi tout le possible dans les constructions qui s'imposent. Le socialisme, avons-nous dit, n'est autre chose que l'ensemble des idées, des formes et des institutions collectives qui ont pour fonction de régler par la société, socialement, les intérêts économiques collectifs de la nation. Il suit, de là, deux conséquences. D'abord, le socialisme est lié à l'existence des nations ; il n'était pas possible avant qu'elles se fussent formées, c'est-à-dire avant que la notion de la patrie comme chose publique fût devenue fondement de droit public et [ill.] de l'individu ayant des droits sur tout ce qui était public. (« Fortune publique » était le titre exact romain et anglais de Res publica et Commonwealth.) En d'autres termes, il y avait deux conditions à sa naissance. Le socialisme ne pouvait apparaître avant que fussent proclamés les droits de l'homme et du citoyen, observation que négligent en général les écoles socialistes qui, même non matérialistes, négligent surtout hors de France ce point de vue, au contraire admirablement représenté jusqu'à l'échec des idées de démocratie sociale dans la République de 1848. D'autre part, le socialisme ne pouvait avoir d'intérêt que lorsque le domaine économique de la collectivité devint tellement grand que son abandon à des gestions privées ne se comprenait plus, ou plutôt n'était plus compris par un nombre toujours plus grand de personnes. Autre observation que négligent également les législateurs pressés du socialisme qui, intervenant dans le monde entier, prétendent y [acclimater] un régime uniforme de propriété. Les notions et institutions qui méritent le nom de socialisme sont à mille lieues de ces utopies et de ces bouleversements, et supposent au contraire le plein développement des régimes industriels, d'une propriété privée, d'une propriété

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collective, qu'il s'agit précisément de faire passer du fait au droit, ou plutôt d'attribuer aux vrais propriétaires les diverses collectivités dont se compose la nation. La deuxième conséquence est le corollaire du principe posé en premier, c'est que, à notre avis, toutes les sociétés qui ne sont pas encore des nations auront à le devenir avant de pouvoir se muer en républiques sociales. En d'autres termes, il est vraisemblable qu'elles pourront se passer de se mettre en démocraties, du moins dans les prochaines décades, et il est invraisemblable qu'elles puissent faire ce que prétendent faire les Russes, une révolution qui ne serait que sociale et non pas démocratique. Il y a utopie, à ce sujet, dans tous les jeunes partis communistes de toutes ces jeunes nations où le bolchevisme « rampant » a cependant conquis une incontestable autorité. Ou nous nous trompons fort ou ces nouvelles républiques ne pourront qu'une chose, éviter les concessions et les exploitations auxquelles se sont soumises les nations plus anciennes. Elles sauront peut-être réserver au domaine public les richesses publiques et ne pas commettre les fautes des deux derniers siècles, mais elles ne feront ainsi qu'accélérer, grâce aux capitaux fournis par les vieilles nations, une évolution qui ne consiste qu'à réaliser économiquement la démocratie et non pas à la remplacer par un régime encore non conçu et surtout non pratiqué. Autre point de vue sur le même fait : là où le domaine public est encore, vu l'insuffisance du développement économique de la nation, inexistant ou faible, même dans de grandes sociétés représentant d'immenses intérêts comme la Russie et la Chine ou l'Inde, il est clair qu'il ne peut être question que de socialisme d'État. Il n'y a pas en réalité de socialisme industriel à réaliser, de classe ouvrière à changer de l'état de salarié à l'état de gérante d'intérêts ; il n'y a que des virtualités de tout cela et la politique ne peut en tenir compte que comme des faits futurs à escompter, à ne pas négliger dans des calculs. Mais l'application sociale des doctrines de Marx ou des préceptes de Rathenau, à la Russie ou à la Chine, aboutissent ou aboutiraient aux plus folles et plus déplorables conséquences. Et nous pouvons déduire tout de suite de ces deux observations une autre observation importante : loin que le socialisme soit un adversaire, comme le communisme utopique l'a toujours été et l'est encore, de la propriété individuelle, il la suppose. D'abord ceci est constant dans la doctrine depuis Saint-Simon et surtout Proudhon, il tend à la réaliser et à donner aux travailleurs la propriété - collective par la forme anonyme mais individuelle par le titre à en jouir - des moyens de production et des fruits du travail. (Nous verrons que penser de ces formules classiques mais inexactes.) Ensuite, il a toujours revendiqué la propriété individuelle des objets de consommation. C'est une très grande absurdité des doctrinaires qui critiquent le socialisme que de lui reprocher une théorie qui n'est que celle des plus vieux et des plus arriérés des communismes. La liberté de jouir à sa guise d'un minimum de propriété, d'user et d'en abuser, est le but de la revendication ouvrière d'une « vie décente », et dans les doctrines courantes ou classiques, qu'elles soient périmées ou en floraison, les changements dans le régime de la production n'ont d'autre but que d'assurer à chacun le bien-être et la propriété absolue de son home et des choses nécessaires à cette vie décente. Que l'idée ne soit pas toujours claire chez ceux qui bavardent de ces choses, c'est entendu ; il n'en est pas moins le point où se tranche le différend entre les écoles anarchistes et communistes d'une part et les écoles socialistes, les uns assurant qu'il suffit de tout

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mettre en commun pour que chacun selon ses besoins puisse jouir de tout, les autres reconnaissant les droits de chacun selon son travail, mais le reconnaissant à fond et donnant ensuite un titre de propriété vraiment [quiritaire] sur ce qu'on appelle les « fruits du travail ». Mais il y a plus. Ce n'est pas seulement la propriété individuelle de titre anonyme et celle de la maison, du mobilier, des réserves et choses familiales que suppose le socialisme, c'est la propriété individuelle du type dit bourgeois, compétitif, anarchique, pour nous servir des termes du socialisme pamphlétaire, de type romain pour parler en historien et juriste. D'une part, il ne s'agit de nationaliser ou municipaliser, ou collectiviser que des choses qui auraient été abandonnées par erreur a d'autres propriétaires que les vrais intéressés à la gestion qui doivent en devenir les vrais propriétaires. Aussi laisse-t-on en dehors de tous les projets de nationalisation ou de socialisation toute la propriété ou la production artisanière ou petite paysanne. Même les communistes russes ont, nous l'avons vu, non seulement laissé s'établir mais finirent par reconnaître la pleine propriété individuelle de la terre même, et la pleine liberté des industriels employant moins de dix ouvriers. Il est clair que tous les pays de l'est de l'Europe, l'Italie, prochainement l'Espagne, déjà agitée en Andalousie d'ailleurs, ont à opérer une révolution agraire, à dissoudre les grandes propriétés, à partager entre les paysans qui veulent être propriétaires à la française les terres des seigneurs ruinés avec les régimes aristocratiques écroulés ou contre lesquels on lutte là où en subsistent des traces. L'assoupissement de la lutte agraire en Angleterre n'est qu'apparent ; elle est assez vive en Écosse et en Irlande. C'est que la loi Wyndham en a été le traité d'une paix victorieuse des paysans irlandais, qui ont réalisé leur révolution agraire avant la politique et leur indépendance. Chez nous-mêmes, le socialisme à la campagne est surtout la lutte contre le propriétaire non exploitant et les latifundia qui subsistent dans quelques départements. En fait, le socialisme en face de l'artisan et du petit paysan propriétaire, non seulement capitule par politique, mais encore se confond avec les doctrines les plus individualistes. Il le fait grâce à cette échappatoire qu'il n'y a pas lieu de changer le régime de la production là où le producteur, le travailleur et le distributeur des moyens de production sont un seul et même individu. Mais cette souplesse de doctrine trahit un fait beaucoup plus grave ; c'est qu'aucun parti socialiste, même ceux qui seront ou furent au pouvoir en Russie, en Tchécoslovaquie et en Allemagne, n'a osé nationaliser autre chose que les grandes industries, les très grands domaines et les très grands intérêts, et que la division de biens-fonds dans tous les pays s'est faite suivant le type de la propriété bourgeoise la plus radicale. Donc, en fait, la propriété individuelle n'est pas incompatible avec les institutions socialistes et il est encore un nombre considérable de catégories de richesses dont même les socialistes les plus radicaux ne comprennent l'appropriation qu'individuelle. Le socialisme suppose encore la propriété individuelle à un autre point de vue ; ceci était extrêmement familier aux théoriciens de la période héroïque. Imbus de métaphysique hégélienne, à partir de 1840 environ, ils ne concevaient la révolution, la bourgeoisie et la socialisation que comme la dépossession des propriétés individuelles. Ceci date même de Saint-Simon qui sur ce point était un précurseur de l'hégélianisme lui-même. La révolution supposait la propriété qu'il fallait détruire. Dans une certaine mesure ces formules abstraites ou politiques sont encore exactes.

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L'édifice de l'industrie, des services publics, au XIXe et au XXe siècle, sauf en de rares pays et sous des formes relativement rares, est exclusivement l'œuvre de l'individu, du bourgeois, des capitaux privés. Il s'agit de transférer en somme les richesses et les capitaux créés par un régime à un autre et, par conséquent, le régime futur est fonction-négation-du présent. Pour la moyenne partie des socialistes, surtout ceux de la masse, le socialisme est un redresseur de torts. Mais de même que le gendarme suppose le voleur, de même la propriété collective à instaurer suppose l'accaparement des capitalistes individuels. Vue un peu enfantine bien que très généralisée et base même de la propagande. Mais elle a pour mérite de traduire en termes vulgaires l'idée, juste, commune à Saint-Simon, à Proudhon et à Marx, que le socialisme, comme régime, ne peut venir qu'après le régime capitaliste et n'en est que le successeur et l'héritier. Peut-être même certaines écoles exagèrent-elles avec trop de rigidité le point de doctrine. Les mencheviks russes, c'est-à-dire les socialistes-démocrates marxistes modérés, et en général tous les marxistes modérés, sont d'avis que même dans des pays où le capitalisme est faible et inconsistant, il faut d'abord le laisser évoluer et se concentrer pour pouvoir ensuite le socialiser. Certains vont même jusqu'à n'attendre que d'une concentration excessive des capitaux, de la prolétarisation croissante des masses, l'abolition du capitalisme qui sera à soi-même « son propre fossoyeur ». Le fatalisme économique et moral n'a rien de juste, ni politiquement ni historiquement. Il n'est pas sûr que des régimes socialistes ne puissent s'instaurer dans des pays neufs, par rapport au capitalisme. Et, en fait, les nouvelles nations anglosaxonnes des dominions ont su infiniment mieux que les métropoles, ou mieux que les États-Unis, se défendre contre le capitalisme national tout au moins. Il n'est nullement sûr que d'une plus grande concentration des capitaux suive une prolétarisation progressive des anciens artisans, petits propriétaires, etc., ni même que de cette prolétarisation, si elle a lieu, suive une diminution des salaires et du taux de vie. Bien au contraire, comme nous le verrons, les pays de hauts salaires sont ceux de grand capitalisme et non de classes salariées fortes. Surtout, il n'est pas évident que les masses, le publie, la nation doivent attendre pour légiférer, et même révolutionner, qu'une évolution économique soit terminée. En réalité, sur ce point, toutes les écoles socialistes se trompent et la pratique est tout autre qu'elles ne le souhaitent. Le rapport entre les régimes qui vont se suivre dans l'histoire n'est nullement celui qu'ils décrivent. Il est parfaitement vrai que le socialisme est l'opposé du capitalisme ; il n'est nullement vrai qu'il soit l'opposé de la propriété individuelle. À ce point, le socialisme moderne n'est que l'héritier des anciens communismes ; il nie une forme du droit de propriété. Mais celle-ci, ayant été et étant encore normale, a toute chance de subsister tant que les hommes y croiront, même après que les régimes économiques qui le supposent auront cessé d'être les seuls. Il y aura des survivances, des institutions entières peut-être : le droit des ascendants et des descendants à hériter l'un de l'autre malgré tout testament contraire. Exemple : la réserve d'héritage, trace des anciens communismes familiaux subsistant dans le droit français du code civil, alors qu'elle a disparu de presque tous les droits modernes. De même, il se pourra que des masses d'institutions négatives de la propriété individuelle se superposent à des masses d'institutions du type que nous connaissons. Comme nous allons le voir, les progrès économiques des techniques ou moraux des nations modernes ne commandent nullement ces alternatives révolutionnaires et radicales, ces choix brutaux [ill.] entre deux formes de société contra-

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dictoires, mais ils se font et se feront par des procédés de construction de groupes et d'institutions nouvelles à côté et au-dessous des anciennes. Les vues dramatiques et romantiques de l'histoire n'ont rien à faire avec la réalité. La décadence d'un régime et la renaissance d'un autre n'ont pas nécessairement cet aspect catastrophique et tragique des révolutions ; c'est plutôt la chute lente des vieilles dents et la croissance obscure des neuves qui survivraient à sa figure en général. Que certains conflits soient possibles et même violents, il serait absurde de le nier dans le passé et de ne les pas prévoir dans l'avenir, mais il est absurde de concevoir que le conflit et la violence soient le but et la succession des institutions, le simple résultat. Penser ainsi, c'est confondre le mode d'une action, confondre l'accident avec l'action elle-même. C'est ravaler au rang de simples événements humains, historiques, comiques, aussi souvent que tragiques, les majestueuses et considérables altérations et les naissances et les destructions de ces êtres de raison infiniment réels que sont les institutions des nations. Le socialisme, celui des faits, ne fait donc pas métier de substituer une société nouvelle aux nôtres, de nous transporter dans une cité idéale, dans une Salente à la Fénelon ou à la russe. Le socialisme c'est le mouvement économique qui édifie une propriété nationale et des propriétés collectives par-dessus, à côté et en dessous des autres formes de propriété et d'économie. Il est inutile de tout nier pour construire ; il faut construire envers et contre tout, si l'on veut, mais construire avant tout. C'est ce qui se fait d'ailleurs dans nos sociétés occidentales, nous avons vu comment. De même, nous allons voir que ce sont les institutions et les groupes des sociétés d'aujourd'hui qui tendent souvent en dehors et au-delà de toute idée préconçue vers une socialisation toujours plus grande d'un nombre toujours plus grand d'objets. En décrivant ces faits, nous ne serons pas plus dans le domaine d'utopie que nous ne l'avons été quand nous avons décrit les idées, forces, institutions collectives qui composent l'internationalisme, et nous aurons l'incomparable avantage, à ce point de notre étude, de pouvoir voir des choses que nous n'avons pu que pressentir dans le mouvement d'internationalisation. Nous pourrons cette fois montrer les groupes sociaux naturels déjà évolués qui sont intéressés dans cette évolution. Nous sommes ici sur le terrain de la sociologie la plus précise et de l'histoire la mieux faite, celle où les faits sont connus le plus directement et surtout, chose capitale pour le sociologue, par les chiffres et dates et lieux, par les procédés de la statistique ; en un mot nous pourrons non seulement indiquer mais chiffrer et doser, donner des chiffres absolus et mesurer l'importance des mouvements.

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Le personnel coopératif : recrutement et certificats professionnels *

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Un fait intéressant à noter: les coopératives tendent à embaucher toujours le meilleur personnel possible, et, d'autre part, les meilleurs éléments du monde ouvrier et employé cherchent maintenant les postes que leur offre le mouvement coopératif, chaque jour plus vaste. Tous y trouvent leur bénéfice. Meilleur rendement d'une part. Carfières indéfinies et toujours plus honorables de l'autre. Sécurité de part et d'autre : stabilité des cadres, du travail, stabilité des positions. La coopérative commence déjà à être un monde par soi-même, et a déjà tous ces caractères de permanence et de moralité par où se marque une société complète. Déjà les meilleurs de la classe ouvrière y viennent pour y passer leur vie entière. Nulle part cette sélection ne s'opère mieux que chez nos camarades d'Angleterre. Le Producer de décembre 1919, l'excellente revue des Wholesale, signale l'extraordinaire hommage rendu par l'Association patronale des boulangers anglais au mouvement coopératif. L'organe officiel de cette association décrit la façon dont les coopératives anglaises recrutent leur personnel de boulangerie, et dit : « Il est curieux que les sociétés coopératives, presque seules parmi les employeurs, reconnaissent la valeur réelle des certificats décernés par la Coopération et la Cité. » (On sait que la Cité de Londres a gardé ses vieilles corporations avec Maistrance et Compagnonnage.)

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L'Action coopérative, 10 janvier 1920, p. 2.

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« Toutes choses égales, d'ailleurs, elles donnent leurs meilleures situations à ceux qui sont pourvus de ces certificats. Le résultat apparaît lentement mais sûrement : c'est que la très grande majorité des meilleurs travailleurs dans le métier gravitent de plus en plus vers les coopératives. » Pourquoi nos syndicats, nos Bourses du travail n'agissent-ils pas plus vers l'apprentissage ? Pourquoi n'insistent-ils pas plus sur l'étude approfondie des métiers ? Pourquoi n'avons-nous pas partout en France des écoles professionnelles de métier délivrant des certificats ? Les coopératives sûrement y prendront de toute urgence ce personnel jeune, éclairé, sobre, actif, enthousiaste, plein d'initiative dont elles ont besoin. Et en échange de leurs services, quel avenir n'ouvrent-elles pas à ces jeunes gens ?

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Canevas

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Quelque chose m'a fait plaisir ces jours-ci. Un de mes bons camarades - entre parenthèses, c'est un des meilleurs parmi les jeunes savants de France - a reçu la visite d'un brave petit garçon venant lui soumettre le catalogue de l'U.C.P. [Union coopérative de Paris]. Il indiquait, timidement - il en était au début -, les meilleurs articles que notre grande société parisienne fournit. Enfin, on y vient ! à ce que nos camarades anglais, d'un terme énergique et bien descriptif, appellent le canevas, le recrutement à domicile. Là-bas, coopératives, syndicats, églises, partis de toutes opinions, savent ainsi relancer chez lui le futur fidèle, le futur syndiqué, le futur coopérateur. Les coopératives anglaises ont, depuis longtemps, leurs « canevasseurs ». Mais cette institution est en train de se généraliser: la plupart des grandes sociétés ont maintenant leurs « canevasseurs permanents ». L'un d'eux nous dit, dans le Cooperative News, comment en six semaines il fit près de trois cents adhésions à sa société. C'est un métier pénible, et qui requiert bien des talents. Mais, comme dit Shakespeare : « Cet homme, avec une langue, ce n'est pas un homme, si, avec cette langue, il ne sait pas gagner une femme. » Et surtout, c'est la meilleure, la plus sûre des propagandes, si c'est la plus difficile. Aucun effort n'est mieux placé que celui qui nous attache de nouveaux membres, resserre les liens que certains membres laissent dénouer, en somme étend et intensifie la vie coopérative dans un monde livré, par ailleurs, à la plus noire des anarchies compétitives.

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L'Action coopérative, 17 janvier 1920, p. 2.

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Contrôle ou liberté ?

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L'événement le plus important de la coopération anglaise dans ces tout derniers temps est évidemment la décision du Comité parlementaire de l'Union des coopératives anglaises. Le « Joint Committee » - qui comprend des délégués des conseils de l'Union (fédération nationale), des deux Wholesale Societies (anglaise et écossaise) et des comités directeurs - a voté, après longue discussion et une très faible majorité, la résolution suivante : « Que le contrôle des matières alimentaires cesse le plus vite possible en ce qui concerne l'importation, la fabrication et la vente en gros, mais que des prix maxima soient fixés et que les principales denrées alimentaires soient taxées. » Cette décision, venant d'un comité aussi autorisé, suscite une grosse émotion, non seulement dans le monde coopératif, mais encore dans celui des affaires en GrandeBretagne. Le Comité parlementaire, le mouvement coopératif en général ont été jusqu'ici les plus fermes soutiens des ministres successifs du ravitaillement, sortis d'ailleurs eux-mêmes de notre mouvement, Clynes et Roberts. Elle est même contraire aux décisions du dernier congrès, qui, on s'en souvient, avait voté en faveur du maintien du ministère du Ravitaillement « comme un département ministériel permanent chargé de maintenir une distribution saine et adéquate des denrées ». Les Cooperative News, auxquelles nous empruntons cette information, sont opposées à ce changement de politique. Un « éditorial » rappelle le mot du représentant du *

L'Avenir, janvier 1920, pp. 32-33.

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ministère au dernier congrès : « Il n'y a que deux alternatives : contrôle par le gouvernement - contrôle par les trusts ». On peut se demander, en effet, si quelque fort que soit le mouvement anglais, il pourra entrer en lutte avec les trusts de manufacturiers, d'affréteurs, d'armateurs, de marchands en gros, de capitalistes accapareurs de marchés. Et comme on le fait remarquer, c'est un abandon du principe coopératif, « la distribution des marchandises selon l'usage, non selon le profit ». Mais il semble que ce sont les directeurs des Wholesales, presque tous ceux d'Écosse, une grande quantité de ceux de la Wholesale anglaise, qui se sont plaints des difficultés apportées aux achats sur le marché libre. Ils sont évidemment mieux placés que quiconque, vu l'énormité des affaires qu'ils traitent, pour apprécier l'incompétence probable et les erreurs du contrôle du ministre du Ravitaillement britannique. Se trompent-ils - ne se trompent-ils pas ? Seule l'expérience, si elle est tentée, nous le démontrera. Pour nous, nous croyons qu'ils se trompent. Le marché actuel des denrées est réglé par les Américains - Nord et Sud organisés en trusts. Le change favorable pour eux favorise encore leurs opérations. Les accaparements et les hausses, les corners deviendront l'usage. Et même les Wholesales d'Angleterre et d'Écosse réunies ne sont pas assez fortes pour lutter contre de pareilles institutions. Au surplus, il n'est pas à croire que l'expérience sera tentée en Angleterre. Elle est en tout cas impossible, tant que devra fonctionner le Comité interallié de ravitaillement, tant que celui-ci sera chargé de rationner et de nourrir l'Europe, à production si déficitaire, et tant que ce conseil suprême disposera des prix. Or, on sait que les pouvoirs de ce comité ont été prorogés jusqu'à juin 1920. Il faudra sans doute qu'on les proroge jusqu'à la formation du Comité économique de la Société des nations, si on ne veut pas que le vieux monde meure de faim. Il ne semble pas que ce côté international de la question ait attiré l'attention de nos amis britanniques. Il est vital pour nous, continentaux, que l'économie du monde ne soit pas livrée aux capitalistes.

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La place des États-Unis dans la production mondiale : le commerce coopératif avec la Russie

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Les États-Unis n'occupent guère que 7 % de la surface habitable du globe, et ne comprennent, au plus, que 6 % de la population totale du globe 1. Or, ils produisent: Pour cent 20 25 40 40 40 50 52 60 60 60 66 75 85

De la production mondiale de l'or du blé de l'acier et du fer du plomb de l'argent du zinc du charbon de l'aluminium du cuivre du coton de l'huile du maïs des automobiles

En plus, ils raffinent 80 % du cuivre et ils exploitent 40 % des chemins de fer.

* 1

L'Action coopérative, 27 mars 1920, p. 1. Chiffres de l'Agence de New York.

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Il est vrai de dire que nos amis américains ont tout un continent à eux et qu'à la différence de la vieille Europe, ils peuvent ne produire que dans les meilleures et les plus faciles conditions : sur des terres vierges qu'ils n'ont pas besoin de fumer ; dans des mines souvent à ciel ouvert ; et ce qu'ils mettent sur le marché, ce sont surtout des métaux précieux ou des denrées de production facile. Mais il y a d'autres choses à dire à propos de ces chiffres. Ils démontrent à quel point le centre de la richesse et de la production matérielle s'est déplacé dans le monde. La civilisation n'est plus l'apanage de l'Europe et le sera de moins en moins. On voit aussi à quel degré le coût de la vie dans le monde entier dépendra de la façon dont on saura se passer des États-Unis, ou leur livrer les marchandises d'échange nécessaires. C'est avec un intérêt plein d'anxiété que nous suivons le développement de ces événements. La levée du blocus et la décision de l'Entente de permettre le commerce avec les coopératives russes ne semblent pas avoir eu encore de conséquences pratiques appréciables. On en est encore à la phase des pourparlers. D'une part, les représentants des coopératives russes en Europe et en Amérique ont délégué en Russie F.I. Shnoelef et N.V. Makeiev. Ceux-ci sont arrivés à Moscou le 26 février. D'autre part, les coopératives russes ont délégué, certainement d'accord avec le gouvernement des Soviets et d'après les documents soviétiques sur les instructions de celui-ci : L.B. Krassine, V.P. Noguine, de Rosovsky, L.M. Khintchuk. Ces deux derniers sont seuls des coopérateurs authentiques, membres du Comité central du « Centrosoyus » des coopératives, l'un d'eux, Khintchuk, ayant été l'un des directeurs du département commercial. Les deux autres sont seulement des personnalités politiques importantes du gouvernement des Soviets. L.B. Krassine est le fameux commissaire du peuple aux Transports. C'est un ingénieur de talent, autrefois représentant en Russie des plus grandes entreprises allemandes électriques. Il est un des hommes qui ont le plus fait pour organiser la production et supprimer non seulement l'anarchie des conseils ouvriers d'usine, mais ces conseils eux-mêmes. Noguine est connu pour son activité dans les Soviets, et il est commissaire du peuple au Commerce et à l'Industrie. À ces deux hommes politiques et à ces deux coopérateurs, le gouvernement des Soviets a adjoint Maxime Litvinov, qu'il a, pour l'occasion, décoré du titre de représentant à l'étranger des coopératives russes. À cette délégation, le gouvernement britannique a accordé des passeports, sauf à Litvinov. Lundi, le Premier anglais répondit à la Chambre des communes qu'il ne pouvait admettre ce dernier parce que, précédemment, il avait abusé de son poste

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diplomatique pour se livrer à une propagande politique en Grande-Bretagne, mais qu'il était disposé à recevoir les autres représentants, leurs adjoints et experts, à leur assurer le transport, le retour et la sécurité, la rapidité des transactions exclusivement commerciales. Aucune déviation sur le terrain politique ne sera permise. En attendant, le bureau de l'Alliance internationale des coopératives a étudié la question et les C.W.S. anglaises et écossaises sont prêtes à faire le possible. Mais, au dernier meeting trimestriel de la C.W.S. écossaise, le président Rob. Stewart n'a pas indiqué qu'il y avait en train aucune transaction immédiate. Voilà déjà deux mois de passés

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Les coopératives russes

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Parmi tant de coups de théâtre dont le Conseil suprême des Alliés fut coutumier, celui de la levée du blocus russe (19 janvier 1920) n'a pas été le moins sensationnel ni le mieux compris. Le commerce va reprendre avec la Russie. C'est inattendu, mais le public comprend. Il va reprendre par l'intermédiaire des coopératives russes, et ne sera repris que par elles. Ici le public ne sait pas et ne comprend pas. Que sont donc les coopératives russes ? Ne sont-elles pas des soviets déguisés ? Cette entreprise n'est-elle pas absurde ? Voilà ce que se sont demandé les coopérateurs français. Il faut donc, et d'urgence, puisqu'elles viennent de remporter ce succès, rappeler les principaux faits qui les concernent.

I. LES DOCUMENTS La Russie, par son immensité, par la faiblesse de l'organisation capitaliste, par ses vieilles traditions de communisme et de coopératisme, est destinée à être une terre d'élection pour les coopératives. J.V. Bubnof en a publié une histoire et une théorie, en anglais. On peut se procurer le livre par l'intermédiaire de la F.N.C.C. (Fédération nationale des coopératives de consommation). Il est intitulé The Cooperative Movement in Russia, its History, Significance and Character, et donne les chiffres certains jusqu'en 1918, comprenant en somme les premiers mois du régime bolcheviste. Depuis, K. 1.

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La Revue de Paris, tome 2, 27, année, mars-avril 1920, pp. 96-121.

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Morosoff, le représentant en Occident des coopératives sibériennes, a publié une brochure intitulée: The Union of Siberian Cooperative Unions. G.A. Martiushin, le représentant, ou plutôt le représentant en Amérique des coopératives de producteurs de lin, a publié les documents concernant l'industrie linière coopérative (septembre 1919, New York: The Flax Industry in Russia and the Central Association of Flax Growers). D'autre part, il existe à Londres un bureau fondé à frais communs, des coopératives russes et des Wholesale Societies, sociétés de gros anglaises, écossaises et irlandaises. Ce bureau, dirigé par F. Rockell, a publié une brochure: An Experiment in International Cooperation. Cependant, les bureaux mixtes des coopératives russes publient à Londres le Russian Cooperator (3 vol.), dont nous extrayons la plupart de nos documents.

II. LES ORGANISATIONS 1. EN RUSSIE Il y a en Russie (si l'on distingue - comme il faut sans doute - le mouvement sibérien) quatre sortes d'organisations coopératives. Coopératives de consommation Sociétés. D'abord, celles qui sont pour le moment au premier plan, les coopératives de consommation. Le mouvement s'était sûrement considérablement étendu et intensifié avant, mais surtout pendant la guerre, malgré toutes sortes d'obstacles que le gouvernement tsariste, toujours soupçonneux de tout ce qui pouvait être démocratique, mettait en travers : perquisitions, dissolutions, etc., comme après la révolution avortée de 1905-1906. Les sociétés, qui étaient un peu plus de 1000 en 1905, et, pour la plupart, de petites sociétés de village, étaient plus de 10 000 en 1914, plus de 20 000 en 1917. Le nombre de membres de ces sociétés dépasse aujourd'hui les chiffres les plus grands qu'on ait enregistrés. Au le, janvier 1918, rien que les sociétés groupées dans l'Union centrale étaient : 20 sociétés de plus de 10 000 membres chacune. 307 unions (régionales) de sociétés groupant plus de 30 000 sociétés. Au total, 10 241047 membres. Et il ne faut pas oublier qu'en Russie la famille du consommateur est en général deux fois plus nombreuse que celle de nos sociétaires français. Leur chiffre d'affaires dépassait à cette époque de beaucoup le milliard de roubles. Il est vrai que nous ne savons pas exactement ce qu'était la valeur-or de ces roubles.

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Organisation centrale. Les coopératives ont une organisation centrale, dont il est fort parlé en ce moment sous son nom abrégé, son adresse télégraphique connue dans le monde entier, Centrosoyus, ou Union centrale panrusse des sociétés de consommation. Elle a son siège à Moscou. Établie en 1898, voici les principaux chiffres qui résument son histoire :

Année

Capital en roubles (2,60 F)

1899 800 1909 47 822 1913 225 413 1915 663 158 1917 1 0269 757 1918 6 mois (centre de Moscou seul) (au moins)

Chiffre d'affaires en roubles 31 340 1 278 511 7 985 234 22 855 407 212 000 000 au moins 1 000 000 000 au moins 467 051 000

La Centrosoyus a ses manufactures, au nombre d'environ une trentaine : moulins, savonneries, confiseries, pêcheries (dont nous reparlerons), papeteries, etc. M. Morosoff dit: « La population fournie par ces sociétés est estimée à environ 50 millions d'habitants. Dans de nombreuses parties de la Russie, jusqu'à 75 % de la population se ravitaillent dans les coopératives de consommation 1. » Coopératives agricoles Nous sommes mal informés sur l'état actuel des coopératives agricoles de la Russie d'Europe. Elles semblent extrêmement nombreuses, 10 000 au moins. Mais elles sont plus ou moins confondues : avec les coopératives de consommation dont nous venons de parler; avec les « artels », coopératives de travail et d'achat des paysans, corporativement et officiellement organisées -, avec les coopératives de crédit. Là, comme toujours en Russie, nous nous trouvons en présence de documents mal établis et de statistiques vagues. L'organisation centrale de ces coopératives, on pourrait dire de ces syndicats agricoles, est d'origine récente : l'Union panrusse des coopératives agricoles », en abréviation Selskosoyus, a depuis 1917 une agence à Londres, et son siège est établi à 1

Russian Cooperator, 1919, p. 182.

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Moscou depuis 1916. Une autre siège à Odessa qui se cantonne, elle, définitivement en 1919, dans les affaires de banque, dont nous allons parler. En fait, c'est la filiale agricole de la Narodny Bank que nous allons étudier. Coopératives de crédit Les institutions de crédit, surtout agricole, formées coopérativement, sont extrêmement nombreuses en Russie, surtout en Grande Russie. Les banques populaires ont été parmi les institutions paysannes les plus favorisées par le tsarisme pour bien des raisons : intérêts joints de la banque de la noblesse et des nobles, opposition aux prêteurs usuriers, juifs, arméniens, russes, etc. Elles répondent d'une part aux énormes besoins de crédit avant la récolte, et utilisent d'autre part les énormes disponibilités temporaires des paysans entre le paiement de la récolte ancienne et la récolte nouvelle. Mais nous n'avons pas à leur propos les précisions nécessaires. Leur nombre n'est pas inférieur, dit-on, à une dizaine de mille de sociétés. Organisation centrale. Nous n'avons de documents vraiment détaillés que sur l'organisation centrale, la puissante Banque populaire de Moscou, Narodny Bank, établie en 1912, contrôlée par les sociétés. Il n'y a que 647 actions possédées par des particuliers, les fondateurs de la banque, sur les 40 000 des premières émissions. Les 100 millions de roubles de capital (35 millions entièrement versés) étaient, au 1er janvier 1918, aux mains de 4 449 sociétés ou organisations de sociétés, parmi lesquelles 3 000 unions représentant 12 000 sociétés coopératives. Au 1er février 1919 (d'après M. Morosoff), elle groupait: 110 2 309 76 1 069 137 758

unions de sociétés de crédit et d'épargne ; sociétés de même ordre adhérant individuellement unions de coopératives de consommation ; sociétés de consommation adhérant directement unions de sociétés coopératives agricoles et autres coopératives diverses.

Elle a 12 sièges rien que dans Moscou, plus le siège central, 34 dans toutes les parties de la Russie, de la Sibérie, de la Caucasie - soviétique ou non ; 3 à Kharkov, 3 à Petrograd. Les affaires - sans distinction de lieux - se sont développées considérablement pendant toute la guerre et la Révolution. Elle a une importante agence à New York, et a fait des chiffres considérables, comprenant des mouvements de marchandises, semences, machines, etc., d'importation, d'exportation ; de paiements et de recouvrements dans toutes les parties déchirées de l'immense empire. Elle est un vrai succès financier. Elle a distribué 6 % de dividendes en 1916-1917. Elle est une des seules institutions financières russes - elle est peut-être la seule - qui survive et se développe. Les chiffres suivants sont démonstratifs.

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Les affaires en roubles et en kopecks furent en : 1912 1913 1914 1915 1916 1917

............................................22 735 535,15 ............................................56 006 168,74 ...........................................110 221080,64 ..........................................243 234 049,63 .......................................1 188 463 936,37 .......................................5 823 578 394,00

Il est évident que la crise des prix, l'enrichissement formidable des paysans russes pendant les débuts de la guerre et même de la Révolution, l'ont favorisée, et que le gouvernement des Soviets a été obligé - comme les autres gouvernements - de respecter cette institution démocratique de crédit et d'organisation commerciale.

Coopératives linières Le lin russe. On sait l'importance de la production linière en Russie. Si on y ajoutait celle du chanvre, les chiffres seraient encore plus éloquents 1. Voici quelques données qui permettent d'apprécier cette importance dans le monde (moyenne de 1904-1919).

1

La plupart des chiffres qui suivent sont extraits de la brochure de M. Martiushin qui les a extraits des travaux du département technique de l'Association des liniculteurs. Cette excellente brochure comprend cependant une grave erreur, doublée d'une contradiction, entre le diagramme 1 (voir p. 4) et les chiffres absolus du tableau de la page 4, sur la proportion des surfaces cultivées dans le monde entier. C'est évidemment le tableau qui donne les chiffres exacts. La culture du lin en Russie occupe évidemment 85,6 % de la superficie consacrée au lin dans le monde, non pas 18,2 %, ni même, en supposant simplement une erreur de composition typographique du diagramme, 81,8%. Cette remarque doit être pour le lecteur - comme pour nous - un avertissement à ne nous servir qu'avec précaution des meilleures statistiques russes. Même dans le mouvement coopératif, et dans leurs comptabilités et calculs, nos amis Russes n'ont pas toujours la précision et la constance dans les méthodes que nous requérons ici, en France, de nos comptables et de nos services d'information et de statistique.

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Superficie lin (acres) Russie Total dans le monde Pour cent

Poids (lin en fibre) (tonnes)

2 646 810 3 074 200 85,6%

363359,70 479 880 75,9%

197

Graines de lin (livres) 891 000 000 6 331 000 000 14%

Le poids moyen des récoltes russes semble être aux environs de 400 000 tonnes. 260 000 tonnes en moyenne sont exportées. 347 000 tonnes en ont été exportées de Russie en 1913, année de bonne récolte. Les besoins russes (en plus de la consommation domestique) absorbent de 50 à 100 000 tonnes. Rien qu'en France, en 1913, la Russie importait 40 000 tonnes environ, deux fois plus de lin que la France n'en produisait. Pratiquement, sauf en ce qui concerne la graine de lin, grâce au bon marché de sa main-d’œuvre agricole, grâce à l'énormité de son terroir, grâce aux facilités d'exportation, la Russie était la maîtresse de la production du lin dans le monde. Et l'exportation de ce produit, toujours en hausse, était avant la guerre une des principales ressources de Russie, surtout pour les gouvernements (lu centre. Il semble que, jusqu'en 1918, la production pendant la guerre est restée assez forte. Mais la consommation locale a augmenté. Cependant, en 1918, l'Union centrale, dont nous allons parler, réussit encore à exporter, à vendre aux gouvernements de France et dans le Royaume-Uni, par Archangel, 18 333 tonnes de lin (valeur : 75 millions de francs). Cette association dit qu'il lui en reste encore, de la récolte de 1917, 23 400 tonnes. Elle maintient que le stock de la récolte de 1918 existait en partie dans ses magasins, en partie dans ceux des producteurs. Il est généralement reconnu que les stocks et la récolte de 1919 laissent peu de disponibilités à l'exportation. Les Sociétés. Nous sommes assez mal renseignés sur les coopératives de producteurs eux-mêmes. La plupart des documents publiés - et je dirai même connus des représentants autorisés -ne concernent que l'organisation centrale, et celle-ci n'existe que depuis la guerre, 1915. Mais nous savons (Martiushin, p. 16) qu'elle comprenait:

Juillet 1916 Juillet 1917 Juillet 1918

Unions de sociétés

Coopératives adhérant directement

18 37 48

82 135 150

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Comme on nous dit d'autre part que ces unions groupent de 20 à 40 sociétés, nous pouvons raisonnablement affirmer qu'il y a, organisées, environ 1500 sociétés 1. Un certain nombre semblent d'ailleurs être des sociétés de crédit, d'autres des coopératives de vente, ou même d'intermédiaires, mais la plupart font à la fois office de coopératives d'achat, de vente et de crédit, l'entrepôt et le classement des marchandises préalables, la vente étant d'ordinaire entrepris par les unions régionales. Elles semblent jouer un rôle assez important non seulement dans la collection et le triage du lin, mais aussi dans la sélection des graines, engrais. Et le lin coopératif fait, nous dit-on, prime sur le marché. L'organisation centrale. Nous sommes mieux renseignés sur l'organisation centrale, l'Union coopérative panrusse des liniculteurs, en abréviation « Flaxcenter » (du mot anglais flax, lin). Celle-ci est de date récente. Fondée en pleine guerre, en 1915, après la disparition, en Russie, des agences des principales maisons d'achat françaises et anglaises, de Lille, de Belfast. Elle semble avoir groupé un certain nombre des anciens acheteurs de ces firmes, si nous comprenons bien le but de ce que l'on appelle les sociétés coopératives d'agents. Elle a des représentants dans 13 gouvernements de Russie centrale, dans 3 des gouvernements du Nord, un en Sibérie, un siège central à Moscou, des agences à Londres et à New York. Son chiffre d'affaires a progressé comme il suit : Roubles 1915-1916 1916-1917 1917-1918

1 300 000 30 000 000 200 000 000

Son actif est passé de 10 430 roubles à 2 352 278 roubles (2 493 926 roubles au 1er janvier 1919) ; ses opérations de crédit de 5 192 351 roubles à 421593 093 roubles.

1

Le dernier prospectus de l'Association centrale donne des chiffres plus clairs : 3 500 sociétés coopératives de liniculteurs, 3 500 000 membres environ. Mais ces chiffres nous semblent être de simples suppositions, sans preuves. En fait ils doivent se rapporter à l'exercice 1918-1919, pendant lequel les correspondants londoniens de l'Association centrale ne semblent avoir disposé que d'informations indirectes sur la Russie soviétique, où cependant ils savent qu'il existe une diminution considérable de la production linière ; celle-ci, restreinte de près de 50 % en 1918, l'a encore été davantage en 1919 (voir Martiushin, pp. 12-13). La crise est telle, paraît-il, que la préparation de la récolte de 1920 est encore plus gravement affectée. Dans ces conditions, une augmentation pareille du nombre de ces sociétés doit correspondre tout ait plus à des formations de nouvelles sociétés, et non à de véritables organisations fonctionnant pratiquement.

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Les quantités de lin manipulées sont passées de 1685 tonnes en 1916 à 40 985 tonnes, et les exportations de 1022 tonnes à 18 833 tonnes en 1918, ce dernier chiffre représentant 55 % de l'exportation totale de la Russie à cette date. L'état des transports et la guerre civile ont empêché le mouvement d'un tiers au moins des 100 000 tonnes qui restent entre les mains des producteurs associés. En plus de ces opérations de vente et de crédit, le Flaxcenter a opéré environ 6 000 000 de roubles en affaires de fournitures de grains, sacs, matériels, etc., à ses membres en 1917. La société fait un gros effort pour standardiser les produits, améliorer les semences et cultures. 2. LES COOPÉRATIVES EN SIBÉRIE Nous sommes bien mieux informés sur le mouvement sibérien que sur le mouvement russe. D'abord, les coopératives sibériennes sont restées en relations constantes avec l'Europe, et leurs représentants ici. Ensuite, là comme en tant d'autres points, les Sibériens font preuve d'une exactitude et d'un sérieux supérieurs à ceux de leurs compatriotes de la Russie européenne. Le mouvement a pris deux formes : d'abord les coopératives de crémerie, groupées et déjà prospères avant la guerre, qui restaient isolées jusqu'à ces derniers temps ; ensuite les coopératives de consommation, mais qui en même temps ne sont pas sans s'occuper d'affaires agricoles. Coopératives agricoles sibériennes L'Union des associations sibériennes de crémerie groupait en 1917 : 2 038 crémeries (beurres et fromages), et 1 859 magasins coopératifs fournissant leurs 800 000 sociétaires de toutes sortes de marchandises, machines, etc. La même union faisait les chiffres d'affaires suivants (en milliers de roubles) :

1914 1915 1916 1917

Ventes (Exportation)

Machines vendues

Autres marchandises vendues aux membres

20208 34854 73498 160367

663 1 113 1 371 2 049

8 999 10 670 9 780 24 765

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Le capital était, au 1er octobre 1917, de 3 294 264 roubles. Le siège est à Omsk (Sibérie); une agence à Londres. La plus grande partie des ventes était dirigée vers l'exportation, en particulier vers l'Angleterre, où les Wholesales coopératives étaient les gros acheteurs de beurre coopératif sibérien (44 % du beurre, 66 % des œufs). Les exportations de beurre passaient de 678 793 pouds (le poud égale 17 kilos environ) à 2 514 622 pouds. Coopératives de consommation et vente Les Sociétés. Groupées autour de l'autre organisation centrale sibérienne, et adhérant à celle-ci par 29 1 unions coopératives. Il. y avait, au 1er novembre 1918, 9 520 sociétés de consommation, de crémerie, de pêcherie, entre l'Oural et l'océan Pacifique. Elles organisaient, en 1917, 1728 056 membres avec une moyenne de 207 membres par société, 2 696 529 membres en 1918. Ce qui prouve une extension en même temps qu'une intensification du mouvement 2. En somme, presque les deux tiers des 15 millions d'habitants de la Sibérie sont coopératisés par ces deux mouvements d'agriculteurs et de consommateurs. La Société centrale. L'Union des unions des coopératives sibériennes est probablement la plus solide et la plus complète des organisations centrales coopératives russes. On l'appelle en abrégé Zakupsbyt, mot composé russe qui veut dire achat-vente. Et en effet elle fait pratiquement tout ce qui concerne le commerce et l'industrie en Sibérie. Elle achète : tissus, chaussures, machines agricoles, outils, etc., que les unions cèdent aux sociétés, qui les cèdent à leurs membres. Elle vend : beurre, graisses, oeufs, fromage, miel, peaux, fourrures, etc. Elle a ses manufactures et ateliers. Elle a ses journaux, un département d'études législatives, etc. Elle est la seule entreprise industrielle et commerciale, avec l'autre organisation coopérative, qui ait prospéré en Sibérie depuis 1917. Son capital est passé de 9 750 roubles au 1er janvier 1917 à 3 971973 roubles au 1er mai 1918, à 9 180 735 roubles au 1er novembre de la même année. Son chiffre d'affaires a été, dans les neuf derniers mois connus, de 98 636 446 roubles. Établie à Novo-Nicolaïevsk, elle a des sièges dans toute la Sibérie, en Mandchourie et en Russie ; une représentation à Londres, et des agences à Londres, Copenhague, Kobé (Japon), Shanghai (Chine).

1

2

Ces chiffres sont ceux des derniers prospectus de la Zakupsbyt. Ils sont fort différents de ceux de la brochure de M. Morosoff. Mais ceux-ci (p. 9) s'arrêtent à 1918, et ne mentionnent pas deux nouvelles unions dont les chiffres sont venus accroître les chiffres totaux. Comme un bon nombre de ces sociétés sont des artels de producteurs (voir Morosoff, p. 10), le nombre des sociétaires devrait être établi en tenant compte des multiples adhésions d'un même individu à des sociétés de divers ordres.

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III. HISTOIRE RÉCENTE Tel est le mouvement coopératif russe dans son état actuel. Passons sur son histoire d'avant la guerre. Non pas que nous ne regrettions de ne pouvoir rendre hommage aux fondateurs du mouvement, aux Michaïloff, aux Malakhov, aux Totomianz et autres. Mais la graine qu'ils ont semée a germé d'une façon tellement inattendue, qu'il n'y a pour ainsi dire pas de relation exprimable entre l'état où une guerre et une révolution placent la coopération en Russie, et celui où la paix favorable, le tsarisme obstructeur et de lents efforts l'avaient laissée en 1914. On a remarqué les chiffres que nous avons donnés. Il n'est aucune organisation russe coopérative qui n'ait pour ainsi dire décuplé depuis la guerre. Pratiquement, datent de la guerre toutes les organisations centrales, sauf deux. Et encore, celles-ci, la Banque populaire et la Centrosoyus (Union panrusse des sociétés de consommation), présentent les augmentations suivantes :

Capital roubles

Chiffres d'affaires

1913 1917

225 413 10 269 757 au moins

1913

1 000 000 6 006 168 500 000 payés 100 000 000 5 823 578 394 50 000 000 payés en 1919.

1917

7 985 234 212 000 000

Centrosoyus

Narodny Bank

Inutile de calculer les pourcentages. Ils cessent d'être expressifs. Les autres organisations centrales passèrent brusquement, de 1916 à 1918, du néant à des sommes fabuleuses. Les coopératives russes, et tout particulièrement les organisations centrales, ont donc eu un développement formidable, absolument unique dans l'histoire économique du monde entier. Elles semblent s'être développées comme ces champignons qui, en moins de quelques jours d'une pluie chaude d'automne, prennent toute leur taille dans nos pays. Que s'est-il donc passé ? Nous répondrons d'un mot : le krach du capitalisme russe proprement dit. Pendant la guerre, bien antérieurement à la Révolution de mars 1917, et à celle des bolcheviks d'octobre 1917, tout le système russe privé de répartition et

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de crédit avait lamentablement et rapidement disparu. Les grandes maisons étrangères d'exportation des céréales du Sud se trouvèrent bloquées par la Turquie et cessèrent leurs affaires et les importations correspondantes dès 1914. Les grandes maisons d'exportation de lin et de bois de la Baltique cessèrent également d'importer leur or et leur crédit. Il n'y eut plus en Russie que les capitalistes russes et l'État russe. Et ces deux éléments de la vie économique russe se montrèrent dès 1915 également incapables, également déficitaires ; la faillite russe est bien antérieure au bolchevisme. On nous l'a cachée, ici, en France, et encore plus au front. Mais c'était un fait acquis. Le mouvement coopératif fut la seule forme d'organisation économique qui subsista et agit. Il fut l'héritier et le syndic de la faillite des quelques maisons proprement russes d'exportation, d'importation, de distribution des marchandises et de crédit. Celles-ci, faibles, mal armées, routinières, vivant en somme de la négligence du public, et des privilèges des premières ghildes de marchands, n'avaient pas résisté à la tourmente de la guerre. Le capitalisme russe, encore dans l'enfance, avait été étouffé par la crise. M. Morosoff décrit extrêmement bien le processus en Sibérie : Le commerce privé a totalement disparu en Sibérie. Même dès le commencement de la Révolution en mars 1917 il ne restait en Sibérie, pratiquement, aucune grande maison privée : leur liquidation s'était opérée sans interruption dans les dernières années. De même les moyennes et petites affaires commerciales se fermaient graduellement. Il serait inutile d'analyser ici ces faits plus à fond. Qu'il suffise de noter cependant que la cause de la faillite du commerce privé a été principalement son incapacité à s'adapter aux nouvelles circonstances. Des méthodes antédiluviennes, qui étaient devenues une sorte de tradition, accoutumaient les commerçants sibériens à attendre sur place les offres de marchandises, et à n'entreprendre que de rares voyages aux principaux marchés : Moscou, Nijni-Novgorod, à l'étranger, pour reconstituer leurs stocks. La guerre a fait que ces traditions ont été leur perte. Les conditions extraordinaires obligeaient à des achats nouveaux et constants de marchandises, pendant toute l'année ; il fallait faire ces achats aux lieux de production. Or ceci nécessitait un vaste système d'agences permanentes, répandues partout, que le capital privé ne possédait pas 1. Des descriptions du même genre vaudraient pour le reste de la Russie. Nous savons par exemple que, bien avant la fameuse « socialisation des banques » par les Soviets en janvier 1918, dès 1917 et Kerenski, un mouvement important de capitaux s'était produit vers la Narodny Bank. M. F. Rockell nous raconte que: (...) de même que le commerce privé s'effondra en Russie, de même les banques privées s'écroulèrent spécialement après la Révolution (mars 1917, s'entend). Rappelez-vous que la masse de la population russe est paysanne, et que les paysans sont en majorité coopérateurs. Ils n'ont pas confiance dans les banques privées, et

1

Russian Cooperafor, op. cit., p. 12.

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même la bourgeoisie se mit à retirer son argent des banques privées, et à le placer, pour plus de sûreté, dans la Banque coopérative 1. Ce qui prouve bien que le phénomène n'est pas dû à l'influence exclusive de la Révolution d'octobre (bolchevik), c'est que, là où la coopération s'est le plus développée, c'est dans les parties de la Russie qui échappèrent, pour un temps, au joug des Soviets: en Sibérie, dans le sud de la Russie, au Caucase, dans la république d'Archangel. Prenons cette dernière pour exemple. En 1919, la Centrosoyus ayant établi un centre important dans les provinces du Nord, celle-ci réussit à organiser une bonne partie du commerce et du transit maritime de ces régions abandonnées à elles-mêmes, restées jusqu'alors diminuées par de puissantes bandes de spéculateurs. La coopérative put importer les marchandises américaines et scandinaves, avec des fonds, sur des bateaux russes, évitant ainsi changes et frets. Elle réussit à exporter, à Londres et en Scandinavie, de la potasse, des peaux et fourrures, et du lin, compensant ses achats par ses ventes, et évitant tout déplacement d'argent. La principale industrie de la population clairsemée de ce pays est la pêche. Cela aussi a été coopératisé. Sur la côte Mourmane, sur celle de la mer Blanche, deux flottilles, des saleries, fumeries, etc., ont été installées ou louées. Les produits de la chasse et de la pêche sont entreposés dès maintenant et prêts pour l'exportation (automne 1919). N'évaluons pas en roubles ces produits, mais donnons les précisions en quantités. Quiconque sait les prix que l'on paie actuellement, en Europe, pour ces marchandises sentira leur valeur:

Mourmansk Huiles (foie de morue) (tonnes) Graisses (morue et phoques) (tonnes) Poisson salé (tonnes) Fourrures (unités) (phoques)

2 27 265 3 229

Nord 20 16 420 8 000

Mezensk — 30 — 1 300

Il faut en effet se rendre compte que la disparition de toute entreprise capitaliste dans ces régions a mis pour ainsi dire subitement le producteur en face du problème de la vente des produits qui n'ont pour lui pas d'autre valeur que leur valeur d'échange. Les artels, les coopératives de travail, d'artisans, d'agriculteurs, de pêcheurs, aussi vieilles que la civilisation russe, ont été partout ainsi forcés de prendre forme d'organisation coopérative moderne, et ont trouvé dans les organisations centrales l'appui, le crédit d'une part, le débouché nécessaire d'autre part, les marchandises d'échange enfin.

1

Cooperative News anglaises du 24 janvier 1920.

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IV. LES DERNIÈRES AVENTURES Telle est donc la cause profonde. Dans l'immense effondrement de toutes les formes supérieures de la vie économique en Russie, la coopération a été le seul organe de vie, d'échange, de crédit, d'affaires. Elle s'est trouvée là, à point, pour reprendre l'héritage d'un capitalisme qui n'avait jamais été bien fort, ni bien enraciné. Elle a groupé autour d'elle ce qui restait de bonnes volontés et de forces pour assurer les transits, entrepôts et répartitions. Elle a laissé évidemment de côté toutes les grandes affaires métallurgiques, minières, etc. Mais elle a été capable de reprendre une partie des affaires de vente de produits agricoles et de crédit aux paysans. Ce qui est beaucoup en Russie, surtout aujourd'hui, où il semble qu'en effet la civilisation urbaine, ses concentrations, ses grandes industries ont sinon complètement disparu, du moins singulièrement diminué d'importance 1. Par rapport à ce fait fondamental, les divers avatars que la coopération connut en Russie soviétique et non soviétique, depuis la Révolution d'octobre, nous paraissent des phénomènes d'ordre secondaire. On a beaucoup discuté, surtout en ces derniers temps, pour savoir si tel ou tel gouvernement russe avait eu telle ou telle relation avec les coopératives. Un fait domine tous les autres. La coopération en Russie a toujours été hors de la politique. Dès la fondation du mouvement vers les années 1890-1900, même sous la Révolution de 1905, même sous le tsar Nicolas II, même sous la Révolution de Kerenski, même sous celle de Lénine, comme sous les gouvernements antirévolutionnaires de Koltchak et de Denikine, comme dans les républiques cosaques et caucasiennes, toujours ses militants, ses organisations, ses masses se sont tenus à l'écart des opinions diverses. Et si elle a traité avec tous les gouvernements simultanés ou successifs de l'immense et malheureux empire, c'est avec le plus vif souci de son indépendance. Autant qu'il fut possible, ce fut sur le pied d'égalité, presque comme un « État dans l'État ». Elle a été profondément, radicalement apolitique, et c'est ce qui l'a sauvée. Puissant enseignement, de valeur historique, pour nous autres, coopérateurs français ! Nous aussi devons être prêts à recueillir bien des héritages. Nous aurons à liquider bien des fautes, et à créer bien des institutions essentielles. Pour cela il nous faut des forces, une autorité intacte, un mouvement pur. Jamais nous n'écarterons trop ceux qui voudraient faire servir notre mouvement à d'autre fin que la sienne : l'établissement du régime coopératif dans le commerce et l'industrie, dans la production et la répartition des richesses !

1

M. Alexinsky, ancien député à la 1re Douma, ex-secrétaire du Comité ouvrier de Petrograd, exsecrétaire des Syndicats russes ouvriers, jusques et y compris toute l'année 1918, disait dans une conférence que le nombre des habitants ouvriers de la grande industrie (on sait que les classes sociales existaient encore en Russie sous les tsars), qui était de 12 millions environ en 1913, était réduit à 2 millions à peu près, en 1919.

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Nos amis russes détachés par leurs organisations en Europe et en Amérique ne se lassent pas de manifester leur indépendance. « Essentiellement non politique, cette association des coopératives russes... » ; ainsi débute la note communiquée à la presse le 20 janvier par les deux représentants à Paris, auprès du Conseil suprême, du Comité central des Coopératives russes. Car s'il est un pays où cette indépendance d'attitude est justifiée, c'est bien en Russie, dans toutes les Russies. Dans ce pays où l'État fut toujours despotique, les coopératives n'ont agi sur l'État que dans la limite de leur propre mouvement et de leurs propres besoins. Elles ont transigé ici, plié là, disparu quelquefois dans la tourmente ; ailleurs elles ont fleuri, elles ont eu une influence dans l'État. Mais elles l'ont eue en tant que coopératives et non pas en tant qu'affiliées à un parti politique quelconque. La Zakupsbyt, la grande société sibérienne, avait, sous Koltchak, à Omsk, un « Département des Transports » qui, d'accord avec le gouvernement, préparait les « consignements, les transits, les tarifs de marchandises, les frets, voire les études de chemins de fer ». Elle avait son « Conseil économique », d'ailleurs représenté au Conseil économique du gouvernement et préparait des lois et décrets. Elle n'était nullement pour autant ni inféodée à Koltchak, ni agent d'aucun parti. Il est à présumer qu'elle est restée la même depuis la débâcle de l'amiral et de son administration. De même la Centrosoyus a gardé jalousement et avec succès son indépendance. La grande association centrale des coopératives russes de consommation a été plus ou moins disloquée par la guerre civile ; elle a fondé de nombreux sièges à Odessa, à Novorossisk, à Archangel. Là, comme dans son ancien siège central toujours plus prospère de Moscou, elle a su obéir aux tyrannies et aux anarchies et aux gouvernements divers, sans se compromettre avec aucun d'eux. Le centre de Moscou a pu déléguer, sans devenir bolchevik pour autant, un certain nombre de ses membres au Conseil supérieur économique des Soviets, tout comme Zakupsbyt avait délégué de ses membres au Conseil supérieur économique de Koltchak. C'était une nécessité pour le mouvement, pour les consommateurs comme tels -, ce n'était pas par bolchevisme. Si nous sommes bien informés, elle a fondé, de même, une nouvelle organisation centrale de transports, et celle-ci a également ses délégués aux Conseils centraux du gouvernement des Soviets. Ce caractère apolitique de la coopération était d'ailleurs une nécessité en Russie. On se fait mal une idée de l'état de division des opinions, religieuses, politiques, nationales, de la masse russe. Il nous souvient d'avoir compté quarante-deux partis socialistes différents, organisés et représentés en Russie du temps des tsars. Nous vîmes défiler leurs drapeaux et leurs délégations aux obsèques à Paris du grand révolutionnaire Lavroff. Mais ce n'est pas qu'en politique que les Russes sont divisés : c'est par les nationalités diverses, c'est par l'immensité des provinces, c'est par les classes sociales diverses qui existaient encore là-bas légalement avant mars 1917, c'est par les religions et leurs innombrables sectes que cette énorme masse de peuples, même cette énorme masse uniforme des grands russiens, se pulvérise en une infinité, en une poussière de chapelles, de coteries, de paroisses, de corporations, de clans. Les consommateurs et les producteurs comme tels ne pouvaient, sous peine de ruiner leur propre mouvement, leur organisation, se laisser entraîner sur un autre terrain que le

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leur propre. Au temps des tsars, de nombreuses tentatives de coopération mises au service de la réaction échouèrent. De même, échouèrent récemment toutes les tentatives de faire des coopératives russes les servantes de tel ou tel gouvernement, de tel ou tel parti. Un grand nombre de sociétés ainsi fondées, ou violemment déviées, ont trouvé tout de suite leur perte. De même encore ont avorté les tentatives récentes et fort nombreuses de déguiser sous forme coopérative certain mercantilisme, et d'accaparer des marchandises soi-disant réparties dans l'intérêt du coopérateur ou concentrées pour la vente dans l'intérêt du producteur. Le mouvement coopératif est resté un mouvement économique à but social, à forme démocratique, isolé, à part, comme il le fallait pour qu'il pût grouper une population qui oscille entre 50 et 80 millions des 135 millions d'habitants de la Russie proprement dite. C'était une nécessité et cette nécessité a sauvé la coopération. Pendant deux ans, depuis la formation des armées rouges et blanches, la guerre civile a fait fluctuer toutes choses en Russie. Seul le vaisseau de la coopération n'a pas sombré. Les frontières, les fronts, tout cela a été en perpétuel mouvement ; des États indépendants se sont formés, ont croulé ; tel pays, gouverné par Koltchak, le fut ensuite par Lénine, puis par Koltchak, puis a été repris par Lénine ; Kiev a maintenant changé dix fois de mains depuis l'invasion allemande. Chaque régime, chaque État a lui-même changé de nombreuses fois sa politique. Révolution et contre-révolution se sont succédé, balancées, au Kouban, en Sibérie, chez les Cosaques, dans le Nord, partout. Les coopératives ont eu les faveurs et défaveurs alternées de tous les gouvernements. Leur politique a été de s'écarter de la politique. Et ceci fut leur condition de vie. Ce fut la condition même de leur adaptabilité. En ceci elles furent profondément russes, souples, habiles. Comme les Églises, en sachant rendre à César ce qui lui appartenait, elles ont plié, et n'ont pas rompu. Et maintenant le mouvement est solide. Anormalement développé, certes, mais sûr dans sa base, et indépendant dans ses fins. Il est une des seules choses sociales et l'un des seuls espoirs qui restent en Russie, avec le sol, « la force du sol » comme on dit là-bas, et la masse paysanne, avec les richesses enfouies et le capital humain. Les faits fondamentaux ainsi décrits, les variations historiques, les événements tragiques et comiques de la révolution et des contre-révolutions qui affectèrent le mouvement sont aisément compréhensibles. On a fort agité la question de savoir si les coopératives en Russie soviétique ont été ou non-bolcheviks ou anti-bolcheviks. Les gens entendus, ici, disent - s'ils sont sympathiques au bolchevisme - que Lénine et les coopérateurs sont les meilleurs amis du monde, et que le mouvement coopératif, officiellement reconnu par Lénine, en avril 1918, est un simple rouage de l'économie sociale des Soviets. Ils en ont la preuve, en effet, dans cette abondante littérature officielle, et dans la suite incohérente des décrets plus ou moins appliqués du gouvernement central, et des soviets locaux. Il est vrai qu'il y eut, en particulier en avril 1918, une tentative de mainmise de Lénine sur le mouvement coopératif. D'autres gens, également entendus - qui ont vu des rapports d'agents secrets, et d'autres rapports officiels -, vous diront, de la meilleure foi, avec de nombreuses anecdotes, que les bolcheviks n'ont pas eu de plus violents ennemis que les coopérateurs ; que ceux-ci

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furent décimes, comme formant la masse du « Parti du centre » ; que les sociétés furent dissoutes, leurs biens confisqués, comme ceux des syndicats ouvriers 1. Il faut toujours, quand on décrit l'histoire de choses russes, soumettre documents et témoignages à une sévère critique. Les gouvernements russes écrivent, impriment, décrètent beaucoup. Ils sont rarement obéis. Les citoyens et les organisations russes parlent, écrivent et souvent exagèrent. Ce qui est vrai d'un gouvernement ne l'est pas d'un autre ; et chacun change souvent d'avis. Tel corps d'Armée rouge, tel soviet, tel général des armées sibérienne ou volontaire est favorable aux coopératives et tels autres, rouges ou blancs, les pillent et persécutent les leaders. La puissance de l'anarchie russe excède beaucoup même celle de la Terreur et des diverses Terreurs. Et bien des choses détruites ont été simplement cachées... Au surplus, tous les régimes rivaux en Russie ont passé par les mêmes alternatives, et voici qu'on imprime : « Toute la Révolution sibérienne, dit-on, aurait eu pour point de départ la mise à mort de quatre coopérateurs influents par un obscur officier de l'armée de Koltchak 2. » Toute cette histoire est moins tragique et moins obscure qu'on ne dit, En Russie centrale, dans ce qui fut la citadelle, le donjon du bolchevisme, deux principaux décrets, 12 avril 1918, 20 mars 1919 3, de Lénine ont marqué deux tentatives, également infructueuses, des bolcheviks pour s'emparer du mouvement. Le premier décret spécifiait, entre autres : 1º que les coopératives devaient se considérer comme des agents du gouvernement ; 2º que tout membre d'une commune devait faire partie de la coopérative de son district. Pratiquement, les coopératives continuent à fonctionner par elles-mêmes. Et il n'était pas possible qu'il en fût autrement. Moscou, la Mecque bolchevik, a vu le développement autonome de Kooperatsia, la grande société de consommation. Celle-ci joue un rôle tellement indépendant du Soviet que 35 % à peine des marchandises réparties en novembre 1918 venaient du ravitaillement officiel du Soviet. Le deuxième décret de Lénine, de mars 1919, celui qui établit la « Commune des consommateurs », a encore moins de succès. Il n'a même pas été réellement ni uniformément appliqué. Les coopératives de certains gouvernements ont souffert ; dans un certain nombre de cas les « commissaires du peuple » adjoints aux sociétés ont fait des leurs ; dans d'autres on a transféré fonds et marchandises à des conseils de commune, souvent administrés par de malhonnêtes gens, voire par des mercantis qui, en ces jours, fleurissent en Russie et y fondent une énorme et puissante petite-bourgeoisie. Dans la plupart des cas, il y a eu entente. Le commissaire du peuple appointé se contente d'encaisser un bon salaire payé par la coopérative ; la commune s'est gardée d'intervenir ; la coopérative a transigé, elle imprime sur ses presses, les Isvestya locales, le moniteur officiel du soviet du lieu. La coopérative paie ses taxes et réquisitions. Cependant elle se fortifie, elle devient le centre de ralliement de tout

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Speech de M. le colonel J. Ward, M. P., The Times, 20 janvier 1920. M. Paul Dukes, The Times, 20 janvier 1920. Malakhoff, Cooperation in Soviet Russia. Russian Cooperator, 1919, pp. 161 et 179.

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ce qui reste d'intelligentsia, d'agents d'affaires honnêtes 1. Ainsi le Centre linier a su s'adjoindre la plus grande partie des échantillonneurs experts. Mettons encore que, dans de nombreux cas - mais, chose extraordinaire, ceci s'est plutôt produit dans les gouvernements du Sud, où Denikine régna 2 - la coopérative est tout simplement un « camouflage », soit du commerce local, soit de la commune bolchevik. Ce camouflage est encore, comme toute hypocrisie, un hommage rendu à la force du mouvement. Le fait est là. En Russie soviétique ou non soviétique, le mouvement coopératif est fort, indépendant, extrêmement étendu, encore plus étendu qu'intense, encore plus centralisé qu'organique, plus théorique que pratique. Sa croissance rappelle la végétation folle, brusque, luxuriante de la steppe méridionale russe à la fonte des neiges. Mais il a passé les moments les plus difficiles. Il a survécu à la tourmente qui a englouti le capital et la grande industrie en Russie. Il a survécu à l'état de siège tsariste, à celui de Koltchak et de Denikine. Il a survécu à la terreur de Lénine et de Dzerjinski. Certes, un bon nombre des sociétés sont jeunes ; tous ces énormes chiffres d'affaires sont en roubles-papier, dont nous ignorons, dont tout le monde ignore la valeur 3 ; ces capitaux s'évanouiront peut-être ; mais les marchandises, les organisations, les agences seront là et les installations fonctionneront encore plus sûrement le jour où elles ne manieront plus que les marchandises réelles, et non des bons de réquisition, du papier-monnaie, des obligations, des crédits.

V. L'AVENIR Ceci posé, nous, coopérateurs français, nous ne pouvons que nous réjouir du succès, du triomphe de nos idées en Russie. C'est une date historique dans l'histoire du mouvement coopératif dans le monde entier que celle où le Conseil suprême des Alliés a traité avec les représentants officiels de toutes les coopératives russes, de toutes les Russies, de celle des Soviets et des autres. Lorsque M. Berkenheim et M. Malakhoff, auxquels le Comité mixte des associations coopératives russes à Londres adjoignit M. Morosoff et M. Shmeleff, ses président et vice-président, ont traité avec le Conseil suprême dans ses dernières séances, ils l'ont fait comme s'ils étaient l'État économique russe. Nous savons parfaitement ce que l'on dit sur quelques-uns de ces messieurs, dont l'on voudrait faire des agents bolchevistes. Ce sont pures insinuations. Ils représentent leurs mandats, aussi bien qu'on peut actuellement représenter quoi que ce soit en Russie. Le 1er février ils ont reçu l'autorisation ferme du Comité central de Moscou de traiter avec les puissantes Wholesales des coopératives du RoyaumeUni, et avec tout autre organe d'importation et d'exportation. Et, autre victoire, intérieure celle-là, le gouvernement des Soviets, menaçant au début, approuve et autorise 1 2 3

Malakhoff, ibid., p. 179. Novo-Russisk, voir la lettre de M. le colonel G. Maitand Edwards, M. P., The Times, 21 janvier 1920. Signalons que la section septentrionale de la Société centrale des coopératives de consommation a réussi à maintenir, avec le gouvernement d'Archangel, un change relativement favorable (1 or à 4 papier) en régularisant les importations, la circulation de l'argent et les exportations et les prix.

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la rentrée des délégués en Russie (2 février 1920), pour mettre à exécution le plan de commerce entre les coopératives russes et le monde entier. De bonne ou de mauvaise foi, de bon ou de mauvais gré, peu importe. Le monde ne fait crédit qu'aux coopératives russes, et les Soviets admettent que l'étranger ne procède qu'en vertu de cette confiance, et refuse sa confiance à l'organisation communiste. C'est un succès pour la coopération russe, pour la coopération en général, comme les plus utopistes d'entre nous n'en pouvaient rêver. Maintenant que faut-il penser de l'application de ce projet de reprise des relations commerciales par la voie coopérative ? Car il va falloir que les coopérateurs russes démontrent leur capacité et leur véracité. Nous savons que la décision du Conseil suprême a été surtout prise sous la pression britannique : sous l'influence directe du représentant anglais au Conseil économique suprême, M.E.F. Wise C.B. ; sous la pression du Food Controller, du- ministre du Ravitaillement M.G.H. Roberts M. P. 1, lui-même documenté par les coopératives anglaises elles-mêmes, dont il est un ancien militant, et par le Bureau d'informations russo-britannique, que les coopératives anglaises ont fondé d'accord avec les coopératives russes. Mais il ne suffit pas de proposer des projets, et de lancer des chiffres. Il faut encore réaliser. Le succès diplomatique n'est rien, et se traduira même par un désastre, s'il n'est suivi d'une exploitation commerciale. La traite que nos amis russes viennent de signer est la plus lourde que la coopération ait jamais endossée. Comment ferontils honneur à l'échéance ? Laissons-les faire et nous verrons. Leurs efforts seront environnés de la sympathie des millions de coopérateurs du monde entier, de celle de tous ceux qui sont épris sincèrement de l'ordre et de la démocratie, et qui ont gardé des amitiés pour le malheureux peuple de Russie. Nous ne pouvons ni ne voulons apprécier les chances de succès d'une entreprise si grande et si neuve, et si inattendue. Mais nous pouvons aider le lecteur à se figurer comment les représentants des coopératives russes ont l'intention de réaliser ce vaste projet. Deux précédents les encouragent: d'abord, leurs exportations-importations en 1919, de la mer Blanche et de la côte Mourmane dont nous avons déjà parlé. Ensuite et surtout, l'importante opération du même genre qu'ils ont réalisée en 1919, en Sibérie. La grande société centrale sibérienne Zakupsbyt réussit l'essai suivant. Non contente d'avoir eu pour ainsi dire le monopole de l'importation du thé et des allumettes en Sibérie, de l'exportation des fourrures en Amérique, elle tenta par les 1

Voir son discours du 19 janvier, The Times, 20 janvier 1920.

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mers glaciales, à partir de la mer de Kara, au milieu de difficultés énormes, avec un bateau affrété par elle et la Centrosoyus, une dure expédition qui rappelle les hardis navigateurs et trafiquants des anciens temps. Le bateau arriva là-bas et en revint, ayant déposé pour 18 millions de marchandises, et en ayant repris pour davantage en échange : 4 500 quintaux de beurre, 100 tonnes de graine de lin, 100 tonnes de laine ; 10 000 peaux de lièvres blancs, plusieurs centaines de milliers de pelleteries, bref une cargaison qui a laissé un gros bénéfice. Car il faut le remarquer, le commerce ainsi pratiqué, l'apport et l'achat des marchandises rares sur des marchés raréfiés, est et a toujours été l'une des opérations les plus fructueuses qui se puissent imaginer. Il y a gain dans les deux sens. Or ce qui est remarquable dans ces affaires coopératives, c'est que ces gains considérables profitent dans les deux sens à la collectivité. Cette forme de commerce, d'un côté rappelle les formes les plus primitives de l'échange, le troc ; elle se fait en somme sans argent, sans monnaie. Mais par un autre côté, par sa forme organique, sociale, elle régularise les prix et les échanges, elle évite la spéculation, elle règle non seulement la consommation, mais même la production de la collectivité et elle représente ainsi tout d'un coup une forme supérieure de vie économique. Si paradoxal que soit ce résultat, il découle nécessairement de la ruine du commerce et de l'industrie russes, et du développement anormal de la coopération russe. La Russie saute brusquement, pour la faible partie de sa vie économique encore ouverte, du régime compétitif au régime coopératif. Peut-on concevoir que de pareilles opérations vont être faites ? Comment serontelles poursuivies par les coopératives russes autorisées enfin à commercer pour le public russe, par le Conseil suprême des Alliés d'une part et par le Conseil des Soviets de l'autre ? L'expérience nous répondra bientôt. Il est inutile de proclamer que tout le programme approuvé par l'Entente est un « non-sens », comme l'ont fait certaines chambres de commerce américaines ou anglaises, à qui, en effet, le Comité russe coupe un peu l'herbe sous le pied. Il est aussi inutile de s'abandonner à des espoirs indéfinis et de supposer que toute l'exportation de tous les stocks restants en Russie et en Sibérie, l'importation de tous les produits fabriqués de l'Occident vont s'opérer tout de suite, et entièrement par cette voie. Bien des événements de tout ordre, politique et autre, peuvent tout bouleverser. En tout cas il ne faut pas s'imaginer que tout se fera très vite, ni très en grand. Le programme dicté par le Conseil suprême et accepté par les coopératives russes 1 est, après tout, assez modeste. Au fond il se réduit aux échanges de marchandises déjà entreposées dans les ports, ou engrangées dans les régions immédiatement voisines de ceux-ci. Les crédits à faire, et que garantiront les coopérateurs anglais en particulier, ne semblent pas excéder les forces des coopératives russes. Les Wholesales anglaise et écossaise ont depuis longtemps étudié ces questions, et leur capacité financière et commerciale est une garantie certaine. Elles auront leurs agents et leurs camions dans l'aventure. Ce seront des affaires sporadiques. Mais, méthodiques, elles représenteront 1

Voir Le Temps du 27 janvier 1920.

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sans doute tout de suite de gros chiffres. On va opérer d'abord sur la mer Noire. On demande quatre trains par jour de Moscou, des ports et vers les ports. Même si ces trains n'arrivent pas, l'exploitation des richesses à échanger dans les ports contre celles que la flotte coopérative amènera formera déjà un gros mouvement d'affaires. Prévoir qu'au printemps les 40 000 tonnes de lin que le Flaxcenter, le Centre linier, dit avoir dans ses magasins pourront être sur le chemin de l'Europe, ce n'est pas rêver une impossibilité. Et quand on sait que le lin atteignit 360 livres sterling la tonne en 1919 (près de 17 000 francs au cours actuel de la livre), on voit cette simple opération, toute prête parait-il, se traduire par un mouvement de fonds de plus de 600 millions de francs, dans deux sens. Et l'on sent l'importance que prendra même un succès modéré. Aristote remarquait que les plus grandes révolutions débutaient par de petits événements. Il est possible que nous assistions en ce moment, sous cette forme modeste, en Russie, à quelque chose de grand. Cette révolution n'a pas l'apparat historique et dramatique. C'est peut-être la vraie. Attendons. Soyons patients. Il faudra noter soigneusement ce qui va arriver.

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L'industrie du « lait desséché » : la Wholesale anglaise en assure l'exploitation *

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Le lait condensé - cet aliment devenu si important dans la consommation populaire - va encore augmenter de prix. En ce moment l'exportation des laits d'Amérique est même arrêtée à cause de la hausse : 68 shillings la caisse à quai (179,30 F au cours de la livre). Personne ne peut plus en acheter. Le lait frais devient introuvable ; les fournitures régulières sont, même dans les pays les plus favorisés, réservées aux malades, aux vieillards et aux enfants. Comment passer sans encombre cette crise ? La C.W.S. (le Magasin de gros) anglais a trouvé la solution du problème.

l'État actuel de l'industrie du lait L'industrie du lait est compliquée en elle-même, non pas seulement par la rareté actuelle de la marchandise. D'abord, entre le moment où le lait sort pur du pis de la vache et le moment de sa mise en vente, il se contamine normalement, dans des proportions formidables, et devient un aliment dangereux. Aucun des procédés de conservation n'est extrêmement satisfaisant. Ensuite, il est d'une production très inégale : en été, très abondant en hiver, très rare. *

L'Action coopérative, 10 avril 1920, p. 1.

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Enfin, il est d'un transport très difficile, qui porte sur d'énormes quantités et doit s'effectuer à de très grandes vitesses. Quand on se rend compte que 100 tonnes de lait contiennent 88 tonnes d'eau, on se rend compte des difficultés du transport.

Solution du problème La question était donc de diminuer le volume à transporter ; conserver le lait, c'est-à-dire en écarter les bactéries ; lui conserver toutes ses qualités nutritives. La solution du problème a été trouvée dans la dessiccation du lait. La dessiccation tue les bactéries qui ne peuvent vivre dans un milieu sec ; la dessiccation empêche les bactéries de s'introduire dans le lait - les retards, les lenteurs de transport n'affectent plus d'énormes quantités de marchandises ; elle réduit le volume à transporter de 100 tonnes de lait à 12 tonnes de lait desséché -, elle ne diminue pas les qualités nutritives du lait que l'on peut débiter en paquets au comptoir. Les qualités nutritives du lait restent intactes même après cette dessiccation. En effet, elle n'a fait disparaître que l'eau contenue dans le lait et qui n'est indispensable qu'à l'enfant ou au jeune animal. Elle ne détruit aucun des éléments chimiques importants du lait et des nourritures organiques qu'on appelle les vitamines. Elle laisse intactes les graisses, caséines, sucres que le lait contient.

Son usage et sa fabrication On peut s'en servir dans le café, le chocolat, le thé aussi facilement que du sucre ; dans la cuisine, aussi parfaitement que du lait frais ; comme un tonique. La Wholesale anglaise, sous J'énergique impulsion scientifique de son chimiste, chef de son laboratoire de recherches, Dr Geoffroy Martin, et celle de M. Park, a entamé cette production. Elle l'a fait dans son dépôt de Congleton. Le lait desséché va être mis en vente dans toutes les sociétés sous le nom de « Klimo ». On espère y ajouter un nouveau produit de premier ordre spécialement destiné aux nourrissons. Inutile d'ajouter des commentaires. On voit ici ce que peut la science alliée à l'industrie et à la coopération pour résoudre les problèmes les plus angoissants de l'heure présente.

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À l'étranger : les coopératives en Bessarabie

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M. Kiorescu, président de la Société centrale des coopératives de Bessarabie, publie les chiffres suivants : De nos jours, il y a en Bessarabie plusieurs catégories de coopératives, dont les plus importantes sont : la Coopérative de crédit et la Coopérative de consommation. Le nombre des coopératives de crédit, de prêt et d'épargne est de 400. Ces coopératives sont centralisées en trois Unions : 1º L'Union bessarabienne (Kichinev); 2º D'Ackerman (Cetatea-Alba) et 3º D'Ismail. Le bilan total de ces coopératives de crédit (400) ainsi que des trois Unions s'était élevé le 1er janvier 1919 à 80 millions de roubles. Les coopératives de consommation sont aujourd'hui au nombre de 600. Toutes ces coopératives se réunissent à leur tour en deux Unions l'Union bessarabienne (Kichinev) et l'Union danubienne (Ismail). Le bilan général de ces 600 coopératives et des deux Unions était arrivé, le 1er janvier 1919, à la somme de 40 millions de roubles. En 1918, les Unions des coopératives de crédit et de consommation se sont réunies et ont fondé la Centrale des Unions coopératives de Bessarabie ayant le siège à Kichinev. Cette institution récente qui progresse et se consolide de plus en plus organise les forces matérielles de la population et lutte contre les usuriers et les spéculateurs de toutes sortes ; elle devient ainsi un des facteurs les plus importants pour le progrès économique de la Bessarabie. On sait que la Bessarabie est cette riche *

L'Action coopérative, 15 mai 1920, p. 2. Texte signé M.M.

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province russe, peuplée en majorité par des Roumains, et que le Conseil suprême vient d'attribuer définitivement à la Roumanie. On sait que, surtout depuis le krach du capitalisme russe, la coopération s'y est développée rapidement. Elle y est devenue presque le seul organe de distribution. Les chiffres sont considérables, pour une population de 3 millions d'habitants. Nul doute que la coopération roumaine ne se ressente bientôt de cet important appoint de forces.

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La coopération à l'étranger. À la Maison du peuple de Bruxelles on a institué une Commission du travail *

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Appelé - pour d'autres raisons - à Bruxelles, je n'aurai pas voulu y passer sans y faire mon habituelle visite à la fameuse Maison du peuple, la grande coopérative qui a servi tant de fois de modèle à tant de nos sociétés. J'y retrouvai les bons camarades dont la guerre nous avait séparés, et Serwy et les autres. J'y revis tout en parfait état, les chiffres d'affaires doublés depuis 1919 ; le cap difficile de la « Reconstruction » passé. Mais ce qui me frappa le plus, la nouveauté que je crois devoir signaler tout de suite, l'expérience importante, c'est l'institution de la Commission du travail. Notre ami Huyssens me documenta. C'est le chef du service de comptabilité, bien connu dans le mouvement français où l'on se souvient de ses services au M.D.G. (Magasin de gros) pendant la guerre. Il est l'initiateur de cette commission.

Le but Il m'explique comment il s'agit, dans l'esprit des camarades bruxellois, d'un triple but : - d'utilité : assurer la bonne marche des services et arriver au rendement maximum: 1º en résolvant immédiatement toutes les difficultés et tous les problèmes que soulève l'administration d'un nombreux personnel ; 2º en intéressant le personnel à *

L'Action coopérative, 29 mai 1920, p. 3.

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exprimer directement ses doléances ou ses vues sur tout point concernant l'organisation du travail et des services ; - de principe : montrer que le mouvement coopératif est capable de réaliser, « d'appliquer les théories que nous avançons et que les résultats en soient favorables », comme dit le rapport présenté par Huyssens ; - de pratiquer: sans mettre infraction à l'autorité du chef de service, réaliser entre collaborateurs d'une même oeuvre la « politesse des rapports » et « sauvegarder l'esprit d'initiative du personnel ».

Les attributions Donc, par décision de juin 1919, la Commission du travail fut instituée à la Maison du peuple. Ses attributions sont vastes. Elle traite de toutes les questions concernant le personnel qui autrefois venaient toujours devant le conseil d'administration et encombraient son ordre du jour. 1º Salaires et conditions de travail, heures, congés, etc. Généralement traités sous forme de contrats collectifs avec les organisations syndicales ; 2º Pensions ; 3º Application des règlements ; 4º Conflits ; 5º Fautes contre la discipline, sanctions qu'elle prend souverainement jusqu'à la mise à pied, ou en cas d'unanimité, ou par [ill.] et 5 voix contre 1 et 2. La révocation n'est que proposée au conseil d'administration ; 6º Améliorations à apporter aux services.

Composition Elle est composée de trois délégués du personnel, de trois délégués du conseil d'administration (plus un suppléant de chaque avec voix consultative) et, enfin, un délégué du bureau exécutif de la Maison du peuple, choisi d'un commun accord. En fait, ce poste de président-arbitre-secrétaire, c'est notre ami Huyssens qui le remplit à la satisfaction de tous.

Fonctionnement Depuis la fondation de cette commission, toutes les difficultés, y compris même les cas les plus graves, ont été tranchées à l'unanimité. Les ouvriers et employés n'ont

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pas envoyé à la commission des délégués hostiles à l'administration. Et celle-ci n'a pas envoyé un groupe opposé. Ce furent sept camarades travaillant en équité et en bonne harmonie. Les sanctions n'ont été prises qu'en présence des intéressés - ceux-ci peuvent se faire assister par un délégué du personnel ou de son syndicat (jamais par un avocat professionnel). On a fait droit à de nombreuses doléances du personnel - sans frais graves pour la société. Et surtout - c'est un point à noter et dont Huyssens fait grand cas - on a intéressé le personnel à la conduite générale de l'affaire. Nombreuses, en particulier, sont les améliorations proposées (la voie hiérarchique subsistant par ailleurs) à la Commission du travail. On a déjà attribué des récompenses aux indications utiles. Il est question de réglementer ces récompenses de façon régulière. Tant il est vrai qu'il ne suffit pas de commander, mais qu'il faut savoir commander dans la coopération, plus que partout ailleurs.

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