Marcel Mauss - Ecrits Politiques (ii)

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Marcel MAUSS

Écrits politiques (2e fichier de 3)

(Textes réunis et présentés par Marcel Mauss)

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Marcel Mauss, Écrits politiques (2e fichier de 3)

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Marcel MAUSS

Écrits politiques. Textes

réunis et

présentés par Marcel Fournier. Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Mauss, Écrits politiques. Textes réunis et présentés par Marcel Fournier. Paris : Fayard, Éditeur, 1997, 814 pages.

Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 12 octobre 2001 à Chicoutimi, Québec.

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Note de l’édition électronique : Ce premier fichier de trois correspond aux pages 306 à 536 du livre original. On y retrouvera le texte intégral suivant : 4e partie : Le savant et le politique (1920-1925) : pp. 306 à 536 du livre original

Le texte a été subdivisé en trois fichiers séparés pour faciliter un téléchargement plus rapide partout dans le monde. Moins lourd, un fichier se télécharge plus facilement et plus rapidement. C’était la préoccupation que j’avais ce faisant. Jean-Marie Tremblay, le 12 octobre 2001.

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Table des matières Marcel Mauss, le savant et le citoyen, par Marcel Fournier Premiers engagements. - Intellectuel et militant. - Pacifiste et internationaliste. Le savant et le politique. - Le « Père Mauss ». - Présentation de l'édition. Remerciements.

Première partie. Premiers engagements (1896-1903) Compte rendu de G. de Greef, L'Évolution des croyances et des doctrines politiques. - L'Action socialiste. - Le congrès. Ses travaux : l'union et la question ministérielle. - Le jugement de la Haute Cour et la propagande socialiste. - La guerre du Transvaal. - Le Congrès international des coopératives socialistes. - Rapport sur les relations internationales. - Les coopératives et les socialistes. - Compte rendu de The Cooperative Wholesale Societies Limited. Annual. 1901. - À propos de la guerre du Transvaal. - Compte rendu de M.I. Ostrogorskii, La Démocratie et l'organisation des partis politiques.

Deuxième partie. Intellectuel et militant (1904-1912) Les coopératives rouges. - Les coopératives allemandes après le congrès de Hambourg. - Mouvement coopératif. La politique et les coopératives. - Mouvement coopératif. - La coopération socialiste. - Mouvement coopératif. Au congrès de Budapest. - Une exposition. - Mouvement coopératif. L'Alliance coopérative internationale. - Mouvement coopératif. Propagande coopérative. - Le Konsumverein de Bâle. - Mouvement coopératif. Nouvelles de Suisse. - Mouvement coopératif. La coopération moralisatrice. - La mutualité patronale. - Le Congrès des coopératives anglaises (1). - Le congrès des coopératives anglaises (2). - La Maison du peuple. Les Jeunes Gens d'aujourd'hui et Agathon. - L'action directe. - L'affaire d'Oudjda. Pillages et spéculations. - Le scandale d'Oudjda. - Le scandale d'Oudjda. Tous coupables. La leçon. Ni militaires, ni diplomates.

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Troisième partie. Pacifiste et internationaliste (1913-1914) Un coup dirigé contre les coopératives. - Le travail à domicile est réglementé par la législation anglaise. - Le conflit franco-allemand. - Gâchis militaire. Notre armée de l’Est est dans le désordre le plus complet. - La situation extérieure. Choses d'Italie. - La situation extérieure. Échec momentané. - La situation extérieure. Roulements de tambour. - Les commerçants prétendent interdire aux fonctionnaires d'entrer dans les coopératives. - La situation extérieure. Une grande politique. - La situation extérieure. La diplomatie des radicaux anglais. - La semaine américaine. - La loi sur le travail à domicile est chaque jour mieux appliquée... en Angleterre. - La situation extérieure. La maison d'Autriche.

Quatrième partie. Le savant et le politique (1920-1925) Les idées socialistes. Le principe de la nationalisation. - Le personnel coopératif : recrutement et certificats professionnels. - Canevas. - Contrôle ou liberté. - La place des États-Unis dans la production mondiale : le commerce coopératif avec la Russie. - Les coopératives russes. - L'industrie du « lait desséché » : la Wholesale anglaise en assure J'exploitation. - À l'étranger : les coopératives en Bessarabie. - La coopération à l'étranger. À la Maison du peuple de Bruxelles on a institué une Commission du travail. - La Centrale éducation belge. - La commune coopérative. - La Fédération nationale des coopératives de consommation, un triomphe coopératif. - Une politique russe. La politique du Labour Party. - Derniers entretiens. - La coopérative anglaise : la politique financière de la Wholesale Society. - L'éducation coopérative en Allemagne. - Politique polonaise. - Société de consommateurs ou commune de consommateurs ? Remarques. - Lettre de province. L'inéducation des coopérateurs est un grave danger. - Lettre de province. Propagande coopérative. - Lettre de province. Impressions sur l'enquête en Russie. - Lettre de l'étranger. Une enquête sur la vie chère. - Théorie. Formes nouvelles du socialisme. - Lettre de l'étranger. Un livre de Webb. - Dans la lune. - Lettre de l'étranger. Formes nouvelles du socialisme. I. Lettre de l'étranger. Formes nouvelles du socialisme. II. Le socialisme de la Guilde. Lettre de l'étranger. Les « vaches maigres ». - Motifs honorables. - Avant le congrès. Double question. - Demande de trêve en Angleterre. Un appel de Lansbury. - La chaire de la coopération au Collège de France. - Schadenfreude. - Lettre de province. Effet de la scission. - Un effort des coopérateurs suisses. - Pour Moscou. L'Assemblée de Genève. - Une statistique des prix. – La baisse aux États-Unis. Kabakchef Papachef. - Ramsay MacDonald. - La propagande coopérative en Angleterre. - L'homme fossile. - Le socialisme en province. - Pour les bolchevistes. Les Webb sont, à Paris, reçus par l'Union des coopérateurs. - La plus grande coopérative allemande : Produktion à Hambourg. - Les coopérateurs communistes. Socialisme anglais, socialisme de guilde. - Les coopératives, anglaises et les Soviets (1). - Les coopératives anglaises et les Soviets (2). - La crise commerciale et les coopératives. - Coopératives anglaises et Soviets. - En Allemagne. L'assemblée générale du Magasin de gros. - Fin de la violence en Italie. - Souvenirs. Conseils de Jean Jaurès pour une Révolution russe.... - Les affaires des Soviets. - La coopération à

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l'étranger. La Suisse se coopératise chaque jour davantage. - La victoire de la coopération britannique : les coopératives anglaises ne sont pas soumises à la Corporation Tax. - Il faut choisir. - Nécessité d'un département statistique à la Fédération nationale des coopératives de consommation. - Marcel Sembat. Souvenirs. - La campagne anglaise du Matin. - La vente de la Russie. - Les changes. I. État actuel ; la ruine de l'Europe ; la crise ; les responsables. - Les changes. Il. Une politique ; un exemple sinistre, l'Autriche. - Les changes. III. Danger des mesures arbitraires. - Pour les bolcheviks. - Les changes. IV. La valeur réelle du franc ; comment le convertir en or. - Les changes. V. Comment liquider; comment stabiliser. - Les changes. VI. Pour la conférence de Bruxelles ; un précédent. - Les changes. VII. Conclusion. - Un parti coopératif en Angleterre. - Fascisme et bolchevisme. Réflexions sur la violence. - Observations sur la violence. II. La violence bolchevik. Sa nature. Ses excuses. - Observations sur la violence. III. La violence bolchevik. Bilan de la terreur. Son échec. - Observations sur la violence. IV. La violence bolchevik. La lutte contre les classes actives. - Observations sur la violence. Contre la violence. Pour la force. - Dialogue avec un futur député bourgeois. Machiavélisme. Appréciation sociologique du bolchevisme. - Les changes. I. Du calme ! - Les changes. II. Comment avons-nous exporté des francs . - Les changes. III. Qui a exporté des francs ? - Les changes. IV. Comment le gouvernement a exporté des francs. Les dépenses militaires et impériales. - Les changes. V. Politique d'armements. Situation monétaire extérieure de la France. - Les changes. Nouvelle chute. Les responsabilités des capitalistes français. Les erreurs à éviter. - Les changes. Deux fautes de M. de Lasteyrie. - Les changes. L'inflation des francs. - Les changes. L'inflation : la dépréciation intérieure. - Les changes. L'inflation. Qui a inflationné le franc ? - Les changes. L'inflation fiduciaire, La responsabilité personnelle de M. Lucien Klotz. – Les changes. L'inflation fiduciaire : la responsabilité personnelle de M. Lucien Klotz. – Les changes. Le Charleroi financier. L'impréparation de M. Klotz. - Les changes. Le Charleroi du franc : les fautes de M. Klotz. Comment il couvrit les mercantis et les banquiers français. - Les changes. L'inflation fiduciaire : celle du 6 mars 1924. Comment on inflationne en ce moment. Les changes. L'inflation fiduciaire : comment le Bloc national maintint puis fit couler le franc. L'accalmie de 1921. - Les changes. L'inflation fiduciaire : en quelle mesure le gouvernement Poincaré défendit-il et laissa-t-il faiblir le franc. - Les changes. L'inflation fiduciaire : l'effet monétaire de l'aventure de la Ruhr. Comment et pourquoi il fallut inflationner de novembre 1923 à mars 1924. - Les changes. La baisse de devises fortes. Les financiers français et alliés interviennent. Le bilan de la Banque. - Les changes. L'action de la finance : bulletin du jour. - Les changes. L'inflation fiduciaire : histoire financière et politique du franc en janvier et février 1924. - Les changes. L'inflation fiduciaire (conclusion) : histoire de France du 6 au 15 mars. - Les changes. Prévisions. Raisons d'espérer. - Les changes. Histoire du franc et de la Bourse du 13 au 20 mars 1924. - Les changes. Histoire du franc jusqu'à fin mars. Conditions de l'appui des banques alliées. - Les changes (IIIe série). L'inflation rentière. La dette flottante. I. Figure de la situation monétaire en France. - Les changes (IIIe série). La dette flottante. Responsabilités. Qui a inflationné la dette flottante ? - Les changes (IIIe série). La crise de trésorerie de 1923-1924. - Les changes (IIIe série). L'inflation rentière. La dette flottante. Conclusions. - Démocratie socialiste. - Les changes (post-scriptum). La lire. Fascisme et banquiers. - Questions pratiques. Actes nécessaires. - L'échec du Populaire. - Socialisme et bolchevisme.

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Cinquième partie. Le « Père Mauss » (1925-1942) Saint-Simon et la sociologie. - Emmanuel LÉVY, juriste, socialiste et sociologue. - Pour Le Populaire. Une lettre de Mauss. - Prédictions pour une prochaine législature. Chez les autres. - Portraits (1928). - Une lettre de Mauss. - La Chambre future. Dialogue sur un avenir proche. - François Simiand. - Note préliminaire sur le mouvement coopératif.... - Lettres de Mauss à Élie Halévy et Svend Ranulf. - Lucien Lévy-Bruhl. - Note sur les crises. - Origines de la bourgeoisie.

Index des thèmes Index des noms

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La Centrale éducation belge

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Je fis une autre expérience lors de ma récente visite à la Maison du peuple de Bruxelles ; ce fut la connaissance de la Centrale éducation ouvrière. La Centrale éducation, comme on dit, est précisément une de ces institutions indépendantes et supérieures, et cependant rigoureusement contrôlée par les divers mouvements ouvriers. Le distingué et dévoué secrétaire de la Centrale éducation, notre camarade Jauniaux, a bien voulu me donner tous les renseignements nécessaires. La Centrale date d'avant la guerre. Il existait bien des efforts divers d'éducation dans les diverses Maisons du peuple, lorsque le don d'abord de 100 000 francs du grand chimiste libéral et social Solvay vint lever les difficultés, et ce don est en train de s'accroître régulièrement de revenus affectés par M. Solvay à la Centrale et qui arriveront à 30 000 francs par an. Tout a pu alors être centralisé et administré en toute indépendance par le conseil de la Centrale. Passons l'École nationale du propagandiste, qui forme les jeunes militants du triple mouvement belge ; mentionnons seulement les bourses de six semaines qu'elle donne aux jeunes élèves qui suivent les cours et un entraînement intensif et progressant chaque année de visite ; mentionnons seulement encore le fait que les meilleurs de nos jeunes militants passeront à la fin de leurs études six mois à l'université, aux frais de la Centrale, défrayés de tout et s'initiant en même temps aux organisations centrales, Fédération coopérative, M.D.G., etc. Malgré la guerre, il y a déjà deux boursiers cette année et il y en aura trente un jour à l'université de Bruxelles. *

L'Action coopérative, 26 juin 1920, p. 2.

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C'est un principe important que de reconnaître que c'est le mouvement qui doit faire l'éducation de ses futurs dirigeants et doit faire pour cela les sacrifices nécessaires qu'il ne faut pas demander à ceux-ci. Nos camarades belges, comme les Anglais, ont bien établi la règle : « Le meilleur des placements, c'est l'éducation. » Nous ne pouvons pas imiter en tout la Centrale dans notre Fédération nationale. Celle-ci est exclusivement coopérative. Mais nous pouvons nous servir de son expérience en matière d'éducation.

Bibliothèques Mais il est d'autres points où nous pouvons imiter de suite nos camarades belges. Ce sont d'abord leurs bibliothèques. Partout, leurs comités d'éducation ouvrière, émanant du parti, des syndicats, de la coopérative, des cercles, féminin, sportif, etc., ont pour premier principe d'organiser des bibliothèques. Les comités font les frais. La Centrale les dirige et elle ajoute aux dépenses une subvention d'environ 30 %. De plus, elle procure les livres aux meilleurs prix. Enfin, elle organise des bibliothèques circulantes. De cette façon, le militant trouve toute la documentation nécessaire, et la famille ouvrière trouve dans les bibliothèques tout le sain amusement que donne la lecture. On mesurera l'importance de celles-ci quand on saura que, rien qu'en janvier, 13 000 volumes circulèrent entre la Centrale et les locales. Celles-ci achetèrent 350 Marche au socialisme, de Milhaud, et 200 Syndicalisme, de Jouhaux.

Les conférences Elles sont organisées par « l'Extension socialiste ». Presque tout leur programme nous intéresse du point de vue coopératif. En somme, la plupart de celles dont j'ai les titres sous les yeux sont des conférences d'éducation générale et sociale dont le plan est infiniment impartial et tout à fait recommandable. Cent conférences ont été données en moyenne par mois. La Centrale fournit le conférencier, les clichés de projection, etc. La locale paie les frais, peu élevés, car la Centrale assure de son côté une autre rétribution aux conférenciers et dispose de puissants moyens. Presque toutes les conférences sont accompagnées d'une partie récréative, musicale, théâtrale, etc., exécutée par les cercles divers attachés à la locale, fanfare, harmonie, chorale, cercle dramatique, etc.

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Les « Semaines coopératives » Enfin, la Centrale organise des semaines syndicales, coopératives, etc., à l'usage des administrateurs ou des employés des diverses organisations. En ce moment, fonctionne à Gand (du 20 au 27 juin) la « Semaine des comptables ». Voilà, n'est-il pas vrai, bien des exemples à suivre. En particulier, celui d'une heureuse centralisation, harmonieusement composée par une plus heureuse décentralisation de l'éducation ouvrière.

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La commune coopérative

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Notre ami Siverac publiera prochainement, dans sa vaillante petite revue L'Avenir, la traduction que j'ai faite d'un remarquable article du professeur Tönnies, paru dans la revue des coopératives allemandes, la Konsumgenossenschaffliche Bundschau du 1er mai 1920, intitulé « Coopérative et Commune ». L'auteur, un des fondateurs de la sociologie, fort respecté en Allemagne, est un très ancien socialiste, et très ancien coopérateur. Il apprécie l'attitude des Soviets visà-vis du mouvement coopératif et en particulier critique les conclusions qu'en avait tirées le communiste Dr Karl Erdmann, de Stuttgart. Celui-ci, qui dispose de renseignements d'un « anonyme » bolcheviste, a décrit l'application du décret de mars 1919, et la dissolution en particulier de la coopérative de Moscou, terminée en janvier 1920 et définitivement identifiée avec la Commune de consommateurs de Moscou. Le professeur Tönnies finit en demandant en tout cas l'envoi d'une commission d'enquête qui pourra apprécier dans quel état les Soviets ont vraiment mis le mouvement coopératif russe. Mais dès maintenant il indique : 1º Que le décret de mars 1919, fusionnant toutes les coopératives avec les communes et rendant la coopération obligatoire, n'était encore pas appliqué fin novembre 1919. Il n'était qu'en « préparation d'application », et n'avait rien, même de commencement d'application, que dans 6 gouvernements sur 49 de l'ancien Empire, 27 de la Russie soviétique, d'abord. 2º Que, d'après l' « anonyme » correspondant du Dr Erdmann, la fusion et la prise en charge de toutes les institutions de répartition coopératives, capitalistes, communales, par toute une hiérarchie de sections de gouvernements, sections centrales, union centrale, et la formation de la « Coopérative unique » de la République, *

La Vie socialiste, nº 3, 17 juillet 1920, p. 1.

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n'étaient nullement faites. Il n'y avait qu' « ordre donné » de la réaliser en « une série d'endroits ». 3' Que, d'après le même « anonyme », cette organisation aurait commencé par « élever les prix des produits répartis ». En quelle mesure, ajoute Tönnies ? C'est ce qu'on peut penser en s'imaginant la difficulté d'une pareille entreprise et combien elle est nécessairement coûteuse. Mais retenons surtout pour nos lecteurs de La Vie socialiste les conclusions que M. Tönnies tire à l'usage de nos pays d'occident. Il dit textuellement : Cependant, supposons le cas extrêmement invraisemblable que l'expérience réussisse : que s'ensuit-il pour d'autres pays, pour l'Allemagne, l'Autriche, la Suède, la Suisse, pour ne pas parler de ceux qui sont encore plus éloignés du socialisme ? Ces pays ont un florissant mouvement coopératif, qui progresse vivement. Mais ils ont aussi un capitalisme incomparablement plus développé et plus élevé que la Russie, un capitalisme qui se matérialise dans le tissu - à fils infiniment ramifiés, emmêlés, consolidés par l'usage des siècles - du grand et du petit commerce. [...] Mais les chances de tuer définitivement ce capitalisme par décret, et de l'entourer dans une fosse bolchevik, sont encore bien moindres. Avec un capitalisme nain, comme était celui de la Russie, il se peut qu'on ait réussi à en finir ainsi. Mais en face du capitalisme géant, comme nous ne le connaissons que trop bien dans ces pays, il faudra se contenter - si l'on a le droit d'espérer -de le décomposer et de le remplacer peu à peu par le principe coopératif - lequel d'ailleurs est aussi inhérent à la nature de l'État. Donc, lorsque le Dr Erdmann écrit que c'est le devoir du Parti socialiste, et des socialistes dans le mouvement coopératif d'exiger et de faire dans les coopérations une telle politique - mais qu'elle ne peut être faite que par un vrai gouvernement du peuple - cette croyance enfantine dans la toute-puissance et la capacité de la République des Conseils ne peut manquer d'exciter le sourire. Surtout chez celui qui sait - ce sont les termes de Marx - que la société actuelle n'est pas un cristal fini, mais un organisme capable de transformation, et constamment en voie de transformation, et que cet organisme ne peut être que d'abord transformé en cadavre, lorsqu'on veut réduire en poudre sa substance afin de l'utiliser dictatorialement pour des fins arbitraires. On ne saurait mieux dire sur ce vétéran des sciences sociales. Le bolchevisme a tout détruit en Russie, le capitalisme, la classe ouvrière a peine organisée ; il a estimé la coopération, avec laquelle d'ailleurs il transige. Mais même s'il réussissait à mettre quelque chose debout, son expérience contre le capitalisme nain et ruiné de Russie ne prouverait rien. Car nous, en Occident, nous avons à socialiser le capital, et non pas, comme en Russie, à le détruire. Et il faudra prendre garde, même, à ne pas le détruire dans l'opération.

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La Fédération nationale des coopératives de consommation, un triomphe coopératif *

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Voici un télégramme tout à fait récent, envoyé de Wellington (Nouvelle-Zélande) (Times du 25 juin) : « À la Conférence nationale des producteurs de laiteries, il a été décidé que le beurre et le fromage seront dorénavant livrés au public par le seul intermédiaire de la Wholesale (Magasins de gros) britannique. Une compagnie sera formée à laquelle la Wholesale et les producteurs participeront également. Les producteurs fixeront les prix, et la Wholesale vendra le beurre et le fromage produits par la Nouvelle-Zélande, sur la base des pourcentages fixés, avec répartition entre elle et les producteurs des profits réalisés en surplus. « La décision rencontra une vive opposition des agents qui jusqu'ici traitaient de cette production. Ils taxèrent ce projet de socialiste, et alléguèrent que les intérêts de la Wholesale anglaise et ceux des consommateurs étaient opposés à ceux des producteurs. La décision des producteurs n'en fut pas moins prise à l'unanimité. » Nos camarades de la Wholesale anglaise et de la Wholesale écossaise nous permettront de les féliciter grandement de l'immense succès qu'ils viennent de remporter en Nouvelle-Zélande. Nous nous en réjouissons à leur point de vue, car il démontre et leur force et leur habileté. Mais nous nous en réjouissons encore au point de vue du triomphe de nos idées.

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L'Action coopérative, 10 juillet 1920, p. 1.

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Voilà donc un commerce entier, et combien considérable, nationalisé et coopératisé par une association nationale de producteurs ! Et c'est un commerce agricole, les produits de la ferme ! Et il est fait ainsi par la volonté de ces fermiers propriétaires qui composent la masse prospère et saine de cette jeune et admirable nation qu'est la République de Nouvelle-Zélande. À l'autre bout, ce commerce est également nationalisé et coopératisé par cette association nationale de consommateurs qu'est, au fond, le groupe des deux Wholesales écossaise et anglaise, tout-puissant par le capital, par la force d'achat, par la force de la consommation nationalement organisée. Et, entre les deux, c'est un contrat collectif, international et national, de coopération et non de compétition qui est passé. Image des contrats futurs entre pays producteurs et pays consommateurs. Image aussi des contrats futurs entre producteurs organisés et consommateurs organisés ; sans intermédiaires capitalistes ; sans compétition ruineuse -, sans limitation des produits ni détention des stocks de la part des fermiers ; sans limitation des achats ni ruse pour esquiver les contrats de la part des clients. Mais, dès maintenant, nous enregistrons le fait le principe est acquis. Nous entrons dans la voie des réalisations et une branche importante du commerce capitaliste international échappe dorénavant en entier au circulus capitaliste. C'est le commencement d'une nouvelle révolution. C'est une dépossession définitive. Un système d'exploitation qui a fait son temps est remplacé, sur ce point, par un système de polarisation des prix, des achats, des consommations, par le nôtre, par la coopération, nationale et internationale.

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Une politique russe. La politique du Labour Party

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On peut le regretter, on ne peut l'empêcher, la question du bolchevisme domine la vie intérieure de la plupart des partis socialistes ou ouvriers dans nos démocraties d'Occident. Le groupe - car [l'organisation] des tendances à l'intérieur de notre parti nous a forcés à en former un - de La Vie socialiste a le devoir de prendre position sur cette question. Certes, elle est claire. C'est celle que Renaudel formulait déjà à la Chambre, en 1919, lorsqu'il intervenait au nom du groupe socialiste en faveur des marins de la mer Noire. Non-intervention dans les affaires intérieures de la Russie. Dès cette époque, avec tous les partis socialistes, et tous les prolétariats, nous savions que Koltchak et Denikine représentaient la contre-révolution, et nous ne voulions pas qu'il leur soit fourni aucune aide. Le Labour Party anglais n'a, lui non plus, jamais dévié de cette ligne. Il est certain d'ailleurs que, sur ce point, l'instinct démocratique des peuples et des prolétariats a vu juste.

La stricte application du principe de l'indépendance des peuples Socialistes français et travaillistes anglais ont toujours voulu qu'on laisse les Russes à eux-mêmes. D'ailleurs, si les gouvernements capitalistes avaient eu le moindre sens des choses russes, ils eussent dû respecter cet orgueil russe, si indépendant, si susceptible, si violent. C'est lui qui a groupé, contre l'étranger, autour du Parti communiste, des masses de plus en plus considérables de Russes de tous les partis. *

La Vie socialiste, 24 juillet 1920, p. 1.

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Lloyd George et Clemenceau ont fortifié et fait triompher le bolchevisme en faisant apparaître les anti-bolcheviks comme des « agents de l'étranger ». Depuis la paix, il nous faut quelque chose de plus : levée du blocus, et reprise aux risques et périls des commerçants et coopératives - immédiate du commerce avec la Russie. Déjà, deux gouvernements capitalistes de l'Entente se sont ralliés à cette politique : Angleterre, Italie font ou ont déjà fait le nécessaire. La France n'est qu'à demi engagée dans cette voie. Sur cette question encore, il y a unanimité entre les socialistes de tous les pays. Il n'est aucun socialiste qui puisse admettre que, quelque violentes que soient les critiques qu'on puisse adresser à un gouvernement, le peuple gouverné soit, par un blocus éternel, retranché de la communauté des peuples. Nous qui combattons les bolchevistes, leurs principes et leurs méthodes, nous faisons remarquer que, là encore, les capitalistes européens se trompent : car ils fournissent aux bolcheviks leur principale excuse. Le blocus est cause de la famine, disent-ils, et les citoyens Cachin et Frossard peuvent le répéter avec la certitude d'être crus. C'est l'étranger qui ainsi apparaît comme cause de l'échec économique du Parti communiste. Là encore, la sotte politique inaugurée par le néfaste Noulens porte des fruits. Elle excite, en faveur du Parti communiste, les sentiments panrusses. Tout ce qui mettra, au contraire, les communistes russes dans la position normale d'un gouvernement normal fera apparaître leur responsabilité, et estimer à sa juste valeur leur crédit. Voilà les points sur lesquels tous les socialistes, tous les démocrates sincères, tous les travailleurs qui ont souci des intérêts du progrès et de la Révolution russe sont d'accord. C'est en particulier l'avis du Labour Party anglais, soutenu d'ailleurs dans sa lutte pour l'indépendance russe par des groupes fort importants de libéraux, sous la direction du Lt Commander Kenworthy, etc. Le récent Congrès spécial de la tradeunion (C.G.T.) qui s'est tenu à Londres (Westminster, le 13 juillet), après avoir lu l'écho des rapports (non publiés de la délégation anglaise en Russie), exprime parfaitement ce point de vue: « Le congrès s'étonne des nouvelles demandes adressées (par le gouvernement britannique) au gouvernement russe avant de procéder aux négociations de paix dans les termes du document Krassine. « Le congrès est chaleureusement partisan de toute action qui établira la paix en Europe orientale. Mais il avertit le gouvernement et la conférence de Spa que toute tentative clandestine pour procurer l'aide de la démocratie britannique à une assistance militaire accordée à la Pologne est vouée à l'échec. La conférence, par conséquent, invite le gouvernement à s'en tenir aux termes proposés par lui et acceptés par le gouvernement de Moscou, base d'une paix durable entre la Grande-Bretagne et la Russie. » Cette proposition fut faite par Tom Shaw et Miss Bondfiel, deux des délégués de retour de Russie.

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Elle est d'autant plus significative que, sur la proposition de J. H. Thomas, le vieux député, le fameux leader des cheminots anglais, elle est jointe à la motion sur l'Irlande, et à la menace de grève générale qui accompagne celle-ci. Pour une politique de ce genre, nos « reconstructeurs » et même nos « communistes » peuvent compter sur nous. Nous sommes comme eux des défenseurs de la Révolution et de la liberté russes. C'est tout. Et nous n'irons pas plus loin.

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Derniers entretiens

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Cet article de Mauss que nous donnons aujourd'hui aurait dû paraître dans notre dernier numéro. Des nécessités de mise en pages en ont retardé la publication. Mais dans ce journal où nous essayons de suivre son enseignement, nous ne parlerons jamais trop de Jaurès, et chacun des numéros de La Vie socialiste est une célébration. En ces jours anniversaires je voudrais fixer quelques souvenirs de nos derniers entretiens. J'espère qu'ils montreront le vrai Jaurès : sa pensée qu'il n'eut pas toujours le temps d'exprimer, sa hauteur d'âme que tant méconnaissent et qu'il cachait avec tant de goût, sa prudence et son habileté politique qu'il n'étalait jamais, enfin sa science profonde et vraie des choses sociales. Je ne mentionnerai que deux de nos derniers entretiens, l'un touchant la guerre et l'armée, l'autre touchant ses projets de travail, Le premier est du vendredi 23 juillet 1914 ; le second doit être du 12 ou du 13 juillet de la même année.

Patriotisme C'est à quatre heures de l'après-midi, le 23 juillet, à la Chambre, que je vis Jaurès pour la dernière fois. J'étais venu, comme la veille et l'avant-veille, l'informer des bruits alarmants de guerre qui circulaient dans les milieux financiers, et dans ceux des journalistes étrangers. Mais c'est d'une autre partie de notre entretien que je voudrais faire mention ici. On se souvient peut-être de la campagne que je menai pendant près d'un an dans L'Humanité sur l'application de la loi de trois ans. D'une série d'articles sur les défauts de l'armement français, deux seulement avaient pu passer. Jaurès me pria de ne pas insister pour que les derniers deux articles fussent publiés. C'était d'ailleurs mon avis. Voici les motifs qu'il me donna et qui sont gravés dans ma mémoire. *

La Vie socialiste, 7 août 1920, p. 2. Le premier paragraphe, composé en italique, émane de la rédaction.

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« Je vous assure, me dit-il, que nous devons en ce moment arrêter cette série d'articles. Vous me dites vous-même que la situation diplomatique est grave. Ne croyez-vous pas que le discours de Charles Humbet encouragera la Triplice à nous déclarer la guerre ? Ne croyez-vous pas que, s'il y avait une guerre, la publicité donnée à ces faits serait un encouragement à l'ennemi et une cause de découragement pour nos troupes ? « D'ailleurs, ajouta-t-il, pour être juste, il faudrait être complet. Il faudrait aussi rendre hommage au travail de notre armée. Je n'ai jamais caché la profonde déception que m'ont causée des généraux comme Legrand et Castelnau. Mais, à côté d'eux, il existe quantité d'hommes intelligents, actifs, prévoyants. Ainsi, dans nos dernières séances à la Commission de l'Armée, il nous a été rendu compte des dispositions prises pour la mobilisation de l'armée active, les transports de mobilisation, l'approvisionnement en vivres des places fortes et de la zone des armées. Je puis vous assurer que les officiers, les intendants, leurs plans, leurs prévisions, nous ont paru, à tous, dignes d'éloges. » Et comme Albert Thomas passait, Jaurès le prit à témoin.

Science sociale Cet entretien eut lieu le long du quai d'Orsay un jour que Jaurès allait au PalaisBourbon à une des séances de la Commission Caillaux, et comme il voulait se distraire des bassesses que nous avions eues à remuer pendant le déjeuner. Il me dit à peu près : « Parlons d'autre chose, du livre qui fera suite à L'Armée nouvelle. Je vous en ai déjà parlé. L'idée s'est précisée. Mais j'ai besoin de vos conseils, de vous, de Durkheim. » J'ajoutai : « De Simiand. » « Oui, me dit-il, sûrement, car maintenant c'est bien défini, je voudrais écrire quelque chose d'assez court, mais d'assez difficile - surtout si je veux le rendre très clair, pour notre public socialiste - sur la statistique. Il faut apprendre à nos militants, au peuple, ce que c'est que la statistique, ses procédés, ses méthodes et ses résultats, comment la science économique est possible ; et comment seule une science économique précise peut asseoir une politique socialiste sûre. Il faut aussi déterminer un mouvement d'opinion, pour renforcer dès maintenant les services de la statistique nationale, qui sont dans un état pitoyable en France ; il faut multiplier les instituts internationaux de statistique, afin de savoir. » Et il accentuait le mot en le répétant, comme il savait nuancer. L'entretien se poursuivit. Nous arrivions à des détails. Quand il fallut rentrer par la petite porte de la rue de Bourgogne, il passa des régions de la science à celles de la politique la plus passionnée.

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La coopération anglaise la politique financière de la Wholesale Society

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Si, en plus de notre brave Action coopérative, nous avions une véritable revue technique du mouvement coopératif, il y aurait lieu d'analyser à fond le dernier bilan de la Wholesale Society anglaise de l'un des deux M.D.G. du mouvement britannique. Les résultats du dernier semestre de 1919 sont connus. Un total de capitaux de 600 millions de francs environ (au pair). Presque 2 milliards 250 millions de francs (au pair de vente), une augmentation de 38 % sur le chiffre de 1918. Tout cela apparaît ainsi plus grand si on s'imagine que ces chiffres en francs actuels seraient de 5 milliards et de 1200 millions de francs. Mais c'est autre chose que nous voulons voter et qui est instructif pour la masse de nos militants.

Réduction des bénéfices D'abord, les bénéfices ont été volontairement, exprès, réduits à leur plus basse estimation. Le bénéfice des départements commerciaux, industriels a été réduit à 130 688 livres sterling, c'est-à-dire 3 267 mille francs au pair, 6 600 mille francs au cours actuel. Ce qui est peu par rapport au chiffre d'affaires. La banque a réalisé environ 750 mille francs (au pair) de bénéfices nets. Tout cela a été passé au fonds de réserve. Le dividende a été réduit à 31 183 livres (780 mille francs au pair). Ce qui n'est presque rien. Les sociétés ont en somme touché seulement les intérêts de leurs actions.

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L'Action coopérative, 7 août 1920, p. 2.

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Quand on analyse les données des différents départements, on constate qu'un certain nombre ont travaillé en perte. Ce sont les suivants : conserves, tabac, charcuterie, margarine, charbonnage (mine de Shilboottle), fermes (perte brute 550 mille francs au pair environ). Ainsi, grâce à ses énormes disponibilités, capitaux, dépôts, emprunts, la Wholesale anglaise a pu travailler sans entamer sa position, produire et procurer des marchandises au plus bas prix. Elle a ainsi rendu un service immense aux sociétés et à tout le public anglais. Elle a été l'instrument efficace qui a maintenu contre le capitalisme anglais les prix de la vie anglaise dans les plus justes limites. Ceci est un premier et grand enseignement.

Augmentation des immobilisations Le deuxième est celui que nous tirons de l'étude des nouveaux placements d'établissements que la Wholesale de Manchester est en train de faire, ou vient de faire. En 1918, en pleine guerre, on a acheté ou établi : Moulins à Hull Conserves à Hull ; Tannerie à Grappenhall ; Draps à Hebdin Bridge Verrerie à Pendleton ; des propriétés agricoles en quatre endroits différents. En 1919 : trois propriétés agricoles ; trois entrepôts en différents points ; une biscuiterie à Penner, une imprimerie à Renner, une ébénisterie à Bristol. La dernière assemblée a sanctionné des achats considérables de terrains et de manufactures : extension de la draperie à Hebdin Bridge, de la fabrique de cycles à Birmingham, de tabacs à Manchester ; achat d'une scierie à Saldorf, d'un terrain pour établir une manufacture de tissus pour dames. Ainsi la Wholesale s'attaque à la plus grande industrie, d'une part, à l'appropriation de terres de l'autre. Elle immobilise et peut immobiliser des sommes énormes, près de cinq millions de francs (au pair) le semestre dernier. Tout cela en vue d'être elle-même productrice et marchande de la totalité des marchandises que les coopératives distribuent. Elle retire du circulus capitaliste la circulation d'énormes richesses. Ainsi, tout en réduisant ses propres profits, elle fait profiter immédiatement de cet affranchissement et le coopérateur et même le consommateur. Voilà ce que peuvent l'union, le bon sens, la volonté des coopérateurs anglais. Plus de trois millions de coopérateurs bien organisés se sont libérés. Une grande partie de leur consommation (750,02 francs par semestre) est ainsi franche d'une grande partie de la dîme que le profit capitaliste eût prélevée sur eux. Et cette dîme aurait été plus grande encore, n'en doutons pas, si la coopération anglaise n'avait pas été là.

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L'éducation coopérative en Allemagne *

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Heinrich Kaufmann, le secrétaire de l'Union centrale des coopératives allemandes, donne, dans le Bulletin de l'Alliance internationale (avril-mai 1920), un tableau de ce qu'une organisation fait pour l'éducation des adultes. Elle a une Commission d'éducation des adultes, nommée par le congrès et disposant de fonds assez considérables. En vertu des dernières décisions du congrès, ce budget est alimenté par une cotisation spéciale des sociétés de 5 pfennigs (0,0625 nominal) par membre. Le dernier congrès l'a portée à 10 pfennigs (0, 125), à cause de la dépréciation du mark. L'Union centrale et la « Gross Einkaufgesellschaft » (M.D.G.), de nombreuses sociétés accordent, d'autre part, de libérales subventions. Cette commission se charge de trois tâches importantes et différentes.

1. Conférences coopératives D'abord, les professeurs qui lui sont attachés d'une façon permanente sont régulièrement détachés pour des conférences spéciales en province. En particulier, ils sont présents à chaque conférence de chacune des cinquante Unions d'achats dont se compose l'organisation fédérale du mouvement allemand. Ces Unions ont des réunions trimestrielles. Celles-ci comportent, outre des assemblées, des comités de direction, des assemblées des conseils d'administration, commissions de surveillance, etc. Dans ces réunions fort vastes, est donnée une série de deux ou trois conférences sur les sujets coopératifs les plus variés et les plus urgents. Toutes les dépenses sont couvertes par la Commission d'éducation.

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L'Action coopérative, 14 août 1920, p. 2.

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2. Cours semestriels Ceux-ci sont mis au premier plan de l'activité de la commission. « L'objet est de donner aux personnes de vingt-cinq à quarante ans, ayant des capacités et suffisamment au courant de la pratique coopérative, les connaissances nécessaires pour occuper des situations importantes dans le mouvement coopératif. » À partir d'octobre 1920, ces cours se feront à Hambourg, sous la direction de deux professeurs réguliers, militants, et de publicistes et professeurs distingués ; ceux-ci auront sous leurs ordres des professeurs spéciaux. L'école sera sous la surveillance de la Commission d'éducation. Trente-deux heures de cours par semaine, dix heures de travaux surveillés par les professeurs titulaires. On voit que les élèves seront soumis pendant six mois à un dur travail. Voici le tableau des treize matières enseignées : comptabilité, conduite des affaires, surveillance, statuts, direction, commerce, banque coopérative, droit commercial et coopératif, histoire du mouvement, science sociale, littérature coopérative, propagande, art du conférencier, assurance. On prévoit trois sections : 1º Employés de bureau et gérants ; 2º Employés de magasins et vérificateurs ; 3º Directeurs de services techniques. Mais, autant que possible, l'éducation sera uniforme. Vingt élèves sont désignés, chaque semestre, par les Unions fédérales, le Magasin de gros, la Société de publications. Les organisations qui envoient à cette école ces futurs chefs du mouvement leur accordent un congé de six mois et un salaire suffisant pour leur famille. La commission les défraie de leurs dépenses à Hambourg. « Dans le choix des candidats, on prend soin de n'admettre que des gens qui considèrent le travail pour le mouvement coopératif comme l'œuvre de leur vie. »

Autres travaux La Commission d'éducation se charge de procurer le nécessaire aux sociétés qui organisent des cours chez elles. Elle est encore chargée de la propagande par manuels, brochures, conférences publiques.

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On le voit, chez les coopérateurs allemands, comme en Belgique, comme en Angleterre depuis longtemps, comme chez nous depuis tout récemment, le problème de l'éducation coopérative se pose et reçoit sa solution spéciale. La question est à la fois de former des cadres et d'éduquer les masses. Elle ne peut être résolue que par un effort considérable d'éducation, fait par des militants qui soient à la fois des coopérateurs et des éducateurs. Chez nous, il faudra bien qu'un congrès lui consacre son attention. Il faudra établir les règles et le budget de ce qu'on a appelé le « meilleur placement » que peut faire la coopération.

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Politique polonaise

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Le tragique de cet après-guerre est que les plus grandes questions de droit y sont perpétuellement reposées, et qu'elles sont, par l'impuissance des nations victorieuses, par le faible développement de la Société des nations, par la brutalité des politiques orientales, posées en termes de force et non de droit. On l'a bien vu l'autre jour. Qu'auraient pesé les plus solennelles déclarations de l'Entente ou de la Société des nations, ou même de Trotski si les cosaques de Budienny étaient arrivés à Varsovie, à Thorn, et à Dantzig ? C'était l'Indépendance polonaise et peut-être plus qui était mise en question ? La victoire momentanée de l'armée polonaise a résolu la question mille fois mieux que toutes les missions et commissions de Kameneff et de Danichevsky, etc. Ceci est lamentable. Ce qui l'est encore plus, c'est la mauvaise foi avec laquelle même les questions de fait et de droit sont traitées.

Mauvaise foi des Polonais Ils ont peut-être été sincères pendant quelques jours et ont peut-être désiré la paix quand ils furent avertis des désirs formels de Lloyd George. Mais avant, du 12 au 30 juillet ? Même au début de leur déroute ? Quand ils pensaient pouvoir mettre les bolcheviks en défaut et s'acquérir le concours imprudemment promis à Spa par Lloyd George ? Ils ont alors fait tout ce qu'ils pouvaient pour retarder les pourparlers nécessaires. Puis, du 1er au 15 août, ils ont essayé de traiter. Et maintenant les pourparlers *

La Vie socialiste, nº 9, 28 août 1920, p. 1.

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de Minsk sont en train de se rompre. Les Polonais prétendent non seulement régler leurs affaires avec les Russes, niais même celles des peuples que l'avance russe a débarrassés de la future tyrannie polonaise: Ukrainiens, Blanc-Russiens, Lituaniens. Prétention intolérable, que même les valets de presse du quai d'Orsay s'efforcent maintenant de critiquer.

Mauvaise foi des Russes Car nos bolcheviks, n'est-ce pas ? sont avant tout des Russes. Pendant toute l'avance du 12 juillet au 14 août, ils ont fait, en bons militaristes, tout le nécessaire pour retarder l'ouverture des pourparlers jusqu'à la prise de Varsovie. Entre le 1er et le 10 août, ils ajoutent aux conditions de paix de Kameneff (29 juillet) la pleine possession et le contrôle avec occupation militaire, par les Soviets, du chemin de fer de Bialystock (Russie blanche) à la frontière allemande, à travers la Pologne (art. 13). Puis, aux conditions du 10 août, on ajoute le 19, à Minsk, des articles 4 et 5 qui imposent à la Pologne une milice armée exclusivement ouvrière de 200 000 hommes. Ce qui équivaut non seulement à l'ingérence, mais encore à l'intervention révolutionnaire en Pologne. Les articles 1 et 2, où on reconnaît publiquement l'indépendance et la souveraineté du peuple polonais, sont donc sans valeur et on lui inflige une armée rouge. Tout est oriental dans ces pourparlers. Même, tout est oriental dans cette guerre. Car il ne faut pas s'imaginer la guerre russo-polonaise comme ayant aucune ressemblance avec la grande. Ce sont des batailles à la chinoise qu'on se livre là-bas, de malheureux paysans poussés par les Rouges, mal équipés et mal commandés, rencontrent de malheureux paysans polonais qui font aussi mauvaise figure d'armée pour le compte des Pans ou seigneurs polonais. On ne s'obstine guère dans la bataille, où personne ne met grand cœur. Voici ce qu'en dit un témoin oculaire. « Il n'y a pas eu beaucoup de batailles bien sévères. Elles semblent avoir été décidées entièrement par le moral (en français, souligné). Le tempérament slave des deux côtés fait que, généralement, chacun a un fort sentiment intuitif, une appréhension préalable du côté qui sera le vainqueur en cas de rencontre. Et l'adversaire qui s'attend à perdre se retire d'ordinaire. Lorsque l'on ne voit pas clairement qui aura le dessus, alors il y a combat assez dur, pendant une heure ou deux, qui décide de la question. On a connu de ces sentiments sur le front, en Occident pendant la Grande Guerre. Mais ceux qui se sentaient temporairement battus ne voulaient pas l’admettre » (The Times, 21 août). Tout cela n'est ni beau, ni grand. Il faut la paix entre ces nations brutales et trop intrigantes. Il faut le désarmement des Rouges russes et des Blancs polonais.

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Société de consommateurs ou commune de consommateurs ? Remarques *

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Cet article d'un des meilleurs théoriciens allemands appelle certes quelques observations. Passons d'abord sur la suggestion de cette enquête qui ne serait pas confiée au seul organe qualifié pour l'entreprendre, à l'Alliance internationale des coopératives. Cette proposition de la confier exclusivement à des coopérateurs allemands et à ceux des pays neutres que les Allemands pensent toujours avoir avec eux, a quelque chose de désobligeant. Elle prouve que, même parmi les plus éclairés des coopérateurs allemands, il y a toujours un esprit de guerre, qui dans l'esprit de nos coopérateurs français a plus rapidement disparu. Passons aussi sur les préoccupations plus spécialement allemandes et retenons seulement ce qui doit être retenu par nous de cette argumentation un peu enchevêtrée. D'abord l'excellente démonstration sur l'impossibilité de tirer aucune conséquence de l'expérience russe à l'égard du capitalisme des grands pays d'Occident. Dans ceuxci, il ne s'agit pas de décréter la mort d'un capitalisme nain, comme était le capitalisme russe, d'ailleurs ruiné par la guerre. Il s'agit de reprendre, et de réorganiser une machine puissante, oeuvre de siècles d'économie et d'expérience. Il s'agit de conserver le capital pour la nation, et les classes travailleuses. Il ne s'agit pas de le détruire. *

L'Avenir, nº 52-53, août-septembre 1920, pp. 403-405. Ces remarques font suite à un texte de Ferdinand Tönnies, « Konumgenossenschaftliche Bundschau », que Mauss a traduit de l'allemand. En note, Mauss présente le professeur Tönnies comme « un des plus vieux militants du socialisme et de la coopération en Allemagne. Il est aussi un des plus anciens sociologues et son autorité est incontestée ».

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Ensuite il faut marquer ces observations sur le caractère bureaucratique et coûteux de la « Coopérative unique » de la Russie des Soviets. Fait bien démontré, puisque, même dans ce régime communiste soi-disant absolu, des « suppléments » de prix, et des « contributions » des consommateurs sont non seulement projetés mais en voie d'être réclamés. M. Tönnies marque encore fort bien le caractère théorique de la plupart de ces institutions, dont un bon nombre sont, comme dans toute bureaucratie, sur le papier, « en voie de réalisation ». Enfin il oppose fort bien le caractère politique de l'administration de la « Coopérative unique », à la compétence du personnel des affaires commerciales et coopératives en Europe, et même autrefois en Russie. L'analyse de l'histoire légale des coopératives russes depuis 1917 reste un peu vague. Celle de leur état actuel, de fait, non plus théorique, reste incomplète. Il faudrait être au clair sur ces organisations de district, de quartier, de fabrique, et leur affiliation avec les communes et les « sections autonomes des gouvernements ». Il est à craindre que M. Tönnies n'ait pu se faire qu'une idée vague. Peut-être est-il impossible de s'en faire une autre. Mais il ressort des documents publiés par le Dr Erdmann, que les comités de ravitaillement de fabrique continuent à exister et sont au fond des sections de la commune de consommateurs. C'est une des rares survivances des anciens soviets, des conseils d'usine que le bolchevisme a eux-mêmes ruinés. Il ressort aussi de tout cela que la comptabilité et même le simple enregistrement des affaires doivent être dans un tel état de confusion, d'inexistence, qu'il est impossible de parler d'organisation. Le simple enregistrement des membres des communes n'était pas encore terminé en novembre 1919. Et M. Tönnies a bien raison de remarquer qu'il n'y avait pourtant pas plus de difficultés à la campagne, dans les maigres villages russes, que dans les villes. Mais il y a une question de principe, un problème fondamental de pratique que M. Tönnies laisse dans l'ombre et sur lequel nous autres, coopérateurs en même temps que socialistes, il nous faut tout de suite réfléchir. Nul ne sait ce qui peut arriver. Il se peut que dans moins d'années que nous ne croyons notre mouvement soit appelé à prendre à charge des quantités considérables de services de répartition que le commerce privé ou l'État seront trop heureux de lui abandonner. Il y aura au cas soit d'un krach, soit d'une famine, soit d'une révolution, bien des choses à faire pour nous, coopérateurs. L'une des Premières difficultés sera de passer de l'état actuel de la coopérative à l'état suivant. La coopération est une association volontaire, libre, progressive, évoluant Par elle-même dans un milieu hostile, mais s'y forgeant des armes, et s'y développant par sa propre organisation, son génie, son personnel. Supposons la coopération se généralisant tout d'un coup. l'État oblige, ou un krach force tout le monde à adhérer à notre mouvement. Nous serons du coup submergés par la foule des

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indifférents, des incapables. Nous aurons affaire aux politiciens. Et déjà, en Suisse par exemple, là où la coopération assemble la plus grande partie des citoyens d'un lieu, par exemple à Genève, à Berne, à Bâle, elle est devenue le terrain de luttes politiques, où, malheureusement, dans les dernières élections, les « socialistes » se sont fait battre, sans que les « bourgeois » aient une telle victoire qu'elle soit incontestée. Il faut donc nous préparer pour ce moment, nous bien convaincre que l'extension et l'intensification de notre mouvement, volontaire pour le moment, est la condition nécessaire, absolue du succès du « régime coopératif », lorsque la loi ou les phénomènes économiques le mettront à la place du « régime compétitif ». Il faut au plus vite absorber dans notre action la majorité des citoyens de notre pays et nous voulons avoir affaire à des foules éduquées. Il faut en même temps que nous renforcions nos méthodes, notre personnel, notre corps d'administrateurs ; que nous ayons en vue que nos procédés comptables, administratifs, sont bien faibles actuellement pour réaliser la « Coopérative unique » nationale. Il faut éduquer, instruire, et travailler à fond, si nous voulons pouvoir même conserver les débris d'un capitalisme ruiné. Car le « régime coopératif » ne sera établi, même après une révolution, que s'il a l'adhésion de cœur de la grande majorité des consommateurs. Et il ne l'aura que si sa gestion prouve, immédiatement, sa supériorité économique, matérielle, sur le régime précédent. Autrement, on aura peut-être ruiné le capitalisme, mais on aura aussi ruiné la coopération. Et, entre les deux, c'est la civilisation qui disparaîtra. Comme on voit en Russie de nos jours.

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Lettre de province. L'inéducation des coopérateurs est un grave danger *

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Épinal, septembre. Nous avons vu, par l'exemple des Vosges, les mauvais résultats du peu d'éducation coopérative de nos coopérateurs, même là où le mouvement est prospère et fort. Généralisons un peu. La coopération française a certes bien des variations locales. Mais on peut ranger, en gros, les sociétés en grandes sociétés, y compris les sociétés de fusion, de développement, et petites sociétés. Les dangers de l'inéducation des coopérateurs sont considérables dans les deux cas, mais ils sont différents. Du cas des grandes sociétés - j'en parle par mon expérience parisienne - et d'après ce que je vois et entends des grandes sociétés en Alsace, dans les pays libérés en particulier. C'est le cas le plus dangereux. La coopération, en certains pays, pousse un peu comme les éphémères champignons, dans cet automne social de l'après-guerre. Elle se propage avec rapidité parce qu'elle est le seul moyen de lutte contre le mercanti, dont la cupidité est avant tout le signe du détraquement économique général. Mais il est à craindre que la période de baisse nous fasse lâcher par ces coopérateurs de médiocre volonté. En fait, là où le commerce a baissé les prix du vin, pour liquider à tout prix, on a souvent vu, pour cet article, la coopérative abandonnée, même par ses sociétaires ; généralement, la vente au public, qui représente un très gros chiffre dans les grandes sociétés, a fortement baissé. L'avenir et même le présent *

L'Action coopérative, 11 septembre 1920, p. 11.

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des grandes sociétés, surtout là où la coopération est d'origine récente, dépend donc d'une forte éducation donnée aux coopérateurs. Il faut bien les convaincre que l'affaire est la leur, et son intérêt le leur. Ils ne le savent pas. Ils ne sont que trop disposés à la considérer soit comme une affaire faite par des inconnus, soit comme une sorte de baraque Vilgrain ; ils ne sont pas attachés à leur société comme on l'est à une petite, comme on l'est à une vieille, comme on l'était à l'Avenir de plaisance, à ]'Égalitaire, comme on l'est encore à la Bellevilloise. En tout cas, l'enthousiasme coopératif varie singulièrement avec les sections. L'absence de cet enthousiasme est donc un gros danger. Le cas des petites sociétés n'est pas moins grave. Un petit nombre, sur les quelque quatre mille que nous avons en France, est aussi solide que celles de Bussang que nous avons décrites dans notre dernière lettre. Beaucoup souffrent de deux choses : d'abord du manque de compétence technique de leur personnel et de leurs administrateurs. Chose fort dangereuse par ce temps de vie chère, où certains articles chiffrent si fort, et où le moindre assortiment engage tant de capitaux. Ensuite elles souffrent du manque d'esprit large des coopérateurs, trop préoccupés de leur intérêt immédiat, exigeant des trop-perçus excessifs, des prix trop bas ; susceptibles ; disposés à l'opposition et même à la division. Ainsi aux secrétaires des grandes sociétés il faut donner l'esprit coopératif ; à ceux des petites sociétés, en attendant qu'elles fusionnent, il faut donner l'esprit de discipline et le respect des compétences. Il faut donner tout cela sans retard, sous peine des plus graves dangers. L'avenir de tout le mouvement en dépend. Les sociétés de fusion et de développement, la concentration coopérative, le M.D.G, lui-même, ses services industriels, sa banque, qui dépendent de cette concentration, ne sont ni possibles là où il faut, ni sûrs là où ils existent, tant que nos coopérateurs ne seront pas fortement éduqués. « L'éducation est le meilleur des placements », disent depuis longtemps les coopérateurs anglais. Il faut ajouter : c'est un placement pour le moment indispensable.

Les moyens Ils devront être étudiés à fond. Nous avons d'ailleurs de nombreux exemples à suivre, en Allemagne, en Angleterre, en Belgique. Le Comité d'éducation de la F.N.C.C. est d'ailleurs là pour cela. Mais il serait essentiel que la question figurât à l'ordre du jour du congrès de 1921, et que tout fût prêt pour cette époque. D'autre part, il faudrait dès maintenant envisager les moyens financiers. Il sera impossible de rien faire d'efficace en ces matières sans un assez gros budget. Les coopératives anglaises et allemandes ont une cotisation et des fonds spéciaux ; en

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Angleterre, ils sont administrés par le comité d'éducation, en Allemagne par le comité central ; mais l'essentiel, c'est qu'il y ait un budget. D'ailleurs, si la coopération française s'engage dans cette voie, elle ne fera que revenir à la tradition la plus ancienne et la plus vénérable. Les Équitables Pionniers de Rochdale n'ont-ils pas, dès leurs statuts, prévu cette cotisation ? Et la société qu'ils ont fondée ne continue-t-elle pas à en payer une des plus fortes de l'Angleterre ?

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Lettre de province. Propagande coopérative

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Épinal, septembre. Au cours de notre tournée dans les Vosges, nous n'avons pas fait qu'une besogne d'éducation et d'organisation des coopératives. Nous avons aussi fait de la propagande et adressé appel au public. Soit qu'il s'agît de fonder de nouveaux sièges de l'Union des coopérateurs lorrains, ou d'en préparer la fondation, ou d'appeler les citoyens à rallier le drapeau d'anciennes sociétés, nous avons presque partout trouvé le meilleur accueil. Ce n'est guère qu'au centre, dans mon pays natal, que nous n'avons trouvé qu'un mince écho parmi les non-coopérateurs. « Nul n'est prophète en son pays. » Mais, en général, nous avons eu des auditeurs patients, attentifs, curieux, et sympathiques à la coopération.

Le public n'est pas informé Mais si nos idées sont à l'ordre du jour et même populaires - par ce temps de vie chère -, il faut dire qu'elles sont totalement inconnues ; même les faits les plus élémentaires sont ignorés, même de nos coopérateurs. Les confusions les plus graves existent à notre endroit. Certains croient encore que la coopération est reliée à la politique socialiste. D'autres objectent qu'elle tend à détruire l'initiative individuelle Les coopératives militaires sont venues encore tout brouiller. Les gens et même les coopérateurs ne savaient pas que nous sommes un million de sociétaires au moins en France ; près de quatre millions en Grande-Bretagne ; *

L'Action coopérative, 18 septembre 1920, p. 2.

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presque tout le monde ignore ce qu'est notre M.D.G. et s'étonne quand on parle de notre grande Union des coopérateurs de Paris.

Nécessité de la propagande Notez que ces observations ont été faites au cours d'une tournée où presque partout notre propagande était sollicitée soit par des sociétés, soit par un groupe de bonnes volontés désireux d'un appui. Vraiment, nous n'avons vu que des gens déjà touchés à quelque degré de la grâce coopérative. Dans quel état d'ignorance et d'apathie doivent être les autres ? Or, s'il est un mouvement qui ait besoin de propagande, c'est bien le nôtre. D'abord, c'est un mouvement commercial, économique. Comme tel, la publicité, la propagande lui sont indispensables. Elles sont plus que des placements ; elles sont l'aliment même de notre croissance ; elles sont le vent qui propage la graine et fait naître la forêt. Sans recrutement nouveau, pas d'extension de nos affaires, pas d'intensification de celles-ci, pas de production coopérative ; pas de possibilité de transformer la société. Ensuite, notre mouvement est un mouvement moral ; comme tel, il tend à substituer le régime coopératif au régime compétitif. C'est « une étoile », dit Charles Gide. Faire partager cet idéal est le signe de notre foi, et la chance unique de son succès. Car une idée morale ne vaut que quand elle se généralise. Nous ne réaliserons nos idées qu'en ayant avec nous la grande majorité de nos concitoyens.

Moyens Là encore il faudra que le comité central, les conseils fédéraux, le congrès national prennent des décisions. Inutile ici d'esquisser les rapports que ces questions soulèveront sûrement. Mais je dois indiquer deux faits qui m'ont frappé. Le premier est l'importance de la propagande écrite. Nous n'avons eu de réels et durables succès que là où il existe déjà des coopératives ou des adeptes de la coopération. Là où elle n'est pas connue, la propagande est difficile. Il faudrait pouvoir la préparer et la rendre durable. Or, dans nos campagnes et nos vallées industrielles, on lit beaucoup. On lit lentement, longtemps ; et souvent on relit. Une bonne série de tracts très clairs, très bon marché, de vrais prospectus, sont indispensables. Les imprimer, les distribuer serait un excellent placement, en particulier pour nos grandes sociétés de fusion et de développement.

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Le second point est la supériorité de la propagande localement organisée. Surtout quand on dispose d'une automobile de grande société de développement. Des militants peuvent voir dans une journée plusieurs sièges, et donner jusqu'à deux réunions. Les frais sont largement couverts. En moins de huit jours, notre tournée (Renaud, Gérard et moi) recueillit un capital de plus de cent mille francs d'actions pour l'Union des coopérateurs lorrains. Les banques font plus de frais pour leurs démarcheurs. Cependant ce ne sont que des capitaux que ceux-ci leur amènent. Tandis que la propagande nous amène des sociétaires, et, pardessus tout, leur force de consommation, leur force qui, par l'Union, [centuple] la nôtre.

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Lettre de province. Impressions sur l'enquête en Russie

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Septembre 1920. Pour un peu, cette lettre je l'adresserais à Cachin. Je lui rappellerais combien il scandalisa autrefois un de nos vieux maîtres : le grand philosophe Hamelin. Il lui avait dit qu'il s'était mis des œillères, mais que c'était pour marcher droit. C'est bien cela, en effet, la façon de voir et d'agir de Cachin, et à vingt-cinq ans de distance, il s'est étrangement répété. Car il a recueilli ses informations avec le « fort parti pris nécessaire pour l'action ». Il y a chez Cachin une réelle honnêteté pratique. Mais il a un tort fondamental: il la confond avec l'honnêteté intellectuelle. Pour mieux voir, il croit qu'il doit se boucher les yeux. Il confond le devoir avec la vérité. Même quand son rôle serait de la chercher et de n'en rien céler. Mais trêve de personnalités. Ne versons pas dans ce vice de notre parti. Voyons les choses au fond. L'impression que fait l'enquête dont la C.A.F. avait chargé Cachin et Frossard est celle d'une désillusion. Quiconque est un peu au courant des affaires russes n'en sait pas plus après qu'avant. Les journaux communistes ont publié tout ce que nos enquêteurs rapportent, et bien plus. Même leurs informations sont un peu à la diable, et pas toujours d'accord, par exemple sur le chiffre des membres du Parti communiste. Ensuite c'est étrangement peu. Le don de voir et de faire voir ne leur a été donné ni à l'un ni à l'autre. Ils s'en remettent aux documents officiels et aux dires. Ils se fient aux statistiques ! aux statistiques russes ! Pas un mot pour prouver qu'ils ont essayé de *

La Vie socialiste, nº 13, 25 septembre 1920, p. 1.

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voir ce qu'on ne leur montrait pas. Ils ont été mauvais inspecteurs. Aussi leurs articles sont-ils de vrais discours de ministres. Enfin, ils sont des esprits étrangement peu critiques. Le sens de l'histoire, le scepticisme nécessaire leur manque totalement. Quels sont les non-bolchevistes qu'ils ont interrogés ? Je vois bien les ralliés, Kintchouk, et les autres ; mais les irréductibles ? Ils ont rencontré pas mal d'indifférents ; mais les opposants de marque ? J'attendais nos camarades à leurs observations sur la coopération en Russie. C'est Cachin qui nous en fait part (7 septembre). Son article m'a laissé rêveur. Tout y est officiel. Il a sans doute entretenu Kintchouk. Mais les autres ? Ceux qui sont en prison, les membres élus du Conseil central ? Où est la discussion des documents contradictoires, en particulier du Rapport des coopératives russes à l'étranger. Makheiw et Shmelev ? D'autre part, comme en un langage fleuri bien des choses sont dites ! En particulier ce qui concerne les coopératives de petits patrons ! Comme les informateurs de Cachin ont dû glisser sur ces faits ! sur l'étonnant développement en Russie soviétique d'une énorme petite-bourgeoisie ! Car on a transigé là-bas avec la classe des Kusiar (petits marchands et petits patrons) : on en a autorisé « des dizaines de milliers » à participer au mouvement coopératif (!) et au ravitaillement ; on leur a laissé leur « gestion » personnelle ! Je me garderai d'en critiquer les révolutionnaires russes. Ils ont été nécessairement opportunistes. Mais nous avons bien le droit de critiquer ceux qui enquêtent au nom du parti et nous laissent dans l'incertitude et le doute. Cependant, parce que nous faisons à La Vie socialiste un effort pour voir les choses telles qu'elles sont en Russie, on va nous insulter, et nous traiter de traîtres et d'égarés, et de contre-révolutionnaires. Laissons faire. Il faut savoir, et dire la vérité, même contre l'injure, surtout contre elle. Car, comme l'orateur antique, nous dirons de ceux qui vocifèrent : « C'est parce que vous êtes boiteux que vous montez sur vos grands chevaux.»

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Lettre de l'étranger. Une enquête sur la vie chère

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Londres, octobre 1920. Grâce à l'obligeance de notre ami J.H. May, le secrétaire de l'Alliance internationale des coopératives, j'ai pu prendre connaissance du « Rapport provisoire » qui fait sensation en ce moment non seulement dans les milieux ouvriers et coopératifs, mais même dans le grand -public, en Angleterre.

Le « Comité mixte du coût de la vie » Les coopérateurs et les syndiqués anglais ne sont pas comme nous autres en France, qui attendons les statistiques du gouvernement, les théories des économistes bourgeois échafaudées sur elles - les résultats des travaux des commissions parlementaires -, conclusions arrivant en général trop tard et rarement suivies d'effet. Ils n'attendent pas. Ils ne se fient qu'à eux-mêmes. Ils étudient et décident euxmêmes un programme d'action. Pendant près de six mois, un « Comité mixte » a siégé, à la façon de ces commissions royales dont les travaux honorent l'histoire politique du Royaume-Uni. Elle était composée de quatre délégués des deux comités centraux de la Trade Union (C.G.T.) ; deux délégués du Labour Party, deux de l'Union coopérative (Mrs *

L'Action coopérative, 16 octobre 1920, p. 1.

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Cokrell, M.J. Dickinson), tous deux du Comité central. Les C.W.S. (Wholesale Societies, M.D.G.) n'étaient pas représentées au comité. Mais elles viennent de promettre de prendre part dorénavant à ses travaux. Un certain nombre de grandes fédérations d'industrie, la fameuse Triple Alliance entre autres, avaient envoyé le reste des délégués. Devant ce comité ont déposé les hommes les plus compétents de l'Angleterre, de tous les partis et de toutes les professions : en particulier M. Thos. Goodwin, directeur de la banque de la C.W.S. Deux très grands économistes d'Angleterre, J.A. Hobson (ne pas confondre avec S.G. Hobson, le théoricien du socialisme de la Guilde), et le professeur Pigon, de Cambridge ; un financier, Sir George Paish, un ancien ministre, le très honorable M. Kenna, etc. Deux des plus distingués des jeunes économistes anglais, M. Dalton et M. Henderson (universités de Londres et de Cambridge), et Sir G. Wilson, ont soumis des mémoires au comité. Toutes les questions, les plus difficiles, celles de la monnaie, celles des prix, celles des changes, ont été ainsi élucidées et discutées. Tout ce travail a abouti à un premier rapport qui sera suivi d'un second. Le premier étudie la hausse générale des prix et les moyens d'y remédier. Le second étudiera les hausses des prix de certaines marchandises et les moyens d'y remédier. Je ne trahirai pas la confidence qui m'a été faite de ce premier rapport provisoire en disant qu'il étudie l'aspect national, britannique, de la question, et l'aspect international, successivement. Il est public, en Angleterre, que le rapport conclut : à la réduction de la monnaie de papier émise par l'État (sans réduction trop brusque), ou les banques d'État, de la dette et des dépenses - au contrôle public des banques privées -, et à une politique financière internationale saine, solidaire et vigoureuse.

Un exemple à suivre En l'absence, vu la carence de notre gouvernement, de nos pouvoirs publics, pourquoi notre F.N.C.C. - ou le C.E.T. si l'on veut - ne prendraient-ils pas une initiative de ce genre ? Pourquoi ne formeraient-ils pas une commission de spécialistes et d'administrateurs sensés, capables d'apprécier des documents, des statistiques, des solutions ? Une telle commission éclairerait la politique des travailleurs et des consommateurs que nous groupons. Jusque-là nous sommes dans l'obscurité complète. Nous avons le bonheur de posséder parmi nous, avec M. Gide, une pléiade de jeunes économistes et de statisticiens. Faisons usage de leur bonne volonté et de leur compétence.

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Un espoir à garder Une telle enquête éclairerait non seulement la politique de nos organisations nationales, mais encore celle de nos organisations internationales ; de l'Alliance internationale des coopératives et de l'Internationale des syndicats d'Amsterdam. Quel regret - et quelle infériorité pour nous ! Nos délégués à l'Alliance internationale, dont le comité central vient de se réunir à La Haye, étaient bien mal choisis pour discuter avec nos camarades britanniques. Or, il faut rendre hommage à l'Alliance internationale. Elle est le corps public qui, le premier, a lancé en 1914 l'idée de l'échange régulier des marchandises entre pays. Elle est à l'origine du mouvement d' « échanges directs », qui est l'un des seuls remèdes à la crise internationale. Elle sera peut-être la première à le réaliser, si elle aboutit, par-dessus les intérêts privés, ceux mêmes des classes et ceux mêmes des nations, à établir un M.D.G. international.

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Théorie. Formes nouvelles du socialisme

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À en croire nos pèlerins à « parti pris », on dirait qu'il n'y a que chez leurs amis de la IIIe Internationale qu'il y a travail et mouvement d'idées. Ils ne tarissent pas d'éloges sur le génie créateur de Lénine et de Trotski. On voit celui-ci travaillant dans son train de G.Q.G. et de propagande (propagande de G.Q.G.). J'avoue que je ne suis pas frappé de la valeur théorique des écrits de Lénine et encore moins de la valeur de ceux de Trotski. Je les ai lus avec conscience. Ils me semblent être aussi simplistes que les précédentes publications de ces mêmes auteurs. Ils ne se détachent pas de la masse des habituelles dissertations sur la violence, sur l'État, etc., communs à tous les révolutionnaires purs et aux anarchistes. Au fond ce sont des négateurs, des nihilistes convaincus que la seule destruction de l'État bourgeois suffira à faire le bonheur des peuples. Ce qu'on doit admirer chez eux c'est l'énergie qu'ils ont mise à appliquer leurs doctrines plus que ces doctrines ellesmêmes. Et surtout leur habileté politique. Car avec ces doctrines ils ont abondamment transigé... Ce dont il faut les féliciter et ne les blâmer nullement. Cependant, s'il y avait tant soit peu d'esprit de travail et d'information dans notre pays, dans notre parti, on serait curieux d'apprendre que des doctrines nouvelles se font jour. Toutes ces vieilles théories de la Révolution à grand orchestre, de la suppression des classes par la lutte des classes, sont actuellement, lentement, mais sûrement remplacées par de neuves, de fortes constructions, de faits, de critiques et de projets.

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La Vie socialiste, 23 octobre 1920, pp. 2-3.

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On a parlé - des incompétents entre tous - de la pauvreté de la tenue intellectuelle du congrès de Genève de la Ile Internationale. Je comprends que des littérateurs devaient laisser passer les faits importants. Ils seront sans doute surpris d'apprendre qu'il y eut un événement considérable. Mais, sûrement, l'historien de la pensée socialiste notera un jour que ce fut à ce congrès que fut proposé, en réponse à une demande de C. Huysmans, un rapport qui restera fameux sur Une Constitution pour la République socialiste de la Grande-Bretagne, par Sidney et Béatrice Webb. Tout le monde connaît en France ces deux auteurs : les théoriciens du mouvement coopératif, syndical, social de l'Angleterre ; les historiens du trade-unionisme. Ils couronnent en ce moment dignement leur oeuvre en publiant ce charmant et fort ouvrage, où les « Reconstructeurs » vont trouver des formules, et des principes, et des faits et des démonstrations valables non seulement pour la Grande-Bretagne, mais pour tous les pays occidentaux.

Constitution socialiste Enfin, on se met donc au travail ! Jaurès l'avait commencé avec L'Armée nouvelle. Maintenant on propose des formules juridiques et économiques de la totalité de la vie sociale, et ces formules sont bien socialistes. D'autre part elles ne concernent que le possible, l'immédiat, des choses qui peuvent entrer dans la loi ; qui y entreront demain en Angleterre quand le Labour Party y aura conquis légalement, par la majorité, le Pouvoir. Nous ne sommes plus seulement dans le domaine de l'utopie ou dans celui de la révolution destructive. Nous ne sommes plus davantage dans la sphère des réformes simplement bourgeoises. Voici tout un plan de reconstruction de toute la vie sociale anglaise. Notez que ce n'est pas un programme minimum. C'est bien un total changement de la vie anglaise qui est proposé à la réflexion de la société anglaise. Changement politique : deux Parlements, l'un politique, l'autre économique ou social. Décentralisation, action et contrôle directs sur les élus. Changements économiques : nationalisation avec méthodes nouvelles d'administration et de contrôle ; municipalisation avec méthodes. Association des consommateurs, la république des consommateurs. Éducation. Morale. Organisation de la propriété. C'est plus qu'un programme : c'est une société nouvelle qu'on projette.

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Voilà des masses de choses sur lesquelles, dans une période de temps assez courte, il sera inutile de proclamer même révolutionnaires, les Webb, et les fabiens qui les ont approuvées, et le Labour Party qui a sanctionné leur travail, croient qu'il sera possible de légiférer, sans violence et sans chaos. ... En Angleterre. C'est vrai. Mais est-ce si impossible en France ? Qui soutient que nous devons tout bouleverser pour ne réaliser rien ? Nos amis de la Ille Internationale, avec leurs néophytes. Mais quiconque compte dans le mouvement ouvrier souhaitera que le C.E.T., le Comité économique du travail, nous donne, nous publie au plus vite un plan de ce genre.

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Lettre de l'étranger. Un livre de Webb *

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Londres, octobre 1920. Jamais période ne fut plus féconde en idées, en recherches nouvelles, en observations exactes, en propositions précises, en tactiques et en organisations modernes. Surtout ici, en Angleterre, où le mouvement social prend une amplitude formidable, il s'est créé une masse d'organes d'enquête, d'ajustement de ses intérêts : les travaux concernant le syndicalisme et la coopération et les intérêts de la nation n'ont jamais été plus nombreux, plus beaux, plus sensés, jamais aussi les solutions proposées aux immenses problèmes présents n'ont été plus énergiques et plus originales. Il faut voir les choses avec quelque recul. Ma position d'étranger me le donne dans une certaine mesure. Mais, à moins que je ne me trompe fort, je pense pouvoir dire que cette époque sera considérée par nos descendants comme une des grandes de la pensée sociologique et politique.

Un mouvement intellectuel À ce titre, il faut signaler ici l'admirable livre de Béatrice et Sidney Webb: A Constitution for the Socialist Commonwealth of Great Britain (« Une Constitution pour la République socialiste de GrandeBretagne »). Ce qui nous y intéresse ici est avant tout ce qu'ils disent du mouvement coopératif et de la place qu'ils lui font dans leur plan de transformation de l'organisation sociale britannique.

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L'Action coopérative, 30 octobre 1920, p. 1.

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La démocratie des consommateurs On se souvient de la belle conclusion de Mme Webb, dans son livre sur la coopération en Angleterre, et comment cette jeune femme, par prescience, il y a plus de vingt-cinq ans, voyait déjà que notre mouvement formait un « État dans l'État ». Depuis, elle et son mari ont précisé leur doctrine. De même que dans le syndicat, le syndicalisme, ils ont vu l'ébauche de la « démocratie des producteurs », de même dans la coopération, ils ont vu l'ébauche déjà achevée de la « démocratie des consommateurs ». Et voici, bien brièvement, le plan qu'ils lui font. Ils partent de la description du mouvement actuel en Angleterre et en Écosse (pp. 4-5, etc.), sans rien citer de ses défauts et insuffisances. Puis, confondant les groupes volontaires de coopérateurs actuels avec les groupements obligatoires de consommateurs, comme les municipalités (p. 152), ils se demandent quelles seront leurs fonctions dans la société qu'ils proposent d'instaurer demain. Leur réponse, en deux mots, suit la doctrine la plus pure de la coopération : c'est à la démocratie des consommateurs, et non pas aux producteurs, qu'ils réservent la propriété des moyens (p. 163). Les producteurs associés professionnellement, mais sous une forme très libre, auront, eux, souverainement l'administration de leur travail, mais ils n'auront que le contrôle de l'administration des entreprises gérées par les organisations de consommateurs ou la nation industrialisée.

Un rapprochement Ce n'est pas ici le lieu d'exposer en détail la théorie des Webb, ni surtout de la discuter. Marquons seulement qu'elle est fort analogue à celle que vient de soutenir Poisson, dans son livre La République coopérative. L'idée principale de Poisson est, en somme, le principe de la souveraineté du consommateur. L'idée est d'ailleurs classique et courante dans nos milieux coopératifs. Ou nous nous trompons tous ensemble, ou nous sommes tous dans le vrai. Mais, il y a des chances que nous soyons plus près de la vérité que les doctrinaires, soit de l'individualisme, soit du socialisme d'État, même révolutionnaire, ou d'un syndicalisme pur qui remettrait - sans tenir compte de l'intérêt public - la propriété totale aux producteurs.

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Dans la lune

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Le mouvement anglais vrai. Comment l'Humanité le dépeint On ne peut pas aisément ici se procurer le journal du parti, devenu celui de la secte. Cependant on peut le lire parfois, et comparer ses informations, surtout les commentaires de l'ancien rédacteur au Petit Parisien, Paul Louis, à la réalité des faits. Rien de plus partial, de plus inexact, de plus imaginaire que tout ce que lui, et les autres, et le jeune correspondant David, ont écrit sur la future, la prochaine grève des mineurs en Grande-Bretagne. Il s'agit de donner à un bon public, sans critique, l'impression de la prochaine catastrophe anglaise, de vastes mouvements révolutionnaires où sombrera une de ces violentes réactions comme celles contre lesquelles lutte le bolchevisme universel. Il faut à tout prix donner - en vue du congrès français prochain - l'impression du krach du capitalisme anglo-saxon, et celui de la maturité politique et économique du prolétariat anglais décidé à prendre et le pouvoir et la gestion totale. Pour cela, on pense dans un rêve fumeux de révolution politique. Puis, dans un but d'intrigues, on arrange les choses. D'ailleurs, par plaisir à marquer les côtés faibles et les points critiques, par joie mauvaise au spectacle du malheur, on déforme les faits, on les voit comme on veut. L'humanité entière finit par apparaître, grâce aux nouveaux Jérémies, comme en perpétuel bouleversement. Le prolétariat français apparaît comme en retard sur les autres. J.H. Thomas, qui est, en politique et en économie, bien à la droite d'Albert Thomas, du nôtre, est représenté, pour quelquesunes de ses déclarations, comme un partisan déterminé de l' « action directe ». L'information que reçoivent les lecteurs de L'Humanité, ce sont des extraits tendancieux du Daily Herald, peignant un petit côté, non pas la réalité des faits.

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La Vie socialiste, 30 octobre 1920, p. 2.

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On vit, on pense, on agit, on mène et suggestionne le public comme si on était « dans la lune ». Jaurès ne détestait rien tant que cela. Le sens des réalités, qu'un petit bonhomme lui reprochait encore l'autre jour, était pour lui non seulement un don, c'était la marque de la conscience politique. Il se faisait un devoir de l'exercer. Il méprisait, il nous l'a dit cent fois, le politicien de la « lune ». Il le considérait comme un général inconscient qui fait massacrer ses troupes. Il écartait de lui violemment ceux qui pensaient ainsi ; ses haines intellectuelles étaient aussi tenaces que généreuses.

Le vrai mouvement La vérité est tout autre. La Grande-Bretagne est en effet le pays où la classe ouvrière est la mieux organisée. Là, se sont syndiqués, disciplinés, six millions et demi dans la seule Triple Alliance (mines, transports, docks). Ils ont, en plus de leur organisation syndicale, leur organisation politique, le Labour Party, le Parti du travail. Celui-ci n'est pas - quoi qu'on en veuille faire croire - un parti socialiste. Il est à mille lieues du bolchevisme. Non seulement il adhère à la Ile Internationale, mais il vient de refuser l'adhésion aux quelques communistes anglais. Cette classe ouvrière, plus prospère que jamais, use de son pouvoir, pour conquérir plus de loisirs, pour se mettre au pair des hausses de prix. Elle y réussit. C'est ce qu'elle a fait dans les deux menaces de grève des mineurs. Elle vient de remporter une victoire purement économique. Mais elle ne s'en contente et ne s'en contentera pas. Elle travaille à deux choses en ce moment : aux nationalisations, dont elle prépare la doctrine et la pratique à la fois, mais dont elle n'a pas encore commencé vraiment d'essayer la mise en pratique. Les mineurs ont été tout à fait explicites sur ce point. Leur programme immédiat ne comprend pas la nationalisation des mines, pour cette fois. Elle travaille ensuite - à la façon des Italiens - à l'établissement du « contrôle ouvrier » : c'est-à-dire la participation du syndicat (et non pas des ouvriers de chaque atelier) au contrôle de gestion des entreprises où sont employés des ouvriers du syndicat. Elle s'élabore une théorie et une pratique. Elle a ses fabiens, les Webb et les autres ; elle a ses « socialistes de la Guilde » de la « Corporation nationale », dont je parlerai un jour ; elle a son Labour Research Department (Office des recherches), ses enquêtes et ses statistiques. Elle a l'air d'être dans le courant des choses. Mais elle est mille fois plus révolutionnaire que nos « lunatiques », que nos socialistes d'État russes, et leurs imitateurs.

Marcel Mauss, Écrits politiques (2e fichier de 3)

Lettre de l'étranger. Formes nouvelles du socialisme. I

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Londres, octobre 1920. Ma première lettre notait l'événement qu'a été le nouveau livre des Webb. Mais il est, en Angleterre, bien d'autres mouvements d'idées que je suis d'ailleurs venu étudier ici. Il faut avoir toute la furieuse incompétence de nos Cachin et de nos Frossard, et autres théoriciens communistes, pour les ignorer - quand ils disent qu'aujourd'hui toute « la lumière » nous vient « du Nord ». (Ne pas oublier, entre parenthèses, que Moscou est à la latitude de Nice et d'Avignon, pays de Tartarin.)

Intensité du mouvement d'idées En France nous en sommes encore à combattre - et hélas ! à nous combattre entre nous - sur de vieilles formules, datant du manifeste communiste, et de Proudhon, c'est-à-dire de soixante-dix ans au moins. Les Anglais sont, eux, en train de renouveler leur bagage d'idées et de principes et d'observations. Ils sont dans la saine tradition du socialisme dit scientifique, qui ne veut baser ses prévisions et ses prescriptions que sur l'observation aiguë du temps présent. Certes, la besogne leur est facilitée par l'énormité même du mouvement ouvrier et social. Les diverses écoles socialistes ont ample matière : elles cherchent à l'analyser. D'autre part, comme ce mouvement représente à lui seul un public qui est au moins le quart de la nation, il assure aux idées, aux livres, aux revues, un écho et des ressources formidables. Toute une littérature extrêmement utile peut se développer, vivre honorablement : les livres se rééditent avec rapidité, quel que soit leur prix toujours *

La Vie socialiste, 6 novembre 1920, p. 1.

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accru. Les militants syndicaux et coopérateurs soutiennent de toutes leurs forces les jeunes valeurs intellectuelles ; les vieux - car nous vieillissons - restent sur la brèche, respectés et écoutés, les Hyndman, les Bernard Shaw, les Ramsay MacDonald. Et la discussion se poursuit tolérante et sincère ; elle finit par exprimer les diverses tendances de la nouvelle société en fermentation. Une autre caractéristique du mouvement de la classe ouvrière anglaise est qu'il organise - beaucoup mieux que notre C.E.T. - ses propres organes de recherche et d'information. Je viens de signaler dans notre Action coopérative, organe de notre Fédération nationale des coopératives de consommation, l'enquête que la Trade Union (C.G.T. britannique) a confiée à un Comité mixte sur le coût de la vie. Cette enquête, pour être la plus retentissante, est loin d'être la seule. Il existe un Labour Research Department (Département de recherches du travail), ayant contribué à d'importantes organisations syndicales et coopératives, sous la direction du Labour Party et de la C.G.T. anglaise ; il est actuellement dirigé par le D.H. Cob, dont nous allons parler. D'importantes publications ont été déjà faites. Bref, c'est tout un monde que ce mouvement socialiste anglais. Le fabianisme, avec son principal organe New Statesman, le socialisme de la Guilde avec son périodique New Age, le communisme avec Plebs, le vieux marxisme s'y heurtent. Tout y est vif et actif, désintéressé, dirigé tout entier vers l'action, l'action immédiate et sage. Car, sauf la poignée de communistes d'ailleurs bien plus sages et moins venimeux que les nôtres, tout le monde est d'accord sur les principes fondamentaux, et élabore à l'usage du peuple anglais des doctrines qui ne sont ni étrangères, ni destinées à l'exportation et à s'imposer à d'autres. Tout est spécifiquement anglais, mais c'est prudent, énergique, inspiré par le besoin d'action et le souci des faits. Dans ma prochaine lettre je parlerai de l'une de ces nouvelles doctrines socialistes.

Marcel Mauss, Écrits politiques (2e fichier de 3)

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Lettre de l'étranger. Formes nouvelles du socialisme. II Le socialisme de la Guilde *

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Londres, octobre 1920. Parmi ces mouvements, l'un des plus anciens - si l'on peut dire -, remontant à 1906, et même plus haut, est le socialisme de la Guilde, ou plus exactement le mouvement des Guildes nationales. Il est déjà extrêmement populaire. Il est d'autre part suffisamment original pour que l'on puisse dire qu'il constitue à quelque degré une nouvelle doctrine socialiste. Émigrants de la fameuse « Société des fabiens » (réformistes) anglais, les socialistes de la Guilde réagissent contre le caractère politique du programme des fabiens, des Webb en particulier, et contre une certaine apathie qu'ils reprochent au mouvement ouvrier anglais. Ils veulent l'organisation de la classe ouvrière anglaise en quelques grandes fédérations d'industrie, groupant tous les ouvriers, employés et techniciens de chaque industrie, comme faisait la Corporation, la Guilde d'autrefois. Mais ils ne se contentent pas de résoudre ainsi le problème d'organisation. Ils veulent, de plus, que ces corporations de travailleurs s'imposent par le fait, par l'action de ces industries, et y abolissent le salariat. Voilà qui suffit pour les caractériser. Quelques noms. Le premier qui ait exprimé ces idées est M. Peuty, en 1906, mais sous une forme un peu ruskinienne et même réactionnaire. Ceux qui leur donnèrent une forme vigoureusement socialiste sont S. G. Hobson (ne pas confondre avec l'économiste J. A. Hobson), et A. R. Orage. Ce dernier, directeur de la revue intitulée New Age, y mène *

La Vie socialiste, 13 novembre 1920, p. 1.

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encore le combat. Disert, éloquent, auteur d'un volume qui se répand de plus en plus, An Alphabet of Economics (inutile de traduire) il est l'âme du groupe. S. G. Hobson en a été le premier théoricien. Avec son National Guilds, en 1914, et ses National Guilds and the State (« Guildes nationales et État »), en 19 10. Depuis, aux vétérans, si l'on peut dire, de ce mouvement pourtant vieux de seulement dix ou quinze ans, sont nés des rivaux. Ou plutôt, une aile gauche de jeunes théoriciens s'est formée dans le socialisme de la Guilde. À la tête se trouvent le jeune G. d. H. Cob et W. Mellor. Cob, auteur fécond et extrêmement actif, est un de ces jeunes agrégés comme la vieille université aristocratique d'Oxford en produit. Fellow du fameux collège de Magdalen, il a pu consacrer, dans cet asile de science et de tolérance, de telles années à une œuvre d'enthousiasme et de recherches. Depuis quelques mois il a quitté Oxford et dirige le Labour Research Department dont nous avons parlé. Une ligue, fondée par lui et Mellor, appuie leur action. Mellor est d'ailleurs aussi le chef responsable de la rubrique « Industrie » au Daily Herald, le grand quotidien ouvrier anglais que nos gens représentent ici comme bolchevik, mais qui est bien exclusivement travailliste. Hodges, le secrétaire des Mineurs, de nombreux et importants militants des Chemins de fer, on peut même dire le syndicat tout entier, ont épousé ces idées. Un excellent résumé des principes, des travaux et des résultats a été écrit par Reckitt et Bechoffer. On peut dire que cette école a trouvé une théorie intéressante, partiellement juste, du mouvement ouvrier moderne. Elle a produit des formules heureuses pour définir les moyens d'abolir le salariat, à l'aide des organisations ouvrières actuelles ; elle a montré comment il fallait les réformer. En particulier a été établi le principe de l'encroaching control. Du « contrôle usurpateur », qui certainement notera dans l'histoire au moins comme un moment du développement de la doctrine et de la pratique.

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Lettre de l'étranger. Les « vaches maigres »

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Londres, octobre 1920. Il faut en prendre son parti. Il faut surtout prendre ses précautions. Voici les vaches maigres, les années dures qui viennent pour la coopération. Celle-ci, dans presque tous les pays, a profité de l'anarchie et de la ruine du monde économique compétitif où nous vivons. Notre mouvement est apparu à des masses de plus en plus considérables comme le seul défenseur efficace des droits du public et du consommateur. En particulier ici, en Grande-Bretagne, c'est par centaines de mille que s'est accru, chaque année, le nombre des coopérateurs, et par milliards de francs que s'est accru le chiffre de leur consommation. Depuis 1917, l'histoire du mouvement anglais est celle d'un succès continu. En particulier ceux des deux Coopérative Wholesale Societies (M.D.G.) d'Angleterre et d'Écosse, dont l'Action coopérative a suffisamment tenu au courant ses lecteurs. Ici aussi, les affaires furent faciles. La difficulté était de se procurer les marchandises, non pas de les vendre. La rareté supprimait la concurrence. Les classes laborieuses, d'autre part, disposaient de fonds importants. Une hausse presque constante et générale de tous les produits rendait les bénéfices certains. Ce furent pour les sociétés coopératives et pour les deux M.D.G. l'ère des vaches grasses.

La crise Si nous avions une revue technique du mouvement coopératif, ce serait là le lieu de montrer, dans tous ses détails, quelle fut la politique financière du mouvement coopératif anglais, comment il sut limiter ses, gains, constituer, en vue de la crise, des

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L'Action coopérative, 13 novembre 1920, p. 1.

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réserves, et ne pratiquer que des immobilisations productives. Mais ce sont des questions trop spéciales pour notre brave Action coopérative. Qu'il nous suffise de dire que la crise était prévue et que nos camarades de Grande-Bretagne n'ont pas été pris au piège. Cependant, le dernier bilan semestriel de la C.W.S. anglaise qui est soumis à l'assemblée trimestrielle du deuxième samedi d'octobre, accuse des pertes. C'est, dans toute l'histoire de la coopération anglaise, la seconde fois seulement que pareil fait se produit. L'autre cas est l'année 1918, où la Wholesale fit les plus grands sacrifices pour le consommateur anglais, et où cependant le total des pertes ne dépassa guère 500 000 francs pour un chiffre d'affaires de 1700 millions de francs (valeur d'alors). La perte du premier semestre de 1920 monte à un chiffre bien plus élevé. 132 000 livres (7 millions et quart de francs au cours du change actuel, environ). Chose remarquable, les pertes sont concentrées sur un certain nombre de départements, essentiellement productifs et agricoles surtout (de 50 000 à 60 000 livres sur le lait seulement), fabriques de lainages et de meubles, où les pertes proviennent surtout de la baisse et de la dépréciation honnêtement portée au bilan des matières premières et fabriquées. Trois articles à eux seuls, en stock à la C.W.S. anglaise, ont perdu 165 000 livres (plus de 8 millions de francs valeur actuelle). Ces pertes par département sont normales. Mais leur amplitude est devenue considérable. Le grave est qu'elles ne peuvent être compensées par des gains importants dans d'autres départements. Car la C.W.S. ne veut pas de gains illimités et veut faire profiter les sociétés de toutes les baisses.

Le remède Nos camarades dirigeants de la C.W.S. et du mouvement anglais se préoccupent donc d'agir. L'écroulement désordonné de certains prix, la baisse lente des autres, certaines hausses folles, rendent la conduite de leurs affaires beaucoup plus délicate. Et surtout, la cherté générale qui se maintient nécessite l'emploi de capitaux toujours plus importants. Ils ne voient pour eux et pour les sociétés d'autre remède et d'autre sécurité que l'augmentation des réserves et l'augmentation du capital. Pour les réserves, ils y ont pourvu. La Wholesale anglaise y inscrit 1 200 000 livres (66 millions de francs au cours). Mais nos amis sont décidés à ne plus faire aucune immobilisation s'ils ne trouvent pas davantage de capital (actions et obligations). Ils en ont pourtant 7 millions 100 mille livres (177 500 000 francs au pair, 400 millions au cours d'aujourd'hui). Mais ils ne considèrent pas que ce soit suffisant. Ils ne se pensent pas suffisamment libres de leurs marchés et de leurs prix, s'ils ne réussissent pas à se passer davantage des fonds qui ne sont que déposés chez eux.

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Aussi entament-ils en ce moment une vaste campagne pour augmenter leurs capitaux. Ils vont exposer la « vérité nue » dans toutes les sociétés : ils expliqueront qu'ils seront obligés de limiter l'essor du mouvement, si le capital libre ne leur est pas fourni. La grève des mineurs qui entraîne de nombreux retraits de dépôts est un avertissement. Ils sont convaincus qu'ils seront entendus et suivis. Je n'ai pas besoin de dire que toutes ces observations un peu techniques s'appliquent à nos sociétés françaises et à notre M.D.G. Il va falloir suivre l'exemple de nos camarades anglais. Ce n'est pas le moment des aventures. C'est celui des économies, des sacrifices, d'une bonne organisation et d'une sévère conduite du mouvement.

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Motifs honorables

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Jaurès avait un grand principe, qu'il cherchait volontiers à inculquer à tous ses collaborateurs : dans la discussion il leur prescrivait de chercher toujours à démêler les motifs honorables qui animaient ses contradicteurs. Il haïssait les polémiques injurieuses. Même quand elles sont justes, il prétendait qu'elles font abstraction des mobiles qui ne sont pas tous de l'ordre de l'intérêt et qui peuvent mouvoir les volontés les plus intéressées. Lui-même a toujours procédé ainsi ; il n'a jamais prêté à ses adversaires de motifs bas ; et dans ses admirables travaux historiques il s'est toujours, à la Plutarque, attaché à découvrir le beau côté des actes humains. Imitons-le. Tâchons de voir dans la conduite de Cachin et de Frossard les motifs désintéressés qui les ont poussés à outrepasser le mandat d'information et de négociation qui leur avait été donné. Voici les trois principaux.

Respect pour les bolcheviks Cachin et Frossard ne sont ni des esprits critiques, ni des naïfs. Ce sont de simples politiciens professionnels. Ils sentent comme une partie de la foule socialiste et cherchent à sentir comme elle, non pas à l'éclairer, la diriger. Or pour celle-ci, à des degrés divers, en Europe, et surtout en Russie, le prestige bolchevik provient du fait, de leur prise du pouvoir, de leur énergique action pour s'y maintenir. Cachin et Frossard respectent avant tout le fait accompli. Ils sont comme la masse ; ils estiment les bolcheviks pour n'avoir pas eu, comme on dit, « peur du socialisme ». Peu importe que les bolcheviks n'aient fait que s'emparer de la Révolution russe, qu'ils aient une politique agraire qui ferait rougir le plus opportuniste d'entre nous, que leur économie *

La Vie socialiste, 20 novembre 1920, p. 2.

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étatique et bureaucratique soit un échec lamentable et soit la caricature même du socialisme. Les bolchevistes leur en imposent - à juste titre - par leur audace, leur courage, leur désintéressement. Ils leur en imposent surtout par l'appareil militaire, par l'allure dictatoriale, par le fait qu'ils règnent. Ceci est très sensible dans la correspondance engagée à Moscou (voir p. 21, col. 2 du Rapport). Partisans d'une politique de force, ils adorent la force quand elle est aux mains de leur parti. Et c'est sincèrement qu'ils ne se demandent pas si tout ceci est solide et si tout ceci est bien.

Dévouement pour la Révolution russe Le second mobile est, à mon avis, beaucoup plus honorable intellectuellement. Cachin et Frossard, et avec eux quantité de militants, ne distinguent pas entre les bolchevistes et la Révolution russe. Ils sont à la fois victimes et auteurs du sophisme qui confond les deux, et confond même le bolchevisme avec le peuple russe actuellement affamé et bloqué par les puissances capitalistes. Pour Cachin et Frossard, comme pour beaucoup, il y a là-bas une immense « Commune », genre Commune de Paris qu'il ne faut pas laisser écraser par les Versaillais de l'Entente, et Par les Russes qui escortent les aventuriers à la solde de l'Entente. Ici ils confondent la défense de la Révolution russe avec l'établissement d'une doctrine bolcheviste internationale. Pour eux, il n'y a pas Meilleur moyen de courir au secours de la Révolution russe, et des bolcheviks qui la représentent en fait, que de devenir bolchevik soi-même. En ceci, ils se trompent, mais se trompent généreusement. Ils sont comme ces stratèges aveugles, irréfléchis, qui « marchent au canon », sans se préoccuper de leurs propres troupes, et de leurs propres positions, et de voir l'ensemble de la bataille. Ce qu'ils font est estimable et audacieux. Mais ce n'est ni sage, ni juste. Et surtout, c'est faux et impraticable. Car justement c'est ce mélange de toutes les questions qui nous divise ici. C'est cette confusion qui a rendu impossible, jusqu'à ces jours derniers, une véritable défense de la Révolution russe. Les éléments libéraux, ouvriers et socialistes de ce pays qui ne veulent pas de la doctrine bolcheviste, et les éléments bolchevistes eux-mêmes n'ont pu donner un effort comparable à celui qu'ont pu donner les partis belge ou anglais, ou même tchécoslovaque. Car moins on est bolchevik et plus on a d'autorité pour défendre la Révolution russe.

Espoir de la victoire bolchevik Le troisième mobile de Cachin et de Frossard était plutôt de l'ordre de la spéculation, du jeu, que de celui de l'action prudente. Reportons-nous à la date de leur télégramme, 20 juillet. À ce moment, depuis quatre semaines, le front polonais était complètement ébranlé. « Quatre millions de baïonnettes intelligentes », comme disait Trotski, exagérant de beaucoup (dix fois trop), avançaient vers Varsovie, joignaient la frontière allemande. Les exaltés les voyaient remettre en question le traité de

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Versailles, et, peut-être, quelques mois plus tard, apparaître sur le Rhin et libérer le monde. Se ranger aux côtés des bolcheviks, c'était se ranger aux côtés du vainqueur. On ne marchait pas qu'au canon, on marchait à la gloire, au pouvoir, à la force. Depuis la débâcle... il ne s'agit plus que de défense. A ce moment c'était l'offensive. Cachin et Frossard ont honnêtement parié, pour eux et pour leur parti. S'imaginant la Révolution mondiale triomphante, ils ont voulu que le Parti socialiste français y eût un rang honorable d'ancienneté. Ils se sont trompés, voilà tout.

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Avant le congrès. Double question *

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La plupart des militants ne tiennent qu'à prendre une décision, exprimer leur caractère et leur passion. Ils sont pour la « guerre civile violente » ou contre ; pour ou contre la « C.G.T. ». En réalité, ce sont ces esprits simplistes qui ont raison et voient juste, comme il arrive souvent dans les mouvements populaires. Il n'y a pas d'autre question que de savoir quelle est la tendance du parti. Le parti est-il bolcheviste ou mencheviste ? C'est ce que Zinoviev demanda aux indépendants allemands à Halle. Question sentimentale, mais exacte. C'est celle-là qu'il faut poser la première, et que le deuxième congres de Moscou a parfaitement posée. C'est une question de tactique, de tendance, non pas de doctrine. Car le bolchevisme n'est pas une théorie. Sa théorie n'est qu'un marxisme intégral peu différente du marxisme le moins orthodoxe. Le bolchevisme est exclusivement une méthode d'action et une forme de constitution de parti. Les procédés d'un des partis socialistes russes, sanctionnés par le succès, sont élevés à la hauteur d'une règle générale de tous les partis. Ces principes ne sont que de forme et de politique : constitution clandestine, discipline, centralisation, action violente, puis, en cas de succès, dictature terroriste contre la majorité du pays qui se sera laissé dessaisir. Au fond, il n'y a rien de nouveau en tout ceci. C'est -avec des principes marxistes - le vieux Comité révolutionnaire central, le blanquisme, moins ce qui fit sa grandeur : la tradition républicaine et nationale.

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L'Humanité, 10 décembre 1920, p. 2.

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Le parti est-il bolcheviste ? Se transformera-t-il en un vaste Comité révolutionnaire central ? Proclamera-t-il qu'il n'y a que cette méthode d'action ? Voilà toute la première question. Que ceux qui sont bolchevistes le disent et le disent en public comme dans le parti. Si la majorité du parti est bolcheviste, que va-t-elle faire ? Ceci est une deuxième question. Et c'est sur celle-ci qu'il faut faire porter un deuxième débat. Car, à la rigueur, on peut être bolcheviste sans l'être à la russe. Les bolcheviks russes ont fait un principe de leur ancien esprit de secte, qui les fit se séparer des mencheviks. Ils exigent de tous les bolcheviks du monde la même pratique. Ils sont une secte dans l'Église. Or, cette secte prétend non pas à la tolérance, mais à la domination. Elle veut s'emparer de l'Église et en expulser quiconque ne pratique pas tous ses rites à elle. Les bolcheviks français sont-ils ainsi ? Ici, nos communistes français ne sont ni clairs, ni francs sur ce point. Des discours comme ceux de Pioch l'autre jour nous conviant à rester dans le parti, muets, mais libres ; des adjurations comme celles de Frossard ; des dires comme ceux qui circulent, à savoir : que l'adhésion à Moscou n'a aucune importance, que nous n'aurons qu'à « noyauter » le parti, comme il l'a été par les communistes ; tout cela, si ce ne sont pas des manœuvres, prouve que la masse de ceux qui vont voter pour Moscou s'imagine que tout va continuer comme par le passé. Évidemment, elle croit qu'elle ne fait que donner un coup de barre à gauche, et manifester sa sympathie pour les Soviets. Mais trompe-t-on ces braves gens ? ou se trompent-ils ? Oui ou non, est-on bolcheviste jusqu'au bout ? Veut-on un parti de tendances, une Internationale de tendances ? La IIIe Internationale et, en attendant, le Parti communiste français, sont-ils exclusivement bolcheviks ? La Ille Internationale comprendrat-elle des représentants de tous les partis socialistes, y compris les partis russes non bolchevistes ? Et le Parti communiste français sera-t-il un parti admettant d'autres tendances que la sienne ? Voilà ce qu'il faut dire à ceux qui votent en ce moment. Car si l'adhésion à Moscou n'est que l'adhésion à une Internationale comprenant toutes les tendances, je ne vois pas qui pourrait la refuser. Si la Ille Internationale est l'assemblée unique de tous les socialistes du monde, si elle ne réclame l'accord que sur la doctrine, et non sur la tactique, c'est même le devoir de tous d'y adhérer, comme à toute autre de même tolérance. Peu importe, dans ce cas, qu'une minorité adhérente, mais tenue par des décisions, soit annihilée, n'ait plus ni bénéfices, ni charges, ni même moyen de contrôle. Pour notre part, et je crois, pour nombre de vieux militants, nous laisserons volontiers aux autres les devoirs qui pesèrent longtemps sur nous, sans bénéfices. Si l'on décide de nous éliminer des conseils, de supprimer la représentation proportionnelle, ce ne sera pas une raison pour nous de quitter le parti. Au contraire. Ce sera un moyen pour nous de nous décharger de toute responsabilité et de faire plus intense celle de la majorité.

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Mais, si adhérer au parti veut dire : 1º que l'on est bolchevik ; 2º qu'on ne tolère dans l'organisation nationale et internationale - que des bolcheviks, alors ce sera avec douleur que je verrai mon parti rompre avec moi des liens vieux de trente ans bientôt. Rien au monde ne me forcera à dire que je suis bolchevik. Je suis contre toute violence qui n'est pas celle de la loi ; contre toute dictature qui n'est pas celle de la loi, ou au moins celle rendue nécessaire, comme dit Inghels (sic), par la transition d'un régime à un autre ; contre tout mouvement social qui n'aurait pas au moins l'appui et la sympathie de la majorité de la section. Ensuite, rien ne me fera être un sectaire. Rien ne me fera considérer comme non socialistes ceux qui n'admettent pas la tactique de Moscou. J'admets qu'on pense autrement que moi sur tous ces sujets, qui ne sont rien à côté de la doctrine. J'admets que les bolcheviks fassent partie du même parti que moi et m'y majorisent, de la même Internationale que moi, et m'y majorisent. Mais je pense que s'ils veulent ajouter leur anathème aux partis qui nous lient, ce sont eux qui sortent du parti. Et je ne signerai pas leur revers. Car ce serait oublier la tradition dans laquelle Guesde, Jaurès et Vaillant guidèrent mes pas ; tradition à la fois révolutionnaire et républicaine, qui n'a rien à faire avec le fatalisme menchevik, mais qui est tolérante et active. Ce serait me renier moi-même. Je croirais apostasier une vie modeste, qui n'a été consacrée, en plus de mon métier, de ma science, qu'à la défense de la République, à celle de mon pays, et au progrès du socialisme, et à l'organisation solide, et à l'action constante des travailleurs.

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Demande de trêve en Angleterre. Un appel de Lansbury *

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Le citoyen Lansbury est le directeur du Daily Herald. Il est d'ailleurs battu en brèche, à la suite de l'affaire des millions bolcheviks, où intervinrent son fils et sa belle-mère - mais dont le Daily Herald se sortit honorablement. Il n'en reste pas moins un des leaders du socialisme de gauche, et s'il n'ose pas adhérer publiquement à Moscou, il est cependant l'un des agents de Lénine et de Krassine en Angleterre. Or le voici qui demande trêve et suspension d'armes. C'est lui qui fait appel à l'unité, à l'absence de critique mutuelle, à l'oubli de la question russe. Le Labour Leader du 19 novembre publie de lui un article plein d'aveux et de réticences sur le livre de Bertrand Russell sur le bolchevisme, livre bien connu de nos lecteurs 1. Et voici sa conclusion. Nous la publions in extenso, malgré le désordre de la pensée, le caractère passionnel et l'inutilité du deuxième, du troisième et du quatrième paragraphe.

J'espère que nous, dans le mouvement travailliste britannique, nous allons cesser toute cette discussion, du bien et du mal du système bolchevik, et que nous allons nous mettre à nettoyer notre maison. Il ne s'agit pas aujourd'hui de dictature et de Soviets, c'est nous et notre civilisation qui avons miné l'Irlande ; c'est notre gouvernement qui répand la rapine et le pillage en Irlande, en Mésopotamie, l'Asie Mineure. * 1

La Vie socialiste, 11 décembre 1920, p. 2. Pratique et théorie du bolchevisme, 1920 (N.d.É.).

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C'est ici, parmi nous, que le capitalisme démontre son incapacité d'apporter paix et bien-être à la masse de notre peuple ; même si tout ce que Bertrand Russell dit contre le bolchevisme, sa théorie, sa pratique était vrai, le grand fait reste à nous ; avec notre constitutionnalisme, jusqu'ici, nous avons toujours échoué. Que faire alors ? Abandonner la lutte de désespoir ? Nous tordre les mains et laisser au hasard la chance de nos enfants ? Non, mille fois non Nous croirons ]'un dans J'autre. Nous nous organiserons pour la Révolution qui doit venir. Et par notre organisation, nous assurerons que son arrivée nous trouvera instruits des erreurs du passé : nous assurerons que chacun de nous donnera tout ce qu'il faut au service du parti. L'Independant Labour Party, le Labour Party, tous les socialistes qui sont contre les méthodes bolchevistes doivent s'unir. Il faut que par faits et actes ils prouvent que les méthodes parlementaires sont une meilleure voie pour assurer le salut de la société que la « dictature du prolétariat ».

Quelle différence de ton avec les communistes français, leurs attaques contre les sociaux-traîtres, et les conservateurs sociaux ! Quelle différence de ton entre cet article et ceux d'avant la visite de la délégation britannique en Russie ! Lansbury a la réputation d'être, il est ce que l'Anglais tolère difficilement, un excité. Il a dû être rappelé bien durement à la réalité pour en venir à cet appel à la trêve et à l'unité. Exemple de ce qui arrivera, dans peu de temps, à nos bolchevistes français.

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La chaire de la coopération au Collège de France *

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La chaire de la coopération a été créée au Collège de France. Le décret est paru à l'Officiel. La nomination de M. Gide, notre vénéré théoricien et praticien de la coopération, n'est qu'une affaire de peu de temps, pensons-nous. On ne saurait trop souligner, surtout ici, l'importance du fait. D'abord, la coopération entre dans la science et l'enseignement supérieur : comme objet de science et comme objet d'enseignement. Il était temps qu'elle devînt l'un et l'autre. Elle n'est pas suffisamment connue, ni en elle-même, ni d'elle-même ; ni du public savant, ni du grand public. En effet, il faut qu'elle se connaisse elle-même pour se bien diriger. Ce n'est pas trop d'effort à lui demander que d'assurer une vie de recherches et d'indépendance à un homme qui, comme M. Gide, a consacré et consacrera son existence à la documenter, à l'éclairer sur son histoire, sa place, son état, son avenir. Il faut qu'elle soit connue du public savant : nul moyen meilleur que l'enseignement ; celui, surtout, qui s'adresse aux jeunes générations, par-dessus la tête des pontifes de la science classique et réactionnaire, aux enthousiasmes et aux désintéressements intellectuels. Tous les sacrifices faits seront amplement payés si, dans l'enseignement qu'il va donner, notre maître fait des élèves et nous envoie, dans le mouvement, des jeunes gens éclairés, intelligents, zélés, modestes et savants. Nous serons comblés, si cette chaire, centre d'études, est en même temps centre de recrutement.

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L'Action coopérative, 11 décembre 1920, p. 1.

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Il faut, enfin, faire connaître la coopération au grand public. Certes, elle n'est pas négligée partout, et notre ami François Simiand lui consacre de substantielles leçons dans son cours du Conservatoire des arts et métiers. Mais, c'est autre chose de l'enseigner seule, ou de l'enseigner parmi d'autres sujets. Nul doute que l'autorité de M. Gide et celle de l'établissement où il va professer serviront grandement le prestige de notre mouvement en France et même dans le monde, où le Collège de France est universellement connu. Car le « Collège », comme on dit familièrement, est un des corps savants les plus illustres de ce pays. Nulle chaire ne confère plus d'autorité que les siennes. Il est entièrement composé de savants adonnés à la recherche. Il n'est pas, comme les facultés, lié à des programmes, à des examens ; il n'offre aucun grade à ses auditeurs ; tous y sont gratuitement et publiquement admis ; tous les militants parisiens pourront aller entendre lés leçons que M. Gide va faire chaque année ; le professeur de « coopération » sera, de plus, libre, absolument libre de choisir son sujet, de faire des leçons destinées à un très grand publie, ou, au contraire, des recherches très savantes, point de départ de nouvelles études de nouveaux chercheurs. Renan disait: « Le Collège enseigne la science qui se fait. » Cette formule exagérait un peu. Car il n'est aucun enseignement vraiment supérieur qui se borne à ânonner des manuels d'une science soi-disant faite. Et d'ailleurs, il n'y a pas de science faite. Cependant, la pensée de Renan était juste. Dans l'esprit des rois qui l'ont fondé, de la République qui le développe, de la IIIe République qui le dote généreusement, le « Collège » participe plutôt à la fabrication de la science qu'à sa propagation pédagogique. Donc, comme asile de liberté, d'indépendance, de science pure, la coopération ne pouvait choisir mieux que le Collège de France.

Ce ne devrait pas être ici le lieu de vanter ce que fait la Fédération nationale des coopératives de consommation et les grandes organisations qui participent à la fondation de cette chaire. Cependant, il faut bien que nous soulignions - pour que d'autres soulignent à leur tour, pour que le public non coopératif comprenne - la portée du geste accompli, de l'œuvre créée. C'est la première fois, en France, qu'une organisation de travailleurs crée une chaire d'enseignement supérieur. Les frais ne sont pas très considérables. Cependant, ils représentent une somme appréciable. Or, elle est prélevée volontairement sur un budget dont on pourrait concevoir un emploi plus immédiatement utilitaire. Les coopératives de consommation, que tant d'ennemis - de tous côtés - traitent de mercantilisme, donnent ici un grand exemple de désintéressement et de hauteur de vues. Elles ne craignent ni la science, ni la publicité, ni l'impartialité. Elles la recherchent. Elles sont même convaincues qu'il n'y a aucune dépense mieux faite que celles qu'elles peuvent faire pour promouvoir la connaissance de leur propre mouvement, la science du milieu économique où il se développe et la théorie générale des faits sociaux.

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Ni l'État, ni les grandes institutions de la bourgeoisie ne font encore de sacrifices comparables et aussi bien compris. Et ce n'est pas qu'à la classe ouvrière de France que notre Fédération donne un exemple: c'est à la France entière qui n'a pas, pour la science, le respect, et qui n'a pas en elle la foi qu'il faudrait avoir pour maintenir notre pays à son rang dans la civilisation.

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Schadenfreude

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C'est un mot allemand qui veut dire le « plaisir que l'on prend au malheur d'autrui », la « joie que les esprits chagrins prennent au spectacle des choses qui vont mal ».

Esprits chagrins Jaurès connaissait ce mot et détestait ce genre de caractère. Combien de fois ne l'ai-je pas entendu s'indigner contre tel et tel, même d'entre les rédacteurs de l'Humanité, qui s'acharnait à se réjouir des inconvénients sans nombre du régime où nous vivons. Il était ardemment persuadé que ce ne sera pas de l'excès du mal que naîtra le remède. Son socialisme n'avait rien de bilieux et de mesquin. Il n'était ni jaloux du bonheur des uns, ni réjoui de la peine des autres. C'était loin de ce pessimisme sadique qu'il prétendait agir et grouper les ouvriers pour l'action. Il serait malséant de faire intervenir notre héros dans nos polémiques de ces jours. Il me serait pénible de rappeler certaines de ses aversions personnelles pour certains militants. Mais il m'est bien permis de dire qu'il y avait un genre d'esprit qu'il détestait, c'est ce travers constamment critique ; un genre d'éloquence qu'il avait en horreur, c'était la jérémiade du prophète annonçant la ruine - qui ne vient pas ; un genre de style qui le mettait en joie : « Jusques à quand l'opinion tolérera-t-elle ? jusques à quand le prolétariat se laissera-t-il entraîner ? » Il me souvient en particulier de la leçon de style qu'il me donna, il y a plus de vingt ans, une fois où j'avais versé dans ce défaut-là. J'entends encore son bon rire, et je me souviens de son observation.

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La Vie socialiste, 25 décembre 1920, p. 1.

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« Jusques à quand ? mon bon Mauss ? Mais toujours ! jusqu'à ce que la société ait changé ! »

Les Jérémies Il m'est bien permis de dire aussi quelle peine c'est pour ses disciples les plus immédiats de voir installés dans le journal qu'il fonda et illustra, ces tristes augures qui sont Paul Louis, et André Pierre, et Jacques Mesnil, et tutti quanti. C'est sans bonne humeur que nous voyons s'étaler chaque jour, à la place du robuste optimisme du maître, les prédictions catastrophiques les plus saugrenues, et perpétuellement démenties par les faits. La période révolutionnaire ouverte partout ; l'effondrement du capitalisme prédit partout. Voilà ce que l'on fait croire - par simple travers d'esprit au bon peuple des lecteurs. C'est surtout Paul Louis qui est responsable. Il a évidemment épuisé au Petit Parisien tout l'optimisme dont il était capable. Il n'a plus de bonne humeur depuis qu'il a quitté le gai journal. Son article du 16 décembre m'a particulièrement peiné, « Genève et Bruxelles, ou la double faillite ». « Faillite morale », « Catastrophe effroyable », etc. Toutes les expressions que Jaurès aimait peu s'y retrouvent, et d'autres.

L'alternative Mais ce qui me peine encore plus, c'est que pareille littérature puisse avoir du succès, et que notre parti prenne délibérément cette attitude jalouse et méchante, et peu digne. « Chien qui aboie ne mord pas. » Il ne s'agit pas de grogner, il faut agir. Je sais qu'on nous proposa d'agir avec Moscou, en Moscovites. Nous n'empêchons personne d'agir ainsi. Mais croit-on qu'on est dans le vrai quand on nous représente cette seule alternative : la catastrophe -Moscou au bout - ou Moscou tout de suite ? Non, on est dans le faux. Car il y a une troisième possibilité, la plus grave: la réaction, la barbarie, de nouvelles fausses. Et c'est celle-ci qui nous menace. Si la Société des nations échoue, si échoue tout effort sincère vers un règlement juste de comptes avec l'Allemagne, alors, en effet, nous allons vers la catastrophe. Mais ce sera la victoire des « ruraux », des « neutres » capitalistes, des barbaries orientales OU américaines - déjà enrichies par la guerre. Ce seront les derniers espoirs de paix et de démocratie sociale qui seront éclipsés pour longtemps. Il faut avoir l'esprit mal fait et le cœur mal placé pour se réjouir de ces échecs.

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Mais rassurons-nous. J'ai au contraire l'impression que la première assemblée de la Société des nations dépasse toutes les espérances légitimes de succès ; et je ne suis pas si sûr que les experts réunis à Bruxelles n'arriveront pas à une entente de principe, sur le mode des paiements allemands. Ce seront la justice et le bon sens qui finiront par vaincre. Il faudra un jour regretter que notre parti n'ait pas pris sa part de cette victoire.

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Lettre de province. Effet de la scission

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Indifférence Ici L'Humanité nous arrive avec un retard de vingt-quatre heures. Comme je suis déjà informé par les journaux locaux, et préparé, c'est pour ainsi dire avec tout le recul d'un document historique que me parvint ce journal. Or, nos amis de La Vie socialiste ont peut-être éprouvé cette sensation, c'est de façon parfaitement froide que j'apprends pour mes étrennes que je ne suis pas communiste, et que je ne suis plus du conseil d'administration de L'Humanité. C'est sans émotion que je quitte la maison que j'ai contribué à fonder, à édifier, et où le nom de notre grand mort figure encore, comme un drapeau usurpé sur un navire corsaire. C'est sans émotion que je vois se séparer de moi mon vieux camarade Cachin, et surtout tous ces tard-venus dont les figures nouvelles et les connaissances si pauvres et les dévouements de fraîche date m'avaient tant dépaysé quand je revins de la guerre. C'est même avec soulagement que je quitte Rappoport, et Paul Louis. Il sera beaucoup plus aisé d'être sans passion contre eux, maintenant que nous n'aurons plus besoin de les tenir à la porte. Ils sont devenus communistes. Nous resterons entre nous dans la virile et glorieuse maison du socialisme français, celle de Saint-Simon, de Proudhon, de Blanqui, de Guesde, de Vaillant, de Jaurès, de Pressensé.

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La Vie socialiste, 8 janvier 1921, p. 2.

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Joie Au contraire c'est avec le plus grand plaisir que je vois l'unité se reconstituer de Blum à Paul Faure, et avec presque tous mes anciens camarades du Mouvement socialiste (première manière). Je n'avais qu'une peur, c'est que le parti se coupât en trois. Il ne se coupe qu'en deux. Grâces en soient rendues à Moscou. C'est avec joie que je vois la vieille section française rester debout avec presque tout le groupe parlementaire, avec les meilleurs leaders de L'Humanité, avec, comme le dit Mayéras dans un article qui fit date, tout ce qui compte dans le mouvement ouvrier. Grâces en soient rendues à Zinoviev (alias Apfeldanm). Il a fallu l'insulte ; il a fallu l'outrecuidance des sectaires de Moscou il a fallu l'injure et la calomnie ; mais elles eurent leur effet. On pouvait craindre que certaines consciences fussent paralysées par la peur de paraître lâcher les Russes. Ce sont les Russes qui se sont chargés de les réveiller au plus profond de leur être. Grâces en soient rendues aux mystérieux et intraitables représentants de la Ille Internationale, qui ne permirent au passionné Frossard que de verser des pleurs.

Effort pour comprendre Ce qui m'étonne le plus dans les sentiments que j'éprouve, c'est que je n'aie pas le moindre ressentiment contre ces Russes, qui, incapables de faire chez eux une honnête révolution, viennent chez nous miner l'instrument avec lequel, un jour, on eût pu la faire. Je les comprends parfaitement. Je les excuse. Ils n'ont pas besoin du socialisme. Ils ont besoin de la révolution ; du révolutionnarisme. Ce sont des généraux, des militaires, des stratèges, qui voient froidement. Ils décrètent des mouvements sans se soucier de l'intérêt des troupes qu'ils engagent. Pour réussir, pour se maintenir, pour vivre même, ils n'ont d'autre espoir que la Révolution universelle. Ou plutôt ils n'ont même plus d'illusion là-dessus. Ils ne poursuivent donc qu'un but : affaiblir les nations occidentales, les révolutionner, même par des émeutes et des révoltes prématurées. Lénine a dit des choses de ce genre à Wells. Leur arme, c'est la propagande révolutionnaire, c'est l'agitation ; c'est la peur qui fait chanter les gouvernements bourgeois. Que leur importe dès lors l'avenir du socialisme et de la nation en France, en Allemagne, et en Angleterre ? L'avenir de la nation, dans tout l'Orient, en Russie même ? Ils s'en soucient peu ! Il leur faut des instruments fidèles, des agents secrets, des conspirateurs, qui par un vaste complot répondront au complot qu'ils feignent d'apercevoir entre les capitalistes du monde entier. Ils aiment mieux, ce qui est raisonnable de leur part, des troupes éprouvées, aveugles, que des masses animées du bon sens français, et dirigées par des hommes

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politiques trop clairvoyants. Voilà pourquoi ils ont mieux aimé se priver de nous - les résistants - et des reconstructeurs eux-mêmes. Ce qui ne nous empêchera pas de faire tout le possible pour que l'Internationale blanche n'écrase pas cette vaste « Commune » qu'est la Russie affolée, affaiblie. Nous la défendrons non pas pour eux - pour Lénine et sa secte -, nous la défendrons pour nous, par principe, pour l'avenir de la démocratie et du socialisme qui triompheront là-bas aussi.

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Un effort des coopérateurs suisses

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Peu de mouvements sont conduits avec plus de science et de précision que celui de nos camarades suisses. Dans une histoire glorieuse et longue, ils n'ont presque connu que des succès. Leur autorité est considérable dans le pays, elle est due non seulement à leur force, mais aussi à la façon dont ils s'en servent : prudence, méthode, et, par-dessus tout, science. Ils font en ce moment et depuis quelques années déjà un effort remarquable pour étudier leur propre mouvement, les conditions sociales où il se meut, son économie, les résultats matériels auxquels il parvient. Pour cela, ils ont installé un service de statistique à l'Union des coopératives - on sait que les Suisses ont une organisation unique, M.D.G. et F.N. étant réunis -, un Bureau de statistique économique, qui est, à mon sens, un modèle du genre. On oserait même dire qu'aucun mouvement coopératif, pas même le mouvement anglais, n'a l'équivalent. Peu d'États, même les fameuses statistiques royales anglaises, les plus anciennes, les plus riches et les plus utiles du monde, fournissent des documents meilleurs, plus sûrs, mieux présentés, plus importants. Le principal des travaux que publie ce bureau est une admirable statistique des prix de détail des coopératives suisses. Elle est une sorte de petit chef-d’œuvre. La dernière statistique trimestrielle pour septembre 1920 est contenue dans le numéro du 1er janvier 1921 du Schweiz Konsumverein, revue que publie l'Union. Celle-ci est, par parenthèse, une des meilleures et des plus savantes publications coopératives. Mais revenons à notre statistique.

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L'Action coopérative, 12 janvier 1921, p. 1.

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Statistique des prix Elle analyse les rapports de 284 sociétés (sur 492 fédérées), groupant 309 021 membres sur les 370 000 environ de coopérateurs suisses. Elle contient les détails concernant les prix des 35 principales marchandises (894 prix). Tout ceci n'a pas l'air de grand-chose, on dirait des amusements de savants. Rien de plus inexact, de plus superficiel que de l'apprécier ainsi. Il s'agit de bien autre chose. Ce qui est en somme décrit, chiffré, c'est une grosse partie de la répartition de l'un des deux processus de l'économie nationale suisse. Car cette description est poursuivie par un bon cinquième de la population suisse (300 000 coopérateurs représentant au moins 1200 000 habitants sur les 3 millions et demi de la Suisse), et concerne une très grosse part de leur consommation (indice moyen : 2 695,52 francs suisses - près de 6 000 francs français), en somme le niveau de vie d'une partie importante de la population suisse.

Méthode Ceci dit, louons la méthode d'analyse de ces données. Elle part - comme toute statistique du coût de la vie qui se respecte - d'un budget de 35 marchandises indispensables en quantité normale pour la consommation d'une famille ouvrière normale de quatre personnes (tableaux des pp. 6-10). Remarquez l'importance de ce procédé et comparez-le aux chiffres insuffisants (chiffre moyen du coût de la vie) sur lesquels est basé l'index français ; celui-ci est péniblement et mal établi à notre ministère du Travail sur un bien plus petit nombre de marchandises, pas toutes de consommation courante, et qui sont confondues, et qui ne sont pas spécifiées en quantité, et qui ne sont pas chiffrées au prix de détail, mais au prix de gros.

Résultats Maintenant, voyons les résultats. D'importance capitale pour quiconque veut se mêler de fournir les coopératives, d'alimenter les classes laborieuses ou bien pour quiconque veut les aider à défendre ou accroître leur salaire réel. Les chiffres, établis sûrement, montrent : 1º Que la baisse sur certains articles au 30 septembre 1920 avait été compensée par une hausse sur certains autres ; 2º que le coût de la vie, malgré l'apparence, malgré certaines baisses retentissantes sur le marché de gros, n'a donc que très légèrement baissé depuis le 1er juin 1919 (maximum de l'index suisse depuis 1914) et est en hausse par rapport au 1er juin 1920 ; 3º que les inégalités de région à région et de

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ville à campagne, du coût de la vie, avaient commencé à être moins grandes et à se stabiliser. Voilà des données ! et de quelle sûreté ! D'autant plus sûres qu'il s'agit d'un pays où la fluctuation des changes n'intervient pas : la Suisse ayant gardé son étalon d'or.

Un exemple à suivre Combien de fois est-on venu demander à nos sociétés des informations de ce genre pour justifier une hausse de salaire ou telle ou telle résistance ? Combien de fois notre conseil du M.D.G., notre comité technique, nos sociétés, n'ont-ils pas déploré l'absence de pareilles statistiques en France ? Il leur en faut, pour suivre - savoir pour prévoir - les variations des prix et par suite du pouvoir d'achat et du taux de la vie de leurs sociétaires. Notre mouvement coopératif ne sera adulte que quand il sera conscient de luimême. Il sera conscient que lorsqu'il aura, comme les Suisses, son bureau de statistique. Il ne l'aura que quand les sociétés collaboreront comme y collaborent les sociétés suisses. Jusque-là il sera sans vue, sans ordre. Il sera un grand enfant.

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Pour Moscou

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Un de mes plus chers amis, qui est un de nos plus vieux camarades en socialisme et un des meilleurs d'entre nous, m'écrit, avec raison : « Je suis avec vous. Mais maintenant que la scission est faite, il ne faut continuer à s'occuper uniquement de la lutte contre les extrémistes. Prouvons que nous sommes des socialistes en faisant la besogne socialiste contre les adversaires conservateurs. Autrement nous ne nous définissons que négativement, comme relativement conservateurs. » Entendu. Nous irons au travail. Ceci nous est d'ailleurs rendu bien plus facile par la scission même. Nous ne risquons plus de fournir des arguments contre nous-mêmes. Quand nous essayons de rendre raison à ceux qui nous ont si constamment et si outrageusement combattus. Ce ne sont plus des concessions que nous risquons de faire, mais des faits que nous énonçons, lorsque nous essayons de mieux comprendre, de mieux utiliser, de mieux défendre la Révolution russe. Et d'autre part, maintenant que nous avons fait à la cause de l'ordre, de la liberté, de la République et du progrès social, le sacrifice de la paix intérieure de notre parti, nous ne risquons plus d'être traités de bolchevistes par les adversaires bourgeois de nos idées. Nous avons « résisté » avec assez d'éclat pour pouvoir taxer de mauvaise foi toute façon de nous confondre avec les bolchevistes. Dissociés d'avec eux, nous n'en sommes que plus à l'aise pour voir ce qu'il faut apprendre d'eux.

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La Vie socialiste, 15 janvier 1921, pp. 1-2.

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Le mouvement vers Moscou D'abord il nous faut comprendre ce qui a poussé tant et tant de bons camarades vers Moscou, et rendre hommage à leur sincérité et leur bonne foi. Un très grand nombre ne nous comprennent pas. Surtout, ils ne voient en nous que des chefs révoltes, qui saisissent la première occasion pour se rapprocher de la bourgeoisie. Ils ne sentent pas, ils ne savent pas que l'adhésion à Moscou a une importance pratique quelconque. Un de nos meilleurs camarades de la Fédération des Vosges, partisan de la Ille, me disait après la scission : « Pourquoi attachez-vous tant d'importance à ces mots ? Il n'y a rien de changé. C'est toujours le vieux parti. Le mot communiste n'a aucune espèce de sens. » Un très grand nombre d'entre eux admettent même que nous continuions à collaborer avec eux, comme par le passé. Notre vieux camarade Blaison, de Remiremont, souhaite, dans le Courrier des Vosges, de voir le Courrier rester l'organe des deux opinions socialistes. Ne commettons pas les mêmes fautes qu'eux. Cessons de les critiquer, et cherchons à analyser leurs sentiments. Un séjour dans la Fédération des Vosges m'a permis de m'enquérir de leur état d'esprit. Le portrait que je m'en suis fait, je l'ai présenté à certains d'entre eux, et il leur a paru exact. Les camarades qui ont voulu adhérer à Moscou y vont comme en un pèlerinage. Ils sont mus par un acte de foi. Pour eux, c'est comme le lever de l'Étoile des bergers. Ils sont guidés par l'étoile. Le Christ est né. Le Socialisme est réalisé en Russie : Bethléem c'est Moscou. C'est une vraie croisade populaire. Nous n'arrêterons pas cette marche de ces bergers et de ces masses convaincues. Nous ne pouvons que les laisser nous quitter, les voir partir, avec regret et peine et pitié, et sympathie. Ils sont d'autre part convaincus que ce mouvement même accélérera l'arrivée ici, chez nous, en France, de ce nouveau Messie. D'abord ils croient que leur acte entraînera les masses encore indifférentes ou même obtuses au socialisme. Ils s'imaginent que leur exemple sera contagieux, comme était celui des Croisés. Dégoûtés des lenteurs et des réactions de la politique socialiste d'avant et d'après guerre, ils pensent qu'ils vont pouvoir, par l'action, par la discipline, entraîner les uns, défaire les autres, ébranler le régime, profiter des catastrophes. Ensuite, ils se croient positifs, de sens rassis et de vue froide. C'est nous qu'ils taxent de timidité, d'aveuglement, de continu. La raison qu'ils s'en donnent est positive en effet. Ils croient, ils s'imaginent le socialisme réalisé en Russie. Pour eux l'exemple russe est, il est valable pour tous les temps, et tous les pays. Ce n'est plus le « Salente » de Télémaque qui n'est que dans les livres. C'est la Russie des Soviets, sociale, triomphante, le seul pays où l'ouvrier soit libéré des entraves du capitalisme. C'est elle le modèle.

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Enfin - et ceci est tout à fait naturel - pour eux c'est elle l'asile. C'est le seul pays où le socialisme traqué soit à l'abri, où l'Internationale, centre d'action, puisse être dirigée avec indépendance sans risque d'arrestation pour complot, pour haute trahison ; sans danger de contre-révolution, de réaction, de terreurs blanches, hélas ! toutes choses trop réelles. Et, en effet, sur ce point, on peut dire qu'ils auraient raison, si le régime moscovite était solide, et même si la Ille Internationale était seulement tolérante, c'est bien là qu'il faudrait établir le grand quartier des forces socialistes dans le monde. Ce sont donc des questions de foi et d'interprétation de faits qui nous divisent. C'est tout.

Justice à rendre Nous pouvons de même rendre justice aux bolcheviks eux-mêmes. Quoi qu'on puisse dire d'eux, il restera qu'ils ont sauvé la Révolution russe de la réaction. D'autres eussent peut-être mieux fait, ou aussi bien. Ce n'est pas prouvé. Eux ont vaincu Koltchak, Denikine et Wrangel, dont le ministre était Krivockéine, l'homme des Cent Noirs. Or, la Révolution russe est une grande chose ; même si elle n'aboutit pas un jour au socialisme intégral, elle aura été au moins un essai pratique du socialisme. Sans aller aussi loin que le distingué écrivain conservateur anglais, le Dr Shadwell (The Times, 6 janvier 1921), qui considère la Révolution bolcheviste comme plus importante historiquement que la Révolution Française. On peut dire avec lui : « C'est une nouvelle chose : une tentative pour transformer d'un coup la vie économique d'une grande nation. »

Indulgence à exercer Et on peut encore, avec lui, s'expliquer le prestige international de Moscou, en ces termes : « L'idée est essentiellement internationale. Non seulement elle veut surpasser mais elle veut effacer les frontières arbitraires politiques, géographiques, et autres. La structure économique de la société qu'elle veut détruire est commune à toutes les nations ; et le changement ne peut être définitivement accompli que si au moins les principales nations y sont impliquées. De telle sorte que le mouvement est, de sa propre existence, un mouvement de prosélytisme.

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« Les bolchevistes ne peuvent pas se contenter de leur propre révolution... Telle est la fonction de la Ille Internationale ; elle est l'organe avoué d'une révolution économique mondiale. » Voilà ce que sentent les camarades qui nous ont quittés. Et ces sentiments doivent nous porter non seulement à les comprendre, mais aussi à accorder toute notre indulgence aux sectaires de Moscou. Ayant besoin de révolutions immédiates dans les autres pays, ils y ont poursuivi leur but. On leur pardonnera, pour leur intention, le mal qu'ils ont fait, sans égard pour nous, sans égard pour l'avenir des nations occidentales, et du socialisme dans les nations. Et on continuera à suivre leurs efforts, sans obéir à leurs ordres.

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L'Assemblée de Genève

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Nous n'en finirions pas de protester contre la façon dont certains informent le public socialiste français. Naturellement on a soigneusement exposé aux lecteurs de L'Humanité tout ce que l'Assemblée n'a pas fait dans sa session de trente jours.

Ce qu'a fait l'Assemblée de Genève Mais ce qui indigne particulièrement dans cette façon d'informer le public socialiste français, c'est le parti pris de silence sur le travail de l'Assemblée. Qu'elle ait, dans une session de trente jours, accompli une besogne énorme, soulevé et tranché des questions considérables, voilà ce qu'on eût dû enregistrer. Le Journal qu'elle a publié prouve une activité qui eût fait honneur à n'importe quel Parlement. Jamais, les plus ardents partisans des projets wilsoniens n'eussent avec bon sens - pu imaginer qu'une première session, d'une assemblée, sans règlement, sans usages, sans précédents, sans obligation d'aboutir, n'eût pu tant et si bien travailler. Constitution de la Cour de justice internationale ! à l'unanimité ! L'un des vœux de Jaurès en partie exaucé ! Événement que l'on n'a même pas daigné signaler dans le journal qu'il fonda ! sauf pour souligner qu'on n'a pas pu rendre l'arbitrage de la Cour obligatoire dans tous les cas. Établissement des sanctions économiques pour les infractions au droit international (Commission du blocus). *

La Vie socialiste, 15 janvier 192 1, p. 3.

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Reconnaissance de l'égalité des États, et fin de la distinction clemenciste des États à intérêts limités, et des grands États à intérêts généraux. Admission de six États nouveaux dont deux sont des plus fourbes et des plus funestes des ennemis de la France, l'Autriche et la Bulgarie ; dont d'autres sont des nations détachées de l'ancien empire russe, au démembrement duquel on a enfin consenti. En somme vaste clivage de la politique internationale d'une théorie clemenciste à la théorie wilsonienne. Voilà un fait historique dont les amis de La Vie socialiste, ceux de Jaurès doivent se réjouir et se convaincre. Et d'autre part, que de travail pratique ! Médiation dans l'affaire arménienne. Installation immédiate, avec budget créé surle-champ, à la Commission du typhus. Installation immédiate, avec budget de la Commission de la traite des blanches, qui sévit surtout chez les Turcs d'Asie, ces bons communistes. Solution définitive d'une question pendante depuis soixante ans et qui intéresse, les peuples les plus nombreux de la terre : interdiction du trafic de l'opium. Voilà des actes, des choses réalisées. Création de la Commission économique et financière, de la Commission du transit. Voilà des moyens d'étude et de transaction crées ; pardessus les lenteurs et les égoïsmes de la diplomatie, la Société des nations s'informe par elle-même du bien particulier et du bien commun des nations.

Silence et mauvaise foi Il faut noter qu'à la mauvaise foi de certains, a correspondu le silence, ou le dédain et le mépris des autres. Les organes de presse bourgeois, allemands ou français, n'ont été ni très tendres, ni très zélés pour la Société des nations, et c'est dans le scepticisme qu'ils ont baigné leurs rares informations. C'est une raison pour nous de ne pas penser comme nos adversaires. L'un des bons moyens de savoir si on voit juste c'est de regarder comment voient les gens qui habituellement voient faux. Les pèlerins de Moscou, partisans du militarisme prolétarien, sont comme les revanchards allemands et les militaristes français, des gens qui habituellement pensent mal. Il arrivera un temps où il faudra choisir ; il y aura trois voies : l'une va à Moscou, où les sans-patrie organisent la guerre civile, l'autre va au nationalisme et à la guerre étrangère, la troisième va vers un sain internationalisme et la paix. Notre choix est fait. Nous ferons l'impossible pour la Société des nations.

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Une statistique des prix

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La plupart des statistiques officielles françaises sont tout à fait insuffisantes et ne relatent d'une part ni les prix au dernier détaillant, ni les quantités réellement mises sur le marché. Or, pour apprécier si, vraiment, il y a eu, après la guerre, intempérance de la consommation, si vraiment c'est un excès de demande qui a enflé les prix, il faut savoir à la fois les prix et les quantités. En fait, les Anglais démontrent qu'on consomme moins de la plupart des articles et que l'insuffisance des marchandises est non seulement relative aux besoins actuels, mais encore aux besoins absolus d'un marché normal comme celui de 1913 ou de 1914. La coopérative de Derby (Producer, novembre 1920) a fait le travail pour ellemême. En voici les résultats. Dans les six premiers mois de 1914, quinze articles d'épicerie et d'alimentation avaient pesé 136 712 quintaux anglais et avaient été vendus au prix de 149 109 livres sterling (3 727 000 francs d'alors). Dans les six premiers mois de 1920, il n'avait été vendu qu'un poids de 126 766 quintaux des mêmes marchandises, mais qui représentaient 345 101 livres sterling (20 700 000 francs environ au cours du jour), donc 10 000 quintaux de moins pour un prix supérieur de 125 % environ. Combien des chiffres de même ordre sont-ils plus vraisemblables encore en France ! Vu le faible pouvoir d'achat de notre monnaie et les énormes droits de douane et tarifs de transport, il faut estimer que la diminution des quantités est plus considérable et la hausse des prix encore plus. Mais il nous faudrait des précisions. L'auteur de cette note serait reconnaissant à quelques grandes sociétés de l'aider à vérifier en France le fait constaté en Angleterre : diminution du pouvoir d'achat des coopérateurs, diminution absolue des quantités achetées. Il s'agit de fixer les responsabilités des diverses classes de la population dans l'état actuel du marché. *

L'Action coopérative, 15 janvier 1921, p. 3.

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L'auteur demande à quelques administrateurs - délégués ou sociétaires de conseils - de vouloir bien lui transmettre, sous le couvert de la F.N.C.C., un aperçu des quantités réparties (totales et total par sociétaire), des prix pratiqués (totaux et moyenne), à qualité identique, des six ou sept principales marchandises dont elles assurent la répartition.

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La baisse aux États-Unis

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On sait que la vague de baisse se forme - comme les vagues de chaleur ou de froid - de l'autre côté de l'Atlantique. Il est extrêmement important, pour un mouvement comme le nôtre, d'être informé sur l'état réel de la situation aux États-Unis. Voici une excellente description empruntée au Journal de Genève du 17 janvier 1921 ; elle est datée du 21 décembre 1920: À l'heure qu'il est, celui qui se promène dans une ville des États-Unis, que ce soit dans le quartier riche ou les quartiers pauvres, peut voir dans toutes les vitrines des magasins des affiches qui ne laissent aucun doute sur le désir des négociants d'écouler leurs marchandises au plus tôt. Partout ce sont des annonces de rabais de 15, 20, 30 et 50 %. Toutes les baisses sont en cours ; il faut diminuer les stocks, et les fêtes de Noël et du nouvel an sont la dernière chance offerte pour cela. Chacun donc fait son possible pour en profiter, se disant qu'il vaut mieux faire un bon sacrifice maintenant plutôt que de courir les risques de l'année prochaine, où l'on ne sait pas ce qui vous attend. Déjà, sur le marché en gros, les matières premières font des chutes considérables. C'est une joute effrénée. Que ce soit le sucre qui, de 23 cents (1 cent = 6 centimes et demi) en juillet dernier, tombe à 4 cents la livre (1 livre = 0,453 kilo), ou le blé qui passe de 3,25 $ en janvier 1920 à 1,60 $ le boisseau (1 boisseau = 36 litres un tiers), ou le coton qui est offert à 15 cents la livre contre 43 en juin dernier, le caoutchouc qui, à 92 cents au plus haut, se tient aujourd'hui à 20 cents la livre, et le cuivre qui ne se vend plus qu'à 13,50 $ la livre contre 18,50 $ il y a un an et 32 $ en 1917. Tout y passe. Le charbon lui aussi fléchit et on s'attend à lui voir subir une baisse sensible *

L'Action coopérative, 25 janvier 192 1, p. 1.

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d'ici à l'été prochain. Le pétrole même, quoique si recherché, résiste avec peine et son avenir est discuté. Le paysan est aux abois, il a gardé presque toutes les récoltes de l'année, aussi bien ses céréales que son coton, et, au lieu de les vendre en été avec une perte déjà sérieuse sur les prix de l'an dernier, comme on le lui conseillait, il a gardé ses produits qui, maintenant, lui rapporteraient souvent moins qu'ils ne lui ont coûté à produire. C'est par trois à quatre milliards de dollars que se chiffre cette fortune qui peu à peu s'effrite et qui, dans certains cas, est déjà immobilisée en couverture d'avances de banques. Au Canada, on estime à au moins 500 millions la valeur des récoltes ainsi retenues chez les agriculteurs. En attendant, aux États-Unis, c'est la grève de l'acheteur. Forcée ou voulue, elle est là. Voyant que tout baisse à une allure folle, il a peur d'intervenir, croyant qu'il achète encore trop cher. Du reste, il a peu d'argent et son crédit est épuisé. Les banques sont au bout de leurs ressources disponibles. Elles ont soutenu tant qu'elles ont pu. Beaucoup de bons clients sont vaillamment aidés par elles, mais leur demander davantage n'est pas possible. C'est ainsi, par exemple, que les grands commerçants en sucre qui ont acheté la dernière production de Cuba - celle-ci se monte à quelque trois millions et demi de sacs par an - à des prix très élevés, n'arrivent pas à enlever les 250 000 sacs qui traînent encore sur le marché et qui, appartenant à de nombreux cultivateurs, sont offerts à des prix chaque jour plus bas par tel ou tel d'entre eux qui veut, à tout prix, liquider son lot. Or, dans quelques semaines, ce sera la nouvelle récolte, et celle-ci, qui l'achètera ? La baisse s'accentue donc. La liquidation s'effectuera, elle n'est pas encore effectuée. Mais on suppose que d'ici huit à dix mois, tout l'assainissement sera opéré. Les banques vont examiner les bilans, obliger aux liquidations, aux baisses. D'autre part, on est en train de faire des crédits à l'exportation et à l'organiser, alors qu'elle n'était pas même pratiquement dirigée. La baisse va donc se continuer, à l'endroit où les prix mondiaux, en somme, se fixent. C'est un fait dont il faudra tenir compte dans l'administration de nos sociétés.

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Kabakchef Papachef

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Au congrès de Livourne qui consacra la scission des communistes italiens, un des incidents les plus solennels fut en même temps les plus comiques. Ce fut l'apparition majestueuse et un peu ridicule du délégué de la Ille Internationale. Un légat avec sa bulle, il s'appelle Kabakchef. Ce n'est pas un Russe. C'est un Bulgare. Il y a peu de temps c'était encore un socialiste de guerre bulgare. Serrati le lui a reproché. Mais au ciel de Moscou, il y a plus de pardon pour un pécheur repenti que pour les saints qui n'ont jamais péché... sauf contre l’Église, ou plutôt la secte. Les photographies le représentent maigre, couvert d'un imperméable kaki d'officier anglais, et d'un drôle de petit chapeau mou. Il a la figure maigre et des lunettes, et un air ahuri et prétentieux. Il lut les documents officiels de la Ille Internationale, les bulles pontificales en français, car on ne les avait Pas traduites en italien avant la séance. Il y eut d'abord un rapport (séance du 16). La lecture fut, parait-il, ennuyeuse, le congrès se dispersa presque. La traduction par Misiano fut au contraire entendue de façon fort tumultueuse, hachée de protestations, il fit le plus déplorable effet. C'est une longue série d'insultes contre les unitaires et Serrati, classés parmi les bourgeois. On les connaît. Passons. C'est le dernier jour que fut signifiée l'excommunication majeure lancée par Lénine contre Serrati, hier membre et cardinal-pair du Sacré Consistoire - autrement dit du Comité exécutif. La bulle fut lue à la séance qui clôtura le congrès du parti et consacra la scission. On l'a lue dans les journaux. Auparavant le Bulgare lut une déclaration dont voici le texte autant que nous pouvons le reconstituer d'après la traduction qu'en donnent les journaux italiens. (Séance du 20 janvier 1921.)

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La Vie socialiste, 29 janvier 192 1, p. 1.

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L'imprécation Le compagnon Serrati a accusé l'Internationale communiste d'avoir permis à des réformistes, des opportunistes et des maçons de rester dans le Parti communiste. Mais Cachin et Frossard ont rompu définitivement avec les centristes et les réformistes. Serrati. - Ce n'est pas vrai. Kabakchef. - Serrati n'a pas fait de discours de programme, mais un discours de détail. Le fait essentiel est qu'il est resté avec les réformistes. Les discours prononcés dans ce congrès par Lazzard et Turati prouvent que Serrati se met dans la position de la politique et de la tactique réformistes. Serrati. - Ce n'est pas vrai. Kabakchef. - Et si Serrati n'a pas fait, à ce congrès, de discours programme, c'est qu'il n'avait pas besoin d'en faire. C'est Turati qui a fait son discours. Serrati devrait savoir que Cachin et Frossard, depuis leur retour de Moscou, ont fait une splendide agitation en faveur de la Ille Internationale. Depuis la discussion de ces jours, le prolétariat italien voit clairement ce qu'est le centrisme et ce qu'est le réformisme comme le défend Kautsky. Et le réformisme est devenu la théorie et la pratique de la fraction communiste unitaire. Protestations de Serrati. Kabakchef. - Pourquoi protestez-vous si en réalité vous ne voulez pas vous séparer des réformistes ? Le fait est désormais acquis. La Ille Internationale ne peut plus compter sur vous... Ceux qui ne voteront pas la motion des scissionnistes (communistes purs d'Imola) ne pourront pas rester dans la Ille Internationale. Ceci -je le déclare officiellement est absolument impossible. L'Internationale communiste reste ferme dans son intransigeance. Sous le prétexte de l'unité du parti, Serrati veut conserver dans ses rangs les réformistes. (Interruptions.) Serrati, qui fait miroiter l'espérance de rester dans la Ille Internationale, recourt à l'ultime artifice pour maintenir le parti attaché à son char. (Interruptions.) Serrati jette de la poudre aux yeux du prolétariat italien... Une voix. - Viva il Papachef ! (Grande hilarité.) Kabakchef reprend sa déclaration - ou plutôt continue à se répéter et conclut : « Les fractions qui ne rompront pas avec les réformistes ne seront pas reconnues de la Ille Internationale. »

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Incident comique Le Saint-Esprit Serrati se dresse et crie : « Vive le socialisme » huit ou dix fois de suite. Les quatre cinquièmes du congrès applaudissent Serrati. Les communistes entonnent L'Internationale ! En face d'eux, chose invraisemblable il y a peu de mois, mais qui démontre que c'est l'autonomie nationale des partis que défendent les excommuniés, la majorité du congrès entonne le vieil Hymne des travailleurs - purement italien. A ce moment, Misiaux commence la lecture du texte officiel de l'excommunication. Tout le monde le connaît. Et voici, comme en tout drame, la comédie à côté du tragique. D'un groupe de socialistes romains, prend son vol une colombe ; à sa patte est lié un fil au bout duquel pend une lettre avec un grand cachet de cire. C'est le SaintEsprit qui apporte la bulle pontificale du pape Lénine. La colombe vole dans le théâtre. On dit qu'elle tourna au-dessus de la tête du Bulgare. Tous les socialistes alors le saluent au cri de : « Papachef, Papachef ! » Tandis que lui ne cache pas sa colère. On crie. On chante « Esprit saint », des couplets sur Bombacci et sa révolution, etc. Et Misiano reprend sa lecture de la bulle d'excommunication que les journaux ont reproduite.

Ne commentons pas trop. L'épisode est joli, plus que significatif. Il n'a pas de portée doctrinale. Il ne marque qu'un état d'esprit, bien italien, bien romain même. Ce sont ces Romains, ces Italiens qui pendant des siècles d'oppression papale ont su conserver leur liberté de pensée et, à force d'ingéniosité, sauver leur nationalisme, qui s'insurgent joliment contre le pape de Moscou ! contre le Papachef son légat, et se moquent spirituellement du dogme et des révélations. C'est l'esprit latin, celui de la clarté, du bon sens, qui s'insurge gentiment, comiquement, contre le sombre « scythisme » dont Moscou - nous le montrerons - se vante. Cette révolte se produira aussi en France, même chez nos communistes. Il y a dans leur masse plus de bon sens et de raison que dans leurs chefs. C'est une question de temps. Elle se révélera. On peut aussi compter sur les fautes des papes moscovites. Ceux-là ne savent pas ce que c'est que d'avoir « ni Dieu ni maître ! ».

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Le prolétariat français le sait. Il le leur montrera. En attendant nous n'avons nous, ici, qu'à ne pas l'empêcher de se ressaisir. Nous risquerions de l'aveugler par une lutte qui ne serait pas d'idées. Il se réveillera de luimême si nous le laissons s'instruire, et ne faisons que l'y aider.

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Ramsay MacDonald

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Will Crooks, le bon et herculéen député travailliste de Woolwich, le premier député du Labour Party qui soit entré au Parlement anglais, se retire de la vie politique, escorté des félicitations et des regrets de tous ses camarades et des représentants de tous les partis. Quarante ans de lutte, et vingt-cinq ans de vie parlementaire après une dure vie d'ouvrier, lui valent l'estime de toute l'Angleterre, où l'on sait être courtois. Celui qui va occuper le siège de député laissé vacant est notre ami J. Ramsay MacDonald. Aucune inquiétude à avoir pour cette élection. La circonscription est sûre. Tous les conseils municipaux, tous les sièges au Country Council (Conseil général) de la circonscription appartiennent au Parti du travail. L'opposition sera nulle. Les libéraux désorganisés y voteront pour notre candidat. Les conservateurs mous et connaissant d'avance leur défaite n'y mèneront qu'une lutte sans énergie. Le mois prochain Ramsay MacDonald rentrera au Parlement anglais, dont les élections kaki de décembre 1914 l'avaient banni. Il nous est permis de nous réjouir de cet événement. Et sans vouloir attacher trop d'importance aux personnes, sans vouloir non plus critiquer un parti frère, il nous est permis de dire que J. R. MacDonald manquait singulièrement au Parti du travail anglais. Au fond, personne ne l'avait remplacé comme « leader ». Successivement Clynes, puis l'autre jour Adamson, nommés présidents du groupe parlementaire, se sont retirés. Leurs capacités incomparables de militants ouvriers, d'administrateurs, et même - pour Clynes en particulier, qui fut le meilleur ministre du Ravitaillement de *

La Vie socialiste, 19 février 192 1, p. 1.

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toute l'Entente - leur valeur d'homme politique étaient beaucoup plus grandes que leur autorité parlementaire, même sur leur propre parti. Notre ami Henderson qui est heureusement rentré au Parlement l'an dernier a certes gardé sur la Chambre l'autorité de son talent réel, et celle de son rôle moral avant et pendant la guerre. Mais il est fatigué et son genre, tout de clarté, de bon sens, ne le qualifie pas trop pour cette assemblée difficile qu'est la Chambre de Westminster. Ramsay MacDonald au contraire, ce Celte écossais, a toute la fougue, la passion, l'habileté, la froideur, la force et la vision nécessaires. Lui, le fondateur du Parti du travail, son plus ancien secrétaire, son plus ancien organisateur parlementaire, est le vrai chef qui sait se faire écouter des adversaires et des siens. La politique du Labour Party va, avec sa rentrée, reprendre un éclat qu'elle avait perdu. Son éloquence va ajouter un écho à cette énergie et cette honorable et prudente activité qui illustrent le Parti du travail anglais. Son sens politique, sa vigueur doctrinale, son autorité de théoricien, encore récemment attestés par son livre Parliament and Democracy, vont donner un jour nouveau aux débats et aux luttes que le prolétariat britannique le plus puissamment organisé du monde livre à l'intérieur de la nation la plus puissante du monde. Et dire que c'est de gens comme MacDonald et Vandervelde et Branting, de prolétariats comme ceux de Grande-Bretagne et de Belgique ou de Suède, qu'on veut que nous nous séparions !

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La propagande coopérative en Angleterre *

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L'avis du camarade Peckstadt est extrêmement juste, et doit rallier tous les suffrages. Il faut organiser partout la journée d'adhésion. Mais pourquoi une seule journée ? Pour débuter ? Entendu. Cependant, le programme doit être plus vaste. À propos, versons quelques documents aux débats. Toutes nos sections des grandes sociétés de développement ont leur commission de propagande. La plupart de nos petites coopératives et même des grandes coopératives autonomes ont leurs commissions des fêtes, etc. Elles seront par là peut-être intéressées à savoir ce qui se fait, dans cet ordre d'idées, à l'étranger. Or, c'est une activité considérable qui se déploie dans ce sens, en Belgique et en Angleterre.

En Angleterre L'expérience anglaise surtout est intéressante. La propagande s'y fait - avec un succès que tout le monde coopératif sait - de mille façons. Il y a d'abord les fêtes. C'est de ciné que parle Peckstadt. Mais nous aurions à prendre modèle sur nos amis anglais pour les fêtes de toutes sortes qu'ils organisent : fêtes d'enfants, d'adultes, de danses, bals, thés. On fait des locaux et des ressources coopératifs un maximum d'usage récréatif. Il y a ensuite les sorties en bateau, en chemin de fer, en voiture, en char à bancs, qui servent en même temps à la réclame. Il faut avoir vu défiler ces voitures superbement attelées, ces camions décorés et chargés d'enfants, avec drapeaux, bannières,

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L'Action coopérative, 12 mars 1921, p. 1.

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inscriptions. Il faut avoir vu ces tentes, ces buffets, souvent gratuits, toujours fort simples et hygiéniques. Il y a enfin les réclames proprement dites : en particulier les processions. Au jour dit, tous les attelages, tous les camions d'un district Coopératif se rassemblent dans la localité où il y a à célébrer quelque fête, quelque anniversaire. Les voitures sont couvertes d'ornements, d'inscriptions, de réclames. Il y en a trente, cinquante, cent, suivant la densité de la population coopérative. Ainsi j'ai vu à Paisley, voici tantôt quinze ans, défiler tous les équipages de la Wholesale écossaise, ceux de la fameuse et immense Boulangerie, ceux des innombrables coopératives et usines coopératives de Glasgow, de Paisley, de Greenock, etc. Souvent, ce sont d'immenses cortèges et démonstrations. Il y a encore la réclame proprement dite, en particulier l'affiche coopérative. On affiche très peu en Angleterre ; il est en général interdit d'afficher sur tout espace qui n'est pas la propriété privée ou louée de l'afficheur. Mais nos camarades anglais font le plus soigneux usage de tous les locaux coopératifs pour les couvrir d'immenses annonces. Il y a enfin, et surtout, le « canevas », la propagande à domicile: distribution de tracts et prospectus, visites aux non-coopérateurs, visites aux démissionnaires ou faibles consommateurs. Un très grand nombre de sociétés, et des plus grandes, paient même une prime par nouveau sociétaire aux « canevasseurs », et elles s'en trouvent fort bien. On voit combien il reste à faire à nos sections !

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L'homme fossile

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Où est le temps où Marx et Engels saluaient les Leçons sur l'Homme, de Carl Vogt, et celui où ils se passionnaient pour les découvertes de Lewis Morgan et se tenaient au courant de ses dernières publications sur les Origines de la famille ? Où est le temps où le socialisme n'était pas scientifique que de nom, mais prétendant intégrer la science et la politique ne restait étranger à aucun mouvement d'idées et à aucune découverte ? La dictature des uns et les insultes des autres ont changé tout cela.

Paléontologie humaine Nous avons la bonne fortune, en France, d'être le pays d'élection de l'anthropologie préhistorique. Non seulement elle fut inventée, enrichie en France, mais notre sol est encore le plus riche en vestiges de l'homme fossile. Un savant français vient de mettre au point toutes les questions que soulevaient la masse de faits nouvellement mis au jour. M. Boule, professeur de paléontologie du Muséum, directeur de l'Institut d'anthropologie préhistorique, vient de publier un livre intitulé Les Hommes fossiles. Livre admirable ; peut-être un peu trop cher, un peu trop docte pour être mis en toutes les mains ; mais tellement bon et beau et instructif, et si bien illustré, et si clairement écrit qu'il devrait être tout de suite dans toutes les bibliothèques de France, à la portée de quiconque se pique d'être homme cultivé.

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Le Populaire, 11 avril 1921, pp. 1-2.

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L'origine de l'homme Les résultats de cinquante ans de recherches et de découvertes sans nombre sont, sur ce point, un peu décevants. Le problème de la Descendance de l'homme semble plutôt plus obscur à M. Boule, et semblera plus trouble aux lecteurs qu'il ne parut à Charles Darwin quand il écrivit le fameux livre qui porte ce titre. On ne doute plus que l'homme descende d'une autre espèce. Mais on sait maintenant qu'il ne descend pas des grands singes anthropoïdes (gorilles, chimpanzés, etc.). Mais de quelle espèce animale, plus précisément de quelle espèce de primates tire-t-il son origine ? On ne le sait pas. Il faut attendre ; et M. Boule donne à ses lecteurs une bonne leçon de prudence scientifique, tout en restant un ferme évolutionniste.

L'ancienneté de l'homme Par contre, il est prouvé que l'homme est très ancien. Il apparaît sur terre aux moins dès la plus ancienne période quaternaire. C'est-à-dire, suivant des calculs récents où astronomes, géologues, physiciens s'accordent à peu près, il y a au moins cent mille années, et sans doute des centaines de milliers d'années. Le recul est beaucoup plus considérable que celui qu'on attribuait autrefois à notre espèce. Et comme l'homme, dès cette époque, était déjà un être fort avancé, il est bien probable qu'il remonte à des époques antérieures. Certains - M. Boule n'est pas de ceux-là, mais il réserve son jugement - croient avoir trouvé la preuve de l'homme tertiaire. Si c'était vrai, ce serait par millions d'années qu'il faudrait compter.

Les formes primitives de l'homme Il y en eut au moins deux, peut-être trois. L'une, la plus ancienne de toutes, attestée dans les plus profonds terrains de l'âge quaternaire. On la connaît surtout par son industrie, celle qu'on appelle le chelléen, du nom de Chelles, près de Paris, où on en a trouvé de très nombreux échantillons. La structure physique de cette race humaine est moins bien connue que son industrie. Mais deux découvertes récentes donnent quelques indications sur ces hommes, les plus primitifs connus : le crâne de Piltdown, en Angleterre, et la mâchoire de Mauer, près de Heidelberg, en Allemagne (appartenant peut-être à une race plus ancienne encore), ont été trouvés et étudiés dans des conditions qui ne laissent aucun doute sur leur authenticité. Le crâne est sûrement celui d'un homme, la mâchoire est juste intermédiaire entre celle d'un chimpanzé et celle d'un homme actuel. Au fond, on sait très peu sur ces hommes, et M. Boule est très prudent à leur propos, quoiqu'il aille peut-être un peu loin parfois dans la voie des négations.

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Le plus grand progrès que l'anthropologie préhistorique ait réalisé ces dernières années est la solution du fameux problème de la race dite de Néanderthal. Cette race n'était connue, il y a quarante ans, que par quelques ossements plus ou moins bien reconstitués. Ils provenaient, en particulier, de Néanderthal, en Allemagne, et de Spy, en Belgique. Pendant près de cinquante ans on discuta à leur propos. Or, de belles découvertes récentes, à La Chapelle-aux-Saints, à La Quina (Lot, Dordogne), ont mis au jour des squelettes entiers de nombreux individus de toutes sortes, d'âge, de sexe différents. On reconnut (M. Boule en particulier) très vite que ces squelettes appartenaient précisément à cette race de Néanderthal. Celle-ci apparaît donc comme la plus ancienne des races relativement bien connues. Ces hommes étaient encore plus différents de nous que ceux qui les avaient précédés. Les deux figures qui suivent (voir page suivante) montrent la différence des crânes. Ils avaient peu de front, la boîte crânienne et, par conséquent, le cerveau étaient rejetés en arrière. Ils avaient d'énormes mâchoires avançant terriblement en avant de l'axe de la face ; ce trait est celui qu'on appelle le prognatisme. Mais le leur était beaucoup plus prononcé, plus de deux fois plus prononcé que celui des races actuelles les plus prognatiques. Leur squelette aussi était très différent du nôtre, pas si différent que le crâne cependant. Certains caractères des membres inférieurs prouvent que cette race d'homme n'avait pas encore une stature aussi droite et aussi solide ni une marche aussi sûre que la nôtre. Et tout le squelette est à l'avenant. Ils faisaient du feu. Ils avaient une industrie (moustérien) plus perfectionnée que le chelléen. Chose remarquable, cette race a complètement disparu. M. Boule va jusqu'à croire qu'elle n'a laissé aucune trace et que les races actuellement vivantes n'ont rien de commun avec elle.

Crâne du Français

Crâne de la Chapelle-aux-Saints

D'autres anthropologues ne sont pas aussi affirmatifs que lui sur ce point. Mais le débat est ouvert et bien engagé.

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Une conclusion Il est d'autres problèmes traités dans le livre de M. Boule. Mais aujourd'hui, concluons. Ainsi l'homme a changé de forme, de structure même, peut-être de mentalité. Dans l'immense durée de la période quaternaire, il eut au moins deux formes, avant les formes apparentées de plus ou moins loin à celles encore actuellement vivantes. L'homme moderne n'occupe, depuis la fin de l'âge du renne, qu'un tout petit nombre de milliers d'années, dix environ. Les vieux hommes du paléolithique inférieur et du paléolithique moyen ont existé pendant des périodes infiniment plus grandes, vertigineuses peut-être. Leurs changements ont suivi des mutations du milieu formidables : mutation de climat, de faune, de flore, etc. Comme tout devient relatif en présence de pareilles données Quel enseignement pour ceux qui croient que l'homme moderne et les sociétés actuelles sont le terme parfait de l'évolution. Quelle leçon aussi pour ceux qui, trop pressés, s'imaginent que leur violence accouchera d'une société parfaite et d'une race qui n'aura plus à progresser.

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Le socialisme en province

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Épinal, avril 1921. Rien n'est plus nécessaire pour le militant, et surtout pour le théoricien, que de prendre connaissance de la variété des conditions, et de se retremper au contact des réalités sociales. Ceci est indispensable surtout en France. Il y a chez nous une extraordinaire différence à la fois entre Paris et la Province et entre la théorie et la pratique. La vie du socialisme s'est trop longtemps cantonnée dans des cercles étroits de militants parisiens, et dans ces milieux on supplée encore à l'incapacité réalisatrice par la violence des passions et le choc éloquent des mots. Un bon bain sédatif de vie provinciale ramène des régions de la passion au sens du terre à terre et des régions de la doctrine au bon sens politique. Or, il faut bien en convenir, le socialisme, au moins dans nos régions de l'Est, passe des temps difficiles. Dans les Vosges, il perd contact, comme on dit en langage militaire. Contact entre les intéressés, contact avec les réserves, contact avec l'ennemi. Et, par suite, il perd toute puissance et toute action. L'état de désorganisation est lamentable. Un mouvement que vingt ans d'efforts de bons militants avaient à peine régularisé est actuellement sans ordre, divisé, tiraillé entre des sectes. Le parti a perdu l'unité qui faisait sa force. D'excellents groupes de la Fédération sont passés au communisme, surtout des groupes ouvriers. D'excellents militants sont restés au vieux parti et maintiennent avec autorité ses traditions. Mais il ne faut pas le dissimuler: la masse socialiste n'est pas avec eux. Elle est communiste. Seulement ceux-ci sont à leur tour sans influence : la masse ouvrière est plus près de nous que des communistes. Elle suit la C.G.T., la Fédération nationale des coopératives ; elle ne veut pas subordonner son mouvement à la dictature de Moscou. Même *

La Vie socialiste, 23 avril 1921, p. 1.

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nombre de nos communistes vosgiens « s'assoient » volontiers, comme ils disent, sur thèses et conditions. On assiste donc à ce spectacle déconcertant, navrant, mais fatal : les fondateurs et les leaders du socialisme sont séparés de leurs troupes ; et celles-ci sans direction, sans tête, sans force, sont à leur tour sans contact avec la foule des ouvriers et des paysans, et sans autorité sur elle. On a dit du vieux parti qu'il était composé d'officiers sans troupes. On peut dire du nouveau parti qu'il est un corps de sous-officiers sans troupes. L'impuissance du socialisme et des organisations ouvrières vient de cette désorganisation. Cette impuissance se démontre malheureusement à l'instant même. Les syndicats du textile, riches et nombreux en mai 1919, ont perdu d'importants effectifs après mai 1920, et se relèvent péniblement. Or rien ne serait plus urgent qu'une forte organisation syndicale. Elle est en train de se refaire, mais trop tard. C'est au moment de la lutte seulement qu'on rejoint le syndicat, dont la caisse est vide et les cadres incomplets et sans force. Une fois de plus, dans les Vosges, on va voir l'imprudence qui consiste à ne pas organiser fortement, hors des moments de tension, hors de toute politique, les ouvriers. Ceux-ci sont en effet depuis de longs mois, dans presque toute l'industrie textile, et dans les industries connexes, en demi-chômage (25 heures de travail par semaine payées comme 36). Les débauchages ont été nombreux, parmi les ouvriers étrangers à chaque localité en particulier. C'est dans ces conditions, et à la grande émotion de tout le monde ouvrier, que le Syndicat cotonnier de l'Est, le puissant syndicat des patrons, vient de décréter une baisse de salaire de 15 %. Le mécontentement est grave et profond. Les rancunes légitimes s'amassent. Mais aucun mouvement ne se dessine encore. On ne sait même s'il faut en souhaiter un. Car les patrons, chargés de stocks considérables, profiteraient de la grève ; elle leur donnerait le temps d'attendre la fin de la crise industrielle. Tout arrêt de travail diminuerait la résistance ouvrière et augmenterait la force des maîtres. Ainsi l'impuissance socialiste, celle des communistes en particulier, se double de la faiblesse syndicale qu'elle cause en partie. Un temps précieux est d'ailleurs perdu en luttes intestines, et même de vanités personnelles. Cependant il reste un espoir: la masse ouvrière et même paysanne. Le paysan, lui, est sur la réserve ; ses idées sont cachées. Mais la bourgeoisie aurait tort d'être sûre de son concours ; tout comme les communistes ont tort de compter qu'il pourrait être leur inerte complice. En réalité le paysan réfléchit, il compte les impôts qu'il paie ; il sait et comprend la crise dont il profite, mais il craint la crise qui lui fera perdre ses bénéfices accumulés, crise de mévente qu'il sent venir. Il n'est acquis ni aux uns ni aux autres. Il cherche des formules d'organisation qu'un socialisme intelligent devrait savoir lui proposer. En particulier, le succès de nos grandes coopératives de consommation de l'Est est frappant dans les campagnes.

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Elles sont populaires, riches, groupent des villages entiers, versent des capitaux considérables ; elles font des chiffres d'affaires sûrs et croissants. Ceci est un signe. L'ouvrier est aussi peu sophistiqué. Au fond il est tout sympathique au socialisme, et tout acquis au syndicat et à la coopérative. Ceci est vrai, et des jeunes et des vieux. On comprend et réfléchit par ici. Mais on déteste cette agitation creuse des partis, on ne s'intéresse pas aux querelles des militants, on craint la politique, et on hait la comédie. Il faudrait une vaste organisation syndicale, à nombreux militants, à riches cadres, pour donner figure et esprit de corps à cette foule d'individus qui pense chacun pour soi. C'est la présence de ces deux masses simples et bonnes, sans préjugés, qui, dans les Vosges, a au moins limité à de tout petits incidents les conflits entre communistes et socialistes. Au fond l'unité ouvrière et paysanne impose son unité à nos militants divisés. Les quelques communistes - bien peu éprouvés - que j'ai vus ici m'ont exprimé leur espoir d'unité. Les militants de la S.F.I.O. ne font rien qui le rende un jour impossible, ce dont il faut les féliciter. Car c'est dans cette voie qu'il faut persévérer. Voyons l'avenir, et laissons les Frossard et les Cachin, et les anarchistes, et les délégués de Moscou, faire leur besogne. N'attachons nulle importance à leurs cris et à leurs injures. Ils se diminuent, ils s'élimineront d'eux-mêmes, précisément ainsi. Nous, si nous voulons sincèrement l'unité, respectons cette foule de bons ouvriers qui les suivent - de loin - et que nous retrouverons. Car, au fond, ils sont avec nous.

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Pour les bolchevistes

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Il est impossible à un socialiste, et même à un cœur bien né, de se réjouir de l'échec fatal et dès maintenant certain du bolchevisme. Le communisme est tout au moins un rêve généreux, et le Parti communiste, qui par le sang et la force a tenté de le réaliser, a plutôt péché contre la sagesse et contre le droit que contre l'idéal. Mais il est bien permis à ceux qui les premiers - longtemps les seuls - parmi les socialistes français se sont opposés aux idées et aux hommes du communisme d'assurer ces égarés d'une certaine sympathie. Leur mysticisme et leur romantisme nous ont toujours répugné intellectuellement. Leurs violences et leurs arbitraires nous ont toujours indignés moralement. Leur jésuitisme, leurs mensonges, leur idée cynique que « la fin justifie les moyens » nous les font considérer encore comme des politiciens d'assez médiocre hauteur. Leur opportunisme, que leurs partisans admirent, nous paraît déconsidérer le socialisme. Mais que celui qui n'a jamais péché leur jette la pierre. De plus, ce n'est pas douteux, comme les Jésuites pour leur foi, ils n'ont péché que pour la gloire et le triomphe de leurs idées. Ceci est vrai de la très grande masse du Parti communiste de Russie et de quelques-uns au moins, même parmi les plus sanglants, de leurs chefs et de leurs doctrinaires. Il y a parmi ceux-ci des hommes qui succomberont aussi purs que Robespierre et que Varlin. Il y a parmi ces troupes affolées et abruties des foules de braves gens qui croient sincèrement sauver la Russie et le socialisme en les baptisant dans le sang. On peut d'ailleurs non seulement leur chercher des excuses, mais même des justifications. Le blocus - qui n'est plus - n'a pas toujours été un vain mot. L'intrigue et l'agression étrangères donnèrent un aspect de guerre pour l'indépendance à une *

La Vie socialiste, 30 avril 1921, p. 3.

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guerre qui n'était que civile. Enfin la contre-Révolution, celles de Denikine et de Koltchak et de Wrangel furent tout aussi atroces que la Terreur révolutionnaire. [Passage illisible] même prendra peut-être le bolchevisme en plus haute estime qu'on ne croit. D'abord ils sont moins responsables qu'on ne dit. Une immense jacquerie camouflée en mouvement social était une fatalité en Russie. Ce pays comprimé, inéduqué par les tsars, tyrannisé et exploité par les plus stupides bourgeoisie et aristocratie, ne pouvait crouler que dans la révolte. Même cette jacquerie, les bolcheviks l'ont dans une certaine mesure régularisée, ordonnée. Tous les témoins sont unanimes à dire que les bolcheviks ont fait et font régner un certain ordre dans l'immense Russie. Sans eux, c'eût été peut-être encore pire. Enfin, sans eux, la Révolution russe elle-même eût sans doute été perdue. Un faiblard comme Kerenski eût sûrement succombé aux coups d'un Denikine et d'un Wrangel. Les bolcheviks n'ont pas tant démérité du socialisme qu'il faille rire ou se réjouir de leur effondrement. Car c'est un effondrement. Matériellement, ils sont à bout, même de leur or et de leurs bijoux : ils n'ont plus d'argent que pour l'achat de quelques locomotives, d'équipements pour l'armée, et... pour la propagande. Ils en conviennent eux-mêmes. Moralement, ils abdiquent. Après le dernier congrès et les retentissants discours de Lénine, vient le décret du 1er avril. La liberté du commerce est rétablie, en faveur des paysans. Et comme ceux-ci sont propriétaires individuels de 96 % des terres, comme il n'y a plus que la campagne qui compte économiquement en Russie, c'est en somme la fin du communisme. Ajoutons les coopératives rétablies. Ajoutons la dénationalisation probable des industries possédées par les capitalistes étrangers et les énormes concessions que l'on fait à ces capitalistes étrangers et sur lesquelles les bolcheviks comptent pour redorer leur ceinture. Souhaitons-leur de terminer au plus vite leurs évolutions... ou de finir en beauté. Mais malheur à eux s'ils ne sont que des aventuriers et des politiciens. Maudits soient-ils s'ils ne sauvent pas leur pays et la Révolution russe ou si, dépassés par le sort, ils ne se montrent pas des héros !

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Les Webb sont, à Paris, reçus par l'Union des coopérateurs

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Sidney Webb et sa femme qui, avant d'illustrer avec son mari le nom des Webb, avait déjà illustré celui de Béatrice Potter, sont à Paris, hôtes de l'Union des coopérateurs parisiens. Mais ce n'est pas que les coopérateurs, ce sont tous les socialistes qui doivent savoir ce que sont les Webb. Tous, sans distinction, modérés, révolutionnaires ou communistes, doivent respect à leur grand labeur, à leur haute pensée, à une vie tout entière vouée au bien du peuple. Béatrice Potter, liée par la naissance aux plus grandes familles d'Angleterre, consacra son talent de bonne heure à deux choses : l'éducation des enfants et la connaissance du mouvement des classes ouvrières. Elle est l'auteur de ces charmants petits livres de contes d'animaux, illustrés de façon ravissante, qui sont entre toutes les mains d'enfants en Angleterre, et de tous ceux qui apprennent l'anglais en France. Elle publie encore de ces inoubliables petits in-18º où sont racontées les fables de Pierre le Lapin, de la Grenouille et d'autres. Il ne faut pas croire que cette œuvre soit incompatible avec l'autre oeuvre de Béatrice Potter. Son travail de socialisme et de science sociale est, avant tout, destiné à éduquer la classe ouvrière anglaise en lui apprenant, en lui faisant comprendre son propre mouvement. C'est dans cette vue qu'elle écrivit son fameux Mouvement coopératif en Angleterre et apprit aux coopérateurs étonnés qu'ils formaient déjà un « État dans l'État ». C'est alors qu'elle entra en contact avec les fabiens, les intellectuels modérés du socialisme anglais, et avec le chef des fabiens, Sidney Webb, qu'elle épousa. Leur

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Le Populaire, 4 mai 1921, pp. 1-2.

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union réalisa une des plus magnifiques collaborations d'homme et de femme que l'histoire connaîtra.

Leurs travaux Une œuvre scientifique considérable en est sortie : d'une part une œuvre historique. Théoriciens de ce que l'on a appelé le « socialisme administratif », les Webb se sont imposés au monde des juristes et des historiens par leurs travaux d'histoire de l'administration locale anglaise, sur la paroisse, le comté, etc. Ils innovaient ici, menant de front - en socialistes et en sociologues -l'histoire économique et l'histoire politique. Puis ce fut leur grande œuvre, celle de leur vie : l'histoire et la théorie du mouvement syndical anglais: l'History of Trade Unionism, qui vient d'être mise à jour jusqu'en 1921, et l'Industrial Democracy, qui en est la conclusion pratique et théorique, sont des ouvrages capitaux. On se rendra compte de l'influence que ces ouvrages exercèrent et exercent encore, quand on saura que les trade-unions ellesmêmes firent l'achat de 19 000 exemplaires de la dernière édition de l'Histoire du trade-unionisme. Quand aurons-nous en France pareil travail et des syndicats capables de pareils sacrifices ?

Leur action publique Elle a été féconde et utile. Chaque part de cette vie ferait honneur à un homme. D'abord, les Webb sont chefs de l'aile droite du Parti socialiste anglais, Ils sont les âmes mêmes du fameux groupe des fabiens. Leurs essais, leurs brochures, leurs conférences, leurs articles, en particulier dans leur organe New Statesman, ne se comptent pas ; et ils viennent de couronner cette tâche par leur effort pour décrire Une Constitution pour la république sociale d’Angleterre (1921) : ce livre constitue le plus puissant essai d'une législation sociale qui ait été écrit depuis les tentatives de Malon. Jaurès, qui commença une œuvre de ce genre, eût salué d'enthousiasme cet ouvrage. La controverse communiste et nos divisions nous ont empêché d'en parler. Ensuite, Sidney Webb est un des représentants réguliers de la classe ouvrière anglaise dans toutes les grandes commissions royales qui sont une institution si importante de la vie sociale anglaise. Il a siégé dans la commission pour la « loi des pauvres ». Les travaux et les conclusions que les Webb tirèrent ont été consignés dans deux livres admirables, dont l'un, Prevention of Destitution (le titre est presque français), serait traduit maintenant en français, si notre cher et regretté Robert Hertz n'avait été tué. Sidney Webb a encore siégé dans la Commission des mines, celle de la grève des mineurs de 1919. Il a siégé dans les commissions sur les profiteurs, etc.

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Enfin, Sidney Webb est à la tête de la fameuse London School of Economics, cette sorte de Faculté des sciences sociales et politiques et de laboratoire de recherches, à l'Université de Londres. Le nombre des élèves des Webb ne se compte pas, et parmi eux se trouvent les plus brillants jeunes sociologues, ou jeunes socialistes d'Angleterre. Même ceux qui se sont séparés d'eux avec éclat sont partis des principes qu'ils avaient posés. Pendant bien des siècles le nom des Webb sera connu des historiens et des peuples, alors que celui des maîtres qui nous exploitent et nous mènent sera tombé dans l'oubli.

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La plus grande coopérative allemande : Produktion à Hambourg

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La plus grande coopérative allemande est celle de Hambourg. D'origine et d'esprit ouvriers et socialistes, mais parfaitement autonome de tout parti politique, elle est à la tête du mouvement coopératif allemand. Elle se signale non seulement par le nombre de ses membres, l'énormité du chiffre d'affaires, mais par l'emploi collectif, social de la plupart de ses bénéfices. En ce sens, elle ressemble plus à nos coopératives du type de Saint-Claude qu'à celles d'aucun autre. Car elle consacre à son propre développement et à celui de ses oeuvres sociales des sommes considérables que d'autres sociétés allemandes se distribuent en trop-perçu.

Sociétaires et actifs Produktion a maintenant, au 1er janvier 1921, 120 724 sociétaires. Augmentation en 1920: 11,833. Plus de la moitié de la population de Hambourg est donc coopératrice. Le progrès est considérable : 10 % en un an. Le bilan se chiffre (actif et passif) par 64 041970 marks. Mais ceci n'est que le chiffre de l'affaire commerciale pure, la Handelsgesellschaft Produktion. Car, à côté de cette affaire, Produktion a une multiplicité de comptes spéciaux considérables et indépendants, sur lesquels nous allons attirer l'attention, et dont le bilan, actif et passif, est presque égal à celui de la société commerciale : 63 548 536 marks. *

L'Action coopérative, 7 mai 1921, p. 1.

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Oeuvres sociales et de coopération générale Celles-ci se sont les unes développées, les autres simplement arrêtées par l'effet de la guerre. En 1920, se sont développées : la Caisse d'épargne, de 25 182 883 marks à 36 721532 marks ; le compte de participation, qui double (4 272 513 marks) ; le fonds d'habitations collectives. Produktion avait surtout développé cette œuvre sociale ; elle est, au contraire, restée stationnaire (1 458 associés) ; le département de construction et la briqueterie se sont bornés à des répartitions et transformations, mais ont tout de même produit des bénéfices. Les fonds de secours, de réserve, d'urgence, de solidarité, etc., sont à peu près au même niveau. L'ensemble de toutes ces œuvres a cependant produit un bénéfice net de 314 197 marks, dont 100 000 ont été consacrés au fonds d'éducation.

La société commerciale Celle-ci marque, au contraire, un progrès général sur l'année 1919. On sent que la famine a cessé là-bas. Le chiffre d'affaires est passé de 123 millions de marks à 304 300 000 marks. Saut considérable, ne provenant qu'en partie de la hausse des prix. Pour atteindre ce chiffre énorme qui, même en francs-papier, représente encore une somme fort considérable, la société emploie 2 378 ouvriers et employés. Elle a 253 sièges (épiceries, boulangeries, boucheries, magasins de charbon, grand magasin, etc.), elle a une « boulangerie-meunerie », un abattoir, une fabrique de conserves, une laiterie, une brûlerie de café, une propriété rurale où elle peut engraisser 2 000 porcs ; enfin, une distillerie. Les bénéfices ont été moins considérables qu'on ne pourrait croire. Mais ce ne fut jamais la politique de Produktion de poursuivre le trop-perçu. On n'a distribué que 2 % sur la consommation. Et, ensuite, on a attribué les bénéfices nets: 100 000 marks à la réserve et 227 000 marks au fonds du personnel. Voilà ce que peuvent l'unité et l'organisation, même après la terrible tourmente que la guerre a été pour ces grandes sociétés allemandes, ruinées par le blocus.

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Les coopérateurs communistes

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Nous avons eu à Lyon pour l'Ascension le spectacle d'un assaut communiste. C'était cette fois contre la troisième forme du mouvement ouvrier et social - contre le mouvement coopératif français. Au congrès de Lyon - sur ordre ou sans ordre -, une poignée de communistes a déclenché l'attaque. Nous avons d'ailleurs la promesse de leur part que ce n'est que le commencement d'une guerre, et que l'attaque sera renouvelée. Elle risque fort de devenir un trait dominant de nos congres coopératifs. Elle s'est poursuivie non seulement dans les débats sur le Rapport Aurel, mais même dans l'assemblée générale - privée - du Magasin de gros des coopératives de France. Elle avait été préparée par la distribution d'un « factum », dans le style habituel, à demi injurieux - où les « dirigeants de la coopération » étaient traités de complices de la bourgeoisie. Disons tout de suite que cette manifestation fut sans succès. Les communistes n'osèrent même pas reparler de leur factum, le désavouèrent presque. Certains d'entre eux allèrent jusqu'au retrait de la doctrine elle-même. Malgré toutes ces abdications, reniements et transactions - malgré sept ou huit voix qui votèrent avec eux à titre de pure opposition -, ils ne récoltèrent que 58 mandats contre plus de mille. Cependant ils n'ont pas à se plaindre. Le congrès les écouta avec patience ; il consacra à ce débat, presque exclusivement politique, plus de la moitié de son temps. Temps perdu, pensèrent beaucoup de délégués. Sacrifice inévitable, pensèrent de nombreux coopérateurs. Mais tout le monde sentit les inconvénients de l'absence d'un règlement de nos congrès de la F.N.C.C. et de nos assemblées générales du M.D.G. Car cette discussion des « directions générales » fut bien ennuyeuse, au point d'apparaître oiseuse à la longue. Et aussi, il est paradoxal que le seul fait d'appartenir à l'opposition donne le droit d'occuper toute la moitié d'un congrès à des camarades qui n'ont au fond rien à dire. *

La Vie socialiste, 28 mai 1921, p. 2.

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Car ils n'avaient rien à dire. Et ils n'ont rien dit. Non seulement les coopérateurs communistes sont sans force, mais ils sont sans idée. Ou plutôt leur seule idée ne concerne ni les principes, ni la tactique, et ne concerne que les hommes. Elle consiste à ressasser l'éternel argument: les dirigeants du mouvement coopératif sont des agents de la bourgeoisie ; or la révolution sociale est proche ; donc, si nous voulons que la coopération française soit un fidèle agent de la révolution inévitable, remplaçons le personnel traître d'aujourd'hui par un personnel de communistes éprouvés. Il n'y a rien en tout ceci que question de personnes. Question qui se comprend parfaitement du point de vue de ces camarades illuminés, et qui se voient déjà comme en Sordyvie, gouvernant hommes et choses. Mais question que le congrès n'a pas comprise, parce qu'il s'agissait seulement de savoir si la coopération allait changer ses principes. Henriet et quelques camarades essayèrent d'élever le débat, ils soulevèrent l'éternelle question de la ristourne. La coopération socialiste et communiste se reconnaîtrait à l'absence de toute distribution de trop-perçus, et au bas prix de vente. On lui répondit sans peine. L'un de ceux qui lui répondirent le mieux fut un de ses frères de la Ille Internationale, Henri Sellier. Ce communiste fit un long discours de simple membre du Comité central de la F.N.C.C. et maintint les principes rochdaliens, et celui de l'unité du mouvement coopératif. Il fit appel à la prudence du congrès. Poisson n'eut pas de peine à lui demander de faire appel à la prudence de ses camarades à lui, Sellier. À part quelques tours de phrase sur la transformation sociale révolutionnaire - monnaie de singe -, rien dans ce discours que le plus modéré d'entre nous ne pût signer. Non seulement les coopérateurs communistes sont sans action, ils sont encore sans unité ; ils sont noyautés. Le discours d'H. Sellier, conseiller général de la Seine et délégué de la « Revendication », sera publié au compte rendu du congrès. Il y eut une proposition de l'imprimer à part. Le congrès ne voulut pas jouer ce tour à l'infidèle communiste. Au surplus les communistes lyonnais avaient été les premiers à lâcher pied et ils votèrent - avec nous -contre la coopération à couleur politique. Leur doctrine avait été fixée, bien avant le congrès. P. Caminal, un de leurs chefs - qui les noyaute comme Sellier, mais bien plus éprouvé que Sellier -, avait écrit des lettres à Calzan - autre communiste éprouvé. La société l'Avenir régional et le Bulletin, et Caminal lui-même s'étaient solennellement prononcés pour l' « autonomie de la coopération ». Le communisme lyonnais a fini de jeter son dégras. Il est vrai qu'il avait commencé à bouillonner avant celui des parisiens.

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Tout ceci est plein d'enseignements et d'espoirs. Soyons fermes et froids. La masse ouvrière, les producteurs et les consommateurs s'organisent et s'organiseront chaque jour davantage. Ce sont ceux qui n'ont en vue que cette organisation qui retrouveront près d'eux l'autorité que des agités leur contestent.

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Socialisme anglais, socialisme de guilde

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Il n'est pas inutile, à propos de la grande grève des mineurs anglais, écossais et gallois, de montrer quelles idées meuvent ces masses et, à ce propos, d'indiquer l'état actuel des idées socialistes en Angleterre.

Le mouvement d'idées anglais Car ce n'est pas qu'en Soviétie que la doctrine socialiste reçoit des formes nouvelles. Ou plutôt, il faut être aussi aveugle qu'un communiste pour ne pas s'apercevoir que le communisme de Zinoviev n'est à aucun degré une doctrine nouvelle, et que ce n'est qu'une tactique ancienne. Au contraire, en Angleterre, ce sont les idées qui progressent et les données sur lesquelles on les construit qui sont chaque jour mieux étudiées. Il y a là un extraordinaire bouillonnement d'idées. Ce sont les fabiens groupés autour des Webb et de Bernard Shaw, les vétérans du socialisme temporisateur, d'une part ; ce sont les marxistes orthodoxes fidèles au vieux Hyndman, et les jeunes hétérodoxes, comme Craik, Shaw, etc., versant dans le communisme ; ce sont ensuite les partisans du socialisme parlementaire, mais sans doctrine, à la façon du Labour Party de Ramsay MacDonald et de ses vieux camarades, Snowden, Henderson, et des nouveaux venus, Clynes, Duncan Graham, etc., et enfin viennent ceux qui attirent l'attention aujourd'hui, car leur influence vient d'être décisive : les socialistes de la Guilde.

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Le Populaire, 30 mai 192 1, pp. 1-2.

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Entre ces groupements, c'est un constant échange d'idées, quelquefois de polémiques : toujours d'études savantes de faits. Vieux et jeunes rivalisent d'ardeur littéraire. C'est une production incomparable de documents, d'interprétations, de projets d'organisation, de systèmes d'action ; tout ceci très étudié, très documenté. Les fabiens ont leur vieille organisation de travail et de recherche ; les socialistes de la Guilde ont leur ligue avec ses publications ; le Labour Party enfin a son département de recherches. Ce n'est pas l'étouffement de la pensée comme en Russie, c'est l'une des plus splendides époques du socialisme, comparable aux années de la Ile République française, où Marx et Proudhon heurtaient leurs idées entre eux et avec nombre d'écoles socialistes.

Socialisme de la Guilde Parmi les écoles anglaises, une conquiert chaque jour, dans tous les pays anglosaxons, une importance croissante, c'est celle qui s'est appelée elle-même le « socialisme de la Guilde ». Elle est peu connue en France. Elle mérite pourtant de l'être. Les principaux protagonistes sont aussi peu connus ici. Quelques-uns sont plus spécifiquement attachés à la diffusion de ces idées, qui étaient, au vrai, dans l'air, un peu avant la guerre. Il faut que les socialistes français les connaissent et les répètent. Après divers essais, ceux qui donnèrent une première et viable forme à la doctrine furent Orage et Hobson. Ceux-ci, associés dans la fondation et la rédaction d'une courageuse petite revue, New Age (L'Âge nouveau), établirent en somme la doctrine ; influencés fort nettement, vers l'année 1910, par un retour au marxisme, mais surtout épris des idées que représentaient le Mouvement socialiste et la C.G.T. française, du syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire en particulier ; ils firent du tout une sorte d'intéressante mixture avec les vieilles théories du socialisme artiste de W. Morris, et la neuve pratique et l'active politique de la Trades Union, de la C.G.T. anglaise. Orage et Hobson ont eu une incontestable originalité et une grande influence. Mais déjà - les idées vont vite -, une nouvelle école est sortie de la leur. De jeunes socialistes de la Guilde, moins prudents, moins respectueux de la Constitution anglaise et de l'État, en général plus préoccupés encore d' « action », se sont à demi séparés des fondateurs de l'école. Ce sont des jeunes. G.D.H. Cob est le principal d'entre eux. Fellow (agrégé) d'un des collèges de l'Université d'Oxford - le fameux Magdalen College -, ce socialiste énergique, original et fécond a trouvé, dans cette aristocratique institution, cette liberté et cette indépendance que la libérale Angleterre sait souvent assurer à tous ses fils, même à ceux qui apparaissent comme des ennemis de l'ordre établi. Il est encore loin de la

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quarantaine et, ayant quitté son collège et son université, il dirige le Département de recherches, sorte d'état-major général que le Labour Party a fondé. Ses livres, Pour la plupart formés d'articles rassemblés, ne se comptent plus. Les deux derniers, Industry and Chaos, Social Theory, ont eu un vif succès. Inutile de traduire les titres clairs par eux-mêmes. Autour de Cob, on compte encore Page (Arnot), secrétaire technique de l'Union des cheminots ; Mellor, le chef de la rubrique ouvrière au Daily Herald et du Département de recherches, etc. On compte enfin Frank Hodges, le jeune Gallois, ouvrier mineur devenu chef des fonctionnaires de son syndicat, et que son talent a mis à la tête de la plus importante organisation ouvrière du monde, la Fédération des mineurs anglais, qui groupe plus d'un million de syndiqués, pratiquement, tous les travailleurs du sol, du sous-sol et des bureaux et services de la principale industrie anglaise.

La doctrine Ce n'est pas ici le lieu d'exposer et encore moins de discuter cette nouvelle forme de socialisme. Qu'il nous suffise, à propos de la grande grève que Hodges continue a mener, d'indiquer comment les idées correspondent aux faits. L'idée des socialistes de la Guilde est qu'il faut à tout prix sortir du salariat. Ils ne voient ni dans l'action politique ni dans le vieux trade-unionisme de métier, autre chose que des organes de résistance et de transaction des salariés. Ils prêchent l'action. Pour cela, d'abord, ils veulent l'organisation de guildes nationales, c'est-à-dire de syndicats uniques d'industrie, groupant tous les travailleurs manuels et intellectuels, qui concourent à la production et à la gestion et à la direction dans une industrie déterminée. En fait, c'est l'organisation qu'ont prise les cheminots anglais qui réunissent dans l'Union nationale tous les travailleurs de la voie, de la traction, de l'exploitation et des directions (chefs de gare, inspection, etc.). Ensuite, ils veulent que ces syndicats uniques, sans attendre, agissent, s'emparent chaque jour de nouvelles positions, installent le contrôle ouvrier, conquièrent des droits d'administration chaque jour plus grands, etc. C'est l'idée qui restera sans doute de l'encroaching control, du « contrôle usurpateur ». De ces coups répétés des syndicats nationaux, viendra à la fois l'abolition du salariat, et dans un État enfin vraiment libre d'attaches de classes, l'organisation de l'industrie par les grandes corporations de travailleurs manuels et intellectuels.

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Voilà, très sommairement, les principaux points de la doctrine. Les mineurs britanniques viennent précisément de vivre ces idées, signe que ce sont des idées force, des choses par conséquent avec lesquelles il faudra compter. Les mineurs veulent un salaire de base national et une organisation nationale de l'industrie du charbon - en attendant la nationalisation industrialisée - dont, en somme, les socialistes de la Guilde sont les inventeurs.

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Les coopératives anglaises et les Soviets *

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Les communistes coopérateurs mènent partout, en France et ailleurs, bataille à propos d'une question bien simple : la prise des relations commerciales avec les Soviets. D'un côté, convenons-en, ils n'ont qu'à moitié tort ; car sur ce point tout le monde, parmi les coopérateurs, parmi les socialistes, est de leur avis. Il n'est personne qui ne désire, comme eux, la reprise immédiate, sans phrase, des rapports commerciaux avec la Russie. S'il y a vraiment tant de choses à acheter et à vendre en Soviétie, il est absurde de nous en priver. D'autre part, il est criminel - à notre point de vue comme à celui de l'humanité la plus simple - de bloquer des peuples entiers qui n'en peuvent mais. Mais là où les coopérateurs communistes ont tout à fait tort, c'est quand ils rendent responsables de ce blocus ceux qu'ils appellent les « dirigeants » du mouvement. Ils se trompent quand ils demandent aux divers M.D.G. de reprendre sans conditions, sans garanties, à leurs risques, en fait au seul bénéfice des Soviets, la charge de ces affaires. C'est ici qu'ils dépassent les bornes. Il faut être discret sur ces événements. Au surplus, les choses marchent rapidement et l'organisation coopérative détruite par les communistes vient d'être rétablie par eux à l'usage des paysans, il est vrai, seulement. Si les communistes réussissent à la faire ou à la laisser revivre, il faudra voir et faire tout de suite le possible.

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Le Populaire, 8 juin 192 1, p. 4.

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Seulement, il faut avertir les coopérateurs bien franchement - plus franchement qu'on n'a fait dans les milieux dits dirigeants - des expériences malheureuses qu'ont faites les coopératives anglaises. Sir T. Allen, de la Wholesale anglaise (Magasins de gros des coopératives anglaises), ayant rompu le silence à ce propos, il est bon de donner au moins le texte mesuré et officiel de ses déclarations au Congrès des coopératives anglaises, à Scarborough, le lundi 16 mai 1921. Après avoir expliqué que, dans l'état actuel, il n'y a plus de coopération volontaire en Russie, il raconte ainsi les deux incidents : La vieille organisation (la vraie organisation coopérative, avant les décrets de janvier 1920), le Centrosoyus, était débiteur de la C.W.S. (M.D.G. anglais), par suite de certaines transactions commerciales. Lorsque le gouvernement des Soviets s'appropria - ou expropria - l'organisation coopérative, il se mit en rapport avec la C.W.S. Mais la nouvelle organisation coopérative - la Société coopérative panrusse (Arcos, organisation de consommateurs des Soviets) - ne se montra pas disposée à reprendre les responsabilités et obligations de l'ancienne ; au contraire, elle se contenta facilement de laisser le C.W.S. avec sa créance pour compte. Pour le moment, le Centrosoyus (dont subsiste l'organisation à l'étranger) se regarde comme responsable de cette dette. En ce qui concerne l'affaire qui fut entreprise, et le vaisseau qui est revenu dans ce pays (de Russie en Angleterre), les relations commerciales ont été d'un tel caractère qu'elles ne pouvaient, sans aucun prétexte, être continuées. Nous nous bornons à publier ce document officiel. Il mentionne deux choses: 1º La non-reconnaissance par les Soviets, Krassine et l'Arcos, des dettes des anciennes coopératives russes vis-à-vis de la Wholesale anglaise. La plus élémentaire probité commerciale exigeait cette reconnaissance, s'il est vrai que l'Arcos s'est substitué en tout et pour tout à la vieille organisation des coopératives autonomes. 2º Les graves événements qui rendent impossible toute nouvelle tentative du genre de celle que fit la C.W.S. anglaise quand elle envoya un vaisseau avec une cargaison, en septembre 1920, dans un des ports méridionaux des Soviets. Ces incidents montrent le danger de toute affaire entre nos M.D.G. coopératifs anglais, écossais, français, etc., et les organisations économiques actuelles des Soviets. Mais n'appesantissons pas davantage. Si vraiment l'Arcos redevient une chose coopérative et une institution honnête, elle réparera les fautes commises - il est inutile de les souligner - puisque nous sommes tout prêts - après réparation - à les oublier. Mais les communistes nous obligent à rompre le silence. lis tentent d'acclimater une fausse légende. Au contraire, il faut rétablir les faits.

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Les coopératives anglaises et les Soviets *

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Au congrès de Scarborough Les communistes et même les non-communistes anglais ont posé au Congrès de l'Union coopérative (Fédération nationale des coopératives) la question des rapports avec la Russie -comme ils font un peu partout. Voici l'incident dans son ensemble. Il vint au cours de la discussion du rapport sur le Parti coopératif. (On sait que les coopératives anglaises ont formé un parti politique à elles qui n'est pas encore fusionné avec le Labour Party.) Elle ne put aboutir à un vote. Car il s'agit - en Grande-Bretagne comme chez nous - de rapports des Magasins de gros et des Soviets ; c'est-à-dire de commerce et de politique. Ce ne sont pas de simples rapports moraux que doit établir le mouvement coopératif avec l'Organisation des consommateurs russes (Arcos). Le congrès n'était donc pas compétent, sauf pour discuter. Mais cette discussion a mis un certain nombre de faits en évidence sinon en pleine lumière. On en verra l'importance. M. Clements, de Londres, proteste contre les « protestations » inutiles en faveur de la reprise des rapports commerciaux avec les Soviets. Il demande à l'Union (F.N.C.C.) d'exercer une pression sur les Wholesales (M.D.G.) Pour qu'elles entrent en rapport immédiat avec la Russie.

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La Vie socialiste, 18 juin 1921, p. 1.

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M. Mac Dougall (Pollokshaws, Écosse) approuve les protestations en faveur de la non-intervention et manifeste son mépris pour les gouvernements et son estime pour les Soviets, maintenant solides. M. le révérend S. Woods (Bristol) proteste contre la façon dont les Cooperative News ont présenté les événements russes ; il affirme que l'Arcos (Organisation des consommateurs russes) et sa délégation (Krassine) sont disposés à accorder un traitement de faveur aux organisations coopératives.

Déclarations de Sir T. Allen Ceci amène le président du conseil de la C.W.S. à déclarer ce qui suit : « Il est anxieux de savoir ce que veut M. Clements. Entend-il commerce avec le gouvernement soviétique ou avec l'organisation coopérative ? (M. Clements. - Les deux. La C.W.S. était désireuse de faire toutes les affaires internationales, alors qu'elle le pouvait. Mais la question était de savoir si ces transactions pouvaient se faire par des méthodes politiques de pur socialisme d'État ou par des méthodes de coopération basées sur la liberté de volonté et d'association. La coopération volontaire en Russie a été détruite par le gouvernement des Soviets. (Très bien !) « La vieille organisation, le Centrosoyus, était restée débitrice de la C.W.S. à la suite d'affaires communes. Lorsque le gouvernement des Soviets s'appropria - ou expropria - l'organisation coopérative, il se mit en relations avec la C.W.S. ; mais la nouvelle organisation coopérative (la Société panrusse de consommateurs) n'était pas disposée à endosser les responsabilités et obligations de l'ancienne, mais se contenta de laisser à la C.W.S. cette dette pour compte. À ce jour, c'est la vieille organisation, le Centrosoyus (en liquidation pour sa représentation à l'étranger), qui se regarde comme responsable de cette dette. « Quant aux affaires qui ont été entreprises, et au bateau qui est revenu dans ce pays (de Russie en Angleterre), les relations commerciales ont été telles qu'elles ne pouvaient être continuées sous aucun prétexte. » Mr J. J. Worley (Glenfield, Coopératives de production), à l'appui du président de la Wholesale, affirme que les conditions de faveur promises aux coopérateurs par la délégation Krassine sont encore inconnues.

Le débat Naturellement, ces déclarations fort graves et fort mesurées suscitèrent une émotion. Le congrès sentit qu'elles ne découvraient que la partie strictement nécessaire de

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la vérité, en particulier en ce qui concerne la malheureuse tentative d'expédition commerciale que fit la C.W.S. dans la mer Noire. M. Cunningham (Berwick) avoua son émotion; il demande seulement si la C.W.S. avait bien fait tout le nécessaire auprès de la délégation Krassine. M. Wilson (Gowlaus) reconnaît que Sir T. Allen avait été correct, mais se demande s'il n'avait pas excité les passions des délégués (opposés aux Soviets). Mme Palmer (Southampton) excusa les Soviets à cause de leur exceptionnelle situation. M. Moorhouse (directeur de la C.W.S.) déclara alors qu'une attaque violente avait été faite contre le conseil de la C.W.S. et qu'il désirait répudier toute accusation de manque de sympathie pour la Russie. Aucune organisation n'avait essayé plus sincèrement de rétablir des rapports commerciaux avec la Russie que le conseil de la C.W.S. (Très bien ! Applaudissements.) La question était la suivante : si la C.W.S. envoyait des marchandises au nom et aux frais des coopérateurs, il lui fallait les garanties que ces marchandises seraient payées. (Applaudissements.) D'une part, le conseil de la C.W.S. éprouve de la sympathie pour les Russes et considère que le gouvernement actuel est meilleur que le tsarisme. Mais, d'autre part, c'est aux Russes qu'il appartient de surmonter leurs difficultés intestines. M. May, secrétaire de l'Alliance coopérative internationale, intervint alors pour conclure le débat. Il se défendit de vouloir le passionner. Il reconnut les efforts faits par les C.W.S., et en particulier Sir T. Allen. Mais il se demande si, en général, on a bien fait tout ce qu'on pouvait pour l'organisation du commerce coopératif international. Il voyait bien qu'on essayait de lancer une « Arche de Noé » coopérative sur le déluge des difficultés humaines et le chaos économique de l'Europe. Mais il s'agissait de lancer tout de suite les bateaux de sauvetage nécessaires. (Applaudissements.)

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La crise commerciale et les coopératives *

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Les Rapports et Comptes de l'Union des coopératives suisses présentés au congrès de 1921 contiennent de fort justes appréciations sur la situation dans laquelle les coopératives sont mises par la baisse des prix. Le mouvement actuel des prix, dit le rapport, ne passera pas sans laisser des traces dans les résultats des opérations des organisations coopératives, à moins que celles-ci n'aient veillé, au temps des hauts prix, à accumuler des réserves suffisantes. Les propriétaires de ces entreprises, c'est-à-dire les sociétaires, les consommateurs organisés, auront à subir les conséquences par une réduction plus ou moins sensible du taux de la ristourne. Les milieux officiels et privés intéressés à une baisse prochaine semblent attendre des organisations coopératives de consommation l'initiative des nouvelles baisses qu'ils espèrent. On peut ici et là entendre émettre cette opinion que les sociétés coopératives ne sont pas à la hauteur de leur tâche en ce moment, parce qu'elles ne procèdent pas. à des réductions de prix plus importantes que ne le fait le commerce privé. Ces milieux semblent ignorer que les sociétés coopératives ne peuvent faire de la magie et doivent compter avec les facteurs très réels de la vie économique et du calcul commercial. D'après ces facteurs, le prix ne peut varier qu'autant que les frais d'achat et de répartition varient. Si les sociétés coopératives avaient suivi la même tactique d'approvisionnement que les monopoles fédéraux, nous serions aussi peu que ces derniers en état de faire intervenir d'une façon anticipée une baisse que les facteurs matériels ne justifient pas, à moins qu'ils ne puissent mettre ce déficit certain à la charge de leurs sociétaires en *

L'Action coopérative, 25 juin 1921, p. 1.

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faveur de la communauté tout entière. C'est l'inverse des monopoles fédéraux, dans lesquels une réduction de prix injustifiée par les éléments matériels doit être payée par la population suisse tout entière. Si l'on considère que dans les sociétés coopératives de consommation les frais de répartition ont haussé d'une façon considérable depuis 1914, surtout par l'élévation des salaires, et que ces frais, ou bien ne peuvent être réduits du tout, ou bien ne peuvent l’être que par l'institution de nouveaux modes d'opérer, ce facteur met pour l'avenir des bornes à la baisse. Ces observations s'appliquent parfaitement aux coopératives françaises, et comme elles sont excellemment formulées il sera sûrement intéressant de les connaître en France. Elles serviront d'argument à nos coopérateurs. Car ici aussi on reproche aux coopératives de ne pas provoquer davantage la baisse. Le rapport montre fort bien les difficultés auxquelles se heurtent les coopératives. Il y montre en particulier que les coopératives ne peuvent s'amuser à imiter les divers offices de ravitaillement, municipaux, nationaux, qui peuvent supporter les pertes aux frais du publie. Tandis qu'au contraire, si les coopératives déchaînaient des baisses inconsidérées, elles le feraient à leurs frais au profit du public. Là comme en tout la vérité est dans la prudence et le juste milieu. Il faut favoriser la baisse dans la mesure des intérêts et des moyens de la coopération. Il ne faut pas spéculer.

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Coopératives anglaises et Soviets *

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Nous avons reçu la lettre ci-dessous de l'Arcos (All-Russian Cooperative Society), société anglaise à capital fixe, fondée à Londres par la mission Krassine: Nous référant à l'article « Les coopératives anglaises et les Soviets », par M. Marcel Mauss, dans le numéro du 8 courant de votre journal, nous vous serions obligés si vous vouliez bien publier la réponse suivante : « L'organisation connue sous le nom : Centrosoyus, Ltd, Hazlitt House, London, et qui prétend représenter la coopération russe, fut privée de tout droit de représentation du Centrosoyus en Russie par la décision prise au Congrès coopératif panrusse, qui eut lieu à Moscou en juillet de l'année passée. « Les fonds, la propriété, les effets, etc., qui sont retenus par le Centrosoyus, Ltd, Hazlitt House, ne lui appartiennent pas. « Ayant été autorisé par le Congrès de Moscou, ci-dessus mentionné, le Dél. C. Russe a demandé plusieurs fois au Centrosoyus Ltd, Hazlitt House, de remettre à la délégation commerciale russe et à Arcos, qui sont les représentants officiels dûment autorisés du Centrosoyus en Russie, les fonds, la propriété, etc., se trouvant en leurs mains, mais ils ont refusé catégoriquement de le faire. « Si le Centrosoyus, Ltd, Hazlitt House se conformait à la demande de restituer les fonds, etc., toutes les obligations de l'ancien Centrosoyus seraient dûment remplies. *

Le Populaire, 28 juin 1921, p. 4.

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« Le Centrosoyus, Ltd, Hazlitt House possède des fonds suffisants pour faire face à ses obligations. En refusant de payer, c'est lui seul qui en est responsable et aucun blâme ne peut être adressé aux organisations russes qu'il ne représente plus. « En suivant ce cours et en refusant de couvrir ses obligations, le Centrosoyus, Ltd, Hazlitt House ne peut échapper à l'accusation qu'il poursuit quelques buts spéciaux. » V.-N. POLOVTSER

Si nous publions cette lettre, c'est pure courtoisie de notre part à l'égard des représentants des Soviets. Car d'abord elle ne constitue pas une réponse, mais un commentaire. Ensuite - si réponse il y a -, elle devrait s'adresser non pas a nous, mais à Sir Thomas Allen, président de la Wholesale (Magasin de gros des coopératives anglaises), dont nous nous sommes bornés à traduire littéralement la déclaration solennelle au Congrès des coopératives anglaises. Ce sont les coopératives anglaises qui ont la responsabilité de cette affirmation et qui connaissent les faits. De plus, la lettre des représentants de Krassine met en cause, assez désagréablement, des tiers, le Centrosoyus, l'ancienne organisation centrale coopérative russe. À ce titre, nous aurions le droit de ne pas la publier, car l'ancienne délégation coopérative russe à l'étranger existe toujours, et justement, elle se conduit honnêtement visà-vis des coopératives anglaises, puisque, Sir T. Allen l'a dit, elle se reconnaît encore débitrice des sommes dues. Enfin, la lettre ne contredit pas le fait principal : cette dette du Centrosoyus envers les Wholesales britanniques, l'Arcos (Krassine) refuse de l'endosser. M. Polovtsev commente le fait, l'explique, il ne le nie pas. Il l'explique par des événements purement russes, à savoir : la confiscation, l'expropriation du vieux Centrosoyus russe, en Russie, par le gouvernement communiste. Or, ces événements font cependant l'Arcos responsable - à nos yeux - des dettes anciennes. Mais la lettre est polie, intéressante du point de vue documentaire. Elle marque même une certaine bonne volonté de payer quand l'affaire Arcos contre Centrosoyus sera réglée. Ce qui, espérons-le, sera bientôt chose faite. À ce titre, nous qui désirons la reprise des affaires - honnêtes - avec les Russes, avec le peuple russe, nous avons plaisir à la publier.

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En Allemagne. L'assemblée générale du Magasin de gros *

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La Gross Einkaufgesellschaft, la G.E.G. - ou M.D.G. allemand - vient de présenter son rapport à l'assemblée générale qui vient d'être tenue à Baden-Baden, en même temps que le Congrès des coopératives allemandes. D'abord le chiffre d'affaires s'est extraordinairement élevé : de 352 millions de marks en 1919 à 1351 millions de marks en 1920. Ce qui est plus frappant encore, c'est l'élévation par mois. Les premiers mois de 1919, la G.E.G. était emprisonnée dans les liens du ravitaillement allemand, beaucoup plus énergique que le français. Elle n'avait fait que 7 millions et demi de marks environ d'affaires en janvier 1919. Au fur et à mesure que les liens se sont desserrés, les chiffres sont passés à 60 millions de marks en décembre 1919, à 205 millions de marks en décembre 1920. Le chiffre en 1921 excédera sûrement 2 milliards, il atteindra peut-être 2 milliards et demi. Car les coopératives croissent en nombre et en force, et en intensité.

Le bilan Le bilan se balance par la somme énorme de 427 millions de marks, près du double de celui de l'année dernière. Le volume de l'affaire a donc presque doublé en un an (23 millions l'an dernier). Comment cela a-t-il été possible ? Comment surtout a-t-il été possible à la G.E.G. de posséder en caisse près de 137 millions de marks, d'avoir des débiteurs pour plus de 218 millions et de devoir près de 176 millions ? C'est surtout par les énormes dépôts faits à la banque de la G.E.G. et qui dépassent 117 millions et ont atteint plus de 150 millions. *

L'Action coopérative, 16 juillet 192 1, p. 1.

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Le compte de profits et pertes se solde par un bénéfice brut de plus de 33 millions et demi de marks, et, après amortissement, un bénéfice net de 4 436 377 marks, dont seulement 1 197 000 marks ont été distribués.

La production Le succès des divers départements productifs, la plupart datant d'avant-guerre, a été fort inégal, un certain nombre de ces départements étant restés soumis plus ou moins longtemps à l'économie d'État : ce sont surtout les fabriques de pâtes alimentaires, chocolaterie, sucrerie, qui ont souffert. La crise commerciale a atteint durement le tissage et la confection. Les deux savonneries ont souffert des alternatives commerciales. Les trois fabriques de tabac et de cigares ont eu au contraire un plein essor. Au total, cependant, les départements de production se sont développés heureusement, passant de 26 681000 marks en 1919 à 156 millions et plus en 1920. Plus de 2 % du total du chiffre d'affaires de la G.E.G. sont donc le produit de ces industries.

La banque Ici, grands résultats. L'ensemble des opérations atteint plus de 3 milliards et demi. Nous avons parlé des dépôts tout à l'heure.

Le personnel En tout il y a 2 427 employés, près de [ill.] de plus qu'en décembre 1919, [ill.] de 1000 étant de véritables ouvriers. [Passage illisible] À celui-ci ont été attribués, sur le bénéfice annuel, 750 000 marks.

L'élévation du capital L'énormité de ce développement subit, la dépréciation de la valeur du mark, tout cela se traduit par la nécessité d'augmenter énormément les capitaux. L'assemblée générale vient de porter le capital de 20 à 30 millions de marks, d'augmenter les réserves de plus de 2 millions.

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Ajoutons qu'elle ne compte l'ensemble du matériel que pour 98 marks (quatrevingt-dix-huit, vous entendez bien) et toutes les propriétés ne sont comptées qu'à prix d'achat du terrain (d'avant-guerre). La G.E.G. est placée en face du même problème que nous : trouver des capitaux en plus de ceux que, par une politique financière et industrielle parfaite, elle a su constituer... et amortir.

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Fin de la violence en Italie

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Lénine dit - et M. Sorel s'en vante - que les Réflexions sur la violence sont le livre qui a le plus agi sur lui, après Marx. Nous qui, après Jaurès, nous sommes toujours élevés contre ces théories, avons beau jeu à en établir le bilan un peu partout, en Russie d'abord, en Hongrie ensuite, et ailleurs. Décrivons aujourd'hui simplement la fin du régime de violence que les socialistes et les communistes italiens avaient instauré ou laissé instaurer chez eux. Il y a matière à enseignements.

Rappelons brièvement les faits. Que de fois, depuis deux ans et demi, nos futurs communistes et même nos minoritaires d'alors ne nous ont-ils pas prédit la révolution sociale en Italie : L'Humanité fut remplie de prophéties de ce genre. Elle l'est encore. On disait, on dit encore : « L'Italie est le pays le plus près de la révolution après la Russie. Elle va, à la fois, faire la révolution agraire, la révolution politique et la révolution sociale. Le Parti socialiste italien, le seul qui fut, dans son entier, contre la guerre, et qui fut le premier à adhérer à la IlIe Internationale, est là, plein d'énergie et prêt à prendre le pouvoir par un assaut définitif. » Voilà ce qu'on raconta, jusqu'au congrès de Livourne où l'excommunication pontificale de Lénine frappa d'exclusion la majorité du parti. Cependant, il y avait malheureusement du vrai dans les racontars de L'Humanité. Le Parti socialiste italien, la Confédération du travail italienne, les Ligues agraires italiennes, abandonnaient le terrain légal. Dans leurs grandes masses, soustraites à l'influence des modérés et des intellectuels, les organisations elles-mêmes s'étaient adonnées à la violence. Terrorisme sous-jacent, action directe, voilà ce que tenta, *

La Vie socialiste, 16 juillet 1921, p. 1.

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deux ans durant, dans les ateliers, aux champs, une minorité agissante. Dans les campagnes, en Émilie, en Romagne, révoltes agraires ; soulèvements militaires à Ancône ; prises de possession de grandes usines en Lombardie et au Piémont par des soviets ouvriers. Tout ce mouvement atteint son point culminant lors du meurtre de l'avocat Giordani, républicain, en pleine séance du conseil municipal, à Bologne. La faiblesse des gouvernements d'Orlando et de Nitti, les sinistres intrigues de Giolitti, préoccupé de battre la bourgeoisie libérale francophile qui l'avait écarté du pouvoir, avaient laissé faire. C'est à ce moment que la bourgeoisie italienne eut un sursaut. Sans doute, elle reçut l'appui de Giolitti qui, depuis son « Projet sur le contrôle ouvrier », voulait ne plus payer sa rançon aux socialistes. Mais c'est elle-même qui constitua avec les bandes d'annunziennes éparses un peu partout, avec les Fasci, les « faisceaux » d'anciens combattants, des troupes d'assaut capables de répondre par la violence à la violence, par la terreur à la terreur. Le fascisme dirigé par un ancien socialiste Mussolini a certes joui de la complicité des préfets de Giolitti, mais il a été capable de faire ce que les carabiniers et les gardes n'avaient pas fait : terroriser le prolétariat ; ce furent des massacres de militants en Émilie, à Bari, une lutte au couteau, à la grenade, partout. Pour finir, l'autre jour, ils expulsèrent bien drôlement de la Chambre des députés le communiste déserteur, Misiano. Celui-ci d'ailleurs, mis en demeure de ne plus paraître à Montecitorio, a considéré qu'il avait le devoir d'aller au congrès de Moscou remplir un autre mandat. Et voici la fin. Depuis deux années les « modérés » du parti, Trèves, Turati (ils sont aussi peu modérés que Longuet ou Paul Faure) adjuraient le parti de renoncer à cette tactique de violence qui appelait la violence. Pendant deux années ils ne furent pas entendus. Maintenant, après tant de sang versé, tant de misères vécues, et tant de ruines accumulées ; après les usines fermées, après le lock-out, après les villages assiégés, après la contre-Terreur, plus violente que la Terreur, il faut renoncer à cette tactique. Le Parti socialiste et la Confederazione Generale del Lavoro demandent la paix après deux ans de guerre. Bien heureux encore - nos camarades d'Italie - d'avoir échappé à de plus grands désastres. Turati, au nom du parti, dans une des premières séances de la nouvelle Chambre a demandé directement aux fascistes de cesser la guerre, la « guerilla » civile. Il a promis, dans un admirable discours, l'accord, le travail, pour sauver le peuple d'Italie. Depuis, les événements se sont précipités. Le sinistre et cynique vieillard, Giolitti, est tombé, et Bonomi, encore un ancien socialiste, a formé un ministère où les socialistes ne sont pas entrés, mais avec lequel ils ont eu des pourparlers. Ces combinazioni ont été précédées de tractations directes entre les partis : fascistes et socialistes cherchent à faire la paix ou plutôt la trêve. Mussolini a eu des entrevues avec des délégués du parti.

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Le ministère s'est formé dans cette atmosphère. Le jour avant sa formation complète, Bonomi recevait successivement Modigliani, délégué du parti, et Mussolini, chef des fascistes. Il avait longuement reçu le délégué des Ligues coopératives, Vergnanini, et avait promis le développement des « coopératives de travail », si importantes en Italie. La politique de violence est donc officiellement répudiée maintenant par tout le parti italien. Celui-ci envisagera même sans doute, prochainement, en octobre, dans son congrès, s'il doit appuyer un ministère quelconque, sans participer au pouvoir. Seuls les communistes continuent, en Italie, à vivre leur rêve de sang et de terreur... pour le compte de Moscou, et au profit de la bourgeoisie. Mais ils n'ont plus d'influence. P.S. : Aux dernières nouvelles, il semble que l'accord fascistes-socialistes rencontre des difficultés... du côté des fascistes. Ceux-ci ont beau jeu. Mais l'accord se fera sans doute. Le communiqué du P.S.I. publié à ce sujet laisse tout espoir.

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Souvenirs. Conseils de Jean Jaurès pour une Révolution russe...

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Peu d'amis et d'admirateurs de Jean Jaurès ont pu apprécier deux qualités, capitales, de cet homme unique. D'abord Jaurès avait du « commandement », comme on dit en France, de l'imperium, comme disaient les grands Romains, ses modèles. Il savait commander et se faire obéir. Il savait imposer aux autres les sacrifices qu'il s'imposait à lui-même. Il avait la force, le caractère, la volonté réalisatrice. Ensuite Jaurès avait de la sagesse et de la prudence. Il connaissait les hommes, lui que ses adversaires traitaient d'utopiste et d'aveugle. Il savait que leur vie est un mélange d'idéal et d'intérêt, de passions basses et hautes, et qu'il ne faut pas trop leur demander sans pour autant désespérer d'eux. Si un misérable armé par les plus sinistres des conspirateurs ne nous avait ravi sa force, cette guerre, surtout cet après-guerre, eût montré son génie d'homme d'État. On l'eût vu - j'ose le dire - égaler César en force et en prudence. En même temps sa bonté eût éclaté. On l'eût vu digne des plus grands héros de Plutarque, de ceux que dans Préface à l'histoire socialiste il nous apprend à aimer comme il les aimait lui-même. Hélas ! nous ne l'avons pas eu, et nous ne l'avons plus, celui qui eût peut-être sauvé et son pays et notre idéal en même temps. Sa mort fut celle des demi-dieux antiques : elle l'a déjà sanctifié dans la mémoire des peuples, mais elle ne lui a pas permis de donner la mesure de cette immense force humaine qui était en lui. L'anecdote qui suit est destinée à faire sentir ces deux traits de la nature de Jaurès : la volonté, la prudence.

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La Vie socialiste, 30 juillet 1921, p. 2.

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À l'époque dont il est question (1906), notre journal, L'Humanité, traversait une crise plus aiguë que les précédentes et que celles qui suivirent. C'était aussi le moment de la première Révolution russe, après que les grèves d'octobre 1906 obligèrent le tsar à composer avec le peuple et à convoquer la Première Douma. Le tsar, soutenu par les emprunts français, commençait la lutte contre la Douma. Seule, L'Humanité protestait et contre la bourgeoisie française et contre le tsarisme. Les intérêts de la Révolution russe et du socialisme français étaient donc liés comme ils le sont encore. Quelques bons esprits pensèrent donc à les solidariser étroitement : les uns aidant les autres. Ce fut alors que Jaurès me commanda, un peu malgré moi, d'aller en Russie. Car il savait exiger de ses amis même ce qu'ils ne voulaient pas faire. Mais passons sur cette aventure personnelle. Auparavant il eut des entrevues avec quelques-uns des révolutionnaires, libéraux et socialistes révolutionnaires les plus importants de la colonie russe à Paris. Dans ces entretiens il eut à maintes reprises l'occasion de donner des preuves de ce génie politique qui lui était naturel. Je veux en retenir les conseils de force et de sagesse qu'il donna un jour a l'un des meilleurs d'entre les libéraux russes, l'avocat M., alors exilé et condamné à mort par contumace, que je devais retrouver en Russie. Cet entretien eut lieu, fin juin 1906, dans la salle des Quatre Colonnes, à la Chambre des députés. Nous savions que le tsar préparait un coup d'État. Nous pensions les Russes d'ici pensaient - que la lutte serait violente, et que probablement la démocratie russe en sortirait victorieuse. On sait comment l'événement tourna. Malgré les manifestations de la Douma dissoute, à Viborg, à Terioki, malgré la révolte de Cronstadt et celle plus tard de Moscou, le tsarisme triompha. Mais à cette date l'espoir était permis. Il fallait seulement agir, et agir fortement et prudemment. Le premier conseil que Jaurès donna était un conseil de force. « N'ayez pas peur », répétait-il constamment à M. « Soyez forts, et ne craignez pas, étant révolutionnaires, de faire la révolution. » Les libéraux espéraient encore un miracle du libéralisme du tsar. Jaurès, lui, venait d'écrire L'Histoire de la Constituante et présidait les premières assemblées des comités pour L'Histoire économique de la Révolution française. Il était plein de son sujet. Il insistait : « Ne croyez ni à la sincérité ni à la force de vos adversaires ; ne répétez pas les fautes de Mirabeau et des Girondins. Ne pactisez pas, imposez-vous, et après, vous verrez. » Plût aux cieux que ces conseils eussent été écoutés, que la Douma ne se fût pas mollement laissé dissoudre, que, jusqu'au dernier moment, les cadets, les libéraux russes n'eussent pas attendu le Daklad, le droit de rapport (nous dirions en français le portefeuille) que devait leur envoyer le tsar, ou qu'ils n'eussent pas escompté la volteface des troupes indécises qui, elles-mêmes, obéirent à ceux qui voulurent bien les commander.

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Mais qui n'admirera ces préceptes de force, ces vues d'avenir... Seul, hélas, Lénine aura eu plus tard une énergie du genre de celle qu'il fallait, selon Jaurès, pour révolutionner la Russie. Par deux fois, en 1906 et en 1917, les Russes libéraux ont eu peur de la révolution. Le deuxième conseil était en même temps un conseil de prudence et d'intérêt et un conseil de force. Seul un socialiste, qui était aussi un historien et un homme d'État comme Jaurès - pouvait le donner. Le problème de la « terre aux paysans » se posait à la Douma. Les partis russes s'agitaient et opposaient leurs programmes les uns aux autres... tandis que la Cour et la police guettaient. Pour Jaurès, ces variations de programme n'étaient rien auprès d'une action décisive. Il disait à M. : « Par-dessus tout dites bien à vos amis d'aboutir tout de suite, n'importe comment, à la réforme agraire. Il n'est pas nécessaire d'achever tout en une fois. Mais il faut avant tout réaliser quelque chose. Le paysan russe est semblable au paysan français de 1789. Il ne comprendra une révolution politique que si elle est en même temps une révolution agraire ; il ne s'attachera à une Constitution russe que s'il croit que c'est d'elle qu'il tient la terre. » Ici Jaurès entra dans une digression sur les révolutions politiques qui sont en même temps des révolutions sociales. Je ne me souviens plus des termes exacts dont il se servit. Il avait d'ailleurs en partie exposé cette thèse dans L'Histoire socialiste. Mais mes souvenirs sont très nets sur la conclusion qu'il en tira. Il insista : « Rappelez à nos amis russes que chaque fois que la Constituante ou la Législative française, ou la Convention firent une levée ou une réquisition, chaque fois qu'elles demandèrent un sacrifice à une nation pour tant enthousiaste et patriote, elles firent une nouvelle distribution de terres, de nouvelles ventes de biens nationaux aux paysans. Une nation ne peut se battre toujours pour un idéal, il faut aussi s'attacher les hommes par l'intérêt. » Pourquoi les révolutionnaires de 1917 tergiversèrent-ils si longtemps ? Pourquoi, comme Jaurès le leur prescrivait dès 1906, les socialistes et les libéraux n'ont-ils pas donné de suite, en mars 1917, la terre aux paysans ? Pourquoi retardèrent-ils la réunion de cette Constituante qui devait légiférer contre la réaction et contre l'anarchie en même temps que pour le paysan ? Hélas ! ils laissèrent ainsi aux aventuriers du groupe Lénine la gloire de cette révolution ; toute la force du pays les quitta donc, elle alla vers les démagogues, les traîtres à la nation et les fous. Un an de guerre de plus, le marasme de l'Europe, la misère de la Russie, l'ébranlement du monde ouvrier partout, voilà les fruits de cette mollesse, de cette imprudence.

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Jaurès, lui, était non seulement un héros, mais encore un fort et un sage. On ne saura jamais assez ce que nous avons perdu, nous tous, tout le monde, nous, ses amis. Que du moins ceux qui l'ont connu et le pleurent comme il y a sept ans, s'inspirent de sa volonté et de sa raison.

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Les affaires des Soviets

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Loin de nous l'idée de jeter la pierre au malheureux peuple russe, ni même aux Soviets, s'il en est encore. Nous sommes de ceux qui, dès 1919, ont protesté contre le blocus, voulant la reprise immédiate, sans conditions, des rapports avec la Russie, même communiste. Nous voulons secourir les savants russes et les populations atrocement décimées par la famine, la peste et le choléra. C'est une immense pitié qui, en ce moment, devrait animer le cœur de l'Europe entière. Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de flétrir tout de suite le mensonge abominable de Krassine et de Litvinov, et de leurs agents ou de leurs partisans en Europe. Ceux-là laissent et continuent à laisser croire que la Russie soviétique est riche, qu'elle a encore de l'or, qu'elle a encore des marchandises à échanger à défaut d'or, et que ce n'est que le blocus qui les empêche d'agir. Un tel mensonge en ces jours est criminel. La vérité est révélée par les faits. Il n'y a plus de blocus depuis un an. Les communistes n'ont plus d'or en quantité sérieuse ; ils n'ont plus de marchandises en quantités commerciales, et surtout ils n'en ont plus en surplus. La vérité est que le Trésor est épuisé : l'or de Koltchak a été pillé par les soldats qui s'en sont emparés, les cuirs de Kouban ont pourri ou ont été répartis par les soviets locaux ; le lin encore stocké l'an dernier a été usagé, et la famine menace même dans les régions qui n'ont pas eu de sécheresse, tant les paysans n'ont cultivé que pour eux-mêmes. La vérité est que les quelques ressources qu'ils ont encore et qui proviennent de « réquisitions » de bijoux et matières précieuses sont par eux consacrées à l'entretien de leurs agents à l'étranger, à une ruineuse propagande, à de ténébreuses intrigues, à des paiements de commissions fantastiques pour les affaires faites. Il faut stigmatiser ces pratiques d'aventurier. *

La Vie socialiste, 13 août 1921, p. 1.

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Nous ne disons ici que ce qui est strictement nécessaire et indispensable à démasquer les menteurs. Nous ne disons même que ce qui est public et dont les derniers documents bolchevistes, de Rykov et des autres, conviennent. Un événement notoire et que nous pourrions décrire plus en détail va faire saisir la ruine radicale des communistes. On sait quelle importance le thé joue dans la vie russe. C'est la boisson nationale et constante de tous, riches et pauvres, jeunes et vieux. Or, la désorganisation est telle que, même à travers la Russie et la Sibérie soviétisées, il est impossible, le long des deux transsibériens, du Sud et du Nord, de faire arriver une livre de thé de Chine à Petrograd. Le peu de thé qu'on y trouve vient d'Europe. Dans ces conditions, Krassine à Londres songea naturellement à acheter du thé sur place. D'autant plus que, en ce moment, la mévente du thé est telle que les stocks sont énormes. On dit qu'il y a en entrepôt à Londres pour plus d'un an de thé. Les prix sont extrêmement bas, et les marchands de thé liquident, étant pressés pour avoir l'argent qui leur permette de faire face à leurs obligations. Mais il leur faut de l'argent comptant. Voici en quels termes le Times du 30 juin raconte les débats de l'affaire qui n'a pu être conclue : Les propositions (Krassine) étaient en résumé que les maisons de Londres enverraient en Russie 20 millions de livres de thé. Elles recevraient en échange 25 % de la valeur au comptant et, pour le reste, des traites à douze mois acceptées par les coopératives russes et endossées par le département pour le commerce extérieur des Soviets. Comme, en gros, une caisse de thé de l'Inde contient 100 livres, la quantité mentionnée équivaut à 200 000 caisses. Ce qui, en évaluant la caisse a un prix moyen de 5 livres sterling (46,50 francs cours actuel), amène la transaction proposée a une somme d'environ 1000 000 de livres sterling (16 500 000 francs au cours). Il y a maintenant des stocks si immenses de thé dans ce pays que les commerçants anglais seraient heureux d'envoyer leur thé s'ils se sentaient certains de recevoir au moins 75 % de la valeur émise en crédits. Mais comme la Russie n'a aucun crédit, une transaction dans les conditions proposées n'a aucune chance de succès. Ceci est un exposé presque officiel des pourparlers du mois dernier. Krassine n'avait par-devers lui qu'une douzaine de millions de francs comptant pour une denrée de première nécessité. Depuis, le krach s'accentua. Les commandes en Suède se sont arrêtées. On annonce la liquidation de l'Agence commerciale russe à Stockholm. Le bureau de commande de matériel des chemins de fer vient d'être transféré à Berlin. On annonce la suppression de l'agence de Copenhague, mais ce n'est pas encore sûr.

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Aujourd'hui, c'est la disette. La Russie, autrefois grenier de l'Europe, demande en charité 20 millions de quintaux de blé, immédiatement, pour que tout un peuple ne meure pas. Nous ne rendrons certes pas responsables les communistes de la sécheresse. Mais ils sont responsables, et c'est bien assez, de l'absence de stocks. Ils ont été aussi barbares et aussi imprévoyants que les pharaons d'avant le Joseph de la fable. La société capitaliste, avec tous ses vices, est au moins, comme les vieux États barbares, détentrice de greniers et a un peu de prévoyance. Les brutes du Kremlin en ont manqué. Ils se sont mis au-dessous des empereurs de Chine et des Grands Moghols, qui n'eurent pas tout de même tant d'impuissance et d'aveuglement. L'événement a été plus grave qu'on ne croyait. Mais il était certain. La restriction des cultures et le krach des transports étaient avoués dès l'an dernier par le Conseil économique du peuple. C'était l'an dernier qu'il ne fallait pas toucher aux coopératives de paysans, auxquelles on rend trop tard une liberté perdue. C'était l'an dernier qu'il fallait rétablir le commerce privé. C'était l'an dernier qu'il fallait songer aux stocks. Mais à ce moment on croyait au succès militaire de l'Armée rouge. Clara Zetkin la voyait sur le Rhin. Cachin et Frossard escomptaient la prise de Varsovie et adoraient le sabre communiste. On vivait dans le monde du rêve, dans l'hypnose maladive de la force, de la victoire, de la Révolution mondiale. Nos communistes y vivent encore. Cruel réveil. Ne triomphons pas. Il se passe en ce moment là-bas des choses horribles. Elles ne sont pas finies. Laissons en silence et avec respect, comme dans la tragédie antique, la Némésis, le destin vengeur, accomplir l'affreuse besogne. Mais ayons pitié de tout ce peuple russe, de ces millions d'hommes, de femmes et d'enfants innocents qui meurent de faim. Il faut sauver la Russie ; il faut sauver ces êtres. Forçons notre gouvernement, notre publie à agir. Tout socialiste digne de ce nom doit être ému et actif. Courons à notre devoir humain. Nous fixerons ensuite les responsabilités.

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La coopération à l'étranger. La Suisse se coopératise chaque jour davantage *

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Les coopératives suisses viennent de tenir leur congrès à Lucerne. Il a surtout consisté dans l'expédition des affaires et dans un débat fort animé sur la politique douanière suisse. Nos camarades protestent naturellement contre le protectionnisme renchérissant. Mais enregistrons ici, avant tout, les résultats de l'année. Cela nous est bien facile à l'aide des comptes si admirablement tenus de l'Union suisse des coopératives (Verband der Schweizer Konsumvereine). Voici les principaux chiffres qui ont été fournis au congrès : 1919

Nombre des coopératives Nombre des coopératives ayant envoyé leur C. R . Nombre de communes dotées de magasins coopératifs Nombre des sièges Nombre des membres Nombre des employés Chiffre d'affaires en francs Bénéfice net Ristournes Total des balances (après ristournes) Avoir de la V.S.K. (Union) et M.D.G. Dépôts et caisses d'économies Obligations émises

Ces chiffres appellent quelques commentaires. *

L'Action coopérative, 13 août 1921, p. 3.

476 443 854 1 708 353 811 6 874 289 666 378 15 371 545 12 497 452 144 089 130 18 869 060

1920

493 453 901 1 806 36 2284 7 253 330 822 645 16 340 235 13 789 648 168 356 011 19 364 799 37 303 564 21 676 562

Accroissement 3,57 5,73 5,50 5,74 2,39 5,51 14,21 6,30 10,34 16,84 2,63

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D'abord, il ne faut pas oublier que les chiffres en francs sont en francs-or suisses, dont 46 valent aujourd'hui 100 francs français. Les 330 millions au total du chiffre d'affaires des coopératives suisses valent donc près de 700 millions français. Ensuite, il faut savoir qu'il n'y a que trois [passage illisible] conséquent, il y a en Suisse un coopérateur par dix habitants environ, et comme la famille suisse est plus dense que la famille française, il faut compter que presque la moitié de la population suisse est coopératisée. D'un autre côté encore, le succès est grand : il n'y a guère plus de deux mille communes en Suisse. Or, 901 ont dès maintenant leur magasin coopératif. La moitié des localités verra donc bientôt flotter notre drapeau coopératif. Enfin, il faut bien saisir l'intensité et la perfection de ce mouvement. Notre camarade Jaeggi, président du V.S.K. (Union suisse) disait l'autre jour au congrès de Lucerne que, si les coopérateurs suisses étaient fidèles, ils consommeraient, non pas 330 millions, mais un milliard de francs suisses dans leurs sociétés. Certes, nous comprenons son point de vue. Cependant, qu'il nous permette de les féliciter tout de même : la consommation par membre approche 1000 francs, et dépasse par conséquent 2 000 francs français. Comme le budget moyen (d'après la statistique des coopératives suisses) d'une famille ouvrière a oscillé entre 2 300 et 2 700 en 1920, il est évident que les coopérateurs ont pris à leur société plus d'un tiers de leur consommation. Quand en serons-nous là en France ? Dans notre pays de 36 millions d'habitants, un million de coopérateurs au plus consomment dans nos sociétés un milliard d'argent français. Nous n'avons coopératisé qu'un habitant sur trente, et le total de nos affaires est moindre que le double de celles que les coopérateurs suisses, d'un pays douze fois plus petit que le nôtre, font de leurs sociétés... Vraiment, nous sommes loin du modèle que les Suisses peuvent nous présenter. Eux, les Danois et les Écossais, sont à cent pieds au-dessus de nous. Courage, et tâchons de les rejoindre.

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La victoire de la coopération britannique : les coopératives anglaises ne sont pas soumises à la Corporation Tax *

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C'est bien en manière de journalisme qu'il ne faut pas avoir l'esprit de l'escalier. Cet article était plus qu'à moitié prêt, lorsque l'Action coopérative publia un filet (samedi 30 juillet 1921) relatant le fait dont j'avais moi-même l'intention d'entretenir nos lecteurs. Je fus fort honteux de ce « raté », comme on dit. Cependant, à la réflexion, je fus trouver notre camarade Gamin, qui édite l'Action et je lui soumis mon projet d'article. Il insista. Mon papier ne lui a pas paru faire double emploi. Il est plus détaillé et, en ces choses, il faut être complet. J'ai donc sous les yeux le compte rendu analytique des débats de la Chambre des communes que publia le Times qui fait foi (mercredi 20 juillet). J'ai aussi les résumés et impressions parlementaires des Cooperative News, du 23.

La Corporation Tax La Corporation Profits Tax, tel est son titre exact, est un impôt assez compliqué, qui porte sur la partie des bénéfices faits par les sociétés anonymes et qu'elles ne distribuent pas à leurs membres, mais gardent par-devers elles (réserves, etc.), ou emploient de telle ou telle façon, productive ou non. Son rendement est considérable. On escompte qu'il sera, dit-on, de 60 millions de livres sterling cette année. Les coopératives y étaient soumises pour une somme d'environ 150 000 livres sterling, dit le chancelier de l'Échiquier (et non pas 15 000, comme cela a été improprement transmis en France) ; c'est du moins ce que répondit à M. Asquith le chancelier de l'Échiquier (Sir Robert Horne, et non pas M. Austin Chamberlain, qui ne l'est plus).

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L'Action coopérative, 20 août 1921, p. 2.

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Les coopératives avaient très énergiquement protesté contre cette taxe. Un vaste mouvement avait été entrepris et n'avait pas peu secoué les coopérateurs. Non pas tant pour la somme, pourtant considérable, que pour le principe, et en vue du danger. C'est un vieux droit reconnu en Angleterre qu'il n'y a pas transaction commerciale ni intérêt soumis à l'impôt, lorsqu'il n'y a que commerce mutuel (mutual trading). Se vendre entre associés, s'aider entre co-assurés, ce n'est pas tirer des revenus, c'est mettre en commun des biens déjà soumis à l'impôt ou qui en sont exempts. Bien que l'on n'eût pas étendu ce nouvel impôt jusqu'aux trop-perçus eux-mêmes, les coopérateurs avaient très vivement senti que s'ils laissaient cet impôt s'implanter sur les profits non ristournés, c'était la règle fondamentale mise en question, le tropperçu, tôt ou tard, aurait été soumis à l'income tax (l'impôt sur le revenu). C'était pour elles plus qu'une question d'intérêt, c'était un danger et c'était une question d'honneur. Le dernier congres anglais, celui de Scarborough, avait solennellement décidé une campagne vigoureuse dans tout le pays. Elle était commencée. On croyait à une longue bataille. L'Échiquier, le Trésor, tenaient bon. La victoire est survenue plus vite qu'on ne s'y attendait.

Le débat Voici comment. Le budget des recettes vint en deuxième lecture (préparatoire). Le 19 juillet, devant une Chambre des communes peu nombreuse, la discussion fut entamée, fort habilement, par un conservateur de la Coalition (parti gouvernemental) qui, quoique réactionnaire, comme nous dirions, est bon coopérateur: Mr Kidd. On le voit, on ne fit pas la faute de faire défendre la coopération par un homme de parti trop compromis. Mr Kidd proposa un amendement qui exemptait les coopératives de la taxe. Il montra que le commerce coopératif était pure mutualité, et qu'il avait droit aux mêmes immunités que les assurances mutuelles, par exemple. Il fut soutenu par un autre unioniste de la Coalition. Ce n'est qu'alors qu'intervint Waterson, le seul élu du Cooperative Party. Le gouvernement puis ses partisans répondirent. Alors M. Asquith, qui fut président du Conseil si longtemps et qui est le chef des libéraux, adjura le gouvernement de ne pas mécontenter quatre millions des meilleurs citoyens pour une somme si minime. Le chancelier résiste - les Cooperative News disent « très fermement », mais, à ce qu'il nous semble à nous, assez mollement -, car il convint que ce n'était pas la meilleure forme de taxation possible et qu'il était « tout disposé à en chercher une meilleure avec les représentants qualifiés du mouvement ». Cependant, il maintint ses exigences. Il avait besoin même de cette petite somme pour son budget. Et après tout, elle n'était rien pour les coopératives britanniques avec leurs 350 millions de livres de chiffre d'affaires (près de 9 milliards au pair) et leur surplus, qui atteint 20 millions de livres. L'amendement, qui ne prévoyait la taxe que sur les profits faits sur les nonmembres, ne lui laisserait prélever que 10 000 livres.

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Le débat continua avec des alternatives : travaillistes contre défenseurs du petit commerce. On en vint au vote, après une discussion de deux heures. On sait comment on vote au Parlement anglais. Il faut être présent. Il n'y a pas d'abstention. Il y a les Ayes (oui) et les Noes (non). Chacun en personne passe de son côté, devant un teller (scrutateur, compteur) de son avis. Quand tous les membres de la Chambre sont ainsi passés devant les tellers, ceux-ci s'approchent de la table du président pour annoncer le résultat du vote. Le parti victorieux s'avance et proclame son vote le premier. Quand on vit Mr Kidd s'avancer, ce fut, parmi les travaillistes et parmi les partisans de la coopération répandus sur tous les bancs de tous les partis, une véritable explosion de joie. 137 voix avaient voté l'amendement, contre 135.

Le succès Le succès était d'autant plus important que c'est l'une des premières et des seules défaites du gouvernement Lloyd George depuis la formation de la Coalition et les élections de [ill.]. Sir Donald MacLean et le lieutenant commander Kenworthy demandèrent au ministère s'il allait démissionner. Cependant, au milieu des cris de : « Démission ! Démission ! » on reprit l'ordre du jour. Mais si ce succès n'eut pas de conséquence politique - il n'en pouvait avoir -, il n'en est pas moins important pour la coopération. Celle-ci sort grandie du débat. Elle a triomphé des forces du fisc et des forces de la réaction petite-bourgeoise. Le Parlement anglais, une fois de plus, dans des circonstances dangereuses pour le moment, a reconnu le caractère mutualiste de la coopération. Ceci est un précédent pour nous, en France. Nous voulons que les coopérateurs qui ont payé la taxe sur le chiffre d'affaires quand leurs sociétés ont acheté les produits, ne la paient pas une seconde fois quand ils se redistribuent ces mêmes produits.

La campagne Mais nous avons aussi à apprendre comment nos camarades britanniques sont arrivés à s'assurer ces concours influents et nombreux et ce triomphe. D'abord par leur énergie, par celle de leur comité parlementaire. Ensuite par l'énergie de tout le mouvement qui, en entier, et chaque société à part, somme chaque député d'avoir à prendre ses responsabilités. Un député conservateur du centre de l'Angleterre

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s'excusait de son vote, en disant : « Mais, 8 500 de mes électeurs sont coopérateurs ! » Car si les libéraux indépendants et les travaillistes votèrent en un bloc solide et nombreux, la majorité ne fut avec la coopération que parce que s'y rallièrent un certain nombre de députés gouvernementaux (libéraux et conservateurs de coalition). Ces quarante-cinq députés étaient ceux des comtés du nord de l'Angleterre, des centres de forte coopération. Ceci démontre qu'il ne suffit pas d'être énergique, ni d'avoir le bon droit. Il faut encore avoir la force. Car alors, on reconnaît bien plus vite votre droit.

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Il faut choisir

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Qu'il soit permis à un des plus anciens militants du socialisme dans les Vosges d'exprimer ici sa grande peine, au retour d'une longue convalescence, de trouver les socialistes vosgiens divisés, et, qui pis est, divisés publiquement et non sans scandale. N'entrons pas dans la polémique et dans la question des causes qui l'ont soulevée. Les résultats lamentables sont là. Une fédération faible, qui ne publiait que péniblement son journal, en fonde un de nouveau, et ce sont deux journaux socialistes, à côté du Réveil ouvrier et de l'Étincelle communiste qui, eux aussi, vivotent. La proportion des socialistes restés fidèles au vieux parti après Tours est encore émiettée. Une partie s'agite autour de l'idée d'autonomie et d'unité avec les communistes, qu'a lancée la vieille fédération du Jura, devenue autonome. Ou elle reconnaîtra qu'elle fait fausse route, ou ce sera une nouvelle division. Car il est évident qu'il y avait place autrefois, entre 1900 et 1904, avant l'Unité, pour des fédérations autonomes, qui ne voulaient pas se compromettre avec telle ou telle fraction. Mais il est non moins évident que, cette fois, c'est sur une question de doctrine que l'unité s'est brisée entre communistes et socialistes. Il ne s'agit pas d'esquiver des responsabilités et d'imiter la chauve-souris de la fable, alternativement souris et oiseau. De deux choses, l'une ou l'autre. Ou les camarades sont socialistes, ou ils sont communistes. C'est n'être rien que d'être autonomiste. Il est même malséant d'avoir toujours le nom de Jaurès à la bouche et sous la plume, d'exploiter le souvenir de notre sublime héros et d'être aussi peu jauressistes que possible. Il est encore plus

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Les Vosges socialistes, 30 septembre 1922, p. 1.

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malséant de se réclamer de Guesde, et de vouloir quitter le parti que Guesde maintint, jusqu'à la dernière minute, dans la voie droite. Mais, encore plus que ces débats, la publicité qui leur a été donnée nuit. La publication du manifeste de ces camarades est un coup porté au parti, encore plus qu'à son élu. Et - permettez-moi de le dire ici, mon cher Piton - tout dans votre affiche ne commande pas l'approbation. Les communistes d'une part, les adversaires bourgeois d'autre part, rient et sourient. Ils utilisent nos divisions. Cependant, le temps passe et travaille contre nous. Il eût été simple pour les camarades qui n'ont pas reconnu l'autorité des congrès fédéraux de procéder plus discrètement, plus sûrement qu'ils ne l'ont fait. S'ils étaient des militants aussi anciens et aussi disciplinés qu'ils le disent, ils auraient dû faire appel aux autorités régulières du parti. L'avantage qu'offre la vie de parti est précisément le moyen de vider les querelles personnelles par des procédures statutaires, connues d'avance, sanctionnées par une longue expérience. Il est permis de proposer aux groupes de la fédération de revenir à la bonne règle qui est en même temps la bonne foi. Il existe - on peut lire les statuts sous la carte du parti - une procédure d'arbitrage, et une autre procédure de contrôle. L'une et l'autre ont été maintes fois appliquées. Pourquoi ne pas y recourir encore maintenant ? La procédure d'arbitrage est plus aisée, moins publique ; elle demande l'assentiment des deux parties. L'autre est plus solennelle, plus lente, mais les sanctions sont plus sévères et peuvent être imposées, même à des défaillants. Voilà la façon la plus aisée de trancher un conflit. On réconcilie des camarades que seuls des malentendus séparent, ou on se sépare nettement d'eux parce qu'on n'est pas d'accord. Le vieux parti unifié doit savoir faire régner la discipline dans son sein. Sinon, comme dit la Bible, « la maison divisée contre elle-même périra ».

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Nécessité d'un département statistique à la Fédération nationale des coopératives de consommation *

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Rien n'est plus loin de notre pensée, ici et dans cette revue, que l'idée de morigéner notre mouvement coopératif français. Rien n'est plus désagréable et plus malséant... pour un universitaire... que d'avoir l'air de toujours corriger le devoir des autres. On excusera, je l'espère, la sévérité de quelques-unes des lignes qui suivent et qui sont inspirées à un vieux coopérateur par une vieille expérience et par une assez large connaissance directe des nécessités du mouvement et de ses possibilités. Le fait que, de toutes les statistiques coopératives, la française est celle qui laisse le plus à désirer, prouve que nos organisations n'en ont pas encore senti le besoin. Au contraire, le fait que presque tous les mouvements coopératifs étrangers ont d'excellentes statistiques, et que quelques-uns en ont qui sont de vrais modèles, prouve que ce travail est à la fois possible, utile et nécessaire.

I État de la statistique coopérative en France Un premier petit fait va démontrer cet état lamentable. Le Comité technique de la F.N.C.C. s'est fort ému cette année à l'annonce que la Statistique coopérative du ministère du Travail ne serait plus compilée que tous les deux ans. Raisons d'économie paraît-il. Économies bien maigres en tout cas. Au fait, il n'y avait qu'une économie de travail pour les bureaux des préfectures qui sont - sans aucun doute possible - actuellement surchargés. *

Revue des études coopératives, 1re année, nº 4, octobre 1922, pp. 413-426.

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À la suite du Comité technique, le Comité central de la F.N.C.C. protesta, Puis le Conseil supérieur de la coopération auprès du ministère, saisi par un rapport rédigé par nous et que Poisson présenta, intervint. Alors le ministère est revenu sur sa décision. Nous n'aurons pas de statistique coopérative cette année, mais à partir de l'an prochain elle redeviendra annuelle. Ainsi apparaissent deux impuissances : d'abord celle de l’État. Le ministère du Travail ne sait ni ne peut se renseigner suffisamment, ni renseigner les services publics, la science économique, la coopération et même le commerce sur un des faits les plus importants de l'économie française moderne. Ensuite, l'impuissance de notre propre mouvement. Notre F.N.C.C. et notre M.D.G. réunis ne dressent pas de statistique coopérative complète. Nos organisations centrales ont abdiqué. Non pas qu'elles ne fassent un effort. Le M.D.G. a ses fiches, et la F.N.C.C. a rendu un louable service par son Almanach coopératif. Mais, d'une part, les fiches du M.D.G. lui restent personnelles et, loin d'être complètes, n'ont pas la publicité nécessaire. Et, d'autre part, les renseignements personnels à la F.N.C.C. ne lui servent, au fond, qu'à corriger et compléter les statistiques préfectorales. Mais ces impuissances ont deux causes : pauvreté de nos organismes centraux et pauvreté des services de la statistique de la France, d'une part ; négligence des sociétés coopératives, de l'autre. Celles-ci ne répondent pas ou répondent mal aux questionnaires envoyés. En fait, tandis que seulement 21 sociétés suisses sur 474 n'ont pas répondu au service statistique de l'Union suisse, le nombre de sociétés qui répondent à la F.N.C.C. et même au M.D.G. est extrêmement restreint. D'ailleurs cette négligence et cette pauvreté proviennent du même travers bien français : l'espèce de superstition, de fonds anti-bureaucratique, de mépris de tout ce qui est écritures, de scepticisme à l'égard de tout ce qui est chiffres. Cet esprit anime encore la plupart de nos sociétés, de leurs administrateurs, comme il inspire encore la plupart des Français et même la plupart de ceux qui compilent et utilisent les statistiques françaises. De là le désordre et la négligence, et l'insuffisance. Les sociétés se bornent à établir leur bilan et, même après rappel, les secrétaires oublient de l'envoyer à la F.N.C.C. Les bureaux de préfecture ont la paresse d'aller enquêter sur place, ou même de s'adresser aux agents du fisc ou du tribunal de commerce qui ont cependant certains documents. Ils continuent donc à faire figurer, sur les minutes et tableaux, des sociétés depuis longtemps disparues, fusionnées, ou même des sociétés coopératives qui n'en sont pas. Les sources elles-mêmes sont viciées. D'autre part, l'analyse du résultat général, même des chiffres connus, par les organes centraux, laisse à désirer. La F.N.C.C. n'a pas de statisticien attitré. Elle fait ce qu'elle peut avec un budget restreint à la fois par la modicité du nombre des sociétés fédérées et des cotisations, et aussi par l'irrégularité de la rentrée des fonds. Le M.D.G. ne connaît relativement que les sociétés clientes, ou qui l'ont été. Les renseignements qu'il prend sont surtout commerciaux, et il ne les publie pas - avec raison.

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Finissons donc cette critique par des éloges. Disons qu'il est encore surprenant de tant savoir sur le mouvement français avec si peu de moyens. Et disons sans réserve notre estime pour les efforts de l'ancienne Union coopérative, pour ceux de notre F.N.C.C., pour les peu nombreux mais distingués travailleurs de la statistique de la France. On a fait ici quelque chose de presque rien.

II Statistique coopérative à l'étranger

Pourtant il est possible de faire quelque chose, et il est facile de connaître les modèles à suivre. N'en prenons que quelques-uns à l'étranger, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse. Voyons d'abord les efforts des États. En Angleterre, le Registrar, l'Enregistrement 1, dirions-nous, publie 2 chaque année, depuis la loi définitive sur la coopération (1862), la liste des coopératives, et un assez grand nombre de documents sur les coopératives. La besogne lui est facilitée par le fait: 1º que l'envoi des renseignements annuels est légal et obligatoire, avant le 31 mars ; 2º que parmi ces renseignements, ceux concernant le bilan doivent être visés et révisés par un « auditeur » public, ce qui correspond à un expert comptable juré de chez nous ; 3º que l'autorité qui publie les documents est bien le service qui les a reçus : ce n'est pas comme en France, où nos préfectures ignorent les bureaux d'en face, et où le ministère du Travail ne peut rien sur elles. La statistique allemande est établie de même. En Allemagne aussi, les institutions qui correspondent à notre Enregistrement et à nos tribunaux de commerce doivent recevoir chaque année tous les documents nécessaires. En Allemagne aussi, les comptes doivent être publiés et approuvés par un « réviseur » public, pour les sociétés coopératives comme pour toute autre société anonyme. Mais si la statistique allemande n'est pas basée sur de meilleures sources, elle est supérieure à la statistique anglaise par la façon dont elle est publiée : le Reichsamt, qui l'édite, l'Office impérial de la statistique, est une admirable institution de l'Empire et, depuis, de la République allemande. Il est dirigé par un corps de savants éminents ; il concentre, compile et analyse tous les documents statistiques de l'Allemagne. Tandis que le Registrar anglais publie des documents, en somme, bruts et légaux, la Statistique allemande en donne une première élaboration scientifique.

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En Angleterre, les services ministériels portent souvent le titre de leur chef. C'est maintenant dans la fameuse Labour Gazette du Board of Trade qu'elle est publiée.

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La statistique que donne l'Office fédéral suisse est à peu près aussi excellente, basée sur des documents du même genre, publiée aussi scientifiquement. Mais en Suisse, comme en Angleterre et en Écosse, le mouvement est presque entièrement unifié ; les statistiques que publie le gouvernement ne valent pas les statistiques, beaucoup plus techniques et détaillées, que publient les unions. Les documents officiels ne sont donc essentiels, indispensables que pour l'Allemagne où toutes les coopératives de consommation sont encore loin d'être fédérées dans une organisation unique. Nous n'aurions même pas parlé de ces statistiques administratives si ce n'était pour montrer ce que peuvent, font et doivent faire les gouvernements. Surtout, nous voulons faire sentir pourquoi ils peuvent. Ils peuvent, parce qu'ils ont une tradition scientifique de la statistique et parce qu'ils ont imposé l'obligation légale aux sociétés de publier et de communiquer leurs documents publics. Ils le peuvent aussi parce que ces documents sont non seulement publics mais encore établis sous l'autorité des comptables experts, des auditeurs et réviseurs de comptes publics. Il faut aussi ajouter que presque tous les gouvernements ont, mieux que le français, reconnu l'intérêt de ces statistiques. Le gouvernement de l'Inde, celui de la province du Pendjab, en particulier, celui du Japon même en publient de bien meilleures que celles de notre ministère du Travail 1. Les statistiques gouvernementales sont en général moins bonnes que celles des organisations nationales intéressées. Les statistiques des unions coopératives allemande, suisse, britannique sont des modèles. Les plus anciennes sont l'anglaise et l'écossaise. Non seulement, en effet, l'État, mais encore l'Union coopérative et les deux sociétés de gros (Wholesales) écossaise et anglaise, ont tout de suite reconnu l'importance de ces documents et de leur collection. Certes, ce travail était facilité par l'auditorat public et obligatoire, mais encore fallait-il se servir de ces données existantes, Depuis 1862, pour l'Angleterre, 1864, pour l'Écosse, nous avons des statistiques complètes, et comparables pour chacune des sociétés anglaises et écossaises, et pour l'ensemble, et d'année en année. De plus, les chiffres sont totalisés par districts et sections. Ils sont enfin publiés chaque année en annexe du Report du Congrès coopératif annuel 2. Pour matérialiser ces vues sur la statistique anglaise, donnons un exemple de leurs tableaux. Indiquons les titres des colonnes dans lesquelles sont classés les chiffres détaillés de chaque société (voir le tableau page suivante). 1 2

Voir un rapport sur la coopération au Japon dans la Revue internationale du travail (B.I.T., 1921). L'obligation de rapport public existe d'ailleurs aussi au Japon. Les sociétés productives de production sont malheureusement comprises dans les listes de districts et leurs chiffres additionnés avec les autres, sans même qu'il soit toujours possible de faire le départ - sauf si l'on est suffisamment familier avec les chiffres - entre coopératives de production proprement dites et établissements de la Wholesale. La statistique d'ensemble fait, au contraire, les distinctions nécessaires.

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On voit l'importance et le nombre de ces données. À première vue, quiconque connaît le maniement des admirables annexes du Report saisit de suite l'état civil et commercial et la physionomie de chaque société, celui de son activité, le nombre de ses trop-perçus et le genre de répartition qu'elle en fait.

PASSIF (1) Nom de la société

Nombre des membres

Capital Actions

Nombre d’employés au 31 / 12 service de :

Salaires service de :

Distribution

Distribution

Produc tion

Produc tion

Obligations Prêts et avances

ACTIF Réserve

Marchandises en stock

VENTE durant l’année

Terrain Matériel Agencement Stock fixe

Placements Maisons Divers

Dû à la société pour marcha ndises

PROFIT

Intérêts Net aux actions

Trop-perçu moyen

Boni sur salaires

Souscriptions Éducation

Union Solidacoopérité rative

(1) La comptabilité anglaise distingue deux choses que nous confondons en France sous la rubrique «PASSIF» : le profit et les exigibilités (liabilities).

Mais cette statistique publiée, si importante qu'elle soit, n'est rien à côté de l'analyse que les services de l'Union et les Wholesales font de bien d'autres données, pour leur propre utilité. Le Producer, l'admirable journal technique de la C.W.S. (M.D.G. anglais), publie chaque semaine des extraits de ces statistiques, cette fois comparatives, rendues possibles par l'existence de ces bilans semestriels qui sont la règle en Angleterre. Voici un exemple de ces tableaux si faciles à consulter et si expressifs (voir page suivante).

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On voit ici apparaître une donnée importante : moyenne de consommation par membre, et une autre capital par membre. Car c'est ainsi que doivent se classer les sociétés encore plus que par le nombre des membres et le chiffre d'affaires, c'est la loyauté des sociétaires qui détermine si une société est une bonne société, et cette loyauté ne se prouve que par l'intensité de la coopération : consommation fidèle, confiance marquée par le placement des fonds.

Membres Nom de la société

Présents

En plus ou en moins

Capital Action Total

Par membre

Affaires Pré- En plus sentes ou en moins

Moyenne hebdomadaire par membre

Tropperçu

Valeur Intérêts Stock aux marsociéchantaires dises

Les statistiques allemandes ne sont pas moins belles. Elles sont même gigantesques. Chaque année, le Zentralverband 1 (nous ne considérons que cette organisation centrale) collectionne les renseignements de chacune des sociétés qui le composent et les publie en 94 colonnes. Quatre-vingt-quatorze ! dont cinq même sont doubles (a et b) 2. Voici les titres de ces 94 colonnes : 1. Nº courant. 2. Nom détaillé 3. 3. Aimée de fondation. 4. Noms des membres du bureau. 5. Président ci membres de la commission de surveillance. 6. Nombre des membres. 7. Droit d'entrée. 8. Part sociale. 9. Limite de responsabilité. 10. Principaux objets (genre d'affaires). 11. Nombre de sièges de vente. 12. Nombre de dépôts centraux.

1 2

3

L'Allgemeiner Verband et les autres unions publient des documents beaucoup moins importants, d'ailleurs identiques aux documents officiels. Un certain nombre de ces données sont de luxe, évidemment, par exemple col. 9: quotité de responsabilité (la loi allemande permet aux sociétés de tenir le sociétaire responsable pour une somme supérieure à l'action, mais la plupart des sociétés limitent la responsabilité à l'action). Excellent principe ; de plus est précisé le genre de société (civile, responsabilité limitée, etc.).

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Participation à la G.E.G. 1 : 13a. Part d'actions souscrites de la G.E.G. 13b. Part d'actions souscrites aux départements de production de la G.E.G. 14. Chiffre d'affaires avec la G.E.G. 15. Chiffre d'opérations de banque avec la G.E.G. 16. Nom du groupement d'achat dont la société fait partie. Production : 17. Départements productifs. 18. Date d'origine de ces départements. 19. Vente aux non-sociétaires. 20. Chiffre d'affaires de cette production. Employés à la distribution: 21. Hommes. 22. Femmes. 23. Total. À la production. 24. Hommes. 25. Femmes. 26. Total. 27 à 34. Nombre des employés qui sont membres de la Caisse d'assurance sociale de l'Union centrale 2. 35 et 36. Abonnements aux journaux coopératifs. Chiffres d'affaires : 37. Intérieur. 38. Par fournisseur. 39. Total brut. 40 (a et b). Rabais. 41. Total net. Compte Profits et Pertes: 42. Report. 43. Bénéfice brut. 44. Excédents nets versés par fournisseurs. 45. Revenus divers. 46. Total brut. 47. Intérêts et agios. 48. Frais d'administration. 49. Impôts 3. 50. Amortissements et dépréciations. 51. Pertes extraordinaires. 52. Total des charges. Bénéfice net. Bilan : ACTIF. 54. Caisse. 55. Marchandises. 56. Dépôts, etc. 57. Inventaire. 58. Propriété foncière. 59. Crédits aux sociétaires. 60. Avances sur rabais. 61. Cautionnements. 62. Total. PASSIF. 63. Versé par sociétaires. 64. Fonds de réserves. 65. Fonds de construction, etc. 66. Dépôts et prêts. 67. Dettes hypothécaires. 68. Obligations sur constructions. 69. Dû sur marchandises. 70. Cautions. 71. Restant à payer. 72. Rabais. 73. Bénéfice net. 74. Total. Répartition du profit : 75. Ristournes. 76. Rabais. 77. Réserves. 78. Éducation, solidarité. 79. Autres buts (constructions, etc.). 80. Report. 81. Produit net distribué. 82 à 85. Pourcentage. Statistique professionnelle des membres 4 : 86. Professions industrielles indépendantes. 87. Agriculteurs indépendants. 88. Professions libérales et employés publics. 89. Salaires de l'industrie. 90. Salariés de l'agriculture. 91. Sans profession. 92. Total des membres 5. 93. Hommes. 94. Femmes.

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Grosseinkaufgesellschaft (M.D.G.) de Hambourg. On remarquera l'intérêt qu'il y a à classer ainsi les sociétés, par rapport à leur M.D.G., publiquement. L'Union allemande a sa caisse spéciale d'assurances sociales, du genre de celle que nous avons fondée pour les retraites ouvrières à la F.N.C.C. ; mais, on le voit, elle publie ses chiffres avec ceux de chaque société. Ceci est une rubrique qui ne devrait manquer dans aucune statistique coopérative. Faite suivant les principes de la statistique professionnelle allemande. Cette colonne fait double emploi avec la colonne 6.

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On pardonnera la longueur et la sécheresse de cette énumération. Mais il faut remarquer qu'à peine une dizaine de ces données sont un peu moins essentielles que les autres. Il faut surtout noter que les coopératives allemandes connaissent ainsi, toutes, le bilan, le compte de profits et pertes de chacune, et peuvent s'apprécier et se contrôler toutes et chacune. Enfin, elles savent le détail même de chaque constitution de société. Il faut admirer sans réserve l'énormité de ce travail. Il faut apprécier ce que de pareils documents supposent : d'application, de zèle, de discipline, en bas, dans chaque société ; de science et d'énergie, dans la collation de ces données, en haut, à l'organisation centrale. Il faut encore ajouter que les coopératives allemandes ont réussi à fournir ces documents pendant la guerre et ont continué à les publier 1. Nos camarades suisses travaillent sur des documents d'égale valeur, leurs archives et leurs rapports de service intérieur contiennent des analyses aussi fouillées, complètes et sûres des documents fournis régulièrement, complètement et uniformément par les sociétés. Mais ils les publient dans leurs rapports et annuaires et almanachs d'une façon beaucoup moins exhaustive que nos camarades allemands. N'attirons l'attention que sur deux traits. D'abord l'excellente allure scientifique de la statistique coopérative suisse. Elle ne se contente pas des données, elle les analyse, calcule les pour cent, fait les comparaisons avec les années précédentes, et ceci pour chaque société et pour l'ensemble. Ainsi nous savons à simple lecture du rapport pour 1920, présenté au dernier congrès de Lucerne de 1921 2, que les coopératives suisses ont payé, en 1920, 1 350 434 francs d'impôts, soit 27,54 % de plus que l'an dernier. Ensuite, nous voulons indiquer le service considérable que les coopératives suisses rendent, par leur statistique des prix suisses, à la science, au public suisse, et au mouvement lui-même 3. Elles ont établi un index des prix de la vie à elles, et le suivent et l'analysent mensuellement, trimestriellement, semestriellement et annuellement. Travail formidable à mettre en train, mais facile à suivre ensuite ; et, alors surtout, combien profitable ! Que l'on songe qu'il est basé sur les données de 21 grandes sociétés. Il englobe pratiquement plus de la moitié des coopérateurs suisses. Il porte sur 1 0 12 prix (sur 1 029 possibles) 4. On y suit en qualités et quantités constantes les prix de cinquante 1 2 3 4

Le tableau type est extrait du Jahrbuch de 1913 (publié en 1914). Le Jahrbuch pour 1920 les contient également. Schweizer Konsumverein, 18 juin 1921. Nous avons déjà attiré l'attention des coopérateurs sur ce point. Voir Action coopérative, février 1921. Voir aussi Pronier, « Index des coopératives suisses », Revue d'économie politique, 1920. Voir par exemple nº 23 du Schweizer Konsumverein de 1921, p. 289.

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marchandises, résumées dans un index de budget familial dont la variation pour chaque ville est indiquée. La place ne nous permet pas ici de montrer davantage les résultats de ces statistiques. Un exemple, pourtant. Il ressort des chiffres, pour mai-août 1921, que l'index avait baissé de 7,97 % en moyenne. Mais il ressort aussi qu'il existe des inégalités considérables entre les villes : 9,50 % à Bâle, 10,20 % à Bellinzona 1, au contraire, 5,43 % de baisse seulement à Berne. Ainsi apparaissent des phénomènes importants autant qu'imprévisibles, dont toutes sortes d'autres dépendent. Concluons en expliquant tout de suite la raison de cette remarquable institution des coopératives suisses. Elles ont un Bureau de statistique économique qui est une des plus importantes sous-sections de l'administration centrale du V.S.K. (Verein der Schweizer Konsumvereine) et directement attaché au département présidentiel.

III Conclusion Tel est l'état de quelques statistiques coopératives, sinon parfaites, du moins modèles. Il est donc possible, expérimentalement, d'arriver, en ce qui concerne notre mouvement, à des données sûres. Il est possible aussi de les analyser tous les jours de façon approfondie ; on peut même transporter l'enquête coopérative bien au-delà des limites mêmes du mouvement. L'exemple suisse montre qu'on y a intérêt. Notre mouvement coopératif français, s'il devient vraiment fort, pourra donc et devra avoir une statistique comparable à celles de nos camarades étrangers. Indiquons brièvement à quelles conditions il pourra l'avoir, et ensuite quelle sera son utilité. Conditions. Deux choses facilitent le travail de nos camarades étrangers. La première et la plus importante facilité vient du fait que toutes les sociétés allemandes, suisses, anglaises sont soumises à la révision des comptes par un auditeur public, et tenues à publication et à communication. Or, non seulement cette obligation rend le travail facile aux gouvernements et organisations centrales, mais encore elle en fait la possibilité, car c'est elle qui crée la valeur scientifique des données. En effet, la loi exigeant un certain nombre de renseignements de toutes les sociétés, ceux-ci se trouvent recueillis non seulement uniformément dans tout le pays, mais encore uniformément d'année en année. Les documents sont donc comparables entre eux. Mais nos camarades coopérateurs étrangers, à la faveur de cette règle de l'auditorat, ont pu développer ces services. Ils ont pu dépasser le cercle des informa1

Due surtout à la baisse du lait.

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tions obligatoires. Ils ont pu donner des règles de comptabilité uniformément suivies. Ils ont fourni des tableaux et modèles que, sous le contrôle des auditeurs, les secrétaires de sociétés remplissent en conscience, intelligemment et automatiquement. En fait, l'un des principaux rôles, une des raisons d'influence des unions centrales dans ces pays, provient précisément de ce genre de services. Même les unions allemandes ont été longtemps, avant tout, des associations de Re visions verbände, de districts de révision des comptes. Le cadre de l'organisation allemande est même resté essentiellement celui de ces unions locales de révision auxquelles correspondent, dans un autre plan, les groupes d'achat. De la discipline imposée par les réviseurs aux sociétés vient le caractère vraiment exhaustif des documents qui parviennent au centre. Et, d'un autre côté, la société elle-même a la garantie, la certitude des propres données qu'elle acquiert sur elle-même. Car elles sont contrôlées et vérifiées par d'autres que par elle. L'organisation et la vérification vont de pair avec l'ordre et la publicité. Tout le monde y trouve son bien, et les théoriciens du mouvement par surcroît. Nous n'avons de l'importance de tout ceci qu'une faible idée en France. Malgré les débats du congrès de Strasbourg et le remarquable rapport de Ramadier, malgré la conférence spéciale au congrès de Lyon qui a fondé l'Association de révision des comptes, le mouvement qui rendra annuels, obligatoires, publics et uniformes les comptes rendus de toutes les sociétés est encore loin d'avoir abouti. Notre association a le grave défaut d'être volontaire, elle ne groupera les sociétés que petit à petit. Ce sera bien long ! avant qu'on arrive à la comptabilité et à la statistique uniformes, dont les Anglais et les Écossais jouissent depuis cinquante ans. Il faudra bien un jour en venir au système de l'autorité et de l'obligation. Mais le temps passe, précieux. Une deuxième chose rend possible ces statistiques. C'est l'existence à l'étranger, à tous les degrés de l'échelle coopérative, d'un service statistique. Les secrétaires et présidents de sociétés, partout, savent ce que c'est que cette statistique, dressée et expédiée par eux. Les districts, correspondant à nos fédérations régionales, exercent un contrôle sérieux. Enfin et surtout toutes les unions centrales ont leur service de statistique qu'elles augmentent même en ce moment. Nous n'en avons pas. La F.N.C.C. ne fait d'effort véritable dans ce sens qu'à l'occasion d'expositions. Certes, nous savons les difficultés auxquelles fait face notre F.N.C.C., mais il y a là une nécessité. Ayez un ou des statisticiens, et vous aurez votre statistique. Et un statisticien, ne vous imaginez pas qu'on en trouve trop en France. Ils sont rares dans notre pays. Utilité. L'installation de ce service « paiera », comme disent les Anglais. Un mouvement qui ne sait pas où il va est aveugle. Un mouvement qui ne se connaît pas lui-même à fond est inconscient. « Mesure et Publicité », disent les Webb, dans leur Constitution socialiste, seront les caractéristiques de la vie sociale prochaine, à tous les degrés. Il faut savoir ce que l'on fait et ce que l'on est. Il faut aussi connaître le milieu où l'on vit. Deux faits vont illustrer cette double utilité de la statistique, utilité théorique et utilité pratique du travail scientifique exécuté ou exécutable. Le fait qui est en apparence le plus lointain est aussi le plus démonstratif. Le voici :

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Le distingué président de l'Union suisse, Dr Oskar Schär, rappelle 1 que, dès 1919, par l'étude détaillée et des prix et des index coopératifs, il avait pu prévoir que la baisse, à cette époque, n'était qu'une « illusion ». Il rappelle aussi que cette même étude, en mai-août 1920, lui fit apparaître que le maximum était atteint et que, cette fois, la baisse devenait fatale. Ainsi une analyse, en apparence désintéressée, du milieu économique a été capitale pour la conduite financière et commerciale, non seulement de l'Union qui fait office de M.D.G. en Suisse, mais encore de toutes les sociétés. Un autre exemple nous est fourni par les coopératives anglaises. Il est en apparence plus technique et plus instructif. Mais il n'est pas plus typique. A.A. Johnston (Certified Accountant and Incorporated Secretary - qu'on note le titre) montre 2 les extraordinaires et imprévisibles résultats d'une étude comparée de sept sociétés diverses d'un même district et de leurs divers départements. Ces sociétés, placées dans les mêmes circonstances à peu près exactement, présentent les plus différents rendements à tous points de vue. Ces chiffres sont basés sur une étude détaillée d'un semestre. Nous ne donnons ici qu'un des tableaux et en partie :

Société

1 2 3 4 5 6 7

Ventes

Salaires par livres sterling de vente

Frais par livres sterling de vente

Stocks

Vente par livres sterling de stock

Capital roulant

Vente par livres sterling de capital

L.

S. p.

P.

L.

L. s. P.

L.

L. s. P.

8 6 3 3/4 7 4 1/2 7 6

59 582 38 210 76 158 66 216 37 964 44 111 32 285

200 674 131 518 287 995 208 447 153 842 195 187 145 032

1 1 1 1 1 1 1

7 23/4 0 5 43/4 3 1/4 4

3 3 3 3 4 3 3

7 4 14 0 15 7 2 10 1 0 12 1 15 9

107 460 50 235 117 008 100 765 56 348 95 546 64 206

1 17 4 2 12 4 2 9 2 2 1 4 2 1 7 2 2 10 2 5 5

Ainsi la société nº 3 obtient des rendements de tout premier ordre dans toutes les directions : elle dépense moins de salaires ; elle a moins de frais que toutes les autres ; elle est la deuxième au point de vue du roulement de son stock, et la troisième au point de vue du roulement de son capital. Au contraire, la société nº 1 est sûrement celle qui est le plus mal gérée et le plus mal placée. Qui ne voit qu'une analyse de ce genre informe cent fois plus et les Wholesales, et l'Union, et chaque société coopérative elle-même, que des fiches et des fiches, des rapports et des rapports tenus secrets. 1 2

Schweizer Konsumverein (revue suisse), 1921, nº 6, p. 69, « Probleme des Preisabhaues ». Producer, mars 1921.

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A.A. Johnston poursuit d'ailleurs son analyse à travers les divers départements : épicerie, droguerie, chaussures, quincaillerie, etc. Là aussi on trouve les plus étonnantes variétés entre les sociétés et entre les départements. On voit comment la statistique est le guide sûr d'une bonne administration. C'est elle qui avertit de la conduite même de l'affaire. Elle est le seul manomètre, et le seul enregistreur. Donc, faisons de la statistique coopérative ; ne craignons pas de multiplier quelques écritures et d'avoir quelques « bureaucrates » de plus. Toutes ces superstitions contre la science, les écritures, les compétences sont d'un autre âge. Bannissons-les de chez nous. Le mouvement coopératif, comme tout mouvement social moderne, n'est basé que sur la science... Elle est son seul outil. S'en priver, c'est se résigner à l'ignorance et à l'impuissance.

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Marcel Sembat. Souvenirs *

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Il faut se garder, à un certain âge, de trop vivre dans le passé, de trop se souvenir, de trop converser avec ses chers morts. On perd ainsi le sens du temps présent, le contact avec les choses, avec les hommes vivants. Et cependant il faut aussi essayer de transmettre cet immense héritage de sagesse et de clairvoyance et d'énergie qui était dans ceux qui sont disparus et dont nous avions le bonheur d'être les amis. C'est même un devoir pour moi de retracer ici, tout de suite, une partie du dernier entretien que j'eus avec Sembat. Je n'en dirai pas tout, et de cette partie même je ne résumerai ici que ce qui nous était impersonnel. Mais elle est tellement d'actualité, tellement un testament, un conseil ultime... Cette conversation eut lieu en juillet 1922, chez Sembat, dans son cabinet de travail, aux meubles clairs, volets baissés, laissant filtrer la lumière, et après que Mme Sembat nous eut quittés pour aller travailler à un buste dont le modèle arrivait. C'était la première fois que je revoyais Sembat depuis un an. Et nous avions bien des choses à nous dire. Entre autres questions, toutes concernant le parti, nous parlâmes de son action intellectuelle. Sembat était assez optimiste de nature. Son scepticisme et son ironie étaient un de ces moyens que prend volontiers l'enthousiaste et le timide... surtout à Paris. Il s'exprima avec beaucoup de confiance dans l'avenir de notre vieux parti S.F.I.O. Il était assez frappé du succès des tournées récentes auxquelles il avait si fortement participé dans le Midi, des essais de « propagande massive », et aussi des conférences *

La Vie socialiste, 14 octobre 1922, p. 1.

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qu'il avait faites avec les camarades étrangers. Il avait pu, en effet, constater que si nous avons de la difficulté à nous faire entendre à Paris à cause des bolchevistes de la Seine, notre autorité, celle du parti, celle de nos vétérans et de nos chefs.... la sienne était pour ainsi dire intacte en province. Quiconque vit loin de Paris peut, en effet, l'attester. Cependant, comme j'exprimais quelques réserves, il insista. Il croyait à l'effondrement et à la décomposition progressive du communisme français. Il avait, en particulier, le sentiment que ce qui perdrait les communistes, c'était l'insuffisance non seulement intellectuelle, mais surtout morale de leurs chefs. ... Inutile d'appuyer là-dessus. Un certain nombre de ceux qui ont dévoyé le parti savent quel genre d'estime Sembat leur avait gardé. Et il est malséant à ce propos de mentionner les noms que nomma notre ami mort maintenant... On aurait l'air de vouloir se servir de sa mémoire comme d'un bouclier derrière lequel insulter ces gens. Cependant nous tombâmes d'accord que le parti ne faisait pas tout ce qu'il fallait pour résister et progresser. Son prestige intellectuel baissait. L'effort fait pour renouveler, mettre au point, et tout au moins propager sous une forme nouvelle et actuelle la vieille doctrine et la vieille tactique, n'était pas suffisant. À une production littéraire, sinon même bonne, mais du moins abondante, des communistes, nous n'opposons en effet que de faibles réponses et quelques brochures. Nous nous entretînmes donc de la Commission des publications qu'a nommée le parti et qui n'a jamais fonctionné. Nous convînmes de demander un effort au parti et au conseil du Populaire sur ce point. Mais Sembat généralisa la question. Il a toute sa vie été aussi préoccupé de la lutte contre la réaction que de la lutte pour le progrès et le bien-être des travailleurs. Il n'a jamais sous-estimé le péril de droite. Esprit juste et informé, il a toujours voulu à la fois maintenir la République d'aujourd'hui et édifier la République sociale de demain. Même, je lui fis le reproche d'avoir trop ajouté d'importance à L'Action française et à ses soi-disant penseurs. Mais il persista ; c'était non seulement en face du bolchevisme qu'il fallait avoir une doctrine, agiter les idées, c'était aussi contre les réactionnaires, contre l'Église d'une part, contre les monarchistes de l'autre. Il s'était assuré de leur ascendant sur de nombreux jeunes gens. On lui avait dit que, hélas ! cléricaux et antiparlementaires étaient plus nombreux que jamais à l'École normale supérieure. Il entendait dire que très peu de jeunes bourgeois et même de jeunes intellectuels pauvres préféraient soit le communisme, soit le socialisme. Il s'alarmait de les voir séduits par le corps d'idées démodées, mais enfin d'apparence désintéressées et énergiques que Maurras présente non sans talent et Daudet non sans verve. Nous convînmes que, d'une part, l'horreur que le jeune intellectuel ressent naturellement pour cette immense jacquerie qu'est le bolchevisme, d'autre part le caractère peu séduisant de la simple action républicaine, et enfin la scission qui fait apparaître le vieux parti comme une affaire électorale, étaient pour beaucoup dans cette réaction d'une certaine jeunesse. Mais il ne réussit pas à me convaincre de la grandeur de ce

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danger. Je dois dire cependant qu'à quelques jours de là un entretien que j'eus avec un des plus distingués professeurs de rhétorique des lycées de Paris me fit craindre de n'avoir pas bien mesuré l'autorité de cette pensée. Il est en effet certain que les jeunes gens de la petite et moyenne bourgeoisie des lycées de l'État - non sans la connivence de certains de leurs maîtres - vont plutôt à la réaction qu'à la République. La « haine de l'or » naturelle à la jeunesse se traduit chez beaucoup en haine de la « République ploutocratique », et non en généreuse action sociale. Mais peu importe de savoir dans quelle mesure Sembat avait raison. Car il n'y avait qu'une question d'appréciation, le fait était trop évident. Nous tombâmes d'accord que la générosité des jeunes, qui avait fait et la génération de Jaurès, et celle de Sembat, et celle de Lucien Herr, et celle du Mouvement socialiste, et celle de la fondation de L'Humanité, et celle des Cahiers du socialiste, ne pouvait être exploitée, dirigée que par un mouvement d'idées socialistes assez fort, doctrinalement, matériellement, pratiquement, et qu'il fallait au plus vite s'occuper de reconstituer des centres intellectuels dans le parti, et dans les milieux sympathiques au parti. Nous parlions donc de la « Bibliothèque du parti », des anciens Cahiers du socialiste, du « groupe Robert Hertz », de l'ancienne « École socialiste », quand Louis Lévy entra. Celui-ci venait justement entretenir Sembat de ce besoin que sentaient diverses sections d'une Université socialiste. Il venait à propos. Nous recueillîmes en quelque sorte les dernières instructions de Sembat sur ce point. Il faut en effet, avant tout, reconstituer l' « École socialiste » et donner de la publicité à ses travaux. C'est la dernière volonté de l'ami que je ne revis plus. C'est aussi une nécessité vitale pour nos idées. Car les doctrines comme les dogmes ne supportent pas de vieillir. Et c'est rester fidèle à la vie et à l'exemple de Jaurès, de Vaillant, de Sembat, que d'essayer de les tenir à jour.

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La campagne anglaise du Matin

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Comment on laisse ignorer le véritable esprit anglais Jaurès avait quelques haines tenaces et justifiées. L'une des choses qu'il méprisait le plus en France était la presse sensationnaliste et d'affaires. Parmi elle, il avait le Matin en sainte horreur. Reprenons cette tradition car il faut armer nos militants des preuves qui fondent notre mépris pour la presse bourgeoise. Cela les instruit et leur permet d'instruire les camarades de travail. Prenons pour exemple la campagne du Matin contre Lloyd George. Croyons-la, pour un instant, désintéressée, aussi désintéressée que la campagne que ce journal mène encore contre Clemenceau. Mais comment est-elle menée ? À coups de faux documents pour les informations, et d'étouffage de documents pour ce qu'on laisse ignorer aux lecteurs.

Un faux Le numéro du 26 octobre du Matin débute à la une par un article de M. Stéphane Lauzanne, éloquent comme toujours, à la gloire du Matin. Rien de mieux. Mais ce qui blesse la vérité c'est d'y mettre un titre qui est un faux. Voici le titre : *

Le Populaire, 30 octobre 1922, p. 1.

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LORS DE LA SIGNATURE DU TRAITÉ DE VERSAILLES, ON A LAISSÉ TOMBER LA FRANCE PLUS QUE TOUT AUTRE PAYS. (Paroles prononcées par Lord Grey de Fallodon avant-hier à Bedford.) La première phrase répète et accentue ce titre. Or, qu'a dit l'ancien ministre libéral anglais de 1914, celui qui a déclaré la guerre, puis suivi Asquith en 1916, et a depuis combattu l'impérialisme anglais et français de Versailles et d'ensuite ? La phrase dont il s'agit vient après deux paragraphes qui lui donnent un sens qui est juste le contraire de celui de l'article impérialiste de M. Lauzanne. Lord Grey parle d'abord de la Ligue des nations, seul moyen de supprimer le militarisme. Puis il parle du pacte de garantie qui fut offert deux fois cette année aux Français, puis laissé de côté après Gênes. C'est alors qu'il dit : « Analysons un peu mieux cette question des relations avec la France : La France a été plus lâchée (let down) dans la paix qu'aucune contrée, et avant de critiquer la France et son action, convenons de ce fait. » « Dans la paix. » Voilà ce que M. Lauzanne traduit par « lors de la signature du traité de Versailles ». Or il s'agit ici exclusivement des deux pactes de garantie anglais et américain que la non-ratification américaine rendit nuls et que Clemenceau avait négociés en échange de l'occupation perpétuelle du Rhin réclamée par Foch et refusée par Wilson. Lord Grey continue : « Ces agreements n'étaient pas des clauses du traité de Versailles, mais ils étaient des éléments de la paix aussi importants que le traité de Versailles... » Et Lord Grey conclut qu' « il faut donner des garanties à la France mais pour fortifier la Ligue des nations », et à « l'intérieur de la Ligue ». Pas un mot du traité de Versailles, pas un mot de la politique des réparations. « L'Allemagne paiera », disait Le Matin alors. Où voit-on que Lord Grey ait promis de faire payer l'Allemagne

Documents étouffés Mais cette expression let down, « laisser tomber », « lâchée », vient d'un document que toute la presse bourgeoise a soigneusement laissé passer et cache encore à ses lecteurs. Celui qui a le premier employé ce mot sportif, cette qualification grave pour un Anglais, ce n'est rien de moins que Sir G. Younger, le secrétaire général du Parti conservateur anglais, celui qui va faire les élections et dont le parti est déjà au pouvoir. Mais il n'a pas dit que c'était l'Angleterre qui avait lâché la France, il a dit au contraire :

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Il y a eu le traité de paix, les réparations, puis la question d'Orient où nous semblons avoir été très vilainement « lâchés » par la France. Ceci nous montre clairement que lorsque dans des affaires de cette importance, la France peut nous « lâcher » comme elle a fait, elle peut être aussi à blâmer pour quelques-uns des troubles du passé... Nous désirions tous maintenir notre alliance avec la France, qui était essentielle pour les deux pays, mais nous avions droit à nous attendre à un peu plus de coopération. Voilà le discours prononcé le 29 septembre par le porte-parole, l'inspirateur du Parti conservateur, par l'homme qui a vraiment renversé Lloyd George. Personne n'a parlé de ce document. Ni Le Temps, ni Le Matin. Il eut pourtant le plus grand retentissement en Angleterre.

Autre document a rappeler Et comment nous représente-t-on M. Bonar Law, l'actuel Premier ministre ? De celui-ci on ne peut feindre d'ignorer la fameuse lettre au Times du 7 octobre. Seulement on dit d'abord qu'elle a été écrite pour rendre service à Lloyd George. Puis, on l'oublie. M. Bonar Law est paraît-il un francophile acharné. Mais relisons le dernier paragraphe de cette lettre ... Notre devoir est de dire franchement à nos alliés français que la position à Constantinople est une partie aussi essentielle de la paix que les arrangements avec l'Allemagne, et que s'ils ne sont pas préparés à nous aider là-bas, nous ne pouvons pas davantage porter le fardeau seuls, et nous n'aurons d'autre alternative que d'imiter le gouvernement des États-Unis et de restreindre notre attention à la défense des intérêts plus immédiats de l'Empire. Voilà l'avis des conservateurs anglais. Le vrai. Et pour qui sait les relations personnelles de Bonar Law, de Younger et de Lord Curzon, il n'y a pas à douter que ces manifestations furent faites d'une inspiration commune. D'ailleurs cet état d'esprit est celui qui a présidé à la dissolution de la coalition. Pourquoi mentir ? Pourquoi faire croire que les conservateurs anglais ont pour programme de suivre M. Poincaré ? C'est juste le contraire. Lord Curzon reste ministre des Affaires étrangères. Or c'est lui qui mène la politique asiatique anglaise depuis Versailles. C'est lui qui veut l'Asie aux Anglais. Les Anglais veulent bien renverser M. Lloyd George. Mais ils ne veulent pas qu'on touche aux détroits. Ou bien c'est la fin de l'Entente cordiale. Et ils ne veulent pas non plus de la politique de M. Poincaré.

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D'ailleurs, sur ce point, ils sont unanimes. Si les conservateurs triomphent aux élections, c'est la politique financière de la Cité et des banquiers qui triomphera. M. McKenna l'exposa l'autre jour. Les réparations de Versailles sont impossibles. Si ce sont les libéraux et les travaillistes qui ont la majorité, c'est encore plus net : réparations dans les limites des possibilités de paiement d'une Allemagne souveraine et faisant partie de la Ligue des nations. Voilà le programme et de Lord Grey, et du Labour Party. En aucun cas M. Poincaré n'aura la victoire. Et son tour viendra, comme celui de Lloyd George. L'impérialisme anglais a échoué aux Dardanelles, l'impérialisme français échouera sur le Rhin. Ainsi, lentement se substitue une mentalité de paix à la mentalité de guerre, qu'une presse « jaune » voudrait entretenir.

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La vente de la Russie

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Il y aurait tout un dossier à constituer sur la façon dont les communistes vendent la Russie au détail, après l'avoir socialisée en gros. Et il ne faut pas croire que cette politique ne remonte pas très haut dans leur histoire ; elle est déjà vieille de quatre et cinq ans. Dès les premières fournitures militaires, dès les premiers ravitaillements, ce n'est qu'à des courtiers marrons que les dirigeants des Soviets ont confié leurs affaires. Ils avaient à ce moment l'excuse du blocus. Cependant on trouverait difficilement dans l'histoire des guerres capitalistes des traités plus scandaleux que ceux qu'ils signèrent autrefois avec certaines firmes judéo-scandinaves. Mais ils avaient encore de l'or, et s'ils n'avaient guère le choix de leurs fournisseurs, ils avaient encore une certaine liberté économique. Depuis, avec l'épuisement des dernières réserves d'or et les mauvaises récoltes, malgré la levée du blocus, malgré le besoin qu'a l'Europe des marchandises russes si peu nombreuses qu'elles soient, le krach économique est tel, que ce que les Soviets ont maintenant à offrir aux capitalistes, ce n'est plus des marchandises ou cette marchandise par excellence, l'or, c'est le fonds même de la Russie, le sol sacré, c'est la terre même qu'il s'agit de concessionner. L'échec des conférences de Gênes et de La Haye et surtout la crise de crédit où se débat l'Europe ont ralenti les pourparlers. Ceux-ci ne se poursuivent pas moins, et la N.E.P., la « Nouvelle économie politique », consiste en partie à revendre ou plutôt à rendre aux capitalistes étrangers leurs anciennes propriétés, et à en vendre d'autres qui n'avaient jamais été concédées. En exemple de ces dernières, nous pourrions citer ces concessions toujours refusées aux Américains par les tsars et que les Soviets donnè*

La Vie socialiste, 18 novembre 1922, pp. 1-2.

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rent en Sibérie orientale, dans la région aurifère de l'Est, à Martens et à Vanderlip. Heureusement pour la Russie, la Russie éternelle, le gouvernement américain n'a pas encouragé ce marché ! Pour aujourd'hui, étudions d'un peu près le dernier chef-d'œuvre de Krassine et de Litvinov. C'est de l'accord signé à Berlin avec la Russo-Asiatic Consolidated, avec M. Urquhart, qu'il s'agit, On sait en quoi il consiste. La Russo-Asiatic était avec la Lena Goldfields, la plus grosse affaire de mines de la Sibérie. C'était une puissante machine à puissant rendement. On en jugera quand on saura qu'elle réclame à la Russie la jolie somme de 56 millions de livres sterling, 3 milliards 200 millions de francs au cours du 7 novembre, pour dommages. Elle avait une concession de quatre-vingt-dix ans, sur laquelle il restait soixantedouze ans à courir, et elle l'avait maintenue en bon état pendant toute la guerre, jusqu'à la débâcle de Koltchak, dont elle avait été une des principales sources de revenus. Les Soviets ont été incapables de faire fonctionner cette exploitation, l'une des plus faciles pourtant, et dont ils avaient un bien grand besoin. Depuis quatre ans le rendement est insignifiant et les installations se détériorent définitivement. Les Soviets sont donc rentrés en rapport avec M. Urquhart, président de cette société, dès 1920. On se souvient du voyage de M. Urquhart à Moscou et de sa lettre retentissante sur l'impossibilité de traiter avec les Soviets... Depuis, les uns et les autres ont mis de l'eau dans leur vin capitaliste ou communiste, et ont rabattu de leurs prétentions. M. Urquhart n'a plus exigé la refonte préalable de tout le régime russe et la restitution in integrum des propriétés de sa compagnie. Les plénipotentiaires bolcheviks, d'autre part, n'ont plus exigé l'application complète des lois et règlements soviétiques, et on était arrivé à un projet d'entente qui était à peu près le suivant : la concession était renouvelée pour quatre-vingt-dix ans, au lieu de soixante-douze. En plus, la concession dite « de l'Irtysh », la dernière que la compagnie avait reçue avant la guerre, devenait pleine et perpétuelle propriété de la compagnie. En échange, la compagnie abandonnait sa réclamation de dommagesintérêts et elle acceptait de traiter des conditions de travail avec les représentants du gouvernement des Soviets, celui-ci lui garantissant l'exécution de bonne foi de toute convention de transport et de travail. De plus, elle assurait une redevance annuelle variable avec le revenu net à la République. Mais elle recevait, sans qu'il soit question d'aucune compensation pour avoir été nationalisée, la jolie somme de 20 millions de livres sterling, 1200 millions de francs d'aujourd'hui, payables en or, en cinq ans, à titre de fonds de roulement, et pour se remettre en marche. La carpe était joliment baptisée par tous ses parrains. On connaît la suite. Le Conseil réuni des commissaires du peuple, sous la présidence de Lénine enfin rétabli, a refusé de ratifier le projet. Mais ce n'est pas pour des raisons économiques. C'est pour des raisons politiques, et la lettre de refus a été publiée dans le rapport soumis à l'assemblée des actionnaires de la Russo-Asiatic. Cet extraordinaire document administratif débute en proclamant l' « extrême désirabilité »

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de voir le capital étranger aider à la reconstruction de la Russie. En particulier, est exprimé « le désir très vif de conclure ce contrat » avec la Russo-Asiatic. Mais on spécifie qu' « avant qu'un tel contrat puisse être mis en vigueur, il faudrait qu'il y eût des relations stables, amicales et régulières » entre la République des Soviets et le gouvernement de Sa Majesté britannique. De telles relations n'existeraient pas pour l'instant. Au contraire, le gouvernement britannique aurait l'intention de refuser à la Russie le droit de régler sur un pied d'égalité avec les autres nations les questions d'Orient et de la mer Noire. Rarement acte fut plus stupide. Les membres du Conseil des commissaires du peuple se font vraiment des États capitalistes une idée extraordinaire. Quelle que soit l'influence de grandes sociétés comme la Russo-Asiatic, elles n'ont tout de même pas un pareil pouvoir de pression sur un gouvernement, surtout dans une question aussi grave que la question d'Orient. Et il est encore plus fou de s'imaginer que le maigre appât de quelques affaires puisse faire altérer le cours d'événements aussi graves que la guerre ou la paix. Cette vue matérialiste pure, ce marxisme puéril, n'a aucun autre fondement que l'idéologie des Soviets eux-mêmes. L'opinion britannique et même la Russo-Asiatic n'ont été que médiocrement émus. On sait, à Londres, qu'il n'y a qu'à attendre. Le fruit finira par tomber... on dit qu'il va tomber. Le discours de M. Urquhart à l'assemblée de ses actionnaires (Times du 24 octobre) est bien intéressant. M. Urquhart termine en faisant remarquer que le gouvernement russe ne peut guère trouver d'aide qu'en Angleterre. Des particuliers, il ne peut non plus rien attendre, tant qu'il n'aura pas donné des gages de sérieux et prouvé par sa conduite à l'égard de quelques grandes affaires comme la Russo-Asiatic, qu'il est digne de crédit. Puis M. Urquhart montre que ni la possession, ni même l'équipement ne peuvent suppléer à la connaissance technique minière que seule la Russo-Asiatic possède, et « que rien ne peut nationaliser ». Il faut savoir où sont les minerais et ensuite il faut encore savoir les traiter. La fin est encore plus curieuse. Elle est d'un homme qui connaît bien la Russie et qui sait apprécier ses dirigeants à leur juste valeur, à leur réelle valeur. Citons-la en entier, c'est un excellent document à garder, malgré sa phraséologie bourgeoise : « Nos propriétés, dit M. Urquhart, sont situées dans la plus riche contrée du monde en ressources naturelles. Nous avons souffert des lois et des décrets temporaires des Soviets, mais les lois de la Nature sont au-dessus de celles qui sont l'œuvre des hommes. Ces lois ont forcé le gouvernement de Russie à céder aux besoins économiques de la population paysanne de son pays, et ceci contre ses théories communistes. Il est essentiel pour la population paysanne, qui forme les 90 % de la population russe, d'avoir des organisations comme la nôtre qui mettent au jour les richesses naturelles mais cachées et en sommeil de son sol, et qui mettent ces richesses à la disposition de l'industrie et de la vie économique du pays. Cette nécessité a été reconnue par M. Lénine et par les autres leaders de son gouvernement, et elle est la raison de ce contrat que nous avions signé. C'est pourquoi j'ai une conviction certaine

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et de très bonnes raisons de croire que le moment est très proche où on nous redemandera de revenir travailler en Russie, pour le plus grand bénéfice de la Russie et pour le nôtre en tant qu'actionnaires de cette société. » Soulignons la fin, elle est franche et exacte. En somme, ce document d'origine capitaliste concorde avec tout ce que les Soviets publient eux-mêmes. C'est à un compromis qu'on aboutit de part et d'autre ; compromis qui rétablit en somme le capital dans ses anciens droits et ne laisse à l'État soviétique que le rôle de police, de concession et, éventuellement, de bénéficiaire qui est le sien, comme dans bon nombre d'États les plus bourgeois. Dans d'autres cas, le gouvernement bolchevik semble avoir obtenu des futurs concessionnaires étrangers des conditions un peu meilleures ; mais aucune entreprise ne semble avoir consenti au Soviet plus que des intérêts et des participations, et la plupart lui sont moins favorables que le régime suédois des mines n'est à la Suède. Était-il nécessaire de bouleverser le monde pour en arriver là ? Ceci est une autre question.

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Les changes. I. État actuel ; la ruine de l'Europe ; la crise ; les responsables *

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La crise des changes commence enfin à alarmer le public français, si apathique, si ignorant et si mal informé par les soi-disant grands journaux. Il a fallu que la livre soit à 72 francs, les 100 francs suisses à 286 francs et que le dollar soit au-dessus de 16 francs, pour que l'on mesure enfin la valeur du crédit français. Il a fallu que le mark soit tombé aux abîmes où il rejoint le prix que faisait la couronne il y a un an à peine, pour que notre bourgeoisie réalise que l'Allemagne ne peut décidément pas payer. Et cependant, si notre public s'alarme, il est encore incapable de réflexion et de compréhension. Nous avons beau, nous socialistes, lui dire depuis trois ans que dans cette course vers le néant une monnaie entraîne l'autre, comme une faillite en entraîne une autre ; nous avons beau crier qu'il n'y a nul lieu de se croire sauvé lorsqu'on reste sur le bord du précipice, parce que la monnaie qui roule déjà dans le fond entraînera toujours celles qui lui sont enchaînées, il faut que le vertige soit venu pour qu'on nous entende enfin. Lorsque la guerre fut finie, lorsque le Comité interallié des changes fut dissous, fin mars 1919, le rouble soviétique avait encore une valeur, la couronne valait encore

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Le Populaire, 4 décembre 1922, p. 1.

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quarante fois plus que ne vaut le mark actuel ; le mark valait ce que vaut le franc aujourd'hui. Maintenant, seule la livre a rejoint à 40 cents près sa parité d'or. Mais toutes les autres monnaies des anciens belligérants sont entraînées dans le tourbillon final : le franc vaut ce que valait le mark en mars 1919 ; la couronne autrichienne vaut moins que le rouble soviétique il y a un an ; la lire, le leu roumain, le mark polonais et le finlandais, la couronne tchécoslovaque et la hongroise s'étagent entre ces différentes limites. Seuls les Tchécoslovaques, au prix d'une crise économique, ont réussi à défendre leur couronne. Mais l'insolvabilité des Russes, des Polonais, des Roumains, des Yougoslaves, des Allemands sont solidaires. Le drachme grec effondré et la livre turque mise en question ont achevé de déconsidérer les monnaies européennes, et cette nouvelle faillite ébranle la confiance que les pays riches avaient conservée aux nations qui avaient fait un effort financier: la France et l'Italie. La peste s'étend. Peutêtre les destins sont-ils déjà irrévocablement fixés.

Les responsables Il y a tantôt trois ans que les socialistes ont vu clair. Il y a deux ans et demi qu'ils ont proposé, en même temps que tous les bons esprits, et en même temps que l'Internationale syndicale, la stabilisation des changes grâce à des crédits internationaux. On ne les a pas écoutés. À la veille de la conférence de Bruxelles, nous craignons ici qu'il ne soit trop tard. Mais, avant d'essayer de voir si on ne peut essayer de conjurer un sort peut-être implacable, ne manquons pas de maudire les coupables, coupables de la ruine de l'Europe, coupables de la nôtre, coupables de la nouvelle hausse des prix qui va suivre la hausse des changes, et de la nouvelle misère qui guette tous les salariés, et encore plus les fonctionnaires et les gens à revenus fixes, rentiers et retraités. Les premiers responsables sont les sots et les bluffeurs qui ont établi le traité de Versailles. C'est M. Klotz ; c'est M. Loucheur ; c'est la clique du Matin, de l'Écho de Paris, etc., se ruant au cri de « l'Allemagne paiera » ; c'est la foule stupide qui les a suivis. C'est surtout ce vieillard léger et borné, et orgueilleux, M. Clemenceau, qui refusa l'offre de 100 milliards de marks-or, que M. de Brockdorf-Rantzau avait proposée comme définitif forfait au titre des réparations. L'expérience a depuis démontré que, à ce moment, la République allemande était plutôt de bonne que de mauvaise foi et qu'elle ne peut payer plus. Il faut toujours se souvenir de cette offre et du refus brutal de l'examiner que lui opposèrent les puissances victorieuses ! Dans la mesure où il y a des responsabilités personnelles, M. Clemenceau a sa lourde part. Puis sont responsables ceux qui, dans tous les pays, alliés ou ex-ennemis, ont présenté à leurs nationaux et au monde des budgets frelatés comme des bilans de

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sociétés véreuses. Chez nous, c'est tous ceux qui ont annoncé qu'on pourrait les solder en faisant « payer le Boche » et que le « Boche peut payer ». Plus particulièrement, il faut mentionner les rapports de M. de Lasteyrie, que l'actuel ministre des Finances présenta au budget de 1921, et qui lui valurent son portefeuille d'aujourd'hui. Mais cette culpabilité est encore bien générale. Il en est encore une plus directe : c'est celle du ministère Poincaré. Il ne faut pas oublier que la Conférence des banquiers, à Paris, a été le dernier espoir que l'Allemagne et la France pouvaient avoir de se relever. Au moment du meurtre de Rathenau, un dollar pouvait encore s'acheter 153 marks : il en fallut près de 10 000 J'autre jour. Voilà la chute que l'Allemagne a faite en moins de quatre mois. Au moment de la Conférence des banquiers, à Paris, en avril-mai, la livre était aux environs de 45 francs, le dollar aux environs de 11. Le franc a perdu de 30 % à 20 % de sa valeur-or. Celui qui est responsable, seul et premier, de l'échec de la Conférence des banquiers, c'est M. Poincaré. Par arguties d'esprit, par raffinements de juriste, posant des questions de garanties, de rangs de créances, il a négligé les forces économiques avec lesquelles il fallait traiter, les intérêts qu'il fallait sauver. Nous serons bien avancés quand nous aurons entre les mains les mines de la Ruhr ! Nous ne saurons pas plus les administrer que nous ne savons rendre rentables les mines de la Sarre ! Nous ne pourrons pas acheter un quintal de blé ou une livre de laine de plus parce que nous aurons sur le carreau du charbon dont nous ne saurons que faire, dont nous aurons privé l'Allemagne, ou que nous ne pourrons faire vendre au-dessus du prix coûtant. Et notre monnaie, notre fortune tout entière cette fois aura perdu sa valeur parce que nous aurons ruiné le créancier dont la dette est notre principal actif. Il suffit de continuer, encore quelques années, deux, trois, quatre au plus, pour que nous ayons rejoint définitivement l'Allemagne et les autres pays ruinés dans le malheur et la misère.

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Les changes. II. Une politique ; un exemple sinistre, l'Autriche

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Nous souffrons et nous faisons souffrir. Nous, public, nous, travailleurs, pâtissons des fautes du Bloc national. Nous en pâtissons encore par choc en retour, parce que cette politique non seulement nous ruine, mais encore ruine l'Allemagne, et que la pauvreté de celle-ci nous ruine encore davantage, en supprimant l'un des meilleurs marchés pour nos produits. Qui dit même ce qui arrivera ? Il est possible que nous ayons un jour à nourrir l'Allemagne comme nous devons entretenir l'Autriche, car nous avons créé là-bas un État mort-né. L'Autriche est un autre exemple de la folie de la diplomatie française qu'il faut toujours avoir sous les yeux. C'est cette diplomatie qui a depuis longtemps réduit à la mendicité l'Autriche, aussi responsable que l'Allemagne de la guerre, aussi coupable, et même plus, d'atrocités. L'Autriche est incapable à jamais de payer quoi que ce soit. Qui plus est, elle coûte déjà 2 milliards de francs-or à l'Entente, et des centaines de millions à la Société des nations. Si bien que si nous arrivons à affamer l'Allemagne, comme nous avons anéanti l'Autriche, c'est nous qui serons encore obligés de la secourir, si nous le pouvons encore. Il faut donc changer de politique, en France et hors de France, puisque c'est nous qui sommes la plus grande puissance de résistance au bon sens et à la bonté, et que notre inaction nous mène et mène l'Europe à la ruine.

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Le Populaire, 5 décembre 1922, pp. 1-2.

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Une politique Rien de plus difficile que de définir une politique des changes. Cependant les experts, les économistes sont tous d'accord depuis la conférence de Bruxelles de 1920. On se souvient mal de cette conférence en général dans le public. Elle fut convoquée à une époque où la crise des changes était aiguë pour la France, mais où la ruine de l'Allemagne était loin d'être en vue - pour les gens qui voient court -, où la ruine de l'Autriche commençait seulement. Dès lors, des savants illustres - Casse], de Stockholm ; Irving, de New York; Gide, de Paris ; Pigou, de Cambridge -, de façon indépendante et cependant unanime, s'accordèrent sur le fond. Il fallait au plus tôt : 1º Fixer une politique des réparations rationnelle afin que l'actif et le passif des anciens belligérants puisse être raisonnablement estimé ; 2º En fonction de cette estimation, dévaloriser les monnaies dépréciées, les stabiliser à leur valeur-or pour les échanger ensuite contre une monnaie plus saine ; 3º Pour permettre à cette opération de s'opérer en un temps assez court, et pour remettre une suffisante quantité d'or en circulation pour restaurer les étalons monétaires, il fallait trouver des crédits internationaux. Par la faute de la France, et par celle aussi de l'Allemagne, plus préoccupée de ne pas payer que de ne pas faire banqueroute, les conclusions des experts et même celles de la conférence, qui en furent un succédané, ne furent même pas suivies d'aucune action. Et l'Europe est allée à la dérive. Et des choses qui étaient sinon faciles, du moins possibles alors, sont devenues presque impossibles.

Inutilité des illusions Rien en tout cas de plus dangereux que les illusions. Les jaseurs des classes dirigeantes ont d'abord dit : « Le Boche paiera ! » Puis, le cri fut celui de la « production » : « Produisons et nous rendrons sa valeur au franc ! » On voyait d'un côté un gros tas de billets, et de l'autre un gros tas de marchandises, dont la présence due à un travail sous-payé métamorphosait en or les monnaies-papier. Puis vint la crise commerciale. Les prix de 1920 fléchissaient rapidement, les stocks surestimés ne trouvaient plus preneur, les hauts-fourneaux s'éteignaient les uns après les autres. Et l'on débauchait, jetait à la rue les ouvriers que la veille on accusait de ne pas assez produire.

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Maintenant le cri est à « l'économie » ! Ce qui est plus juste. Car ce que traduit un change mauvais, c'est la situation de débiteur, non immédiatement solvable. Et il est juste que qui est pauvre paie, et travaille pour vivre, et ne mange pas afin de pouvoir payer ses dettes. Mais c'est faire du boniment que de répéter aux foules « Économisez ». En supposant que l'Europe continentale et belligérante économise de quoi payer les intérêts de toutes ses dettes à l'Amérique, elle réussirait à peine à solder la balance de ses capitaux et ne réduirait pas d'un sou cette dette.

Nous sommes débiteurs On méconnaît en effet, en général, lorsqu'on parle au public de France, l'énormité de cette somme, et celle des intérêts trimestriels qu'elle représente. On confond les temps normaux, l'âge d'or d'avant guerre, avec l'état actuel. On oublie que de créditeurs du monde entier nous sommes devenus débiteurs, tout juste solvables si on nous fait crédit. Et on oublie que même si nous réussissions à rétablir la balance de notre commerce extérieur, nous n'aurions pas pour autant rétabli la balance des capitaux et empêché le mouvement des exportations d'or obligatoires. M. Hughes, le secrétaire d'État américain, autrement dit le ministre des Affaires étrangères des États-Unis, disait qu'il fallait estimer à 800 millions de dollars la somme actuellement placée, à vue presque toute, par les Américains dans les affaires d'Europe. Ceci, à part des crédits faits par les États-Unis aux États, et par les citoyens américains aux mêmes États avant l'entrée des États-Unis dans la guerre. 800 millions de dollars à 8 %, taux usuel en banque avec les commissions, représentent 64 millions de dollars-or par an, plus de 900 millions de notre monnaie au cours de 14 francs le dollar. Voilà ce qu'il faut que l'Europe exporte en plus de l'argent nécessaire pour ses achats. D'autres estiment à 20 milliards de francs-papier rien que ce que les banques américaines ont déposé en France. Et si l'on compte que Français et Allemands capitalistes domicilient eux-mêmes le plus qu'ils peuvent de leurs capitaux à l'étranger, qu'ils achètent à tout prix des valeurs étrangères qu'ils ne font même pas rentrer, que cette somme est évaluée au bas mot à environ 2 milliards et demi de marks-or pour l'Allemagne et environ un milliard de francs-or pour la France ; si on fait en plus entrer en ligne tout ce que nous devons aux Suisses, aux Espagnols, etc., qui, eux, ne nous font pas grâce d'intérêts comme font les États-Unis ou l'Angleterre, on se rend compte que même si, par hasard, la conférence de Bruxelles annulait nos dettes d'État à État, la balance des capitaux pencherait encore contre nous, terriblement. Et que l'on ne croie pas que des crédits internationaux pourraient nous sauver. Bien au contraire ! Un débiteur qui emprunte, emprunte toujours plus cher au fur et à mesure qu'il s'endette davantage. Les dernières émissions d'obligations de villes et de compagnies de chemins de fer, que le ministre des Finances fit faire à l'étranger, se

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retournent maintenant soit contre nous, quand elles sont payables en livres ou en dollars, soit contre nos prêteurs, en dernière analyse contre notre crédit, quand elles sont payables en francs qui se sont détériorés si grandement. Voilà la situation. Non seulement l'État français mais le crédit français et la nation française dépendent de l'étranger. On crie à la spéculation. On veut réglementer le marché de Paris. Tout ceci est vain. Le marché de l'or n'est pas ici : il est à New York, à Genève, à Amsterdam ; il revient lentement à Londres. Qu'on aille là-bas arrêter la spéculation.

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Les changes. III. Danger des mesures arbitraires

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Nous en arrivons déjà au point où il ne faut, hélas ! même plus souhaiter ni hausse, ni baisse. Une hausse du franc détraquerait le marché ; une baisse du franc le détraquerait non moins. Ce sont les détenteurs de marchandises qui perdraient à la première, les détenteurs de francs qui perdraient à la seconde. Et les spéculateurs gagneront à la hausse et à la baisse, tant qu'il y aura un public obligé de jouer derrière eux, sans connaître le jeu, dont ils tiennent, eux, quelques cartes, sinon toutes. L'idéal c'est de stabiliser. Pour cela, il faut d'abord liquider, sacrifier quelque chose, beaucoup même. Surtout, il ne faut pas essayer de moyens artificiels. Ils seraient encore plus coûteux. On va le voir.

Impossibilité d'intervention de l'État. Échec du gouvernement allemand L'État allemand a tenté dernièrement d'arrêter sa débâcle par l'interdiction de toute spéculation en matière de devises étrangères. Peut-être, en effet, s'il avait, aussitôt après l'armistice, continué le sévère régime que l'Empire avait imposé à ses banques, s'il avait maintenu la Zentralstelle qui fonctionna pendant toute la durée de la guerre et par laquelle se fit tout mouvement des matières précieuses ou des valeurs, s'il avait interdit toute importation ou exportation de toutes richesses qui ne soient pas des

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Le Populaire, 9 décembre 1922, p. 2.

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marchandises destinées au marché extérieur ou au marché intérieur, peut-être aurait-il pu éviter la banqueroute. Mais il est certain que la République allemande ne l'a pas voulu. Elle a voulu démontrer qu'elle ne pouvait payer les formidables indemnités que les financiers de l'Entente la croyaient capable de solder. Pour le démontrer, elle a laissé exporter son or et domicilier ses crédits à l'étranger. Elle a été la première à déprécier le mark et maintenant c'est la fortune de l'Allemagne entière qui est dépréciée. Il est question d'établir en France une Zentralstelle analogue à celle que les Allemands tentent de rétablir. L'échec de cette dernière tentative des Allemands est là pour prouver qu'il est inutile de tenter pareille entreprise. Pour qu'elle ait chance de succès, il faudrait que ce soit le vrai marché du mark qu'on surveille. Or, il n'est plus à Berlin, mais partout ailleurs à l'étranger. Il faudrait ensuite que le public allemand ait encore foi dans sa propre monnaie. Or, en Allemagne, les mesures d'État ont abouti justement à aggraver de tout le poids qui avait pesé sur le marché clandestin celui qui pèse déjà sur le marché officiel. Ce n'est plus seulement le public étranger et les banques étrangères qui ne croient plus au mark, c'est le public lui-même qui n'a plus foi en d'autre monnaie qu'en une monnaie étrangère, en d'autres marchandises qu'en une marchandise livrée. Il est à craindre que cette foi soit déjà ébranlée dans le public français et qu'il soit trop tard aussi pour intervenir d'une façon suffisamment énergique sur le marché des changes. Il semble, d'après ce qu'on dit en Bourse, que, s'il y a une part sérieuse de spéculation dans les hausses affolantes des derniers jours, cette hausse est due surtout à des spéculations non pas seulement étrangères mais aussi françaises. C'est la bourgeoisie française qui achète du dollar et de la livre parce qu'elle aussi n'a plus confiance dans ses francs. Ce sont des industriels et des commerçants français qui se couvrent en dollars d'opérations qu'ils font parce qu'ils ne sont pas sûrs de la valeur de leurs francs. On se couvre pour acheter du coton, de la laine, du blé. On veut régler de vieux crédits consentis par les Suisses ou les Américains. Ou simplement il faut renouveler des traites dont il faut payer les commissions de plus en plus usuraires aux Suisses, aux Espagnols, aux Hollandais, voire aux Mexicains, aux Chinois. Contre un pareil mouvement aucune intervention de l'État n'est réellement efficace. Qu'on se souvienne du temps où, encore pendant l'état de guerre, et juste au moment où commença la chute du franc, sous le règne de M. Clemenceau, les courtiers apportaient chaque jour, par l'express de La Haye, des titres de la Royal Dutch. En plus, et nous en avons pour auteur M. de Lasteyrie, dans son dernier discours, il est certain qu'une partie de la baisse du franc est due à des rappels de fonds étrangers prêtés aux banques françaises. Celles-ci avaient attiré cet or par le haut taux d'intérêt que nous payons en France. Les bruits de diminution de ce taux, substantialisés par le rapport du sénateur Béranger et le discours de M. Loucheur, n'auront pas été sans influence. On a menacé les dépositaires étrangers de diminuer leurs intérêts, ils ont alors compensé leur perte future par des gains considérables immédiats en capital.

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D'autres parlent de manœuvres, de pressions politiques étrangères. Mais ceci est paraît-il sans fondement. Toujours est-il que, débiteurs, nous sommes les jouets non seulement de nos créanciers réels étrangers, mais même de leurs banquiers, et des correspondants de ceux-ci. Et sur eux, l'État français ne peut rien. Ce qu'il ferait réagirait au détriment des intérêts les plus immédiats du pays et permettrait des spéculations idiotes aux cercleux de Paris. On ne peut rien contre de pareilles situations et contre la puissance d'évasion du capital. Il n'existe pas plus d'étanchéité de la monnaie, ou pour mieux dire, du potentiel monétaire, qu'il n'en existe pour conserver parfaitement aucune force.

Laissez libres les financiers Il vaut donc mieux laisser la nature opérer. Que la liquidation se fasse, que les cours s'ajustent d'eux-mêmes. Les politiciens, les bureaucrates du Mouvement des fonds sont encore plus incapables que les financiers bourgeois et il vaut mieux laisser à ceux-ci leur responsabilité. Si, après cette hausse, le franc réussit à s'aligner de nouveau à la valeur de 14 à 15 francs le dollar, c'est évidemment à sa valeur vraie qu'il sera ainsi estimé et il en vaut mille fois mieux convenir, que d'essayer de manœuvrer pour lui donner une valeur qu'il n'a pas. Ces manœuvres d'ailleurs tourneraient contre le public français par les pertes qu'elles lui infligeraient aussi bien en hausses qu'en baisses du franc. Le programme, les ordres qui doivent être ceux des plénipotentiaires français de la conférence de Bruxelles doivent être de stabiliser le franc a sa valeur vraie et non pas de donner aux francs-papier qui sont entre les mains des capitalistes une plusvalue or qu'ils ne méritent pas. Liquider, liquider au plus vite, pour stabiliser s'il est encore possible : voilà le premier devoir de tous les gouvernements à change déprécié, du nôtre, le premier.

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Pour les bolcheviks

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Il est utile de définir enfin une attitude à l'égard du bolchevisme. Trop de critiques pourraient faire croire que nous ne reconnaissons rien de ce qu'ils ont fait et que notre passion nous aveugle. Le reproche serait injuste, mais une certaine balance entre l'appréciation positive et la vue de trop évidentes limites est nécessaire non seulement si on veut rester dans la juste mesure, mais aussi si l'on veut une action positive. Car le bolchevisme est, à tout le moins, un fait, et il n'y a que les sots qui ne tiennent pas compte des faits. Rappelons d'abord qu'ici, dans les trois années de ce modeste et utile organe, si nous ne fûmes jamais dupes des bolcheviks, nous les avons toujours défendus contre les attaques militaires de la bourgeoisie ; Koltchak et Denikine nous ont eus pour aussi vigoureux adversaires que ceux qui font profession de communisme. Le blocus et, encore maintenant, la quarantaine où les gouvernements alliés tentent de maintenir la Russie nous ont eus pour aussi rigides opposants que les plus fervents agents de Moscou. Dût la modestie de Renaudel s'en effaroucher, il sied de remarquer qu'il fut un des premiers défenseurs des marins de la mer Noire, et ce à une époque où il y avait quelque courage de l'être, plus en tout cas qu'il n'y en a eu à exploiter plus tard leur injuste détention., Notre point de vue invariable a été la défense de la Révolution russe, de l'Indépendance russe, du Peuple russe, dont nous n'avons jamais contesté que les bolcheviks soient les représentants de fait et même, dans une large mesure, de droit. Un autre trait de notre action, de celle du petit peloton de ceux qui n'ont jamais pactisé avec le communisme, qui se sont mis tout de suite en travers de la déviation communiste, dès avant Tours, a été mal compris et demande une explication.

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La Vie socialiste, 9 décembre 1922, p. 3.

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La plupart de ceux qui formèrent ce noyau de résistance étaient d'anciens mais très intimes amis de Guesde et de Jaurès. On a cru qu'ils étaient poussés par je ne sais quel esprit de socialisme de guerre. C'étaient de simples rancunes de social-patriotes, de social-traîtres, comme on dit dans l'horrible jargon franco-allemand des communistes français, de mesquines vues petites-bourgeoises, qui nous animaient, qui nous dirigeaient. On nous a considérés comme à la remorque de la bourgeoisie. Tout simplement parce que nous ne voulions pas dévier d'une glorieuse tradition ; ou parce que, vieux militants éprouvés, habitués aux responsabilités, nous n'acceptions pas les directions de Moscou et ne voulions recevoir de lois que d'une Internationale à laquelle nous aurions collaboré et à laquelle auraient collaboré tous les partis ouvriers de tous les pays. Inutile de protester contre ces insinuations et contre ces insultes. Il fut un temps où on se taillait un facile succès dans diverses régions du parti en se bornant à prononcer les noms de Renaudel et de Thomas, et où on ne se faisait pas faute de critiquer, a la russe, le socialisme petit-bourgeois, celui de Proudhon, de Vaillant et de Jaurès. Depuis on a osé la chose en public. Au dernier congrès communiste, enfin, on ose ramasser, en France, les ragots qui traînent depuis toujours dans la littérature bolchevik sur le démocratisme petit-bourgeois de Jaurès. C'est parce que nous connaissions ce point de la doctrine bolchevik, ce dédain inné du Russe pour la démocratie ; c'est Parce que nous connaissions cette caractéristique de l'action bolchevik que nous en fûmes tout de suite ennemis comme nous l'avions été de l'hervéisme et de ses succédanés syndicalistes, avant guerre. Le débat doctrinal reste entier. Il y a d'un côté les partisans du complot de la violence et de la dictature, et, d'autre part, les socialistes qui sont persuadés que le régime socialiste n'a chance de s'établir et de durer que dans des nations où il jouira de la sympathie active des masses les plus importantes de la société. Mais, que l'on nous comprenne bien. Nous disons débat. Cela prouve que nous sommes disposés à nous rencontrer. Mais ceci ne veut pas dire que nous ne mettions aucune condition à cette rencontre et que nous allons nous présenter la corde au cou, en humbles pénitents, devant la férule, que -manierait un Rappoport, le dégoûtant accusateur de Jaurès, ou un homme aussi peu qualifié pour donner des leçons de socialisme que Radek qui n'a pas quitté depuis si longtemps son Autriche. Notre attitude est plus réservée et plus nette. Nous mettons des conditions à ce débat. D'abord, c'est sur un terrain de parfaite égalité que nous prétendrions discuter. Les succès politiques des bolcheviks sont certes éclatants. Nous sommes convaincus que, pour de longs temps encore, ils représentent la plus grande force politique en Russie. Seulement, leurs succès économiques ne sont pas tels qu'ils ne détournent pas plutôt les masses du socialisme qu'ils ne les en rapprochent, même en Russie. Ils ont été si mauvais administrateurs, si mauvais législateurs, que leur prestige politique luimême est ébranlé. Et l'on peut dire que, comme gérants des biens socialisés, ils ont été nettement inférieurs à leur tâche. Admettons que cette entreprise était surhumaine ; rappelons toutes les misérables entraves que les États bourgeois ont mises à

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la reconstruction de la Russie, tout cela diminue peut-être les responsabilités des chefs, cela ne fait pas qu'elles ne restent lourdes. Des fautes comme la lutte contre le mouvement coopératif, pendant plus de deux ans ; comme la lutte contre la liberté syndicale ; comme l'effroyable gaspillage de l'actif russe ; comme le système paresseux et fou de la réquisition des paysans ; comme l'imprévision des mauvaises récoltes ; la barbarie avec laquelle on arrêta l'émigration des malheureux atteints par la famine ; l'incapacité où on fut, où on est encore de les secourir, sans les secours de l'étranger ; l'incurie générale: tout cela n'est pas des titres à notre respect pour la compétence économique des communistes. Car cette responsabilité, ils la portent entière. Ils n'ont personne avec qui la partager ; ils ont été les seuls maîtres de la Russie depuis bientôt trois ans et tout-puissants au point de vue économique. Ils ont donné l'exemple de ce que l'on peut gâcher et un mauvais exemple de ce que l'on peut construire. Mais, si nous croyons qu'ils ont été de mauvais théoriciens et de mauvais praticiens, ce n'est pas un anathème que nous leur lançons à la face. Nous laissons ces procédés aux néophytes, et, quant à nous, nous ne prétendons qu'au droit d'apprécier leurs actes comme nous admettons qu'ils jugent les nôtres. Nous avons pour certains d'entre eux une véritable estime ; nous avons pour certains de leurs systèmes d'idées et d'action une réelle répugnance. Mais il n'y a pour nous ni raison de les excommunier de la grande Église socialiste, ni raison pour baiser leurs mules, s'ils se croient papes. Nous ne sommes pas chauds partisans du « front unique », mais nous sommes chauds zélateurs de l'Internationale unique. Prévoyons d'ailleurs qu'elle est plus proche qu'on ne croit. Les bolcheviks ont déjà assez fourni de preuves de leur opportunisme. La dernière, celle de leur avance vers le Mussolini, est une preuve de plus de leur talent de manœuvriers. Nul doute, quant à moi, qu'avant qu'il soit longtemps, ils se rapprocheront du plus grand parti ouvrier, du plus influent d'Europe. Le Labour Party anglais sera, sans doute possible, l'une des forces sur lesquelles il leur faudra s'appuyer, avec laquelle il leur faudra compter. Or, elle est dans la Ile Internationale. Ce jour-là, ni la gauche, ni le centre des communistes français ne pèseront lourd devant les diplomates de Moscou. La reconstitution de l'Internationale est plus proche qu'on ne croit. Ce jour-là, nous, qui fûmes de ceux qui firent la première Unité, nous l'appelons de tous nos vœux. Nous retrouverons avec joie la masse honorable des militants socialistes français qui savent si mal supporter l'étiquette et la tyrannie bolcheviste. Nous nous résignerons même à certains contacts avec quelques-uns de ceux qui ont contribué à égarer ces bons vieux camarades. Nous ne voyons même pas d'inconvénient majeur a ce que l'on fixe le siège de la future Internationale à Moscou, si les bolcheviks y sont toujours les maîtres. Elle y serait, en effet, mieux chez elle que nulle part en Europe. Elle serait sinon en pays entièrement socialiste, du moins en pays gouverné par des gens qui se disent tels. Ce serait une garantie d'indépendance. On pourrait même garder certaines des formes d'organisation de la Ille Internationale. L'institution de l'exécutif est une chose à ne pas mépriser. À condition d'avoir toute garantie d'indépendance et de juste part dans le gouvernement de l'Internationale, les socialistes français sont aussi disposés que les communistes à se plier à une discipline librement consentie et librement élaborée. Ils

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ne sont pas plus opposés à la reconstruction de l'Internationale autour de Moscou qu'autour de n'importe quel centre. Il va sans dire que nous n'exprimons ici que notre avis personnel. Mais nous sommes persuadé que nous exprimons les volontés, les désirs d'un très grand nombre de camarades préoccupés de l'unité de tous les mouvements d'organisation des travailleurs.

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Les changes. IV. La valeur réelle du franc comment le convertir en or

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Il faut liquider nous-mêmes, tout de suite, coûte que coûte, pour éviter d'être liquidés par d'autres. Voilà le principe. Ceci n'est nullement impossible. Même cette liquidation est sans difficulté réelle pour le franc. Le franc depuis six mois s'apprécie entre 37 et 43 centimes suisses, égaux à peu près à l'or en ce moment. Qui ne voit que c'est à peu près sa valeur réelle ? l' Valeur par rapport à l'inflation momentanée. Pour une même couverture d'or qu'avant guerre, circule le triple de billets de banque: donc ces billets ont une valeur de 33 à 40 % du nominal, suivant les fluctuations du portefeuille de la Banque de France. 2' Il est d'autres valeurs permanentes en circulation que les billets de banque, ce sont tous les titres et valeurs mobilières, rentes d'État, etc. Or celles-ci sont aussi estimées nominalement à peu près trois fois trop cher. On peut donc sans inconvénient réduire leur valeur nominale de 50 à 60 %. Ici, un court raisonnement est nécessaire.

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Le Populaire, 11 décembre 1922, pp. 1-2.

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Valeur de la dette Avant la guerre, la fortune nationale était estimée entre 275 milliards au moins et 325 milliards au plus, y compris les titres d'une dette d'environ 32 milliards-or. Depuis la guerre nous avons ajouté à cette dette 300 milliards dont environ 90 en francs-papier sont dus à des États étrangers et une dizaine à des particuliers étrangers -, ces derniers en or, hélas ! Plus 99 milliards de dépenses dites recouvrables sur l'Allemagne, qui monteront à 135 un jour. Ceci abstraction faite des déficits annuels certains à prévoir. En gros - comme nous ne faisons rien pour payer notre dette de guerre ni celle de la reconstitution ; comme nous n'en payons même pas les intérêts aux États créanciers, et comme nous n'en payons les intérêts aux particuliers qu'à coups d'emprunts - nous avons ajouté plus de 300 milliards de titres à ceux que nous avions avant guerre. Et nous faisons abstraction des avances de la Banque et des emprunts des grandes compagnies, villes, départements, etc. Nous n'avons, pour cela, pas augmenté d'un sou nos richesses. Admettons que les ruines de guerre soient compensées par les résultats de l'effort national pendant et après la guerre. Tout ceci vu, en somme, c'est comme si nous comptions 650 milliards ce qui en vaut réellement à notre vu et su 300. Autrement dit nous apprécions notre fortune une fois et quart de trop. L'étranger, qui n'est pas dupe, l'apprécie à sa juste valeur en réduisant toutes nos évaluations par la voie du change, à 40 % de la valeur que nous leur attribuons. L'étranger qui achète nos titres, nos propriétés, nos francs, les a réduits de toute cette surcharge à leur valeur réelle, grâce à son or. On peut liquider. Et il vaut mieux liquider ainsi que de tâcher de restaurer le franc au bénéfice des rentiers.

Une leçon L'exemple de l'Angleterre, en 1815-1822 et maintenant, démontre que l'intérêt financier et rentier n'est peut-être pas nécessairement l'intérêt national. Par deux fois, avec un héroïsme fiscal et financier admirable, la bourgeoisie anglaise, le capital anglais, ont ramené la livre au pair ou presque au pair. Cela a coûté des liquidations formidables, après 1815 comme après 1919. Les pertes en dividendes et réelles en 1920-1921 ont été immenses. Les impôts prélevés ont été écrasants. Mais de là aussi les crises commerciales immenses de 1815-1822 et de 1920-1922. La dernière semble s'atténuer. Elle laisse encore 1350 000 chômeurs sur le pavé. On a restauré la livre sterling et fait baisser les prix, mais il est fort possible qu'une dévalorisation de la livre en 1920 eût encore moins coûté. Une perte de 20 % sur toute valeur, propriété, etc., eût été sans aucun doute moins grande que celle qui consiste à payer avec des

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salaires réduits, avec des revenus réduits, des impôts correspondant aux rentes de dettes contractées en livres sterling papier. Donc dévalorisons le franc et poussons à dévaloriser les autres monnaies européennes.

Comment on dévalorise Nous proposons de dévaloriser le franc. On sait faire ces opérations. Non seulement il y a l'exemple illustre de Bonaparte remplaçant les assignats et consolidant le tiers des rentes sur l'État seulement. En fait, d'ailleurs, on remboursa très peu d'assignats et à peine la moitié des titres de rentes furent présentés à la conversion. Mais le nombre de ces opérations faites au cours du XIXe siècle est grand et elles se sont faites dans des proportions considérables. Le Mexique a fait plusieurs fois banqueroute et si sa dette est momentanément de moindre valeur, sa piastre fait prime sur le dollar lui-même, et il va consolider sa dette à environ un quart or de la valeur papier. Le Brésil a passé deux fois par ces événements, deux fois il a procédé à ce qu'on appelle un « funding ». l'État cesse ses paiements pendant un certain laps de temps, puis les reprend réduits mais en or cette fois et avec amortissement. L'Argentine a, elle, opéré de façon plus complexe, mais avec non moins de succès : elle a lentement substitué, par une banque de conversion, des pesos-or aux pesos-papier. L'opération n'est pas terminée ; et elle a fait un « funding » de sa dette. Résultat : le peso fait souvent prime, et, au fond, il n'y a jamais eu banqueroute. Il a été fait honneur aux « scripts » qui ont été émis, avec intérêts différés et réduits, en échange des titres de l'ancienne dette. C'est, au fond, sauf le mot, le remède que proposait M. Loucheur, l'autre jour. Sa « conversion des intérêts de la dette », c'est un funding. Réduisons donc à la fois la valeur et de la dette publique et du franc. Mais ceci ne suffit pas.

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Les changes. V. Comment liquider; comment stabiliser

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Dévaloriser non seulement le franc, mais tout capital. Consolider la dette en la réduisant. Stabiliser les budgets et le franc Mais ces opérations faites autrefois, ou en pays neuf et lointain, sur de petites échelles, au bénéfice ou au détriment de capitalistes peu nombreux, étaient assez faciles. Il faut maintenant, pour restaurer à la fois la justice et le crédit de la France ou des peuples européens, de tout autres efforts. Et ces efforts doivent être simultanés à ceux de la liquidation. Car il est dangereux - sur les sociétés comme sur le vivant -de ne faire de la chirurgie qu'à moitié. Il faut finir l'opération. Il faut dévaloriser tout le capital.

Levée sur le capital Ce sont tous les citoyens, et non les seuls socialistes, qui ne veulent pas que seuls le crédit et la dette de l'État soient ébranlés pour restaurer la fortune des particuliers. Ils ne veulent pas non plus que certains particuliers, les plus intéressants, les plus désintéressés, soient frappés pour avoir fait crédit à l'État. La justice et l'intérêt commandent qu'il soit prélevé une part raisonnable sur le capital, sur tout le capital et non seulement sur les billets de banque en circulation *

Le Populaire, 13 décembre 1922, pp. 1-2.

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chez les malheureux qui n'ont pas de compte dans les banques étrangères ou de valeurs immobilières ou des actions. Car pâtira de l'opération quiconque n'a pas un capital de ce genre. Tout ce qui est rentier, créancier de l'État, obligataire, créancier de particuliers, quiconque ne peut augmenter son revenu, le verra diminuer absolument sinon relativement. Le sentiment de justice et d'égalité civique serait atteint si l'on procédait ainsi. Il faut que tout le monde soit logé à la même enseigne, que toute propriété non publique soit frappée sinon d'une partielle dévalorisation immédiate, du moins d'une hypothèque qui représenterait une partie de la valeur que la rente et le franc auraient de leur côté perdue. La modalité de la perception de cette levée sur cette partie du capital national, mettons sur le tiers, reste à fixer. Augmentation de l'impôt sur le revenu, sur les successions, établissement de l'impôt sur les plus-values, tout ceci équivaut à peu près à une levée faite en trente ans. Il faudrait pencher plutôt pour l'impôt sur les successions et celui sur les plus-values. Et il semble d'autre part qu'il vaille mieux éviter une levée directe. En effet, celle-ci léserait par trop les propriétaires actuels et, risquant de diminuer leur crédit, amoindrirait le crédit de la nation et de l'État. Cependant ce n'est pas nous, socialistes, qui reculerions devant des formes tout à fait drastiques de prélèvement. Il n'est ni prouvé qu'elles soient impopulaires, ni prouvé qu'elles soient dangereuses. De ceci, nous avons un exemple. Malgré sa franchise, malgré ses improvisations, malgré la levée de tous les boucliers bourgeois, le projet de prélèvement sur le capital que le Labour Party a proposé aux électeurs a rassemblé autour de lui une masse de votants qui fait de ce parti le second parti de l'Angleterre. Ceci est plus important que l'échec de l'initiative socialiste suisse l'urgence d'une levée n'y était pas en effet très grande. Donc, dévaloriser et en même temps prélever sur le capital. C'est d'ailleurs le projet que les bureaucrates français pensent imposer à l'Allemagne banqueroutière. Il n'y a pas de raison de ne pas imposer à la France de pareils sacrifices pour éviter la banqueroute. Même les experts consultés par l'Allemagne proposent et de réduire la dette allemande à moins de 10 %, et d'hypothéquer fortement tout le capital allemand.

Stabilisation des budgets, plus d'emprunts Mais il ne suffit pas de liquider. Il faut encore s'en tenir à une première liquidation. Il faut stabiliser le franc une fois sa valeur-or fixée. En d'autres termes, il faut renoncer à recourir à aucun cours forcé, à aucune nouvelle inflation monétaire. Même momentanément au moins, il faut renoncer à tout emprunt nouveau, fût-ce pour des dépenses productives. Car un emprunt, c'est encore

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de nouveaux titres, et à quelque degré, de nouveaux moyens monétaires. Comme on le voit en ce moment où les bons du Trésor sont acceptés par beaucoup comme de la monnaie et sont en réalité une monnaie à intérêts. Il faudra en effet éviter une nouvelle inflation suivie d'une nouvelle liquidation. Celle-ci serait pire que la première. Car les mouvements des changes comme ceux de la pesanteur ou ceux de la foi, sont constamment accélérés. Plus on a confiance et plus on achète cher une monnaie ; moins on a confiance, moins on croit, jusqu'à ce qu'on ne croie presque plus en un débiteur insolvable et l'abandonne en panique comme en Autriche. Mais ce problème de la stabilisation n'est pas moins grave que celui de la liquidation. Car de grands États comme la France et l'Allemagne ne peuvent pas moins faire que le Mexique ; ils doivent refuser tout contrôle financier et se contrôler eux-mêmes. Ils doivent avant tout équilibrer leurs budgets.

Plus de déficit Pour cela il faudra bien des choses et bien des actions difficiles. Même si cet équilibre est facilité par une liquidation préalable, cette facilité sera en grande partie extérieure, apparente, faible, car la liquidation aura réduit le nominal de tout, mais ne réduira pas d'autant le réel de la dette. Un équilibre réel ne pourra s'obtenir sans de nouveaux sacrifices impôts nouveaux, services publics faisant leurs frais, voire des bénéfices, et surtout réduction des dépenses. Sans trop comprimer le budget des dépenses civiles il faudra en éliminer évidemment toute dépense somptuaire ou inutile, si minime qu'elle soit ; il faudra surtout supprimer l'enflure des budgets militaire, naval, colonial, impériaux en un mot. Il faudra que la bourgeoisie, après avoir supprimé une grande partie de ses capitaux, sacrifie un grand nombre de ses prébendes et un plus grand nombre de ses prétentions. Au surplus, tôt ou tard, même sans liquidation, il faudra bien en venir là. Et on sait que la commission du Congrès américain qui est chargée de négocier les modes de paiement des dettes européennes a déjà exigé la production des budgets, en particulier ceux des dépenses militaires. On sait moins que M. Parmentier, dans son dernier voyage, a fourni les documents nécessaires à M. Mellon, secrétaire des Finances fédérales. Pour stabiliser, pour restaurer le crédit, il faudra renoncer à l'impérialisme, bon pour les États riches, ou les États assez forts pour renier leurs dettes.

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Les changes. VI. Pour la conférence de Bruxelles ; un précédent *

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On dit que la délégation française va se rendre à Bruxelles, s'il y a une conférence, avec un plan de ventilation des dettes interalliées et des créances de l'Allemagne. Au fond, paraît-il, c'est le plan improvisé par M. Seydoux pour la dernière conférence de Londres, qui voudrait reparaître. On se souvient qu'une note Balfour vint couper les ailes aux espoirs et aux combinaisons de M. Poincaré. L'Angleterre refusait toute annulation de dettes interalliées tant que l'Amérique n'annulait pas les siennes. Cette fois, M. Poincaré se contenterait d'échanger contre nos dettes des bons allemands de la série C. Ces bons sont ceux que l'Allemagne doit payer quand, après avoir réglé les 50 premiers milliards fixés en 1921, on la trouvera capable de payer le reste des 132 milliards, c'est-à-dire tout ce qu'elle doit, d'ici trente ans. Et on les annulerait. Autant dire « va-t'en voir s'ils viennent, Jean ». Puis, pour diminuer encore les 132 milliards que doit verser l'Allemagne, tout le monde, Français, Anglais, Belges, renoncerait aux recouvrements qui ne correspondent pas aux dommages matériels de guerre, mais aux pensions, allocations, etc. Ce sont des sommes considérables qui entrent, avec les dépenses d'occupation, pour jusqu'à la moitié des sommes que la France porte actuellement au débit de l'Allemagne, et qui représentent près de 80 % des sommes que réclame l'Empire britannique à l'Allemagne. Ceci est plus sérieux. Mais, en somme, on laisserait encore l'Allemagne avec près de 90 milliards à payer, non compris les intérêts. Il est inutile de penser que contre un sacrifice de ce genre, l'Angleterre et l'Amérique vont nous faire remise des 36 milliards de francs-or (intérêts non compris) que nous leur devons. Or, ce n'est pas un sacrifice ; nous ne renonçons qu'à des sommes

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Le Populaire, 17 décembre 1922, p. 2.

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évidemment irrécouvrables, et nous continuons à demander aux contribuables anglais et américains un cadeau.

Un précédent L'Angleterre après Waterloo L'histoire de ce qui s'est passé après 1813 est nettement répétée en ce moment. Et elle illustre singulièrement notre cas. En 1815 aussi, les pays qui avaient vaincu la France napoléonienne sortirent ruinés d'une guerre de vingt-cinq ans. L'Angleterre fut en proie à une crise commerciale qui dura plus de sept ans. Grâce à des sacrifices sans nombre, des liquidations formidables, un chômage terrible, suivi d'un immense effort industriel, elle rétablit son change et le cours de ses consolidés. Mais comment traita-t-elle les vainqueurs qui avaient été ses associés et les vaincus, la France ? À la France, elle prêta de l'argent... On raconte couramment dans les manuels que c'est à Mgr le duc de Richelieu que la France doit la « libération de son territoire ». On exagère singulièrement. Dès la deuxième occupation de Paris par les Alliés, Wellington lui-même, puis Lord Ceatlereagh, en relations avec les banquiers français, qui, par deux fois, avaient arrêté net la résistance de la [ill.], faisaient ouvrir des crédits par les banques anglaises. Le milliard - somme considérable pour l'époque des Alliés fut en grande partie financé par l'Angleterre soucieuse de restaurer immédiatement le crédit de la France. L'or avec lequel fonctionna le gouvernement de Louis XVIII pendant le premier mois fut de l'or anglais entrant surtout par les Rothschild... Ceci, en passant, est dédié à l'Action française. Aux anciens alliés qu'offrit l'Angleterre ? Leur part du milliard fut faible, divisée comme elle le fut. Mais on la leur laissa prendre. Ce qui n'empêcha pas leur banqueroute, celle de l'Autriche du moins, qui suspendit une fois totalement et l'autre fois partiellement ses paiements ; et la faillite partielle de la Prusse. C'est alors, en 1822 seulement, que l'Angleterre constata qu'elle ne pourrait jamais recouvrer les anciens « subsides » qu'elle avait prêtés à la Prusse et à l'Autriche contre Napoléon. C'est alors qu'elle remit la totalité de sa dette à l'Autriche, et annula 90 % de la dette de la Prusse. Elle put procéder ainsi sans trop faire crier le contribuable anglais, alors cependant seul électeur censitaire, et chargé d'impôts. Elle le put pour deux raisons : parce que la créance était évidemment irrécouvrable d'abord ; ensuite parce que tous les créanciers de l'Autriche et de la Prusse, intérieurs et extérieurs, étaient également maltraités.

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L'Angleterre et à plus forte raison les États-Unis ne peuvent pas procéder autrement aujourd'hui. Les contribuables anglais et américains n'admettront jamais qu'ils doivent payer les intérêts d'une dette contractée, à leurs yeux, en faveur de la France, et que les contribuables français cesseraient, eux, de payer. J'ai assez vécu avec des Américains et des Anglais, et lu leurs journaux de l'an dernier pour pouvoir l'assurer. Ils ne l'admettront jamais qu'à une condition : c'est que les créanciers intérieurs français ne soient pas mieux traités qu'eux. Les Anglais admirent que l'Autriche ne leur payât plus rien parce qu'elle avait cessé ses paiements à ses propres rentiers. Les États-Unis et l'Angleterre nous feront ce cadeau de 36 milliards-or le jour où nous aurons fait supporter une perte correspondante, soit au contribuable français par la liquidation du franc et par l'impôt, soit - ce qui serait moins sage et moins utile - au détenteur de rente française. Il faut que tout le monde soit également traité, comme tous les créanciers d'une faillite sont égaux.

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Les changes. VII. Conclusion *

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Ainsi la situation est telle qu'il faut tout faire à la fois, et sans rien omettre, dans un même raisonnable laps de temps : valoriser le franc, réduire la dette, faire un prélèvement correspondant sur les autres capitaux, annuler une partie de la dette allemande et réduire notre dette vis-à-vis des États étrangers, dans les proportions nécessaires. D'ailleurs le même problème appelle la même solution, encore aggravée, dans presque toute l'Europe ex-belligérante. Elle s'impose.

Le problème allemand C'est dans ce sens que le problème allemand est résolu par les experts, les grands économistes que le gouvernement Wirth a consultés. Cassel, Keynes, Jenks ont répondu au chancelier Wirth qu'on pouvait stabiliser le mark à environ 3 500 le dollar, et installer une nouvelle monnaie d'or allemande aux conditions suivantes : 1º Moratorium des Alliés, assez long pour permettre à l'Allemagne de reprendre ses paiements sur les excédents de ses budgets ; 2º Réduction de la dette allemande des réparations ; 3º Équilibre immédiat et coûte que coûte du budget par la réduction des dépenses et l'augmentation des impôts, avec, 4º Arrêt de toute inflation monétaire et, pour cela, haut taux de l'intérêt. À ce prix, un office national qui devra être nécessairement financé par des emprunts or, intérieur et extérieur, pourra opérer la conversion des marks-papier en marks-or, à raison environ de 850 pour un.

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Le Populaire, 21 décembre 1922, p. 3.

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MM. Brand et Dubois (Norvégien et Suisse) ont fourni une réponse encore plus détaillée. Mais c'est le bon sens et la science qui ont parlé par la bouche des experts. Et ce qu'ils ont dit vaut non seulement pour l'Allemagne, mais pour toute l'Europe, pour chaque nation en particulier et pour toutes en général.

Conclusion On dit que M. Pierpont Morgan, le grand banquier américain, est venu une fois de plus en Europe, en vue de la conférence de Bruxelles. Espérons que cette fois on écoutera ses conseils... je dirai presque ses volontés. La France n'a plus beaucoup d'occasions à manquer et l'Europe n'en a plus une à perdre. On dit que Morgan est reparti et l'occasion perdue. On dit qu'il ne faut compter en aucun cas sur ce que les Américains appellent l' « Administration » et qui est en somme le gouvernement. Le plus grave est que l'Europe n'a pas la sympathie du public américain, encore moins que la sympathie des financiers. On ne se doute pas du mal que fait à la France la non-ratification du pacte de Washington. On ne sait pas la mauvaise impression que firent les stupides déclarations de M. Leygues, l'autre jour, à la Chicago Tribune, annonçant que la Commission des Affaires étrangères de la Chambre rapporterait contre cette ratification. C'est un aveu d'impérialisme éclatant. Contre l'impopularité et la maladresse de cette attitude un « bataillon de Clemenceau » ne suffirait pas, disent les plus autorisés des correspondants à Washington. Il faut donc que l'Europe ne compte que sur elle-même. L'Amérique ne nous cédera que quand nous aurons fait « démarrer le train », comme on dit là-bas. Il s'agit pour la France d'aller à Bruxelles avec un programme de raison et de sacrifices personnels que l'avenir pourra peut-être récompenser. Sinon, si nous faisons échouer encore cette conférence, gare, gare à nous ! Il suffit de deux ou trois ans de folies encore pour que tout notre peuple s'appauvrisse comme l'Allemagne, et plie sous le faix. Nous autres socialistes, non communistes, soucieux de sauvegarder le capital national que nous voulons socialiser, nous ne tenons à être ni les syndics ni les huissiers d'une banqueroute. Nous ne voulons pas que notre pays, que nous aimons, et que les travailleurs ont défendu, sorte exsangue, sans crédit, sans capital, de la crise européenne. Nous savons où cela mène. C'est pourquoi nous offrons ces solutions qui permettent à la France bourgeoise de se sauver, à coups de quelques sacrifices. Si nous étions les maîtres, il en est de plus efficaces que nous saurions imposer. Mais nous ne le sommes pas, et, pour le moment, il ne s'agit que de sauver la France telle qu'elle est d'un danger que tout le monde connaît et où la Russie a failli.

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Le bolchevisme, en effet, par certains côtés, n'est que le moyen qu'a eu l'État russe de faire banqueroute, ou plutôt de déclarer sa banqueroute réalisée dès le tsarisme. Il s'est compliqué de jacquerie, de Terreur, de folies ; il s'est mêlé de juste socialisme, et de stupidités administratives. Mais la Russie sortira du chaos. Elle est un pays essentiellement agricole, un pays riche en tout et en hommes. Son industrie et son capitalisme étaient peu développés : elle en est décapitée, voilà tout. Cependant son exemple est terrible. La disparition de toute foi en toute monnaie, en tout contrat, toute règle, a tellement ébranlé son économie que la première mauvaise récolte a abouti à une famine comme il n'en est pas d'exemple dans l'histoire. Voilà le cauchemar qui, aggravé encore, guette d'abord l'Allemagne, car elle est le pays d'Europe où, avant et même après la guerre, l'industrie et le capital jouaient le rôle le plus important. Sa ruine définitive serait plus terrible que la russe. Et après ce serait au reste de l’Europe que se propageraient les convulsions. Il faut à tout prix que la France aide à reconstruire l'Europe, et qu'elle donne l'exemple, qu'elle reconstitue sa monnaie, comme elle pourra exiger que les autres fassent.

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Un parti coopératif en Angleterre

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Le mouvement coopératif français a toujours considéré qu'il ne devait pas prendre part aux luttes politiques et particulièrement aux luttes électorales, mais qu'il devait, pour le triomphe des revendications des consommateurs, agir sur tous les partis et sur tous les candidats. Quoique cette opinion n'ait fait que se fortifier au cours des événements, il est de notre devoir d'informer les coopérateurs français de ce qui se passe à l'étranger et, de ce point de vue documentaire, ils liront avec un grand intérêt l'article suivant de notre ami Mauss sur « La coopération en Angleterre et le parti coopératif ». Depuis les premiers temps de la fondation du Labour Party, depuis 1905, depuis le congrès de Paisley, la question de l'adhésion du mouvement coopératif au Parti du travail a toujours été discutée dans le monde coopératif d'Angleterre et encore plus d'Écosse - un très grand nombre de militants de la coopération étant à la fois des fonctionnaires syndicaux et des élus des divers corps locaux où les travailleurs anglais et écossais avaient très tôt conquis une large influence. La question revient toujours périodiquement dans les congrès et on se souvient que le dernier congrès de l'Union coopérative de Grande-Bretagne n'a encore refusé l'adhésion qu'après une très vive discussion et par un vote où une très forte minorité resta acquise à cette adhésion. Un nombre considérable de sociétés a d'ailleurs passé outre et adhère depuis des dates variables aux sections locales du Labour Party. Elles n'ont pas d'ailleurs été pour une mince part dans le succès considérable qui a fait du Parti du travail le plus important du Royaume-Uni, après le Parti conservateur qui détient le pouvoir. C'est de plus dans les sociétés que se sont recrutés et fait connaître un grand nombre des plus distingués des élus ouvriers du nouveau Parlement. Mais ceci ne pouvait suffire à la coopération anglaise ; elle a voulu avoir son propre parti. Comme la majorité refusait de collaborer avec un parti quelconque et

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L'Action coopérative, 30 décembre 1922, p. 3.

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comme il fallait tout de même que les intérêts coopératifs fussent représentés en tant que tels, on trouva comme solution intermédiaire d'avoir un Parti coopératif. Car il fallait avoir une action politique. Pendant toute la grande guerre, les coopératives (du moins jusqu'à la nomination de M. Clynes, lui-même distingué coopérateur comme food controller (ministre du ravitaillement» avaient été fort mal traitées par les autorités militaires et administratives britanniques. Cela dura.

Causes déterminantes Après la guerre, ce fut encore pire. Malgré les services sans nombre rendus par les sociétés, elles furent en butte à toutes sortes de persécutions fiscales. Contrairement à une très ancienne tradition du gouvernement anglais, on prétendit les taxer comme de vulgaires entreprises capitalistes. Il fallait résister. Or, le Parlement anglais est une chose très fermée, sur laquelle il est très difficile d'avoir une influence du dehors. Quoique l'on pût à la rigueur compter sur le Labour Party, il valait mieux, aux yeux de nombreuses sociétés, avoir sa représentation à soi, celle des consommateurs, souvent opposée à celle des producteurs, même non capitalistes. Aussi, sans que le congrès sanctionnât cette institution d'une obligation, fut-il entendu que les sociétés qui le voudraient formeraient un nouveau parti, le Parti coopératif, qui n'aurait d'autre programme que celui des Pionniers de Rochdale et d'autre organisation électorale que celle des sociétés adhérentes. Ce parti fit passer dans le précédent Parlement le camarade Waterson, à Kettering, circonscription extrêmement coopératisée. Waterson, pendant le court espace de temps qui sépara son élection de sa maladie, rendit au mouvement d'inappréciables services et s'épuisa à ce métier. Mais l'utilité et même la nécessité d'avoir un coopérateur au Parlement, son influence dans les discussions fiscales en particulier, étaient démontrées par le fait. Le Parti coopératif était ainsi justifié. Aussi reçut-il une organisation plus forte, fut-il doté d'un secrétariat de fonds ; il intensifia la propagande. On se souvient qu'il présenta à une élection partielle, à Paisley, l'un des centres les plus coopératifs de l'Écosse, un candidat, le camarade Biggar, coopérateur en renom, et que celui-ci manqua de peu de remporter la victoire contre un candidat aussi en vue et aussi indispensable que M. Asquith, l'ancien président du Conseil lui-même. Cette défaite était Plus qu'honorable et, loin de décourager, encouragea nos camarades. Ils se préparèrent donc mieux pour les futures élections, celles qui viennent d'avoir lieu le 15 novembre dernier.

Les dernières élections Leurs prétentions furent modestes et, dans la plupart des cas, le Parti coopératif s'effaça devant le Labour Party. Les efforts furent concentrés sur un petit nombre de circonscriptions choisies, où le candidat fut souvent désigné longtemps à l'avance. Onze coopérateurs seulement se présentèrent. Parmi eux, une coopératrice, Mrs

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Barton, une des anciennes présidentes de la Guilde des Femmes, dans l'une des circonscriptions de Birmingham, approcha du succès. Les résultats obtenus, proportionnellement à l'effort, ont été tout à fait notables et, au total, satisfaisants et plus brillants que ceux d'aucun parti. En trois ans d'existence, le Parti coopératif a quatre élus au lieu d'un, et quatre fois plus de voix. Les seuls désappointements sont la défaite de Waterson, le premier élu, que Kettering n'a pas renvoyé à Westminster et dont le candidat ministériel n'a triomphé que par 128 voix, après une campagne des plus violentes. Le camarade Biggar manqua de bien peu de l'emporter à Paisley sur M. Asquith, dont l'échec eût été retentissant. Mais, si les deux vétérans des luttes passées n'ont pu pénétrer dans la Chambre des communes, par contre, des militants jeunes et en vue y entrent comme représentant exclusivement la coopération. C'est Alexander qui enlève le siège d'Hillsborough, une des circonscriptions de Sheffield : Alexander est le secrétaire parlementaire de l'Union (Fédération nationale). Puis ce sont Barnes et Morrison qui conquièrent deux sièges de la région de Londres. Morrison est élu à Tottenham, dans la banlieue, contre la réaction ; c'est un ancien instituteur, connu pour son action coopérative où il fut un des meilleurs et des plus anciens administrateurs. Barnes prend le siège de East Ham aux partis libéraux ; il est, lui, président de la London Cooperative Society, l'une des plus grandes coopératives du monde. Ce double succès est d'autant plus remarquable qu'il y a à peine dix ans, Londres était ce que l'on appelait alors le « Londres des coopératifs ». Tels sont les Progrès réalisés que ce n'est pas seulement le succès matériel, c'est aussi le succès moral qui est venu par surcroît dans ces villes suburbaines où le public est si difficile à contenter. C'est enfin Henderson, ancien charpentier sur la Clyde, qui enlève à un colonel du même nom un des sièges de Glasgow, celui de Tradeston dont il était déjà l'élu coopératif au conseil municipal de la ville, en même temps qu'il est un des administrateurs de sa société. Quelle que soit l'opinion qu'on puisse avoir sur les rapports entre la politique et la coopérative, il s'est produit en Angleterre des événements qu'il faut connaître si l'on veut pouvoir suivre un jour le développement qu'ils prendront.

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Fascisme et bolchevisme. Réflexions sur la violence

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Georges Sorel est mort et a rendu son âme méchante à un Dieu qu'il avait certes la liberté de révérer, mais qu'il n'était pas très loyal de cultiver en secret. De lui, reste une action encore plus qu'une théorie : elle se réduit à une formule, un « mythe », comme il disait. Son apologie de la « violence », œuvre d'un vieillard aigri, sans souci des conséquences de ses actes, sans mandat, sans scrupule scientifique, a eu un assez vaste écho. Deux grands événements peuvent être rattachés plus ou moins accidentellement aux formules de Sorel: le bolchevisme et le fascisme. Non que la Révolution russe ni même sa forme éphémère actuelle aient pour origine les Réflexions sur la violence, mais Lénine a publiquement reconnu sa dette envers Sorel, et Sorel, qui fut toujours un vaniteux exaspéré, fut fort glorieux de penser, sur la fin de ses jours et dans une période réactionnaire de sa pensée, qu'il était le père de la première révolution sociale qui eût réussi. Il accepta donc de gaieté de cœur les louanges de Lénine et vit dans le succès des méthodes bolcheviks la vérification de ses propres théories. Il était prouvé, quant à lui, que la seule méthode révolutionnaire, c'est la violence. Un autre apôtre de la violence et qui l'a non moins bien employée, c'est Mussolini. Encore un qui s'est réclamé de Sorel. Même une de ces institutions qui font la valeur de certains passages de l'œuvre de Sorel est le portrait et la prophétie qu'il fit de son disciple, alors syndicaliste révolutionnaire. D'ailleurs, Sorel ne connaissait d'autres langues que le français et l'italien, et il était plus à même d'apprécier le socialisme et les choses d'Italie et de France que les autres, que Marx, par exemple, qu'il ne comprit jamais. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il y a eu des rapports entre ces personnages illustres à divers titres. Si nous confondions l'histoire des hommes avec celle des idées ou celle des idées avec celle des faits, nous dirions de Sorel qu'il est au moins le parrain de Mussolini et de Lénine. N'allons pas si loin. *

La Vie socialiste, 3 février 1923, p. 1.

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Il est en tout cas parrain de certaines formules que l'un et l'autre de ces anciens journalistes que sont Lénine et Mussolini emploient ou ont employées pour justifier, ou plutôt, comme disait Kant, pour « déduire » leur action... après coup. Cependant, il faut reconnaître que la Révolution russe, comme la Réaction italienne ont été des coups de « minorités agissantes ». À ce titre, c'est, à travers Sorel, le vieux blanquisme, le vieux bakouninisme, l'anarchisme syndicaliste de Pelloutier, de Baumé et enfin de Griffuelhes et de Pouget qui ont vaincu. C'est la victoire promise à l' « action directe », c'est la légende d'un complot bourgeois auquel répond un complot révolutionnaire, c'est la volonté d'une fraction fortement organisée du prolétariat qui agit sans attendre les masses sûrement dociles, c'est toutes ces idées qui ont agi. Or, cette idéologie de soi-disant réalistes semble maintenant vérifiée par les faits. « La fin justifie les moyens », grand principe de politique, et le succès des deux disciples du maître semble justifier le moyen qu'il a préconisé. Or, il n'est pas trop tard ni trop tôt pour « apprécier », comme disait Auguste Comte, la violence bolchevik et la violence fasciste et pour dissiper le préjugé que leur triomphe apparent crée en faveur de la formule de la violence en général. Commençons par le fascisme. Il paraîtra bien osé peut-être de porter un jugement sur un fait si récent et dont on n'entrevoit encore même pas les premiers effets. Cependant osons. Au surplus, la jalouse attention de presque toute la presse italienne, qui surveille de près le fascisme qu'elle craint, et une remarquable série d'articles parus dans le Times nous facilitent la besogne. Le fascisme est, en effet, une minorité agissante qui, en trois ans, a réussi à croître et, en trois mois, à s'imposer à tout le pays. Certes, les fautes de ses adversaires, celle des communistes et des maximalistes, ont été le principal de sa raison d'être. La violence et la brutalité de ceux qui prêchèrent la révolution à l'image des Soviets ; la malhonnêteté de ceux qui commencèrent à réaliser des reprises souvent individuelles en attendant la collectivité ; la bêtise de ceux dont la politique ne se haussa pas plus haut que la reprise des usines (avec la complicité de Giolitti) ; tout cela fut très bon prétexte à l'intelligente et intrigante jeune bourgeoisie italienne, à la vieille et adroite aristocratie terrienne. Elles intervinrent donc, comme il est traditionnel en Italie, à l'aide de bandes commandées par un condottiere. Ajoutons que la formation de ces bandes fut facilitée par l'armée elle-même, mécontente du pouvoir civil, par les intrigues et les fautes de la démobilisation italienne que synthétisent l'aventure fiumaine1 et dalmate et le nom de d'Annunzio. Le fascisme et son aîné, le bolchevisme, sont avant tout des mouvements de troupes qui n'ont pas voulu rentrer, qui ne sont pas bien démobilisées. Ce sont des mouvements militaires contre des masses civiles ; ce ne sont pas des mouvements de ces masses. Cependant, ces bandes eussent été impuissantes, malgré l'appui de l'armée, malgré la complicité de la gendarmerie et de l'administration, lasses des atteintes et de l'outrecuidance maximalistes, si elles n'avaient eu au moins la passive adhésion des 1

L’aventure de Fium.

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grandes masses du pays. Or, elles l'ont eue, ceci est un fait généralement peu connu. Les contadini, les paysans, petits fermiers et propriétaires passèrent, par haine de la désorganisation et de l'agitation perpétuelle, du socialisme qui les avait un instant ralliés après la guerre, et de la démocratie chrétienne, à ceux qui leur garantissaient l'ordre. Ils quittèrent et le Parti populaire (clérical) et le vieux Parti socialiste, et se portèrent, d'un coup, à l'extrême. Il y avait à cela une autre raison. Les contadini, même fermiers, ont gagné des sommes d'argent considérables depuis la guerre, et le Mussolini leur promettait de rétablir le cours de la lire. Il faut convenir qu'il y est, dans une certaine mesure, parvenu. Enfin, le socialisme avait méconnu la puissance du sentiment national éveillé par la victoire, aiguisé par la mauvaise paix et la gêne nationale, aigri par les ambitions déçues. Et la politique [ill.] anglaise ou même germanophile des gouvernements précédents ne satisfaisait personne, surtout pas le roi, les princes, l'armée. Mussolini, quand il a renversé le faible gouvernement Facta, n'a fait que devancer les vœux d'une majorité déjà acquise à la réaction et qui ne faisait qu'hésiter à s'y engager. Ainsi, le fascisme a l'opinion publique avec lui. Malgré les apparences, ce n'est pas un coup révolutionnaire d'une minorité. Ce fut un coup d'État ratifié par avance et approuvé tout de suite par un Parlement plus veule encore que le fameux Parlement croupion de la Révolution anglaise et de Cromwell. Au fond, le fascisme et le bolchevisme ne sont que des épisodes politiques de la vie de peuples encore inéduqués politiquement. La force, en Russie comme en Italie, ne joue ce rôle que parce qu'il n'y a pas dans ces pays d'opinion publique, d'éducation civique, de citoyens en un mot. Cela vient, cela viendra sûrement ; tout comme en France, il a fallu la dure expérience du Second Empire. Mais l'Italie, où la moitié de la population était encore analphabète avant la guerre, où la nation est vieille de juste cinquante ans, où le Sud et le Centre sont encore, comme on dit là-bas, « apolitiques », l'Italie était un champ tout désigné pour le triomphe d'une violence qui ne fut pas sans comique et qui fut, à coup sûr, sans gloire, comme l'eût été sans doute aussi le communisme italien, s'il avait eu un moment de succès. Le rapprochement entre le fascisme et le communisme italiens est si peu une observation théorique de notre part, que c'est un fait d'évidence que le passage de nombreux anciens communistes au fascisme. Non seulement leur chef est un hervéiste de vieille date, mais il est très connu, et le Times remarque fort bien que nombre de communistes proviennent des rangs fascistes, mais qu'aucun ne vient des anciennes organisations socialistes et ouvrières. M. Scialoja, l'ancien ministre italien, racontait l'autre jour l'histoire de la conversion d'une petite ville italienne du communisme au fascisme : sur la grande place, les autorités, les corporations assemblées, la foule, brûlent solennellement les drapeaux et les insignes communistes, arborent le tricolore italien, blasonné du faisceau des licteurs ; puis, tout le monde chante et danse, car, sur les rives heureuses de la Méditerranée, tout finit en sorte de carnaval. Tout ceci ne serait rien, si le fascisme avait démontré une grandeur quelconque. Certes, il n'a pas encore eu le temps de manifester à fond son incapacité politique. Mais il la laisse déjà entrevoir. Mussolini triomphateur n'a pas eu besoin de dissoudre

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ce qui est maintenant son Parlement croupion, mais on pourrait aussi bien dire qu'il n'a pas osé s'en passer. En fait, il s'est fait donner ses pouvoirs dictatoriaux par cette Chambre et par ce Sénat qu'il méprise. Il paraît à leurs séances, que dis-je, à leurs commissions. Même, il n'ose pas se faire plébisciter par de nouvelles élections. Il préfère un Parlement ennemi mais docile à une législature où ses amis trop nombreux risqueraient d'être trop indépendants. Enfin, ce grand tranche-montagne, ce dictateur qui est monté au Capitole avant d'avoir cueilli aucun laurier, ce maître, se révèle, après plusieurs mois de gouvernement, aussi faible qu'aucun président du Conseil italien n'a jamais été. Il est aussi incapable de donner Fiume à son pays ; il est aussi débile devant les grandes puissances, s'étant mis à la remorque de la France et n'osant même pas la suivre à fond. Enfin, il n'a pas encore remédié à la désorganisation de services publics qui ne furent jamais brillants, certes, en Italie, mais qui n'ont guère changé. Il ne peut rien contre le déficit ; les impôts qu'il propose soulèvent les protestations de ses plus fidèles bailleurs de fonds. Et, chose curieuse, ses pires embarras proviennent de ses propres bandes qu'il est en train de muer en milice d'État, et qui ne trouvent pas leur part de curée assez belle. Même à la réaction, le succès ne suffit donc pas. Même pour conserver, il faut avoir non seulement le sens de la force, mais aussi celui de la loi et du droit, de l'opinion, de la collectivité qui ne se laisse violenter qu'en apparence et pour un temps, et qu'il faut administrer et non pas exploiter.

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Observations sur la violence. II. La violence bolchevik. Sa nature. Ses excuses *

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Fascisme et bolchevisme sont, nous l'avons vu, non pas des formes de civilisation et de progrès, mais des événements survenus dans des peuples encore mal organisés. Ce sont des actions de la brutalité et non de la pensée politique. Il n'est pas possible de comparer les conditions sociales où elles se passent et celles où se trouvent les grandes nations européennes, même celles où l'esprit politique est de plus fraîche date, comme l'Allemagne. La seule leçon que l'on puisse réellement tirer pour nos sociétés occidentales et septentrionales de ces deux aventures violentes, est justement la condamnation morale, économique de la violence. L'abus de la force n'est, pas plus pour les sociétés que pour les individus, le signe de la capacité, de la capacité politique moins que de toute autre. La meilleure administration étant en effet celle qui se fait le moins sentir. On pourrait même dire que dans nos nations, plus un régime est fort, moins il a besoin de la force. En fait, l'histoire du bolchevisme sera celle de l'échec de ces procédés de tyrannie qui furent ceux des États antiques, moyenâgeux et qui étaient encore ceux de la Russie des tsars. Jamais d'ailleurs on ne constata pareille folie dans l'emploi des moyens violents. À la rigueur, on conçoit que l'on tyrannise un peuple d'un point de vue politique, ou plus exactement policier. Le Polizeistaat, l' « État policier » comme on dit dans la nomenclature allemande, se maintient par la force et se crée souvent par elle, témoin l'Autriche d'avant 1866. Témoin encore la Russie où le tsar n'était en somme appuyé que par sa police - dont Lénine a hérité. Mais vouloir par de pareils moyens instaurer un nouveau régime économique, moral, juridique et même religieux, était une chose que *

La Vie socialiste, 10 février 1923, p. 2.

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les plus illustres des tyrans n'ont même jamais tentée. Car, à la rigueur, on peut profiter d'un état social donné, mais il est impossible à tout ce qui n'est pas la collectivité elle-même de le créer. On peut violenter une collectivité, on ne peut lui imposer des lois auxquelles elle n'adhère pas au moins tacitement. L'erreur du bolchevisme, c'est d'avoir cru qu'on peut instaurer des lois, des droits à coups de décrets, à coups de violence, qu'on peut gérer des intérêts sans le consentement et la confiance des intéressés. Même dans un pays aussi peu organique que la Russie, même avec des populations aussi douces et aussi dociles que les Russes, la violence a suscité une sorte de révolte constante, souvent victorieuse, de la part de ceux que de bons tyrans voulaient rendre heureux à leur façon à eux et non pas à la façon de leurs administrés. L'échec est, depuis 1921, chaque jour plus sensible. Le bolchevisme n'est encore au pouvoir, malgré ses fautes, malgré la plus horrible famine de l'histoire, que parce qu'il a su faire sa propre révolution, ou plutôt sa réaction. Plus on avancera dans l'histoire et plus on apercevra que les décrets d'avril 1921, ceux qui inauguraient la « Nouvelle économie politique », la N.E.P., comme on dit là-bas, ont été non seulement l'aveu d'un insuccès, mais aussi le début d'une nouvelle phase de la Révolution russe, une sorte de Thermidor fait par des robespierristes. En fait, la violence économique des trois premières années s'est mitigée de la liberté concédée successivement plus ou moins aux paysans, aux coopératives, aux commerçants, en attendant que ce soit aux capitalistes étrangers... et, quand il y aura lieu, aux capitalistes russes. Admirons sans réserve la souplesse slave de ces évolutions. Mais il est temps d'apprécier s'il était nécessaire de tant de violence pour en venir là. A cette question, il faut une réponse complexe. Car la violence bolchevik, bien qu'érigée en doctrine, dès avant la guerre, n'a pas été entièrement responsable de la Terreur russe. Le bolchevisme a une histoire autrement glorieuse et estimable que son confrère le fascisme. Il n'est pas seul à avoir employé la force et l'intrigue en Russie. L'héroïsme qu'il a développé souvent l'a été quelquefois pour une juste cause. Même certaines de ses cruautés seront un jour, sans doute, absoutes par l'histoire. D'autres fois, ils ne sont qu'à demi coupables. Par exemple, il serait injuste de charger les bolcheviks de tous les crimes d'une foule, de la foule russe, qu'ils n'ont commis que la faute de déchaîner : militaires en déroute rentrant chez eux avec leurs fusils et leurs mitrailleuses, paysans animés d'une fièvre de jacquerie, troupe innombrable des laquais émancipés et voyous des villes - hooligans, comme on dit là-bas et en Angleterre. Cet état d'anarchie a duré pendant toute l'année 1918. En cette même année, et dans les trois années suivantes, une nouvelle cause de violence intervint qui n'est pas le fait des seuls bolcheviks : ce fut la guerre civile que le bolchevisme put, avec raison, du moins en ce qui concerne la France, confondre avec la guerre étrangère. Il ne faut pas oublier, en effet, que tout de suite après que M. Noulens eut refusé à Trotski (1917) le maintien de la mission militaire française à l'armée russe, il régna un état de guerre entre la Russie bolchevik qui, sur ces entrefaites, avait signé le traité de Brest-Litovsk, et le gouvernement français, puis, à la fin de 1918, les autres

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gouvernements alliés. À ce moment, la France aida de toutes ses forces, d'abord les légions tchéco-slovaques qui, plus tard, livrèrent Koltchak et ses trésors ; puis, après l'armistice, elle fit la folie d'occuper Odessa et le sud de l'Ukraine, contre le vœu des habitants avec lesquels nous étions soi-disant en paix. Pendant tout 1918-1919, les alliés subventionnèrent Koltchak, Denikine, Youdenitch ; ce n'est qu'en 1920 que la France, qui s'était entêtée jusque-là, mais que ses alliés avaient cessé de suivre, lâcha enfin le dernier des Vendéens russes, Wrangel, honteusement battu. Ce n'est que cette année 1922, que les Japonais et les commissions alliées ont enfin abandonné Vladivostok. Ajoutons à cela la guerre russo-polonaise, qui rendit le gouvernement bolchevik si populaire ; la guerre pour Bakou, contre l'Angleterre ; et convenons que la Terreur russe, comme la Terreur robespierriste, a été dans une certaine mesure un cas de défense nationale. Or, la guerre civile devient encore plus horrible quand elle se complique de la lutte contre la trahison. Et il faut dire hautement, avec les bolcheviks, que pour tout le peuple russe, les divers aventuriers en qui l'Entente mit ses successifs espoirs, étaient également des traîtres. À tort ou à raison ? Peu importe, c'est ainsi qu'ils étaient considérés. D'ailleurs, ni les uns ni les autres ne se privèrent de recourir à la force, au meurtre, au pillage. Il serait injuste de ne pas voir dans nombre d'atrocités bolcheviks de simples représailles. Mais voilà tout ce que l'on peut récapituler d'excuses pour la férocité bolchevik des premières années. À la rigueur, pourrait-on invoquer encore une sorte de folie obsidionale chez ce peuple boycotté férocement par le monde presque entier, isolé, affamé, ruiné, déserté par la plus grande partie de ses meilleurs éléments... que luimême n'avait d'ailleurs pas épargnés. Mais, ici, il est difficile de faire le départ de ce qui était fatal et de ce qui fut l'effet de ce caractère stupide que les bolcheviks donnèrent à leur lutte contre le monde entier et contre l'élite de leur propre nation.

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Observations sur la violence. III La violence bolchevik. Bilan de la terreur. Son échec *

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Tandis que la Révolution française se débattait, comme la russe, au milieu des pires affres de la guerre civile, mais surtout aux prises avec le monde entier déchaîné contre elle dans une guerre autrement dangereuse que le blocus des Soviets, tandis qu'elle s'adonnait aux nécessités de la Terreur, elle n'en poursuivait pas moins un effort constructeur gigantesque dont la France moderne est encore le monument. Le travail de législation et d'administration de ces neuf ans fut si grand et si parfait que les régimes qui suivirent, le Consulat et l'Empire, n'eurent en somme qu'à le codifier. Au contraire, le bolchevisme se signalera dans l'histoire par la pauvreté de ses idées et de ses réalisations légales et administratives. Pas une loi portée par eux qui ait été légitimée par l'expérience, celles qui n'ont pas été annulées ou contredites ont été modifiées ensuite, et même presque aucune n'a été réellement appliquée. On raconte que, dans bon nombre de cas, les paysans ou les détenteurs actuels de biens qui ont été soi-disant nationalisés, tâchent de retrouver les anciens propriétaires et vont avec eux devant les anciens notaires. Telle est la confiance qui règne dans le régime, ses lois et sa jurisprudence. En économie, ils ont tout détruit. Le problème était gigantesque, je le veux, et compliqué encore par l'abominable blocus européen. Mais la détérioration des richesses immenses, leur gaspillage, sont leur fait. Quand je songe à l'enthousiasme de ceux qui, voici moins de trois ans, avaient vu Krassine et s'étaient laissé prendre à ses mirages de charlatan ! Quand on sait quels espoirs, par exemple, on fondait sur l'électrification rapide et grandiose de toute la Russie - entreprise, en effet, réservée normalement au socialisme ! Et quand on voit l'état de barbarie économique, de misère, de famine, où s'est effondré le plus vaste, le plus riche, le plus peuplé des *

La Vie socialiste, 17 février 1923, pp. 1-2.

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empires, on ne peut s'empêcher de penser que les bolcheviks devront porter un jour la peine de leur faillite. Car ce serait trop commode et de mauvais exemple que le premier régime socialiste qui ait été tenté finisse dans un krach dont les auteurs resteraient impunis. Ce qui est pire encore, c'est que les bolcheviks ont tari la source même de toute vie sociale, la confiance et la bonne foi. La Russie a toujours été, certes, un pays d'arbitraire, de corruption de fonctionnaires, mais ceux qui ont voyagé dans la Russie des tsars ont toujours été frappés de la réelle honnêteté du peuple, de la bonté toute chrétienne de milliers de braves gens, et aussi de l'extrême liberté laissée en réalité à chacun à condition qu'il ne heurte pas directement la police. C'est que personne ne vous trahissait dans ces temps heureux où l'on n'avait à se défier que des sbires et de quelques traîtres comme Azef. Les bolcheviks et leur Tcheka ont changé tout cela. Et ceux qui viennent de Russie, même les Russes les plus bolchevisants, disent quel soulagement c'est pour eux de pouvoir se fier au voisin, de pouvoir acheter et de pouvoir vendre, circuler, sans avoir peur d'être dénoncé comme contrevenant à quelqu'un des nombreux règlements contradictoires, offenseur d'un des nombreux tribunaux populaires, sommaires et arbitraires. En face de ce terrible passif, les bolchevistes n'ont à mettre que peu de chose. Cependant, convenons que ce peu est considérable, si on prend pour mesure l'échelle de nos sociétés occidentales relativement petites. Ils ont surtout détruit, mais la destruction de la bureaucratie, de l'aristocratie russes est un bienfait. Enfin, au moins sur le papier, ils ont réalisé le fédéralisme et émancipé quelques populations tyrannisées. Ils respectent en fait, sinon de cœur, l'indépendance de quelques autres. Ils ne violentent réellement que la Géorgie et le Turkestan. Ils ont enfin eu l'habileté de donner à temps la terre aux paysans, et, après quatre années d'errements, ils se sont résignés à leur concéder la pleine propriété, réalisant ainsi la plus gigantesque Révolution « petite-bourgeoise » de l'histoire. Partout ailleurs, leurs efforts de construction, même les plus estimables et les plus faciles, par exemple en matière d'instruction, ont échoué lamentablement. La cause de ces échecs doit être cherchée entièrement dans les procédés arriérés que les bolcheviks ont employés pour construire une société d'un type si moderne qu'il n'en existe pas encore d'autre de ce genre. Ils ont légiféré à la russe, par ukases. Puis ils ont appliqué des lois qui supposent une économie délicate avec des brutalités dignes des Pharaons. C'est très beau de décréter le contrôle ouvrier et d'abolir tout le commerce privé. C'est très beau de supprimer tout marché, toute Bourse, toute spéculation. Il est encore plus vilain de les rétablir après les avoir détruits qu'il n'est coupable de les laisser subsister et remplir leurs fonctions tant que l'on n'a rien pour les remplacer. Il est très admirable de manifester son dédain pour toute organisation démocratique de l'État et d'aboutir non pas à ce degré d'anarchie que certains socialistes ont toujours rêvé, mais à une tyrannie de tous les instants, du genre de celle que le clan antique exerçait sur ses membres, ou même encore le village, chez nous, autrefois. Les bolchevistes, loin de représenter un perfectionnement des sociétés modernes, représentent une régression de celle des nations européennes qui était déjà la moins avancée dans la voie du progrès.

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Certes, il est possible que de cet effroyable cataclysme social un bien résulte. Toutes les dissolutions, toutes les morts, tous les drames, pour les sociétés comme pour les individus, ne sont pas nécessairement et exclusivement des maux. Il est des êtres, des choses nuisibles dont la destruction est un bien. Et, pour notre part, on ne nous fera jamais dire qu'une partie du nihilisme russe n'était pas justifiée. Il est certain qu'après cette terrible purification, le peuple russe, la Révolution russe et souhaitons-le - le socialisme russe connaîtront une période de reconstruction, de renaissance, qui sera sans doute pleine de gloire et de joie. Mais il faudra qu'ils abandonnent alors la violence bolchevik. Car c'est celle-ci qui est responsable avant tout de l'échec bolchevik. Jamais la force ne fut plus mal utilisée que par les bolcheviks. Ce qui caractérise avant tout leur Terreur, c'est sa stupidité, sa folie. Jamais régime n'a travaillé plus constamment contre lui-même. Sûrement, ils ont été hallucinés de sang, ils ont eu peur de tout et d'eux-mêmes. Terroristes, ils ont été eux-mêmes terrorisés par des fanatiques et des fous, comme Dzerjinski, ou des criminels, comme Peters, l'ancien gunman (bandit) américain, qui fut le tyran de Petrograd jusqu'à ce que de justes balles missent fin à son aventure. Cependant, ils sont pour nous sans excuse, et le dernier procès des socialistes révolutionnaires à Moscou, enfin public, lâche et purement politique, a dessillé bien des yeux qui ne voulaient pas voir. Ils n'ont rien toléré autour d'eux, leur besoin de tyrannie s'est exprimé dans une théorie que des « innocents » admirent encore chez nous, mais qui est bien le plus grand chef-d'œuvre d' « abrutissement » social qui se puisse imaginer. Les communistes prétendent être seuls. Au nom du marxisme et d'un matérialisme enfantin, c'est plus que ne rêvèrent les Dominicains du Mexique ou les Jésuites du Paraguay : c'est l'anéantissement de tout ce qui ne veut pas se plier à leurs absurdes volontés. Maintenant, depuis 1922, on ne tue plus. Mais on a beaucoup tué, et, par compensation, on déporte encore. Plus de dix mille condamnés politiques ont été internés en dix mois de 1922 en Sibérie. De cette foule, la moitié, presque, est composée d'intellectuels et presque tout le reste de paysans et d'ouvriers. Un nombre infime de ces malheureux est formé de spéculateurs et de communistes prévaricateurs ou d'aristocrates partisans de l'ancien régime. Les bolchevistes se sont mis ainsi, non seulement hors la loi morale, mais surtout hors les règles les plus élémentaires de la sagesse politique. C'est ce qu'il est bien facile de démontrer. Il n'y a qu'à analyser successivement, un à un, tous les éléments de cette violence, d'énumérer quelques-unes de ses principales victimes, pour montrer que la rage bolchevik s'est exercée successivement sur tous les éléments sociaux, sur tous les sous-groupes, comme nous avons l'habitude de dire, sur toutes les institutions qui eussent pu et dû être les chevilles ouvrières de l'organisation de la R.S.F.S.R. (République sociale fédérative des Soviets de Russie).

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Observations sur la violence. IV La violence bolchevik. La lutte contre les classes actives

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Voyons donc en détail cette stupidité essentielle du bolchevisme. S'il est une évidence, c'est qu'on ne fait pas de révolution sociale sans personnel intellectuel, contre les classes les plus actives du pays, contre les institutions qui lui sont le plus chères, ou qui seraient les plus essentielles au succès. Or, le bolchevisme a été l'ennemi de tout ce qui pensait librement dans le pays. Il a combattu la classe des paysans et la classe ouvrière, dont, soi-disant, les Soviets sont l'exclusive et immédiate expression. Il a détruit comme à plaisir toutes les institutions et associations politiques, économiques, sociales qui lui portaient ombrage et qui eussent dû constituer les rouages essentiels du socialisme fonctionnant librement et naturellement. Voyons chacune de ces fautes brutales. On dira que c'est en girondin que nous raisonnons. Possible. Mais la première faute du bolchevisme a été son bas manuellisme, sa flagornerie de la masse inéduquée - et combien inéduquée ! Cette cruelle élimination de tous les partis libéraux et surtout socialistes fut plus qu'un crime, comme disait l'autre, ce fut « une faute ». C'est ici un des principaux traits de la phase terroriste de la Révolution russe. C'est une de ses erreurs inexpiables que ce massacre systématique, par la Tcheka, non seulement d'une aristocratie traîtresse, mais de nombreux intellectuels, contremaîtres, ouvriers, paysans, commerçants. Tous se fussent fort bien accommodés d'un régime socialiste s'il ne leur avait pas été imposé par la Garde rouge, qui n'est souvent que l'ancienne bande des Cent Noirs métamorphosée ou l'ancienne gendarmerie (police) à peine déguisée. La basse et cruelle démagogie du début a tout de suite privé la *

La Vie socialiste, 24 février 1923, p. 1.

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Révolution russe des éléments directeurs et techniques nécessaires. On ne s'est aperçu qu'en 1920 de la faute commise, peut-être irréparable. Car on conçoit à la rigueur une société sans capitalistes et, à plus forte raison, sans aristocratie, mais on n'en conçoit pas sans techniciens et sans administrateurs professionnels. Première et grande leçon qui a été tirée : les classes vraiment dirigeantes devront être conquises, acquises à la révolution sociale pour que celle-ci triomphe. Elles ne devront pas être violentées. Une autre classe que l'expérience de la Révolution russe enseignera a ne pas terroriser est la paysanne. Les années 1918-1919 et le début de 1920 furent notables par l'intervention violente de l'autorité bolchevik dans l'administration de l'économie agricole. Décrets sur la nationalisation des terres que les moujiks venaient de se partager sans beaucoup de justice ni d'intelligence ; décrets sur la réquisition ; décrets sur l'administration des communes rurales ; lutte contre le paysan riche, le koulak, que l'on tenta de priver de ses droits, sans avoir la force qu'il eût fallu pour le priver de ses terres, de son prestige ; destruction des coopératives agricoles, l'une des rares institutions sociales que connût le moujik et en laquelle il eût confiance ; suppression du petit commerce local et de la vente libre des produits agricoles ; tout cela fut accompagné de violences identiques à celles qu'exerçaient les anciens ispravniks, les commissaires du tsar, leurs gendarmes, leurs cosaques ; souvent ces punitions collectives prirent la forme de véritables équipées de fourrageurs, de razzias, de dragonnades. Le paysan, qui avait lutté contre Denikine, Koltchak et les autres qui voulaient lui reprendre les terres, cessa de cultiver plus qu'il ne lui était nécessaire, cessa d'engranger sauf dans des caches, n'éleva plus un bétail qu'on lui enlevait. Il réussit à affamer les villes qui se dépeuplaient pourtant. Il réussit enfin à s'affamer lui-même. La violence, qui permettait tout de même au pharaon ou au Grand Moghol de constituer des stocks quelquefois suffisants, avait fait disparaître toutes réserves de vivres et le gouvernement bolchevik connut d'abord la panique, puis la honte d'avoir à faire appel a l'étranger. (On ne dira jamais assez le bien que firent en Russie les Américains.) Ce fut la famine et des millions d'hommes, de femmes et d'enfants sont morts. Enfin, il fallut réformer les lois communistes, concéder au paysan et le sol et la disposition de la plus grande partie des produits, rétablir une partie du commerce dans les campagnes, ne plus réquisitionner. Ce fut là le point de départ de la N.E.P., la Nouvelle économie politique, avec de l'échec. On ne force pas le paysan, même russe, à travailler pour autrui. Mais, pour moins éclatant, l'échec des procédés dictatoriaux n'a pas été moindre à l'égard de la classe ouvrière. Car, par un paradoxe historique, la dictature du prolétariat est devenue, à Moscou, une dictature d'un parti communiste sur le prolétariat. Ne disons pas que cette mainmise, cette suppression de la gestion ouvrière n'étaient pas nécessaires, nous n'en savons rien. Sans doute, aucune classe ouvrière n'était moins prête que la russe à l'exercice des droits souverains de la propriété. Mais c'est à coups de décrets, de règlements, de sortes de mobilisations, d' « armées du travail » qu'on a prétendu faire travailler les ouvriers russes, sous les ordres d'une bureaucratie qui ne fut pas toujours honnête, qui fut rarement compétente, et qui fut toujours coûteuse. De là des luttes contre les meilleurs des syndicats, cheminots, typographes, etc., encore aujourd'hui entre les mains soi-disant des mencheviks et en réalité simplement opposés à la tyrannie bolchevik.

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Mais là où cette fureur s'est le plus exercée, et le plus follement, c'est sur toutes les institutions anciennes ou nouvelles de la Russie dont un socialisme clairvoyant eût au contraire fait les cellules nobles de la nouvelle société. La Russie, même des tsars, était un terrain de vie sociale et communautaire encore fruste, mais vivace. La Parti socialiste révolutionnaire, son fondateur, Lavrof, que nous nous honorons d'avoir connu, avait reconnu dans le vieux mir, dans la communauté de village qui subsistait en Russie, en nombre de provinces, une cellule possible de l'organisation socialiste de l'économie agricole russe. Les bolcheviks ont détruit le mir et il est probable qu'il faudra des années avant que les paysans russes reviennent à la production en commun. La Russie était le pays des corporations, archaïques certes, mais encore fortement organisées, surtout en dehors des deux capitales. Les communistes les ont dissoutes, les ont remplacées par les conseils d'usine, puis ont détruit ceux-ci à leur tour. Les syndicats du type moderne qui existaient ont été encore plus mal traités. La Russie était le pays des soviets et des zemstvos. Toujours le bourg, la ville et même le village russes ont eu leur conseil des corporations, leurs soviets, très puissants au village, moins puissants dans les villes, mais non moins populaires. Les soviets avaient pris un immense développement en 1905 et un plus grand encore en 1917, sous Kerenski. Le gouvernement communiste, après avoir, par un trait de génie politique, reconnu dans les soviets les groupes primaires dirigeants du nouveau régime, y trouvèrent des résistances ou tout au moins de l'indifférence de « sans-parti ». Ils cherchèrent d'abord à se passer d'eux. Ils en détruisirent un certain nombre. Puis, comme il fallait bien aux yeux du monde faire figure de commissaires d'un peuple de soviets, ils leur rendirent une existence falote qui est la leur aujourd'hui et qui en fait les organes d'enregistrement du pouvoir communiste. Cependant, bien qu'ils n'y tolèrent pas d'indépendance, les soviets sont obligés d'y laisser une certaine dose d'autonomie. Il y a là une des lueurs d'espoir qu'on voit poindre pour cette pauvre Russie. Enfin, la Russie et la Sibérie étaient devenues, sous les derniers jours du tsar, sous Koltchak, dans les deux premières années du bolchevisme, le pays où la coopération, sous toutes ses formes, de crédit, agricole, de consommation, de production, avait pris un développement si gigantesque qu'elle y remédiait presque au capitalisme défaillant. Mais les bolcheviks, se défiant de tout ce qui est association libre, de tout ce qui est initiative individuelle, saccagèrent à coups de décrets, d'interventions brutales dans les administrations les plus belles de ces institutions, sous prétexte de menchevisme, de tiédeur, ou simplement pour supprimer une concurrence et un contrôle gênants. En 1921, en 1922, il fallut leur rendre une existence légale ; la réelle, on n'avait pas pu la leur enlever. Mais, du temps, des forces, des compétences, des bonnes volontés, de la confiance, des richesses avaient été gâchées, dilapidées bêtement. On repart seulement sur des bases a peu près saines. Ainsi, ces cruels enfants que sont les bolchevistes russes ont détruit les associations naturelles ou libres que contenait la société russe.

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Et nous ne parlons pas de la destruction des zemstvos de province, si populaires. Nous laissons de côté la dilapidation du domaine de l'Empire et du domaine privé de l'empereur et des princes. Ce sont des forêts immenses, des territoires entiers, des mines fabuleuses que l'on a abandonnés à l'occupation individuelle ou que l'on offre maintenant au capitalisme. En concessions ?je le veux bien. Mais était-il nécessaire de tant de violences et de malheurs pour en arriver là ? À un point de législation que des pays bourgeois ou simplement ouvriéristes ont déjà atteint, comme on voit en Suède ou en Australie ? Il n'est personne qui puisse nier que cet effroyable drame de la vie russe depuis quatre ans, l'héroïsme même que souvent les bolcheviks ont dépensé, ont été inutiles ou sans fruits positifs. Non seulement cette folie de la force a été funeste à la Russie, mais encore on peut dire, sans paradoxe, qu'elle n'est à aucun degré la cause de leur relatif succès. Elle est inutile, et n'a qu'une efficacité apparente. Nous ferons donc, à propos du bolchevisme, la même observation que nous avons déjà faite à propos du fascisme italien. L'un et l'autre ne sont qu'à la surface des victoires de minorités sur des majorités. En réalité, ils ont l'opinion publique avec eux. Chose extraordinaire, ce qui fait la résistance du bolchevisme, son autorité n'est pas sa violence ; celle-ci est bien plutôt le signe et la cause de sa faiblesse. L'armée, la police lui sont fidèles comme elles l'ont été au tsar, parce qu'elles croient le régime solide et capable de les nourrir. Mais toute la bravoure des jeunes commissaires aux armées et toutes les férocités de la Tcheka - auxquelles ont succédé les procédés de police secrète de son succédané, le « Bureau politique » -, tout cela serait fragile si le peuple russe ne préférait encore le régime bolchevik à tout autre dont il redoute d'autres violences et d'autres aventures. Tous les bons observateurs s'accordent à dire que les bolcheviks font au moins figure de gouvernement et d'autorité. Les Russes de toute classe et de toute condition ont peur de l'anarchie qui suivrait leur disparition. Et surtout, les paysans craignent encore le retour des nobles et des princes qui reprendraient les terres. Si bien que les bolcheviks, minorité agissante, ne se maintiennent que par la volonté ou la paresse de la majorité. Ils sont les dirigeants de l'État russe, parce qu'ils ont avec eux non pas la force, mais au moins l'assentiment de la nation.

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Observations sur la violence. Contre la violence. Pour la force

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Concluons donc sur la violence. En Italie comme en Russie elle est inutile et folle. N'importe laquelle des grandes et petites démocraties européennes ou anglo-saxonnes en eût fait autant à moins de frais. Les bolcheviks n'ont rien fait là où ils n'ont fait qu'imposer la force. Ils n'ont rien organisé économiquement, et leur échec retarde pour des années le progrès de nos idées et des nationalisations nécessaires dans nos pays occidentaux. Ils ont décomposé la morale même de leur pays, et même ceux d'entre eux qui viennent chez nous prennent un plaisir enfantin à vivre... normalement. Ils ont été même impuissants à tenir une ligne de conduite tant soit peu constante. Rykof montrait à Cachin qui bêtement - l'en admirait, le recueil énorme des lois et règlements contradictoires des Soviets. Ces gens ne se doutent pas qu'administrer, c'est surtout ne pas se tromper, c'est prévoir, conserver, perfectionner. Ils se promènent dans la Russie comme le personnage du ballet russe ; dans leur rêve, ils cassent tout dans la Maison des Poupées. C'est que les hommes ne sont pas mus au travail et à la vie sociale par la force, mais par l'intérêt et la bonne foi, en somme par l'esprit dans lequel ils conçoivent leurs rapports entre eux. Le fascisme, plus théâtral, plus cynique, moins sanglant, moins tragique, est aussi impuissant et inutile. Nous avons déjà vu qu'il n'est pas trop tôt pour marquer son échec administratif, législatif, économique. Si Giolitti avait été jeune, il eût fait plus et mieux, comme réaction, et à infiniment moins de frais. Concluons donc déjà. La violence est stérile dans nos sociétés modernes. C'est un mode d'action politique coûteux et périmé. Ces deux dernières aventures de minorités agissantes doivent guérir les prolétariats du mythe de la violence, et de la foi en le miracle social. La violence ne produit rien, quand elle n'est pas la force au service de *

La Vie socialiste, 5 mars 1923, p. 2 ; Les Vosges socialistes, 14 avril 1923, p. 1.

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la loi. Toutes les dissertations sur la force et le droit sont machineries de sophistes qui, malheureusement, dans ces deux grands événements, ont servi d'appareils à fixer des motifs après coup. Le droit sans force n'existe pas. La force sans droit est stérile. Le socialisme ne triomphera que lorsqu'il sera le droit et aura la force matérielle et morale de la société avec lui. Il est essentiellement la doctrine des majorités agissantes.

Légalisme et révolutionnarisme De ces « Observations sur la violence » devrons-nous conclure un légalisme sans bornes, un respect illimité non seulement des lois, mais même de tous les détails de la législation de nos États dits bourgeois ? Entendons-nous bien. Avoir le sens de la loi, du droit, du juste, avoir l'horreur de la violence, âme dangereuse, réaction de faiblesse ou d'enfantillage cruel, ce n'est pas s'incliner, se résigner, renoncer. Proclamer que l'on répugne à l'emploi de la force ou plutôt à son abus, ce n'est pas dire qu'on n'y fera jamais recours. C'est dire qu'on ne s'en servira que pour le bien de la loi et du service. Il n'y a pas de société sans discipline, sans contrainte, sans sanctions. La discipline librement consentie n'est encore qu'un vœu pieux des libéraux et de leurs disciples : les anarchistes, et certaines écoles attardées du socialisme. Des sanctions sont, en effet, toujours violentes. Même cette contrainte qu'exerce un État et le régime qu'il sanctionne est tout au moins fait d'une pression de tous les instants, manifestée par toutes sortes de règlements et d'usages. Cette force et cette autorité de la société, il faudra bien - si nous voulons instaurer le régime que nous rêvons - il faudra bien nous en servir. C'est une utopie, en effet, de croire que l'établissement, même progressif, même partiel du socialisme se fera sans heurts et sans léser d'intérêts. Les lois que les sociétés imbues de nos idées introduiront dans leurs codes, il faudra souvent la force pour les imposer à des classes ou à des groupes rebelles - traîtres même, peutêtre. Car dans tout grand mouvement social, il s'est toujours trouvé des hommes qui ont préféré leurs intérêts à leur patrie et à ses lois. Ces lois, il faudra, d'autre part, les établir sans respect de quoi que ce soit autre que la justice. La révolution sociale et le socialisme ne sont rien s'ils ne sont, suivant la belle définition de Lassalle (trop oubliée), « l'irrespect des droits acquis. » En effet - nous en convenons aisément avec le communisme - le socialisme n'est pas une doctrine d'agneaux bêlants ; la classe ouvrière qui en sera le principal artisan, sinon le seul bénéficiaire, n'est pas une classe de moutons qui restera éternellement au parc. Le socialisme sera œuvre de droit et de force. Jaurès a eu toute sa vie une sainte horreur de la violence. Cependant, on ne trouverait pas dans ses écrits un seul mot qui fût une promesse de ne l'employer jamais. On l'en adjura bien souvent, et - je ne trahis rien des secrets de sa pensée - il lui fut souvent bien pénible de ne pouvoir faire, sur ce point, des déclarations qui lui eussent rallié ceux des penseurs de sa génération pour lesquels il avait le plus d'amitié et d'estime. Il m'est permis de mentionner ici le nom de Durkheim, que ce point de

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doctrine sépara toujours de son camarade, de son ami. D'autres encore pourraient être nommés. Mais Jaurès avait un trop vif souci de ne pas désarmer par avance le socialisme victorieux, de ne pas énerver par un pacifisme outré les forces ouvrières dressées contre la guerre, de ne pas décourager les organisations syndicales qu'il serait lâche d'abandonner dans une lutte quelquefois sans merci. Il ne voulut donc jamais renoncer à l'emploi de la force, contre « les gouvernements du crime », contre les classes égoïstes qu'une « haine créatrice » pourra un jour abattre. En ceci, Jaurès a toujours été à la fois un démocrate et un révolutionnaire ; il n'a jamais cessé d'appeler les masses à l'exercice de leur force. Nous serons ses fidèles disciples, si nous maintenons sur ce point sa doctrine entière, sans la tirer dans aucun sens. Une pareille attitude est aussi loin du légalisme, du fétichisme, de la légalité bourgeoise, que du révolutionnarisme et du communisme. Notre position, vis-à-vis de notre législation et de nos États, n'est pas plus celle d'adorateurs que celle de révoltés en un perpétuel complot. Car ce n'est pas l'usage de la force, mais la façon dont ils s'en sont servis, qui nous répugne dans le bolchevisme et dans son imitation légèrement bouffonne, le fascisme. On parle de la Terreur française ? On oublie les pages où Jaurès a démontré que la Constituante, la Législative et la Convention furent successivement les émanations directes, d'une admirable sûreté, de la volonté nationale et du droit en gestation, les fondatrices de la Patrie et de la Loi. Le bolchevisme, malgré certains titres de gloire, n'a ni la pureté, ni la grandeur, ni l'autorité morale des grands constituants, des grands conventionnels. Quoique ces spéculations historiques soient bien vaines et n'aient qu'un intérêt moral, disons qu'il a manqué à la Révolution russe la sanction d'une Constituante. Le crime et la faute du bolchevisme, c'est de s'être imposé au peuple et d'avoir molesté même la classe ouvrière dont le gouvernement se dit issu, d'avoir meurtri toutes les institutions sociales qui eussent pu être la base de l'édifice. Nous ne voulons donc pas de la force qui s'impose contre le droit ou sans le droit. Mais nous ne renonçons pas à mettre la force au service du droit. Nous ne reculons donc pas devant l'idée de dictature, si l'on entend par là la dictature d'une majorité, et nous ne partageons pas l'absolue répugnance de notre ami Perceau pour ce mot. La dictature est un procédé nécessaire de gouvernement en période anormale, comme les guerres ou les altérations trop rapides dans le milieu intérieur ou extérieur de nos nations. On n'a pas encore trouvé de forme de démocratie qui permette au peuple d'être toujours souverain et qui n'oblige pas, de temps en temps, ses délégués euxmêmes à abdiquer une partie de leur droit de contrôle. D'ailleurs, il est inutile de discuter tant sur des mots. La dictature exercée dans les formes prévues par la loi n'en est une qu'à moitié ; ainsi : celle de l'état de siège ; celle qui est destinée à la gestation même des lois ; celle du Comité de salut public ; ou encore celle que concède, en certains cas, au Président, la Constitution américaine. Elle n'offre que des dangers normaux, quand elle est temporaire et octroyée à des magistrats qui auront à charge de rendre compte à des assemblées régulièrement élues (peu importe le mode d'élection), réellement représentatives du peuple. Cette dictature, nous l'admettons, et pour l'admettre, il n'est pas nécessaire d'être communiste, il suffit d'être républicain. Plût aux cieux que les républicains et les socialistes aient jamais, en Allemagne - a fait remarquer Blum - le courage qu'ont eu les républicains en France. Ceux-ci, après le

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16 mai, suspendirent l'inamovibilité des juges et épurèrent les administrations. Tout régime comporte une certaine dose d'arbitraire. La loi même faite par les majorités est toujours, à quelque degré, tyrannique. Il y a une violence fatale lorsque les minorités se révoltent. Il y a une violence fatale lorsque les majorités s'endorment et se laissent ou duper ou battre par des forces moins grandes. Du bolchevisme et du fascisme, c'est une grande leçon de démocratie, mais aussi de prudence et de force qui se dégagent. Nous l'avons vu, la force est bien peu créatrice de formes politiques. Ces régimes tyranniques ont démontré leur incapacité. On ne fait fonctionner un État, une économie nationale, que par la bonne volonté des citoyens. La terreur, non seulement est stérile, mais même elle inhibe tout ce qui est centre dirigeant et actif dans la société où elle sévit. Mais il faut être fort pour éviter les dangers de réaction et d'anarchie. En toute société, il y a des éléments troubles, extrêmes, qu'il faut maîtriser. Malheur aux majorités qui se laissent violenter ! Le respect utopique que les socialistes révolutionnaires russes ont eu à l'égard des bolchevistes, qui les ont si bien traités depuis, sera un enseignement pour les modérés des révolutions futures qui, sans doute, ne se laisseront plus majoriser par une minorité audacieuse. La mollesse des socialistes allemands à l'égard du personnel impérial sera une raison d'énergie à l'égard des minorités des régimes déchus. La réaction fasciste apprendra combien il faut de prévoyance et de sagesse a un Parti socialiste en voie de conquérir la majorité, et qui ne doit pas se laisser déborder par des éléments trop pressés. Et, quoique cette aventure se passe dans un pays encore neuf politiquement, elle rappelle violemment à tous les démocrates un grand fait: les institutions qui leur sont les plus chères ne sont pas encore douées d'un tel prestige, qu'elles soient réellement à l'abri des coups de la force, si ces démocrates ne sont pas résolus à faire respecter, par la force, leur Constitution préférée. Il est temps que les majorités prennent conscience de leurs droits et de leurs forces, et qu'elles sachent s'en servir. Le socialisme, dans son fond, n'est pas autre chose que l'éveil de cette conscience de leurs intérêts, de leurs droits, de leurs forces, dans les masses travailleuses qui forment la très grande majorité de nos nations. Notre doctrine est essentiellement la doctrine de majorités agissantes. Finissons-en donc avec ces mythes de l'action directe de minorités. Soyons nous-mêmes. Forts et prudents, tant que nous n'avons pas la majorité, sages et alertes quand nous l'aurons, en éveil toujours contre toutes les démagogies et contre toutes les réactions.

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Dialogue avec un futur député bourgeois. Machiavélisme *

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Aristote raconte que dans certaine ville de Grèce les aristocrates avaient juré de tout faire contre la démocratie. Sans aller jusque-là, nos jeunes bourgeois ne sont pas sans poursuivre consciemment, avec audace et ténacité, une politique de classe habile et calculée, à longues échéances. L'autre jour, je rencontrai un de ces jeunes gens, distingués d'ailleurs, qui nourrissent des ambitions politiques. En attendant, il est soigneusement entretenu, dans une de ces nombreuses embuscades où les gouvernements de guerre et les industries de guerre casent leurs créatures et élèvent les futurs dirigeants de leurs partis et de leurs sociétés anonymes. « Eh bien ! lui dis-je, c'est aux prochaines élections que vous vous présentez ? Dans quelle circonscription ? - Mais non ! cher monsieur, me répondit-il, je ne me présenterai pas cette fois. - Comment, pas cette fois ? » Sur ce, il commença à m'expliquer un plan.

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La Vie socialiste, 30 avril 1923, pp. 1-2.

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J'ai toutes sortes de raisons de croire, après sondages répétés dans plusieurs milieux bourgeois, que ce plan n'est pas personnel à ce jeune homme. Il correspond sinon à un mot d'ordre, à un complot explicite, à un concert officiel d'organisations publiques, du moins à ces nombreuses rumeurs, à ces échanges actifs d'idées comme il en circule tant dans le Paris politique et boursier - tout comme cela circulait autrefois entre la cour et la ville. Le monde, comme on dit, n'est pas un vain mot. On y dispose d'informations et on y décide d'actions plus que ne le croit le peuple. Je suis donc persuadé que mon jeune politicien n'est que l'interprète d'un état d'opinion et d'un certain nombre de projets encore informes mais qui mûrissent très vite. Je le confessai donc. Il s'y prêta de bonne grâce, quoiqu'il sût mes opinions. Il est encore jeune, plein de jactance, un peu vain de ses propres calculs, préoccupé de briller, de me montrer que son parti et lui seront un jour les maîtres. Il me dévoila, en un tout, ce que d'autres bourgeois plus vieux, plus rassis, moins ambitieux, ou mieux pourvus déjà, ne me découvrirent plus tard que chacun partie par partie. « Voici, me dit-il. Le Bloc national sera battu aux prochaines élections. Comme vous savez, mes opinions sont républicaines et nationalistes. Mais, d'autre part, je ne me soucie guère d'être battu, de faire des efforts inutiles ; je ne me présenterai donc pas. Ce sera pour la fois d'après. - Tout ceci a besoin d'explications. Dites-moi donc ce que vous pensez », lui disje en lui promettant de ne pas l'interrompre. Il reprit : « Premier point. Le Bloc national sera battu. Nous le savons, nous ne le craignons pas. Il est impopulaire comme toute majorité qui a trop duré, comme tout parti qui a trop promis et qui n'a pas tenu. Le Boche n'a pas payé, la vie est chère, le déficit est installé dans les budgets normaux ; les réparations trament et les malheureux des pays dévastés sont légitimement mécontents. Enfin, il y a une vague républicaine très forte dans tout le midi, le centre et même l'est de la France. Déjà nous perdons les radicaux roses, qui étaient notre appoint nécessaire, et nous sentons tellement cet échec probable que, un peu partout, nous nous débarrassons des colistiers trop compromettants et trop bêtement réactionnaires. Nous sommes donc résignés. Mais nous gardons notre espoir entier, car nous aurons notre revanche. - Expliquez-moi donc comment ? lui dis-je. Je ne vous interromps toujours pas. - Notre tactique aura deux temps, me dit-il, et voici comment nous préparons cette revanche dès maintenant. Ce sera mon deuxième point. Vous voyez que la majorité actuelle refuse d'équilibrer les budgets, de voter aucun impôt, et même, au fond, de voter les budgets. Par tous les moyens nous voulons être ceux qui pourront se présenter comme voulant faire payer les Boches et ne voulant pas faire payer les Français. Par tous les moyens nous voulons n'avoir aucune responsabilité dans la future politique fiscale. Nous voulons pouvoir retourner devant les électeurs, devant

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nos clients, ruraux et bourgeois, et leur dire : "Vous voyez, ce n'est pas notre faute, c'est celle des Boches, si le franc est bas et si la vie est chère. D'ailleurs, qu'est-ce que cela vous fait ? Vos maisons, vos terres n'ont-elles pas une plus-value formidable ? Vos bénéfices ne s'accroissent-ils pas encore plus que vos francs ne baissent ? Et enfin, l'essentiel pour vous c'est de ne pas payer. Or, vous ne payez pas. Hors l'impôt sur le chiffre d'affaires, véritable impôt de consommation, payé surtout par les masses des villes, le Bloc national revient devant vous sans avoir voté aucun impôt. Il est vrai que la dette de la France s'est accrue de plus de cent milliards en trois ans, en plus des quatre-vingt-dix milliards que nous avons empruntés au compte des Boches. Mais qu'est-ce que cela vous fait d'être en débit, puisque nous payons les coupons de vos titres de rente et renouvelons avec toutes sortes de primes vos bons du Trésor ?" « Voilà le discours - poursuivit-il - que nous tiendrons au peuple. Il ne nous empêchera pas d'être battus. Mais nous aurons ainsi liquidé notre passif. Et à un échec momentané et fatal nous pourrons faire succéder une victoire solide et durable, qui mettra les millerandistes et les poincaristes au pouvoir pour de nombreuses années, éliminera le socialisme de la scène publique et rendra définitivement les radicaux inaptes à gouverner et à reconquérir une majorité éphémère. - Tout ceci est bien calculé, trop bien pour être vrai, lui dis-je, mais je ne vois pas encore votre troisième point, et cette victoire si sûre. - N'en doutez pas, me dit-il. D'abord nous aurons laissé au Bloc des gauches, qui nous succédera, une situation si difficile qu'il s'y cassera les reins. Il aura les mêmes difficultés que nous en politique extérieure. Il ne saura ni faire payer l'Allemagne, ni assurer mieux par une diplomatie quelconque la sécurité de la France toujours menacée. « À l'intérieur, il aura à compter avec l'Église, redevenue forte grâce à nous, avec les fonctionnaires de droite que nous avons installés aux postes dirigeants, avec l'Armée et la Marine que nous avons satisfaites et qu'on ne pourra plus continuer à satisfaire. « Enfin, et surtout, le Bloc des gauches sera impuissant au point de vue financier et impopulaire au point de vue fiscal. C'est à lui que nous laisserons le soin d'exploiter le contribuable français au profit du rentier français. C'est lui qui devra donner le tour de vis fatal à l'inquisition fiscale. Puis encore, l'autre tour de vis aux impôts sur l'héritage et le revenu. Il faudra toucher des catégories de petits commerçants et de propriétaires ruraux que nous avons évité soigneusement de mécontenter. Il faudra augmenter les taux. Il faudra en plus aggraver les impôts indirects et rançonner non seulement le contribuable, mais encore le consommateur. « Et tout cela même ne permettra pas de boucler le budget. Trois cent cinquante milliards de dette, voilà l'héritage que nous vous laissons, dont cent cinquante milliards à peine sont consolidés. Il suffira que nos banques, nos fournisseurs de guerre qui - avec le peuple de bonne foi - se partagent les bons du Trésor, arrêtent quelques renouvellements pour que l'incapacité financière du Bloc des gauches apparaisse. »

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Ici, je ne pus me retenir de traiter ce projet de crime contre la Patrie. Il s'en tira par une apologie de politicien vulgaire et jésuite. « Allons donc ! protesta-t-il en haussant les épaules. Vous savez bien, vous, que la Politique a ses droits à elle, et que les classes ont leurs intérêts suprêmes. » Je n'insistai pas, je n'aurais pas su le reste, encore plus piquant. Car il continua: « La future Chambre sera donc vite en face d'événements qui la dépasseront. Et les radicaux, si pauvres en hommes et en idées, seront vite impuissants. Même vous autres, les socialistes, vous les lâcherez. Alors, comme nos gens seront une minorité considérable, nous pourrons faire dissoudre la Chambre. Au pire, nous attendrons quatre ans. Nous aurons d'ailleurs avec nous Millerand. C'est une force que ce Président-là, et il saura mater même les radicaux... qu'il a déjà dupés quand il élimina si bien ce vieux fou de Clemenceau. » Tout ceci m'intéressait, mais m'était désagréable, m'agaçait. Je vis comment terminer. Je lui dis : « Mais alors, pourquoi ne vous présentez-vous pas tout de même ? Vous pouvez bien trouver un coin de liste dans un coin de département ? Et j'insistai : « Voyez-vous, on n'entre jamais trop jeune au Parlement. Après tout, vous ne savez pas qui sera vainqueur. Il vaut mieux risquer d'être député tout de suite. On en est quitte pour changer de parti, devenir radical de conservateur comme Caillaux, ou de socialiste comme Viviani ou Briand. Le Parlement vous saura toujours gré de votre ancienneté. - Vous avez raison peut-être », me dit notre jeune Machiavel, et il me quitta tout pensif. Il ne faut peut-être pas attacher trop d'importance à ces idées fugitives et à ces projets un peu en l'air, et variables avec les circonstances. Mais, d'un autre côté, ces aveux coordonnés, et les divers avis plus ou moins partiels qu'on nous donne de divers côtés sont bien instructifs. C'est à ce titre que je les ai reproduits. On voit souvent juste, et toujours de loin, chez nos adversaires, au Comité des intérêts économiques surtout. Et quoique tout ceci ne vaille que comme symptôme, cela vaut aussi comme enseignement. Il est temps que le Parti radical dresse lui aussi son plan de campagne. Le nôtre est déjà publié, grâce aux gros efforts de notre congrès de Lille. Mais il faut que les

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forces qui, un jour, agiront de concert, et qui sont en ce moment, naturellement, séparées, commencent à se préoccuper de déjouer les plans de l'ennemi. Sans doute en a-t-il moins et de moins compliqués que notre futur politicien. Peutêtre seront-ils moins fermement suivis qu'ils n'ont été diaboliquement pensés. Cependant, avouons que les républicains et les socialistes qui ont octroyé, en ce moment même, au gouvernement des douzièmes provisoires, ont permis au Bloc national de remplir la première partie de leur programme : esquiver leurs responsabilités premières. Le Sénat avait fait mine de résistance. Nous verrons, à la rentrée, s'il continuera. Mais les républicains tomberont dans le panneau s'ils laissent ainsi le Bloc national saboter le budget et le crédit de la France.

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