Marcel Mauss - Ecrits Politiques (iii)

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Marcel MAUSS

Écrits politiques (3e fichier de 3)

(Textes réunis et présentés par Marcel Mauss)

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Marcel MAUSS

Écrits politiques. Textes

réunis et

présentés par Marcel Fournier. Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Mauss, Écrits politiques. Textes réunis et présentés par Marcel Fournier. Paris : Fayard, Éditeur, 1997, 814 pages.

Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 12 octobre 2001 à Chicoutimi, Québec.

Un document expurgé de certaines parties le 16 octobre 2001 à cause des droits d’auteurs qui protègent ces parties.

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Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Note de l’édition électronique : Ce premier fichier de trois correspond aux pages 537 à 807 du livre original. On y retrouvera le texte intégral suivant : 4e partie : Le savant et le politique (1920-1925) : pp. 537 à 722 du livre original 5e partie : Le « Père Mauss » (1925-1942) : pp. 723 à 774 du livre original Index des thèmes : pp. 775 à 794 du livre original Index des noms cités : pp. 795 à 807 du livre original

Le texte a été subdivisé en trois fichiers séparés pour faciliter un téléchargement plus rapide partout dans le monde. Moins lourd, un fichier se télécharge plus facilement et plus rapidement. C’était la préoccupation que j’avais ce faisant. Jean-Marie Tremblay, le 12 octobre 2001.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Table des matières

Marcel Mauss, le savant et le citoyen, par Marcel Fournier Premiers engagements. - Intellectuel et militant. - Pacifiste et internationaliste. Le savant et le politique. - Le « Père Mauss ». - Présentation de l'édition. Remerciements.

Première partie. Premiers engagements (1896-1903) Compte rendu de G. de Greef, L'Évolution des croyances et des doctrines politiques. - L'Action socialiste. - Le congrès. Ses travaux : l'union et la question ministérielle. - Le jugement de la Haute Cour et la propagande socialiste. - La guerre du Transvaal. - Le Congrès international des coopératives socialistes. - Rapport sur les relations internationales. - Les coopératives et les socialistes. - Compte rendu de The Cooperative Wholesale Societies Limited. Annual. 1901. - À propos de la guerre du Transvaal. - Compte rendu de M.I. Ostrogorskii, La Démocratie et l'organisation des partis politiques.

Deuxième partie. Intellectuel et militant (1904-1912) Les coopératives rouges. - Les coopératives allemandes après le congrès de Hambourg. - Mouvement coopératif. La politique et les coopératives. - Mouvement coopératif. - La coopération socialiste. - Mouvement coopératif. Au congrès de Budapest. - Une exposition. - Mouvement coopératif. L'Alliance coopérative internationale. - Mouvement coopératif. Propagande coopérative. - Le Konsumverein de Bâle. - Mouvement coopératif. Nouvelles de Suisse. - Mouvement coopératif. La coopération moralisatrice. - La mutualité patronale. - Le Congrès des coopératives anglaises (1). - Le congrès des coopératives anglaises (2). - La Maison du peuple. Les Jeunes Gens d'aujourd'hui et Agathon. - L'action directe. - L'affaire d'Oudjda. Pillages et spéculations. - Le scandale d'Oudjda. - Le scandale d'Oudjda. Tous coupables. La leçon. Ni militaires, ni diplomates.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Troisième partie. Pacifiste et internationaliste (1913-1914) Un coup dirigé contre les coopératives. - Le travail à domicile est réglementé par la législation anglaise. - Le conflit franco-allemand. - Gâchis militaire. Notre armée de l’Est est dans le désordre le plus complet. - La situation extérieure. Choses d'Italie. - La situation extérieure. Échec momentané. - La situation extérieure. Roulements de tambour. - Les commerçants prétendent interdire aux fonctionnaires d'entrer dans les coopératives. - La situation extérieure. Une grande politique. - La situation extérieure. La diplomatie des radicaux anglais. - La semaine américaine. - La loi sur le travail à domicile est chaque jour mieux appliquée... en Angleterre. - La situation extérieure. La maison d'Autriche.

Quatrième partie. Le savant et le politique (1920-1925) Les idées socialistes. Le principe de la nationalisation. - Le personnel coopératif : recrutement et certificats professionnels. - Canevas. - Contrôle ou liberté. - La place des États-Unis dans la production mondiale : le commerce coopératif avec la Russie. - Les coopératives russes. - L'industrie du « lait desséché » : la Wholesale anglaise en assure J'exploitation. - À l'étranger : les coopératives en Bessarabie. - La coopération à l'étranger. À la Maison du peuple de Bruxelles on a institué une Commission du travail. - La Centrale éducation belge. - La commune coopérative. - La Fédération nationale des coopératives de consommation, un triomphe coopératif. - Une politique russe. La politique du Labour Party. - Derniers entretiens. - La coopérative anglaise : la politique financière de la Wholesale Society. - L'éducation coopérative en Allemagne. - Politique polonaise. - Société de consommateurs ou commune de consommateurs ? Remarques. - Lettre de province. L'inéducation des coopérateurs est un grave danger. - Lettre de province. Propagande coopérative. - Lettre de province. Impressions sur l'enquête en Russie. - Lettre de l'étranger. Une enquête sur la vie chère. - Théorie. Formes nouvelles du socialisme. - Lettre de l'étranger. Un livre de Webb. - Dans la lune. - Lettre de l'étranger. Formes nouvelles du socialisme. I. Lettre de l'étranger. Formes nouvelles du socialisme. II. Le socialisme de la Guilde. Lettre de l'étranger. Les « vaches maigres ». - Motifs honorables. - Avant le congrès. Double question. - Demande de trêve en Angleterre. Un appel de Lansbury. - La chaire de la coopération au Collège de France. - Schadenfreude. - Lettre de province. Effet de la scission. - Un effort des coopérateurs suisses. - Pour Moscou. L'Assemblée de Genève. - Une statistique des prix. – La baisse aux États-Unis. Kabakchef Papachef. - Ramsay MacDonald. - La propagande coopérative en Angleterre. - L'homme fossile. - Le socialisme en province. - Pour les bolchevistes. Les Webb sont, à Paris, reçus par l'Union des coopérateurs. - La plus grande coopérative allemande : Produktion à Hambourg. - Les coopérateurs communistes. Socialisme anglais, socialisme de guilde. - Les coopératives, anglaises et les Soviets (1). - Les coopératives anglaises et les Soviets (2). - La crise commerciale et les coopératives. - Coopératives anglaises et Soviets. - En Allemagne. L'assemblée générale du Magasin de gros. - Fin de la violence en Italie. - Souvenirs. Conseils de Jean Jaurès pour une Révolution russe.... - Les affaires des Soviets. - La coopération à

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l'étranger. La Suisse se coopératise chaque jour davantage. - La victoire de la coopération britannique : les coopératives anglaises ne sont pas soumises à la Corporation Tax. - Il faut choisir. - Nécessité d'un département statistique à la Fédération nationale des coopératives de consommation. - Marcel Sembat. Souvenirs. - La campagne anglaise du Matin. - La vente de la Russie. - Les changes. I. État actuel ; la ruine de l'Europe ; la crise ; les responsables. - Les changes. Il. Une politique ; un exemple sinistre, l'Autriche. - Les changes. III. Danger des mesures arbitraires. - Pour les bolcheviks. - Les changes. IV. La valeur réelle du franc ; comment le convertir en or. - Les changes. V. Comment liquider; comment stabiliser. - Les changes. VI. Pour la conférence de Bruxelles ; un précédent. - Les changes. VII. Conclusion. - Un parti coopératif en Angleterre. - Fascisme et bolchevisme. Réflexions sur la violence. - Observations sur la violence. II. La violence bolchevik. Sa nature. Ses excuses. - Observations sur la violence. III. La violence bolchevik. Bilan de la terreur. Son échec. - Observations sur la violence. IV. La violence bolchevik. La lutte contre les classes actives. - Observations sur la violence. Contre la violence. Pour la force. - Dialogue avec un futur député bourgeois. Machiavélisme. Appréciation sociologique du bolchevisme. - Les changes. I. Du calme ! - Les changes. II. Comment avons-nous exporté des francs . - Les changes. III. Qui a exporté des francs ? - Les changes. IV. Comment le gouvernement a exporté des francs. Les dépenses militaires et impériales. - Les changes. V. Politique d'armements. Situation monétaire extérieure de la France. - Les changes. Nouvelle chute. Les responsabilités des capitalistes français. Les erreurs à éviter. - Les changes. Deux fautes de M. de Lasteyrie. - Les changes. L'inflation des francs. - Les changes. L'inflation : la dépréciation intérieure. - Les changes. L'inflation. Qui a inflationné le franc ? - Les changes. L'inflation fiduciaire. La responsabilité personnelle de M. Lucien Klotz. – Les changes. L'inflation fiduciaire : la responsabilité personnelle de M. Lucien Klotz. Le Charleroi financier. L'impréparation de M. Klotz. - Les changes. Le Charleroi du franc : les fautes de M. Klotz. Comment il couvrit les mercantis et les banquiers français. - Les changes. L'inflation fiduciaire : celle du 6 mars 1924. Comment on inflationne en ce moment. - Les changes. L'inflation fiduciaire : comment le Bloc national maintint puis fit couler le franc. L'accalmie de 1921. - Les changes. L'inflation fiduciaire : en quelle mesure le gouvernement Poincaré défendit-il et laissa-t-il faiblir le franc. - Les changes. L'inflation fiduciaire : l'effet monétaire de l'aventure de la Ruhr. Comment et pourquoi il fallut inflationner de novembre 1923 à mars 1924. - Les changes. La baisse de devises fortes. Les financiers français et alliés interviennent. Le bilan de la Banque. - Les changes. L'action de la finance : bulletin du jour. - Les changes. L'inflation fiduciaire : histoire financière et politique du franc en janvier et février 1924. - Les changes. L'inflation fiduciaire (conclusion) : histoire de France du 6 au 15 mars. - Les changes. Prévisions. Raisons d'espérer. - Les changes. Histoire du franc et de la Bourse du 13 au 20 mars 1924. - Les changes. Histoire du franc jusqu'à fin mars. Conditions de l'appui des banques alliées. - Les changes (IIIe série). L'inflation rentière. La dette flottante. I. Figure de la situation monétaire en France. - Les changes (IIIe série). La dette flottante. Responsabilités. Qui a inflationné la dette flottante ? - Les changes (IIIe série). La crise de trésorerie de 1923-1924. - Les changes (IIIe série). L'inflation rentière. La dette flottante. Conclusions. - Démocratie socialiste. - Les changes (post-scriptum). La lire. Fascisme et banquiers. - Questions pratiques. Actes nécessaires. - L'échec du Populaire. - Socialisme et bolchevisme.

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Cinquième partie. Le « Père Mauss » (1925-1942) - Saint-Simon et la sociologie. - Emmanuel LÉVY, juriste, socialiste et sociologue. - Pour Le Populaire. Une lettre de Mauss. - Prédictions pour une prochaine législature. Chez les autres. - Portraits (Lucien Herr, Herr et Durkheim, Herr et l’Affaire Péguy, Herr et Péguy) (1928). - Une lettre de Mauss. - La Chambre future. Dialogue sur un avenir proche. - François Simiand. - Note préliminaire sur le mouvement coopératif.... - Lettres de Mauss à Élie Halévy et Svend Ranulf. - Lucien Lévy-Bruhl. - Note sur les crises. - Origines de la bourgeoisie.

Index des thèmes (Partie supprimée à cause des droits d’auteur) Index des noms (Partie supprimée à cause des droits d’auteur)

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Appréciation sociologique du bolchevisme *

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Ce chapitre est le dernier d'un court ouvrage où nous avons tenté d' « apprécier », comme disait Auguste Comte, et comme disait aussi Renouvier, cet événement contemporain et grave : la phase bolchevik de la Révolution russe. Par appréciation, nous entendons tout simplement, à part de toute idée préconçue, de morale ou de philosophie de l'histoire, ou de politique, un essai de mesure de ce qu'un événement social apporte de nouveau et d'indispensable, nous ne disons Pas de bien et de mal, dans la série des faits sociaux dont il fait partie ; ces faits ou systèmes de faits devant être eux-mêmes considérés sans aucun finalisme. Dans quelles limites l'expérience bolchevik, comme les communistes eux-mêmes l'appellent, fait-elle avancer la société tusse vers de nouvelles formes de vie sociale ? Dans quelle mesure ses résultats autorisent-ils à penser que c'est vers des formes de ce genre que nos nations d'Occident vont se diriger ? Voilà tout ce que nous tenons à retenir d'une analyse de cette gigantesque convulsion sociale. Cependant, comme cet ouvrage fait partie d'un ensemble de travaux non pas de sociologie pure, mais de « science politique » ou, si l'on veut, de « Sociologie appliquée », cette « appréciation » comporte des conclusions pratiques, comme celles que la politique attend sans ces retards que peut se permettre impunément la science, mais que l'action ne tolère pas. Ce sont ces préceptes, mêlés à des observations théoriques de portée plus ou moins générale, que nous donnons ici. Nous y ajoutons des indications de politique générale, d'autres diraient de philosophie du droit, mais qui sont bien destinées à la pratique ; et, enfin, nous finissons par des principes, des leçons de méthodologie politique, de logique de cet art qui, croyons-nous, se dégagent de l'analyse de cette expérience sociale considérable.

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Revue de métaphysique et de morale, 31e année, nº 1, 1924, pp. 103 -132.

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Nous espérons publier tout le travail prochainement. En attendant, qu'on nous pardonne d'en détacher d'avance ces pages et de les séparer de l'appareil des preuves qu'elles supposent ; qu'on nous pardonne aussi d'indiquer sous quelles rubriques l'ouvrage entier les contiendra. Les titres des chapitres suffiront à faire comprendre la marche de la démonstration que nous donnons ici : I. Introduction ; II. Dans quelle mesure l'expérience bolchevik a-t-elle été une expérience et dans quelle mesure a-t-elle été une expérience socialiste ? III. La phase terroriste ; IV. L'échec moral ; V. L'échec économique ; VI. La nouvelle phase : la Nouvelle économie ; VII. Le succès politique : formation d'un État moderne russe ; VIII. Conclusions.

CONCLUSIONS I Indications de sociologie descriptive et de politique positive Chemin faisant, nous avons donc dégagé plusieurs leçons théoriques et pratiques de cette longue étude du bolchevisme sous sa première et sous sa deuxième forme. Nous les rappelons brièvement, dans un certain désordre, opposant les principes éclaircis, soit aux doctrines du bolchevisme, soit aux diverses doctrines politiques. De ce rapport se déduiront à leur tour d'autres conclusions. I. Avec tous les aspects qu'il se donne de réalisme et d'empirisme, le bolchevisme n'est pas « une expérience ». C'est un événement, une phase de la Révolution russe, ou, plutôt, après le régime Kerenski (première phase), il en constitue la deuxième phase, « communiste », et la troisième phase, « nouvelle étape ». Cette révolution fut involontaire. Elle est née de la guerre, de la misère et de la chute d'un régime. En tant que révolution sociale, elle s'est donc trouvée dans les plus mauvaises conditions possibles : c'est une société en faillite dont elle a repris la succession. Plus mauvaise encore a été la façon dont elle a opéré cette reprise. Elle fut l’œuvre d'une jacquerie militaire et paysanne. Or, pour qu'un régime socialiste s'établisse pratiquement et solidement, il faut d'abord des choses à socialiser, et il n'y en avait pas. Il faut aussi que cette reprise soit faite dans le plus grand ordre, et il n'y en eut pas. Mais, surtout, il faut que ce régime soit voulu, que cette reprise soit consciente et qu'elle soit organisée en toute clarté par des masses considérables, sinon par l'unanimité ou une très grande majorité de citoyens éclairés. Un régime, même populaire, mais imposé à la nation, pourra s'implanter d'abord, puis se faire accepter ; il pourra enfin devenir socialiste ; il ne l'est pas dans son fonds et son tréfonds, parce qu'il ne l'est pas dès son point de départ. En fait, la tyrannie des ouvriers et des soldats n'a pas

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été et n'est pas nécessairement et par essence plus sociale et moins antisociale que celle des aristocrates, des officiers et des bourgeois. Disons donc qu'une société socialiste née d'une catastrophe vient au monde dans de mauvaises conditions et qu'un régime même socialiste imposé par une minorité ne vaudra jamais un régime quelconque qui aura été voulu. Le socialisme, par définition, doit être l'œuvre de la « volonté générale » des citoyens. II. Toute révolution sociale devra prendre un caractère national. Ceci est démontré par les inconvénients graves qu'ont eus pour les Soviets : d'abord la répudiation des dettes extérieures russes, ensuite la confiscation sans indemnité des propriétés des nationaux étrangers. Le blocus et le boycott international qui lui a succédé ont été les conséquences de ces deux graves erreurs. Donc, autant un État a le droit d'appliquer à ses nationaux la loi qu'il se donne et de l'appliquer également aux étrangers qui arrivent ou choisissent de résider sur son sol, autant, cependant, il faudra éviter toute apparence d'injustice et de viol de ces contrats internationaux tacites : le droit international public et privé. Il faudra, par conséquent, arrêter les expropriations aux frontières, et, à l'intérieur, aux droits des personnes étrangères dans la mesure où elles commencèrent dans le pays en vertu d'usages antérieurs à la Révolution. L'expropriation complète ne se comprend qu'en cas de révolution sociale universelle et simultanée. Celle-ci pourrait, en effet, annuler partout en même temps, pour les nations et pour les particuliers, tous les débits et tous les crédits internationaux privés ou publics. On pourra trouver que cette observation prouve à la fois le nationalisme et l'internationalisme. C'est comme on voudra, car il n'y a pas de milieu ; les socialisations sans indemnité ne pourront se faire que dans les limites de la nationalité et ne pourront être totales qu'à condition de s'étendre à toute la race humaine ou, au moins, aux plus importantes des nations qui la composent. III. La deuxième période, communiste et terroriste, de la Révolution russe n'est pas proprement socialiste. Le bolchevisme est resté sur certains points en dessous du socialisme ; sur d'autres points, il s'est développé à côté du socialisme ou l'a dépassé ; sur d'autres, enfin, il a amené de véritables régressions. À la campagne, il n'a opéré qu'une révolution individualiste du type de la Révolution française : il a laissé les paysans se partager les terres sans plus. Ou bien il n'a dominé leurs appétits que par des lois inopérantes et lointaines sur la propriété nationale éminente du sol ; ou bien il n'a ajouté, à cette politique individualiste, qu'un communisme étatiste qui se manifestait par de dures réquisitions et par des exactions souvent même de nature militaire ; celles-ci ont été incomprises du paysan et l'ont découragé. Ces deux attitudes contradictoires ont fini par provoquer une diminution des cultures et la disparition des réserves, et par amener la famine.

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C'est par leur législation industrielle que les Soviets ont été le plus socialistes lorsqu'ils ont sincèrement essayé de remettre aux groupes professionnels la propriété et la gestion des industries nationalisées. Mais les bolcheviks ont vite parcouru cette période. Et alors, affolés par leur échec, ou ils ont laissé les grandes industries se décomposer au profit de la petite et de l'artisanat et, dans cette mesure, l'économie russe est retournée à des formes périmées de propriété et de technique industrielles ; ou bien ils ont essayé d'instaurer par les « armées du travail », par les « trusts nationaux », etc., un régime non plus socialiste et syndicaliste, mais communiste et étatiste de la production : le producteur étant assuré de toute sa consommation, mais étant rivé à une profession qu'il n'organise pas lui-même. Cet individualisme et cet étatisme ont été l'une des causes de l'échec moral et matériel des Soviets. Ils se sont privés de l'instrument moral nécessaire : ils ont violenté et terrorisé le groupe professionnel ; ils l'ont à peu près détruit ; ils ont affaibli ce groupe qui devait être par excellence et le moyen de révolution et l'agent réel de la production, et le titulaire réel de la propriété, et ils ont ainsi manqué le but : l'organisation collective de la production. Enfin, la faute la plus grave a été d'instaurer le communisme et non pas le socialisme en matière de consommation : par exemple, le communisme du logement, cet objet de consommation individuelle par excellence ; par exemple, encore, le communisme de la distribution des denrées alimentaires. Admettons que le rationnement ait été forcé et imposé par les circonstances mêmes, blocus et famine. Cependant nous constatons que c'est en général un procédé économique insupportable aux sociétés européennes. De toute cette série défaits, le socialisme n'est responsable que de l'essai manqué de gestion des usines par les conseils ouvriers. Partout ailleurs, ce sont d'autres systèmes, d'évidentes régressions vers l'individualisme ou, plus arriérées encore, vers le communisme, qui sont responsables des erreurs commises ou du triomphe de formes archaïques de l'économie. IV. Le communisme de la consommation est absurde et doit être proscrit de la pratique. Mais ce qui fut plus absurde encore, c'est que, pour l'établir, il a fallu détruire ce qui constitue l'économie elle-même, à savoir : le marché. Car, à la rigueur, on conçoit que la production soit réglée jusqu'à l'arrivée au marché, y compris le stockage ; on conçoit même encore que l'on puisse avoir intérêt à fixer des limites à la consommation et qu'on ne permette ni l'abus ni l'avarice. Mais on ne conçoit pas de société sans marché. Par ce mot, nous entendons non pas les Halles, Bourses ou autres lieux, qui n'en sont que les signes extérieurs, nous entendons simplement le fait économique que, publiquement, par les alternatives des prix librement « offerts et demandés », le prix se fixe de lui-même ; ou bien le fait juridique que chacun sur la « place » ait le droit d'acheter en paix, et avec sécurité de son titre, ce qu'il veut, et aussi qu'il ne peut pas être forcé d'acheter ce qu'il ne veut pas. Ce système du marché, lentement développé dans l'histoire économique de

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l'humanité, règle actuellement dans la plus large mesure la production et la consommation. Certes, d'autres systèmes de faits sociaux concourent à la même fonction et on peut en imaginer d'autres nouveaux qui y contribueraient efficacement, mais la liberté du marché est la condition absolument nécessaire de la vie économique. Il faut le constater, dût ceci désespérer non seulement les socialistes doctrinaires, les communistes ou des économistes distingués comme M. Thornstein Veblen, les Soviets n'ont pas pu « s'évader du système des prix ». Il n'est donc pas sûr qu'aucune société connue soit équipée pour s'envoler vers d'autres sphères. Momentanément et autant qu'on peut prévoir, c'est dans l'organisation et non dans la suppression du marché qu'il faut que le socialisme - le communisme - cherche sa voie. V. La plupart des doctrines socialistes prévoient, de façon plutôt brève et peu nette, que la société future pourra se passer d'argent, de monnaie. L'expérience communiste aura prouvé le contraire. Même dans ce pays où le capital et la circulation monétaire par tête étaient aussi faibles que possible avant guerre, l'essai de s'en passer a été vain ; il a fallu revenir à la monnaie d'or. Les exemples également éclatants du Mexique, de l'Autriche, puis de l'Allemagne et de la Pologne demain prouvent et prouveront que les sociétés actuelles, qu'elles soient aussi arriérées que le Mexique ou la Russie, ou bien aussi hautement civilisées que l'Allemagne, n'ont encore foi que dans l'or, ou dans les crédits représentatifs d'or ou dans des marchandises négociables en or. L'or et les divers titres qui le représentent sont encore les seules garanties qu'a l'individu de la liberté de ses achats. Les peuples qui pensent ainsi ont-ils tort ou raison ? Ceci est une autre question. Pour notre part, nous ne pensons pas qu'il puisse y avoir, avant longtemps, de sociétés purement rationnelles. Ni notre langage, ni notre technique, pour ne pas parler d'autres faits sociaux, comme le droit ou la religion, ne sont et ne seront pas avant longtemps vidés d'irrationalité et de sentiment, d'opinions préjugées et de pure routine. Pourquoi voudrait-on que le domaine de l'économie, celui des besoins et des goûts, soit celui de la raison pure ? Pourquoi voudrait-on que ce monde si fou des valeurs, où les pitreries d'un clown valent les brevets des plus belles inventions, pourquoi voudrait-on que ce monde se privât subitement de son étalon des valeurs, de son instrument même mauvais de calcul (ratio), de son élément même absurde de raison ? Pourquoi faudrait-il que ce monde s'ordonnât tout d'un coup par la féerie de l'intelligence des masses ou par l'intelligence que leur imposeraient la magie et la force d'une élite communiste ? Il vaut donc mieux partir du donné actuel et essayer de lui superposer des formes de plus en plus raisonnables : ordonner, limiter, supprimer les privilèges des marchands d'or, les transporter à la collectivité, organiser celle-ci de façon qu'elle puisse être le principal dispensateur de crédits. Les Soviets semblent d'ailleurs se diriger en ce moment de ce côté, par leurs banques d'État et leurs Crédits populaires. VI. Non seulement la liberté du marché mais aussi la liberté industrielle et commerciale sont une atmosphère indispensable à toute économie moderne. L'étatisme et la bureaucratie ou la direction autoritaire de l'industrie, la législation de la production,

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d'une part, le rationnement administratif de la consommation, d'autre part, en un mot toute économie « militaire », comme eût dit Herbert Spencer, sont contraires à la « nature échangiste » de l'homme d'aujourd'hui. Celui-ci ne travaille pas en général pour lui-même, mais cependant il ne travaille et il n'échange que pour avoir le meilleur produit ou service au meilleur compte, ou pour vendre son bien ou son travail au plus haut prix. Le marché, la production (nous rappelons que, sous ce terme, nous comprenons toujours la circulation), la consommation peuvent être réglementés et sont déjà réglementés en Occident: par contrats privés, trusts et syndicats ouvriers et patronaux ; ou bien par entente entre consommateurs (coopératives) ; ou par entente entre industriels, financiers et marchands ; ou par la loi et le règlement publics ; ou par des organisations mixtes de capitalisme trusté et d'étatisme mélangés 1. Mais il est des limites que même une société socialiste ne peut pas dépasser. C'est celles où le service et la richesse fournis, au lieu d'être payés après débats, sont requis ; c'est aussi celles où le genre, la quantité et la qualité des objets de consommation offerts au public sont déterminés souverainement par d'autres que par les individus ou leurs associations librement constituées (coopératives de consommation par exemple). Les sociétés socialistes ne pourront donc s'édifier qu'au-delà et à côté d'une certaine quantité d'individualisme et de libéralisme, surtout en matière économique. Cette thèse n'étonnera pas les proudhoniens et n'étonnera parmi les marxistes que ceux qui, par folie, ont étendu à la consommation la notion de l'appropriation collective. Cette limite est réservée même par les "shibboleth" sommaires des partis. Ceuxci ne prévoient que la « socialisation des moyens de production et d'échange » ; et, d'autre part, « appropriation collective » ne signifie pas nécessairement l'appropriation par l'État ou la tyrannie de l'État, ou la tyrannie de la collectivité à l'égard de collectivités plus petites qui n'ont pas été rendues propriétaires. Inversement, à côté et en plus de la liberté des individus - liberté de changer de coopérative, de profession, d'administrer sa consommation, etc. -, il y a place pour une autre liberté commerciale et industrielle : celle des collectivités elles-mêmes, coopératives, groupes professionnels, etc. Ici encore, les termes de « liberté » et de « contrôle collectif » ne sont pas contradictoires. VII. Respecter ces collectivités intermédiaires et développer ces institutions dès maintenant présentes dans la plupart des sociétés d'Occident, voilà donc des œuvres essentielles et à tout le moins sages et prudentes de toute époque de transition vers un 1

On peut citer comme organisation de ce genre: les lois allemandes d'avant guerre qui réglaient la production et les prix de la potasse au profit de l'État et du trust de la potasse de même, les lois chiliennes et les compagnies chiliennes d'exploitation de nitrates enfin ces sociétés mixtes d'État et de capitalistes qui se sont assurées la production et la fixation des prix du pétrole en Angleterre (Anglo-Persian Oil Company, en voie de dissolution, il est vrai). En France, le règlement récent impraticable et quasi bolchevik du carburant national associe l'État, les pétroliers, les distillateurs d'alcools, fixe les prix et oblige sans pitié les techniciens et les consommateurs à se servir d'un produit « national »

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régime socialiste. Peut-être les conserver sera-t-il nécessaire. En particulier, les hypothèses que Durkheim avait faites sur la valeur morale et économique du groupe professionnel ne sortent que confirmées de l'épreuve bolchevik. Précisément les Soviets ont échoué pour avoir abîmé, détruit cet élément primordial d'organisation. Certes, il n'est pas absolument sûr que ce que Durkheim appela, longtemps avant les autres, le « socialisme d'institutions » soit la forme nécessaire et suffisante de tout socialisme. Même l'échec bolchevik ne prouve nullement qu'il faille nécessairement attendre que ces groupes soient très forts, et que leur possible et complète évolution soit terminée, pour tenter de réformer les sociétés. Mais, en tout cas, il y a grave danger à se passer de ces institutions. Surtout, il est certain qu'il ne faut plus concevoir les socialisations sous une seule forme : celle de l'État ou de la profession. Lénine a avoué qu'il s'était trompé en ce qui concerne la coopération 1. L'espoir qu'il met maintenant en celle-ci prouve l'erreur qui consiste à combattre au nom du communisme - coopération obligatoire - la coopération libre. De même, il y a eu erreur dans la façon dont on a combattu toutes les institutions libres et détruit toutes les administrations de gestion. VIII. C'est vers une mixture de capitalisme, d'étatisme, de socialisme administratif, de collectivités libres et d'individualisme enfin que se dirige en ce moment la Nouvelle économie politique russe. Le communisme russe est passé de l'attaque à la défensive. Il ne fait plus que lutter contre la petite-bourgeoisie artisane et paysanne qu'il a créées malgré lui. Il voudrait bien aussi maintenir fermement les droits de l'État, défendre la propriété collective industrielle et les ouvriers d'industrie contre le capitalisme étranger qu'il appelle vainement ou auquel il s'associe quand il peut. Besogne où il réussit dans une certaine mesure. Au fond, là-bas, le socialisme ne fait plus que se superposer à une société moderne qui se constitue... enfin, avec ses rouages habituels : monnaie, crédits, État ; avec la propriété individuelle des producteurs individuels : artisans et paysans ; avec la propriété d'État, la propriété collective ou mi-collective de la grande industrie ; enfin avec de véritables services publics. Dans sa forme dernière, le régime communiste est donc revenu à ce qui est selon nous la norme socialiste. D'une part, il surajoute une forme de propriété aux autres formes ; d'autre part, légitimement à notre avis, il sous-ajoute - qu'on nous permette le néologisme -, il met à la base de la possession individuelle, même paysanne, un droit éminent de la nation. Ceci est en somme le droit fictif, en Angleterre en particulier, où toute tenure vient du roi, et ce devrait être la règle ailleurs, non pas fictive seulement. 1

Lettre de mars 1923, reproduite par la Correspondance internationale.

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Ne répétons pas encore une fois qu'il n'était plus besoin de tant révolutionner la Russie pour en arriver là et qu'on peut fort bien perfectionner, sans difficulté, dans ce sens, nos sociétés d'Occident. Concluons : là-bas comme ici le socialisme ne doit pas consister à supprimer toutes les formes de propriété pour les remplacer par une seule, mais à ajouter aux autres un certain nombre de droits : ceux du groupe professionnel, ceux du groupe local, ceux de la nation, etc. Naturellement les droits contradictoires aux nouveaux devront agir sur le système du droit ; car, évidemment, le droit perpétuel d'héritage ou le droit individuel à la plus-value foncière, par exemple, ne peuvent coexister avec du socialisme, quel qu'il soit. D'ailleurs, ces additions et ces suppressions opérées véritablement par les Soviets constituent sans doute la partie solide de leur oeuvre. Et plût aux cieux qu'ils s'en fussent tenus là ! Ainsi, suivant la forte formule inspirée de Lassalle, qu'Emmanuel Lévy a proposée, « le socialisme, c'est le capitalisme sans les droits acquis 1 ».

II Conclusions de politique générale

Mais, au-delà des questions concernant le socialisme, il en est d'autres de politique générale sur lesquelles les événements du bolchevisme nous apportent de nouvelles preuves, sinon de nouvelles lumières ; questions de principe longuement débattues depuis la fondation des sciences et de l'art politiques, de la morale rationnelle et de la science sociale, qu'agitent encore les doctrines sociales les plus récentes : question de l'emploi de la force et de la violence, question de la puissance des décrets et des lois. 1. Dangers de la violence. Nous avons ailleurs 2 longuement développé les observations que suggère l'emploi systématique que les bolcheviks ont fait de la violence. Nous n'y reviendrons que pour marquer son échec. Les communistes ont fait d'elle, suivant en ceci Georges Sorel 3, un véritable « mythe » politique, un article de foi. Non seulement toute la Ille Internationale la considère comme le moyen révolutionnaire par excellence ; non seulement les communistes la préconisent comme le moyen de réaliser définitivement la révolution déjà faite et d'appliquer les lois qu'édicte un prolétariat dictateur, mais encore elle est devenue pour eux une sorte de but. Ils ont façonné une sorte d'énorme poupée-fétiche, à la « force accoucheuse des sociétés » (Marx). Comme les communistes se sont emparés violemment du pouvoir, comme ils l'exercent violemment, comme c'était d'ailleurs le programme bolchevik de 1 2 3

Capital et Travail (Cahiers du socialiste). Observations sur la violence, La Vie socialiste, 1923. Réflexions sur la violence.

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tout temps et non pas improvisé, ils ont fait de l'exercice de la violence le signe infaillible de la force prolétarienne et de la révolution. Ils ne reconnaissent qu'il y a communisme que quand il y a violence et terreur. Ils ont confondu la sage-femme et le nouveau-né. Au fond, sous ces grands mots, ils ne font que défendre leur procédé propre de gouvernement. Même ce procédé n'est pas spécifiquement communiste, mais spécifiquement russe, byzantin, antique. Leurs violences, leur volonté, leurs intrigues ayant triomphé, puis, s'étant maintenus au pouvoir par la terreur, la police et l'espionnage, ils ont cru leurs théories vérifiées et pris leur violence pour une manifestation et une thaumaturgie de la puissante et nouvelle république sociale ; ils ont cru que c'était elle qui instaurait une société nouvelle ; ils la préconisèrent donc à leur Ille Internationale. Rarement parti et théoriciens d'un parti ont commis dans l'histoire une plus grande erreur sur eux-mêmes. En fait, ce que la violence a créé en Russie, ce n'est qu'une forme politique nouvelle. Ce que les bolcheviks ont imposé au peuple russe, ce n'est pas une société nouvelle, c'est un État moderne, un État russe. Et, en effet, on comprend qu'un gouvernement, une minorité s'impose et puisse s'imposer par la force et par la violence. Dans cette mesure, la violence, procédé normal, a réussi ailleurs et a réussi chez eux, et nous ne soutenons pas que son emploi ait été complètement funeste. Mais la violence bolchevik, contrepoids fatal de l'ancienne violence des tsars, n'a fait du bien que dans la mesure où elle a détruit le mal ancien. En elle-même elle était un mal nouveau. Car, en même temps qu'elle arrachait de l'édifice social toutes sortes de pourritures, elle en faisait disparaître aussi des pans entiers et écrasait sous leurs décombres des masses d'idées. Elle tuait aussi des vivants. On chercherait vainement ce que la violence bolchevik a créé hors de la politique. On peut dire, au contraire, avec certitude que c'est elle qui a mené les Soviets à la ruine. Admettons que la violence exercée contre les contre-révolutionnaires était légitime, le crime des bolcheviks a été de l'employer contre toute la nation. Parlons de cette violence grâce à laquelle on prétendit faire obéir les travailleurs, manuels et intellectuels, ceux des villes et ceux des champs. Elle n'a eu qu'un effet contraire à celui qu'on en espérait. Au lieu de mettre sur pied une économie, un monde nouveau, elle en empêchait la venue. D'abord, par esprit sectaire, les bolcheviks persécutèrent, massacrèrent, exilèrent et exilent encore tous les socialistes qu'ils se plaisent à considérer comme modérés par rapport à eux. lis se sont ainsi privés de leurs auxiliaires naturels. Une révolution sociale n'aura jamais trop de partisans. Ensuite la discipline qu'ils ont infligée aux prolétaires et aux paysans a été vraiment stupide. La mauvaise volonté au travail et à l'échange, souvent la malhonnêteté, voilà ce qu'ils ont évoqué. On ne travaille pas bien par ordre, sauf devant l'ennemi... et encore ! « Labeur n'est ami que de paix », disait un ancien adage ; ajoutons de liberté, car l'esclavage et le servage n'ont jamais de bon rendement. L'ordre impérativement donné et la violence pour le faire exécuter irritent, effraient, incitent à la ruse les faibles qui essayent de s'esquiver, ou poussent à la résistance passive et à la paresse ceux qui savent qu'on ne pourra pas trop les rudoyer et qui ont l'espoir de lasser les

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maîtres, ceux-ci eussent-ils cent fois raison. La violence des bolcheviks a amené la rétraction générale de la nation, des forces de production et de création du pays. Contrastant avec celle-ci, la « Nouvelle économie politique » des communistes les a amenés, au contraire, nous l'avons vu, à un certain succès. Lentement, après la Terreur, les révolutionnaires russes laissent progressivement le peuple élaborer ses mœurs et ses lois. Ils font une « nouvelle étape » ; ils sont, qu'ils en conviennent ou non, dans une troisième phase de la révolution où la violence n'est plus employée que pour défendre le régime et où on laisse ce régime se créer. Nous savons bien qu'au moment même où nous écrivons, la politique intérieure à Moscou est encore ballottée entre des tendances et des coteries variées. Mais, souhaitons-le, augurons-le dévotieusement, ils arriveront peut-être même à une quatrième phase, celle où ils n'exerceront plus la violence pour elle-même, mais pour la sainteté des lois. En novembre 1923, on élit les Soviets primaires en vue du prochain Congrès panrusse et de la formation du nouveau double Conseil exécutif, celui des Soviets russes et celui de la Fédération des républiques soviétiques. Il semble que le Parti communiste a permis aux « sansparti » d'avoir une petite part de délégués. Continuera-t-il dans cette voie ? Progressivement, il pourra remettre au peuple le soin de faire ses affaires en paix par la voie des Soviets ou telle autre qu'il choisira. Or, dans cette atmosphère politique adoucie, dans cette phase infiniment moins violente et tyrannique, dans cette « Nouvelle politique » a éclos une véritable renaissance russe. On peut dire que la Russie se reprend à vivre exactement dans la mesure où la paix, l'ordre et la confiance y refleurissent. De cette opposition se dégage une morale de douceur et de légalisme, et nous dirons : La violence n'est légitime que par la loi, par l'ordre légal qu'elle fait régner; elle n'est pas elle-même l'ordre et encore moins la loi. En bonne politique, d'une part, il ne doit exister d'autre contrainte que la contrainte des lois ; et la force ne doit servir qu'à l'application des sanctions ; et, d'autre part, il ne peut être instauré d'ordre social nouveau que dans l'ordre et dans l'enthousiasme. Les faiseurs de sociétés futures feront donc bien de ne recourir à la violence qu'à la dernière extrémité. Elle est ennemie du travail, destructrice de l'espoir, de la foi en soi et en autrui, c'est-à-dire de ce qui, avec le besoin, fait travailler les hommes. Il y a de nombreux liens invisibles qui nouent ensemble les individus dans les sociétés, qui nouent les contrats, les confiances, les crédits, res et rationes contractae. C'est sur ce terreau que peut germer et croître l'ardeur à satisfaire les autres, dont on devient sûr. Toute la vie russe de ces six ans le démontre ; la terreur ne lie pas, la terreur n'excite pas : elle fait que les gens se terrent, se replient sur euxmêmes, fuient et se fuient, s'affolent et ne travaillent pas : Metus ac terror sunt infirma vincula caritatis, « la crainte et la peur sont de faibles liens de l'amitié », formule de Tacite 1, et qu'il faut répéter à propos du premier gouvernement socialiste de l'Histoire. Elles tiennent à la rigueur debout les États et les tyrannies ; elles ne créent ni la charité humaine ni l'amour ou, si l'on aime mieux, au fond, le dévouement. Or, il n'est pas de société qui ait plus besoin d'inspirer des sentiments positifs que celle qui prétend être celle des travailleurs se dévouant tous les uns aux autres. 1

Vie d’Agricola, 32, discours de Calgacu, chef breton.

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Jamais on ne bâtira de sociétés de cette forme sur une pure force matérielle. Au risque de passer pour vieux jeu et diseur de lieux communs, nous revenons clairement aux vieux concepts grecs et latins de caritas que nous traduisons si mai aujourd'hui par charité, du [en grec dans le texte] et du [en grec dans le texte] 1, de cette « amitié » nécessaire, de cette « communauté » qui sont la délicate essence de la Cité. II. Dangers du fétichisme politique, faible efficacité des lois. Non seulement la violence à elle seule n'a été que destructrice, mais même quand elle a accompagné la loi, elles ont été à elles deux souvent insuffisantes ; en effet, dans nombre de cas, les bolcheviks n'ont employé la violence qu'à bon droit, au service de la loi, de leurs lois. Or, il est certain que, même la loi appuyée de la violence s'est avérée impuissante quand elle n'était pas supportée par les mœurs ou ne se modelait pas sur des pratiques sociales suffisamment fortes ou suffisamment traditionnelles. Ainsi, plus que leur violence, c'est leur fétichisme politique qui est cause de la défaite des bolcheviks. Leur aventure prouve avec éclat cette autre moralité politique. Ils ont, en effet, fait des lois : « prikazes », « ukases », décrets ou arrêtés des commissaires du peuple ou du « Zik » (Conseil exécutif), ou lois du Congrès des Soviets, peu importe le nom que le droit public donne en Russie à la loi, il est certain que les bolcheviks ont édicté et même codifié des règles sociales qui méritent le nom de loi. Si nous avons fait des réserves sur leur impuissance et leur incohérence législatives, nous n'en avons pas fait sur leur qualité de législateurs, d'organes légaux de la souveraineté nationale. Il n'y a pas eu en Russie, depuis six ans, d'autre État que celui des communistes ; ils ont procédé comme gouvernement régulier de leur pays ; on peut même dire qu'ils n'ont que trop suivi ces vieilles traditions byzantines dont l'autocrate russe était l'héritier direct et suivant lesquelles la loi n'est que le « fait du prince ». Ils furent même appuyés, au moins pendant trois années sur six, de l'autorité régulière, élue, du Congrès panrusse des Soviets. On soutient le contraire, mais c'est pure hypocrisie. Il ne sied pas aux polémistes d'Europe et d'Amérique, de pays où l'on sait se faire plébisciter et où l'on sait truquer des élections, de considérer toutes les élections russes comme des farces. Elles sont plus sincères que les élections... Le Congrès panrusse et le Conseil exécutif des Soviets ne sont guère plus des machines à tyranniser ou à exprimer des intérêts de classes que n'étaient les Parlements censitaires des Constitutions d'avant le suffrage universel. Lorsque les élections primaires seront secrètes et libres ; lorsqu'on aura cessé de donner une prime de trois quarts des mandats aux Soviets des villes par rapport à ceux des campagnes ; lorsque les commissaires des gouvernements, des villes et du peuple, lorsque les communistes auront renoncé aux pratiques dignes des caciques espagnols et des ras fascistes ; lorsque la liberté de réunion et la liberté de la presse seront rétablies, la constitution et l'autorité législatives des Soviets en vaudront bien d'autres. Elles valent déjà la plupart de celles des nations qui ne sont pas arrivées au degré de maturité des nôtres. Mais il est très remarquable que même ces lois légitimement portées aient été relativement impuissantes à créer la société communiste. D'abord, celles qui furent obéies furent presque entièrement des lois d'interdiction et non des lois d'admi1

[en grec dans le texte] (Platon, Leges, 697 C).

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nistration ou des règlements de la pratique et de la production. Dans la plupart des cas, ce fut plutôt la peur de la violence et des sanctions sévères qui arrêta vraiment des actes contraires à la loi ; dans d'autres, il n'y avait pas de difficulté à l'observer parce qu'elle ne consistait pas à faire, mais surtout à ne pas faire. Des lois à expression positive peuvent n'être que négatrices : ainsi les lois de socialisation. On les observa en Russie parce qu'elles consistaient plutôt à détruire une propriété ou une forme de commerce et de contrat qu'à en créer de nouvelles et parce que les défenseurs de ces formes légales avaient été vaincus dans la guerre des classes. Il est toujours plus facile de ne pas faire que de faire. Ces volontés suivent une ligne de moindre résistance. Par exemple les décrets des Soviets qui appliquent le grand principe « Qui ne travaille pas ne mange pas » sont vraiment bien simples : ils ne consistent qu'à donner de moindres ou de nulles rations aux anciens bourgeois ; des lois de ce genre peuvent s'imposer même sans grande autorité morale, mais à condition de n'être que purement négatrices. Au contraire, là où la loi a dû faire accomplir des actes, surtout d'administration, de gestion, elle a été impuissante. Conseils ouvriers, trusts nationaux, administration soviétique à tous les degrés, et en particulier des villes ; communes de consommateurs ; Conseil économique des commissaires du peuple, toutes ces diverses institutions économiques des Soviets ont failli à leurs fonctions. Bon de travail, bon de consommation, roubles-papier successifs de trois sortes de toute émission et plus, tous ces moyens libératoires sont successivement tombés à la limite de toute valeur, jusqu'à ce qu'enfin le tchervonetz, monnaie d'or défendue avec énergie par les Soviets, échappe en dernier lieu à cette réduction à l'absurde. Vaines ont été les promesses d'éducation, d'art, d'assistance médicale, d'aliments, de machines et de direction technique. On ne compte pas les choses que devaient faire, que s'imaginèrent devoir faire, que crurent faire ou crurent avoir faites les Soviets ou les communistes et qu'ils n'ont pas achevées et qu'ils n'ont quelquefois pas tentées. On reste effrayé du nombre de leurs velléités. Admettons qu'en toute cette immense impuissance, il y ait quelque chose de spécifiquement russe, car nos amis n'ont guère le génie organisateur et réalisateur. Mais il faut constater que, la plupart des buts proposés étant ensemble et un à un fort estimables, et un certain nombre étant, du moins à nos yeux, parfaitement accessibles, les lois par lesquelles les commissaires du peuple prétendirent les atteindre furent inapplicables ou inappliquées. Elles se heurtèrent à l'incapacité des uns et à la mauvaise volonté des autres. Quoi de plus beau que le contrôle ouvrier ? Encore fautil que le corps des ouvriers sache l'exercer. Quoi de plus simple et de plus rationnel que la commune de consommateurs, sorte de coopérative de consommation forcée ? Encore faut-il la gérer, la ravitailler ; encore y faut-il le personnel idoine, et les clients fidèles qui, s'ils sont obligés d'y venir, n'y viendront peut-être pas s'approvisionner en tout. Est-il rien de plus démocratique et juste que de donner l'éducation intégrale à chaque enfant selon son mérite ? Mais où furent les professeurs et les maîtres, et les établissements, et quels furent les programmes ? Même, quels furent les enfants ? On les recruta surtout dans les villes et dans ce faux prolétariat: le Parti communiste ; et finalement on ne fit presque rien.

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Les communistes, sociologues naïfs, ont cru que l'ordre souverain, que la loi peut créer, comme le verbe de Dieu, de rien, ex nihilo. Hallucinés de rêves révolutionnaires, ils ont cru refondre toute la société humaine, s'imaginant copier les constituants et les conventionnels. Ils se sont grandement trompés. Les révolutionnaires français n'ont guère dépassé le possible, et ils étaient prêts à la tâche : Pothier les avait éduqués au droit ; Condorcet les avait initiés à la pédagogie ; Carnot, Monge les dirigeaient dans l'industrie, les arts et les métiers. Ce n'était pas de toutes pièces ni en l'air qu'ils bâtissaient une société ; ils en avaient le capital matériel et la force morale ; ils possédaient tout le personnel dirigeant nécessaire, et ils étaient appuyés de toute la ferveur d'un peuple patriote, de bon sens, déjà riche, éclairé et policé. Les communistes n'avaient pas le capital, ni la moralité et le savoir-faire humain requis. C'est pour cela que, malgré leur violence, malgré leur force, malgré leur énergie et leur bravoure, malgré leur pouvoir, le pouvoir politique, ils ont échoué. Une fois de plus, il faut le répéter, la loi ne crée pas, elle sanctionne. Le décret peut prescrire des formes à l'action, il ne peut ni la susciter ni même aisément lui susciter des motifs. L'État et la loi contraignent et limitent plus qu'ils n'incitent. Quelquefois la loi peut exprimer et sanctionner et faire respecter, elle peut rehausser la pratique sociale. Elle ne la crée que très rarement, en politique pure, pour déterminer qui sera souverain... et encore il y a des exceptions. En fait, la majorité des préceptes du droit public ou administratif consiste à défendre ou tout au plus à désigner l'agent d'exécution ou la forme que prendra l'expédition d'une affaire et ne consiste pas à ordonner ferme la nécessité d'une action. Celle-ci est le fait des individus, même quand, ministres, commissaires, fonctionnaires ou soldats, ils ne sont que les serviteurs du public ou les gardiens de la loi. L'acte, économique ou moral ou autre, lui, ne se prescrit pas, ou mal ; il se fait et c'est de la pratique que se dégage la règle. C'est pourquoi ont été stériles les plus belles lois qui ne se sont pas développées elles-mêmes de l'action. C'est pourquoi la loi n'est active que quand il y a derrière elle une morale qu'elle sanctionne et une mentalité qu'elle traduit ; quand une société bien vivante vient à exprimer en son rythme les espoirs, les attentes, la force, la sagesse morale, le savoir-faire pratique et technique qu'elle possède. On n'impose pas le « bon de travail » à une société qui ne croit qu'en l'or ; tel ou tel art est sans valeur pour un peuple triste, ou inéduqué ou isolé, dans des villages lointains, et nous ne citons ici que des exemples de faillite du régime communiste. On ne réforme les lois qu'avec les mœurs, et même les mœurs on ne les réforme que dans la mesure où les habitudes techniques et esthétiques, le goût du travail et, à plus forte raison, les besoins se sont transformés eux-mêmes. Même, peut-être, procéder par la loi et à partir de la loi et de la morale est procéder moins vite et moins sûrement que laisser agir le temps et les choses. La plupart des lois doivent donc être en retard sur les mœurs. Quand quelques-unes les devancent elles ne peuvent que créer le milieu où des générations nouvelles, brisant avec les anciennes pratiques, élaboreront de nouvelles formes d'action. Dans ce cas, la loi n'est qu'à échéance lointaine ; elle doit laisser un long temps à l'action pour produire ses fruits. Ainsi ne croyons plus à la toute-puissance de l'État et des lois ; le miracle législatif doit être banni de la politique de nos sociétés modernes. Cet art ne connaît pas encore les cures merveilleuses et les chirurgies étonnantes que déjà nos praticiens opèrent sur le vivant.

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Il faudra donc cesser de répéter que la « prise du pouvoir politique » est la panacée des maux. « Prise du pouvoir » : Proudhon et Marx lui-même entendaient par là, vers 1846, simplement, le suffrage universel et la législation populaire. Plus tard, les marxistes convinrent que celui-ci n'était qu'un instrument, le meilleur. Mais, depuis soixante ans, les social-démocraties vivent de l'illusion que les classes laborieuses armées de ce suffrage et convaincues enfin, conquerront le pouvoir et, de cette cime exaltée, dicteront les lois de la République sociale des travailleurs. Les bolcheviks, marxistes romantiques, n'ont fait que partager la faute socialiste ; ils ont été trop esclaves de la doctrine ancienne ; ils ont cru que le pouvoir politique, la loi, le décret, pourvu que ce fût eux qui les promulguassent, pouvaient forger la société nouvelle. Erreur profonde ! Le pouvoir politique est et sera nécessaire aux travailleurs dont le corps veut former la nation ; mais il ne sera pas suffisant ; il faut que les travailleurs eux-mêmes soient prêts et qu'ils aient au moins l'idée de leurs institutions, et surtout qu'ils aient une mentalité adéquate. Car voilà... même un État aussi fort que l'État bolchevik n'a pu forcer une société aussi faible moralement et mentalement que la russe à obéir à ses lois. Il faut que le philosophe, le moraliste et le politique scrutent avec le sociologue ce fait en lui-même. Puissante en son domaine propre de législation, d'administration pure, de politique ; capable de créer un État et même de définir certains droits ; ayant pu tout de même supprimer l'héritage et proclamer qu'il ne pouvait y avoir que des tenures de la terre, la loi des Soviets s'est révélée impuissante : pour supprimer la monnaie d'or ou en établir une autre ; pour organiser une production collective là où on n'en a pu faire qu'une individuelle ; pour substituer des organisations obligatoires aux institutions d'association libre comme les coopératives ; pour fermer le marché. Ou des habitudes trop fortes ont résisté ou des impossibilités matérielles, techniques se sont manifestées. Il ne sert de rien de donner un moteur à un village si on ne lui donne essence et mécanicien. Qu'est-ce à dire, sinon que, de tous les domaines sociaux, celui de l'économie et de la technique est justement celui qui échappe le plus facilement et le plus complètement et même le plus violemment à l'emprise de la Politique et même de la Morale ? Non que l'économique domine, confondu dans ce jargon, avec la technique ; nous avons déjà décelé cette erreur. Mais ce sont domaines différents, indépendants de ceux de la loi. Elle ne peut y sanctionner que des états de fait, y régler des droits ; elle ne peut rien forcer: ni la monnaie, ni les crédits, ni l'épargne ne peuvent être imposés ; ne peut s'imposer non plus l'association collective des efforts ; la corvée est le contraire du travail consenti joyeusement ou même économiquement. En Économique comme en Technique, la loi ne peut que détruire pour un temps, même pas pour un temps très long : ce n'est pas elle qui peut inventer. Elle peut interdire de se servir d'une monnaie, elle ne peut en fournir une qui ne soit bonne ; elle peut proscrire l'usage d'un instrument ; elle ne peut en fabriquer un d'avance, ni même souvent en procurer un. C'est pourquoi la loi ne doit pas précéder, mais suivre et les mœurs, et encore plus l'économie et la technique.

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III Conclusions de méthode politique L'étudiant en politique doit donc nourrir un certain scepticisme vis-à-vis de l'art dont il essaie de bâtir la théorie. Plus encore que la médecine, il est confiné dans de fort étroites limites. Dans mille cas, l'homme d'État est impuissant parce qu'ignorant ; même quelquefois, lorsqu'il connaît clairement les causes ou lorsque ses appréhensions sont justes, il connaît et sent son impuissance. En tout cas, il faut que l'homme politique et que le théoricien se résignent, même au prix de l'impopularité, à proclamer souvent leur faiblesse et leur incapacité physique, intellectuelle ou morale. Rien n'est plus malhonnête que cette réclame des partis qui s'annoncent tous aptes à donner aux nations le bonheur. Rien, par exemple, n'eût pu, on le voit maintenant après, trop tard, conjurer la faillite russe. Ce n'est pas la moindre faute des bolcheviks, liquidateurs du krach russe, d'avoir cru ou dit et fait croire qu'ils allaient, dans cette infinie misère et par cette guerre civile, créer la richesse, alors que celle-ci ne peut naître que des ans, du travail et de la paix... Une autre leçon. Peu de doctrines sortent plus ébranlées des événements terribles de ces derniers dix ans que celle du « matérialisme historique ». Mais c'est qu'elle avait un défaut initial qu'elle partage, d'ailleurs, avec d'autres doctrines politiques. Il faut se défier à jamais de toute cette sophistique qui consiste à donner le primat à telle ou telle série de phénomènes sociaux. Ni les choses politiques, ni les choses morales, ni les choses économiques n'ont rien de dominant dans aucune société, encore moins les arts qui s'y appliquent. Tout ceci n'est au fond que concepts et catégories de notre science sociale encore infantile, et ce ne sont que des logomachies qui les distinguent. Une monnaie, chose économique, est frappée par une nation, chose politique, et on y a confiance, elle inspire foi et crédit, phénomène à la fois économique et moral, ou même plutôt mental, habituel, traditionnel. Chaque société est une, avec sa morale, sa technique, son économie, etc. La Politique, la Morale et l'Économique sont simplement des éléments de l'art social, de l'art de vivre en commun. Voyez cela et du coup vous rendrez inutiles toutes ces contradictions d'idées et ces dissertations sur des mots. La pratique sociale, voilà la seule matière fournie à l'action convergente du moraliste, de l'économiste, du législateur. Ou plutôt, il n'y a pas place pour trois sortes de techniciens en cet art. Ceux qui veulent y être experts ne doivent ni faire dépasser les mœurs par les lois, ni critiquer au nom d'une morale universelle ou au nom d'une raison pratique pure, les habitudes techniques, économiques et mentales du peuple. On ne peut corriger celles-ci qu'en leur substituant d'autres habitudes inspirées par d'autres idées et sentiments et surtout par d'autres actes dont la réussite autorise qu'ils forment précédents. Art des arts : « [en grec dans le texte] », disait Sophocle de la tyrannie ; la Politique, au sens le plus élevé du mot, devra donc, non seulement rester très modeste, mais encore ne se jamais séparer de ses sœurs, la Morale et l'Économique, auxquelles elle est au fond identique.

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Le vieux rêve de Socrate, du citoyen sage, économe, vertueux et gardien de la loi, surtout prudent et juste, fournit donc toujours le modèle de l'homme d'action. À s'y conformer, l'homme politique responsable se tiendra bien plus près de la vérité pratique que s'il s'abandonne à ces accès de cynisme et de matérialisme, à ces abus du mensonge, de la violence, auxquels applaudissent trop de vains peuples, réactionnaires ou révolutionnaires, suivant les temps et les lieux. Pour le moment, en Russie, en Italie, en Espagne, en Allemagne peut-être, demain, les coups d'État, de force et d'autorité, la violence politique, ont les apparences du succès, mais ce ne sont que secousses, tremblements, fièvres et symptômes de maladies graves du corps social. L'avenir n'est pas à ces peuples malheureux ; il est aux nations dont les citoyens éclairés sauront choisir utilement des délégués habiles, honnêtes et forts, et cependant les contrôler à chaque instant. Car personne mieux que le peuple, s'il est sage, ne sait ses intérêts et ses pensées. Toutes ces moralités politiques d'un sociologue paraîtront peut-être trop précises ou trop lointaines : les unes sembleront, d'une part, dire avec trop de netteté ce qu'il est possible et impossible de faire dans nos nations modernes ; les autres sembleront prêcher trop généralement et trop généreusement la douceur, la paix, la prévoyance aux socialistes et au divers partis de progrès. Qu'on ne s'y trompe pas, cependant. Ces considérations précises sont à leur place : il est au moins une chose à quoi l'expérience communiste russe aura servi, c'est à enseigner aux nations qui voudront se réformer la façon dont elles doivent le faire et la façon dont elles doivent ne pas le faire. Il faudra qu'elles gardent le marché et la monnaie ; il faudra qu'elles développent toutes les institutions collectives possibles ; il faudra qu'elles n'établissent pas d'incompatibilité entre les associations libres et le collectivisme, pas plus qu'entre le droit d'association, y compris le droit de la majorité et l'individualisme. Cette « appréciation sociologique » a donc bien la valeur double que nous voulions lui donner: scientifique, car c'est une description de nos sociétés modernes et, à propos de l'une, on y voit les pièces essentielles dont aucune aujourd'hui ne saurait se passer ; pratique, car on y épure les doctrines socialistes d'un certain nombre de sentences aphoristiques tranchantes, d'un certain nombre de vues utopiques et d'illusions sur la toute-puissance des partis et des classes. Par ailleurs, ces appels à la prudence ne sont nullement destinés à édulcorer ou à ralentir l'action. Il faut qu'il y ait une force mise au service de la loi ; il faudra peutêtre, il faudra sûrement l'employer ; car, pas plus que les lois religieuses, les lois civiles ne s'imposent à tous au même degré. Les démocraties sociales, c'est-à-dire celles qui voudront contrôler, au nom de leur droit et de leurs intérêts, leur économie ne seront pas des troupeaux de moutons dont les bergers savent tondre la laine et choisir ceux qu'on mangera. De plus, leur action ne sera pas plus nécessairement lente qu'exempte de violence. Gardons-nous de vaticiner. La prudence commande aussi souvent d'aller vite, de sauter les obstacles, de briser les résistances tant qu'il en est temps, aussi souvent qu'elle peut conseiller de temporiser, d'attendre que les formes de la vie sociale, que la loi doit sanctionner, soient devenues adultes. Ce que nous voulons dire, c'est que si le pouvoir politique nécessaire n'est pas à lui seul suffisant, la violence, elle, ne doit être que la « dernière raison des lois ».

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IV Conclusions de logique politique

Mais, nous dira-t-on, ces conclusions de politiques sociale et autres ne sont pas celles que nous attendions d'un sociologue. Elles ne préjugent pas de la question que tous se posent : « Le socialisme sort-il prouvé ou improuvé de l'expérience bolchevik ? » On nous dira : « Voilà une doctrine considérable, le socialisme, le communisme si l'on veut, mise à l'épreuve des faits ; vous nous dites comment elle doit être épurée, vous ne nous dites pas si elle est vraie ou fausse. La voyez-vous, comme les communistes, triomphant, ou la voyez-vous vaincue, comme soutiennent les doctrinaires libéraux ou réactionnaires ? » Nous répondrons, dût notre candeur paraître naïve, ou vaine, ou trop détachée des luttes de partis : « Les événements de Russie ne confirment ni ne contredisent le socialisme. » Supposons que les communistes aient réussi à imposer la République sociale de leur rêve - ce qu'ils n'ont pas fait -, que prouverait cela ? Que, dans une nation à peine éveillée à la vie publique et à la vie industrielle, on peut établir un régime socialiste ou plutôt prendre contre le régime capitaliste de telles précautions que celui-ci devienne impossible. Ou bien encore ce succès prouverait qu'après une révolution sociale nationale - et une certaine dose de capitalisme, venant de l'étranger, étant nécessaire en attendant la révolution universelle -, un gouvernement socialiste fort peut en réduire les dangers à la plus faible grandeur possible. C'est ce qu'essaye en somme actuellement la N.E.P. (la Nouvelle économie politique). Ou bien encore : constatant que la guerre étrangère et civile, suivie du blocus et du communisme, avait réduit la Russie économiquement, en décembre 1921, à un point que l'on pourrait appeler zéro si l'on dressait une courbe de la richesse nationale ; supposant ensuite, gratuitement et gracieusement, que cette Russie va renaître à une pleine vie et à une pleine force ; imaginant par surcroît que cette résurrection se fera entièrement sous le signe du communisme, nous pourrions conclure qu'à la rigueur, en faisant table rase de tout : économie, droit, conditions politiques ; après avoir tout ruiné, en repartant d'un point zéro - et cela dans un pays qui s'étend sur un continent, qui est doté de ressources illimitées et complètes par la nature et qui est peuplé d'un peuple sans nombre, mais cependant peu dense pour son domaine -, dans ces conditions extraordinaires en somme, nous pourrions conclure qu'une société jeune et fabuleusement riche d'avenir peut se donner le luxe d'une ruine suivie d'un régime communiste. Le succès du socialisme ou plutôt du communisme à Moscou ne prouverait rien en faveur du nôtre. De vieilles démocraties industrielles, à capitalisme puissant, à grande bourgeoisie maîtresse de l'opinion et faisant de temps en temps les concessions nécessaires ; à petite-bourgeoisie nombreuse ; à paysannerie souvent riche et en grande partie propriétaire ; à classe ouvrière décente et animée d'idéaux de décence toute bourgeoise - de telles démocraties ne sont disposées ni à une dictature ni à un

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communisme. Surtout elles ne sont pas disposées à retourner à la vie élémentaire et simple, comme sous des apparences multiples a fait, au fond, la Révolution russe, où le paysan triomphe et où s'écroule l'édifice raffiné et pourri de l'opulente aristocratie et du faible capitalisme de l'ancien régime. Nos grandes nations d'Europe et d'Amérique ne sont plus disposées à tenter des aventures aussi risquées que celles-là : ruiner la Cite pour pouvoir la rebâtir à nouveau. Ceci n'est possible qu'en Russie. Aucune n'affronterait de gaieté de cœur, comme a fait courageusement la Russie, les horreurs du blocus et de la famine pour résister à l'étranger et aux chouans. Elles conçoivent le socialisme comme conservateur de la richesse nationale, comme meilleur administrateur de biens à conserver, et non pas comme architecte au pays d'Icarie. Et inversement l'insuccès relatif du communisme en Russie ne prouve rien ni pour ni contre à l'égard du socialisme dans nos sociétés d'Occident. D'abord, si le socialisme ajoute un jour ses superstructures ou s'il modifie par sa seule présence l'agencement de nos sociétés, ce ne sera ni par la violence, ni au cours d'une catastrophe qui ne seraient toutes deux que des accidents. Ce qu'il édifiera sera construit par l'action, claire, consciente des citoyens. Ensuite, ces citoyens n'appartiendront pas seulement à la classe des ouvriers de l'industrie, même là où elle est en majorité, mais encore inconsciente en partie ; ils appartiendront à toutes les autres classes non parasitaires qui viendront apporter aux ouvriers leur aide concertée. Ainsi, ce qui fut impossible aux malheureux moujiks et aux « camarades » russes sera peut-être faisable aux membres éduqués et sages de nos syndicats, de nos coopératives, de nos conseils municipaux les plus modestes. Cet argument est communément employé par nos communistes d'Occident, qui promettent aux « masses » qui soi-disant les suivent une meilleure et plus facile révolution que la russe. Il n'en est pas moins exact parce qu'il sert à voiler un défaut et à avouer que toute l'action russe a été prématurée. Cela est vrai : rien dans l'expérience russe ne permet de prouver que demain le Parti du travail anglais, parti politique légal, émané d'une démocratie nombreuse, organisée, instruite, ne pourra pas faire passer dans les faits son programme, partiellement, victorieusement peut-être. Cet exemple, quand il se produira, sera sans doute plus contagieux et plus utile que l'aventure où les communistes russes ont entraîné pour un temps toute la nation qu'ils gouvernent. Non seulement nos nations ont un autre personnel que la nation russe, mais ce personnel devient chaque jour plus capable d'organiser la démocratie sociale et industrielle en plus de la démocratie politique. Non seulement elles ont une maturité juridique incontestable, mais elles sont déjà parvenues à un stade tout différent de l'évolution économique et mentale, et de ce stade elles pourront partir pour réaliser des choses impossibles aux Russes. Il se peut même qu'elles soient plus près du but que ne sont maintenant les Russes, qui ont pris la voie soi-disant courte, droite, directe et facile de la révolution, mais, en réalité, un chemin dangereux, vertigineux, peut-être terminé dans l'abîme. Le socialisme, si nous le concevons justement, consistera à organiser le marché, le crédit, la circulation, et, subséquemment, non pas par principe, non pas tout de suite, la production. Une preuve de cette thèse est fournie par l'expérience russe elle-même. C'est à cela qu'en viennent maintenant les

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communistes de la Nouvelle économie avec leurs org (organisations) 1, organisations de tous rangs et de toutes sortes de trusts nationaux, avec leurs banques d'État, leurs banques populaires, etc. Nous dirons donc : « Une société comme la Grande-Bretagne, où les biens de l'État et des corporations publiques sont gigantesques ; où le socialisme municipal et administratif sont depuis longtemps en vogue ; où les mouvements de fonds des diverses formes d'assurances sociales et privées excèdent ceux de l'économie de la République des Soviets entière ; où les trusts s'organisent et organisent l'industrie ; où la classe ouvrière et le public sont déjà si prêts pour la nationalisation industrialisée des mines que celle-ci a été proposée dans un arbitrage national 2, une telle nation a d'autres possibilités socialistes que la pauvre et agricole Russie. » Même en Angleterre, on pourra facilement nationaliser une grande partie du sol, parce qu'il ne s'agira souvent que de supprimer la tenure, évidemment précaire au point de vue moral, du noble, des Églises et des corporations, et qu'on pourra y réaliser complètement la propriété éminente mais entièrement légale du roi. Dans un pays comme celui-là on pourra facilement nationaliser les mines en même temps que le sol qu'elles accompagnent dans le droit insulaire ; on pourra nationaliser, en les laissant industrialisés, les chemins de fer que l'État contrôle déjà. On pourra peut-être grouper aussi utilement d'autres industries, les organiser nationalement, comme déjà des industriels et des fonctionnaires éclairés le proposent, contre le chômage, contre les crises, etc. 3. Et la différence entre cette organisation et une organisation socialiste deviendra très faible. Rêvons un instant. Si l'Allemagne... où n'en serait-elle pas ? Son socialisme d'État, ses régies municipales, provinciales et d'État, ses assurances, ses organisations capitalistes verticales et horizontales, cartells, trusts et Konzerns, ses syndicats ouvriers, ses coopératives qui surnagent encore dans l'indicible chaos, tout, chez elle, tendait à l'organisation. Qui pourra dire encore l'effet que pourrait avoir dans une société la suppression ou la limitation dans le temps et dans le degré de parenté du droit d'héritage ? Qui pourra dire quels résultats ne pourraient pas avoir telles autres et soi-disant réformes qui seront en réalité la révolution elle-même, c'est-à-dire la correction sans pitié des droits mal acquis ? Ainsi, il ne faut ni proposer la Révolution russe en exemple à suivre ni la dresser comme un épouvantail à moineaux. Tout là-bas se passe dans d'autres plans que ceux où nous nous trouvons ici, en Occident. Très peu des événements qui s'enchaînent làbas infirment ou confirment quoi que ce soit des doctrines qui groupent chez nous les divers intérêts et les opinions variées et mouvantes des citoyens. Enfin cette appréciation du bolchevisme doit se terminer par un avertissement du sociologue au public. Cette fois, c'est une simple leçon de logique et de bon sens que nous devons tirer. 1 2 3

Ils n'ont rien trouvé, pour désigner cela, qu'un mot français. Par exemple: vuechtorg, organisation pour le commerce à l'étranger, optorg, etc. Arbitrage du juge Sankey, 1920. Sir Lynden Macansey, M. Pybus, entre autres.

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Les raisonnements de la politique sont de tous les plus pleins des idoles de la tribu, du forum, les plus imprégnés d' « éthos et de pathos », de préjugés et de passions qui vicient tout. De plus, d'ordinaire, comme les plaidoiries des avocats, on les édifie à partir d'une « cause » et non à partir de faits ou de raisons. Aussi les débats y consistent-ils à mêler, dans un sophisme constant, le droit et le fait, comme devant une cour. Mais, parmi ces raisonnements qu'on emploie couramment aussi bien dans les Soviets que dans les Parlements et les Congrès, il en est un qui doit être plus particulièrement proscrit, c'est le raisonnement par analogie, historique ou politique. On raisonne en général d'un précédent à l'autre. Le médecin fait de même et commet ainsi souvent des erreurs, mais il n'a pas d'autre procédé de calcul, en attendant que les sciences biologiques et pathologiques aient fini de l'éclairer. Seulement, en politique, la faute a peu d'excuses. Il n'est pas permis de n'y raisonner que de homine ad hominem. Or une question du genre de celle que l'on nous pose postule que l'on peut conclure d'un individu collectif à un autre individu collectif, de la Russie à la France, par exemple, et inversement. On a une idée vague que les sociétés ne sont pas des individus et qu'on peut édicter des préceptes d'une portée générale à partir d'un précédent et servant aux membres d'une autre société. Ce faisant, on se trompe. Les sociétés sont des individus, souvent fort peu amorphes, et fort résistants. Ainsi celles que formaient les Juifs autour du Temple ou ces malheureux indigènes polynésiens des îles Chatham qui se laissèrent périr plutôt que de renoncer à leurs tabous. Peu de collectivités, peu de civilisations sont même plus étrangement individualisées, ont un caractère plus hétérogène à celui des autres peuples, que l'immense masse homogène, très ancienne et toujours très jeune des Grands-Russiens. Le possible et l'impossible sont différents pour eux et pour nous. Ce n'est que lorsqu'il y a une certaine uniformité de progrès matériel, une certaine unité de mentalité et de pensée, et surtout une certaine égalité d'âge d'un certain nombre de nations que l'on peut essayer d'y transporter, comme le firent les Romains et Napoléon, des institutions d'un pays à un autre. Gardons-nous donc de ces abus du raisonnement historique et politique. L'érudition très répandue et très inexacte des journalistes fait illusion ; celle des diplomates, des politiciens et des juristes n'est pas moins dangereuse ; elle est pourrie d'histoire et farcie de trop de précédents. Il faudrait cependant que l'on s'habituât à ne plus raisonner dans le passé et à côté du présent, que l'on essayât de raisonner à propos de chaque question comme si elle se posait seule et qu'on s'efforçât d'en trouver, directement et par sens du social, la solution pratique. Par un autre côté, le raisonnement politique vulgaire est non moins fautif. Le plus souvent il s'inspire encore du rationalisme intempérant des derniers siècles et qui n'était pas corrigé en ce domaine par une bonne méthode expérimentale. La scolastique, encore aujourd'hui réfugiée dans les écoles de droit et dans les arguments des partis, prétend tout déduire en matière sociale et politique. Pour elle, les sociétés, n'étant que des choses idéales, des idées d'individus, seraient basées elles-mêmes sur des Idées et sur des Principes. Ces principes, on les connaît et on les traduit métaphysiquement par des mots en « isme » : capitalisme, socialisme, individualisme, égali-

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tarisme, nationalisme et autres ; on en fabriquera tant qu'on en voudra. Les sociétés n'auraient d'autre métier que d'appliquer ces principes et leurs lois n'auraient d'autres raisons que de réaliser ces idées et ces systèmes. Plus merveilleusement encore, elles pourraient changer de principes. Ainsi enseigne-t-on aux écoles et parle-t-on et débaton dans les Parlements et les doctes revues ou les réunions du peuple. Les sophistes de tous partis s'en donnent à cœur joie d'opposer principe à principe, mots en « isme » à mots en « isme », et les intérêts s'en trouvent couverts. Peu d'erreurs ont été plus funestes et si ce modeste travail avait cette utilité de mettre en garde une fois de plus les bons esprits contre ces formes d'argumentation, il aurait rempli notre but. Non, il n'y a pas de sociétés exclusivement capitalistes, et il n'y en aura sans doute pas de purement socialistes. Il n'y a pas eu de sociétés qui n'aient été que féodales, ou que monarchiques, ou que républicaines. Il n'y a que des sociétés qui ont un régime ou plutôt - ce qui est encore plus compliqué - des systèmes de régime, plus ou moins caractérises, régimes et systèmes de régimes d'économie, d'organisation politique ; elles ont des mœurs et des mentalités qu'on peut plus ou moins arbitrairement définir par la prédominance de tel ou tel de ces systèmes ou de ces institutions. C'est tout. Comme, par exemple, on peut définir le caractère de quelqu'un en disant qu'il est bilieux ; mais ceci ne veut pas dire que son cœur ne fonctionne pas comme celui des autres. Normalement, même, une société, être à mille dimensions, milieu de milieux vivants et pensants, est agitée de toutes sortes de courants souvent contradictoires et en tous sens : les uns continuent à sourdre des profondeurs du passé, même préhistorique ; d'autres correspondent à des événements qui lentement s'élaborent, à l'insu même de ceux qui en seront demain agents ou patients, bénéficiaires ou victimes. Rien dans les sociétés ne se passe comme dans un sorite de juristes ou dans un sophisme du forum. Finissons-en : ces débats sur les termes en « isme » ne sont que jeux de mots et jeux des partis. Autrefois on s'est battu entre Empires et Églises pour un que a ajouter à filio. La lutte entre les dogmes n'était que l'apparence, l'accident: l'essentiel, le fait, le but, c'était la bataille. Maintenant, c'est autour de dogmatiques sociales que s'agitent les régimes déchus, les classes parasitaires grâce à l'hérédité, les intérêts d'argent, les masses routinières d'une part et, d'autre part, les prolétariats malheureux ou ceux qui, déjà mieux dotés, veulent monter vers le mieux, les peuples démocrates et indépendants ou les peuples encore sujets et tyrannisés. C'est déjà un progrès qu'on ne débatte plus de la chose publique qu'en elle-même et qu'on n'y mêle plus ni métaphysique ni religion, comme on faisait encore il y a bien peu de temps. Mais ce progrès n'est pas suffisant ; il en faut faire un autre. La politique ne deviendra un art rationnel que le jour où elle se détachera de cette métaphysique, où elle lâchera dans la mesure nécessaire ces mots en « isme » : capitalisme, libéralisme et autres, et tout ce substantialisme ratiocinant. Alors elle sera à son tour hors de tout système. Alors, une fois de plus, sans doute, elle saura appliquer ou essaiera d'appliquer à chaque problème - ainsi fait l'ingénieur (l'ingénieux) - la solution qu'inspirent la conscience précise des faits et l'appréhension, sinon la certitude de leurs lois. D'ailleurs cette dogmatique enfantine et dangereuse s'oblitérera peut-être plus tôt qu'on ne croit. Presque toutes les écoles politiques actuelles se vantent avec excès de leur réalisme. Celui de la Nouvelle Économie russe n'est pas bien loin de ce « socialisme sans doctrines » qui est peut-être le meilleur.

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En tout cas, il faut que le philosophe, le sociologue, le moraliste, laissent à d'autres la responsabilité de ces formules tranchantes et tranchées et de ces concepts mal faits tout chargés de passion et qui mènent si souvent les sociétés à l'aventure. Leur rôle est d'habituer les autres à penser, modestement et pratiquement, sans système, sans préjugé, sans sentiment. Il faut que les penseurs éduquent les peuples à user de leur simple bon sens qui, en l'espèce, en politique, est également le sens du social, autrement dit du juste. Conclusion modeste, dira-t-on, trop logique, scolaire. Sous ce mot de justice les politiciens subodorent l'idéologie. Mais ce sont eux qui se servent de grands mots ; ce sont eux qui bâtissent des généralisations hâtives en systèmes. Ils sont de mauvais idéologues. Qu'ils apprennent donc à « bien penser ». L'exemple russe les effraie ! Espérons qu'il leur servira à faire un effort de logique et de saine pratique sociale.

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Les changes. I. Du calme! *

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Notre Populaire n'est qu'un brave petit journal, dont l'intelligence, la droiture, l'indépendance et l'honnêteté - plus que l'influence - font honneur au parti et à l'Internationale qui le soutiennent de leurs sacrifices. Malheureusement, nous n'avons jamais pu, faute du million, nécessaire en un coup, lui donner ni la forme indispensable à sa diffusion, ni le tirage qui permettraient aux idées qui y sont soutenues d'avoir tout leur effet. Auriol et Blum et d'autres, nous avons tous eu beau avoir mille fois raison. Peu de citoyens, même peu de militants connaissent les idées démontrées que notre parti - l'Histoire en conviendra - aura eu la gloire d'exposer, et aura peutêtre la gloire d'appliquer. Mais peu importe. Je ne sais si nos fidèles et excellents lecteurs se souviennent de la série d'articles que Le Populaire publia fin 1922 sur les changes. Ils furent un peu massifs, un peu longuets, mais enfin ils furent clairs et précis et exacts, et à un an de distance, je n'ai rien à retrancher, je dirais presque rien à y ajouter, comme M. Poincaré. Nos prophéties - si l'on peut dire, parce que c'était l'évidence même - se sont vérifiées. Le mark-papier a roulé dans l'abîme. Il circule encore : un billion, mille milliards en valent un mark-or. À côté, la monnaie d'or est en train de s'établir en Allemagne ; tout comme les Soviets l'ont établie en Russie, comme la Société des nations l'a instaurée en Autriche. Le mark polonais n'est pas encore tout à fait au bas de sa course. C'est le moment que M. Poincaré et M. Bérenger choisissent pour envoyer nos billets de banque à la Pologne. Ils en envoient aussi aux Serbes, dont le dinar s'effondre, et aux Roumains, dont le leu est bien bas. Le franc belge a manqué tomber. M. Poincaré et les banques l'ont soutenu en lui envoyant 800 millions en juillet-août derniers. En somme, tout ce qui était avarié a encore moisi. Seule avec la couronne tchécoslovaque héroïquement stabilisée, la lire de Mussolini a apprécié sensiblement et absolument, et, un instant l'autre jour, elle a dépassé le franc français. *

Le Populaire, 18 janvier 1924, pp. 1-2.

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Les raisons de cette appréciation, de cette hausse nous échappent. Mais son exemple fascine notre bourgeoisie, qui voudrait bien sauver ses capitaux, fût-ce au détriment des libertés du peuple français réduit en esclavage. À part l'Italie et les neutres, toute l'Europe coule lentement à Pic, et, pour ma part, je ne crois pas la lire si solide que cela.

L'affolement français Son inutilité Une certaine accélération subite de la chute du franc vient d'affoler le public, le monde financier et les couloirs de la Chambre qu'il faut avoir vus, paraît-il, et le médiocre financier qui s'appelle M. de Lasteyrie et qui est ministre des Finances du Bloc national. Ne participons pas à cet affolement. Rassurons même le pays, nos camarades, nos militants, nos camarades ouvriers et paysans. C'est une secousse un peu dure, mais qui aura sa contrepartie. Les financiers qui ont encaissé les marges de la baisse voudront ensuite encaisser les marges de la hausse. Il n'y aura d'ailleurs pas lieu pour le peuple, pour les masses de se réjouir plus de l'une que de s'effrayer de l'autre. C'est nous, les travailleurs, les consommateurs qui, à tous coups, payons. L'idéal pour nous, comme pour le monde des affaires, des vraies, des réelles, c'est la stabilité, même à un niveau bas. D'autre part, disons-le courageusement, le franc ne peut plus beaucoup baisser. En novembre 1922, à 83 francs, la livre était trop chère, elle est redescendue à 62 francs. Elle en était là quand nous sommes entrés dans la Ruhr. À ce moment, la valeur réelle (marchandises et or) de notre papier était d'environ 30 centimes-or. Maintenant elle n'est plus guère que de 25 ou 26 centimes-or, alors que sa valeur fictive n'est que de 22. Une hausse est certaine, en tout cas un arrêt dans la baisse - si vraiment les comptes de la Banque et du Trésor français sont sincères et honnêtes, et s'il n'y a pas des engagements de place et de place à place trop considérables et ignorés de l'État et du public. Le dollar reviendra à 20 francs ou ne dépassera pas 25 ; la livre à 85 ou ne dépassera pas 100. Ne me demandez pas de prévoir à coup sûr. Je ferais fortune si je savais ces choses-là, et si je la faisais, je vous le promets, notre Populaire pourrait rivaliser de luxe avec Le Matin et Le Quotidien. En somme, sans en être certain, je crois à un rétablissement du franc. Seulement, il ne reverra plus le cours de 60 francs. Il ne le reverra jamais tant que trois choses dureront : tant que nous serons dans la Ruhr et que les dépenses ne seront pas arrêtées de ce côté-là ; tant que les Allemands n'auront pas recommencé d'opérer leurs modestes paiements de 1922 ; et enfin, surtout tant que les bourgeois français et les paysans riches ne paieront pas les impôts proportionnels à leurs richesses et aux rentes qu'on leur sert. Et voilà dans quelle mesure nous sommes calmes et rassurants.

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Arrêtez la panique Ceci soit dit sans emboîter le pas au louche M. Bérenger. Rappelons que lui et M. de Lasteyrie, compère et compagnon, faisaient il y a trois semaines l'éloge de la situation financière du pays et une apologie du franc. À la suite de cette séance du Sénat, un coup de bourse momentané permit d'encaisser imprudemment 5 francs par livre sur les vendeurs. On put encore plus imprudemment exporter 700 millions sur les 1 800 du criminel prêt, consenti pour leurs armements, aux États de la Petite Entente et de la Pologne. Mais, pas plus que nous n'avons fait chorus à l'époque, nous ne faisons chœur aux lamentations du Bloc national et à ses mesures de panique. La situation n'a pas changé tant que cela en trois semaines ! que diable ! Le pays travaille et exporte plus que jamais, et il économise car la hausse des prix dégoûte la masse d'acheter. Il serait ainsi criminel de hausser encore le prix de la vie par deux décimes d'impôts nouveaux, aux deux tiers indirects, et de faire ainsi encore baisser la valeur d'achat du franc. Et de plus, c'est une faillite, une vraie faillite que de ne pas faire honneur à la loi sur les pensions, traite solennellement endossée par les Chambres envers les victimes de la baisse du franc. Voilà qui alarmera le pays, inutilement, plus que la baisse elle-même, l'aggravera peut-être. Que le Parti socialiste, que les ouvriers, paysans, que les artisans et fonctionnaires gardent leur sang-froid, et que tout le monde freine le Bloc national. Il va faire des bêtises et elles seront inutiles. Arrêtons-les et ensuite nous arrêterons la baisse du franc. On verra comment dans les articles suivants. Mais avant de voir comment arrêter cette baisse, étudions l'une de ses causes. L'un des remèdes est évidemment de faire rentrer des francs, mais où est le mal qui les a fait sortir, ces francs qu'il nous faut racheter ? Voyons qui sont les responsables, les fous, les sots, les criminels qui ont sorti des francs et qui ont détérioré davantage à jamais la valeur de notre billet de banque.

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Les changes. II. Comment avons-nous exporté des francs ? *

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La baisse du franc provient de trois choses : il y a trop de francs-papier ; il y en a trop à l'étranger, il peut d'un instant à J'autre y en avoir encore plus, et on n'a pas assez confiance dans ceux qui sont là et dont on escompte la baisse. Pour aujourd'hui, parlons de la deuxième de ces causes. J'ai parlé suffisamment de la première il y a plus d'un an et je n'y reviendrai pas cette année. Il y a tant de francs à l'étranger que le marché du change français, à Paris et en province, en Bourse, est pour ainsi dire de nulle importance ou presque nulle à côté des transactions portant sur des chiffres colossaux du total des opérations faites dans les séances correspondantes ; à Amsterdam, à Londres, à New York, sans compter d'autres lieux : Genève, Anvers (où on vend et achète des devises à terme depuis 1918, tandis qu'il n'y a guère que six mois que l'on a bien voulu permettre aux financiers français de faire ici ce qu'ils faisaient depuis quatre ans à Anvers). On dit que dans la séance où la livre dépassa 90 francs, les opérations de Paris se chiffrèrent à un total trois fois moindre que celles que fit en francs le marché de New York à lui seul. On calcule généralement que l'étranger est détenteur pour une dizaine de milliards de nos devises, et pour trois fois plus de crédits, francs et dollars, exigibles à très court terme, qu'il finança de bonne foi et qu'il manie naturellement comme il veut sans que nous ne puissions rien - que payer quand on nous présente billets de banque ou traites, ou bons échus, ou rentes et coupons de dividendes. Car, n'est-ce pas, un billet de banque c'est une traite sur la banque, et toute traite, tout coupon français présenté par un étranger, c'est encore la même chose. Mais si de pareilles sommes de francs-papier sont à l'étranger, qui donc les a exportées, ou si nous devons tant en or, qui donc a emprunté - et est obligé ou de rembourser ou de payer de coûteuses commissions pour renouveler, ou d'aligner tout *

Le Populaire, 20 janvier 1924, p. 1.

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au moins de forts intérêts et des primes de change plus fortes chaque jour ? Qui a transformé, qui transforme chaque jour davantage ce malheureux pays de créditeur en débiteur, de riche en pauvre ? Quels sont les sots et les criminels qui ont fait et font ainsi souffrir toute la nation ? Qui a exporté et exporte des francs ? Qui a emprunté et emprunte à l'étranger ?

Le premier sot : le public C'est une remarque courante : on accuse volontiers les autres de ses propres fautes. « Tu l'as voulu, Georges Dandin ! » Et Georges Dandin ne le sait pas, qu'il a voulu. Le premier sot, le plus grand, le plus ignorant, celui qui paie plus que sa sottise - celles des autres et leurs crimes - c'est le public français. C'est lui qui, comme un fou, non pas guidé mais égaré par ses dirigeants, les clemencistes stupides de 1918-1920, a acheté en ces années tout et à tout prix. « Le Boche paiera », disait Klotz, le « seul Juif qui ne comprenne rien à la finance », comme l'appelait Clemenceau. « Le Boche paiera », répétait la presse bourgeoise - et le Bloc national. Et le bon poilu, forcé de se remonter et qui se mettait en ménage, achetait et le bon citoyen qui voulait se délasser des affres de l'arrière achetait et le mercanti qui voulait dissimuler ses bénéfices de guerre ou en jouir, achetait. On importa pour plus de 30 milliards de francs-or qu'on n'exporta en deux ans. On importa pour plusieurs milliards d'objets de luxe pour lesquels un gouvernement digne de ce nom n'eût jamais dû donner aucune licence d'importation. M. Loucheur, qui disserte de tout cela maintenant si bien, fut de ceux qui eussent dû arrêter et n'arrêtèrent pas les moutons de Panurge, qui achetèrent de tout en francs-or. Car les 100 francs ont valu 19 dollars jusqu'en avril 1919 ; et le franc mit du temps à déprécier, car la livre n'était encore qu'à 42 francs en juin 1920, au moment de la plus forte hausse des prix. Admettons cependant les chiffres habituels, et disons que notre solde débiteur était de 20 milliards-or à vue en 1920. Nous n'avons jamais payé ces francs. Ou plutôt ce sont d'autres que les acheteurs de 1918-1920 qui les ont payés, et la mesure où ils ont été payés n'est pas grosse. Les seules contreparties importantes sont les dépenses que les étrangers sont venus faire chez nous. On les estime à vue d'œil, en se basant sur les chiffres du change réel opéré par nos visiteurs, sur le nombre des passagers des bateaux, des passeports visés, sur les prix notariés des propriétés meublées et non meublées qu'ils ont achetées et gardées, et on arrive ainsi à un total d'environ 5 à 8 milliards de francs-papier. Soyons généreux, et disons : depuis l'armistice, nous avons importé en trop 20 milliards or de marchandises et nous avons reçu 3 ou 4 milliards or. Mais complétons ce compte. Diminuons-le encore des quelques rentrées de créance patriotiquement opérées pour défendre le change ; des coupons de valeurs étrangères possédés encore par des Français ou réintroduits en fraude, comme on verra.

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À notre crédit, portons encore 1 800 millions remboursés par l'État aux banques espagnoles, suisses, etc. Soyons bons princes et disons que tous ensemble ces paiements et ces importations invisibles ont fait en cinq ans 6 ou 7 milliards de francs-or. Admettons encore, ce qui n'est pas vrai, que notre balance commerciale si déficitaire en 1919, 1920, n'ait en 1921, 1922, 1923, coûté que quelques milliards papier à la France. Faisons même plaisir à nos lecteurs et ne comptons pas ces milliards or, dont nous nous sommes encore endettés de cette façon. Rappelons seulement notre dette privée de guerre (je ne parle pas de la dette d'État vis-à-vis des États non alliés, auxquels nous n'avons pas versé un sou même d'intérêt). Parlons seulement de ce que nous, État et particuliers, devions aux particuliers brésiliens, argentins, américains, etc. : 7 à 8 milliards de francs-or, disons même ici 5 milliards si on veut. Convenons même que tous les intérêts et commissions ont été payés, et n'en tenons pas compte. Imaginons même que les particuliers ont éteint 2 milliards de leur dette vis-à-vis des particuliers étrangers. De ce bilan très fantaisiste d'optimiste, il résulte que nous restons devoir 16 milliards. Soyons bons princes jusqu'au bout et disons 10 milliards de francs-or. Mais ces 10 milliards nous les devons à vue et à très court terme ! Ce sont des billets de banque, des bons du Trésor, des crédits faits par des banques à leurs succursales en France et libellés en francs-or ou dollars. Ils pèsent sur nous d'un poids irrésistible. Il y a autant de francs-or à la disposition de l'étranger que valent tous les billets de la Banque de France réunis. Voilà en quoi la situation échappe définitivement au contrôle des médiocres financiers que sont les financiers et gouvernants français, et même au contrôle du public français. Jacques Bonhomme, Jean Prolo, Georges Dandin et M. Prudhomme par leur propre bêtise ont remis à l'étranger le soin de nouer et dénouer les cordons de leur bourse. Il faut qu'ils paient. Et ils paient. Et ils paieront. Mais n'ont-ils pas laissé faire pire, augmenter leur dette ? Jusqu'ici nous n'avons décrit que les fautes du public ; nous allons montrer les crimes de ses dirigeants. Car ceux-ci, qui eussent dû faire rentrer ces francs, ont continué à en exporter. Nous décrirons demain comment fut perpétré ce crime de nos politiciens et de nos bourgeois contre la nation.

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Les changes. III. Qui a exporté des francs ? *

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La France est un pays si riche, si travailleur, si économe que même ces dix milliards or de dette extérieure à vue n'auraient pas dû faire peur a l'étranger, ni entamer la confiance du pays dans d'aussi grandes proportions. Nous avons peut-être de quoi payer tout cela presque à vue, j'entends avec l'or qui nous reste, avec nos stocks de marchandises vraiment réalisables à court terme, avec les pierres et matières précieuses et avec nos mobiliers et œuvres d'art amassés. Le grave est que cette dette s'est agrandie, grossie de toutes sortes d'exportations de francs : les unes bêtes, les autres légères, les autres criminelles. On a emprunté par surcroît, et la balance des comptes au lieu de pencher en notre faveur, au fur et à mesure que s'est améliorée notre balance commerciale a au contraire empiré. Voyons d'abord quels furent les sots qui aggravèrent ainsi cette dette.

Dépenses des bourgeois à l'étranger Quand on n'a pas d'argent on se tient chez soi. C'est ce que les Français ne firent pas. Ce n'est pas une paille que quelques centaines de millions or. Il ne faut pas s'imaginer qu'on les trouve si vite en ce temps-ci où l'on parle de milliards. Or, ce fut de folle façon que tous les bourgeois et même les petits-bourgeois de France sont allés faire leur petit tour de conquérants dans les pays occupés, et profiter du change des malheureux Allemands pour mener à Wiesbaden et ailleurs une vie de princes. Tout cela se chiffre aux alentours, mettons, de 400 millions de francs-or en cinq ans, que nos gens, femmes d'officiers et de sous-officiers, bourgeois en vacances *

Le Populaire, 21 janvier 1924, pp. 1-2.

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et en affaires, ont déposés entre les mains des Allemands, en somme, à l'étranger. C'est le chiffre le plus bas vraisemblable. Je ne parle que pour mémoire des promenades de nos maréchaux, généraux, amiraux, missionnaires dans le monde entier. Ce n'est ni vous ni moi qui pourrons nous payer jamais le voyage de Clemenceau. Nous ne sommes pas les amis de gens assez riches Pour cela.

Les emprunts faits à l'étranger Comptons ce second trou fait à la lune au chapitre des sottises : c'est pure bienveillance de notre part, car ce furent des erreurs graves et peut-être conscientes. Sous le principat financier de M. Marsal et de M. Loucheur - qui devraient avoir la pudeur de se taire tous deux -, les directeurs des mouvements de nos fonds crurent intéressant de faire emprunter à l'étranger les sommes nécessaires à nos villes et grandes compagnies : Lyon, Bordeaux, département de la Seine (Compagnie des transports en commun de la Région parisienne), l'Orléans, le Nord, le Midi, etc., émirent à New York et à Londres pour plus d'un milliard or d'emprunts. Il fallut payer de larges commissions et primes aux banquiers émetteurs (jusqu'à 10 %). Il fallut consentir des taux d'intérêt inusités sur les places étrangères, et qui ne sont tolérés ici que parce qu'ils sont payés en papier, du 7, du 8 %. On évita ainsi de payer momentanément quelques dollars. Mais c'est maintenant chaque année qu'il faut payer des sommes accrues en papier. Voyez, au rapport du conseil général de la Seine, l'histoire de l'emprunt de la T.C.R.P. : comment une annuité prévue pour le service des intérêts et amortissements est devenue en trois ans une annuité trois fois plus grosse. Vous sentirez la beauté de cette opération que vous payez tous les jours en omnibus. Même on tenta d'emprunter pour le compte du Crédit national. Heureusement, comme ce sont des valeurs à lot, la Bourse de Londres refusa de les coter. À quelque chose malheur est bon. Mais ce n'est pas de leur faute si nos as des finances, qui dirigent le Crédit national, n'ont pas encore aggravé la situation. En somme, nous avons là encore augmenté dans des proportions usuraires notre position de débiteur.

L'achat des valeurs allemandes Ici nous entrons dans la catégorie des crimes commis contre ce crédit de l'État et de la Nation. Commençons par ceux des particuliers. Faisons même abstraction de deux fuites extrêmement graves de nos francs. D'abord comptons pour mémoire celle qui eut lieu lorsque M. Clemenceau, en don de joyeux avènement, paya 5 milliards francs-or les marks des Alsaciens, papier qu'il laissa pourrir ensuite dans les caves

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d'Alsace. Un grand nombre de ces marks furent présentés par des Alsaciens mais pour le compte d'Allemands. Jetons un voile. Comptons encore pour mémoire ces achats criminels de marks-papier que tant de Français firent, soit après l'armistice, soit depuis, quand le dernier rempilé de l'armée du Rhin spécula sur le mark. Tout ceci se chiffre mal et ne fait pas probablement trop de milliards or. Quoique enfin je pus encore mercredi dernier m'amuser d'un mercanti français de Düsseldorf qui se plaignait amèrement de la hausse du mark-papier et de la baisse de ses francs. Mais parlons de choses plus graves : des exportations de francs, des placements faits par les Français à l'étranger. Disons cependant à la décharge des bourgeois que nous comprenons parfaitement la thèse des économistes et des financiers qui disent que l'exportation des devises et valeurs étrangères devrait être libre, et que la constitution de crédits français à l'étranger serait un excellent moyen de combattre la baisse du franc. Allons plus loin : avalons même la dure pilule qu'a été pour notre marché l'introduction de valeurs haut cotées comme la Royal Dutch, dont les titres amenés en fraude, furent payés en fraude en 1919 par toute la bourgeoisie et l'aristocratie parisienne. Ça, c'est négociable. Mais si nous comprenons à la rigueur ces mobilisations même illégales, même délictueuses, comme elles sont encore - ce que nous ne saurions admettre -, ce qui est criminel, c'est le placement à long terme, immobilisé à l'étranger, pire encore quand c'est un placement fait en Allemagne, à l'ennemi, comme on dit encore. Tout le monde sait les nombreux achats de maisons, d'hôtels, faits par des Français en pays rhénan, et même à Berlin. On a encore entendu parler des achats faits d'actions dans les affaires de la Ruhr, d'Aix-la-Chapelle, etc., de la HauteSilésie. Nulle part cette évasion du capital français et cette collusion avec le capital allemand n'ont été poussées à un plus haut degré que dans la Sarre. Le Times du 12 janvier n'a fait que publier ce que tout le monde sait. Sauf deux industries, une mine et l'affaire Rochling, toutes les autres grandes industries de la Sarre sont, à concurrence de 60 % de leurs actions, entre les mains des Français qui ont payé des prix très favorables aux actionnaires allemands. C'était fatal puisque les aciéries de la Sarre ne pouvaient fonctionner sans le fer de Lorraine, et nous ne sommes pas ennemis jurés de ces ententes de capitalistes. Mais ce fut criminel parce que ce fut des francs qu'on exporta. Voici une liste des plus grandes industries sarroises et des sociétés françaises qui y ont maintenant la majorité des actions : ACIÉRIES. De Neunkirchen, Homburg, appartenant à la famille des magnats Stumm ; Dillingen qu'on réussit à manœuvrer ; la fonderie de Halberg, en tout plus de 17 000 ouvriers travaillant pour des groupes français. (Burbach appartenait déjà à des intérêts belges et français.) MÉTALLURGIE. Mannesmann (tubes), majorité acquise par Société de Montbard-Aulnoye ; Ehrhardt (machines), majorité acquise par Société alsacienne de construction mécanique ; Dingler Karcher (matériel roulant), majorité acquise par Dietrich et Cie, etc., dont les fameux établissements Brown et Boveri, Villeroy et Boch, où les intérêts français sont aussi en majorité.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Ainsi ont été immobilisés chez les capitalistes ennemis des francs-or, des capitaux mobiles français. Plusieurs centaines de millions or ont été ainsi transformés par des Français en valeurs allemandes, difficilement négociables. Voilà un crime des particuliers, des grands capitalistes français. C'est eux qui ont spéculé contre le franc. Inutile de tonner contre l'Amérique, l'Angleterre et l'Allemagne qui ont reçu ces francs. C'est l'étranger qui a eu confiance, c'est le capitaliste français, cosmopolite par excellence, qui s'est défait de la monnaie nationale. Nous verrons demain comment notre politique aggrave encore ces exodes de francs.

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Les changes. IV. Comment le gouvernement a exporte des francs. Les dépenses militaires et impériales *

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Tant que nous dépensons notre argent entre nous, Français, chez nous, cela ne touche guère aux changes. Même nos diverses inflations, si dangereuses qu'elles soient, ont moins d'influence directe que de toutes petites dépenses faites n'importe où, hors des pays où le franc a cours légal et forcé. C'est quand on achète n'importe quelle monnaie étrangère que celle-ci est chère, chère de cours et chère de courtages divers. Allez vous-même chez un changeur, vous vous rendrez compte. Or, c'est ici que la politique du Bloc national a été criminelle. Il a appliqué trois effroyables sangsues aux veines de notre malheureux pays : la Syrie, le Maroc, la Rhénanie et la Ruhr. En Syrie, l'État français a exporté des sommes qui vont de presque un milliard de francs en 1918-1919 (francs de bonne valeur encore) à 500 millions papier, environ cette année, qui ne rentreront plus jamais, dépenses pures. Il faudrait compter aussi notre armée du Levant, notre flotte, notre base à Port-Saïd, à Salonique, et tous nos divers hauts-commissariats qui durèrent jusqu'en 1923. Et les avances à Wrangel, et aux légions tchécoslovaques et aux émigrés russes ! Pertes pures ! Il faudra un jour les chiffrer. Puis, il y a le Maroc : en gros, deux milliards et demi en cinq ans. Nous avions bien essayé d'y introduire le franc. Mais on sait que les Marocains et les colons euxmêmes n'en voulurent pas. Soyons beaux joueurs. Admettons que la pacification du bled par M. le maréchal Lyautey est financièrement une bonne opération, que tout est là-bas fait au mieux et au meilleur marché ; le malheur c'est qu'il nous a fallu exporter *

Le Populaire, 22 janvier 1924, pp. 1-2.

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des francs. Et je ne compte pas tout ce qu'ont emmené de bonnes espèces la masse des colons et des entrepreneurs et des hommes d'affaires qui sont allés là-bas chercher le Pérou - et qu'une crise financière atteint en ce moment bien durement. Ces capitaux reviendront peut-être un jour en France ; pour l'instant, ils en sont sortis. Passons-les tout de même. Mais notons ceux qu'on a exportés sur ordre d'État. Enfin - le plus gros morceau - l'armée du Rhin. L'Allemagne en a payé les frais d'environ trois ans, ce furent deux milliards de marks-or qui allèrent à l'huissier et non à la victime - le sinistré de guerre. Mais restent les frais d'un an (1922) et tous ceux que l'Allemagne ne paie plus depuis l'entrée dans la Ruhr. Cette armée est, me direz-vous, entretenue sur le budget français, ravitaillée par notre intendance. Vous dites vrai, bonnes gens. Mais elle se ravitaille aussi sur place, et surtout, elle dépense sur place, elle exporte des francs en nombre tel, que le dernier cafetier rhénan en a plus que vous et moi ou même que le bistrot d'en face. Il n'y a pas à chercher bien loin pourquoi les banques allemandes et les Allemands et les petites Allemandes sont bourrés de francs, dont ils se débarrassent en ce moment. Reste à faire le bilan de l'opération de la Ruhr. Car nous n'y sommes pas encore et nous n'avons parlé que de l'armée normale d'occupation.

Le bilan monétaire de l'opération de la Ruhr et de la politique rhénane Nous n'examinerons, si vous le voulez bien, aucune des conséquences directes ou indirectes de ces opérations longuement méditées, savamment préparées, violemment exécutées, et, pendant un temps soi-disant triomphales. Car, de la Toussaint à Noël, ne nous a-t-on pas assez dit que, cette fois, le pactole coulait ? Dans quelle mesure cette politique a-t-elle ébranlé la confiance publique, nationale et internationale, en la paix, en l'Entente, en la valeur de notre crédit, ceci ne nous regarde pas pour l'instant, et nous n'y toucherons pas. D'ailleurs c'est peu facile à chiffrer, et encore moins à démontrer. Car il y a quelque chose de vrai dans le raisonnement nationaliste : personne ne saura jamais ce qui serait arrivé si M. le général Degoutte n'était pas à Düsseldorf, et M. le général de Metz à Spire. M. de La Palice aurait dit: « Quand la fille n'est plus pucelle on ne peut pas savoir ce qui serait arrivé si elle était restée vierge. » Voyons simplement ce que l'opération nous coûte en marks-or, que nous avons dépensés là-bas et en marks-or payés par nous et les Belges nos débiteurs, et en marks-or que nous avons manqué à recevoir. Les mouvements de troupes, en tous sens depuis l'intérieur de la France jusqu'en Rhénanie, et même le retour de quelques-unes, les frais de ravitaillement et de solde de ces troupes supplémentaires, ont pour la plupart causé des dépenses que nulle contrepartie n'a payées et qui sont ici des exportations de francs français et belges. On

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sait en effet que nos alliés, même italiens, n'admettent pas que ces frais soient imputés au compte des réparations. Passons légèrement l'éponge sur l'addition modeste que représentent les bandes et les intrigues séparatistes. Mais il y a les déficits très sensibles de la régie des chemins de fer, plusieurs centaines de millions (papier). Ensuite, il y a le déficit immédiat des comptes d'exploitation de la fameuse M.I.C.U.M. (Mission interalliée du contrôle des usines et des mines) qui ne semble pas devoir se chiffrer à moins de plusieurs centaines de millions de francs-papier. Même si tout cet argent doit un jour rentrer, par priorité sur les « gages productifs », il est actuellement sorti et c'est cette sortie qui est pénible ; elle pèse sur notre change durement. Soyons très gouvernementaux et disons que les mouvements des 75 000 Franco-Belges en armes, leur régie, leur exploitation coûteuse des mines réquisitionnées, coûtent un demi-milliard or de plus, sorti de France et de Belgique. Mais tout financier, et même n'importe qui, est capable de poser à M. Le Trocquer, ministre français, la question suivante : « Combien avez-vous envoyé en France de tonnes de charbon et de coke de la Ruhr pendant cette année ? » Il répondra - à vue de nez, car il varie suivant les jours et les mois : « J'ai réquisitionné et envoyé en France l'équivalent de 4 millions de tonnes. » Et n'importe qui lui demandera: « Et combien l'Allemagne nous en avait-elle envoyé en 1922 lors de ses manquements ? » Et n'importe qui dira, sachant que c'était 11 millions de tonnes : « Donc vous avez un manque de 7 millions de tonnes, sur 1922 », soit environ 300 millions de marks-or. « Et ces tonnes de charbon, c'est nous qui les avons payées aux Anglais et c'est vous qui avez fait sortir cet or. » Ajoutez à cela tous les paiements de l'Allemagne suspendus, frais des armées et divers compris, prestations en nature suspendues, compensations de créances privées séquestrées, également suspendues. C'est un milliard de marks-or de moins qui nous sont rentrés en 1922. Disons donc : produit net, néant ; en dépenses : un demimilliard d'or exporté, un manque à rentrer d'un autre milliard d'or. Total : un milliard et demi. Nous verrons dans un dernier article comment ces derniers manques ont été encore plus cruellement sentis sur le marché des changes que la raison n'eût dû commander, et d'autres folies de la politique du Bloc national. Nous récapitulerons enfin, et on verra pourquoi... notre fille est muette.

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Les changes. V. Politique d'armements. Situation monétaire extérieure de la France *

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On va voir tout de suite que c'est bien en particulier ce dernier fait, le manque d'or causé par l'affaire de la Ruhr, qui est la cause immédiate, directe, palpable de la dernière baisse du franc. Une petite observation va le faire comprendre. Notre aventure d'hier est la répétition de celle des Belges, lundi. Pendant tout 1922 et 1923, le franc belge n'a pas cessé de baisser, de déprécier, de se détériorer, même par rapport au franc. Je ne comprenais pas, car les Belges n'ont pas nos charges, notre inflation, et ont touché beaucoup d'or des Allemands. J'interrogeai nombre de financiers et d'économistes qui ne me satisfirent point. Jusqu'à ce qu'enfin je voie un ami qui est un des meilleurs économistes de notre temps et qui est belge. C'était très simple. Les Belges avaient escompté les paiements de l'Allemagne par priorité, qui y avait manqué. Puis, aggravant leur cas, ils avaient pris de très forts engagements, négociant d'avance la victoire de la Ruhr, et, l'affaire tramant, ils étaient obligés de payer. C'est exactement ce qui nous arrive. N'allez pas chercher plus loin. C'est cette petite paille, ce petit milliard et demi de paiements non opérés par les Allemands, et de dépenses faites - avec tout le reste et avec ce qui va venir et que vous allez voir qui pèse sur notre change. Mais c'est surtout cela. Car c'est cette rentrée que nous avions escomptée. Peut-être même n'y aurait-il pas eu baisse si nous n'avions pris des engagements imprudents. « En trois semaines », les « Boches », disait-on il y a un an, « mettront les pouces ». On croyait recommencer à être payé. Puis on dit aux gens qui avaient à faire des paiements: « Attendez la fin de la résistance passive. » Vinrent la victoire, les accords avec les mines. Les banques, les hommes d'affaires qui écoutent leurs conseils attendirent pour s'approvisionner des dollars et des livres nécessaires. Certains vendirent même ceux qu'ils avaient en réserve. Il leur a fallu se racheter *

Le Populaire, 24 janvier 1924, pp. 1-2.

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l'autre jour... Et voilà pourquoi certaines usines textiles chôment déjà. C'est sérieux comme on le voit, mais ce n'est pas si grave, si grave que cela ! Seulement c'est bien l'effet de l'aventure de la Ruhr.

La politique d'armements Les prêts à la Belgique, à la Pologne et à la Petite Entente Mais même ceci serait insuffisant pour expliquer la violence de la crise. Malheureusement deux événements ont aggravé, lentement d'abord, violemment ensuite, la situation. Nous ne parlons toujours que de la situation monétaire. Mais ici, c'est évidemment de grosses fautes politiques qui ont été commises et qui pèseront de façon durable sur notre crédit. Dans une conjoncture monétaire telle que la nôtre, il faut à tout prix n'exporter pas un centime qui ne soit en marchandises, et payables à très courte échéance. Toute autre opération est dangereuse, a ce point que courir des risques de ce genre est une sorte de crime. Seules des nécessités absolues de politique extérieure -que nous ne connaissons pas et que je laisse hors de mes considérations - peuvent expliquer mais non excuser les fautes graves qui ont consisté à prêter de l'argent aux Belges, aux Polonais, aux Yougoslaves, et à en avoir promis au reste de la Petite Entente. Rappelons les faits - en juillet-août 1923, le franc belge perdit très vite de sa valeur, plus de vingt francs sur le franc français, qui lui aussi s'affaiblissait. Nos, alliés perdaient beaucoup d'argent et de courage ; ils ne restèrent à nos côtés dans la Ruhr qu'au prix d'un partage des risques monétaires. Sur les instances de notre gouvernement, les banques françaises firent un prêt de 800 millions de francs-papier aux banques de Belgique. Nous couvrions des achats faits en France. Mais les 800 millions pèsent toujours lourdement dans le portefeuille de nos banques. On fit pire. Depuis tantôt huit mois, la question d'un prêt de 1 800 millions à la Pologne et à la Petite Entente est agitée publiquement. Tel un sénateur vénitien, homme de banque et d'État, M. Bérenger est allé visiter solennellement la Petite Entente et la Pologne. Le prêt de 1 800 millions est accordé en principe. Alors, en une fin d'année chargée d'échéances, pendant que le marché était si mal en mains, et si mal en point, on vint annoncer brusquement que l'on commençait - par une loi votée en un clin d'œil - à accorder 700 millions à nos petits alliés. Je sais ce qu'on dit. Il n'est pas sorti un sou de France. Ce sont des paiements faits pour le compte de marchandises françaises depuis longtemps expédiées aux Belges, et de canons et de munitions envoyés à la Pologne et aux Yougoslaves. Mais ceci est un mauvais argument. Des marchandises, des canons même sont des marchandises, sont négociables, valent de l'or. Et des papiers belges et des emprunts mal gagés d'État à État, cela ne se négocie pas. Nous avons eu donc des sorties importantes de notre actif.

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Le pire était qu'on apercevrait trop clairement les motifs de ces sorties : motif militaire, motif diplomatique pur. À l'étranger, l'émotion a encore été beaucoup plus grande qu'il n'était légitime. Le franc était faible. Nous l'affaiblissions encore au lieu de le défendre, au lieu de payer, nous en exportions, nous en prêtions. C'était, pour bien peu de chose, prendre figure de créanciers légers et de gens belliqueux. L'étranger fit rentrer -comme il en avait le droit - des crédits à vue, qu'on ne prolongea pas. On put faire baisser le franc. Alors on nous sentit faibles ; on nous attaqua ; on profita davantage de notre faiblesse. Il y eut en effet des rentrées importantes de francs venant de l'étranger. Les Allemands se mirent à préférer leur renten mark qui fit prime pour un instant, même à l'or. Ils jetèrent les masses de francs qu'ils avaient en portefeuille sur le marché. Ils en jettent encore. Les banques américaines mécontentes de l'arrêt de l' « emprunt alimentaire » allemand ont aussi beaucoup vendu. Les « ours », comme disent les Américains, les baissiers sont contre nous. L'effet de notre faute s'est multiplié. Voilà l'avant-dernière raison de la crise actuelle. Il y en a enfin une dernière.

La spéculation française Quand des microbes pullulent sur un point, c'est qu'un organisme est faible. Donc, pour se guérir d'une infection même locale, il faut se défendre physiologiquement, et être prudent, et vouloir vivre. Or, malheureusement, on ne fut pas prudent et on ne se défendit pas. C'est le public français, le mercanti français, le boursicotier français, le courtier en marchandises français qui spéculèrent le plus contre le franc. Je viens de reprendre la collection des comptes rendus de la Bourse de Londres, depuis le 15 décembre, avant la crise jusqu'à aujourd'hui. Tous les jours c'est Paris qui achète du dollar même avant Noël, qui vend du franc. Ce n'est d'ailleurs un mystère pour personne. Le Temps en a convenu par trois fois. Sur ce point, contre la spéculation et la baisse du franc, le gouvernement de M. Poincaré lui-même, n'importe quel gouvernement, trouvera les socialistes, les ouvriers, les paysans, les consommateurs derrière lui. Nous ne le cédons en patriotisme à personne. La monnaie, le capital national, c'est à nous, c'est nous : nous voulons nous défendre. Non pas que nous voulions que - comme dans une affaire véreuse, le conseil rachète les actions de la société avec son argent - l'État ou la Banque rachètent du franc. Soyons justes, et faisons honneur aux financiers français de n'avoir jamais pense à pareille manœuvre. D'ailleurs ce serait inutile, nous ne sommes pas les maîtres. Ils le savent. Mais, pour l'avenir, si le gouvernement, si M. Poincaré lui-même propose une surveillance sévère, effrayante du change, il peut compter sur nous. Toute exportation de francs, tout achat de dollars et de devises non justifiés par un mouvement de

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marchandises, réelles, à réexporter ou à importer en compensation d'exportations, doivent être impitoyablement réprimés. Après on verra. La situation n'est pas beaucoup plus grave que l'an dernier. Un an de perdu, quelques milliards qui ne sont pas rentrés ou sont sortis. C'est du temps et de la peine perdus. Ce n'est pas irréparable dans la vie d'une nation. Les remèdes que nous préconisions voici treize mois peuvent encore s'appliquer. Il faut (M. Poincaré a raison d'en convenir maintenant, mais nous nous tuons à le dire depuis quatre ans) faire des sacrifices. Nous verrons lesquels. Nous finirons d'expliquer cette situation, sérieuse, mais non désespérée, et d'indiquer quelques conclusions, dans une autre série d'articles. Pour le moment, donnons quelque répit à nos amis, à nos lecteurs, à nos militants.

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Les changes. Nouvelle chute. Les responsabilités des capitalistes français. Les erreurs à éviter *

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Dans la dernière série d'articles n'a été étudiée que l'une des causes de la baisse du franc : une quantité excessive de francs a été exportée par le publie et par les capitalistes, que nous devons à très court terme à des débiteurs étrangers. À elle seule cette cause et les dernières aventures politiques suffisent pour expliquer la panique de janvier. Nous l'avons montré : l'escompte du succès de la politique de la Ruhr, les prêts militaristes à des États de médiocre crédit, ont été les deux gouttes d'eau qui ont fait déborder le vase. J'avoue que je n'étais pas sans peur ni doute : je m'étais trop courageusement avancé en disant que le dollar oscillerait entre 20 et 25 francs, mais ne le dépasserait guère. Ce sont des affirmations intrépides que des militants et des savants ne doivent risquer qu'avec les plus grands scrupules. Car ils connaissent leur responsabilité visà-vis des lecteurs et vis-à-vis du pays. Et quand nous avons ici recommandé le calme, nous faisions cet acte en jouant toute notre autorité personnelle. Mais il fallait prendre position.

La panique des 18 et 19 février Reste la baisse de lundi et mardi derniers. Nos prévisions semblent démenties. Inutile de nous en excuser. En ces matières, on ne prévoit que pour quelques jours et quelques semaines. Et je le redis, j'avais expressément prévu un cours limite du dollar de 25 francs.

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Le Populaire, 22 février 1924, pp. 1-2.

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Après s'être tassées pendant quelques semaines, les devises étrangères viennent!& repartir. Le dollar a dépassé 24 francs. La livre, qui depuis un mois améliore sa position or (peut-être grâce au ministère travailliste), a connu 105 francs. Cette fois, tout le monde en convient, c'est la France, c'est Paris qui achète du dollar et de la livre, et c'est l'étranger qui lundi et mardi a suivi notre place et non pas spéculé contre elle. Le Times de mardi décrit par deux fois la façon dont les Français « fuient » leur franc. Ainsi les Allemands « fuient » leur mark depuis des années. Le gouvernement français avoue lui-même que les capitalistes français, à l'intérieur, se défont de leurs francs. Il l'avoue par deux mesures de salut public - à notre avis tardives, inopérantes et dangereuses. D'abord il a fermé la Bourse du commerce de Paris, où les spéculateurs achetaient à tout prix des marchandises, c'est-à-dire de l'or. Ensuite il a prié les agents de change d'ordonner, et les agents de change ont prescrit que, pour spéculer à terme sur les valeurs en Bourse, il faudrait déposer chez eux des sommes plus importantes comme garantie. C'est ce qu'on appelle augmenter « les marges de couverture ». Autrement dit, on a diminué considérablement le nombre des opérations possibles. On n'a pas fermé le marché à terme, comme en temps de guerre ; on l'a restreint. Car tout ce qui est capitaliste, grand et petit, tout ce qui papillonne bêtement autour des guichets « Ordres de Bourse » des banques, s'était porté follement depuis trois semaines sur ce que les Allemands appellent depuis longtemps les « valeurs-or » : titres étrangers, actions, marchandises. Reste à savoir si la spéculation étrangère ne va pas arriver encore à la rescousse, et étrangler encore mieux notre malheureux pays, lâché par ses propres capitalistes, comme un vieux bateau lâché par les rats.

Du calme Espérons que la spéculation intérieure et l'extérieure vont s'en tenir là. D'ailleurs les haussiers vont un jour succéder aux baissiers, et encaisser - à leur tour - des primes que nous paierons. Espérons que la Banque de France, les quelques grands capitalistes satisfaits de M. Poincaré et du double décime, vont entrer en lice. Souhaitons-le du moins. Il y a là un élément de sécurité considérable ; et un gouvernement qui serait énergique et financièrement compétent saurait se faire soutenir par les capitalistes français solides qui ne sont pas tous des forbans, comme ceux de certaine banque que l'on nomme tout bas, et dont Le Matin lui-même a parlé.

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La Banque de France a une encaisse or et argent considérable, plus de 3 973 millions dans les caisses ; 1 864 millions à l'étranger. Il est vrai que cette dernière somme est plus gravement hypothéquée qu'on ne croit généralement, et, au fond, garantit notre dette vis-à-vis de l'Angleterre et de la Banque d'Angleterre. En plus la Banque de France possède 575 millions de disponibilités à l'étranger. Au prix du dollar d'aujourd'hui, et en admettant que notre encaisse or libre ne soit que de 4 milliards, elle vaut plus de 19 milliards papier. C'est-à-dire que notre émission de billets qui oscille autour de 37-40 milliards est couverte pour environ la moitié. Ce qui est considérable. Les banques ont bien, elles aussi, des avoirs à l'étranger. Il y a donc largement assez d'or en France pour freiner une spéculation extérieure à la baisse du franc. Le tout est de manœuvrer cette masse : elle est là ; et déjà, par son poids, elle limite les excès. C'est pourquoi je suis convaincu que, malgré des oscillations graves, la courbe de la baisse du franc va s'arrêter sur une sorte de palier. Malheureusement, je ne vois pas comment cette courbe pourra, de quelque temps, remonter bien vite. Une stupide hausse des marchandises et de toutes les valeurs réelles, à l'intérieur du pays, est venue enregistrer la baisse de la monnaie. Il eût fallu l'éviter à tout prix. Car la spéculation sur le franc a consisté, en un deuxième temps, en ceci : les capitalistes français, à leur tour, seuls, et cette fois pour un temps, ont dévalorisé le franc. Ils ont diminué sa puissance d'achat en incorporant sa baisse au prix haussé démesurément des marchandises et des valeurs. Encore ne faudrait-il pas commettre la moindre erreur ; elle aurait des conséquences graves.

Des bêtises a ne pas faire Le gouvernement et les régents de la Banque de France seront peut-être surpris que la voix honnête de notre modeste Populaire vienne se joindre au chœur payé des gouvernementaux et des bourgeois. Nous ne nous inspirons ici que des intérêts de la vérité et de la nation. Mais qu'ils le sachent. Nous ne pourrions plus un instant participer à cette sorte de défense nationale, s'ils devaient davantage, par leur funeste politique générale, ébranler notre propre confiance dans notre propre pays. En particulier, MM. les régents de la Banque de France le savent (M. Décamps, directeur de leurs services économiques, l'a presque dit, l'autre jour, de façon fort maladroite, dans une conférence publique, dans un établissement public), la pression des banques étrangères, des plus grandes et des plus respectables, s'exerce surtout en période de tension politique. Elle peut devenir irrésistible, si nous diminuons défini-

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tivement aux yeux du monde, et à nos propres yeux, tout espoir de paix, et celui d'une reconstruction financière de l'Europe -en attendant les réparations. Voilà dix jours que la Bourse s'entretient des rapports des deux comités d'experts de la Commission des réparations. Les grands journaux dits d'information ont même caché un fait grave : les manœuvres des Italiens et leurs indiscrétions, qui mènent la lire au-dessus du franc. Tout le monde sait dans quel sens les experts vont conclure. En partie ces conclusions sont favorables, en partie elles sont relativement défavorables à la politique de M. Poincaré. C'est elles que la Bourse et les spéculateurs français viennent d'escompter lundi par la baisse du franc. La seule façon de ne pas livrer notre malheureux pays tout ligoté à la spéculation, c'est de desserrer les liens de cette politique. Il faut, quel que soit l'avis de la presque unanimité des experts, que cet avis soit celui du délégué de la France à la Commission des réparations. Nous avons le bonheur d'avoir, en ce moment, pour l'instant, pour une fois encore, les Américains et les Anglais pour nous. Il faut nous pendre à leurs basques, et ne pas renouveler la faute de M. Poincaré, laissant partir, en 1922, J. Pierpont Morgan sans un mot de remerciements. Une telle politique d'entente et de raison peut beaucoup pour rétablir le calme, la confiance, la paix et - les capitalistes ne voient que cela - le franc. Suivez les experts. Vous ferez ainsi plus que ne peuvent faire les décrets-lois et toutes les fanfaronnades militaires - dont on dit que les militaires eux-mêmes sont... dégoûtés. Nous continuerons demain en décrivant deux erreurs graves de M. de Lasteyrie.

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Les changes. Deux fautes de M. de Lasteyrie *

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Pour bien comprendre les causes de la baisse du franc, il faudrait maintenant pousser plus loin notre étude, car nous n'avons étudie que les phénomènes extérieurs qui ont affecté le change français. Mais, auparavant, ajoutons deux nouvelles observations aux précédentes. Voici deux anecdotes savoureuses et instructives. Deux faits patents démontrent que le gouvernement actuel, et M. Poincaré et M. de Lasteyrie, et leur mauvaise politique et leur piètre trésorerie, sont en grande partie, directement, et à elles seules, responsables de la tragique et lente, puis grave détérioration du franc, de septembre à février. Deux grosses erreurs ont été commises en effet. En un pays où la responsabilité ministérielle ne serait pas un vain mot, l'auteur, M. de Lasteyrie, eût dû en porter le poids. Ce sont des phénomènes sûrement bien moins importants que ceux jusqu'ici étudiés, mais ce sont des événements plus saisissables que les plus belles théories.

Des erreurs graves La dernière baisse, en février, a été surtout due à des achats de livres et de dollars du commerce et de l'industrie et des banques pour le compte des commerçants, tout comme celle de janvier. Il a même encore une fois fallu que certaines maisons achètent à tout prix pour faire honneur à leurs engagements. Pourquoi ? Parce qu'elles avaient été mal renseignées, et parce que par trois et quatre fois depuis un an, elles avaient cru pouvoir attendre sur la foi de mauvaises informations officielles. Mais qui les avait ainsi mal dirigées ? Le ministre des Finances et son entourage, et ceci peut être démontré. *

Le Populaire, 23 février 1924, pp. 1-2.

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Ignorance de la balance commerciale En premier lieu, M. de Lasteyrie a ignoré ou caché la situation réelle, la quantité des paiements commerciaux qui étaient à faire à l'étranger. Elle était beaucoup plus considérable qu'on ne croyait. Dans leurs discours d'avant Noël, M. le rapporteur général du Bloc national, Bokanowski, et M. de Lasteyrie, ministre, avaient à l'envi - et les journaux financiers et le chœur unanime du Bloc national -, avaient chanté triomphalement le relatif équilibre entre nos exportations visibles et invisibles d'une part, et nos importations visibles d'autre part, en 1923. Il manquait une paille de 900 millions pour que ce fût vrai. On n'avait oublié que de prévoir la statistique douanière de décembre. Or, celle-ci montra un excédent formidable, tout près du milliard, des importations sur les exportations. On avait oublié, le 31 décembre, de se demander si les résultats pour l'année ne seraient pas gravement altérés par la statistique qui allait porter - en vertu d'une de ces chinoiseries administratives dont notre État est coutumier - sur trentesept jours de fin d'année douanière au lieu de trente. On avait oublié - on avait ignoré - on avait peut-être caché au gouvernement que les industriels et capitalistes et purs spéculateurs achetaient à l'étranger, à force, faisaient rentrer force marchandises - et se couvraient dès le mois de décembre en achetant des devises étrangères à terme et au comptant. Or, les banques, elles, savaient. Les banques étrangères surtout. Le capitalisme cosmopolite (je dis cosmopolite et non pas international) savait. Tous opérèrent en conséquence. L'argent n'a pas de patrie ; quiconque était détenteur de francs en vendit ; quiconque, Français ou étranger, avait des dollars ou même des lires, les fit payer cher aux exportateurs français. N'allez pas plus loin pour expliquer le trafalgar du franc de novembre 1923, janvier 1924, février 1924. Nous avions escompté le succès de la Ruhr et c'était une défaite économique. Nous croyions ne rien devoir commercialement et nous avions une dette urgente. Il fallut payer à tout prix. On est unanime à dire que les achats précipités des importateurs en janvier ont encore aggravé la situation ; ils pèsent sur février.

Les achats retardés L'autre fait est non moins patent ; il est presque officiel, maintenant. On en chuchotait depuis six semaines dans les milieux financiers. Par une erreur grave, due à l'ignorance ou, plus probablement, par de très faux calculs, l'un de ces acheteurs de dollars qui se pourvurent trop tard et qui étranglèrent les Bourses du monde entier fut un gros, un très gros client. Mais c'était celui qui eût dû, au suprême degré, se prémunir. Celui-là eût dû savoir. C'est aussi celui sur lequel une opinion publique avertie, un Parlement fort, devraient prendre une sanction immédiate. C'est l'État, c'est le Trésor français, c'est le ministère des Finances. En particulier, il fallait faire dix millions de dollars pour payer les intérêts échus sur les sommes dues au titre de

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l'achat des stocks américains. Un communiqué officiel nous apprend récemment que cette somme a été payée. C'est un soulagement et une satisfaction pour nous autres socialistes et patriotes, soucieux du crédit de la France. Mais il eût fallu acheter ces dollars plus tôt, quand ils étaient à 16 francs. Le Trésor les a payés 20, 21, 22, 23 francs. Sans compter que si les Américains et la finance avaient eu devant eux les « fonds faits », cela eût maintenu le franc mieux que toutes les rodomontades. On le voit, si ces dollars eussent été achetés à temps, c'étaient des dizaines de millions épargnés à l'État. C'était une partie de la baisse évitée, des centaines de millions gagnés ainsi au public. Tout le monde financier savait qu'ils n'étaient pas faits et qu'il allait falloir les faire. On les a fait payer. L'État, loin d'avoir sa « masse de manœuvre » financière, s'est donc laissé misérablement manœuvrer. Rien ne résisterait à la répétition d'erreurs de ce genre. Il faut qu'elles ne se renouvellent plus. Donc, il faut une leçon, et dure, aux responsables de cette aventure lamentable. Le Bloc national parle assez de l'organisation des responsabilités. C'est le moment de montrer quelque énergie. Erreurs persistantes du public, erreurs des gouvernements successifs, erreur politique, erreurs récentes de trésorerie, voilà tout ce qu'il faut pour expliquer comment le pays gouverné par Clemenceau, puis par le Bloc national, a laissé un énorme « flottant » de francs aux mains du capitalisme cosmopolite impitoyable, et comment les fautes accumulées des capitalistes français, des banques, de la politique et du Trésor l'an dernier, ont aggravé la chute du franc dans la proportion d'un tiers. Mais cette aggravation n'eût pas été possible si le franc avait été solide, fort, si la France avait mieux résisté à la tentation trop grande de résoudre le problème financier de la façon la plus facile, par l'inflation. Si on n'avait pas multiplié lâchement et follement les francs et les moyens monétaires et les moyens de crédit, le franc serait resté beaucoup plus voisin de la valeur voisine de l'or où le laissa la guerre. Nous devons donc étudier à fond le phénomène de l'inflation qui est vraiment le facteur décisif de la baisse du franc. Ici encore on verra les responsabilités de la politique blocarde. Au début de cette deuxième série d'articles, nous allons montrer comment la cause intérieure, la multiplication abusive des francs et des moyens de crédit est, indépendamment de nos exportations de francs et en plus d'elles, la cause de l'appauvrissement général de la nation manifesté par l'avilissement des changes. Cette étude terminée, instruits des causes, nous pourrons en venir aux remèdes.

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Les changes. L'inflation des francs *

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Étudions donc la deuxième cause ; elle est plus certaine et -plus directe. Il y a trop de francs. Les mauvais changes, de ce point de vue, ne font qu'enregistrer la baisse de la valeur du franc et la hausse de la valeur des choses. Le pire est que personne, pas même nous Français, n'est sûr, et rien ne garantit, rien ne prouve en fait, qu'il n'y en aura pas d'un moment à l'autre de nouveau, encore plus.

Comment on a démonétisé la monnaie nationale L'inflation, c'est la multiplication arbitraire du papier-monnaie ou monnaie fiduciaire. Tout le monde sait cela en ce moment. Il n'est rien de tel que d'être victime pour s'instruire des causes d'un malheur. Mais les socialistes doivent, surtout en vue de nos prochaines luttes, mieux savoir que les autres. Où est le temps où il n'était pas de militant sérieux qui n'eût une teinture de marxisme et ne sût, en gros, ce qu'était la théorie de la monnaie de Marx, exposée au troisième volume du Capital, qu'Engels édita et que Rémy et Bracke traduisirent ? Il faut revenir à ces traditions et un socialiste se doit d'avoir des notions d'économie politique, ou de sociologie économique comme on dit aujourd'hui. Le mot inflation vient du mot latin inflare, « gonfler ». Le terme est vraiment expressif. On peut enfler les francs comme on souffle une bulle de savon ou une enveloppe de ballon. C'est toujours la même quantité de substance, mais on lui donne un volume apparent plus grand. Les enfants croient qu'ils ont créé quelque chose quand ils ont au bout de leur pipe le miroitement éphémère d'une jolie sphère savonneuse et irisée. Leur mirage est sans danger. Le mirage de l'inflation de la monnaie, l'inflation fiduciaire, a mille graves conséquences. Nous allons en voir quelques-unes, mais, auparavant, il faut expliquer son mécanisme. *

Le Populaire, 27 février 1924, pp. 1-2.

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Autrefois le roi, quand son Trésor était vide, battait fausse monnaie ou moins bonne monnaie. Le miracle réussissait quelque temps ; jusqu'à ce que les changeurs s'aperçussent du vol et en avertissent le peuple - qui alors gardait sa bonne monnaie et dépréciait la mauvaise. Ce qui se passe aujourd'hui pour nous n'est pas du même ordre, mais c'est du même genre. Ce n'est plus de la fausse monnaie, c'est du mauvais papier-monnaie que l'État a obligé la Banque à émettre.

Mécanisme de l'inflation La Banque de France fut fondée par Bonaparte après la chute définitive de l'assignat, et pour substituer l'or et l'argent et un bon papier-monnaie, sain et sûr, aux assignats sur les biens nationaux. Elle fonctionna tout de suite avec autant de prudence et continua de fonctionner jusqu'en 1914 avec autant de sûreté que la Banque d'Angleterre. Quoi qu'on puisse dire des capitalistes français, ils ont eu le mérite de sauver le franc en 1814, 1815. Même, pour le sauver, ils ont ruiné et l'Empire et Napoléon. Ils sauvèrent encore deux fois le franc en 1848, 1871, malgré le cours forcé. Jamais la Banque n'a émis de billets au-delà de la limite légale. Et quand, pour des raisons nationales, le cours forcé avait obligé la Banque à dépasser - légalement les limites de la prudence économique, toujours la Banque et l'État, et le pays enfin firent les efforts nécessaires pour rétablir la situation normale, pour couvrir en or, argent et effets de commerce sûrs, négociables, correspondant à des marchandises, l'émission des billets. Consolidant des dettes formidables pour l'époque, imposant les contribuables, l'État réussit toujours a abolir le cours forcé des billets en circulation, ou plutôt, pour rien au monde, il n'eût voulu l'augmenter. À l'armistice, en 1918, la foi que le monde entier et le public français avaient en notre crédit étaient tels que le franc était payé au pair, 5,75 pour le dollar de 5,20. Bien que nous eussions le cours forcé et pour 30 milliards de francs-papier émis, 21 milliards d'avance de la Banque, 4 milliards de plus que sous Painlevé, le franc était presque intact. À tout prix il fallait maintenir cette position-là.

Comment l'inflation se multiplie par elle-même Voici pourquoi elle était dangereuse. Ici il faut bien comprendre comment les crédits multiplient les francs multipliés. En augmentant le nombre des signes monétaires, on avait augmenté le prix de la vie, encore raisonnable en 1918, mais tout de même double de celui de 1914. Ceci, on le sait, provenait non seulement de la rareté des produits, mais aussi de la multiplication des francs et de leur duplication et réduplication par les banques.

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Car ce qui est grave, c'est que, quand un papier-monnaie est multiplié sans couverture, quand il a haussé les prix, il se met à multiplier les moyens de crédit. Il faut payer les factures des marchandises haussées. Et alors ce sont les chiffres de tous les portefeuilles qui enflent. L'État avait à payer tout plus cher, intérêts, fournitures, et fonctionnaires en particulier plus modérément. La hausse s'inscrivit donc à son tour dans le budget, et, de là, dans les mandats sur le Trésor, très nombreux à cette époque, puis dans les bons du Trésor, les bons de la Défense émis alors pour couvrir les frais croissants de la guerre, puis de la démobilisation. Ceux-ci circulaient comme de véritables monnaies que tous les magasins acceptaient et à leur tour haussaient encore les prix. Et ces billets et ces bons étaient encore, par-dessus le marché, pour ainsi dire multipliés par la valeur accrue des crédits qui représentaient les marchandises en hausse et qui proliféraient en un immense mouvement de fonds, traites, chèques, virements de comptes, dont le volume était décuplé (les statisticiens ne sont pas d'accord, les uns disant sextuplé, les autres décuplé) par rapport à celui du temps de paix. Car rien ne peut donner idée de la différence entre la situation des banques en 1913 et celle de 1919-1920. Rien qu'à la Banque de France le chiffre des opérations productives doubla. Une inflation après tout relativement raisonnable pour une pareille guerre fut ainsi encore accrue démesurément par la mauvaise politique financière de l'État et des banques, dans l'ivresse de la victoire. Alors que la fortune du pays était amoindrie, amoindrie en capital dans un pays amoindri en hommes même sans tenir compte de la dette de guerre et de la dette de la reconstitution -, cette misérable inflation de 21 milliards d'avances de la Banque et de 41 milliards environ de bons du Trésor et de la Défense lui faisait croire qu'il était riche de plus du double de sa fortune d'avant-guerre. Erreur cruelle, qu'il eût fallu à tout prix corriger. Car c'est là qu'est la principale cause de la baisse du franc : ce mirage, cette duperie étaient un crime et une faute. Nous en sommes maintenant les seules victimes. L'étranger, lui, voit clair dans nos comptes. Il lit et comprend les bilans de la Banque : les financiers étrangers savent la valeur exacte de l'or et des marchandises qui couvrent nos billets et nos engagements à court et a long terme. Et nous sommes pesés : notre papier-monnaie est éprouvé, tout comme autrefois la mauvaise monnaie du roi était éprouvée, par les orfèvres et changeurs - bons bourgeois, Juifs et Lombards - avec leurs coupelles et leurs chalumeaux. Au fond, notre franc, depuis cinq ans, vaut à peu près ce qu'on le paye dans des limites suffisamment approchées. À près de 40 centimes-or en janvier 1922, il était peut-être trop cher ; cette année, à 23 centimes, il est peut-être bon marché. On n'eût sans doute pas pu le garder à la valeur de fin 1918, parce que, tôt ou tard, les sacrifices que les Alliés faisaient pour sauver le franc eussent cessé. Ils cessèrent en mars 1919. Mais il eût fallu faire les efforts nécessaires pour limiter les pertes. Il fallait réduire sérieusement, impitoyablement les dépenses pour arrêter l'inflation. Alors, parti de 5,75 francs, le dollar se fût peut-être stabilisé à 10 francs, 11 francs au plus. M. Clemenceau, vieillard ignorant de ces choses, dictateur tyrannique et léger, le Bloc national ensuite, puis toute la bourgeoisie en jugèrent autrement. Les riches ne voulaient pas payer. Pour sauver leurs intérêts personnels, les dirigeants de la politi-

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que financière empruntèrent de la façon la plus facile pour eux, la plus coûteuse pour la nation. Ils se firent faire des billets par la Banque, dont ils augmentèrent les avances à l'État, et dont ils reculèrent la limite légale d'émission. Ils enflèrent encore davantage le franc. Imprudemment et pour des motifs sordides, cette erreur de l'inflation, par deux fois, le Bloc national a fait la folie de l'aggraver. Nous verrons demain qui commit le premier crime de lèse-crédit national.

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Les changes. L'inflation : la dépréciation intérieure *

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On a vu le danger de l'inflation. En l'enflant, on démonétise la monnaie nationale vis-à-vis de l'étranger. Mais il y a une autre conséquence plus grave encore : on la démonétise beaucoup plus profondément vis-à-vis du pays, car c'est non seulement l'étranger qui déprécie la monnaie fiduciaire, c'est le pays lui-même qui la méprise chaque jour davantage. C'est le public - en l'espèce le public français - qui manque de foi en lui-même, et en son crédit et en sa monnaie. Il ne sait plus lui-même sur combien de francs compter. Il s'affole. Alors tout empire, tout se complique et se multiplie à l'infini. Le franc a donc été non seulement ballotté au gré des changes, mais encore au gré de ce qu'on peut appeler le « change intérieur ». Les spéculateurs, du plus gros jusqu'au plus petit, se débarrassent de leur monnaie, au fur et à mesure qu'ils la gagnent. Avec leurs billets, ils achètent à tout prix des « valeurs-or », des « valeurs réelles » : des devises fortes, des valeurs étrangères, des options sur marchandises à terme, des actions, tout ce qui est choses ou correspond à des choses. D'autre part, ils se débarrassent de tout ce qui peut se représenter en papier-monnaie : fonds d'État, bons du Trésor, obligations à capital et revenus fixes, hypothèques, en somme tous engagements libellés en francs et à terme. Au fond, ils vendent leurs francs à l'intérieur. Ils firent cela en 1919, 1920. Ils le refont en ce moment. La hausse récente à la Bourse des valeurs, les pertes sur obligations, la hausse folle des marchandises à la Bourse du commerce, ne trahissent pas autre chose. Le Suez gagne des 1000 francs par jour, et dans la hausse des actions Say s'inscrit, jour par jour, la baisse du franc et la hausse du sucre. Les capitalistes « fuient le franc ». Le phénomène est maintenant bien connu. Heureusement la nation, mille fois plus saine que ses dirigeants financiers, résiste encore et garde sa confiance. Il faut à tout prix qu'elle la garde. Il ne faut pas de panique. Dans cette limite, nous participons, nous le disons ici franchement et haute*

Le Populaire, 29 février 1924, pp. 1-2.

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ment, à la volonté de redressement qui semble en ce moment animer le pays et qui, peut-être, pourra freiner les boursicotiers et les « capitalistes nerveux », les nervous investors, comme disait récemment un grand financier anglais. Nous socialistes, nous comprenons le péril. Auriol, Blum le dénoncèrent au stupide M. Klotz qui, de cette immense fantasmagorie de l'enflure des valeurs, concluait, en 1919, que la France s'était « enrichie ». Et je l'ai, personnellement, suffisamment dénoncé en 1922. Nous aussi nous voulons que notre malheureuse monnaie ne subisse plus des oscillations graves comme celles qui ont poussé le dollar de 5,75 francs en 1918 à 17 francs en août 1920, et l'ont ramené à 11 francs en 1921, pour le faire repartir à 24,35 francs ces jours derniers. Nous savons que ces oscillations sont une fièvre qui décèle une maladie grave. Stabilisez, stabilisez ! Car si vous ne stabilisez pas, et tout de suite, au cours de cette année, les oscillations s'amplifieront encore et laisseront à chaque fois la monnaie française un cran plus bas. Notre bon public me pardonnera une comparaison qu'une description scientifique ne devrait pas permettre. Il faut stabiliser notre franc comme on stabilise un grand dirigeable. Vent du change extérieur, vent des placements et crédits à l'intérieur, force ascensionnelle de l'inflation, tout agit en sens variés, contraires. Mais tout cela forme des tourbillons en tous sens. Même, comme ce sont là des phénomènes humains, de psychologie collective, des impondérables, des croyances, des créances, des confiances qui agissent, tout s'affole. Les hausses et les baisses deviennent chaque jour plus graves et plus irraisonnées. Je n'invente rien. Je décris simplement ce qui arriva aux divers marks et aux diverses couronnes. Tel un immense dirigeable gonflé démesurément et jeté dans la tempête, emporté par le milieu, par l'air, ses hélices ne trouvent plus aucun point d'appui, échappe d'autant plus à son équipage qu'il est plus vaste : tel est le franc inflationné. Il eût fallu ouvrir les soupapes, atterrir, dégonfler. On a fait le contraire. Par deux fois, le Bloc national a empilé tas sur tas les billets de banque. M. Millerand a dit l'autre jour que la France n'avait pas fait jouer la « planche à billets ». C'est relativement exact, parce que la Banque de France est encore là, avec son or et son portefeuille, qui couvrent nos billets ; et parce qu'elle résiste à l'État. Mais c'est aussi relativement faux, car, par deux fois, on a forcé la Banque à émettre davantage de billets.

Un rêve Rêvons un peu. Supposons que, de l'armistice à janvier 1920, un autre que ce demi-fou, ce vieillard cynique, Clemenceau, eût régné, et puis qu'une autre Chambre que celle du Bloc national eût honnêtement, en 1920, arrêté l'inflation, en soldant en équilibre le budget de la France, et en commençant - comme proposèrent les socialistes - à amortir et consolider au moins la dette flottante.

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Rêvons donc. Sagement gouvernée, la France n'aurait pas eu, en 1919, un budget à peine moins gros qu'en 1918. Comme les Anglais, les Américains, le Parlement aurait courageusement restreint les ambitions militaires ; puis il aurait infligé au pays les économies et les impôts nécessaires. Même sans diminuer le nombre des billets de banque émis, on l'aurait du moins sévèrement limité, à 30 milliards par exemple. Que serait-il arrivé ? Convenons-en: c'eût été un moment désagréable à passer. Il aurait été dur d'arrêter cette folle hausse des prix des marchandises, cette foison des bons de l'État, et des chèques et des virements de comptes qui multiplient par le nombre de fois qu'ils circulent les chiffres des valeurs à court terme émises. Le pays se fût dégrisé péniblement. Ayant moins de crédits, on aurait affronté une crise financière et industrielle grave ; comme elle eût coïncidé avec le retour des démobilisés, il eût fallu probablement procéder très prudemment en 1919, probablement inflationner un tout petit peu. Mais cette crise eût été sans doute moins grave que celle qui nous menace, peut-être même moins grave que la crise actuelle qui n'est qu'un avant-goût de la future. C'était un risque a courir, mais il en valait la peine. La purge eût été efficace. Rêvons toujours : la fin est agréable. Voici les bienfaits d'une pareille action En équilibrant le budget, consolidant et amortissant la dette flottante, on eût sinon commencé à diminuer les avances de la Banque, du moins arrêté cette inflation. Les prix alors très hauts n'auraient guère diminué, mais ils eussent ensuite suivi les prix mondiaux, actuellement et depuis 1921 en baisse partout, sauf en pays à monnaie avariée. On eût diminué l'estimation abusive de toutes choses, des marchandises, des actions, du sol et de ses produits, des propriétés bâties et des loyers, des « valeurs réelles ». On eût dégonflé cette énorme sangsue du capital et du capitalisme surfait des banques. Les Allemands, qui ont la dure expérience de ce qui nous attend, disent plaisamment que le retour de l'or supprimera autant de banques et d'employés de banque qu'il y a de zéros à la droite des chiffres de trillons papier qui correspondent à un mark-or. Seulement, pour équilibrer le budget de l'État, il eût fallu - comme les socialistes le voulaient -récupérer sérieusement les bénéfices de guerre, réviser les marchés de guerre, crever les fortunes monstrueuses des fournisseurs de guerre, taxer les plusvalues du sol et de la propriété bâtie. On eût encore là percé d'autres tumeurs. De ces deux côtés: l'impôt, la récupération des sommes indûment perçues sur le malheur public, d'une part ; le dégonflement des francs et de toutes les valeurs financières, de tous les crédits, actions de Bourse, etc., d'autre part, on aurait assaini le capital français. On aurait obligé ceux qui sont ou plutôt qui se croient riches maintenant, ceux qui mènent déjà une vie de gros rentiers, à rendre gorge et à travailler utilement. Mais surtout, cessant de toute façon de multiplier et, par suite, de dévaloriser nous-mêmes nos francs, nous aurions évité de les déprécier définitivement aux yeux

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de l'étranger. Nous aurions évité ce change défavorable, qui, définitivement, fatalement, à bon droit, transforme une dette vis-à-vis des États alliés de 35 milliards or en une dette de 140 milliards papier et une dette privée vis-à-vis des particuliers étrangers, de 10 à 15 milliards or en une dette exigible à court terme de 40 à 60 milliards papier. Mais réveillons-nous. Le dollar vaut presque 24 francs. La France a fait tout autre chose. Elle a enflé le franc par folie, par deux fois. Qui lui a fait faire ces fautes ? Qui en est responsable ? Répondons hardiment : une fois, ce furent les fondateurs du Bloc national, en 1919-1920. Une autre fois ce furent MM. Poincaré et de Lasteyrie.

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Les changes. L'inflation. Qui a inflationné le franc ? *

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Les plus grandes fautes ont été commises de novembre 1918 à février 1920, sous le principat de Clemenceau, homme qui ne comprit jamais rien aux questions d'argent - quand elles ne le concernaient pas. Pour guide il avait un soi-disant financier qui n'était qu'un politicien de finances, M. Klotz, léger et peu scrupuleux, qui n'inspira aucune confiance aux financiers assemblés pour la Conférence de la paix. Son dernier livre, apologie de sa politique et réquisitoire contre les Alliés, constitue une suprême indiscrétion et une suprême inexactitude. Mais le vrai leader du ministère Clemenceau en ces matières fut M. Loucheur, homme pratique, intelligent, actif, souple, malheureusement d'esprit aventurier et de carrière aventureuse, capable de jouer lui-même ses risques - et ceux d'autrui. Il ne perdit jamais de vue les intérêts du capitalisme et de la grande industrie de guerre dont il est l'un des principaux chefs. Il est resté partisan de l'inflation jusqu'en 1920, il en était encore l'avocat dans une discussion que j'entendis, rue de Poitiers, lors de l'établissement de l'impôt sur le chiffre d'affaires. Toujours est-il que les gouvernants et toute la presse bourgeoise, sauf quelques rares journaux financiers, partirent sur le programme d'inflations de toutes sortes. Billets de banque, mandats sur le Trésor au profit des fournisseurs de guerre qui continuèrent leurs livraisons jusqu'en novembre 1919, bons du Trésor et de la Défense émis par milliards, emprunts à l'étranger (pour vivres, etc.), Emprunt de la Victoire, etc.

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Terrorisés par Clemenceau, les régents et le gouverneur de la Banque de France n'osèrent pas résister. C'est seulement à l'assemblée des actionnaires du 31 janvier 1920 que la Banque manifesta sa volonté de voir arrêter l'inflation. Le cri unanime était : « Le Boche paiera ! » On n'écoutait personne. Keynes était obligé de démissionner de la Conférence de la paix. On avait refusé comme insuffisante l'offre solennelle et ferme de Brockdorff-Rantzau, d'un forfait de 100 milliards or. On voyait un Pactole infini couler indéfiniment d'Allemagne dans les caisses du Trésor. On eût été bien fou de se gêner.

L'inflation de 1919 Alors, tout comme l'Allemagne ou les Soviets, on fit fonctionner la planche à billets. En un an, trois lois successives portèrent le montant des avances de la Banque de France à l'État à 21 milliards, à 23 milliards, puis à 27 milliards. En un an et demi, le montant des billets émis passa de 18 milliards à 39, 40 presque. La limite légale des émissions était portée successivement à 26, 28, 41 milliards. Alors que le mouvement de déflation était commencé par l'Angleterre, et surtout par l'Amérique (celle-ci, il est vrai, n'y avait pas grande difficulté, vu la quantité d'or qu'elle détenait), nous adoptions, nous, une politique financière à l'allemande. Le contraste était trop fort. Le franc enflé, les moyens monétaires enflés, les crédits s'enflèrent ; les prix déjà fous sur le marché mondial s'enflèrent jusqu'au maximum de juillet-août 1920. Tout était artificiellement surestimé. Le monde apprécia notre monnaie à sa valeur. Le dollar valut 17 francs en octobre 1920.

Les résultats de l'inflation sous M. Clemenceau Nous regrettons que nos faibles moyens ne nous permettent pas de reproduire ici un tableau intéressant. On verrait que, de 1918 à 1920, courbe des prix, courbe des changes, nombre des billets émis, tout cela est parallèle, d'un parallélisme exact, avec de très légers décalages, tout comme si la théorie quantitative de la monnaie était de tout point mathématiquement vraie. L'index des prix de gros (par rapport à 1914) passe d'environ 200 en janvier 1919 à près de 500 en 1920. Les billets émis passent, pour suivre les prix et les changes, et surtout pour combler les trous faits à la lune budgétaire, de 30 milliards à un maximum de près de 40 milliards.

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Les changes passent de 5,75 francs au dollar à 17 francs (je ne considère pas la livre sterling : elle était à ce moment-là en pleine oscillation elle-même). Inutile de rechercher ici - ceci est de la très haute économie politique - dans quelle mesure ces trois phénomènes ont agi l'un sur l'autre. Le directeur des services économiques de la Banque de France, M. Décamps, considère que l'inflation fut le phénomène décisif. Je crois, pour moi, que ce fut l'affolement des marchés et des prix, qui causèrent l'inflation et la baisse des francs, lesquels réagirent ensuite.

Causes de cette politique Mais ce qui fut impardonnable, ce furent les causes de l'inflation. Les budgets de 1919, 1920 furent en déficit à eux deux de 60 milliards, qui pèsent encore sur notre estimation de tout. On les combla par des emprunts, des milliards de bons du Trésor et de bons de la Défense, et (surtout parce qu'on n'avait même pas le temps d'organiser des emprunts à court terme) par des avances de la Banque. Pour rembourser aux Alsaciens - et à nombre d'Allemands - leurs marks qu'ils eussent joyeusement échangé à 40 centimes, 60 centimes, on émit pour 5 milliards de billets de banque français, qui à ce moment valaient presque de l'or. Pour promener le pavillon français partout - tel Picrochole - M. Clemenceau envoya ses flottes et ses armées conquérir de nouveaux pays. Ce ne fut pas de sa faute si l'on n'alla pas à Moscou, plutôt alors qu'on aurait dû aller à Vienne. Atteinte de la folie des grandeurs, la France, à l'imitation de ses dirigeants, crut que le « Boche paierait ». Elle s'imagina riche et toute-puissante ; le public acheta tout, à tout prix. Et comme il voulait ne se priver de rien, il écouta les funestes conseils de ceux qui ne voulaient rien payer ; il envoya au pouvoir la Chambre du Bloc national, qui lui promettait de transformer cette folie - l'inflation - en une fortune réelle. Les raisons de cette politique sont claires. Les associés de M. Loucheur, la bourgeoisie, propriétaire de la richesse acquise anciennement et nouvellement, ne voulaient pas payer la guerre. Au contraire, ils voulaient acheter une prédominance mondiale. On multiplia les faveurs à l'intérieur : achat injustifié, au prix de l'or, des marks alsaciens... et allemands, en Alsace primes de toutes sortes, primes de démobilisation ; gratifications aux officiers d'active dépenses somptuaires ; dépenses militaires dépenses impérialistes missions coûteuses ; primes aux banques, aux compagnies de navigation ; ventes abusives ; achats de stocks, etc.

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On dépensa ainsi princièrement en France, en Allemagne occupée, en Russie, en Silésie, en Hongrie, en Pologne, au Levant, en Syrie, au Maroc, des fonds qu'on n'avait pas et qu'il faudra payer. On fit tout pour avoir de bonnes élections et pour mettre M. Clemenceau en posture de futur président de la République. On eut la victoire du Bloc national en novembre 1919. Ingrate, la Chambre du Bloc, elle-même, recula devant l'élection de M. Clemenceau. Mais surtout on évita de payer. Encore aujourd'hui, après quatre ans, après six ans, la révision des marchés, commencée par Albert Thomas, n'est même pas sérieusement entamée. L'impôt sur les bénéfices de guerre, qui a rapporté 85 milliards or à l'Angleterre, n'a pas encore fait rentrer 15 milliards papier chez nous. Alors que le déficit de 1919 fut égal presque à celui d'une année de guerre, on s'en tira avec une insignifiante augmentation de moins d'un milliard d'impôts. Jamais plus grand crime n'a été fait contre le crédit de la France. Nous verrons à quel moment on a répété la même faute sur une échelle bien moindre cette fois. L'opération n'a pas été criminelle ; elle n'en a pas été moins dangereuse.

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Les changes. L'inflation fiduciaire. La responsabilité personnelle de M. Lucien Klotz *

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Dédié à nos camarades de la Somme, à Cozette et les autres ; En souvenir d'Albert, Villers-Bretonneux et Amiens 1918. Avant d'en venir à la dernière crise d'inflation et de dépression subséquente des changes, celle du Consulat de M. Poincaré, permettons-nous un intermède. Scientifiquement, je m'excuse de m'acharner sur une personnalité aussi insignifiante et aussi peu marquée que celle de M. Klotz ; un individu qui n'est pas grandchose. Ce n'est pas M. Klotz qui a fait la crise des prix de 1919, ni celle des changes qui l'a exprimée. Il en fut assez éberlué. Les achats fous du public, ses exportations de francs ; une folle politique de conquêtes et d'hégémonie militaire ; une folle politique de démagogie en même temps et d'évasion fiscale, à l'intérieur; la rétraction générale des nations sur elles-mêmes ; la façon dont nos alliés - sainement préoccupés d'euxmêmes - nous abandonnèrent financièrement, voilà des causes autrement graves que la bêtise d'un homme. Cet arrondissementier, ses roueries seules le qualifiaient pour un poste quelconque. Il était bien mieux à l'Intérieur où il s'occupa si bien de la presse de France pour le compte de Lenoir et de Raffalovitch, de la Russie et des banques. Ce n'est même pas sa faute si M. Clemenceau, peut-être par satanisme, choisit un Juif incompétent pour le mettre aux Finances. Mais, pour une fois, prenons ce bouc émissaire pour expier les péchés d'Israël et de la Nation. Il est bon pour celle-ci qui expie durement, de penser de temps en temps à ces individus, et il faut qu'elle punisse ceux qui l'ont menée en cette triste impasse. Elle leur fera sentir le poids de sa colère. Il serait navrant qu'aux élections prochaines, les sinistrés de la Somme - ceux que j'ai appris à connaître pendant de longues années de guerre - ne rendissent pas impitoyablement à la vie privée ce mauvais berger. Les *

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rois de France et le Sénat de Venise avaient d'autres duretés. Nous ne souhaitons pas la mort de M. Klotz. Mais, en mai prochain, nous serons satisfaits si les électeurs de la Somme renvoient le bouc au désert.

M. Klotz a saboté le budget français J'ai sous les yeux les procès-verbaux de ces séances du Sénat en 1919 où, dès février 1919 jusqu'en août, l'honnête et courageux républicain qui était alors le commissaire rapporteur des Finances, le respectable M. Milliès-Lacroix, protestait contre les folles dilapidations de guerre qui continuaient. Voici les principaux points sur lesquels lui et les socialistes de la Chambre attirèrent l'attention. Plût aux cieux qu'on les eût écoutés ! 1º Les dilapidations de guerre continuaient ; les marchés de guerre n'étaient pas arrêtés par l'armistice ; on en poursuivait l'exécution et les industriels livrèrent pendant tout 1919 à prix de guerre non révisés ; 2º Les dépenses militaires étaient aussi fortes, plus fortes même en certains chapitres, que pendant 1918. En particulier - chose invraisemblable, mais dont l'exactitude ne peut être contestée au Sénat -, il y avait plus de rationnaires quatre mois après l'armistice, deux mois après la démobilisation commencée, que pendant les plus fortes batailles de 1918 ; 3º Aucun effort n'était fait pour comprimer et, au contraire, tous les efforts étaient faits pour enfler tous les budgets civils et militaires ; 4º Il n'y avait aucun contrôle des dépenses engagées en des milliers d'endroits, dépenses civiles et militaires, consortiums, etc., pour des milliards. Le contrôle ne s'exerçait que sur les vieilles administrations qui ne furent jamais plus chichement pourvues ; 5º Aucun compte rendu de dépenses n'était donné en détail, pas même aux commissions de finances de la Chambre et du Sénat ; 6º Le gouvernement, toujours en guerre, ne présentait aucun budget réel, allait de douzième en douzième provisoires, de crédits ouverts par décrets en approbations par lois. Pendant toute l'année 1919, seul le Sénat fut le gardien un tant soit peu vigilant du budget de la France. La Chambre ne reprit son droit de contrôle que lorsque le rapport Marin fut enfin présenté. C'est M. Klotz particulièrement qui est, non pas simplement responsable des dépenses qui furent faites, mais aussi du gâchis budgétaire et comptable de ces années-là, gâchis tel que, lorsque les lois d'apurement de compte de ces exercices seront enfin étudiées, il sera impossible de voir clair dans les justifications de cet invraisemblable financier.

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Résultat Je rappelle que le total des déficits réels, recettes d'impôts et dépenses effectuées (sinon apurées) des exercices 1919 et 1920 fut de plus de 60 milliards, de 39 à 40 milliards en 1919, de 22 à 23 milliards en 1920, et qu'il y fut fait face par l'inflation des billets, les emprunts à nos alliés et les émissions en France et à l'étranger.

Les comptes fantastiques Sur quoi M. Klotz, qui avait alors lancé ce mot: « le Boche paiera », et cet autre mot : « la France s'est enrichie », sur quoi M. Klotz comptait-il pour payer tout cela ? En fait il avait seulement fait fonctionner la planche à billets, reculant la limite d'émission de la Banque de 24 milliards le 17 septembre 1917 à 40 milliards le 17 septembre 1919, portée à 41 milliards le 28 septembre 1920. Et ces billets roulaient du Trésor aux particuliers, de ceux-ci sous forme de bons (peu d'argent frais rentra pour l'emprunt de la Victoire) aux banques et de celles de l'État, qui replaçait par de nouveaux bons. On fit l'emprunt de la Victoire. En plus, en fait, on s'endettait ; on endettait l'État vis-à-vis de l'étranger. Quoi qu'en dise M. Klotz dans son livre, les Alliés nous prêtèrent près de 10 milliards après l'armistice. Deux emprunts chez des particuliers américains de 100 millions de dollars furent souscrits (1919 et 1920). Et je ne compte pas les prêts consentis à des personnes privées françaises. Voilà ce que M. Klotz prit et fit. Mais quelle avait été sa grande idée ? Sur quoi spéculait-il ? Surtout sur des rentrées or importantes de l'Allemagne ; dans son discours du 25 décembre 1919, il triompha, vrai dindon faisant la roue. Il parlait à la fidèle majorité que les élections de novembre venaient d'envoyer à la Chambre. Naïvement enthousiastes, les députés de la Victoire l'applaudirent quand il annonça que son budget escomptait la première tranche de 20 milliards de marks-or que l'Allemagne devait payer en janvier 1921. « L'Allemagne à cette heure nous doit 20 milliards », clamait-il ! On sait ce qui advint. L'Allemand n'a jamais rien payé. On avait refusé le forfait Brockdorff-Rantzau de 100 milliards de marks-or. À la première échéance, la traite tirée fut protestée. Entre-temps s'était passé un fait grave, la défaite du franc. Il faut en rendre responsable M. Klotz. J'ai expliqué deux fois déjà comment, de novembre 1918 à novembre 1920, nous avons trop exporté de francs et inflationné les

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francs. L'une ou l'autre de ces causes suffirait déjà à elle seule à expliquer la montée du dollar de 5,75 en décembre 1914, à 17 francs en novembre 1920. Il en est une autre qu'il faut analyser. Il y a un point d'histoire à fixer, une responsabilité à préciser, un nom à honnir. M. Klotz se laissa surprendre par la paix, par son imprévoyance financière, par la brusque et légitime défiance où le tinrent nos alliés eux-mêmes. Prouvons-le. Laissons même de côté tous les événements politiques de la Conférence de la paix et tous les événements non financiers de novembre 1918 à la ratification définitive du traité de paix. Faisons seulement ressortir l'incapacité et l'aveuglement, et la légèreté et la faiblesse - frisant la déloyauté - de la politique financière du gouvernement Clemenceau vis-à-vis de nos alliés.

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Les changes. L'inflation fiduciaire la responsabilité personnelle de M. Lucien Klotz. Le Charleroi financier. L'impréparation de M. Klotz *

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Jusqu'au bout de la guerre les Français ont été souvent surpris, à Charleroi, à Verdun, au Chemin des Dames ; ils le furent encore par l'armistice. Rien n'était prêt pour passer de l'état de guerre à l'état de paix. Dans la mesure où l'on pensait aux événements, en haut lieu, fin septembre 1918, on prévoyait une grande offensive au printemps (qu'on appelait la G.O.P.) et une victoire écrasante sur l'Allemagne. Celle-ci tout entière payait pendant l'éternité des indemnités colossales. Au fond, on n'avait aucun plan, on ne pensait qu'à la guerre, à la victoire, à l'exploitation de l'Allemagne qui devait suivre. Le gouvernement de M. Clemenceau pensait comme les Allemands. Son projet n'était que l'inverse du projet d'exploitation de la France par l'Union des grands industriels allemands. Rien ne prouve mieux ces erreurs françaises que l'annexe III (Liquidation des frais de guerre) du livre que M. Klotz vient de publier. Cet homme n'a jamais compris les quatorze points du président Wilson. Les événements déjouèrent cette absence de plan. Les victoires d'Orient, d'Italie, l'effondrement des alliés de l'Allemagne, l'armistice rapidement demandé et consenti, trouvèrent notre ministre des Finances, M. Klotz, complètement désemparé. Jusqu'au bout de la conférence, il ne put rien préciser et ne

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sut que crier : « Faisons payer le Boche. » Lui et M. Lloyd George, autre avocat mais autrement malin, ne surent que répéter l'antienne. Cependant, si M. Lloyd George, aussi peu scrupuleux que M. Klotz, acceptait la démission retentissante de Keynes, son conseiller, ses services à lui, ceux de l'Échiquier anglais, eux, étaient prêts.

Comment on prépara la paix Comment l'Angleterre sauva la livre sterling Depuis 1917, la Treasury anglaise (le Trésor), corps et administration dont les traditions font autorité, s'était préoccupée du passage à l'état de paix. Non seulement depuis 1915, l'Angleterre, dirigée énergiquement, paya, par l'impôt, du cinquième au tiers de ses frais de guerre, mais encore elle était prête à faire l'effort nécessaire. La bourgeoisie, le peuple entier voulaient rétablir la livre sterling, l'honneur de l'Angleterre, où l'on dit d'un homme qu'il est d'une honnêteté sterling, d'or pur. Le prestige monétaire qui faisait, jusqu'en 1914, des Anglais les marchands d'or du monde devait être restauré coûte que coûte. Car la marchandise suit l'or et non inversement ; et les « marchands », mais honnêtes « marchands » de la Cité disent que « l'honnêteté paie ». Ils savent l'intérêt que le marchand a à payer ses dettes, celui qu'un pays a à solder ses comptes et à avoir une monnaie saine. Jamais l'Angleterre ne perdit ce but de vue. Dès 1917, un comité composé par ordre du roi et du gouvernement fut constitué et intitulé « Committee on Currency and Foreign Exchanges » (Comité de la monnaie et des changes étrangers). On l'appela, l'histoire l'appellera longtemps, du nom de son président Lord Cunliffe. Même au cours des batailles de 1918, pendant que l'armée anglaise essuyait de grands chocs, le comité prépara le retour à une paix prochaine et le passage graduel de la monnaie d'émission pure à une livre sterling garantie. Le 15 août 1918, le comité publiait le fameux Premier Rapport provisoire qu'on peut comparer au fameux Bullion Report de 1810, où fut organisée la politique financière qui, cinq ans plus tard, après Waterloo, restaura, en dix ans, la livre sterling, monnaie dépréciée de l'Angleterre victorieuse. Les socialistes qui ont lu Karl Marx se souviennent des éloges et des citations qu'il fait de ce rapport. Le Rapport Cunliffe recommandait de suite, impérativement: l'arrêt immédiat, dès la cessation de guerre, de toute inflation, le retour immédiat à l'équilibre budgétaire ; puis le rachat progressif par des excédents budgétaires de toute la dette flottante qu'on n'aurait pas réussi à consolider.

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Le Rapport de la Trésorerie, en 1919, 1920, adopta les directives du comité Cunliffe. Au sortir de la guerre, l'Angleterre se greva immédiatement d'impôts énormes, d'un tiers plus élevés encore qu'au temps de guerre. Elle put réduire le nombre des billets et surtout elle diminua la dette flottante (près de 700 millions de livres sterling en quatre ans, de 1920 à 1924). Résultat : depuis 1919, la livre, qui avait perdu trente points, s'est approchée deux fois à quatre points près de la parité du dollar, autrement dit, elle a deux fois été à 96 % de sa valeur-or. Elle est en baisse en ce moment, mais depuis 1922, depuis que l’Angleterre paie les États-Unis, elle n'est jamais descendue au-dessous de 90 %.

Comment la France laissa perdre la valeur du franc On voit comment un peuple maintient sa monnaie et s'enrichit en payant ses dettes, parce qu'il s'enrichit de tout le crédit dont il jouit dans le monde. Au contraire, M. Klotz, par des procédés exactement opposés, multiplia les francs et accrut leur faiblesse. Rien n'était prêt. Je ne suis même pas sûr que M. Klotz ait jamais su qu'il y avait un Rapport Cunliffe, ni des décisions solennelles du Federal Reserve Board américain (ce qui répond approximativement à la Banque de France). Du moins son livre, De la Guerre à la Paix (Payot), n'en fait en tout cas pas mention (Chap. XIII). Il fut donc surpris et tout pantois lorsqu'une situation normale, mais qu'il n'avait pas prévue, se révéla grave tout d'un coup. Pour le monde entier la guerre était terminée. Pour M. Clemenceau et pour M. Klotz, elle durait encore. Elle dure encore pour une partie considérable du public français, et pour certains milieux gouvernementaux. Brusquement, il fallait s'adapter à la paix. M. Klotz ne sut pas. Et le franc tomba. Voici comment.

Le Comité international des changes Le livre De la Guerre à la Paix - ou plutôt la série d'articles de M. Klotz - est passionné et clair et souvent éloquemment écrit ; c'est d'un journaliste et d'un avocat. Mais il fait aussi l'effet d'un livre de femme ou d'une discussion de femme. M. Klotz se souvient très bien de tout ce qu'il a dit et qu'on lui a fait... Il ne se souvient ni de ce que les autres lui ont dit, ni de ce qu'il a fait...

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Dès août 1918, il fallait, en suite du Rapport Cunliffe, prévoir que, du jour de la cessation de la guerre, l'appui de la Trésorerie britannique et celui du Trésor américain seraient retirés au franc, surtout celui du Federal Board. Dès novembre 1918 - M. Klotz en convient -, M. Bonar Law, à ce moment chancelier de l'Échiquier, l'en avertissait loyalement et solennellement. M. Klotz répondit par des « offres de conversation ». Or, le franc ne s'était tenu, pendant les dernières années de la guerre, à un taux artificiellement élevé que par suite de l'intervention, généreuse et intéressée à la fois, de l'Angleterre d'abord, puis de l'Amérique. Celles-ci successivement firent tous les paiements français à l'étranger. Même des neutres nous prêtèrent un appui fort risqué. Il y avait un « Comité interallié des changes » qui soutint le franc ; si bien que, avec les dépenses de l'armée d'Amérique et de l'Empire britannique sur notre sol, le franc voisinait le pair encore en mars 1919.

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Les changes. Le Charleroi du franc : les fautes de M. Klotz. Comment il couvrit les mercantis et les banquiers français *

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M. Klotz, dans le chapitre fielleux, violent, inexact où il se pose en victime des Alliés, oublie deux choses : l'inflation des francs qu'il faisait alors, et leur exportation formidable à l'étranger qu'il laissait faire. Il venait de faire plus de 7 milliards de billets nouveaux, et il distribuait des licences d'importation à toute la mercante française, qui importa pour un excédent de plus de 40 milliards fin 1918, en 1919, 1920. À la rigueur, M. Klotz eût pu obtenir un soutien pour l'État français, et il l'obtint. Il ne pouvait prétendre en obtenir un pour les banques et les particuliers français au détriment de la livre, du dollar, au détriment de la fortune des particuliers anglais et américains. Chaque nouveau bilan de la Banque, de janvier, de février, de mars 1919, indignait les conseillers financiers alliés et les alarmait même. Ce que M. Klotz appelle la « coopération financière » des Alliés, c'était l'emprunt à jet continu de la part des Français. Car le public français, mal dirigé, affolé par sa victoire et sa fantasmagorique richesse, non pas même pour des motifs de guerre et de paix, achetait, vendait, multipliait les crédits, les banques, les actions, les profits. M. Klotz parle à deux reprises des « marchands » que sont les Anglais et les Américains. Entendu. Mais il n'y a aucune exagération à traiter de « mercantis » les Français qui, à ce moment, gorgés de billets et de bénéfices de guerre, firent les scandaleux profits de 1919, 1920 - profits qu'on n'a pas su leur faire rendre, et dont la surestimation pèse toujours, et même toujours de plus en plus sur la valeur du franc.

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Pourquoi fut dissous le Comité des changes Les banques anglaises et américaines avaient signalé le danger à leurs gouvernements. Elles connaissaient les engagements des banques françaises au nom des particuliers français. Elles refusèrent de laisser dépouiller leurs clients ou le Trésor de leur pays, sachant que c'étaient leurs contribuables qui en fin de compte paieraient le maintien artificiel de la valeur du franc. La Banque d'Angleterre et le Federal Board signifiaient même impérieusement leur volonté de voir cesser les pratiques du Comité interallié des changes. Je revenais tout juste de la guerre : j'avais des amis dans les diverses délégations françaises et étrangères de ce comité. Je me souviens de l'émoi de la délégation française lors de la conférence du 18 février 1919, que M. Keynes décrit si bien, de son point de vue, et M. Klotz si mal du sien. Je me souviens parfaitement des raisons fort justes des financiers alliés. Ajoutez à cela que M. Klotz prétendait à la fois que nos Alliés soldassent chez eux toutes les dépenses que les Français (État et particuliers) faisaient sans compter, et, au contraire, prétendait - cela au profit de la France mais surtout à celui de ses banques et mercantis - que les dépenses des armées alliées en France, en dollars et en livres (elles se montèrent à près de deux milliards de dollars de juin 1918 à fin 1919) continuassent d'être soldées par les Trésors américain et anglais. Encore aujourd'hui, il a l'inconscience d'appeler « attitude atroce » celle de nos Alliés qui voulaient que les obligations fussent réciproques, et que l'emprunt ne se fît pas toujours au profit de la France. Les Alliés voulaient que, puisqu'ils soldaient par leurs paiements nos dépenses chez eux, nous soldions, nous aussi, les leurs chez nous. En effet, tout se passait comme si, dans un échange d'enfants comme on en fait en ce moment entre familles françaises et anglaises pendant les vacances, un seul des enfants était gratuitement entretenu, et comme si sa famille Prétendait que l'enfant en échange chez elle payât pension.

Ou M. Klotz n'a pas compris comment fut supprimé le Comité des changes, ou M. Klotz ment Il sent maintenant ses responsabilités, sans pourtant savoir encore ce qui lui est arrivé, tant il est léger et ignorant. Il tâche de se disculper. Mais déjà la Chambre, même celle du Bloc national, même M. Poincaré et M. Bokanowski ne lui permettent plus de parler de ces choses ; et lorsqu'il s'y risqua l'autre jour, il fut arrêté net. Ce n'est que dans ses articles et dans son livre qu'il se défend ; vraiment il ne sait rien, ou il ment. Dès décembre 1918, contrairement à ce que M. Klotz affirme, on le

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sait maintenant, le Trésor américain déclare solennellement qu'aucune avance ne pourra plus être faite. Avertissement transmis le 3 janvier par la Trésorerie anglaise à M. Klotz. Il n'y a pas eu la surprise que dit M. Klotz. La décision de rendre les « changes libres » et d'enlever « le piquet », comme disent les Anglais, n'a été retardée jusqu'à la conférence de mars 1919, que dans l'intérêt de la France seule. À juste titre, les États-Unis ne voulaient plus faire les frais des changes que les banques et les particuliers français eussent dû faire pour leurs achats à l'étranger. Ils ne voulaient pas taxer d'un poids mort leur monnaie ou leurs contribuables au profit de nos capitalistes. Seule la France prétendait continuer cette politique. Nous n'étions pas les maîtres de la décision. Nos Alliés la prirent de plein droit et en pleine justice. Le prêteur est toujours libre d'arrêter ses prêts. En fait, la Trésorerie anglaise était elle-même à bout de souffle et, en 1919, la livre perdit presque 30 % de sa valeur.

Les calomnies de M. Klotz contre les Alliés L'attaque de M. Klotz contre les Alliés est donc stupide, injuste. En plus, elle est mensongère parce qu'incomplète. M. Klotz a oublié de dire une chose : c'est qu'après avoir refusé de lui continuer des avances, loyalement, généreusement, pour ménager la transition, et permettre des achats de vivres, les Alliés prêtèrent à l'État français, de janvier 1919 à janvier 1920 : l'État anglais 70 millions de livres - dont nous n'avons pas encore versé un centime, pas même d'intérêt ; les États-Unis près de 400 millions de dollars, que nous leur devons - sans compter les intérêts - et qu'il faudra sans doute leur payer. Rien n'est plus misérable que cette attaque de M. Klotz contre des Alliés à qui nous devons - comme ils nous la doivent - la Victoire, et à qui nous devons - comme ils ne nous le doivent pas - le crédit qu'ils nous ont fait. Rien n'est plus dangereux aussi que cette façon d'écrire l'histoire et d'exciter notre opinion publique contre nos Alliés au lieu d'avouer ses fautes et de créer entre eux et nous une atmosphère de franchise et de confiance, la seule où la France puisse respirer. M. Keynes, dans un brillant article du Times, vient de relever vertement M. Klotz. Le Times du 29 mars supplie la presse française de faire connaître cette réponse. Nous croyons remplir un devoir patriotique en étant juste. C'est trop commode, en effet, de rappeler nos morts et nos mutilés et nos provinces dévastées. Il est plus difficile à M. Klotz de répéter ce que M. Lloyd George lui dit en la séance du Conseil suprême du 8 mars 1919. C'est trop commode et trop bête en même temps de dire que l'instant où fut dissous le Comité des changes en avril 1919 fut « le point de départ d'une rupture générale de l'équilibre du marché des

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devises », etc., et de conclure qu'un « Keynes y a suffi », comme si un homme de second rang avait pareille influence. Non, la France fut coupable, ou plutôt elle eut le malheur d'avoir pour la diriger un Klotz qui, lui, « y a suffi ». Il ne sut ni garder les francs qui partirent, ni garder le budget qui faisait eau, ni garder le crédit de nos Alliés. Il fut bête et de mauvaise foi, et il est encore l'un et l'autre. Et maintenant nos amis de la Somme n'ont qu'à l'exécuter politiquement. Car le grand crime contre le crédit de la France fut celui de 1918, 1920. Le poids des francs exportés alors, celui des francs émis alors, celui des francs que M. Klotz laissa sans appui, ce poids étouffe encore notre franc, notre crédit tout entier. Les fautes de M. de Lasteyrie et de M. Poincaré ne sont que des peccadilles à côté. Nous les démontrerons cependant bientôt.

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Les changes. L'inflation fiduciaire: celle du 6 mars 1924. Comment on inflationne en ce moment *

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Ainsi, dix jours après le discours où M. Millerand, président de la République, disait : « Ce n'est pas nous qui faisons jouer la planche à billets », les faits et deux bilans successifs de la Banque de France lui donnent un éclatant démenti ! On nous permettra d'interrompre la série de nos articles et de troubler l'ordre de notre démonstration, pour insérer aujourd'hui notre patriotique protestation. Nous regrettons d'avoir à procéder ainsi. Non seulement nous pensions pouvoir poursuivre en paix notre thèse, mais même nous voulions autre chose : contribuer pour notre part virile à créer cette atmosphère de confiance en soi dont le pays a besoin pour passer des temps difficiles, et dont il aura encore besoin quand d'énergiques changements auront mis un terme à de lamentables fautes politiques. Nous pensions même pouvoir louer M. Poincaré et M. de Lasteyrie de l'énergie qu'ils mettaient à défendre la monnaie nationale. Le principe de cette énergie, sinon ses causes et son application, nous trouvait d'accord avec eux. Mais cette fois, c'en est trop, et nous devons non plus écrire, mais agir.

L'inflation des billets le 28 février et le 6 mars On pouvait attendre, étant donné tous les beaux discours et toutes les plus belles promesses de tous, y compris celles des hommes responsables, que l'inflation fiduciaire de janvier, freinée fin janvier, relâchée légèrement fin février, s'arrêterait. Il en a été autrement. Le bilan du 28 février de la Banque de France a fait apparaître 500 millions de billets de banque en circulation de plus que la semaine du 14 au 21. *

Le Populaire, 9 mars 1924, pp. 1-2.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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C'est là-dessus que le dollar monta à 24,70 francs. Il eût fallu s'arrêter à tout prix. Pour cela, il y avait cent procédés hausser le taux de l'escompte, refuser les avances sur titres, user de grands moyens, etc., bloquer tout, que sais-je ! quel que fût le résultat. Coûte que coûte, il fallait diminuer la circulation de billets si l'on voulait défendre le franc. Au lieu de cela, le bilan de la Banque du 6 mars fait apparaître une nouvelle et énorme somme de 921 millions de nouveaux billets une circulation de 40 milliards 250 millions, à 750 millions près de la limite légale d'émission fixée par loi et décret. Résultat: le dollar fut à 26,25 francs en Bourse. Mais que ne l'a-t-on payé chez les changeurs ? Hier 27,50 francs. Le franc vaut 19 centimes-or à peine. Comment veuton défendre le franc dans ces conditions ? Sans qu'il soit entré en France aucune quantité appréciable de marchandises de plus, sans qu'il en soit sorti aucune quantité supérieure payable en or, ni en 1923 ni en janvier 1924, ni en février, sans que nous soyons plus riches d'un centime, et au contraire, étant plus pauvres de plusieurs milliards exportés ou escomptés et non reçus (nous l'avons démontré), nous émettons plus de billets ! Quatre milliards de billets nouveaux ont été émis depuis décembre 1922, deux milliards et demi depuis décembre 1923, le dixième passé de l'émission totale. C'est nous-mêmes qui avons déprécié de 10 % nos billets !

L'excuse du portefeuille commercial La Banque de France et le gouvernement font circuler une note édulcorante sur la nature commerciale de cette inflation. Elle correspondrait en très grande partie à l'augmentation du portefeuille commercial, autrement dit à l'augmentation des effets présentés pour la fin du mois à l'escompte par les commerçants, effets qui correspondraient à leur tour à des marchandises. Nous discuterons un autre jour cette assertion, à propos des bilans de janvier 1924. Acceptons-la cependant pour aujourd'hui ; elle vaut peu pour le bilan du 28 février et pour l'un des précédents. Mais passons. Mais surtout, remarquons qu'explication n'est pas excuse. Et c'est non seulement l'action, la chose, l'inflation, c'est même cette explication qui est absurde et dangereuse. Il fallait justement refuser cet escompte. D'autres agents de change et des banques eussent été mis en mauvaise posture ? Tant pis pour eux ! c'est eux qu'on a sauvés, à notre détriment ! Car nous voici pris dans l'horrible engrenage de l'inflation : pour protéger certains capitalistes, on a diminué la valeur des billets, on a augmenté ainsi

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les prix, on a diminué la valeur du franc, ce qui empire les changes, qui à leur tour réagissent. Déjà, signe avertisseur ! l'index des prix de gros en janvier (celui de la Statistique générale de France) dépasse de 5 points (505), l'index maximum de 1920 (500). La démonétisation des billets s'inscrit désormais et pour longtemps sans doute dans les prix. C'est le commerce de gros qui est déjà au pair des changes, en attendant le commerce de détail ; et c'est pour l'aider en cette hausse des prix qu'on fait cette nouvelle émission de billets !

Arrêtez l'inflation Il fallait donc liquider la mercante française car elle hausse les prix et multiplie encore par ses crédits multiples échangés les dangers de l'inflation. En soutenant ses escomptes au lieu de les arrêter net, la Banque a achevé la paralysie du franc. Qu'on ne vienne plus nous parler de la lutte pour le franc si on l'inflationne dorénavant ! Mais nous pensons, nous voulons espérer qu'il y a là-dessous une autre situation, elle se dévoilera peut-être. Alors nous imaginons que la Banque de France va se ressaisir, que le gouvernement va intervenir auprès de ses tenants de la haute bourgeoisie. Le dollar à 27,50 francs, la livre à 117,50 francs, ce devrait être un maximum. Allons ! un peu d'héroïsme ! Le gouvernement et la haute banque sont-ils maîtres de la situation ? Qu'ils le fassent voir ! Car ils sont seuls responsables, on le voit, de l'aventure survenue au franc. Personne n'est coupable ici qu'eux. Le pays, lui, est calme, sérieux, mille fois plus digne de foi et de crédit que ses dirigeants et que ses dirigeants financiers en particulier. Même les places étrangères nous refaisaient confiance et New York, dans la dernière semaine de février, avait acheté des francs. La finance cosmopolite, après avoir encaissé la baisse, était depuis quelques jours à la hausse. On vient par cette inflation répétée de la décourager pour longtemps. Donc, cette fois, il serait misérable de parler d'une attaque du franc venant du dehors. Elle ne se déchaîne que depuis le 6, date du bilan. C'est la Banque de France elle-même, c'est le gouvernement, c'est le haut commerce et la haute banque qui prêtent le flanc à l'adversaire, portent l'inflation à 450 millions de plus que le maximum de 1920. Il serait non moins misérable de rejeter la responsabilité de la baisse du franc sur les exigences des travailleurs et de parler comme on fit en 1919 de la hausse des salaires et des services. Fonctionnaires et ouvriers, employés et domestiques sont durement éprouvés et leur patience impressionne la bourgeoisie et l'étranger qui nous observent.

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La responsabilité de la bourgeoisie est entière. Voilà qui est bien démontré pour une fois. Si le bilan que la Banque publiera le 13 mars ne présente pas une amélioration considérable, il faudra nous abstenir dorénavant de toute prévision et de toute exhortation. Et il faudra de toute urgence que les gauches et le peuple, et notre parti et notre C.G.T., songent comment en mai prochain, après des élections vengeresses, elles pourront liquider tout cela, si elles le peuvent. Ceci dit, et après avoir couru au plus pressé, revenons à notre étude. Si les événements nous en laissent le loisir, nous allons reprendre notre démonstration. Nous avons décrit comment, pour ne pas payer - et croyant que l'Allemagne paierait à sa place - le Bloc national, dirigé par MM. Klotz et Loucheur, avait inflationné et dévalorisé les francs. Nous allons maintenant voir comment après un effort, une accalmie, et pour quelles aventures, le Bloc national laissa de nouveau enfler et tomber le franc sous M. Poincaré.

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Les changes. L'inflation fiduciaire: comment le Bloc national maintint puis fit crouler le franc. L'accalmie de 1921 *

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Reprenons nos études et revenons en arrière. Il faut être juste avec ses adversaires, et la vérité est le seul sûr argument. Au surplus, nous ne faisons pas ici œuvre de polémiste. Quoique l'un de nos objets actuels soit de prouver que c'est le Bloc national qui est responsable de cette faillite déguisée : la dévalorisation du franc, ce n'est pas notre principal objet. D'abord, quand nous avons commencé ces études en 1922 - les fidèles du Populaire s'en souviennent peut-être - nous ne nous préoccupions que de la recherche des faits et de la prescription du remède. C'est en revenant à la même question que celle des responsabilités, au second plan d'abord, s'est imposée à nous par l'évidence même, sans même que nous la recherchions. La chose est d'ordinaire cachée par lés théoriciens de la finance bourgeoise. Seuls quelques véritables économistes, indépendants et distingués, comme M. Rist dans son livre élégant et clair, La Déflation, ont vu ou souligné quelques points de ce problème. Les autres ou bien cachent les responsabilités de la bourgeoisie française, ou les ignorent. Nous aussi nous faisons œuvre objective et nous n'avons au fond qu'une préoccupation: expliquer à nos militants pour qu'ils puissent l'expliquer au peuple français, réuni en ses comices, les causes de sa souffrance, et ce qui fait l'instabilité générale de toute son économie. Que le Bloc national doive porter l'opprobre de ses fautes en ces matières, c'est une démonstration qui arrive par surcroît. Nous ne sommes donc nullement embarrassés pour reconnaître que tout de suite après la chute un peu ridicule de Clemenceau-la-Victoire, le Bloc national a fait un effort et réussi dans une certaine mesure à maintenir le franc. L'effort dura environ un

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Le Populaire, 10 mars 1924, pp. 1-2.

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an et demi ; de décembre 1920 à mars 1922 : le résultat se fit sentir de décembre 1920 à juillet 1922 (environ un an et demi également).

Le maintien du franc Naturellement, il y eut un certain nombre de conjonctures favorables dont il n'y a pas lieu de faire crédit au Bloc national. En particulier, le fait décisif n'est le fruit d'aucune action politique ou bancaire : ce fut la brusque baisse des prix mondiaux en juillet 1920 qui déflationna même les prix et les crédits les plus forts et, par suite, les monnaies les plus enflées, celle de France en particulier. Mais une politique assez habile de M. Millerand, puis de M. Briand (anciens socialistes qui savent ce qu'est le capital), maintint autour du franc une certaine auréole de crédit, de confiance, de sécurité. Le public privé étranger qui nous faisait crédit de plus de 40 milliards, dont une partie or, voyait avec plaisir - de son point de vue - que la France était le centre de la résistance au bolchevisme, puis qu'elle faisait effort sur elle-même. Il sentait que ni à Spa (1920), ni même à Londres (1921), et surtout pas en vue de Cannes (1922) et de Gênes (1922), la France ne se montrait intransigeante et qu'elle poursuivait une politique d'entente avec ses anciens Alliés. Mais ne poursuivons pas cette étude du côté politique de la question, bien que ces faits soient de capitale importance. Nous nous limitons par abstraction aux questions de finance. La relative compétence de M. François Marsal, militaire devenu banquier, puis ministre de M. Millerand ; puis l'esprit étroit mais sensé de M. Doumer, l'activité intelligente - si peu au-dessus des questions d'intérêt qu'elle ait été - des rapporteurs du budget, contrastent heureusement avec la sinistre légèreté de M. Klotz. Enfin, la Banque de France était justement alarmée. Elle avait été obligée, pour garder une marge d'émission, de faire porter la limite légale à 41 milliards (28 septembre 1920). Ses émissions de billets atteinrent presque 40 milliards (39 milliards 645 millions exactement). Le portefeuille s'était gonflé à 3 660 millions (novembre 1920). Elle freina tant qu'elle put. Elle fut écoutée. Enfin ! Les conventions du 14 août et du 29 décembre 1921 prévirent le remboursement à la cadence de 2 milliards par an des avances de la Banque à l'État. Pour la première fois on commençait à payer, à exécuter les promesses solennelles faites par M. Ribot en 1915 ; on arrêtait la planche à billets, et même on promettait la diminution du nombre des billets émis, proportionnelle au remboursement des avances. Les partisans de l'inflation n'ont jamais désarmé. Et en effet peut-être eût-il mieux valu amortir davantage les bons du Trésor, ou plutôt emprunter moins, et pour cela laisser haut les prix parce qu'on ne diminuerait pas le nombre des billets. Car la faute à cette époque - nous le verrons - fut d'avoir émis trop de bons de la Défense, encore plus que d'avoir émis trop de francs-papier. Mais de quelque côté qu'on la prenne, une déflation, un dégonflement des moyens de crédits a toujours des inconvénients. Constatons simplement qu'un sain effort fut fait.

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Il consistait essentiellement à réaliser l'équilibre budgétaire, du moins celui du budget français, distinct depuis 1919 du budget dit des dépenses recouvrables ; de celles que nous faisons au compte de l'Allemagne. (N. B. : Dans ce qui précède et va suivre, et jusqu'à examen du problème de ce budget des dépenses recouvrables, je n'ai jamais parle et ne parle jamais de celui-ci.) On infligea au pays des impôts nouveaux, dont l'impôt sur le chiffre d'affaires qui est un impôt de consommation ; en 1923, le pays a payé huit milliards de plus qu'en 1919.

Résultat Deux milliards d'avance sont remboursés à la Banque en 1921 ; le 16 mars 192 1, minimum de ses avances: 21200 millions. En décembre 1921, les billets émis ne dépassent pas 36 milliards et demi ; trois milliards, 8 %, de moins de l'émission totale que l'année précédente. Le prix de la vie, naturellement baissé par la baisse mondiale et la baisse du change, tombe à un indice raisonnable de près de 300 (indice des prix de gros). Le dollar redescend jusqu'à 11 francs (la livre est en pleine ascension, mais encore trop loin de sa valeur-or). Tout, on le voit, n'offre aucun secret. C'est compliqué, mais tout marche de pair : changes et prix baissent quand il y a équilibre budgétaire, diminution du nombre des billets, des escomptes, et... quand il y a bonne et pacifique politique. Le Bloc national n'a pas en nous un ennemi injuste. La Chambre qui s'en va a eu un bon moment. Elle a suivi M. Millerand et M. Briand. C'est parce qu'elle a essayé d'une autre politique qu'elle nous a dévalorisé le franc de plus de 40 centimes-or, à moins de 20 aujourd'hui. Nous allons voir que c'est pour des causes purement politiques que M. de Lasteyrie et M. Poincaré, malgré d'honorables efforts, ont perdu la dernière bataille du franc.

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Les changes. L'inflation fiduciaire: en quelle mesure le gouvernement Poincaré défendit-il et laissa-t-il faiblir le franc *

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Depuis notre dernière série d'articles, M. François Marsal a publié dans la Revue de Paris un éloge de sa propre politique financière en 1920, et il s'offre pour la reprendre. Il exagère. Il est loin d'avoir tant de mérite. Les fautes de M. Klotz sont à lui, mais les vertus du temps de M. Millerand sont à nous, à la nation. Elles sont surtout dues à la baisse mondiale des prix qui permit, elle, la déflation et d'abondantes souscriptions aux bons du Trésor. Mais nous avons vu que, pendant un an et demi, le franc eut un répit, de décembre 1920 à mars 1922. On ne l'inflationna plus ; on le consolida et il reprit 20 % de sa valeur-or. Pourquoi faut-il que ce mieux et ce signe de mieux n'aient été que momentanés ?

La politique financière de M. Poincaré fut aussi honnête que possible Il n'y a pas de comparaison à établir entre la folie, la légèreté, le peu de foi de M. Klotz, de tout le gouvernement Clemenceau, les « risque-tout » de M. Loucheur, et l'honnêteté et la force de volonté de M. Poincaré et de M. de Lasteyrie. Ils sont partis avec une décision ferme de ne plus inflationner le franc. Ils l'ont proclamée non sans courage. S'ils ont laissé enfler les tas de billets une fois de plus, s'ils ont laissé tomber la valeur du franc de 11 francs au dollar à 27,50 francs l'autre jour, ce n'est pas faute de savoir ni même de vouloir ; c'est qu'ils n'ont pas pu faire autrement. Ils ont été forcés ; la situation bancaire et commerciale à l'intérieur autant que la situation des *

Le Populaire, 11 mars 1924, pp. 1-2.

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changes à l'extérieur les ont contraints. Ils ont résisté tant qu'ils ont pu. Ils ont été débordés. La cause de cette partie de la crise doit être cherchée, comme celle de la crise des changes proprement dite, non pas dans la politique financière mais dans la politique générale de M. Poincaré et du Bloc national, en particulier dans l'aventure de la Ruhr et dans son échec. Mais pour le moment, n'étudions que le côté financier des événements. Voyons-les du point de vue de la Banque de France ou d'un détenteur de billets. Là aussi, M. Poincaré, la Banque, le monde financier et bourgeois seront peut-être surpris de l'esprit de vérité, d'impartialité et de justice de notre modeste Populaire. Ils seront peut-être encore plus étonnés de la relative approbation que nous donnons aux principes financiers que même le Bloc de M. Poincaré s'est efforcé de suivre, et que la crise des changes l'a enfin obligé d'appliquer. On dira : « Les socialistes défenseurs de la Banque ! » Non, du billet de banque, du franc. « Les socialistes obligés d'avouer l'honnêteté du Bloc national ! » Non ! l'honnêteté de la Banque de France, dont le crédit est, jusqu'à nouvel ordre, celui de la nation. Mais ce n'est pas une raison parce que la vérité est reconnue même de ceux qui ont voulu ruser contre elle, pour qu'elle cesse d'être bonne à reconnaître par ceux qui furent toujours ses partisans. Donc, répétons que la politique financière de MM. Poincaré et de Lasteyrie a été bonne dans son principe, mais qu'ils se sont mis et ont mis même la Chambre du Bloc national hors d'état de la poursuivre.

Dans quelle mesure M. Poincaré lutta pour le franc Reprenons notre histoire financière, et cette fois politique, du franc. Quand M. Millerand et M. Poincaré débarquèrent si joliment M. Briand pendant qu'à Cannes il jouait - au golf et au plus malin - avec le sorcier Lloyd George, fin janvier 1922, notre inflation fiduciaire était presque à son minimum : 36 milliards 420 millions, et l'on avait remboursé deux milliards d'avances à la Banque de France ; l'index des prix était au minimum atteint depuis 1920 (index des prix de gros : 250) et le dollar oscillait depuis quelque temps entre 11 et 14 francs 1º La situation eût pu être stabilisée telle que. En effet, pendant tout le cours de 1922-1923, les prix sur le marché mondial continuèrent d'abord à baisser, puis à monter légèrement. L'index du Bureau of Labour américain varie seulement de 138 en 1922, à 153 en juin 1923, la période que nous considérons dans cet article. L'index des prix de détail en France a eu une stabilité après la baisse de 1921 qu'il n'eut que pendant ces dix-huit mois-là, depuis la guerre. 2º La situation des changes fut stable. Aucun à-coup ne se produisit politiquement, aucun événement grave ne vint ébranler notre crédit qui ne fût le fait de la France. Celle-ci renonça officiellement à ce qu'on peut appeler la politique de Gênes (conférence de Gênes, 1922), celle de la reconstruction financière de l'Europe ; elle assista avec indifférence au meurtre de Rathenau ; elle laissa partir les experts, le

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Comité des banquiers, J.-P. Morgan en tête, le grand banquier américain, dont elle refusa d'accepter les conseils et... le concours. Malgré tout l'étranger nous maintint sa confiance. Jamais le rapport du franc au dollar ne fut plus ferme. Le franc valut de 40 à 35 % de sa parité or. La baisse de novembre 1922 qui nous alarma tant et suscita même ma première campagne, semble même, à distance, raisonnablement petite. 3º Nous reçûmes à cette époque plus de charbon de la Ruhr (presque 12 millions de tonnes) et plus de prestations en nature des Allemands que nous n'en avions reçu dans les années précédentes. 4º Il n'y eut aucune crise de Trésorerie, et des souscriptions de bons du Trésor vinrent combler les déficits des exercices du budget ordinaire de 1921 et 1922, et aider à la reconstruction des provinces dévastées. Le pays avait confiance en M. Poincaré. Ce n'est donc aucune raison d'ordre financier qui détériora lentement le franc pendant 1922, à partir d'avril (les mois d'ordinaire les meilleurs sont mars et avril). Aucun poids particulier ne pesa à cette époque sur le franc. La situation eût pu être stabilisée, et, peut-être, améliorée. Il faut reconnaître que, quelles que fussent leurs difficultés, MM. Poincaré et de Lasteyrie, à ce moment, firent effort pour maintenir et stabiliser le franc. Ils avaient promis de ne pas faire d'inflation, et ils ont tenu parole pendant douze mois. Les avances de la Banque sont réduites, en mars 1922 (mois... ô combien ! changé aujourd'hui... !) à un minimum depuis 1920-1921 : 21200 millions. La circulation des billets reste voisine de son minimum de décembre 1921.

La détérioration du franc et la Ruhr En juin 1922, la situation, un peu ébranlée, commence à empirer lentement. En décembre 1922, au lieu de rembourser à la Banque 2 milliards d'avances, on ne peut lui rembourser qu'un milliard. Le budget ordinaire reste en déficit de près de 5 milliards. En janvier 1923, brusque chute des changes. En huit jours le franc perd 3 % de sa parité or; en douze mois, de juin 1922 à juin 1923, près de 12 %. Autrement dit, les cent sous français qui valaient encore 45 cents de dollar en juin 1922 ne valent plus que 33 cents en juin 1923. Mais les prix ont aussi haussé, passant de l'indice de détail au-dessous de 300 à plus de 354. Et surtout, la circulation des billets, parallèlement aux changes et aux prix - à cause d'eux et eux à cause d'elle -, a augmenté: un milliard et demi de plus environ que quand M. Poincaré est monté au pouvoir. Que s'est-il passé dans l'intervalle ? Tous nos lecteurs ont répondu l'aventure de la Ruhr (11 janvier 1923).

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MM. Poincaré et de Lasteyrie, malgré les meilleures et les plus honnêtes intentions du monde, sont alors dépassés par les faits. En juin 1923, le gouvernail financier de la France commence à leur échapper. Ils ont fait de mauvaise finance parce qu'ils ont fait de mauvaise politique. Nous allons voir demain que c'est cette malheureuse affaire qui est l'unique cause de l'inflation actuelle du franc et, par suite, de sa chute. Nous avons déjà indiqué comment elle avait été le principal élément de détraquement de nos changes et crédits à l'étranger, à partir de novembre 1923. Et nous ne tirerons pas vanité de rappeler qu'en décembre 1922, prévoyant que la France allait se risquer dans cette aventure, nous avions prédit qu'elle ne lui rapporterait rien. Nous ne triomphons pas ; nous avons assez de cœur ici, dans la maison de Jaurès, pour ne pas regretter que les événements ne nous aient pas donné tort.

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Les changes. L'inflation fiduciaire : l'effet monétaire de l'aventure de la Ruhr. Comment et pourquoi il fallut inflationner de novembre 1923 à mars 1924 *

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Nous arrivons au terme de cette deuxième série d'articles sur l'inflation fiduciaire. Naturellement, la première série, celle qui concernait l'exportation des francs, et celle-ci, sur l'inflation, ne suffisent pas à rendre compte de notre malheureuse situation monétaire, à elles seules, et il faudra qu'une troisième série, consacrée à la dette flottante, éclaire le troisième côté de la question. Ce n'est qu'en fin d'analyse que, fixant définitivement les causes et les responsabilités, nous pourrons, beaucoup plus hardiment et aussi beaucoup plus difficilement qu'en 1922, indiquer les pénibles remèdes qui peuvent sauver ce qui reste encore à sauver. Mais pour le moment, finissons-en avec la politique d'inflation de ces quatorze derniers mois, et ses causes politiques : l'aventure de la Ruhr.

La résistance du franc de janvier a octobre 1923 La Banque et le ministère résistèrent dans une large mesure à toute tentation d'inflation démesurée pendant de longs mois de 1923. Par quels artifices de trésorerie, retards de paiements, dépenses différées, par quels tours de passe-passe bancaires, par quelles complaisances des banques, a-t-on réussi à parer aux premières bourrasques de la crise qui venait ? C'est encore un secret. On ne fait qu'en parler. Il a dû être dépensé des trésors d'ingéniosité à cacher au public français et au monde entier, au Parlement et même aux commissions des finances, la situation réelle du Trésor et de la Banque. On a vécu au jour le jour, chichement. Le plus clair de l'or de l'État

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Le Populaire, 13 mars 1924, pp. 1-2.

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français partait dans la Ruhr qui - nous en avons enfin l'aveu - ne rapporta rien et Coûta de l'argent jusqu'à la fin de la résistance passive (septembre 1923). Cependant de bons esprits voyaient venir la crise, entre autres M. Mireaux, le distingué économiste et financier qu'a su s'attacher la Société d'études et d'informations économiques (émanation des comités de la grande industrie). Dans un courageux et prophétique supplément au Bulletin quotidien que publie cette société, en août 1923, alarmé par les derniers mouvements des changes qui venaient de se produire, il poussa l'un des premiers un cri d'avertissement. M. Rist, de la Faculté de droit, s'inquiétait également. Comme nous le savons - pour sûr - les services de la Banque de France, gênée par la gêne de l'État, préconisaient déjà, avant tout, l'équilibre budgétaire, y compris le budget des dépenses recouvrables. Ce n'est qu'en 1924 (16 janvier) que le Bloc, le gouvernement Poincaré et la Chambre, émus par la livre sterling à 96,50 francs, entrèrent dans cette voie avec six mois de retard : si, en juillet, le Bloc national avait voulu convenir et que « la Ruhr lie payait pas », et qu'il fallait que le « contribuable payât », je ne crois pas que l'on eût sauvé la situation, mais on eût au moins limité les dégâts. Malgré la mauvaise politique, le franc bien ébranlé tint encore trois mois ; il eût tenu un an de plus. Les oscillations furent grandes, mais ne prirent d'ampleur véritable qu'après octobre 1923. Il eût fallu agir avant. L'histoire du franc en 1923 s'écrit en peu de mots. Pendant toute l'année dernière, les prix sont restés relativement stables et n'ont que lentement monté. Le portefeuille de la Banque de France les suit, passant par deux maximum, le 4 janvier 3 milliards 444 millions, et le 4 octobre 3 milliards 846 millions. L'inflation les suit à son tour, pas à pas : le 4 janvier 37 milliards 427 millions de billets circulent ; le 4 octobre, 38 milliards 530 millions. Les avances à l'État avaient eu leur maximum le même jour: 23 milliards 900 millions.

La Ruhr cause de la détérioration du franc Mais pourquoi tout cela ? D'où viennent tous ces mouvements, réduits - je le répète avec éloges - au point le plus bas possible, par l'énergie de la Banque et du ministère ? C'est que les changes varient ; les prix, le portefeuille de la Banque, la circulation des billets marchent parallèlement à eux, avec un décalage de une à trois semaines d'avance ou de retard, suivant les mois. Et pourquoi tout, changes et portefeuille et circulation, varie-t-il en même temps ? Exclusivement pour une raison politique. Les fluctuations du change (francs vendus à l'extérieur), le volume des prix des choses stabilisées ou achetées en remplacement des francs (pour ainsi dire vendues à l'intérieur), et en face desquels il a fallu mettre des billets, tout monte et descend, comme dans un baromètre très sensible, suivant les diverses péripéties de l'aventure de la Ruhr. Lisez attentivement. Faites vous-mêmes un graphique. Vous verrez :

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1º Nous entrons dans la Ruhr le 11 janvier 1923, le dollar dans ce mois monte jusqu'à 17 francs. On a vu l'inflation prévisionnelle du 4 janvier. Les choses ont l'air de se tasser là-bas, le dollar redescend à moins de 15 francs en avril (déflation saisonnière en même temps),; 2º En août, tension nouvelle à la suite des échanges de notes franco-anglaises, dollar à 18,25 francs. Légère baisse en septembre : le dernier gouvernement démocratique allemand met fin à la résistance passive. Le dollar oscille entre 16 et 17 francs ; 3º Malheureusement on escompte le succès matériel, celui des ententes entre les mines allemandes et la commission franco-belge des mines, etc. (M.I.C.U.M.) Imprudent escompte ! Il eût mille fois mieux valu escompter leur insuccès, comme tout esprit sensé eût dû le faire, comme auraient dû faire les industriels et financiers français S'ils n'avaient été induits en erreur par le gouvernement, par M. Le Trocquer, ministre des Travaux publics en particulier, qui a fait de la Ruhr une affaire personnelle. Au contraire, les accords, la régie des chemins de fer allemands, les gages productifs, l'Allemagne, rien de cela ne rend de l'or liquide, et rien ne produit autre chose que des balances de comptes en francs français et belges. On fait les fautes que nous avons décrites dans nos articles de janvier dernier. En août, on prête 800 millions aux Belges ; on met le comble en prêtant 800 millions aux Roumains (qui refusèrent les 100 millions qu'on leur donna), aux Yougoslaves, aux Polonais ; 238 milliards de bons du Trésor sont escomptés pour avances à des gouvernements étrangers, de plus qu'en 1922. La bataille du franc n'est pas encore engagée avec la spéculation étrangère, et déjà nous commençons à la perdre par notre faute et sur tous les champs d'opération. Le 4 octobre (l'échéance du 30 septembre a été dure), une grosse tension monétaire apparaît au bilan de la Banque de France. Portefeuille et circulation sont enflés ; Paris achète du dollar qui dépasse 19 francs en novembre. En décembre, c'est nous qui continuons le mouvement. Le dollar monte presque à 20 francs. Au 20 décembre, la circulation est de 1 milliard 270 millions de billets supérieure à celle du 28 septembre 1922. Ce n'est que vers le début de décembre 1923 que la spéculation étrangère a commencé à opérer dangereusement contre le franc. On ment quand on rejette entièrement sur elle nos fautes, qu'elle exploite durement depuis maintenant trois mois. Car voici ce qu'on ne veut pas avouer: c'est l'aventure de la Ruhr (1923), la politique d'emprunt et de déficit budgétaire (19221923), et l'inflation, encore raisonnable cependant, de 1923, qui prêtèrent le flanc fin 1923 à une spéculation ennemie, ou neutre, ou alliée, ou d'ici, cosmopolite en tous cas, car elle comprend des Français.

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Ce qu'on ne veut pas avouer, c'est que toute cette lente décomposition du crédit de la France n'a pas d'autre raison que la lente diminution de la confiance du crédit que la politique du Bloc inspire. Nous espérons l'avoir suffisamment prouvé, mois par mois : l'aventure de la Ruhr et une sotte spéculation sur son succès sont les seules causes de l'inflation et de l'échec du franc, tout au long de l'an dernier. D'ailleurs, je ne veux pour preuve de notre assertion que le passage suivant du « Rapport aux actionnaires de la Banque de France » (1924, page 3 1) : « En présence des charges particulièrement lourdes qui ont pesé, pendant tout le cours, et surtout à la fin de l'année, sur la trésorerie de l'État, nous avons dû consentir, etc. » Dans le prochain article, nous allons expliquer ce qui s'est produit et que décrit la fin de cette phrase du Rapport de la Banque, qui, elle, a « dû consentir sous la contrainte des circonstances à une nouvelle réduction de l'annuité fixée en 1920 ». Et nous étudierons l'inflation et la chute du franc en 1924. Enfin, nous conclurons cette dernière série. P. S. : Nous attendons avec impatience et espérance le bilan de la Banque qui paraîtra ce soir. Nous comptons qu'il sera meilleur et se ressentira des décisions de cette espèce de conseil de guerre en France que M. Millerand a réuni dimanche à l'Élysée. Nous y comptons... sinon. Pendant ce temps, le dollar revient à ses prix de février. Il est public que la grande banque américaine Morgan Harjis opère pour le compte de la France et rachète des francs ; j'espère que c'est pour le compte de particuliers français et non pas pour celui de l'État ou de la Banque de France.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Les changes. La baisse de devises fortes. Les financiers français et allies interviennent. Le bilan de la Banque *

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Le bilan de la Banque d'hier 13 est, comme nous le souhaitions ici, meilleur. 336 millions de francs de billets circulent en moins. Le total avoisine cependant toujours 40 milliards. Ce n'est pas par conséquent ce seul bilan qui explique la baisse rapide de la livre et du dollar, qui perdent l'une plus de 20 francs, l'autre près de 5 francs en trois jours. Ce ne sont pas non plus les projets gouvernementaux présentés au Sénat, hier, qui agissent psychologiquement et donnent confiance au monde. Ils n'ont rien à faire avec la baisse du dollar. Ce ne sont ni le double décime ni les décrets-lois qui font apprécier le franc. M. Poincaré n'en doit pas tirer vanité. Il y a là-dessous des choses qui sauvent le franc, et font baisser le dollar à 22,40 francs à New York, 22,70 francs ici en Bourse ; la livre à son prix de février à 97,65 francs. C'est la finance française et alliée qui développe sa bataille.

L'intervention américaine et anglaise À New York, la banque qui opère pour racheter des francs n'est rien moins que la Banque J.P. Morgan (Morgan, Harjis et Co, à Paris). À Londres, ce sont, dit-on, les « Cinq grosses » banques (J'en suis moins sûr) associées à la Banque Rothschild et à la Banque Montagu. *

Le Populaire, 14 mars 1924, p. 1.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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On parle d'environ 15 millions de livres de crédits à Londres, et à des conditions raisonnables. On parle de 100 millions de dollars de crédits ouverts à New York, mais ceci est bien moins certain. La Banque Pierpont-Morgan annonce seulement qu'ils sont « très importants ». En tout cas une chose est certaine. C'est la finance internationale qui donne pour le franc. On nous l'a si souvent décrite comme opérant contre le franc ! C'est maintenant elle qui le sauve. Que n'a-t-on pas dit de nos amis et alliés ! Quelle leçon Reste à savoir à quel prix et à quelles conditions la finance opère. Nous sommes assurés que les Américains et les Anglais ont pour les garantir un syndicat de banquiers français. Quelles sont les obligations de la Banque de France et celles de l'État vis-à-vis de la Banque, qui garantissent les banques françaises, ceci est le secret... On le verra se dévoiler progressivement. P. S. : Nous reprendrons notre démonstration sur l'inflation et la Ruhr une autre fois, et nous conclurons en analysant ces événements passionnants.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Les changes. L'action de la finance : bulletin du jour *

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La livre baisse et le dollar plus légèrement. Il est inutile d'épiloguer longuement ici sur les succès réels de l' « action technique », de la pression exercée par les banques françaises et alliées en faveur du franc. Les devises fortes ont perdu toute leur avance de mars. Elles restent à leurs prix de février. Il n'y a pas de quoi chanter victoire. Cependant, pour nous, pour nos budgets, c'est un soulagement. Pour n'importe qui a souci du bien de ce pays, c'est une raison d'espérer. Nous évitons une crise trop forte. Enfin tout le monde en France se réjouira d'apprendre que quelques maisons étrangères qui faisaient de nombreuses opérations sur le franc sont en fort mauvaise situation. On cite des banques germano-hollandaises, on cite surtout des banques italiennes. Celles-ci ont peut-être une teinture de capitaux allemands, en tout cas elles appartiennent au groupe qui soutient de ses fonds Mussolini. Elles étaient à la hausse de la lire et sont obligées de racheter très cher des francs qu'elles n'avaient pas et avaient vendu. Ajoutons que l' « action technique », pour le moment, paraît bien conduite et avec modération. Espérons, espérons ; peut-être des talents financiers sont-ils enfin venus à la rescousse des « plastrons » du ministère et du Mouvement des fonds ? On dit aussi que de très grosses banques françaises ont patriotiquement engagé leurs signatures et l'on mentionne la Banque Lazard et la Banque de Paris et des Pays-Bas, comme

*

Le Populaire, 15 mars 1924, p. 1.

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correspondantes ici des grandes banques Lazard et Pierpont Morgan à New York, des banques Lazard et Rothschild à Londres. Nous dédions ces noms à ceux de nos camarades qui auront à répondre aux imbéciles d'Action française et à la foule des gogos qui accusent l'étranger, nos alliés ! de spéculer contre le franc. Ils pourront aussi dire aux gogos que le monde entier n'a pas l’œil fixé sur la France. Combien de temps avons-nous nous-mêmes, impavides et stupides, -assisté froidement à la faillite allemande, à la banqueroute de notre principal créancier ? Le monde se moque de nous ; si le franc se relève, c'est par sa valeur, et par celle de la France.. Ce n'est surtout pas par la faute du gouvernement. Ce sera le travail et l'économie de ce pays, et encore plus un besoin politique de paix universelle et d'entente interalliée, qui relèveront notre crédit. Il montera au fur et à mesure que le Bloc national sera moins puissant. Nous démontrerons cela demain.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Les changes. L'inflation fiduciaire : histoire financière et politique du franc en janvier et février 1924 *

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La livre et le dollar ont encore baissé hier, à la devanture des changeurs, sinon au comptoir. C'est toujours la spéculation qui joue à la hausse du franc. Nous sommes maintenant aux prix de janvier. Il s'en faut encore de 28 francs que nous soyons à ceux de janvier 1923. Voilà l'effet de la politique de la Ruhr. Et maintenant revenons en arrière et reprenons notre démonstration.

Le franc et la Ruhr On l'a vu, le franc a perdu, par la faute du Bloc national, 70 % de sa valeur entre janvier 1919 et octobre 1920. Des 30 % restant, une manœuvre politique de M. Poincaré en 1923 fit perdre encore 5 %. Le franc valait un peu plus de 25 centimes-or, fin décembre. Il en a valu l'autre jour, lundi dernier, moins de 19. Il reprend en ce moment et revient à 22, à 23 centimes-or, 25 hier. Pourquoi ces variations formidables, qui paraissent si énormes quand on chiffre tout en livres à 90 francs, à 120, à 104,50, 97,50, 91 francs, mais qu'intentionnellement nous réduisons à leurs justes proportions ? Pourquoi ces coûteuses oscillations, où la spéculation encaisse à tous coups et en tous sens ? *

Le Populaire, 16 mars 1924, pp. 1-2.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Parce que, conséquence de la politique de la Ruhr, la politique monétaire est affolée. La responsabilité du gouvernement est entière Rien n'a troublé réellement cette monnaie hors la spéculation étrangère, le manque de confiance intérieur et les fautes d'inflation. Il n'y a eu ni grèves, ni paniques dans le pays, ni crise politique ; il n'y a même pas eu crise trop désordonnée ou hausse trop folle des valeurs et des marchandises, ni en janvier, ni en février. La tension diplomatique avec l'Allemagne a même diminué. La crise est donc au fond exclusivement monétaire. Ce qui dévalorise le franc c'est entre autres causes essentiellement celle-ci : une inflation de 5 % des billets, une mauvaise pratique bancaire. La pression des porteurs étrangers de francs se fait sentir ensuite. Démontrons ce fait. Restons-en donc à cette question de l'inflation en janvier-mars 1924. Nous avons laissé l'histoire du franc au moment du bilan annuel de la Banque de France du 22 décembre 1923 au soir. Avant d'analyser les bilans de janvier et de février, causes principales des avanies survenues au franc, racontons cette petite aventure du remboursement d'avances à la Banque que nous avons signalée.

800 millions rembourses bêtement On se souvient de la phrase du rapport de la Banque que nous avons citée. Le Trésor de l'État a été gêné pendant tout le temps de l'exercice et surtout à la fin de 1923. (Ajoutons le refrain... par la Ruhr.) C'est dans ces conditions que l'État a été contraint de rembourser 800 millions le 31 décembre dernier. L'opinion bancaire et financière, affolée par la crise des changes (laquelle est un effet de l'aventure de la Ruhr, il faut toujours le rappeler), demandait des mesures héroïques. Il faut ajouter que les bons du Trésor sont plus intéressants Pour les banques que les billets de banque... qui ne portent pas intérêt. Le pauvre ministre des Finances qui connaissait l'état de son Trésor se gendarma tant qu'il put. La Banque ne put lui demander que de transférer du compte « Amortissement » une somme de 749 millions, au compte « Avances ». C'est-à-dire que l'État reçut cette somme qu'on lui devait (excédents d'intérêts sur avances) et qu'il la rendit à la Banque en exécution de la convention de 1920, qui prévoyait un remboursement de 2 milliards chaque année.

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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Les débats furent passionnés. Une violente campagne du Figaro, où M. Coty, parfumeur et sénateur invalidé, poursuit sa politique personnelle (?), un chorus de presse financière, une sorte de fétichisme de la déflation força la main aux pouvoirs publics. On disait dans les hautes sphères : « Impressionnons le monde, français et étranger, vendeurs de francs, en continuant notre déflation. » ... Depuis ! On a cherché d'autres moyens d'impressionner le public ! Ainsi le malade se retourne dans son lit, et la fièvre (la Ruhr) ne le quitte pas ! … Bref, on rembourse. Faute lourde et grave, où la Banque n'est point peut-être sans responsabilité. La trésorerie de l'État est depuis deux mois gênée par ce manque de 800 millions qu'on eût dû garder et manier. N'importe. La faute est faite ; on va voir comment elle eut une immédiate répercussion.

L'inflation de janvier 1924 Comment elle agit sur les changes Extraits des bilans de la Banque de France (en millions de francs) et cours du dollar en janvier (cours moyen officiel de la Bourse de Paris) 1924

Avances à l'État

Portefeuille d'effets

Avances sur Titres

Circulation des billets

Cours du dollar à Paris

3 janvier

23 100

4 263

2 405

39 114

19,65 le 1/1

10 janvier

22 000

3 613

2 533

39 172

20,75 le 3/1

17 janvier

22 800

3 586

2 482

38 678

22,93

24 janvier

22 600

3 688

2 631

38 320

23,26

31 janvier

22 800

4 196

2 385

38 894

24,67

La lecture même du tableau prouve que le baromètre des changes a suivi avec une sensibilité extrême les bilans de notre Banque de France. Chaque effort financier a eu sa récompense, celui de la semaine du 17 au 24 janvier se traduisit même le 18 par un cours de 21,72 francs le dollar. Mais une analyse plus serrée est utile et nos camarades ouvriers et militants ont besoin qu'on leur explique ces chiffres. Les paniques des 10 et 16 janvier sont incompréhensibles sans des explications.

Panique du 16 janvier On avait donné la plus grande publicité à un remboursement solennel des avances de l'État dont nous venons de parler. Le publie s'attendait donc à une diminution de la circulation. Le bilan du 3 janvier fut un coup de tonnerre prolongé en roulement par

Marcel Mauss, Écrits politiques (Première partie)

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les bilans du 10, du 17, repris en écho par les presses et l'opinion financière de tous les pays, intensifié par la débâcle des changes. On s'attendait à une diminution d'au moins 800 millions et au poste « Avances à l'État » et au poste « Circulation des billets », puisque ce remboursement devait déflationner le franc. Au lieu de cela, le 3 janvier, c'est 1 milliard 341 millions de billets qui circulent de plus que le 22 décembre. Le 10 janvier, 68 millions s'ajoutent encore à la liste ; et les « Avances à l'État » n'ont été réduites que de 100 millions le 3, de 200 de plus le 10. Le portefeuille commercial est augmenté, lui, en quinze jours, du 20 décembre 1923 au 3 janvier 1924 (fin de mois), de tout près d'un milliard... Un milliard ! Il est à 4 milliards 263 millions. Tout est empiré, rien n'est amélioré ! La Bourse, les Bourses mondiales sont des personnes morales éminemment nerveuses. Pourquoi voudrait-on qu'elles fissent confiance à un franc que la Banque elle-même inflationnait ? Sans compter que, pour un financier exercé, un bilan comme celui de la Banque est clair, cela se lit ; le monde financier avait la preuve que le remboursement d'avances s'était borné à des jeux d'écriture, et qu'il était compensé par des escomptes de bons du Trésor, etc., et que le Trésor était gêné. On le savait, maintenant on le voyait. C'est là-dessus, et sur les ventes de francs à l'étranger, sur les achats de dollars ici, que le dollar monta à 23 francs. La panique de la Bourse du 16 janvier provoqua un sursaut d'énergie de tout le monde, et le gouvernement, qui n'a pas réussi à impressionner le public par son... remboursement, chercha un autre moyen. Acculé par la chute du franc, par l'énergie de la Banque, par celle de M. Poincaré... enfin !... le Bloc national va se résoudre à payer. Pour la première fois depuis la guerre, on veut l'équilibre budgétaire, le gouvernement introduit des projets budgétaires. Pour la première fois, le capitalisme français, par sa presse, ses chambres de commerce, ses trusts, consent enfin à payer. On fait un grand effort. Les bilans de la Banque du 17, du 24 réduisirent la circulation, le portefeuille, les avances à l'État ; les banques privées prirent plus leurs risques ; la situation s'améliore (minimum du dollar, le 28 janvier). Le 31, mauvais bilan, fin de mois, il est vrai ! La circulation s'est augmentée de plus de 500 millions, le portefeuille commercial de plus de 500, le dollar monte à 24,67 francs. Le plus grave, c'est que maintenant la crise se poursuit ; nos prix montent. Ils sont encore loin de la parité or, mais ils montent. Le franc se dévalorise dans le public français lui-même, lentement il est vrai, car, pour une fois, et par patriotisme, je crois, tout le capitalisme ne s'est pas mis à spéculer. Malheureusement, les cinq semaines de février-mars aggravent encore la situation.

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Le franc en février-mars 1924 Il est impossible de soutenir que la spéculation étrangère en février n'ait pas été vigoureusement contenue par elle-même et par nous. Le franc n'a pas été réellement dévalorisé par elle. Le dollar oscille entre 21,22 francs le 1er février et 24,27 francs le 28. Ce n'est un secret pour personne, et M. Mireaux l'a publié dans son supplément 13 au Bulletin quotidien, qu'une seule banque française (on en sait le nom), intervenant du 21 au 27 février 1924, fit perdre cinq francs à la livre en une semaine. Puis les baissiers reprirent le dessus grâce au bilan de la Banque du 28 février. (Livre sterling : 105,70 francs.) Quelles sont les caractéristiques de ce bilan ? La circulation maintenue par des efforts considérables au-dessous de 39 milliards pendant une quinzaine vient d'être augmentée brusquement de 450 millions (39 344) ; les avances à l'État sont revenues à 23 milliards 100 millions et le portefeuille commercial (les billets à ordre... Sur qui ?...) que les banques ont dû présenter à l'escompte dépasse de plus de 200 millions le maximum de novembre 1920. Le bilan du 6 mars achève la déroute. J'en ai parlé longuement dans le Populaire du 8. C'est ici qu'il faudrait placer cet article pour le relire. Rappelons-en le fait fondamental: 921 millions de plus à la circulation des billets ! En face de ces billets c'est le portefeuille commercial qui s'est enflé de 488 millions en une semaine ; les « Avances sur titres » de 116 millions ; et pour presque tout le reste, c'est le poste « Divers » qui est en avance. Inquiétant poste « Divers » ! (qui cache tant de dessous) et dont le total est passé en trois ans de 1 milliard 800 millions environ à plus de 3 milliards 400 millions le 6 mars... Le dollar monte à 27,50 francs, la livre à 120 francs. Nous conclurons cette série demain.

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Les changes. L'inflation fiduciaire (conclusion) : histoire de France du 6 au 15 mars *

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Le 6, après le bilan désastreux de la Banque, il n'y avait plus une faute à commettre. Les baissiers croyaient tenir la victoire. Jusqu'au 9 au 10, sous l'impression prolongée du bilan du 6, le dollar est monté à 28 francs. Cependant s'exécutait - peut-être encore avec plus d'habileté qu'on n'imagine - une manœuvre financière et boursière qui a été et qui est pour l'instant décisive. Le mardi 11, surprise formidable pour les baissiers. Les Bourses du monde se réveillent devant un fait accompli, devant un gigantesque coup de Bourse ou plutôt car ce terme péjoratif est un peu inexact - devant une démonstration de force imposante. Fait exclusivement financier que M. Poincaré ne peut se vanter que d'avoir – heureusement - laissé faire. La grande finance alliée, jusque-là neutre et simple exécutrice d'ordres sur le franc, a pris parti. Pierpont Morgan, à New York, les banques Lazard, de New York et de Londres, la Banque Rothschild de Londres opèrent pour le compte des banques françaises et rachètent du franc. Du 11 au 15, le dollar reperd toute son avance de février-mars, revient à son cours de janvier. La livre, encore mieux, a perdu 30 francs sur 120, toute son avance de dix semaines. Chiffrés comme ils doivent l'être en centimes-or, ces mouvements marquent simplement le retour du franc à sa valeur réelle, presque à sa valeur de couverture que j'ose me flatter d'avoir toujours correctement estimée 20 à 30 centimes-or. Il a fallu et il a suffi qu'on mette en mouvement cette réserve : la couverture or du franc, l'or de la Banque et le crédit des grandes banques qu'on laissait bêtement inutilisés.

*

Le Populaire, 17 mars 1924, pp. 1-2.

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Le drame de l'écroulement du franc ne s'est pas poursuivi. Il tourne momentanément à l'écrasement des vendeurs de francs : le florin d'Amsterdam, la couronne danoise sortent même ébréchés de la lutte. A ce propos, il faut signaler aux militants du Populaire la courageuse campagne de nos camarades socialistes danois, de la section danoise de l'Internationale ouvrière, contre les banquiers de leur pays qui ont risqué la monnaie nationale dans des opérations contre le franc. Encore de mauvais germanophiles ! La lire de Mussolini a reperdu plus que son avance contre le franc. Car les banquiers du Pantalon opéraient contre nous. Ils se rachètent en ce moment. L'abcès de la spéculation étrangère est sinon vidé, du moins débridé. Déjà on crie triomphe en France. La bataille du franc est décrite en termes militaires par tous les anciens stratèges de la presse et du Parlement, et l'on parle de « sacs à terre », de « front », et de « secteur », etc. Le Figaro, de M. Coty, parfumeur-spéculateur - et sénateur corse insuffisamment élu -, décrit fort éloquemment le grand conseil tenu à l'Élysée dimanche dernier. Dans la vanterie nous trouvons l'aveu. Alors furent ratifiées et non ordonnées les manœuvres de la Banque de France ; alors furent humblement acceptées par le gouvernement les conditions - raisonnables et justes à notre avis - des banquiers, des marchands d'or. Tout le monde, ici, semble se réveiller d'un mauvais cauchemar. C'en fut un. Malheureusement tout le monde croit que c'est fini, alors que la crise en est toujours à son point grave de janvier. Nous avons toujours, dans ce journal, prêché le calme et nous continuerons. Mais il faut que le pays comprenne que la bataille qui a manqué d'être définitivement perdue est loin d'être définitivement gagnée.

Conditions de prêts internationaux On sait maintenant que les crédits ouverts en francs sont de 100 millions de dollars à New York et de 4 millions de livres seulement - pour l'instant - à Londres. Ces emprunts privés sont à court terme de six mois à moins d'un an. Donc leur poids va se faire sentir pendant toute l'année qui vient. D'autre part ils engagent, en première ligne, les meilleures banques françaises d'opérations (les banques de dépôt s'abstiennent avec raison), en seconde ligne l'or de la Banque, ainsi qu'il appert du communiqué officiel de la Banque Pierpont Morgan à New York. C'est notre actif qui est engagé. Ces prêts, c'est, comme on dit techniquement, « du passif futur ». Enfin ces crédits anglo-américains engagent la politique de la France. Dans la mesure où ils engagent celle de M. Poincaré, nous n'y voyons que bien, et nous

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félicitons celui-ci et les banques françaises qui l'y ont forcé, et les banques étrangères qui l'y ont contraint. Comme l'effet est que le Bloc rentre dans les voies de la raison, nous n'y voyons qu'avantage. Mais nous protestons ici, de suite, contre tout engagement qui lierait la future Chambre républicaine et socialiste. Or il semble qu'il en ait été pris. Le 12 mars, la Banque Pierpont Morgan publia en effet le communique suivant (Times du 13 mars) : « MM. Morgan sont informés par le gouverneur de la Banque de France que : jusqu'à ce que la situation financière se soit améliorée, le gouvernement ne fera aucun appel au crédit, sauf pour consolider la dette flottante, et, subséquemment, ne lancera aucun emprunt, même pour la reconstruction des régions dévastées, sans avoir assuré le service de cet emprunt par des recettes budgétaires normales. » Le communiqué est d'ailleurs amplifié par un long commentaire « d'un correspondant financier français », que le Times de samedi 15 a publié, et qui a, lui aussi, toute l'allure d'un « communique ». Cette aliénation de la liberté financière de l'État français a dû être bien pénible à M. Poincaré. Mais, je le répète, le principe en est tout à fait raisonnable. Car M. Poincaré est arrivé à faire faire à son « Bloc national » justement ce que nous avons toujours voulu : qu'il paie. Mais il est évident qu'en droit de pareils engagements n'engagent que ce gouvernement. Ainsi l'échec monétaire aboutit enfin à l'échec définitif de toute la politique financière, d'inflation et d'emprunt, du Bloc national. C'est lui-même qui est obligé de se désavouer. Dure mais utile sanction ! Les faits concluent comme nous. Le Bloc national n'a évité la faillite du franc qu'en renonçant à sa politique, et, nous verrons cela, à sa politique générale.

Responsabilités Résumons cette deuxième série d'articles sur les changes et l'inflation fiduciaire. La responsabilité du Bloc national est entière. Après sa politique financière d'exportation de francs, c'est sa politique d'inflation des francs et, nous le verrons dans une prochaine et dernière série, d'emprunt de francs, qui est la cause de la calamité publique qu'est une mauvaise monnaie. Nous mesurerons ailleurs d'autres influences. En particulier, nous l'avons vu, cette politique d'inflation volontaire sous M. Klotz, involontaire sous M. Poincaré, a deux fois mis en question la fortune de la nation, et des particuliers, celle de chacun d'entre nous. Le crime de M. Klotz est grand, et sa culpabilité égale sa sottise. Sa réponse à M. Keynes (Times du 11 mars) et par-dessus M. Keynes à nos articles ; son autre réponse à M. Austen Chamberlain (Times du 15 mars), sont des monuments d'incompréhension. Cette cloche n'a décidément qu'un son ; cet homme ne sait que réitérer ses affirmations. Les fautes de M.

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Poincaré et de M. de Lasteyrie, moins graves, et entièrement politiques, les ont acculés ensuite à une mauvaise politique monétaire. Celle-ci mit le franc en danger et le met pour des mois encore en sérieux péril. Et maintenant tâchons de démêler l'avenir prochain, celui des quelques semaines qui viennent.

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Les changes. Prévisions. Raisons d'espérer *

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La baisse des devises fortes continue légèrement. Espérons, malgré tout, qu'il ne sera plus commis aucune faute, et que le franc va se rétablir autour de 20 à 25 francs le dollar, comme est sa valeur réelle, qui n'a pas changé beaucoup depuis que nous l'avons estimée le 19 janvier. Une défense du franc, technique, financière, est possible. On la voit se développer. Mais il ne faut plus de pareilles alarmes. Les circonstances favorables à cette défense ne se retrouveront peut-être plus jamais. Car si les financiers peuvent défendre le franc, ils ne le peuvent que pour deux raisons.

Admirable tenue du pays D'abord, ils profitent de l'admirable quiétude, du travail constant du pays qui exporte d'une part, qui se restreint de l'autre ; où les ouvriers ne s'agitent pas trop ; où les ménagères à chaque marché dépensent la même somme pour des quantités qui diminuent ; où les fonctionnaires que l'on ne pensionne pas ou que l'on paie en monnaie dépréciée d'un tiers depuis le barème de 1919, encaissent courageusement, dans l'espoir de bonnes élections, la faillite de l'État que leur inflige le Bloc national. Ensuite, les financiers qui luttent pour le franc profitent d'une conjoncture rare, et qui, elle aussi, ne se reproduira plus. La hausse des prix est lente, si considérable qu'elle soit. En décembre, janvier, février, le marché n'a réellement affecté violem-

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Le Populaire, 18 mars 1924, pp. 1-2.

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ment que quelques marchandises internationales : le pétrole qui montait de prix par lui-même ; le café, qui augmentait de prix également au Brésil, etc. Le commerce de gros, la grande industrie ont été mille fois plus raisonnables qu'en 1919-1920. Comparez, par exemple, la hausse du coton, des filés et des tissus types à Épinal pendant trois mois. Les cotonniers - que je connais - n'ont pas exploité bien fort la hausse de leurs stocks. Les grands magasins firent leurs ventes de janvier aux prix de catalogue. Je sais que notre public du Populaire sera surpris de ce fait, mais l'acceptera de bonne foi, comme ne fait pas le public d'en face. Exceptionnellement, les capitalistes, sûrement stylés par les banques et le gouvernement, par intérêt et par esprit de sacrifice, n'ont pas dévalorisé par trop le franc. Les métallurgistes ont fait sur ce point une déclaration solennelle. (Il est vrai qu'ils concurrençaient ainsi les métallurgies étrangères et défendaient « leur » gouvernement.) Toujours est-il que, depuis deux mois, capital, travail, consommation, production sont réglés avec initiative, avec clarté, avec un réel esprit de sacrifice de la nation, de notre incomparable Nation. La France a fait d'elle-même pour maintenir le pouvoir d'achat intérieur de sa monnaie, aussi bien que l'Allemagne, et mieux, aussi bien et mieux que par aucun pouvoir réglementaire. Mais, après avoir profité des circonstances, il faut toujours faire bien et ne plus faire mal.

Principe louable de M. Poincaré: il fraie le chemin du redressement fiscal

Faire bien, d'abord. Il faut reconnaître enfin que M. Poincaré, meilleur financier que son ministre des Finances, énergique, têtu, poursuivant son dessein avec une âpreté de Lorrain, fait tout ce qui est en son pouvoir. Il veut résister aux pressions de la finance étrangère afin de pouvoir poursuivre avec indépendance sa politique de la Ruhr. Il n'y réussit guère. Même, il ne voit pas que, par un curieux retour, sa politique monétaire, effet de sa politique générale, va l'obliger à changer cette politique générale elle-même. C'est elle qu'il est en train de faire payer au pays. Son parti, lui, sent cette fausse position de M. Poincaré, et le dernier discours qu'il prononça fut une déception pour le Bloc. Mais il est raisonnable dans son principe. Il est estimable dans son intention. Son but, son but seul, étroitement nationaliste, n'a pas notre approbation, on le sait. Nous estimons au contraire utile et nécessaire toute cette violente réaction contre la politique d'inflation et d'emprunt. Le Bloc national voulait partir aux élections sans impôts nouveaux. Finie l'illusion !

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Et bien que la poursuite de l'équilibre budgétaire ne soit pas pour nous l'objet d'un culte aveugle, bien que nous n'attendions pas d'un geste tardif, hâtif, maladroit, le relèvement du budget et du franc, bien que certains des impôts proposés, et certaines non moins absurdes économies doivent diminuer l'actif et le crédit de la France, nous estimons la franchise de M. Poincaré. Il est bon que le pays sache qu'il lui faut payer plus s'il veut cesser d'emprunter, et surtout d'emprunter par la voie la plus horrible de la taxation : l'inflation du billet de banque. Le danger était même grand pour les gauches victorieuses en mai. On les attendait après les élections. Dès le début de 1923, on escomptait que l'arrivée au pouvoir d'un Bloc des gauches coïnciderait avec une crise financière grave, qui gênerait pour longtemps le pays, la démocratie. J'ai pu décrire ce plan machiavélique dans La Vie socialiste (janvier 1923). Cette crise s'est produite cinq mois trop tôt pour le Bloc national, et c'est le Bloc lui-même qui est obligé de charger à l'extrême les forces contributives de la nation, simplement pour éviter la faillite. Non sans crânerie, non sans conscience, M. Poincaré déblaie le terrain pour les véritables républicains qui lui succéderont. Il court un danger et l'évite aux autres. Le principe de la taxation accrue, celui de l'évasion fiscale punie, celui de l'équilibre budgétaire sont maintenant unanimement proclamés. Le Bloc national se présente donc à côté de nous, repenti et confus, et il accepte un certain nombre des principes que Blum et Auriol et notre parti posaient depuis 1920. À quelque chose malheur est bon.

Vers la fin de l'aventure de la Ruhr. Vers la paix Peut-être même va-t-on ne plus faire mal. Peut-être est-il une autre raison de s'attendre à un mieux. La maladie du franc est avant tout politique. Cela est clair comme le jour. Il faut donc surtout corriger au plus vite l'erreur de la Ruhr. Peut-être est-on plus près de la solution qu'il n'y paraît. Déjà, dans les milieux les plus informés de la bourgeoisie, on ne parle plus de la Ruhr que comme simple moyen de pression, de négociations avec l'Allemagne et avec les Alliés. Les uns parlent de « réaliser les gages ». Et même Le Matin, qui fut et n'est plus l'organe de M. Poincaré, a prématurément annoncé une évolution nouvelle et réaliste de son ancien collaborateur... qui l'a désavoué. D'autre part, des bruits contradictoires courent sur la façon dont le gouvernement se ralliera à la décision des experts.

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À cet égard, je me garderai de toute prévision. Il faut compter avec l'espèce de mystique de la Ruhr et de la violence militaire dont M. Poincaré est le premier prisonnier. Cependant on peut s'imaginer sentir, même dans son obstination rageuse, une volonté de traiter - au mieux, c'est entendu - mais enfin de traiter. Et il est deux indices auxquels on peut croire qu'en fait on traite, on a traité. D'abord, la crise belge se dénoue, probablement sur un programme de demi- intransigeance, de tiers de transaction auquel on a obtenu l'adhésion des flamingants opposés à la Ruhr. Ensuite, l'atmosphère du monde de la grande finance est tout d'un coup de nouveau à la paix: des opérations comme celle des prêts anglo-américains ne se font qu'en vue de la paix. Car, de deux choses l'une : ou ces crédits ont pour contrepartie des valeurs-or ou de l'or et, vis-à-vis des banquiers français, des engagements financiers, auquel cas, le fait n'aurait pas autant de signification, il ne manifesterait que la confiance des financiers français ; bon symptôme, mais moins important ; ou bien, seconde hypothèse : la garantie que tiennent les banquiers étrangers qui sont nos agents de rachats de francs sont moins tangibles, plus morales ; elles engagent plus la politique de ce pays. J'imagine que Sir Josiah Stamp, directeur de la Banque Lazard anglaise, et M. Mackenna, directeur de la plus grande banque anglaise, de la plus grande banque du monde, les deux experts délégués anglais qui sont parmi les plus puissants financiers du monde, ne laissent pas opérer leurs banques sans connaissance de cause. Et ils sont bien placés pour savoir, pour décider. La Banque d'Angleterre qui garde son secret, notre ami Ramsay MacDonald qui garde le sien, en savent peutêtre encore plus. Peut-être arrive-t-on à une solution : occupation invisible de la Ruhr, et restitution de l'Allemagne occupée à l'économie allemande. Rien ne fera plus pour la confiance des détenteurs étrangers de nos francs que le retour de la France à une politique d'entente alliée, et de paix universelle. Rien ne fera plus qu'une bonne action politique pour leur faire garder leurs francs à ceux qui, parmi les détenteurs étrangers, ne spéculent pas. La majorité d'entre eux sont d'honorables propriétaires de crédits sur la France et n'ont aucun intérêt à voir se détériorer les valeurs qu'ils détiennent et sur lesquelles ils ne désirent pas opérer. Rien ne fera plus pour déflationner le franc que la baisse des changes, celle des marchandises qui suivra, puis la confiance revenue des porteurs de bons du Trésor. Les semaines du 15 au 30 mars vont être décisives. La parole est à la diplomatie. Espérons. En tout cas, nous n'avons plus longtemps à attendre. Dans quelques jours, quelques semaines, le sort du franc, celui de la Ruhr, celui des réparations vont être fixés pour quelque temps... jusqu'après les élections allemandes - jusqu'après les élections françaises...

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Après, nous verrons. Les socialistes pensent, peuvent mieux que les capitalistes garder leur sang-froid. Toutes les crises par lesquelles nous passons ne sont pas aussi terribles que la guerre, et le prolétariat sait bien ce qu'est la pauvreté. Il a le temps, en attendant qu'il ait la force.

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Les changes. Histoire du franc et de la Bourse du 13 au 20 mars 1924 *

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Il n'est pas de jeu, lorsqu'on s'est mêlé de prophétiser, de se vanter de la réussite de la prophétie. Il y a tant de chances à courir en ces matières qu'on n'a guère de mérite à voir juste, ni guère de démérite à prévoir à côté. Louons-nous simplement et louons nos militants de n'avoir pas perdu le calme et la foi alors que tant de bourgeois par trop engagés dans les affaires et par trop spéculateurs perdirent si bien la tête et leur argent. Le franc vaut par sa couverture or à la Banque de France - or qui est une marchandise - et par les marchandises qui sont en circulation et représentées par le « bon papier », par le portefeuille de la Banque - le franc vaut de 20 à 30 centimes-or. Impossible de dire au juste, à dix points près. Mais on ne peut guère descendre audessous sans que le spéculateur à la baisse se fasse étrangler, comme on fit l'autre jour. Et on ne pourra guère le faire monter davantage sans risquer d'offrir une revanche aux baissiers. Au surplus, c'est dans ces limites que les banques françaises et alliées, momentanément maîtresses de la situation, le laissent mouvoir.

Comment fut opérée la manœuvre du franc Qui a sauve le franc ? Ce ne fut pas le ministère Poincaré. On commence à le savoir. Les cinémas - abondamment arrosés sans doute par l'infâme Union des intérêts économiques - nous montrent sur leurs écrans les sauveurs du franc : M. Poincaré, *

Le Populaire, 2 avril 1924, p. 1.

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premier sauveur, M. Millerand, deuxième, M. Robineau, gouverneur de la Banque de France, troisième, M. de Lasteyrie, alors ministre des Finances, quatrième. M. Billet et la Bonne Presse exagèrent. On le sait, nous reconnaissons que, depuis deux mois, les ministres ont travaillé et agi. Mais on eût pu, il y a tout juste trois semaines, les montrer également au cinéma comme les naufrageurs du franc. S'ils ont le mérite du sauvetage, ils ont aussi le défaut d'avoir manqué de noyer l'enfant. Au fait, ils ne méritent, comme dit le vers : « Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité » ! Pendant près de trois mois, ils furent, écoutant M. de Lasteyrie, ex-ministre, de véritables plastrons. Ils accumulèrent fautes sur fautes, ne réagissant contre aucune action de la spéculation, qui fut d'abord française jusqu'au 15 décembre, puis internationale, puis plus spécialement de l'Europe orientale, autrichienne et allemande, en janvier et février en particulier. Il fallut la très grave période marquée par les deux bilans de la Banque de France du 28 février et du 6 mars, il fallut la menace d'une crise du Trésor lui-même, pour qu'enfin on se décidât à agir ou plutôt qu'on permît à quelques banques d'agir.

Les banquiers sauveurs du franc Ce n'est plus un mystère pour personne. Aussi bien, M. Bokanowski, alors rapporteur du Budget, aujourd'hui ministre de la Marine - demain député battu - a la légèreté, l'indiscrétion et la jactance de raconter l'histoire dans son dernier rapport à la Chambre. Il fait même l'imprudence d'imprimer des passages d'une certaine note de ce Comité de banquiers, et même de les publier avec des lignes en blanc, comme s'il y avait eu censure... Naturellement il n'est personne qui ne puisse deviner ce qu'il y avait dans les passages censurés. Depuis plus d'un mois, tous les publicistes compétents, M. Kellersohn, dans l'Information, M. Émile Mireaux, dans le Bulletin quotidien, préconisaient la constitution d'une « masse de manœuvre », d'une « opération technique ». En réalité, les banquiers alarmés, alarmés surtout de l'inertie des pouvoirs publics, de celle de la Banque de France, insistaient de façon de plus en plus pressante. Des notes furent remises en tous lieux. Fin février on commença à préparer ce qui ce qui fut un gigantesque coup de Bourse. L'effondrement du 28 février décida la Banque de France, celui du 6 mars décida le gouvernement. M. Bokanowski raconte précisément l'une des dernières réunions de février. Heureusement ce ne fut pas le ministère des Finances, ce fut une association de deux banques importantes qui prit la tête du mouvement: la Banque Lazard frères, de Paris, et la Banque de Paris et des Pays-Bas. On n'est pas habitué à trouver cette dernière à l'extrême pointe du patriotisme et du désintéressement. Mais si, dans cette

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affaire, on dit qu'elle a déjà récolté de beaux profits, il est certain qu'elle prit avec dévouement ses risques ; ils étaient très grands, disons-le, car nous ne sommes ici ni injustes, ni ingrats. Ces banques, soutenues par la Banque de France - qui ne semble avoir pris d'engagements que par rapport à elles et non pas par rapport aux banques étrangères -, appuyées par les fortunes que groupe le Conseil général de la banque, et autorisées par le gouvernement, trouvèrent appui à Londres, chez Lazard frères, appuyés par les « cinq grosses » banques, et à New York chez Pierpont Morgan. Il y eut un peu de hâte et de confusion, à Londres surtout. Enfin l'affaire fut conclue le 10 mars. 4 millions de livres de crédits à Londres, 100 millions de dollars de crédits à New York, c'était plus que tout l'ensemble de toutes les positions à terme contre le franc. On calculait (M. Émile Mireaux, Bulletin quotidien du 28 février) qu'elles ne dépassaient pas 15 millions de livres sterling. À cette masse des baissiers était opposée une masse presque double à la hausse. Le 11, le 12, les baissiers furent écrasés. On sait comment. La livre qui était à 120 est maintenant à 79,50 ; le dollar, de 27,50, est tombé à près de 18. A la liquidation du 23, on ne trouvait pas un franc sur le marché. Les spéculateurs qui avaient à livrer des francs fin mars furent exécutés ou s'exécutèrent eux-mêmes, et payèrent de très fortes différences, ou obtinrent encore plus difficilement de se faire reporter au mois suivant, en payant des reports qui allèrent jusqu'à 40 % pour un mois. L'affaire a été dirigée de main de maître. Pour une fois, nous pouvons louer des capitalistes. Il en est de puissants et de [ill.] (Information financière du 30 mars). On en pourrait citer d'autres. Ce sont les capitaines d'industrie et de banque qui ont gagné cette bataille. L'entreprise a été patriotiquement montée, c'est certain. Nous autres socialistes savons apprécier ces choses du capitalisme. Et nous disons tout de suite que si comme nous le démontrerons - ce fut une bonne affaire, le principe en fut estimable et juste. De plus elle est normale. L'or des banques, celui de la Banque de France, leurs crédits n'étaient pas des choses sacro-saintes auxquelles il ne faut pas toucher. Ils ne valent, ils n'agissent que dans la mesure où ils circulent. C'était la réserve. Il fallait la faire donner sous peine de perdre la bataille. Le gouvernement n'a eu qu'un mérite : ne pas empêcher cette mise en branle normale de forces qui eussent dû toujours jouer. Il est injuste et inexact de reporter le mérite de l'opération financière sur ceux qui n'ont eu que la peine de l'autoriser, sur M. Poincaré et M. Millerand.

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Les changes. Histoire du franc jusqu'à fin mars. Conditions de l'appui des banques alliées *

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Léon Blum, d'autres et nous, avons suffisamment commenté les conditions auxquelles l'appui des banques françaises et étrangères nous a été accordé. On discute encore pour savoir dans quelle mesure l'or de la Banque de France est engagé, dans quelle mesure la politique française intérieure est engagée, contre les emprunts, contre les dépenses nouvelles, pour les économies, et si la République est encore souveraine en ce pays des banquiers. On discute même la mesure dans laquelle la politique extérieure de la France est engagée. En particulier, tout le monde se demande si les Rapports des experts de la Commission des réparations seront signés des délégués français et s'il y a accord entre les nôtres et ceux des Alliés. Pour moi, ceci ne fait aucune espèce de doute. Il y a des engagements au moins moraux. Envers M. Parmentier, maintenant « expert », autrefois fonctionnaire délégué aux États-Unis, et qui donna sa démission plutôt que de continuer à diriger une trésorerie toujours déficitaire ; envers M. Atthalin, maintenant expert, mais aussi membre de la Banque de Paris et des Pays-Bas ; envers les deux délégués de l'Angleterre qui sont aussi les chefs de la maison Lazard frères de Londres, Lord Kiddersley et Sir Josiah Stamp, envers M. Mac Kenna, président d'un des comités d'experts, ancien chancelier de l'Échiquier, chef de l'une des « cinq grosses » de la Cité... qui sont aussi dans l'affaire - en seconde ligne. Et on peut assurer que les délégués américains, et même l'ambassade américaine devaient être dans le secret des dieux. Je n'en veux pour preuve que l'anecdote suivante : M. Myron Herrick, ambassadeur des États-Unis, ne fait pas mystère, et ses amis le louent, d'avoir acheté pour son pays l'hôtel Grevy, où il va installer l'ambassade, sur les gains qu'il réalisa dans l'opération entreprise contre les baissiers.

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Le Populaire, 3 avril 1924, pp. 1-2.

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Pour nous, nous trouvons tout ceci d'assez bon augure, et nous supposons que, dans quelques jours, les rapports des experts publiés seront unanimes. Ceci fera beaucoup plus pour sauver le franc que la faillite organisée vis-à-vis des retraités.

Conséquences du coup de Bourse Le but poursuivi a été rapidement atteint, et les baissiers exécutés. C'est bien. Les places qui avaient le plus spéculé contre le franc ont beaucoup souffert : Vienne, Berlin, Amsterdam, New York et Paris, Vienne surtout qui - un article de la Morgenzeitung le raconte comiquement - avait compté sur la neutralité américaine, et reproche aux Américains la déloyauté de leur intervention. La presse du monde entier décrit la panique où la Bourse de Vienne fut plongée et le marasme où elle est pour de longs mois. Ces bons Viennois ! Si sympathiques à notre diplomatie, à nos banques ! À New York on parle de gains formidables de la Banque Morgan et de ses associés. Ces gains sont encaissés par les bons Américains. On dit que nous leur avons déjà rendu les dollars qu'ils nous avaient prêtés pour faire l'opération. Mais les francs et les dollars qu'ils ont gagnés avec ce prêt qu'ils nous ont fait, ils sont à eux. Et puis ce prêt, qui l'a fait ? Il était gagé après tout par la Banque de France, c'est-àdire par le commun bien des Français, par notre or à nous. Ces francs-or étaient à nous et c'est avec eux qu'on a gagné ces francs-papier et ces dollars. « Ainsi, ce n'est pas pour vous, abeilles, que vous faites votre miel », disait déjà le poète antique ! En passant, nous voyons donc comment les capitalistes, même quand ils sont infiniment honorables, secourables, patriotes, alliés et interalliés, font payer leurs risques à eux, à ceux mêmes dont ils risquent la fortune en même temps que la leur propre. Enseignement socialiste que nous rencontrons par surcroît. Cependant l'histoire du franc ne s'arrête pas là. Les Français eux-mêmes, les spéculateurs français ont payé leur dîme.

Les paniques à la Bourse des valeurs du 18 au 25 mars Car l'opération sur le franc n'est qu'une partie, la plus visible, la plus dramatique de l'aventure. Mais elle s'est compliquée de deux autres qui furent également fructueuses : contre les haussiers en valeurs et en marchandises. On a vu ce qu'est ce mouvement de fonds que nous appelons le « change intérieur » : lorsqu'une monnaie se déprécie, les gens qui ont à se servir de cette monnaie n'ont qu'une idée : s'en défaire au plus vite, la transformer en « valeur-or », actions de sociétés (pas d'obligations ou rentes), marchandises, valeurs étrangères négociables en Bourse. Ces valeurs montèrent entre décembre et mars dans des proportions exac-

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tement comparables à la baisse du franc. L'action de Suez, partie de 8 000 dépasse 15 000, elle est retombée à moins de 9 000 ; la De Beers partie de 900 arrive à 1400 et est redescendue à peu près à son cours de départ. L'action Say (sucres) est revenue à sa valeur de décembre. La baisse à la Bourse des valeurs fut exactement aussi précipitée que la hausse du franc. Voici donc trois dures semaines où l'on ne fait que liquider tout cela à la Bourse de Paris. Les milliards ont changé de mains, cette fois entre Français. Les gens au courant (il n'en manquait pas en très haut lieu) ne se contentèrent pas d'encaisser la prime sur le franc, ils ont encaissé des primes sur toutes les valeurs « réelles » (!) en Bourse. Je puis assurer que pour se procurer des devises étrangères les plus grandes banques vendirent et firent vendre à leur clientèle des masses de titres étrangers, et des meilleurs, entre le 6 et le 13 mars. C'était nécessaire et c'était risqué, car elles ne savaient pas réellement si l'opération tournerait bien. Mais ceux à qui elles donnèrent ce conseil - que je reçus et ne suivis pas parce que j'ai peu de goût pour ces aventures - n'ont pas à se plaindre d'elles. Car ceux-là rachètent avec 30 % de soulte les mêmes titres qu'ils ont vendus il y a trois semaines. Ce fut une autre rafle des haussiers du franc - baissiers de valeurs - sur les baissiers de franc, haussiers de valeurs. On parle de plusieurs milliards de gains réalisés, dès maintenant, et l'opération ne se termine qu'en ce moment. Des amis en Bourse de Paris m'ont décrit ces journées mémorables, dont la dernière fut celle du lundi 24, la première celle du 15, les plus fortes, celles de la semaine du 17 au 24. Tout ce qui avait spéculé contre le franc, et qui n'avait pu se racheter au marché des changes, liquida toutes ses valeurs pour se procurer des francs. Tout ce qui spéculait sur tout liquida, vendit ses primes à tout prix, et même vendit ses titres pour ne pas perdre davantage. Ce fut la panique. Les agents de change, la coulisse, ne vendaient, n'essayaient de vendre que pour leurs meilleurs clients, pour les grandes banques. Aux autres, on ne se donnait pas la peine de répondre. Aux ordres venant de province, les petits saute-ruisseaux avaient pour consigne de répondre automatiquement, sans examen, sans distinction : « Invendables ». La ruine allait se propager. Dans les journées du 25, 26, les directeurs de l'opération sur le franc laissèrent les francs couler entre les mains des baissiers. On tâcha à ce moment de stabiliser les cours et du franc et des valeurs. On est encore aujourd'hui à ce palier pour permettre à la liquidation de se terminer en ce moment. Demain, la liquidation passée, la spéculation jouera. Il ne semble pas que des paniques de cette taille aient gagné la Bourse du commerce. Les gens du Havre sur les cafés, les sucriers, les marchands de grains furent durement secoués, mais on dit que c'est surtout le commerce et l'industrie qui avaient acheté des changes et des marchandises aux hauts cours, et encore s'étaient abstenus des plus hauts. En fait, n'est ébranlé, un peu partout en Europe, que le marché du cuivre, les baissiers ayant aussi opéré sur ce métal. Les autres matières n'ont été

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l'objet, ici et à Bruxelles, que de mouvements sur lesquels il ne semble pas qu'il se soit passé d'aussi éclatants événements que sur le marché des changes et des valeurs.

Pourquoi il faut arrêter la hausse du franc C'est pourquoi, pour arrêter la panique à la Bourse des valeurs, la vente forcée et forcenée des meilleurs titres du portefeuille français, il a fallu ne pas les laisser trop baisser. C'est pourquoi il n'a pas été possible non plus d'infliger de trop grosses pertes aux marchands et même aux spéculateurs de la Bourse du commerce. C'est pourquoi il a fallu remettre à une autre liquidation, à un autre mois, à deux autres mois, la dernière exécution des baissiers du franc momentanément maîtrisés. On avait déchaîné le diable dans le monde : il fallut l'exorciser quand il manqua tout détruire à Paris aussi. Car tout ceci est la preuve : Paris aussi avait spéculé contre le franc, spéculé à sa façon, mais autant et plus que l'étranger. Attendons encore quelques jours. On verra. Pour aujourd'hui nous nous contentons d'avoir montré à nos militants comment, au-dessus, bien au-dessus du peuple, on manipule son or, et comment les capitaux cosmopolites s'étranglent avec cet or. De ces profits même légitimes, en hausse, en baisse, les travailleurs n'ont rien... que la peine croissante de les payer, soit sur leur consommation, soit sur leur production. Au surplus, pour les prochaines semaines, l'avenir du franc dépend plus des événements politiques - rapports des experts, entente entre Alliés, entente avec l'Allemagne, élections allemandes, élections françaises - que d'aucune action technique. Le franc remonté à sa valeur suivra les destinées du pays dont il est la monnaie.

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Les changes (Ille série). L'inflation rentière. La dette flottante. I. Figure de la situation monétaire en France *

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Nous en venons à la troisième cause de la dépréciation du franc. Non seulement on en a trop exporté (crédits flottants de l'étranger contre nous), non seulement on en a trop fabriqué (inflation), mais - ceci est le troisième point de notre démonstration la France s'est, par une mauvaise politique financière, mise dans la terrible situation d'en fabriquer de nouveau à chaque instant. La menace de cette inflation possible pèse plus ou moins à tout instant, mais pèse sans arrêt, sur la valeur reconnue aux billets de banque émis. Même le poids de cette menace ne peut jamais être escompté, chiffré ; car, chose plus grave, la quantité de billets qu'il faudra émettre cette année, ces six, ces trois mois, ces mois prochains est rigoureusement indéterminée. Elle dépend exclusivement du nombre des bons du Trésor que le public voudra bien renouveler, souscrire, ou ne pas renouveler. Elle ne dépend d'aucun acte du Parlement, ou des pouvoirs publics, sauf dans la mesure du degré de confiance qu'ils peuvent inspirer. Rappelez-vous ma comparaison du franc gonflé et d'un grand dirigeable, trop léger, trop gonflé par l'inflation. Poursuivons-la un peu, bien que comparaison ne soit pas raison. La Banque ne peut être obligée de fabriquer des billets que pour deux raisons seulement : 1º Pour permettre au commerce de faire ses échéances (portefeuille commercial de la Banque) ; 2º Pour permettre à l'État de faire ses paiements : engagements budgétaires et engagements vis-à-vis de ses rentiers et surtout de ses créditeurs en capital à court terme. Dans l'état actuel des choses, la Banque de France ne peut régir, par ses procédés personnels, en maniant le taux de son escompte, que ce tout *

Le Populaire, 14 avril 1924, pp. 1-2.

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petit groupe de crédits et de débits : le portefeuille commercial. Autrement dit, elle n'est maîtresse que d'un tout petit élément de la situation : le mouvement de fonds mis à la disposition du commerce extérieur. Tous les autres éléments de la situation monétaire et trésorière et financière du pays lui échappent. Tout se passe donc comme si, à ce ballon gonflé démesurément de francs inflationnés, déjà peu stable dans le vent, incapable de lutter, ballotté par les crises de prix et de crédits, comme si, à cet élément de dirigeable déjà trop dangereux à manier, nous avions ajouté d'autres éléments, mal articulés avec lui, et encore plus hors de notre contrôle. Nous avons en effet encore accru les risques de malheur de deux façons. Nous avons déjà décrit la première. Car nous avons vu comment la France a accroché à ce ballon délesté des francs inflationnés, un autre ballon également léger et erratique et cette fois complètement indépendant de nous : les crédits en francs-or ou en dollars, devises étrangères, etc., les valeurs et effets français détenus par l'étranger, et, qui pis est, dans une certaine mesure par la spéculation étrangère. Pour les énormes crédits libellés en francs, mais le plus souvent en dollars et livres qu'ils nous ont consentis, les capitalistes étrangers nous font déjà durement payer des intérêts, des commissions, du 8 % au moins. Par-dessus eux viennent les spéculateurs ; ceux-là se prennent, entre eux, et nous prennent, à nous, à chaque coup de Bourse : les primes à la hausse, à la baisse, les prêts sur déports et reports, les assurances contre pertes au change, etc. Tout ceci est opéré sans nous ou contre nous ; chaque faute que nous faisons est immédiatement exploitée. Encore, sur l'inflation nous pouvons avoir une action ! Nous pouvons, en une certaine mesure, la diriger, l'arrêter, la diminuer comme on a l'air de vouloir le faire en ce moment - et comme on ne le fait guère (40 milliards 350 millions de billets au dernier bilan de la Banque, 3 avril 1924). Mais la spéculation étrangère ? Nous ne la maintenons qu'en engageant aujourd'hui les meilleures, les dernières de nos réserves : le crédit or de nos plus solides banques, et enfin, derrière elles, l'or de la Banque de France. Nous avons estimé à 10 à 15 milliards de francs-or les crédits flottants à assez court terme de l'étranger. C'est un autre ballon attaché à celui des billets de banque. Encore si nous nous en étions tenus là ! Si nous nous étions contentés de ces deux inflations : les billets de banque, le crédit intérieur et les Crédits extérieurs ! Mais nous avons éprouvé ou plutôt nos dirigeants ont éprouvé le besoin d'ajouter encore à tout ce système fou de monnaie affolée, de crédits multipliés, de spéculation étrangère incontrôlable, tout un système aussi mal équilibré et aussi hors de contrôle de cette forme de dette qu'on appelle de façon expressive la « dette flottante ». Ce sont, par ordre de grandeur, les bons de la Défense nationale, celle des bons du Trésor, des annuités des sinistrés, des mutilés, etc. - ce sont les dettes de l'État vis-àvis du Crédit national ; ce sont les comptes de dépôt de Caisse d'épargne ; des particuliers au Trésor. Tous ces bons, tous ces dépôts sont remboursables à des échéances de quinze jours à deux ans. Tous ces bons viennent à maturation chaque jour. Leurs

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propriétaires peuvent alors à chaque instant vouloir se les faire rembourser S'ils ne veulent pas les renouveler. D'autres valeurs du Trésor, annuités de sinistrés, bons du Trésor remis aux pensionnés, etc., devront être liquidés en 1930. Je ne parle pas pour le moment des avances sur titres et escomptes qu'on fait sur toutes ces valeurs du Trésor. Pour un instant, je ne décris, par abstraction, que ce qui se passe quand, à l'échéance, le porteur de l'une de ces valeurs est souverain maître de renouveler ou de ne pas renouveler son crédit à l'État. Ainsi, de même que le porteur étranger de crédits, le porteur français (il en est très peu d'étrangers) de bons est, lui aussi, maître de la situation. Comme, d'autre part, il y a toutes sortes de ces bons, à toutes sortes de termes, comme c'est tout le publie, tout le pays qui en est bourré, comme c'est une masse immense et inconnue de petits et de gros porteurs qui les tient, on ne peut rien prévoir. Le ministre des Finances, le « Mouvement des fonds » ne savent jamais comment cette foule énorme, porteuse de 60 milliards de valeurs du Trésor se conduira. C'est de jour à jour qu'il faut escompter la confiance de tous ces créanciers anonymes et inconnus. On n'est jamais sûr du lendemain. Une seule chose est sûre, c'est que, suivant la confiance ou la défiance de ces porteurs de valeurs du Trésor, celui-ci demandera à la Banque de France de lui consentir des avances et d'émettre un plus ou moins grand nombre de billets. Le nombre des billets de banque sera trop grand s'il y a excédent des remboursements, ou restera constant ou diminuera s'il y a beaucoup de renouvellements ou de nouvelles souscriptions. Dans la mesure par conséquent où le nombre de ces billets de banque dépend des mouvements du Trésor, en ce compartiment de la dette flottante, la quantité d'inflation ou de déflation est complètement imprévisible. Ainsi, par cette énorme enflure de la dette flottante, le régime anormal de notre Banque de France, celui de notre monnaie, celui de notre vie financière [passage illisible] il échappe par les changes et les prix au contrôle conscient de la Banque, de l'État, et du public lui-même, maître inconscient, mais ignorant, de la situation. Nous avons donc accroché à ce système déjà mal agencé du ballon du franc inflationné, du ballon du franc exporté, le ballon de la dette flottante, celui du franc possible. Pour une seule quantité d'or (qui est une marchandise), pour une quantité peu variable de marchandises immédiatement négociables dans le pays - autrement dit pour une seule quantité de lest -, nous avons un vaste dirigeable, composé sous son enveloppe, le crédit de la France, de trois ballons. Nous dirons : lest, or de la Banque et disponibilités à l'étranger, 4 milliards or environ, portefeuille 5 milliards (papier, valeur-or 2 à 3 milliards) ; 1er ballon, les crédits étrangers de 40 à 60 milliards papier; 2" ballon, billets de la banque : 40 milliards ; 3e ballon : les 60 milliards de la dette flottante. Heureusement que la comparaison n'est pas tout à fait juste, qu'une chose comme le crédit c'est un être plus souple et plus vivant qu'un malheureux Dixmude. Heureu-

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sement qu'un pays, une nation, c'est davantage qu'une monnaie. C'est elle, c'est ce capital humain, son sol, son travail qui, malgré toutes les fautes de l'État ou des capitalistes, fondent son crédit et le font renaître même quand il est éteint, comme on voit en Autriche, en Allemagne, en Russie bolchevisée elle-même. Mais si nous ne croyons pas à d'excessifs et par trop terribles dangers, nous croyons avoir décrit exactement la position générale du franc, de notre monnaie, principe important mais non pas principe vital de la nation. Au fond, tout notre travail tend vers un seul but : montrer l'intérêt qu'il y aurait à stabiliser tout cela. Toutes ces inflations sont dangereuses. Elles font que nous sommes ballottés en tous sens. Il faut dégonfler tout et tout à la fois. Sans cela une action d'un côté ou de l'autre est inutile et dangereuse. Le système piquerait du nez ou de la queue, ou partirait en l'air. Par exemple, il ne suffit pas, en ce moment (mars 1924), de racheter des francs, comme on fait avec fruit. Il est impossible de croire au succès permanent de l'action actuelle sur les changes si cette action n'a pas pour moyens immédiats d'équilibre, et l'arrêt de l'inflation des billets et l'arrêt de l'accroissement ou plutôt la diminution rapide de la dette flottante. Mais décrivons en détail l'histoire, le danger, et les menaces de cette dernière forme d'inflation.

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Les changes (Ille série). La dette flottante. Responsabilités. Qui a inflationné la dette flottante ? *

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Dédié à nos amis de la Somme. L'étude des responsabilités, la détermination des responsabilités personnelles n'a guère qu'un intérêt historique et politique. Les fautes d'inflation de la dette flottante ont d'ailleurs été moins individuelles que celles qu'on a commises en ce qui concerne le reste de la politique financière et monétaire de ce pays depuis l'armistice.

Encore M. Klotz On peut cependant parler de la coupable légèreté, des crimes de M. Klotz qui, après avoir couvert la mercante française pendant toute l'année 1919, l'ayant abreuvée de finances d'importations, et l'ayant désaltérée de crédits grâce à l'inflation de billets et l'exemptant d'impôts, émit des bons du Trésor par dizaines de milliards. Car toujours on rencontre la responsabilité de ce sinistre étourneau. Entre parenthèses, celui-ci, maintenant (mars 1924), dans une correspondance au Times, où il aura le vilain rôle, cite en témoignage le colonel House et continue bêtement à croire ou faire croire que la Trésorerie américaine était disposée en 1919 à nous continuer son aide, l'Angleterre ayant tout troublé. Il ne s'aperçoit pas, stupide comme il est, que sûrement le colonel House ne pourra que lui donner tort, puisque le Federal Reserve Board américain (ce qui correspond à notre Banque de France) l'avait averti dès décembre que le Comité interallié des changes n'avait plus de raison d'être. *

Le Populaire, 15 avril 1924, pp. 1-2.

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En novembre 1918, d'après le Rapport Marin du 31 avril 1918 (Rapport MillièsLacroix au Sénat), il n'y a encore que 26 milliards 452 millions de bons et obligations de la Défense nationale. La guerre est bientôt finie ; pour la finir 12 milliards ont été empruntés par l'administration Clemenceau. Total de la dette flottante à cette date : 83 milliards sur 144 de dette publique. Au 31 janvier 1919, l'emprunt de la Victoire a produit à peu près 28 milliards, la moitié versée en bons, etc. Mais l'administration mégalomane de Clemenceau a remis, en plus, pour autant de bons en circulation, de telle sorte que leur chiffre et le chiffre de la dette flottante à court terme et celui de la dette flottante à terme restent constants. (Discours Milliès-Lacroix, Sénat, 13 février 1919.) L'effort formidable de sacrifice et d'épargne de la France (à ce moment le franc vaut de l'or) est vain. Le gouffre de l'emprunt l'absorbe instantanément. Je rappelle que c'est le moment de l'inflation, celui de l'importation folle, celui où les Alliés, las de soutenir les finances d'un Klotz, nous lâchent, nous, le peuple français. Le déficit du budget français de 1919 est de 40 milliards. La dette flottante le comble en entier. (À ce moment, les bons du Trésor remis à l'Angleterre figurent dans la dette à terme, ceux remis aux États-Unis figurent encore dans la dette à court terme.) Les bons en circulation oscillent de 40 à 62 milliards. Ils étaient encore à ce chiffre il y a peu de mois et ne l'ont guère quitté qu'une fois après les emprunts de 1920 (emprunts de notre amortissable 5 et 6 %). C'est encore une fois M. Klotz qui est le responsable direct, le coupable, le criminel. Au-dessus de lui, c'est M. Clemenceau, ce sont les fondateurs du Bloc national, c'est le Bloc national avec ses sinistres inspirateurs du « Réveil des intérêts économiques », car il faut considérer les ministres comme les exécuteurs politiques des consignes. C'est le même personnel qui agit partout. Comme ils sont a l'origine de nos livraisons de francs à l'étranger, et à l'origine de notre inflation des francs, ils sont encore les principaux responsables de nos emprunts multipliés, qui multiplient ces francs fictifs qu'on forçait la Banque à émettre, et qui se multiplient eux-mêmes par la voie de l'intérêt composé, car le service d'intérêt est toujours demandé à l'emprunt, et on ne le demande à l'impôt que fin 1920 et en 1924. Ce sont les gens qui ont fait du franc, monnaie saine d'une nation saine et victorieuse, la monnaie malsaine d'une nation opprimée, malgré sa victoire et son travail, par une mauvaise paix, par une mauvaise politique, par de mauvaises finances entièrement dirigées pour permettre l'évasion fiscale de la bourgeoisie, des nouveaux riches et des propriétaires du sol. Voilà un nouveau chapitre dédié à nos camarades de la Somme. Ils pourront répéter cela à nos malheureux amis les sinistrés de Corbie et de Villers-Bretonneux, d'Amiens, d'Albert, de Péronne et de Montdidier, dont la claire justice va rendre M. L.-L. Klotz à sa profession subalterne de journaliste et d'avocat.

Accalmie À côté de cette légèreté du ministère Clemenceau, digne de la Haute Cour, la relative inconscience et incapacité des gouvernements qui se succédèrent sous la Chambre du Bloc national font l'effet de la sagesse.

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À partir de 1920, les déficits du budget ordinaire, ou plutôt des budgets français extraordinaire et ordinaire (avec, comprises, les dépenses recouvrables sur l'Allemagne), décroissent constamment. Malgré 2 700 millions de crédits additionnels (rapport Bokanowski, 1924), ils ont relativement cessé en 1923, à 1 milliard près autant qu'on sache. Mais cet équilibre est dû non pas à un effort fiscal, mais à la hausse des prix et des valeurs, en somme à la dévalorisation même du franc que les dépenses d'État n'ont pas suivie dans leur progression. Cependant, en 1920, c'est encore en chiffres ronds, 10 milliards en 1921, 1922, 5 milliards chaque fois que l'on demande à l'emprunt à court terme. (Je ne parle toujours pas du budget des dépenses recouvrables.) Mais, après les emprunts consolidés de 1920, après que le Trésor eut passé la si grave crise de trésorerie (et de la Bourse des valeurs de novembre 1920) si comparable à l'actuelle, le chiffre total de l'émission de bons du Trésor passe par un minimum de 51 milliards 812 millions (mai 1921). En somme, MM. Millerand et Briand (1920-1922) étant premiers ministres, et MM. François-Marsal et Doumer étant ministres des Finances, sous des gouvernements [ill.] grandioses mais suffisamment [ill.] la baisse des prix, on essaye de consolider et de diminuer la dette flottante. La fin de 1921, le début de 1922 furent moins brillants. Il fallut solder le déficit de l'exercice : 5 480 millions une fois l'exercice terminé ; 1922 également en déficit. Le chiffre des bons en circulation au 31 août est de 62 milliards 682 millions ; 11 milliards de plus qu'en mai 1921. C'est la politique générale, l'appel aux armes de M. Poincaré qui commence à se faire entendre. Malgré la meilleure volonté de son ministre, et de lui-même, la crise de trésorerie éclate fin 1922, elle aussi analogue à celle de 1920 et à celle de fin 1923. Nous l'allons décrire. Le pire est que les rentrées allemandes deviennent de plus en plus improbables, que le pays perd un peu confiance, qu'il est impossible de tenter aucun effort pour tenter de consolider cette dette, qu'on va s'embarquer dans l'affaire de la Ruhr. Au 31 décembre 1922 (voir Rapport Bérenger, budget 1924 ; annexe 111), la dette flottante montait à 63 milliards 658 millions, dont près de 59 milliards en bons du Trésor. Au 30 avril 1923, la dette flottante intérieure à court terme est toujours de 60 milliards 318 (rapport Dausset, Sénat), dont plus de 55 milliards et demi en bons du Trésor et bons de la Défense. La dette flottante à terme, dont beaucoup de bons à soi-disant long terme allaient échoir, était enflée de près de 20 milliards (Crédit national et annuités aux sinistrés et mutilés). La fin de 1923 améliorait un peu la situation, s'il est possible de dire, car cette amélioration en écritures traduit qu'il avait fallu rembourser 3 milliards 907 millions de bons qu'on eût bien voulu que les porteurs renouvelassent (rapport Bérenger, annexe 111) et aussi plus de 5 milliards et demi de bons à deux ans qui figuraient par les invraisemblances administratives dont on est coutumier en France, fin 1922, au chapitre de la dette à terme, jusqu'à la veille de leur échéance.

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On voit comment la politique générale, la Ruhr, la Ruhr toujours, pèse toujours plus lourdement sur la confiance des porteurs étrangers de francs, des porteurs français de billets de banque, des porteurs heureusement français de bons, et on voit comment la crainte qu'elle inspirait pousse un certain nombre de ceux-ci à transformer en argent, en marchandises et valeurs - celles-ci bien secouées aujourd'hui une partie heureusement faible de leurs bons. Mais on comprend comment, pour les rembourser, pour escompter les bons de certains autres, il fallut ou émettre de nouveaux billets ou accélérer la circulation des anciens, et comment on dévalorisa le franc.

Conclusion Concluons sur ces responsabilités. Aussi bien il faut que le pays juge. C'est en nous endettant follement par tous les bouts qu'on consomma notre ruine. La mégalomanie de Clemenceau fut un crime contre le crédit de la France. La folie de la Ruhr fut plutôt une faute contre nos créanciers français et étrangers. Nous avons manqué la payer fort cher, presque aussi cher que le crime de M. Klotz, crime commis en 1919. Une nation débitrice comme la France doit être modeste et travailleuse et ne pas encombrer le monde... du bruit de ses armes, le monde qui pense peu à elle, sauf quand elle le dérange. M. Poincaré cependant est un autre homme que M. Clemenceau ou M. Klotz. Il fait effort pour corriger ses fautes. Nous conviendrons et répéterons que M. Poincaré et, dans un dernier sursaut, le Bloc national ont, sous la pression de la crise, acculés dans leurs retranchements, enfin, mais à bon droit, renoncé à la politique d'emprunt, à ce que nous appelons l' « inflation rentière ». Ils sont revenus à une saine politique de fiscalité. Cette politique, nous ne la blâmons que dans sa cause : la Ruhr, et dans son application le double décime. Mais elle pose un principe utile, et il n'y a pas à comparer l'inconscience des gens de 1918-1919 et l'impérieuse et étroite bonne volonté de M. Poincaré. Donc, si nous n'oublions pas que le même M. Poincaré vient de nous faire frôler l'abîme, nous n'oublierons pas non plus qu'il a eu le courage de manœuvrer contre ses intérêts et de donner dans le bon sens le coup de barre que, tôt ou tard, les gauches victorieuses eussent dû donner.

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Les changes (IIIe série). La crise de trésorerie de 1923-1924 *

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Il faut donc à tout prix arrêter le développement de la dette flottante tout comme il faut arrêter l'inflation ou les emprunts à l'étranger, sous quelque forme que ce soit même pour défendre le franc, si nous voulons réellement le défendre. À cet égard, quoi que l'on pense de la politique du 16 janvier 1924, de la politique actuelle de M. Poincaré, de la Banque de France, et des banques, et du pays, tout le monde doit dire très franchement qu'elle est faite avec dix-huit mois ou deux ans de retard au moins. Dès la fin de 1922 il fallait prévoir une crise de trésorerie et agir. M. Bokanowski, rapporteur général, dans son rapport pour le budget de 1923 (p. 186), tardivement déposé (on attendait le succès de la Ruhr, toujours la Ruhr, et les paiements allemands pour l'équilibrer, donnait déjà un chiffre inquiétant, qui eût dû l'inquiéter et eût dû inquiéter M. de Lasteyrie (mais ils attendaient... la Ruhr). Près de 4 milliards de bons de la Défense nationale ne furent pas renouvelés dans les six derniers mois de l'année 1922, période de forte tension monétaire et de première chute du franc, celle qui suggéra notre étude de décembre 1922. Comme cette crise de trésorerie s'est poursuivie toute l'année 1923, comme, malgré une considérable plus-value des impôts, la trésorerie s'est toujours trouvé gênée en 1923, même aujourd'hui, on ne peut lire sans rire et sans enrager le rapport nº 92 de M. Bérenger au Sénat (sujet: projet de loi du 13/2/23) ; il s'agit d'émettre - quinze jours avant l'échéance des bons échus de 1921 13 milliards de valeurs du Trésor, destinés à les rembourser. Il est donc impossible d'arriver à comprendre pourquoi les mesures prises en 1924 ne l'ont pas été plus tôt. Je sais qu'il y eut une proposition de double décime présentée par M. de Lasteyrie qui ne s'est jamais creusé la tête. Elle fut repoussée avec fracas *

Le Populaire, 17 avril 1924, pp. 1-2.

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par les commissions des finances et retirée... Nous l'avons depuis, le double décime ! Je sais bien aussi que - et maintenant je comprends pourquoi - le double (!) budget de 1923-1924, inscrit aux dépenses ordinaires les intérêts des bons du Trésor du budget des dépenses recouvrables, du budget dit « allemand ». Il fallait en finir avec cette inflation rentière où l'on payait avec des bons les intérêts des anciens bons, ce qui était tout bonnement un mode de paiement véreux. On était enfin bien forcé de demander à l'impôt ce qu'on n'obtenait plus des porteurs de bons. Pourquoi a-t-on attendu la crise de décembre 1923 - janvier 1924 ? Parce qu'on a cru que l'Allemagne paierait, que la Ruhr payait. Parce qu'on a voulu aller aux élections sans impôts nouveaux. Parce qu'on s'est imaginé pouvoir, à la faveur de ces succès politiques, et électoraux, et financiers, garder avec soi les porteurs de bons et amener des souscripteurs aux nouveaux bons. C'est cette faute que nous payons tous. Un trésorier un peu énergique eût poussé le cri d'alarme dès avant M. Bokanowski. La crise de 1922 s'est en effet poursuivie pendant tout 1923. Voici enfin ! enfin ! le mouvement de la trésorerie, ou plutôt seulement le mouvement des valeurs émises par le Trésor en 1923, car il y aurait à connaître en plus, actuellement, les comptes des comptables et les comptes avec la Banque de France, y compris le fameux compte « Avances ». M. Bérenger, qui a le sens de la pratique financière et de l'intérêt qu'il y a à publier des chiffres au lieu de les cacher, les donne dans son Annexe 111, à son récent rapport au Sénat sur les récents projets de loi.

Mouvements de la trésorerie en 1923 VALEURS ÉMISES Émission de bons 3, 6, 10 ans Bons du Trésor Recettes de provenances diverses Dépenses en Afrique du Nord payables sur place Émission du Crédit national (au nominal) Obligations de la Défense nationale Titres d'annuités Total

(Millions) 16 270 560 1 250 670 4 950 2 820 1 713 28 233

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VALEURS REMBOURSÉES

Bons à deux ans Obligations de la Défense nationale Déficit dans les émissions des bons Total

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(Millions) 5 665 300 3 207 9 172

En face des 28 milliards un quart reçus par emprunts, dont 21 milliards à assez long terme (un an est cependant déjà écoulé), en face de ces soi-disant recettes qui ne sont que des artifices de paiement, il a fallu rembourser pour 9 milliards 172 millions de bons de la Défense et d'obligations échus et non renouvelés. Voilà donc deux années où il a fallu rembourser plus de bons qu'on n'en put émettre. C'est avec une pareille menace sur la tête que le ministre a plastronné devant les Chambres, fin 1923. C'est de cette pénible façon que notre trésorerie a plastronné pendant deux ans. À chaque instant, non seulement le ministre, mais les banques qui savaient, ont dû craindre l'inflation qu'il fallut de toute nécessité faire. Ce n'est qu'en novembre que le fait fut connu d'un large public : le secret jusque-là avait été bien gardé. Mais à partir de ce moment-là quiconque était financier de métier ou suivait par intérêt les destinées du franc n'a cessé de sentir ce qui se passait et d'appréhender vaguement une inflation possible. Car, à chaque instant, du ministre au dernier des changeurs, tout le monde a pu craindre qu'on ne puisse trouver le montant des remboursements qu'en billets neufs. On vécut par conséquent avec cette sorte de cauchemar, cette sensation d'une instabilité extrême de la monnaie.

Effet de la crise de trésorerie de 1922-1924 L'étranger savait aussi Au début de cette série d'études, j'avais cru qu'il serait expédient, patriotique, utile pour le crédit de ce pays, de ne pas trop insister sur une situation que tout le monde informé connaissait et qui rendait l'État prisonnier des banques qui sont en ce moment les véritables clients des bons du Trésor et à qui l'État s'adresse toujours en cas de besoin. Il me semblait qu'il ne fallait toucher à ces questions qu'avec timidité et scrupules. Car il ne faut pas qu'un journal, même aussi modeste que Le Populaire, puisse paraître décourager les épargnants dont le crédit qu'ils font à l'État est le crédit de l'État, c'est-à-dire le nôtre. Mais depuis ! Les bruits qui couraient se matérialisent

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en chiffres et il n'est pas de journal qui n'ait imprimé que le Trésor était gêné, souvent sans modération et sans la pudeur que nous allons y mettre. Car il est bien clair que la crise du franc est avant tout une crise de trésorerie.

L'étranger a su C'est parce qu'on a su le Trésor gêné, gêné par des achats des dollars qu'il n'avait pas, gêné par le manque des rentrées de la Ruhr qu'il avait escomptées et qui ne rentraient pas, gêné par le manque des souscriptions aux bons du Trésor... qu'on ne renouvelait pas, c'est parce qu'il y avait un point faible que la spéculation put escompter une inflation encore pire que celle que j'ai décrite, et jouer à la baisse et manquer de gagner la partie. La foi de l'étranger, détenteur de crédits sur nous, celle du détenteur de billets, celle du porteur de bons au fond spéculateur sur le franc, dont ils supposent qu'ils auront valeur constante entre le jour du versement et celui du remboursement, toutes ces confiances furent ébranlées en même temps. Il y eut alors un paroxysme. Jusqu'au 13 décembre, ce sont les Français qui lâchent leurs bons et qui achètent d'autres monnaies. Alors viennent les spéculateurs étrangers qu'on étrangle en ce moment avec quelques Français. Mais ils ne purent tenter et réussir leur coup que parce que le flottant des crédits francs, celui des francs-monnaies (billets), celui des bons étaient trop gros, trop peu fixés, trop spéculatifs même. Là, comme toujours, la spéculation n'a fait qu'exploiter une situation donnée. Mais il faut que cette crise cesse. Sous tous les grands mots, sous toutes les vastes promesses et sous tous les budgets et décrets-lois, il y a la préoccupation légitime en soi, sinon dans sa cause (la Ruhr), de faire cesser cette crise. À ce titre, je le dis tout net et tout franc - et notre parti peut le proclamer maintenant comme toujours - il faut arrêter dans la mesure du possible, dans toute celle qui ne nuit pas à la reconstitution rapide des régions dévastées, il faut arrêter tout recours à l'emprunt, surtout à court terme et dont capital et intérêt sont à chaque instant, et surtout de trois en trois mois, exigibles. Les partis de gauche ne pourraient et ne pourront pas faire autrement que M. Poincaré. Sans crainte de me répéter, je redirai donc encore une fois : la crise du franc évite aux gauches bientôt victorieuses un dur cahot de la machine politique et financière. Elle oblige M. Poincaré et le Bloc national à faire à la place des gauches une besogne dont elles n'auront pas l'impopularité, et dont elles pourront au contraire se donner le mérite de corriger les injustices d'application. Car c'est celle-ci qui est légère et sommaire, et absurde.

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Les changes (Ille série). L'inflation rentière. La dette flottante. Conclusions *

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Crise menaçante Il faut en effet que les gauches ne se méprennent pas sur les difficultés de la tâche. L'année 1924, qui a déjà vu une crise des changes en deux sens, une crise d'inflation et une crise de trésorerie, s'annonce fort sombre au point de vue monétaire et au point de vue de la trésorerie. Mettons les choses au mieux. La victoire du franc est stable, si l'on peut appeler victoire le fait de ramener le dollar au prix très élevé de décembre 1923, d'estimer le franc entre 20 et 30 centimesor ; l'inflation est arrêtée et la circulation des billets reste toujours inférieure à 40 milliards ; les bons du Trésor à échéance sont dorénavant renouvelés : toutes les causes directes de dévalorisation sont donc diminuées. Supposons même que les trois mois de cette année n'aient laissé ni perte ni rancœur, ni déficit dans le renouvellement des bons - tout le monde sait que ce n'est pas le cas -, les capitalistes français ont perdu à la baisse et à la hausse du franc, à la hausse et à la baisse des valeurs ; la fameuse séance du vendredi fut une vraie panique en Bourse ; on parle d'un très grand déficit dans le renouvellement des bons, en particulier pour un gros lot de ces bons qui étaient à long terme... en 1920 et qui étaient échus au 1er mars. Mais mettons que nous n'avons rien dit et que tout est pour le mieux dans ce monde. Supposons même que le budget de 1924, qui devait être un double budget 19231924 et qui n'est vraiment voté que d'hier 22 mars, n'offre aucun mécompte : il *

Le Populaire, 18 avril 1924, pp. 1-2.

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produit bien 6 milliards et demi de plus d'impôts ; 1 milliard d'économie, et la Caisse des pensions qu'on réussit à faire fonctionner - rétrospectivement et avec un retard de quatre mois - transforme l'annuité due aux pensionnés de 2 milliards 500 millions en 1 milliard 750 millions. Admettons tout cela. Il reste encore 7 milliards à trouver par l'emprunt, pour les régions libérées, et l'émission de valeurs de Trésor pour ce montant est prévue au budget de 1924 révisé, en plus des 3 milliards déjà trouvés en février-mars, pour le Crédit national. Mais il y a d'autres obligations graves du Trésor français vis-à-vis de ses prêteurs sur lesquelles il ne s'agit pas de fermer les yeux. Je n'ai parlé jusqu'ici que des bons à court ternie. Parlons maintenant de la dernière partie de la dette flottante, dette dite à terme (intérieure, toujours intérieure). Au rapport Bérenger, elle est portée pour 39 milliards 974 millions au 31 décembre 1923. 24 milliards 139 millions de plus qu'en 1922, malgré un remboursement de plus de 5 milliards et demi de bons à deux ans (émission 1921). Mais sur ce total, il y avait 4 milliards 810 millions de bons à trois ans (1921) qui sont à rembourser en 1924. Nous venons d'en parler. Il y a encore les annuités du Crédit national, les obligations remises aux sinistrés, pour arriérés de pension, etc., un sixième de près de 15 milliards. Ceci est prévu, j'espère, au budget. Bref, comme M. Marsal, qui n'était pas encore alors ministre des Finances, dans une conférence récente, le calculait un peu dans le vague, il y a 14 à 15 milliards de bons du Trésor dits à terme ! à rembourser cette année. L'épargne, qui est durement touchée par la baisse du franc (celle de 1923-1924) sur 1922, par la hausse des prix, par la plus-value des impôts et par la surcharge des impôts votée aujourd'hui, touchée ensuite par la hausse du franc et la baisse des valeurs (mars 1924), pourra-t-elle faire face à ces renouvellements et fournir en plus les 7 milliards prévus ?

Prévisions On me demandera que penser ? Je crains grandement de me tromper, mais il faut risquer de temps en temps une pareille prévision. En bon prophète, je vous dirai : Permettez-moi d'abord d'énumérer les si : si la baisse du dollar n'est pas trop rapide, si la baisse des valeurs et des prix n'est pas trop grande, si les pertes ne sont pas trop grosses, si, par la suite, la revalorisation du franc nous procure la confiance de nos porteurs français de bons, celle de nos porteurs français de billets, et surtout celle de nos créanciers étrangers... Tout cela fait bien des si ! Mais il en est d'autres qui ne dépendent pas de nous. Ajoutons-en un : si les Allemands nous laissent tranquilles, et si nous les laissons tranquilles, si tout cela se réalise, il est possible que l'on puisse faire ces fonds qui sont énormes, même en francs dévalorisés. L'épargne française, qui a trouvé à combler par les émissions de l'État les 20 millions de déficit de 1923, et même à ajouter une paire de milliards aux émissions prévues, pourra peut-être verser ces 7 milliards de bons nouveaux et renouveler les 14 milliards de bons anciens ; en plus des 7 milliards d'impôts.

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Seulement il faut faire une remarque subsidiaire, mais tragiquement piquante, et qui a son intérêt documentaire et moral. Le succès de cette politique financière en 1924 dépend de la stabilisation du franc a un prix assez bas. On le voit, on le comprend : la condition essentielle c'est qu'il reste beaucoup de francs en circulation, à 70, 80, 90 francs pour une livre sterling. Car tout ce qui les rapprochera de l'or et en diminuera la quantité rendra l'effort fiscal plus pénible, les prix sur lesquels sont perçus les impôts plus petits, et les impôts plus lourds à payer en même temps, et l'épargne plus difficile, par conséquent le prêt à l'État. De telle sorte qu'ici encore, non seulement la politique financière et générale du Bloc est cause du renchérissement général des choses, mais même son succès est à la base de la persistance de ce renchérissement des choses et de cette dévalorisation du franc. Jamais, lorsqu'il y a seize mois, nous essayions d'entrevoir ce qui allait survenir, à la suite d'une aventure comme celle de la Ruhr, que nous prévoyions, et d'une politique financière comme celle que nous constations, jamais nous n'aurions pu supposer que la France allait considérer un jour son sort comme indissolublement collé, lié à une perte de 70 % au moins de la valeur de sa monnaie, et à un indice du prix de la vie (détail) du rang de 350, par rapport à celui de 1914. Revanche des choses. À force de ne pas vouloir payer, les classes moyennes, ruinées dans leurs fortunes, par la faillite du franc, ont payé, et il va falloir qu'elles continuent a payer, avec l'impôt en plus.

Avertissement Mais même cette stabilité dans le pire est peu sûre. Pour dire le vrai, je mettrai nos amis des gauches, et je mettrai mon parti en garde contre de sombres et possibles projets de certaines fractions de la bourgeoisie française. J'ai rendu - avec quelque courage ici - justice aux efforts de la grande majorité de celle-ci pendant les derniers mois. Mais il lui fallait soutenir son gouvernement, son Bloc national. Montrera-t-elle un patriotisme de ce genre lorsqu'il s'agira de soutenir non plus le nationalisme -non plus ses intérêts - mais la nation gouvernée par les partis de gauche ? Si oui, tout est bien. Sinon, nous n'en aurons pas fini avec les crises. Pour mettre leurs capitaux à l'abri en les exportant, un certain nombre de capitalistes anglais se préoccupèrent peu de mettre à mal la livre sterling, après les élections de décembre 1923, tant ils avaient peur de nos amis du Labour. Cette faute a été en grande partie corrigée. Mais - craignons-le - nos bourgeois encore plus férocement égoïstes et plus follement timorés que les Anglais, sont bien capables de choses pires encore. Pensons à être armés après la victoire. Déjà avant décembre 1923 Paris acheta des dollars et se fit rembourser des bons. C'est ensuite que le patriotisme reprit ses droits. Ne nous laissons pas prendre au dépourvu par la gent rapace dont le sénateur Billet est l'agent. Ceux-là n'ont pas de scrupules ; ils n'honorent pas la République et ne font pas partie d'une bourgeoisie éprise d'ordre et de légalité. Leurs intérêts, qu'ils

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ont l'audace d'appeler les Intérêts Économiques, réveillés, peuvent être dangereux pour l'État et la nation. La Vossische Zeitung du 30 mars, sûrement mal informée, avertit - pour les consoler - les spéculateurs allemands, que l'Union des intérêts économiques conseille à ses adhérents de ne s'intéresser à la défense du franc que jusqu'aux élections, jusqu'au 11 mai. Cette nouvelle est tendancieuse et peu fondée. Mais elle correspond sûrement à des bruits sinistres qui courent ici et auxquels nous avons l'indulgence de ne pas croire. Cependant, il est inutile de celer le danger. Il faudra à tout prix qu'au lendemain de la victoire de la République, le 11 mai, celle-ci sache demander et, s'il est nécessaire, imposer aux riches porteurs de bons, déjà exonérés d'impôts par la loi récente, le calme, la confiance, le patriotisme et le renouvellement de ces bons. Nous avons, nous, ici, le courage et la conscience de conseiller ce renouvellement à notre public de militants. Ceux-là n'ont jamais attaqué et n'attaqueront jamais le crédit de la France. Que les autres fassent de même ! C'est sur ce mot d'avertissement, d'énergie et d'espoir que nous voulons terminer.

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Démocratie socialiste *

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À l'heure où j'écris, dans mon quartier lointain - pour notre brave petit Populaire -, les résultats des élections allemandes me sont encore inconnus. J'ose prédire qu'ils seront meilleurs pour la démocratie qu'on n'espérait. La grande social-démocratie allemande sortira moins vaincue qu'on ne craignait de la lutte mal engagée. Elle a pourtant eu tout contre elle. Le président de la République, le père Ebert, socialiste, a, en effet, commis l'erreur de laisser faire ces élections à la date la plus défavorable ; de plus, les autorités alliées dans la Ruhr et en Palatinat ont fait tout ce qu'il faut pour protéger et déchaîner le communisme ou le « racisme » nationaliste. Puis il faut convenir que les deux fois où, dans ce premier Reichstag, la social-démocratie participa au pouvoir, elle n'a su ou pu manifester aucune énergie, ni contre le nationalisme, en particulier bavarois, ni contre le communisme. Enfin les conjonctures de politique extérieure sont tellement graves pour l'Allemagne ; celle-ci est encore si empoisonnée par la guerre, la ruine, elle garde une si mauvaise tradition et un si mauvais esprit ; la réaction française a donné de tels excitants à toutes les sinistres passions de haine et de revanche qu'on pouvait craindre un écrasement des partis de raison et de paix. Heureusement, le centre catholique et la social-démocratie vont garder une si grande force que personne ne pourra gouverner contre eux, ni peut-être sans eux. De telle sorte que la démocratie qui, il y a deux mois, risquait fort d'être battue en Allemagne, sort seulement entamée de la lutte. La Constitution de Weimar, à laquelle tant d'augures prédisaient si courte vie, en a encore pour quelques années. Je la crois, pour ma part, viable pour longtemps. Ainsi les théoriciens de la violence et de l'antiparlementarisme, bolcheviks et fascistes, mussoliniens et léniniens, daudetistes et hitlériens, en seront pour leurs théories. *

Le Populaire, 6 mai 1924, pp. 1-2.

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Par ailleurs, les démocrates socialistes peuvent se réjouir. Et sous ce vocable il faut comprendre ceux qui -à l'imitation de Jaurès - n'ont jamais séparé la démocratie du socialisme, ceux qui voient dans l'une la condition de l'autre, et dans l'autre l'épanouissement et la condition de perpétuité de l'une. Ceux-là ont bataille gagnée. Passons notre revue en face de celle des troupes sombres, souvent battues, toujours [passage illisible] passons-la aussi dans le monde, en face des armées empanachées du nationalisme et du fascisme international rangées contre nous. En France, n'en doutez pas, la victoire des gauches sur le Bloc national est certaine. Et dans cette victoire, le vieux parti de Sembat, de Guesde, de Vaillant, celui de Jaurès, va avoir sa riche part. Nous allons avoir quatre-vingts députés au moins. Nous en aurions eu plus de cent si nos fédérations avaient procédé avec plus d'habileté, ici, plus de discipline, là. Mais notre succès est sûr. Les communistes seront vingt ou trente tout au plus. Et Daudet siégera seul à son perchoir de singe épaissi et dégénéré. En Angleterre et en Écosse, c'est notre glorieuse phalange du Parti du travail qui gouverne. L'Internationale, qui s'insurgea autrefois si bêtement contre Jaurès serrant la main au roi d'Italie, voit sans colère, et trouve même plaisant de voir notre Ramsay MacDonald intime du roi, en son château de Windsor. Bientôt, comme on dit là-bas, de l'autre côté du détroit, le « Travail » sera plus qu'à l' « Office », il sera définitivement « au pouvoir ». Car il acquiert expérience, autorité, prestige. Le budget que présente en ce moment notre ami Philip Snowden est l'occasion d'un triomphe politique. Au Danemark, c'est notre camarade Stanning - encore un ministre de roi - qui gouverne. Le nouveau gouvernement compte d'abord de vieux militants comme la citoyenne Nina Bang. (Celle-ci est la deuxième ministresse socialiste du monde, après Miss Bondfield, la ministresse du Travail anglaise. Victoire ouvrière et victoire féministe ceci soit dit entre parenthèses.) Autour d'eux se groupent de distingués diplomates comme le comte de Moltke, des administrateurs en renom. Tout comme en Angleterre, des nobles ont mis leurs talents au service du « Travail ». Signe de la sympathie que nos idées éveillent, de l'autorité qu'elles exercent. En Suède, c'est parce que Branting ne veut plus du pouvoir qu'il ne l'a plus. Il l'aura quand il le réclamera. Branting, l'ami de la France, l'ami de Jaurès, de Sembat, de Durkheim ! Le socialisme a déjà deux fois gouverné en ce pays aristocratique. Il gouvernera encore. En Belgique, nos amis ne sont plus au pouvoir, mais ils restent les arbitres du pouvoir. Et toute la Belgique sait qu'ils auront d'éclatants succès en 1925, dus à leur ascendant moral, à leur distinction intellectuelle, à leur parfaite discipline, à la solide base matérielle du Parti ouvrier belge, vraiment ouvrier.

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En Hollande, même situation. En Tchécoslovaquie, c'est encore mieux. En Finlande, la vieille social-démocratie - longtemps débilitée par l'échec de 1919 et par la division communiste - a conquis à nouveau une position d'arbitre entre libéraux et conservateurs. On ne peut plus gouverner contre les 61 social-démocrates, le tiers de la Chambre. Voilà ce qu'il faut dire en ce moment aux électeurs de France. La démocratie socialiste est en marche ! Et surtout il faut dire que les succès du bolchevisme en Russie, du fascisme en Italie, du simple militarisme en Espagne, tout cela ne prouve rien. Italie, Espagne, Russie sont des pays arriérés, pauvres, malheureux. La tyrannie communiste en Russie, la tyrannie d'une espèce de société secrète, le fascio, en Italie, le triomphe du plus inférieur des militarismes, celui d'officiers sans troupes en Espagne, tout cela ne prouve que l'incapacité politique de ces peuples. Et je ne parle pas des grandes victoires récentes de l'idée républicaine partout, en Turquie par exemple, en Grèce, en Chine. L'avenir est à nous. Appelons les événements russes, italiens, espagnols des réactions vers le passé. Travailleurs, réfléchissons, organisons. Nous vivons une grande époque.

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Les changes (post-scriptum). La lire. Fascisme et banquiers *

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Nous a-t-on assez rebattu les oreilles, pendant deux mois, de la superbe tenue de la lire, des mérites particuliers de la politique financière de l'Italie, des modèles de sagesse financière que nous devrions trouver outre-monts. On nous prêchait d'imiter le Mussolini. Le « Docteur de Bologne », le personnage de la farce italienne, qui en remontrait à M. Poincaré et à M. de Lasteyrie (ce qui n'est pas bien fort). Et en effet trois, quatre fois, pendant la crise de deux mois et demi, la lire croise le franc. Il fallut 101, 106, une fois plus de 110 francs pour faire 100 lires. À ce moment, les Italiens exultaient, même les économistes les plus sages de chez eux trouvaient, dans la situation particulière de l'Italie, des raisons particulières de ce succès. Le prudent et distingué sénateur et professeur Einaudi, l'un des économistes les plus savants de notre temps et un des meilleurs journalistes lui-même, fit l'imprudence de hasarder de [ill.] comparaisons. Et ici on nous expliquait à grands renforts d'arguments comment Mussolini avait réussi ce chef-d’œuvre : restaurer la lire, au moment où le franc belge et puis le franc français étaient atteints à leur tour par la débâcle. On nous montrait d'un côté le franc tracassé par la fiscalité, malmené par les entraves de toutes sortes, compromis par les folies budgétaires, ébranlé par l'indiscipline du public importateur, et enfin enterré par le désordre et l'insécurité de notre République démocratique !

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Le Populaire, 14 mai 1924, pp. 1-2.

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En face on nous montrait la lire, stable depuis près de six mois par rapport au dollar. Haussée par le rappel des capitaux italiens rapatriés de l'étranger ; haussée encore par l'afflux de nouveaux capitaux étrangers attirés par l'ordre mussolinien, garantie par un équilibre budgétaire qui allait être atteint, assurée à jamais par la paix sociale, par le développement indéfini du capital, par l'abandon à l'industrie privée des principaux services de l'État. On abondait en détails. Car le sinistre Pantalon, le duce, le chef des armées et milices italiennes, a en effet fait de l'Italie le repaire et le refuge de tout le capitalisme fraudeur. Il va même jusqu'à ouvrir des maisons de jeux, concurrence à Monaco. Car il a supprimé tous les droits de succession en ligne directe, et les a atténués en ligne indirecte ; car il a exempté de tout impôt les intérêts des capitaux possédés par les étrangers, même résidant en Italie. Il les a soustraits à toute inquisition fiscale, même en cas de succession et mutation. Il a donc organisé, au profit de ses banques et de sa monnaie, une vaste entreprise de fraude fiscale internationale. Et on l'admirait. Heureusement que M. Poincaré, malgré les conseils intéressés des milieux capitalistes français, s'est entêté dans les voies habituelles de la fiscalité française. Et s'il a eu la faiblesse et la paresse d'esprit de se résigner au stupide double décime de M. de Lasteyrie et à des impôts dont aucun n'est direct, du moins il n'a pas faibli sur tout le reste. Car le franc est remonté. Et la lire a baissé. Et personne ne parle plus de ces financiers émérites que sont le Mussolini et son ministre des Finances.

Baisse de la lire : ses causes Mercredi 7 mai, il fallait 25,20 lires pour faire un dollar, et il fallait 15,60 francs. En fait il a toujours fallu, depuis 1919, plus de 20 lires pour faire un dollar: il en fallait jusqu'à 28, 29, 30. Le mérite non petit de Mussolini fut que sous sa tyrannie et grâce à elle, il n'en fallut que 22 à 26. Tandis que sous ses prédécesseurs ce fut la constante détérioration. Mais il me semble que cette nouvelle baisse de la lire, juste dans les mois de tourisme et du meilleur change saisonnier est, toute proportion gardée, fort significative de l'avenir de la lire. Elle présage de pires moments. Il faudra, dans quelques semaines, financer les achats de blé, de la soudure des récoltes italiennes ; il faudra acheter la part des

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récoltes de coton et des stocks de laine et de peaux, il faudra payer tout cela au plus tard en octobre-janvier. (Je ne compte pas les achats constants de combustible, minéraux, de métaux, de produits finis et non finis.) Cependant on se demande pourquoi cette baisse de la lire. On y voit trois causes, il y en a peut-être plus, sûrement il y en a d'autres. Mais voici celles qui sont connues. D'abord, ces bons capitalistes italiens, les amis et les bailleurs de fonds du Mussolini, soldent en ce moment de lourdes différences sur le franc. Ils ont démenti qu'il y ait eu de gros engagements italiens à la baisse du franc. Mais ce démenti se révèle chaque jour plus inexact. Des banques et des firmes importantes ont cru faire fortune en vendant des francs, ou en achetant des marchandises françaises qu'elles comptaient payer en francs encore plus bas et qu'il faut payer en francs revalorisés de moitié. Puis les Allemands, qui avaient mis pas mal de leurs fonds à l'abri dans leurs banques italiennes, et qui les y avaient laissé fructifier sous la paternelle égide du tyran, sont forcés de rapatrier leurs capitaux en Allemagne où il y a une grosse crise de crédit. De plus, ils y ont intérêt car eux-mêmes n'ont qu'une confiance mitigée dans la valeur constante de la lire. Enfin les Italiens ont souffert de mégalomanie financière, tout comme M. Poincaré quand l'an dernier - pour sa Ruhr - il prêta aux Belges et prêta, ou voulut prêter aux divers pays de la Petite Entente, plus de deux milliards... que nous n'avions pas. Ils viennent, par l'intermédiaire d'un Italo-Polak nommé Toeplitz, de prêter 100 millions à la Pologne, moyennant la régie des tabacs. Leur budget est loin d'être en équilibre, et ils suivent une politique navale d'armements alarmante. Leur balance commerciale déficitaire s'aggrave de tous ces débits nouveaux. Enfin ils continuent à avoir de fortes sommes à payer pour les emprunts faits à l'étranger. Comme nous, ils ont eu le tort de croire qu'on leur continuerait indéfiniment crédit. Ils paient en ce moment leur erreur. On les dit fort gênés, et qu'ils s'efforcent très péniblement de placer des emprunts de toutes sortes à New York, offrant en garantie toutes sortes de revenus. Ils n'ont, parait-il, aucun succès.

Fascisme et banquiers Il est une leçon générale qu'il faut tirer de tout ceci. Léon Daudet annonce que lui et son Roy, seuls, peuvent mater, enchaîner les financiers, la finance juive et protestante, s'entend, car les banques patriotes. il faudra les laisser tranquilles... Elles qui firent si bien, si bien leur devoir il y a deux mois ! Elles qui n'avaient jamais vendu de francs ! Elles qu'il faudra sans doute que les gauches surveillent solidement bientôt !

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Mais posons au Daudet cette autre question : Eh bien ! et le Mussolini, sauve-t-il la lire ? Bride-t-il les Lombards de proie ? Non. Et le Primo de Rivera, ne laisse-t-il pas crouler la peseta ? Alors, que nous chantent le Daudet et le sinistre Maurras ? La Banque, le Sabre et le Goupillon règnent dans deux puissantes nations latines. Voyez ! Le socialisme seul saura mettre tout cela à la raison.

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Questions pratiques. Actes nécessaires *

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À côté du débat qui fera le fond de notre congrès national, il serait imprudent de ne pas attirer l'attention sur quelques problèmes urgents et qui doivent être également l'objet de nos résolutions. On me permettra de les signaler en mon nom personnel. Sur la question de la participation ministérielle, une vaste discussion de nature doctrinale et pratique attire peut-être trop l'attention. Il est des questions plus modestes mais auxquelles il faut tout de même tout de suite donner une réponse. Elles sont d'autre part tout à fait indépendantes de la position des principes pratiques que posera le congrès et elles peuvent être résolues à l'unanimité par les diverses tendances entre lesquelles le parti va se répartir. Personnellement, j'en vois trois au moins qu'il faut poser tout de suite et où nos solutions rencontreront, même dans le public et surtout chez le Parti radical, un assentiment unanime.

La délégation a la Société des nations Rien ne manifestera mieux, aux yeux du public étranger et aux yeux même de la nation, le changement de direction que la volonté nationale imprime aux affaires ; rien ne manifestera mieux les intentions désormais pacifiques de la France qu'un changement, je ne dirai pas complet, mais radical, de la délégation française à la Société des nations.

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Le Populaire, 29 mai 1924, p. 1.

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Naturellement, il ne s'agit pas de changer le mandat que la France a confié au respectable M. Bourgeois ; mais enfin, il est impossible de continuer celui que l'on a donné à M. Hanotaux, à M. Henri de Jouvenel et à M. Lebrun. M. Hanotaux, nous n'en parlons pas, il n'a aucune valeur politique ni diplomatique et il n'a aucune influence ni autorité ; son seul titre pour représenter la France est sa fatuité réactionnaire et ce n'est qu'ici qu'il a la réputation d'être un diplomate. M. Lebrun est un alter ego de M. Poincaré. Il doit naturellement disparaître avec lui. Reste M. Henri de Jouvenel qui sait en effet manœuvrer entre le pacifisme et le nationalisme, contre les décrets-lois et avec M. Poincaré, pour Le Matin et hors du Matin. Mais il ne manque pas dans le Parti radical, dans le Parti socialiste et même dans les personnalités républicaines non parlementaires, d'hommes de talent et d'autorité, qui pourront le remplacer à Genève. Le nom même seul de quelques-uns renforcera la sympathie bien ébranlée dont la France de Clemenceau et de Poincaré jouissait dans les conseils de la Société des nations. La même observation vaut également pour la délégation du gouvernement français au Bureau international du travail.

La Commission des réparations Nous ne voulons ici la mort de personne. Et nous ne demandons pas la tête de M. Barthou. Nous ne demandons même pas que l'on donne à l'un des nôtres les traitements-or du président de la Commission des réparations et de ses codélégués français. (Quoique enfin ce serait peut-être là la solution du problème du budget du Populaire.) Mais il est évident que M. Barthou ne peut plus penser représenter la France à la Commission des réparations. Certes, il est bien capable de changer d'avis puisque celui de la majorité du pays a changé. Mais nous, nous ne pouvons pas oublier que c'est lui qui a forcé M. Briand à mobiliser en mai 1921 ; et que c'est lui qui, avec M. Millerand et M. Poincaré, l'a encore débarqué pendant la conférence de Cannes. C'étaient des titres à la reconnaissance de M. Poincaré, qui a richement récompensé le riche M. Barthou. Ce sont des titres à notre méfiance. il serait aussi utile de penser à donner à quelques personnalités françaises sûres et compétentes en matière financière et en matière diplomatique, un certain nombre des postes importants dont dispose la Commission des réparations.

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Car celle-ci, et il faut que tout notre parti le sache, est l'un des pivots actuels de la politique, non pas seulement extérieure, mais même intérieure du pays.

Réforme des usages parlementaires Il y a un troisième problème de toute première importance. A mon avis, il prime même celui de la participation ministérielle et même celui, plus important encore, non pas de la délégation des gauches, mais de la collaboration des gauches, de la communauté de travail, comme on dit en allemand, Arbeitsgemeinschaft, entre les gauches. Ce qu'il faut éviter à tout prix, c'est qu'au nom d'un règlement désuet de la Chambre, le Bloc national, ce qu'il en reste, puisse saboter les gauches victorieuses, obstruer leur travail, ralentir leur législation, et faire éviter ainsi à la bourgeoisie la peine de ses fautes et les conséquences de ses injustices. Il faut que les radicaux et les socialistes puissent expédier dans le minimum de temps le maximum de réformes. Sans une refonte complète du règlement de la Chambre et même sans une refonte parallèle du règlement du Sénat, on ne voit pas comment d'ici à janvier prochain, on pourra même corriger les iniquités absurdes du dernier budget Poincaré et établir les finances de la France sur une base à la fois pratique, saine et juste. On ne voit pas non plus comment on pourra aboutir à réformer l'armée et la marine et un certain nombre de nos grandes administrations sur lesquelles seules peuvent être faites les économies nécessaires. Il faut donc que notre congrès donne mandat à nos 103 députés d'exiger sans délai la réforme du règlement de la Chambre. En attendant, il faut leur donner mandat de s'entendre avec les groupes de la majorité pour la fixation régulière, inflexible, irrésistible, de l'ordre des travaux parlementaires. Pendant assez longtemps, depuis plus de vingt ans, le centre insiste pour que seule la journée du vendredi soit consacrée aux interpellations. Il serait peut-être temps de voir si on ne pourrait pas lui resservir de ce plat. Il y a d'ailleurs des centaines de solutions à ce problème. Nous pouvons nous en remettre à notre groupe parlementaire, à Renaudel, à Léon Blum, à Delory, à Lebas, aux autres, à défaut de notre ami Groussier, à leur compétence, pour trouver les nouvelles formules parlementaires. C'est en nous occupant de ces questions qui semblent peut-être terre à terre, mais sur lesquelles nous pouvons sans inconvénient faire porter notre action, que nous ferons progresser les choses et les ferons mûrir dans tous les sens, soit que nous devions un jour prendre le pouvoir, soit que, en cas de crise sociale ou nationale, nous soyons obligés de le partager avec d'autres.

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Nous ne manquons pas d'autorité dans le pays. Notre groupe parlementaire a un prestige qu'illumine encore la gloire de Jaurès, de Guesde et de Vaillant. Le radicalisme nous envie nos hommes et voudrait bien se les annexer. Mais il faut que, si nous nous abstenons du pouvoir, nous manifestions par des actes évidents que nous sommes dignes de le garder un jour pour nous tout entier. Et il faut que le nom des nôtres reste dans l'esprit public attaché à des résultats.

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L'échec du Populaire *

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Il est naturel que les militants des organisations centrales, ceux qui préparaient le succès du 11 mai et triomphaient ce jour-là, soient doués d'une bonne satisfaction d'eux-mêmes et d'un heureux optimisme. Notre Populaire bimensuel sait [passage illisible]. Mais qu'il soit permis à un vieux grognard de la troupe marchante de grommeler un peu. Il est temps de secouer le parti. Il est utile qu'il prenne conscience de certaines de ses faiblesses et fasse de son mieux pour les corriger.

L'échec du journal Parmi les échecs qui nous sont le plus sensibles, qui sont le mieux sentis par nos camarades de province et dont on peut dire qu'ils sont déplorés même par nos adversaires et par les simples sympathisants, il n'en est pas de plus cuisant que la disparition de notre Populaire quotidien. Tous les militants de province que j'ai eu l'occasion de rencontrer m'ont dit à quel degré il leur est difficile de faire comprendre même après le vote unanime du congrès, que le parti n'a pas été capable de maintenir sur pied un journal quotidien. J'ai beau insister, leur expliquer ce qui fut déjà expliqué au congrès : que nos fonds étaient épuisés, que les sacrifices des organisations étrangères ne pouvaient être continués ; qu'il était impossible de demander à la rédaction et à l'administration du journal un effort considérable et désintéressé, qu'il faisait pour la plus grande partie gratuitement - au fond, ils ne Comprennent pas qu'au lendemain de la victoire nous ayons été obligés de déposer notre principale arme et que nous nous *

Texte sans titre publié dans Le Populaire, bimensuel (1924). (Fonds Hubert-Mauss, Archives du Collège de France.)

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soyons démunis à ce point de tout moyen puissant de propagande, de défense, d'attaque et d'action. Alors je leur explique qu'au fond nos camarades et moi-même nous nous trouvions fatigués, que nous ressemblions à ces troupes que, pendant la guerre, on réussissait à amener sur la position, mais qui réussissaient à peine à y rester tant elles étaient fourbues. Alors, ces amis comprennent, excusent, niais n'en regrettent pas moins l'échec. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il faut arrêter la calomnie qui circule, suivant laquelle certains d'entre nous, satisfaits d'avoir des tribunes aussi puissantes que notre vieux Populaire, n'auraient pas montré un très grand zèle à le faire vivre. La vérité c'est que le parti était épuisé par une dure campagne et qu'il faut lui laisser le temps de reprendre ses forces.

L'échec des revues socialistes Moins pénible parce que moins retentissant, mais peut-être aussi grave, est l'échec de nos deux revues socialistes... L'Avenir, héritier de l'ancienne et glorieuse Revue socialiste, celle de Benoît Malon et de Rouanet, héritier de la Revue syndicale d'Albert Thomas, a bouclé, publié son dernier numéro en décembre 1923. Severac, qui le dirigeait avec zèle et même avec un certain succès financier puisqu'il ne laisse aucune dette, Severac et ses amis se sont lassés d'un effort qui retombait toujours sur les mêmes. Là, c'est plutôt l'activité intellectuelle du parti et des membres du parti qui firent défaut que ses moyens pécuniaires. La Vie socialiste qui a rendu tant de services au parti dans sa lutte contre le bolchevisme et pour son information sociale et internationale a été maintenant arrêtée par la maladie grave dont notre cher Renaudel s'est enfin remis. Peut-être allons-nous la reprendre. En attendant nous nous taisons et le parti n'a plus pour documenter ses militants que cette feuille de quinzaine. Je renonce à mettre en regard de ces échecs les efforts formidables que fait le communisme grâce à L'Humanité qu'il nous a volée, son Bulletin communiste et tout l'ensemble de ses publications, dont les ressources ne peuvent être comparées aux nôtres ni en quantité ni pour la pureté de l'origine. Certes, l'effort auquel notre secrétaire général Paul Faure nous convie est absolument nécessaire. La première question est en effet d'organiser le parti, d'en faire vivre et fonctionner dans le détail chacune des sections, chacune des fédérations. Ceci est l'action primordiale, base et principe de toute autre sans laquelle aucune autre n'est efficace, mais elle n'est à aucun degré suffisante et je dirai même que, conçue seule comme cela, elle ne mènera pas le parti très loin.

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Il faut en effet un ordre de bataille, savoir où sont les emplacements des troupes, où nous sommes forts, où nous sommes faibles. Mais encore de cette armée s'agit-il de savoir ce que nous voulons faire. Or, à mon avis, notre action semble menacée de deux dangers. D'une part, notre succès parlementaire très grand et très légitime peut avoir pour effet de nous donner l'illusion d'une beaucoup plus grande puissance que celle que nous avons réellement. Et d'autre part, dans la mesure même où cette puissance s'exerce, elle entraîne un certain nombre des nôtres à des compromissions et des faiblesses véritables. Pour bon nombre, le cartel des gauches qui devait être un cartel d'une heure devient un cartel de toujours. Le Parti socialiste, qui est en effet l'aile gauche du Parti républicain, tend à n'être que cela au lieu d'être l'organisme d'action et de pression de la classe ouvrière et des travailleurs en général sur ce Parti républicain. Dans un certain nombre de cas, nos camarades sont à la remorque du radicalisme au pouvoir au lieu d'être au moteur. Le grand danger est que, ayant eu la victoire, nous ne sachions pas nous en servir. Dans un prochain article, j'expliquerai comment il faudrait ajouter à l'organisation du parti un certain nombre d'organismes nouveaux pour le galvaniser un peu et lui permettre de jouer vraiment son rôle de directeur de l'action ouvrière sociale et républicaine.

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Socialisme et bolchevisme *

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Le Monde slave veut bien publier aujourd'hui le début d'un petit livre dont le titre sera: Appréciation sociologique du bolchevisme. Cet ouvrage est de forme assez populaire et ne prétend à aucune originalité particulière ni dans la connaissance des faits, ni dans leur traitement. Il consiste seulement à raconter le bolchevisme de la façon la plus simple et la plus exacte qu'il a été possible à un historien qui connaît assez mal le russe et les choses russes, mais qui devait faire ce travail, car il lui fallait répondre de façon sereine et impersonnelle à la très grave question de théorie politique générale que pose l'introduction: en quelle mesure l'expérience bolcheviste prouve-t-elle ou improuve-t-elle le socialisme ? La conclusion, qui contient cette réponse, a été publiée par la Revue de métaphysique et de morale, numéro de janvier 1924. Le livre se compose de l'introduction et de cinq chapitres : I. II. III. IV. V.

Dans quelle mesure le bolchevisme a-t-il été une expérience ? et Comment le bolchevisme s'est emparé de la Révolution russe. (Cette introduction et ce chapitre sont publiés ici.) Dans quelle mesure le bolchevisme a-t-il été du socialisme ? ou Bolchevisme et communisme. L'échec économique et moral. Le succès politique. La Nouvelle économie politique.

Enfin, une Conclusion termine l'ouvrage.

Le livre a été écrit fin 1923 et, pour le publier, il faudra mettre a jour les deux derniers chapitres, ce qui sera facile. Ceux que l'on trouvera ici n'ont trait qu'aux événements de 1917 à 1923. Nous n'avons rien à y changer, car, en dehors des *

Le Monde slave, 2e série, 2e année, nº 2, février 1925, pp. 201-222.

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derniers documents que M. le président Masaryk, M. le général Janin et d'autres ont publiés dans le Monde slave, et en dehors du livre passionnant et retentissant de Trotski : La Révolution d'octobre 1917, cette période n'a pas été l'objet de révélations bien importantes. D'ailleurs, comme ce qui suit, tous ces nouveaux documents, y compris le livre de Trotski, montrent l'effroyable désordre dont le bolchevisme est né, dont il est l'expression, et contre lequel il a réagi 1.

Introduction Nécessité d'une étude sociologique du bolchevisme La dernière forme qu'ait revêtue le socialisme est celle qu'on appelle aussi et qui s'appelle elle-même le bolchevisme 2. Cette secte socialiste se donne elle-même avec assez de précision le nom de communiste, pour se distinguer nettement des partis sociaux-démocrates taxés par elle avec dédain de « petite-bourgeoisie ». Elle revient au terme usuel avant l'invention du mot de socialisme, marquant ainsi qu'elle constitue non un progrès, mais un retour à une tradition plus fruste, mais plus pure que celle de la « social-démocratie ». Le communisme a sur les autres doctrines et les autres partis socialistes une immense supériorité : il a l'autorité du fait, du triomphe, de la force et de la réalisation politique. Pour un très grand nombre de socialistes, le communisme est le premier essai de socialisme, plus pur d'éléments étrangers que la Commune de Paris ; et une masse considérable de bons ouvriers et de bons socialistes, non pas seulement de Russie, se sont convertis au communisme parce que, pour eux, la révolution sociale est victorieuse là-bas, même si la victoire est chèrement achetée. Pour eux, c'est de ce nouveau foyer qu'elle se propagera irrésistible cette nouvelle Mecque n'est pas une Salente, et ils en conviennent mais elle le deviendra ; ils ont la foi malgré tout. Làbas, c'est, de vrai, la terre bénie où se pratique la doctrine sainte. Esprit religieux, c'est d'elle, c'est de l'Internationale rouge, de Moscou qu'ils attendent et l'idée et surtout l'ordre impératif qui accouchera cette idée à l'être, comme elle fut engendrée là-bas, 1

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M. Marcel Mauss, directeur d'études pour les religions des peuples non civilisés à l'École pratique des hautes études, rédacteur de ]'Année sociologique, est l'un des chefs de la jeune école sociologique française et le plus intime et le plus fidèle disciple d'Émile Durkheim. La position qu'il a prise en face du problème bolcheviste est très particulière, et elle n'engage naturellement que lui. Mais le Monde slave, qui se propose de présenter sous tous leurs aspects divers les problèmes slaves du présent et du passé, pour en susciter la libre et féconde discussion scientifique, est heureux de publier des fragments d'un travail où chaque page témoigne avec éclat d'une haute conscience, d'une méthode rigoureuse, et d'un puissant effort d'impartialité. (N.d.l.r.) Le mot de « bolchevisme » vient de bolchevik, mot qui grâce à l'extrême souplesse du russe, désigne successivement deux idées. D'abord celle de « majoritaire », par opposition aux minoritaires, alias: mencheviks, autre fraction du Parti social-démocrate, mise en minorité par Lénine, et qu'ont dirigée Plekhanov, Martov et autres. Puis, comme ces majoritaires étaient en même temps des maximalistes, des partisans de la réalisation immédiate du programme maximum, et que ce mot se traduit aussi par bolchevik, on a créé le mot de bolchevisme après la Révolution russe de mars 1917, pour désigner le maximalisme de ce parti ; de même le mot menchevik ne rappelle plus que l'idée de minimalisme, et l'événement de la scission est oublié.

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par violence, par force. Les Russes ont montré ce que pouvait la grande révolte, fûtce au prix de la misère et de la famine. À eux de décider de la révolution mondiale. D'autre part, les politiciens et les théoriciens de la politique bourgeoise procèdent de même façon en sens inverse. Ils arguent du soi-disant échec de la révolution sociale en Russie pour dégoûter les masses de l'idée socialiste, génératrice de désordre, de terreur, de pauvreté, de famine. Le fait accompli, les uns l'adorent et les autres l'anathématisent. Ces deux attitudes sont également naturelles. Aussi ne comprendrait-on pas qu'une politique expérimentale ne prît pas position ; car tout de même l'expérience bolcheviste est une expérience, au sens vulgaire du mot, un essai. C'est pourquoi, malgré notre répugnance pour toute considération trop particulière à telle ou telle société, ou à tel ou tel mouvement, malgré notre volonté d'éviter à tout prix toute conclusion hâtive, malgré notre décision d'observer et de ne pas censurer, malgré notre propos de ne prescrire qu'à coup sûr et de ne pas vouloir toujours réformer la société, morigéner et corriger les hommes, il faut prendre parti. Nous nous sentons tenus d' « apprécier », comme disait Comte, l' « expérience » bolcheviste. C'est une idée, et c'est un fait social, et de première grandeur. Il serait absurde et imprudent théoriquement de le négliger. Aussi bien cette « appréciation » est-elle féconde en enseignements.

Origine socialiste du bolchevisme Certains socialistes dénient toute parenté entre le bolchevisme russe et leurs principes, et toute responsabilité du socialisme dans cette gigantesque et tragique aventure. C'est tôt et mal dit. Les bolchevistes, Lénine et son parti, se réclament fort exactement et à fort bon droit de toute une partie de la tradition socialiste. Révolutionnaires à la façon blanquiste, héros d'un complot et d'un coup de force réussis devant l'ennemi, ils ont raison de se proclamer dignes héritiers de Babeuf et de la Commune. Communistes à la façon romantique, ils peuvent, de plus, s'approprier toute une partie de la doctrine marxiste dont ils se vantent d'être les seuls représentants. Même leur prétention de s'annexer, sous le nom de communistes, et Marx et même Jaurès n'est pas sans fondement pour le premier, si elle est sans apparence de fondement pour le second. Marx et Engels furent, parmi leurs contemporains, les derniers qui se résignèrent à employer le terme de socialisme à la place du mot décrié de communisme, qu'ils continuèrent à accoler souvent à socialisme. Ils furent de ceux qui inventèrent, non la pratique ou le mot, mais l'usage, la valeur technique du terme de lutte de classes. Enfin, c'est eux qui eurent l'idée d'une révolution sociale qui serait une révolution de classe et non pas de la nation. Ce n'est qu'après la dissolution de la 1re Internationale, après la constitution des partis sociaux-démocrates, après les premiers succès de ceux-ci, que Marx et Engels corrigèrent leur doctrine. C'est même plus précisément Engels, après la mort de Marx, ce sont les épigones, Bernstein, Kautsky et la

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deuxième génération marxiste, qui ont dégagé la notion d'une révolution accomplie par la conquête légale du pouvoir politique, et aussi celle d'une révolution qui ne serait pas exclusivement celle du prolétariat industriel, mais faite par lui, au nom de sa « mission historique », pour la communauté entière. Le communiste peut à bon droit s'annexer toute une partie du marxisme, la plus ancienne, sinon la plus forte et la plus raisonnable. Il faut rappeler que ce n'est qu'au congrès de Londres de 1896 que l'Internationale en voie de formation se sépara définitivement des anarchistes. Par contre, c'est par une véritable gageure, et même par un immonde mensonge, que les communistes de Moscou se réclament de Jauris, s'emparent de quelques déclarations révolutionnaires ou marxistes sur la « haine créatrice », sur les « révolutions qui abattent » les « gouvernements de crimes » qui auront voulu la guerre. Cet esprit, conciliateur et audacieux en même temps, a certes toujours réservé les droits et la doctrine révolutionnaires. Mais nul plus que Jaurès ne fut un démocrate, un républicain, un légaliste, un socialiste au sens large du mot, et non un « ouvriériste », et personne ne répugna plus à toute violence, à toute tyrannie de classe, à toute Terreur, à toute contrainte même qui ne fût celle de la loi, ou à toute répression qui ne fût pas celle de crimes tels que la guerre agressive, le déni de justice ou la réaction. Toujours est-il que le socialisme, et en particulier le socialisme marxiste, n'a pas le droit de répudier la parenté vraie qui le lie au communisme, et sa responsabilité relative. Il n'y a même pas intérêt. Car si horrible et si fou, si bête et sinistre qu'ait été et soit encore par places le régime bolchevik, il a pourtant une incontestable grandeur. Audace intellectuelle et pratique, sincérité et désintéressement dans l'essai d'une forme nouvelle de société, héroïsme des militants qui, au cours de trois ans de longues et inexpiables guerres civiles, pendant deux années de guerre étrangère, risquèrent leur vie et celle de leurs familles ; intégrité et pureté morales de cette immense majorité des communistes, ouvriers, intellectuels, mêlés d'un certain nombre de paysans et de quelques nobles de bonne famille russe, qui gèrent et ont géré, mal, si l'on veut, mais sans en retirer rien pour eux-mêmes, un immense patrimoine - dimensions mêmes, « colossales », « énormes », comme dit l'autre, de l'entreprise mondiale, cette folle, mais grandiose idée de révolution universelle ; entreprise patriotique aussi depuis que, renonçant à un internationalisme naïf, les bolcheviks ont restauré, sous le nom de Fédération, l'unité russe et même la grandeur russe mises en péril par l'intrigue allogène et étrangère. Cela constitue vraiment un actif moral assez beau pour que les communistes du monde entier en soient fiers, pour que les socialistes y soient sensibles, et pour que quiconque a quelque générosité d'âme n'y soit pas indifférent. Nous ajouterons plus tard les ombres au tableau, même moral ; nous les dessinerons, non moins que les beaux traits. Cependant cette question de savoir si le communisme est ou non une forme - nouvelle et imprévue, ou ancienne et orthodoxe - du socialisme 1 est plutôt d'histoire et de dogmatique révolutionnaire, et, après tout, assez se-

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Il faudrait d'ailleurs distinguer, même dans cette doctrine, et des phases et des courants en sens inverses. Par exemple, le bolchevisme a eu deux politiques à l'égard des anarchistes et de leur communisme. Pendant les trois premières années, les bolcheviks se sont apparentés aux anarchistes et nihilistes ; ils ont même fait de la sympathie, de l'adhésion de ces groupements, l'un des signes de la sincérité des diverses sections de l'Internationale communiste (Thèses du 111, Congrès de l'Internationale Communiste de Moscou, 1921). Puis, de plus en plus gouverne-

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condaire. Car dans l'esprit du public, dans l'esprit de ceux qui ont fait la révolution bolchevik, et en fait aussi, la révolution bolchevik est bien une « expérience socialiste ». Possibilité, utilité, nécessite d'un jugement Il n'est ni trop tôt pour juger l'expérience bolchevik, ni impossible de la juger sainement avec tout le recul nécessaire. D'abord nous lui sommes étrangers et - on l'a dit - l'étranger a, par nature, en général et à quelque degré le privilège d'impartialité, le même qu'a l'historien. D'autre part, nous sommes très suffisamment renseignés. Les chefs communistes russes sont pour la plupart d'excellents journalistes et écrivains, et s'ils mentent quelquefois, ils font cependant profession d'une franchise et même d'un cynisme extraordinaire dans certains de leurs exposés critiques. Ils se pardonnent aisément leurs fautes et se gaussent sans pitié, eux-mêmes, de leur action et de ses résultats. On dira qu'ils ont arrêté toute presse indépendante, censuré les télégrammes des correspondants étrangers, qu'ils fouillent les Russes et les voyageurs qui sortent de leur frontière. N'importe, ils se disent eux-mêmes beaucoup de leurs vérités ; ils ont un tel orgueil et un tel prurit de publicité que leurs documents officiels suffisent amplement contre eux-mêmes. Enfin, depuis deux ans, tant de Russes, tant de communistes de tous pays et plus ou moins fidèles vont et viennent, tant de missions sont installées en Russie, tant de voyageurs impartiaux peuvent traverser cet immense empire en tous sens, que nous disposons par écrit et par ouï-dire de « tout ce qu'il faut pour établir un jugement » 1. Ensuite, l'expérience a assez duré. Elle s'est développée sur une étendue de plus de six années, dont les trois dernières sans blocus et sans guerre étrangère, dans des conditions que le gouvernement dit des Soviets s'est, après tout, choisies assez librement. Pendant les trois premières années, de 1917 jusqu'à la paix de Riga, les Soviets ont eu l'excuse certaine de la guerre étrangère et celle d'un absurde et sauvage blocus ; ils n'ont été qu'à demi autonomes. Depuis, ils ont été dans une situation extérieure relativement normale, leur commerce extérieur, leurs ressortissants recevant à peu près partout - sauf en France - un traitement bien meilleur que celui qu'ils réservent chez eux au commerce et aux sujets étrangers. Ils n'ont plus excuse ni raison qui soit du fait d'autrui.

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mentaux et étatistes, les bolcheviks russes ont rompu avec les anarchistes de leur pays et se sont mis à taxer d'utopie et de « maladie infantile » les tendances de certains des partis associés. Il est inutile de citer ici toute une littérature ; peu d'événements en ont suscité une plus vaste et en tous sens, et de meilleure. Malheureusement, peu des livres et articles publiés en France sont vraiment impartiaux. Nous ne ferons exception que pour les très exacts et consciencieux « Extraits de la presse russe » que collectionne et publie le Bulletin de la presse du ministère des Affaires étrangères depuis 1917. Ils constituent une collection de documents de premier ordre et fort bien choisis.

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Nous allons donc, comme c'était à la mode autrefois, « apprécier », à la façon de Comte, « critiquer », à la manière de Renouvier, cette phase de l'histoire de la Russie et de l'histoire contemporaine. Il va sans dire qu'il faudra éviter les vices du raisonnement comtiste, qui dressait une philosophie de l'histoire pour justifier une vue de son esprit, et ne l'édifiait que sur des conceptions romantiques et romanesques de l'histoire du Moyen Âge, de l'Église et de la royauté en France. De même les notions de la chute et du relèvement moral nous sont étrangères, tandis qu'elles forment le fondement de la philosophie de l'histoire du criticisme. Cependant cette forme de discussion qui consiste à situer dans sa quasi-nécessité un moment d'histoire dans l'ensemble de l'histoire a encore son emploi. Tant que la sociologie, toujours dans l'enfance, n'aura pas créé les moyens statistiques, mathématiques, historiques et géographiques d'observation et d'enregistrement qui permettront de suivre - sinon de prévoir et de diriger - toute crise sociale ; tant que, par suite, nous ne pourrons en mesurer sûrement les effets, et encore moins en corriger les vices, ou en faire naître les plus beaux fruits ; tant que l'art politique ou moral ne correspondra pas à une science sociale plus avancée, il y aura lieu d'employer les procédés usuels de dialectique, pourvu que ce soit avec le plus de méthode possible sur les sujets les mieux définis possibles. La morale et la politique n'ont pas le temps d'attendre. Il suffit donc qu'elles procèdent par des voies exclusivement rationnelles, et en ne tenant compte que des faits. Aussi bien ce droit d'appréciation est-il reconnu par le bolchevisme et le socialisme eux-mêmes ; ils prétendent - à leur honneur - être des mouvements sociaux conscients, en perpétuel éveil et se corrigeant constamment d'après l'expérience quotidienne. Cette méthode a été suivie même par le marxisme, dont les prétentions scientifiques sont seulement exagérées : car la thèse familière de la « mission historique » du prolétariat n'est pas autre chose que la vue du rôle à remplir par une classe dans un progrès général, conçu d'abord de façon alambiquée, à la Hegel 1, puis de façon trop simpliste, sous la forme ou brutalement matérialiste à la Büchner, ou du matérialisme historique, puis simplement à la manière spencerienne. Il ne serait pas difficile de pasticher ici Marx, de recommencer à propos de cette gigantesque Commune ses deux fameux pamphlets sur la lutte des classes en France et sur la Commune de Paris. Si nous évitons cette parodie, qu'on nous permette de suivre, dans le fond, l'exemple donné. D'autre part, nul plus que le sociologue ne doit s'intéresser aux diverses phases de la Révolution russe. C'est d'abord un phénomène social gigantesque, et surtout actuel, dont l'observation constante peut donc procurer au savant des joies du genre de celles que seuls les astronomes et les physiciens connaissent pleinement : celles de l'expérience vérifiant la théorie et la prévision. De plus c'est un phénomène nouveau: la gestation pénible et lente d'un ordre de faits neufs et imprévus. Même par rapport à l'état de la sociologie et aux quelques prévisions et prescriptions morales que Durkheim et d'autres avaient hasardées ou prescrites, elle ouvre des perspectives à des réflexions 1

Ich habe mit den Begriffen kokettiert. Marx, Préface de la 21 édition du Capital.

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sans nombre et sans fin. Nul plus que nous ne l'a donc, à son début, saluée avec curiosité, respect et enthousiasme même. Cependant, alors, à la fin de 1917 et jusqu'à septembre 1918, nous payions durement et en personne les conséquences militaires de la trahison bolchevik, ou plus exactement de la catastrophe russe. D'autre part, nous entrevoyions quelles suites allaient entraîner l'anarchisme radical des bolchevistes d'alors et leur naïf internationalisme. Nous savions que des éléments troubles y trouvaient le moyen d'entasser des désordres et des folies, de louches tractations avec l'ennemi. Nous étions bien convaincu que Lénine et Trotski 1 commettaient une faute fondamentale en ne concevant rien de leur révolution, si profondément russe, comme national, dans un pays où le patriotisme conscient de toutes les classes intelligentes et le patriotisme inconscient du paysan se traduisent également par un nationalisme exacerbé ; le manque de sentiment national et de sentiment gouvernemental - défaut qu'ils ont énergiquement corrigé depuis - nous faisait certes désespérer d'eux. Mais par d'autres côtés, nous étions séduit, enthousiasmé même, et réellement disposé, malgré leurs fautes, à les saluer respectueusement comme les annonciateurs d'un monde social nouveau. Un trait fondamental, en effet, éveillait notre sympathie. La révolution bolcheviste - inventive comme tous les mouvements populaires et ouvriers - avait créé non seulement une idée, mais une forme d'organisation : le soviet, organe professionnel, qui était en même temps et à la fois gérant de propriété nationale confiée aux conseils ouvriers et « cellule », « noyau » politique élémentaire de toute la vie administrative et législative de l'État. C'était le premier essai d'une organisation nationale et professionnelle à la fois et de la propriété et de l'État. Cette idée et cette réalisation du soviet correspondaient - à s'y méprendre - aux deux des rares conclusions morales, politiques et économiques que Durkheim avait toujours préconisées, et que la mort l'empêchait de voir matérialisée dans les faits. Toute la conclusion de la Division du travail social et toute celle de son Suicide, tout son enseignement de la morale civique, professionnelle et domestique, préconisaient et la constitution de cette propriété professionnelle, et l'établissement d'une loi morale et politique du groupe formé par l'association économique des gens associés à une même production. Les conclusions même purement scientifiques de ses cours, de son Histoire de la famille, le menaient à faire du groupe professionnel sinon le légataire universel, du moins l'héritier, pour partie, des droits, devoirs et pouvoirs politiques de la famille antique. Car seul le groupe professionnel paraissait à Durkheim assez proche de l'individu pour que leur intérêt à tous deux fût identique, et cependant assez dégagé de lui, et assez autorisé par rapport à lui, pour être un organe de pouvoir et de propriété assez fort pour le discipliner. Enfin, entre la toute-puissance économique sans contrôle de l'individu, entre la vie sans frein moral autre que la loi et la famille affaiblie, d'une part, et l'arbitraire et la souveraineté absolue de l'État d'autre part, il paraissait à Durkheim qu'il fallait un échelon intermédiaire, détenteur de propriété, de richesse, de droits et de pouvoir disciplinaires, modérateur de l'individu, mais 1

On prête à Camille Huysmans, alors encore secrétaire de la Il' Internationale, dans une entrevue à Stockholm avec des délégués bolchevistes, des expressions équivalentes à celle que nous avons employée.

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modérateur aussi de l'État. Par élimination, Durkheim établissait que cette forme de groupe ne pouvait être que le groupe professionnel. Qu'il se soit ou non trompé sur la portée de cette idée profonde, qu'il y ait ou non d'autres formes de groupes secondaires essentiels que le professionnel, ce n'est pas ici le lieu de l'examiner. Mais ce qu'il faut souligner, c'est la parenté de la théorie de Durkheim et de la pratique des soviets. Même on pourrait parler de filiation, puisque les plus vieilles idées de Georges Sorel proviennent de théories de Durkheim, et que Lénine a reconnu l'influence que Sorel avait exercée sur lui ; ce dont ce dernier - pourtant devenu réactionnaire à l'époque - mourut assez fier.

Quelque brutale, quelque élémentaire, quelque déraisonnable que fût l'application de ces idées, elle nous causait donc une puissante angoisse. Nos idées les plus chères et les plus lentement acquises, les plus ardemment préconisées, allaient-elles en sortir infirmées ou confirmées ? Non moindre était là sympathique inquiétude qui nous agitait en tant que socialiste. Depuis Marx, sagement, les socialistes se gardent de construire des utopies et de dresser des plans de sociétés futures. Au contraire, ne préconisant plus guère que la thèse générale apocalyptique et bien formulaire de la « prise de l'administration des choses », ils ont laissé dans le vague, comme imprévisibles, les procédés collectifs de cette administration. Comment cette révolution allait-elle supprimer « l'administration des hommes par les hommes » ? Qu'allait-il sortir de toute cette effervescence morale, et de ce chaos politique et économique ? On craignait les pires malheurs et folies - et certains sont arrivés. On espérait les plus belles moissons, et il ne faut pas dire que rien n'est acquis en Russie. Si peu religieux que soit notre socialisme, si peu de respect que nous inspirent les premiers actes des bolcheviks - dissolution de la Constituante, paix de Brest-Litovsk - nous ne pouvions nous désolidariser d'eux. Moscou apparut à bon nombre d'entre nous ce qu'il reste pour de grandes masses illuminées, même chez nous, une sorte de sanctuaire où s'ourdissait la destinée même de nos idées. Même, les deux intérêts, scientifique et pratique, se multipliaient l'un par l'autre. Car en nous l'ardeur du savant et celle de l'homme politique se mêlaient et s'exaltaient, puisque non seulement c'était le socialisme qu'on invoquait là-bas, mais c'était encore un socialisme qui, entre diverses solutions, ne choisissait que la nôtre, l'organisation professionnelle. L'expérience était poignante, et on comprend avec quelle attention nous l'avons suivie pendant ces longs événements encore en cours. Que prouve-t-elle ? Voilà, maintenant qu'elle est faite, une question qu'on a le droit de nous poser, et à laquelle, de devoir strict, nous devons répondre.

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Chapitre premier Dans quelle mesure le bolchevisme fut-il une expérience? 1. Le bolchevisme et la Révolution russe Dans un jugement moral, il est d'usage - sauf en Russie où la jurisprudence révolutionnaire s'est si cavalièrement dégagée de toute « idéologie juridique » 1 - de rechercher si le coupable est responsable et si, responsable, il est excusable. Une appréciation sociologique ne comporte pas de pareilles procédures : ni réquisitoire, ni plaidoirie, ni arrêt. Et cependant il faut décréter, comme en médecine, si tel ou tel événement est bon ou mauvais. Et cependant encore, il faut rechercher dans quelle mesure tel ou tel mouvement social a été autonome, cause de ses destinées, ou effet d'événements qui le dépassent. Le bon et le mauvais peuvent provenir d'autre chose que de la volonté des hommes ou d'autres volontés que de celles qui semblent les vouloir. Presque aucun mouvement social n'est, en vérité, exclusivement l'œuvre de ceux qui s'en disent les auteurs. Et le déterminisme est encore plus vrai des sociétés que des hommes. In Deo agimur, movemur et sumus. Remplacez la notion du Dieu de saint Paul et de Spinoza par celle du milieu, et vous aurez une expression assez exacte des faits. Les bolchevistes, eux, ne se sont pas fait faute de rejeter - non sans enfantillage - la responsabilité de leurs actes sur autrui. Leur terminologie marxiste, d'ailleurs, leur donne toute licence de se présenter et de se représenter à euxmêmes comme les instruments d'une fatalité naturelle. Cependant, il serait non seulement injuste, mais inexact de ne pas reconnaître qu'en bien des circonstances ils l'ont été. l' « expérience » bolchevik ne mérite ce beau nom d'expérience qu'à demi ; elle le mérite cependant dans cette proportion, ou plutôt elle mérite le titre d'empirique, parce qu'elle en a la physionomie d'un point de vue tout négatif ; parce qu'elle ne s'est faite au nom d'aucun idéalisme, ou plutôt parce qu'elle s'est faite en niant toute idéologie. Des autres caractères positifs de l'expérience - acte rationnel, et choisi, et systématiquement conduit - elle n'a aucun. Elle n'est pas rationnelle ; elle n'a pas consisté à appliquer à une société donnée un remède donné, elle n'a pas été systématique. Sous des appareils logiques, elle a été ballottée entre une dogmatique farouche et une versatilité qui ne craignait aucune contradiction ; elle a passé par des crises d'entêtement stupide, souvent sublimes, souvent atroces, et puis, en biaisant, elle est revenue en arrière ; aveu cynique et critique de soi ne cachaient que l'incapacité à poursuivre avec quelque constance un dessein généreux ou même sordide. Non, cela n'est pas une « expérience » sociologique méthodiquement conduite, ce n'est qu'une immense aventure. Encore si elle avait au moins le mérite d'avoir été intentionnellement, clairement choisie, si elle possédait le troisième trait de l'expérience politique, si elle était volontaire ! Mais non, elle est à un haut degré le produit de circonstances, elle est un effet 1

Krylenko, au procès des socialistes révolutionnaires.

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plus qu'une volition. Elle est un hasard, elle est plaquée, surajoutée sur la vie d'un peuple ; elle n'est pas le produit de sa volonté, l'expression juste de son choix ; elle ne correspond pas à son âme, au mouvement de la mentalité du peuple russe, pas plus qu'elle n'est la pure réalisation des idées de ses dirigeants. Mais cela a besoin d'être démontré, et peut l'être facilement quand on situe le bolchevisme dans l'ensemble dans le « bloc » - de la Révolution russe.

2. Comment le bolchevisme conquit la Révolution russe S'il est un grand mouvement social qui mérite à l'égal des révolutions d'Angleterre, des États-Unis ou de France le titre de révolutionnaire, c'est bien la série d'événements qui, dès la guerre, à partir de 1916, ont totalement changé la constitution juridique et morale du peuple russe. Mépris des droits acquis, adoption d'un autre système de vie, à la fois politique et social, les deux vrais signes 1 auxquels on peut reconnaître une révolution s'y présentent à un haut degré. Mais la Révolution russe n'est, à aucun degré, un phénomène autonome comme l'ont été les trois autres. En Angleterre, la gentry et les bourgeois des villes, en deux fois, soutenus par de grandes masses de peuple, secoués par le protestantisme, en ont fini avec le régime d'absolutisme des Tudor et des Stuart. D'eux-mêmes, sans pression externe et de propos délibéré, ils ont instauré un régime constitutionnel que les générations suivantes n'ont que perfectionné et que, par une fiction, les juristes anglais soutiennent avoir été toujours pratiqué. Peu avant la Révolution française, les « États » 2, comme on disait, avaient promulgué leur Déclaration des droits, pure expression des droits d'une collectivité à se régir elle même. En France, une bourgeoisie intelligente, déjà dominante par la fortune et la force politique, prête pour le pouvoir total, généreuse assez largement, entourée d'une classe ouvrière idéaliste et énergique, exprimant la volonté d'une paysannerie encore inéduquée, mais déjà émancipée, et à laquelle la Constituante, la Législative et la Convention surent transférer légalement des propriétés considérables, en un mot trois classes, un tiers état merveilleux, n'eurent qu'à se transformer en État, faisant éclater aux yeux des peuples du continent les beautés d'un régime de liberté, d'égalité et - pendant un temps - de relative fraternité. L'exemple américain était déjà un modèle. Dans ces trois cas, pour ne pas parler de moins illustres, une nation mûre et agissant volontairement fait tomber un régime pourri. La Révolution russe, comme l'allemande, au contraire, n'est pas l'œuvre de la nation. Elle n'est pas son acte, elle ne fait qu'enregistrer un fait. Elle est le symbole, le symptôme, l'effet de la chute du régime tsariste. Celui-ci n'avait déjà supporté que bien mal les atteintes de la guerre de Mandchourie. Seule l'incapacité des opposants (1905-1906) avait rendu possible la victoire des Dournovo et des Stolypine. La stupidité politique des deux Douma suivantes prolongea de dix ans la tyrannie d'une cour incapable, d'une aristocratie sans valeur, d'une bourgeoisie sans force, et l'exploitation d'un capitalisme pour la plus grande part étranger. Rien de l'armature 1 2

Nous nous référons ici à une définition de la notion de révolution que nous justifierons ailleurs. Les États-Unis de l'Amérique du Nord.

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autocrate et orthodoxe posée - flottant - sur l'immense masse russe, violemment imposée à d'énormes nationalités allogènes, rien de la forme policière, rien de l'autorité de la hiérarchie corrompue, rien du faible capitalisme russe ne fut capable de subir une longue et terrible guerre. Tout avait craqué dès la fin de 1916. Le peuple et l'armée, le tsar, plus patriotes que la cour, tenaient encore le front -artificiellement galvanisés par les Alliés et soutenus en tout par eux, leur crédit, par leurs fournitures d'armes. Mais Protopopov et Sturmer, au retour de leur visite à Londres et Paris, voyaient Warburg à Stockholm, l'un étant Premier ministre et l'autre président de la Douma. Le ravitaillement des armées se faisait à peine, l'intérieur gardant tout et les corps se « chipant » entre eux le reste ; d'immenses réserves de mobilisés ne pensaient qu'à rester loin du front. La bureaucratie continuait sa besogne de police, inapte à aucune autre tâche. Et le capitalisme russe, naissant à peine et si faible avant la guerre, avait depuis un an définitivement sombré. Dans la plupart des gouvernements excentriques, dans toute la Sibérie, le mouvement des vivres et des commodités n'était plus assuré que par les coopératives, les soviets et les zemstvos locaux. Rien ne tenait plus par rien : il ne restait plus qu'un peu d'obéissance passive à la volonté ténue d'un tsar falot. Les échecs de 1916, la menace de la trahison, un drame de sérail (meurtre de Raspoutine), l'indifférence, sinon la volonté des ambassadeurs alliés, un tout petit effort de quelques hommes politiques et de quelques généraux, cela suffit ; tout tomba. Le tsarisme, de janvier à mars 1917, s'est évanoui : personne, réellement personne, ne l'a renversé. Le parti réactionnaire ne se reforma que dans la guerre civile et l'émigration. Ni l'aristocratie, ni les fonctionnaires, ni l'armée, ni même la police et le clergé n'eurent le courage de marquer la moindre sympathie à la famille impériale. Le gouvernement libéral de Lvov et de Miliukov, malgré l'unanimité russe et la loyale collaboration des socialistes révolutionnaires (S.R.), s'évanouit lui aussi. Les S.R. avec Kerenski prirent le pouvoir. Cette fois il y eut enfin de l'enthousiasme, et la Révolution russe commença. Mais, on le voit, elle est tout entière l'œuvre des circonstances extérieures et intérieures, et non l'œuvre d'une société vivante qui se crée sa Constitution de force, contre une réaction, et de toutes pièces, par son génie. De même que la Russie n'est pas cause de sa révolution, de même les socialistes révolutionnaires, avec Kerenski, n'en furent que les instruments. Ceux-là furent tout de suite débordés par les choses ; elles étaient dans un état désespéré, il est vrai. L'armée ne comprenait pas que la révolution, ce n'était pas la paix. Le peuple ne comprenait pas que l'Internationale victorieuse dont on lui parlait n'organiserait pas le monde ; et les Alliés refusèrent à Kerenski la platonique satisfaction et le prestige d'une conférence socialiste à Stockholm. Phraseurs et viveurs, pleins d'une ivresse d'échappés à l'exil, les S.R. désorganisèrent l'armée par les fameux « prikaz 1 et 2 », destructeurs de la discipline. Ils détruisirent aussi les deux seuls organes politiques de la Russie de 1916, la bureaucratie et, chose plus grave, la seule organisation civique, les zemstvos : ils reconnurent la suprématie aux soviets locaux, aux conseils « d'ouvriers et de soldats » qui sont antérieurs à Lénine. Socialistes, ils énervèrent la justice et abolirent les peines impopulaires : la peine capitale et le bannissement perpétuel, nécessaires en temps de guerre. Scrupuleux, ils ne voulurent pas partager d'eux-mêmes les terres aux paysans, ils voulurent attendre la Constituante, qu'ils tardèrent à convoquer. Ballottés entre le patriotisme et leur pacifisme ; minés par l'intrigue allemande qui leur avait

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renvoyé les bolcheviks, et par l'intrigue réactionnaire où les Cent Noirs s'alliaient aux pires anarchistes ; pris sous la pression alliée, aventurant lamentablement l'armée dans l'offensive malheureuse de Brusilov, assistant inertes à la débâcle de cette armée, ils s'évanouirent eux aussi, et ne laissèrent de leur passage au pouvoir que le souvenir d'hommes faibles, peu travailleurs, et inférieurs à l'immense péripétie. La Constituante, dont les élections ne se firent que trop tard, ne se réunit qu'après la Révolution d'octobre, et par permission des bolcheviks ; elle se laissa dissoudre, ridiculement, par des marins et des soldats. Avec les bolcheviks, les Russes trouvèrent des chefs. Ceux-là au moins avaient de la volonté : Lénine et Trotski s'étaient exercés, non moins que Goetz ou Martov, dans les complots de 1905-1906. Mais en plus leur doctrine maximaliste les libérait de tout scrupule, de toute générosité mal placée, et aussi de toute sympathie pour les Alliés. Ils avaient avec eux des hommes qui, comme Dzerjinski, Rakovski, Radek, Peters, n'étaient même pas des Russes ; leur sauvage volonté, encore toute-puissante aujourd'hui, ne s'embarrassait d'aucun amour pour cet immense peuple. Celui-ci d'ailleurs s'abandonnait tranquillement à la joie d'être libre. Les derniers mois du gouvernement Kerenski furent une vaste fête, qui dura encore quelque temps après la révolution bolchevik. Les Russes de la campagne et de la province restaient au fond indifférents à l'avance allemande comme à tout ce qui ne les concernait pas directement et se passait au loin, à Moscou et à Petrograd. Seule une minorité d'intellectuels et d'ouvriers, de militaires et de marins prenait vraiment part à la révolution. Ce furent ceux-là qui firent cortège à la petite équipe des bolcheviks, pour la plupart émigrés et déportés rentrés en Russie. Quelques-uns de cette équipe, Peters par exemple, étaient de purs aventuriers, des gunmen exercés aux coups de main contre les banques et les fermes en Amérique. Apathie d'une part, volonté claire, fanatique, et force, d'autre part, voilà la relation qui unit dès lors et unit toujours le peuple russe à ses despotes bolcheviks. Ce n'est pas du tout celle qui liait Cromwell ou Guillaume d'Orange au Parlement anglais, Washington à la Convention de Philadelphie, et nos constituants ou conventionnels à leurs mandants. Tout comme le tsarisme et exactement autant que lui, le bolchevisme est plaqué sur la vie russe, sur la Révolution russe, dont il est le maître depuis six ans bientôt. Les communistes dirigent, et par conséquent ils profitent. Ils exploitent la Révolution russe, son idéologie, ou plutôt ils manient la Russie, son matériel humain, ses richesses démesurées en choses et en hommes. Ils ne sont pas plus les créateurs de leur régime - et pas moins - que le tsar ne J'était de sa position byzantine d' « autocrate » et de sa position cléricale de chef de l'Église orthodoxe. Ils se sont emparés de la Russie comme les descendants de Rurik, jadis, la « mangèrent » et la firent servir à leurs desseins. Ils se maintiennent comme le tsar, par les mêmes procédés, par la force militaire appuyant la force policière, par les moyens de la Druzina antique, le corps des volontaires, l' « organisation de combat » soutenant le tyran. Et à l'égal des tsars imitateurs des tyrans anciens, Periandre de Corinthe et Tarquin l'Étrusque, Lénine et Trotski ont su abattre tout ce qui s'opposait à eux. Ils sont la seule force publique. Le gouvernement communiste fait donc depuis au moins trois ans figure et grande figure d'État aux yeux des Russes. Tous les bons esprits de Russie et même de l'émigration, tous les étrangers de bonne foi qui reviennent de Russie disent que le gouver-

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nement des communistes est le seul que l'immense majorité russe accepte, le seul qui ait un personnel capable un jour de relever l'immesurable empire ; les plus purs patriotes russes préfèrent voir ce régime évoluer de lui-même vers des formes plus humaines de la vie politique et morale et économique. Aucun ne veut plus risquer une contre-révolution blanche. Celle-ci, les massacres de Denikine et de Wrangel le prouvèrent, serait encore plus atroce et plus chaotique, et plus immorale que le bolchevisme.

3. Comment le bolchévisme se comprend par l'état de guerre Mais le bolchevisme, maître de la Russie et de la révolution, n'était pas maître de ses destinées. Il était agi encore plus qu'acteur, il était le jouet et non pas l'expérimentateur. Plus qu'aucun des gouvernements d'après guerre, il a été incapable de suivre en paix la voie qu'il s'était tracée. Ici, même le plus froid des historiens, le plus soucieux de seulement décrire, le plus indifférent des sociologues, le plus abstrait des philosophes, doit employer des termes moraux et convenir qu'il y a, pour les bolcheviks, excuse jusqu'à un certain point. Car on est injuste envers eux, quand on oublie que jusqu'à la fin de 1920 ils ont vécu en état de guerre. La guerre étrangère n'était pas terminée quand ils prirent le pouvoir. Jusque après Brest-Litovsk ils eurent à maintenir une sorte de front. Le traité avec l'Allemagne ne leur donna pas la paix avec celle-ci. Les Allemands ne cessèrent d'avancer en Ukraine au Kuban, au Caucase, en Finlande, que lorsque l'assassinat de leur ambassadeur à Moscou - et les premières victoires alliées - les eurent mis un peu à la raison. Mais en même temps, les Soviets - car il y avait des Soviets. alors - avaient à mener une autre guerre défensive, civile contre les blancs, et étrangère contre les Alliés. Ceux-ci nièrent et nient qu'à l'alliance russe ils aient fait succéder un état de guerre. Ce sont fictions et mensonges. Ils ont traité la Russie bolchevik en ennemie. Ils ont commis des actes d'hostilité moins violents que ceux d'une guerre à mort comme la dernière, mais ils en ont commis. Les Anglais ont coulé des vaisseaux, occupé Murmansk, Arkhangelsk, et pénétré assez profondément dans les gouvernements du Nord, tandis que leurs expéditions sur la rive gauche de la Caspienne prenaient - aux champs de pétrole - la succession des Allemands. Les Français et les Anglais ont bloqué les ports de la mer Noire, et les Français ont bombardé Odessa, y aventurant sans raison des divisions - après l'armistice - même sans le motif légitime de poursuivre les Allemands auxquels l'hetman Skoropadski - soudoyé par la France - avait si gentiment remis l'Ukraine et sa fantastique et coûteuse armée. Les Japonais ont pris et Vladivostok et Sakhaline, l'île qu'ils gardent encore 1. Tous les liens diplomatiques

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Elle a été entre-temps rendue à la Russie par le récent traité russo-japonais. (N.d.l.r.)

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ont été rompus, et un blocus sévère institué, qui ne s'est relâché que vers la fin de 1920. Voilà pour les Alliés, voici maintenant pour les nations que les bolcheviks avaient émancipées, par un trait de génie politique, qui restera à leur actif. Guerre avec la Finlande, terminée seulement à la fin de 1919, guerre avec l'Estonie et la Lettonie, bases des armées de Judenic et d'une intrigue allemande ; guerre avec la Pologne, foyer des intrigues françaises et de Savinkov - cette guerre ne fut terminée qu'à Riga en 1921 ; guerre avec les républiques du Caucase ; cette guerre fut, elle, nettement agressive, de la part des Russes, en Géorgie et en Azerbaïdjan, comme la guerre du Turkestan (après 1921). On le sait bien, toutes ces guerres ont eu un aspect plutôt comique ou moyenâgeux ; elles n'ont eu - sauf la guerre contre la Pologne - qu'un faible écho dans le peuple et dans l'armée. Elles ont été conduites souvent en désordre. D'autre part, elles ont été fréquemment menées au nom de la Russie, au nom d'un nationalisme ou encore d'un patriotisme - et d'un patriotisme d'ailleurs respectable -, et non en vertu des principes de la Révolution russe, internationaliste au meilleur sens du mot. On y consent. Mais il a fallu une volonté de fer pour lutter ainsi sur tous ces fronts, pour avoir des troupes, pour les mener au combat, pour les assurer contre les traîtres. Ce fut une crise perpétuelle, où les communistes ont vraiment sauvé leur pays, eux qui avaient manqué le détruire. Ils ont bien plus que J'excuse du motif valable, ils ont encore celle des heureux effets de leurs actes. Même au point de vue de leur régime intérieur, il faut voir leurs raisons, car une nation en guerre ne peut, sous peine de disparaître, tolérer une liberté et un respect de tous les droits qui sont le privilège d'un état de paix. Plus atroce que les guerres étrangères - héroïques, après tout - fut la guerre civile. Le Russe ne craint pas la mort et il craint encore moins de l'infliger. Il y eut bien des épisodes pénibles et des alternatives comiques : des villes blanches se rendent à une avant-garde rouge ; des villes rouges, des divisions massacrent leurs commissaires à l'annonce d'une sotnia de cosaques de Denikine, et deviennent blanches du coup ; des contrées entières passèrent sans peine et sans trop de heurts et sans souffrance de Koltchak ou de Denikine aux Soviets et de ceux-ci à Koltchak, et trois et quatre fois ; car l'extrême sensibilité slave permet ces volte-face. Mais, dans l'ensemble, la chouannerie militaire de Koltchak, Denikine, Judenic et Wrangel - pour ne pas parler de celle des brigands sibériens, de Semenov, ou des « verts », paysans d'Ukraine, montagnards de l'Anti-Caucase et cosaques de la steppe - commit plus de crimes, plus fréquents, plus inutiles, plus barbares, plus sauvages, plus voulus que ceux de cette immense jacquerie qu'est au fond la Révolution russe. Les expéditions de ces généraux vaincus, celles surtout de leurs lieutenants, davantage encore celles de leurs détachements quelquefois réduits à deux officiers, furent des raids de « grandes compagnies », opposés aux expéditions, aux réquisitionnaires, aux fourrageurs bien plutôt ; car telles étaient les troupes des Soviets en 1919 et au début de 1920. Pas de milieu : ces bandes isolées et adverses parcourant ces immenses espaces et arrivant rarement au contact ne se heurtèrent que pour se rendre les unes aux autres

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et incorporer ensuite les prisonniers - ou les massacrer. Surtout, elles ne pouvaient vivre sur le pays qu'en le « mangeant », comme on dit en Russie ; elles ne pouvaient dominer les villes, se faire livrer chevaux et rations par les paysans, que par la plus abjecte Terreur. Les Russes des deux côtés menèrent une guerre civile surtout contre les innocents. La guerre des blancs a son excuse, il est vrai, elle aussi. Faite d'abord par les légions tchécoslovaques, fidèles aux Alliés futurs libérateurs de leur patrie, puis dirigée par l'espèce de débris de Constituante qui se réunit à Omsk, elle fut d'une certaine noblesse dans ses débuts. Mais elle échappa malheureusement bientôt à la pureté des intentions primitives. Koltchak, entouré de ses pareils, les plus féroces réactionnaires, sans scrupules, sans prudence, exilait ceux des ministres, ses anciens collègues, qui le gênaient, et faisait fusiller ou jeter sous la glace quiconque était suspect d'appartenir à leur parti. Gabegie, désordre, illégalité mécontentèrent même les honnêtes Sibériens, crème de la Russie. Dans les gouvernements d'Europe, ses troupes, incapables de joindre celles de Denikine, se distinguèrent comme celles-ci par des massacres inutiles, des manques de foi, de lâches abandons, des réquisitions coûteuses, une faible moralité. Repoussé de la Russie d'Europe, Koltchak acheva, en six mois, de perdre la Sibérie, et il finit lamentablement, malgré l'héroïque retraite d'une partie de ses soldats, qu'il n'avait pas voulu suivre afin d'être sûr de fuir plus vite. Denikine, général de cour réactionnaire de cœur et d'esprit, cavalier plus que soldat, a tout de même, comme Koltchak, été mû, à l'origine, par des mobiles patriotiques ; sa révolte, appuyée sur les cosaques du Don et du Kuban, fit échapper à l'emprise allemande le sud de la Russie, la Tanscaucasie, et l'Ukraine, livrées à l'Allemagne par le soi-disant hetman Skoropadski, que l'Entente avait cru son allié. Mais, quand il se sentit près de devenir le maître, quand ses avant-coureurs pénétrèrent à deux cents kilomètres de Moscou alors qu'il n'avait plus l'excuse de la guerre étrangère terminée à Versailles, il perdit la tête ; ses officiers nobles reprirent possession des terres nobles, même de celles dont ils n'étaient pas propriétaires ; il massacra les Juifs en Ukraine, les intellectuels en cent endroits, il pressura le paysan, il abusa et molesta même ses cosaques. Son armée, battue, le « limogea », comme on dit ; et l'aventureux Wrangel ne sut qu'en faire émigrer les débris, incapables de défendre même l'inexpugnable Crimée. La résistance de la république d'Arkhangelsk (19181919) fut, elle, honorable jusqu'au bout. L'armée de Judenic, au contraire, ne fut qu'une force d'aventuriers, soutenus de façon fort louche par les nations baltes, les Allemands et l'Entente. Son raid vers Petrograd n'eut qu'un effet, y légitimer une horrible Terreur. Il y a peu de temps que la Sibérie, enfin, est purgée du brigand Semenov. Voilà à quelles guerres civiles et étrangères les bolcheviks eurent à faire face. Et nous ne faisons que mentionner leurs expéditions contre le Turkestan et le Ferghana, la reprise des champs de pétrole, l'expulsion des Anglais de la Caspienne, l'aide aux soviets de l'Ukraine. Quand on veut comprendre et juger le bolchevisme, il faut considérer que, appuyé sur une horde de soldats démobilisés, puis de conscrits, qu'il sut transformer en armée, il a réussi tout de même à purger l'État russe de ces grandes

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bandes qui, sous prétexte de droit, dévastaient et décomposaient le pays. En fait, ce sont les bolcheviks qui furent les représentants de l'ordre et de l'unité nationale. Et d'autre part, pour comprendre toute cette phase des trois premières années du régime bolchevik, jusqu'à la paix de Riga, il faut considérer que toute cette révolution a été menée dans un état de guerre. Comme la Révolution française, comme la Commune, ce sont non seulement des états de crise, mais des états de véritable folie collective, de « folie obsidionale » comme on dit : ce sont de ces états de sociétés qui, décomposées, n'ont plus qu'une âme de foule : des populations entières, déroutées, affolées, découvrent partout des espions, des traîtres ; elles passent par des alternatives d'espoirs irraisonnables et de dépressions sans limite, massacrant et se laissant meurtrir successivement, et montrant un jour de l'héroïsme, et le lendemain de la lâcheté. L'instinct grégaire même s'abaisse. Lorsqu'à cela s'ajoutent la famine, l'épidémie, la peur, les massacres, les raids, alors les amitiés et les familles mêmes disparaissent. On a donc vu, suprême horreur, l'anthropophagie de famine reparaître en Russie alors qu'elle ne subsistait plus depuis longtemps chez les plus sauvages des sauvages vivants. Le blocus matériel des Alliés, le blocus moral, juridique, commercial, de fait, qui a succédé à ce blocus de droit, a maintenu cet état mental de toute la collectivité russe. Et comme les Soviets, ou plutôt le Parti communiste, ont su mettre à profit, perpétuer cet isolement moral de toute une nation, comme ils l'ont pour ainsi dire encagée, sans information, sans presse, sans liberté de réunion, comme ils ont su écarter ce contrôle élémentaire que l'opinion publique et surtout celle de l'étranger exerçait sur le pouvoir ; comme ils ont su faire croire à la masse russe qu'elle est toujours en guerre contre la réaction rampante et contre le capitalisme étranger, contre l'étranger même ; comme tout ce qui n'est pas l'État est détruit et que l'État ne se trouve toujours qu'en face d'une masse sans âme et sans constance, pour toutes ces raisons l' « expérience » bolchevik ne nous parait pas se poursuivre dans des conditions normales, ni suivant un développement autonome, ni même dans une nation consciente d'elle-même, et saine moralement et matériellement. Certes il n'est pas de crise normale - et il faudrait s'entendre sur le sens de ce mot « normal » -, il n'est pas de révolution - encore un terme à définir - qui ne se soit produite dans des états mentaux de ce genre, ou qui n'en ait produit ; mais autre chose est la crise passagère, surmontée vite par un organisme fort, et adapté à son milieu, et autre chose est la ruine, la maladie, la folie d'un grand peuple, assiégé, coupé de ses relations essentielles avec le monde, et qui ne sent ni en lui, ni hors de lui la sympathie, l'enthousiasme qui transportent les sociétés par-delà les crises et les en font sortir glorieuses, comme l'Angleterre des protestants, l'Amérique des colons et la France des constituants et des conventionnels. Déjà une conclusion partielle se dégage: le bolchevisme n'est qu'une phase de la Révolution russe, phase sombre, mais phase nécessaire - si ce mot lui aussi veut dire quelque chose -, comme le jacobinisme le fut à la Révolution française ; mais il n'est que partiellement le fait de ses auteurs. Il est encore moins le produit d'une volonté claire, d'un acte d'une nation forte et mûre pour le socialisme. Or le socialisme est évidemment impossible s'il n'est pas voulu ; il n'est pas durable si cette volonté qu'il

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est - celle de contrôler la vie économique - n'anime pas constamment la nation. À ce socialisme, à cette « expérience » manque le trait essentiel : la volonté. La Russie ne l'avait pas voulu et ne le veut pas encore, même si elle ne veut rien d'autre. De là l'échec actuel du bolchevisme. Il faut maintenant décrire cet échec, en rechercher les causes, voir dans quelle mesure le socialisme sort, de cet événement involontaire du bolchevisme, déconsidéré ou intact comme idéal pratique..

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CINQUIÈME PARTIE Le « Père Mauss » (1925-1942) Retour à la table des matières

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Saint-Simon et la sociologie *

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On se rend mal compte de la grandeur de l'œuvre du comte Henri de Saint-Simon. Pourtant, quant à nous, bien après que la littérature française aura cessé de perpétuer le prestige du fameux duc, quand la célébrité de ses verveux Mémoires sera atténuée, les sociétés futures et les sociologues futurs garderont le souvenir d'Henri de SaintSimon. Car il fut le fondateur du socialisme et le fondateur de la sociologie, le fondateur de la « philosophie positive » et le fondateur de la « politique positive » dont s'inspire toute l'action sociale moderne. D'autres ici vont célébrer le fondateur du socialisme. Nous allons nous contenter de reprendre les leçons de Durkheim sur Saint-Simon et la science des sociétés. On trouvera ces leçons dans un prochain numéro de la Revue philosophique. Cette science, au moment où Saint-Simon se mit à en élaborer lentement, puis à en propager la doctrine avec une générosité et une foi messianique, n'était pas parvenue bien loin (sauf en économie politique Adam Smith). Hume et Voltaire et d'autres oubliés (Iselin, Robertson: etc.), les Encyclopédistes, anglais et français et allemands, avaient arraché à la théologie et à la métaphysique, l'histoire générale et la philosophie du droit et des institutions. Sur ce rationalisme, Herder, philosophe allemand qui vécut à Paris, avait édifié sa Philosophie de l'histoire (1784), et Condorcet avait échafaudé sa théorie du Progrès (1793). A notre avis, on exagère en général l'originalité de Herder, et d'ordinaire on sous-estime celle de Condorcet, esprit moins encyclopédique mais plus clair et plus profond, et qu'Auguste Comte réclamait comme son inspirateur... quand il voulait oublier son maître direct Saint-Simon. Mais ces deux philosophes ne dépassèrent pas la philosophie de l'histoire que l'on pratiqua tant ensuite en Allemagne (Fichte, Schlegel, Hegel) et moins en France (Renouvier). Or, ces spéculations sur l'histoire générale de l'homme furent, en leur temps, éloquentes et utiles, mais elles n'étaient bonnes ni pour la science ni pour la pratique. Elles étaient bien dégagées de préjugés théologiques, elles étaient bien rationalistes, elles n'en étaient pas moins métaphysiques. Elles ne suffisaient donc pas pour fonder une politique positive. Et surtout elles n'élaboraient pas ce nouveau chapitre de la *

Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, 10 mai 1925, pp. 242-243.

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« science de l'homme », qu'il faut écrire si l'on veut agir rationnellement et positivement sur les sociétés. C'est la l'une des grandes découvertes de Saint-Simon. Il faut faire la « théorie » « positive », « expérimentale » des sociétés, si l'on veut fonder sur la science l' « organisation » « expérimentale », « positive » « des sociétés ». C'est Saint-Simon qui a eu l'idée d'une « physiologie » des sociétés, alors que ses prédécesseurs n'avaient eu que l'idée d'une philosophie de l'Humanité. Non seulement le problème était ainsi posé d'un coup, mais il était bien posé. D'ailleurs, il se posait en fait. Saint-Simon voyait très bien tout ce que la révolution imbue des doctrines de Rousseau et de Voltaire avait détruit, et il voulait « reconstruire ». Mais pour construire scientifiquement, expérimentalement, de nouvelles sociétés, pour prêcher une nouvelle morale et une nouvelle économie, qui fût celle des « producteurs », des « industriels » et non plus des « légistes », il fallait savoir et connaître ce qu'étaient la société, l'État, les États dans l'humanité. Celle-ci était d'ailleurs alors en guerre et, selon Saint-Simon, anarchique, exploitée, ruinée. SaintSimon médita de longues années. Puis de 1803 (Science de l'homme) à 1824, il publia une série continue d'œuvres où, quoi qu'en aient dit Comte et les comtistes, la plus grande partie des principes de la sociologie comtiste est donnée. Sans compter que les notions de « politique positive » de Saint-Simon sont sûrement plus profondes et plus justes que celles de son élève. Le tour religieux et un peu fou que Saint-Simon donna, à ses écrits à partir de 1817, la mystique, la religion encore plus folle que ses disciples substituèrent à sa « physiologie de la société », son « messianisme », ont fait oublier le bien-fondé des principes. Mais c'est Saint-Simon qui est le créateur, c'est lui qui donna l'idée, bien claire : 1º que les sociétés doivent être l'objet d'une science purement expérimentale ; 2º qu'elles sont dans la nature, qu'elles sont des choses, des « groupes naturels », « composées » elles-mêmes d'autres groupes naturels (familles, producteurs associés) ; 3º que dans la nature vivante, dans l'ordre de la « physiologie », les sociétés forment un domaine spécial, distinct de celui de l'individu et de sa psychologie ; 4º que pour concevoir cette nature générale des sociétés, il fallait les comparer et, avant tout, les connaître, en connaître l'histoire, l'histoire sociale et non plus l'histoire anecdotique. (On sait que Saint-Simon eut pour principal élève Augustin Thierry, et que les historiens des institutions relèvent de lui tout autant que les sociologues.) Tout ceci a été brillamment dit par Saint-Simon, avant personne, avant Comte surtout, avec Comte ensuite, puisque la première oeuvre de Comte a été rédigée en collaboration avec Saint-Simon. Cependant, plus utopiste que Comte, rationaliste plus intempérant malgré son mysticisme, moins profond et trop peu érudit (comme Comte) Saint-Simon, comme ses prédécesseurs, Herder et Condorcet, n'a pu sortir des généralités. Le fondateur de la « philosophie positive » reste encore un homme de la dernière période du rationalisme et de la première période du romantisme. Il a fallu longtemps pour que la graine semée germât. Il a fallu Comte pour mettre les principes vraiment au clair et Spencer pour les étoffer. Il a surtout fallu qu'un nombre considérable de sciences spéciales se développât : les statisticiens, les économistes, les anthropologues, les historiens du droit comparé et de la religion comparée,

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les linguistes etc., durent apporter leurs théories et leurs documents pour que tout ce; appareil grandiose de Saint-Simon et de Comte cessât de fonctionner à vide. L'idée était juste au fond - elle n'était pas prouvée. C'est seulement à partir de 1880 que la sociologie un peu déconsidérée en France commença à s'élaborer, avec Espinas d'abord, puis avec Durkheim principalement. Saint-Simon n'a eu que l'intuition de ce qu'elle devait être. Mais cette intuition fut géniale. Il eut aussi l'idée de ce que devait être le rapport de cette science avec la politique. Durkheim a longuement expliqué l'heureuse et naturelle conjoncture qui a fait que le même homme a fondé à la fois la sociologie et le socialisme, la spéculation positive et la pratique positive en matière « sociale ». Les révolutions d'idées et de droits qui agitèrent notre monde de 1770 à 1830, coïncidaient avec la révolution industrielle, avec l'accroissement rapide du capitalisme, avec le développement d'une production dont la force, l'anarchie et l'iniquité surprenaient leurs auteurs eux-mêmes, les bénéficiaires et les victimes. Saint-Simon eut à réfléchir positivement à tous ces problèmes à la fois. Il sut le faire et engagea l'esprit humain dans la bonne voie. Notre pays y a son mérite. Saint-Simon est un représentant de la plus belle tradition française, de notre philosophie systématique, rationnelle, claire, et en même temps positive et expérimentale, celle qui nous inspire depuis Descartes. Il fallait la liberté, la clarté, la magnanimité françaises et en même temps il fallait le bon sens positif et réaliste du Français pour oser pareille synthèse. C'est la pensée française dans ce qu'elle a de meilleur qui a engendré cet homme de génie. Son œuvre est à lui avec ses imperfections, mais elle est aussi de nous, un produit de la pensée de France, et surtout elle est à nous, elle vit en nous, ses lointains héritiers.

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Emmanuel Lévy, juriste, socialiste et sociologue *

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De quel penseur, de quel écrivain surtout, ne fut-ce pas l'ambition d'être un jour un classique, un de ceux qu'on relira longtemps ? Les classiques sont des écrivains avec lesquels, même quand leur heure sera passée, sans les connaître, les autres penseront encore. Notre parti a le bonheur d'en compter un parmi les siens. Mais le sait-il ? Se doute-t-il que, dès maintenant, l'œuvre d'Emmanuel Lévy, théoricien du droit et théoricien du socialisme juridique, est une œuvre classique ? D'ailleurs notre parti n'est pas seul à être ignorant et injuste. Torturé par sa santé, craint et peu goûté par ses confrères réactionnaires, des facultés de droit et de l'Institut, respecté mais mal aimé par ce parti, où il a rencontré aussi des persécuteurs, quelquefois écarté par ce prolétariat lyonnais auquel il a voué une grande partie de sa vie, Emmanuel Lévy n'a pas eu les récompenses de cœur auxquelles il a droit. Ne parlons pas des autres, il n'y pense pas. Mais il a eu pleinement celles de l'esprit. Celles d'avoir vu clair là où les autres voient trouble. Il a dominé une matière ardue, encombrée des logomachies, des mots accumulés, des discussions scolastiques des juristes, des sophismes de l'intérêt capitaliste et bourgeois ou de la rhétorique politicienne. Et, cependant, il l'a maîtrisée du dedans. Car c'est en juriste qu'il a raisonné sur le droit, sur le socialisme, et sur le mouvement des travailleurs, et sur la société en général. Il n'a pas été un dialecticien *

La Vie socialiste, 13 novembre 1926, pp. 4-6.

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à la Georges Sorel, continuateur de la mauvaise tradition proudhonienne -, un pamphlétaire de la société actuelle et un mythomane de la société future. On lui rendra un jour cette justice qu'il n'a jamais quitté le terrain des faits, qu'il a exactement décrit les mécanismes sociaux et les idées qui meuvent actuellement nos sociétés. Il s'est donné - entre autres - pour tâche de voir comment fonctionne notre société civile elle-même. En ceci il est un réaliste. Mais il montra aussi comment, dans cette même société, dans son droit, dans sa jurisprudence, dans son coutumier, dans sa morale, dans la volonté de masses chaque jour croissantes, fonctionne déjà, ou, tout au moins, est conçu et partiellement dégagé tout un droit nouveau : force morale du travailleur en train d'accoucher du droit du travail. M. le professeur Ed. Lambert a rendu un vrai service aux juristes et aux socialistes en publiant, dans sa collection des Juristes populaires, des extraits, résumés, ou des opuscules entiers de l'œuvre d'Emmanuel Lévy. Il a fort justement intitulé ce recueil : Vision socialiste du droit. « Vision du droit », « Vision sociologique du droit », « Vision de la réalisation du droit socialiste », eût été également juste. Car une pensée riche prête aux commentaires.

La place de l'œuvre d'Emmanuel Lévy Il faut se rendre compte de la place qu'occupe et occupera chaque jour davantage Emmanuel Lévy. Par rapport au parti. Il a légitimement ambitionné tout de suite - dès notre jeunesse, à laquelle il veut bien faire allusion (page 179) - à prendre la place laissée vide par Lassalle. Le socialisme marxiste était et est encore vide de concepts juridiques. On le voit bien en Russie. Lassalle avait eu le sens de cette lacune. Il l'avait comblée de l'éloquence de ses « Discours » et de ce chef-d'œuvre de dialectique juridique appliquée à l'histoire du droit romain : la « théorie des droits acquis ». Rien d'intermédiaire. La place était vacante. Emmanuel Lévy l'a remplie. Il est encore presque seul à la remplir. Car les socialistes, même législateurs, révolutionnaires ou ministre de rois, ne sont pas encore des légistes. Il a donné au socialisme et au droit moderne « un langage juridique, direct, dépouillé, pauvre, mort ». Quiconque a le sens de ces choses, c'est-à-dire le souci du progrès, celui de l'action légale, sur les hommes, et une certaine capacité de méditation, doit relire son Capital et Travail (Cahiers du socialiste). Il y livre à la transformation sociale la puissance de la tradition. Car tout y est fondé sur une analyse scientifique du droit. Et en cette matière technique aussi Emmanuel Lévy fut un novateur scientifique du droit. Durkheim et, avant lui, Samner Maine avaient bien entrevu certains des principes que l'histoire, le développement des sociétés modernes ont mis plus ou moins consciemment en évidence. Par exemple, ils ont bien vu que le droit contractuel était en perpétuelle croissance depuis le droit romain. Mais ils s'étaient arrêtés devant l'analyse directe de ce droit.

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Mais quelle était la nature du contrat, comment fonctionne-t-il dans nos sociétés, en quoi consiste-t-il, qu'escompte-t-il, que transmet-il, comment transmet-il, comment naît-il ? On le savait mal. Par exemple, quand un état contractuel survient involontairement, les théoriciens du droit civil et du droit public classiques ne pouvaient qu'obscurcir la question parce qu'ils ne voyaient que des volontés individuelles ; les situations contractuelles qui naissent du quasi-délit ou du délit, de la faute, de la responsabilité civile étaient l'objet de discussions sans fin. Et sur la théorie de la transmission des droits, il n'y avait, pour compter, dans toute la littérature juridique du monde, que la « théorie des droits acquis », de notre Lassalle. Emmanuel Lévy a compris et il a « vu ». Les droits sont des « créances ». Le système des confiances « légitimes », des « attentes normales », des responsabilités définies par « croyance légitime en nous et en autrui », des prix fixés par la collectivité ; pour un membre endommagé comme pour un sac de blé, pour tout une valeur - voilà ce que c'est que le droit civil. C'est simple. Personne ne l'avait dit avant Emmanuel Lévy et personne ne l'a encore moins dit. Sa doctrine a fait école. Elle est encore vivement combattue dans les facultés de droit. Mais déjà elle triomphe dans de nombreuses jurisprudences, dans de nombreux livres. Une école américaine des plus florissantes et des plus considérables, celle de Roscoe Pound, doyen de l'école de droit de la grande université d'Harvard, l'école de « social-jurisprudence », est d'accord, au fond, avec Durkheim et Emmanuel Lévy. Il n'y a plus guère qu'un crétin du Temps, qui signe M.-J.-L., qui s'acharne contre notre ami. Or cette simple et puissante découverte sert au socialisme. La science peut ici diriger la pratique. Elle éclaire le socialisme lui-même, qu'elle comprend, voit, prévoit - même si, hautaine, elle s'abstient de le justifier ou de le critiquer. La forme que prend le capitalisme est celle de créances collectives des capitalistes. Qu'est-ce, par contre, que le socialisme : c'est « l'affirmation du droit de la collectivité ». Et qu'est-ce que le mouvement ouvrier en général, d'un point de vue juridique : c'est aussi « l'affirmation, enfin, des créances du capital, de la créance du travail » ; « le droit au travail et le droit du travail ». Le droit collectif actuel « mène au collectivisme, au capital sans les droits acquis ». Voilà le socialisme implicite de nos sociétés modernes, défini du coup - bien mieux que Lassalle ne définit la seule idée de révolution - par « l'irrespect des droits acquis ». « Le socialisme est la lutte sociale pour le droit, la politique imposée par le capital pour que, dans le contrat, on ne compte pas que d'un côté. » « Le mouvement ouvrier, c'est l'ensemble des institutions qui se créent pour que les travailleurs et le public comptent. » « Le syndicat, la coopération sont la profession, la clientèle, dans la mesure où ils se définissent, où elles sont des êtres comptables. » Et le « monde appartient à qui sait compter ». Voilà le but et le mouvement, l'idée révolutionnaire et la réalité, la vie et le rêve. Ce rêve, d'ailleurs, Emmanuel Lévy l'a vécu, et porté, et ce qu'il dit, il l'a vu et fait. Tout Lyon sait qu'il partage avec Herriot la gloire du grand administrateur d'une grande ville pendant la guerre et depuis. Quand il parle, c'est aussi au nom de son expérience d'homme d'action.

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La presse bourgeoise de tous les partis a ressenti comme une attaque la digne protestation que, premier adjoint au maire, il lut au nom de son parti. Notre parti, devant le cartel brisé, revendique maintenant son droit de gérer Lyon. Le désintéressement et la hauteur de pensée d'Emmanuel Lévy incarnaient ce jour-là la dignité du socialisme lui-même, sans utopie, mais sans violence, mais non sans force, « comptable du droit ». Et tout le monde bourgeois s'est senti, ce jour-là, visé, ainsi les prétendants de Pénélope quand Ulysse les visa de son arc invincible. Nous sommes tous derrière la Fédération du Rhône et derrière Emmanuel Lévy.

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Pour Le Populaire. Une lettre de Mauss *

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Mon cher compère Morel, Voici ma contribution à la souscription pour Le Populaire. En vous l'envoyant, j'accomplis mon devoir strict. Je regrette de ne pouvoir l'accomplir mieux ; vous savez que nous autres savants, nous ne sommes pas riches. Cela me peine d'autant plus que, dans notre conseil d'administration et de direction, j'ai toujours été partisan de cette souscription et du rassemblement d'importants capitaux. Permettez-moi, à ce propos, d'exposer franchement aux camarades mon point de vue de journaliste et le résultat d'une expérience de vingt-trois ans de conseil à L'Humanité et au Populaire. Ce qu'il faut au parti, c'est un grand journal. Mais il faut dire plus précisément qu'il n'y en a pas d'autre possible. Expérimentalement, un petit journal ici, à Paris, ne pourra jamais vivre par ses propres moyens. Bien d'autres journaux, fort souvent cités, mais fort peu lus, sont loin de vivre par eux-mêmes. Voici pourquoi : la publicité ne va qu'aux forts tirages, elle est la source la plus importante des profits nets. Or, il faut faire grand pour obtenir une grande vente. Tout, dans l'industrie du journal, marche de front. Dans ces conditions, il faut que les camarades du parti se rendent compte que leur journal ne vivra que s'il peut concurrencer L'Humanité, qu'on nous a volée, et Le

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Le Populaire, 18 septembre 1927, p. 1.

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Quotidien, qui a dû rassembler officiellement plus de 17 millions. Je ne parle pas des autres journaux plus forts. Jusqu'ici, avec le parti et avec nous, le conseil d'administration a fait le tour de force de lancer Le Populaire avec presque rien. Il a donc épuisé en six mois de maigres réserves ; il a accompli cela grâce à quelques sacrifices qui restent anonymes mais ne doivent pas rester inconnus. Tout cela est fait. Mais cela ne doit pas durer, et d'ailleurs cela ne durera pas. Il faut changer de politique et en venir à une vie normale : assurer l'existence tranquille du journal ; puis, à la faveur de l'approche des élections, le lancer dans le public, l'étendre, et, pour cela, le perfectionner. Mais tout ceci est cher. Il faut donc lui constituer un capital solide, libre, indépendant. Inutile de convaincre de ceci des socialistes ; ils ne sont pas ignorants à ce point. Ils savent qu'en toute affaire, il faut du capital : un moyen d'attendre des rentrées d'argent et non pas d'escompter ces rentrées. Car un abonnement, n'est-ce pas ? ce n'est qu'une avance rapidement remboursée. Ce n'est pas un capital investi, risqué, comme il en faut. Notre constitution ne comporte facilement ni émission d'actions, ni émission d'obligations. Mais une souscription, un versement entre les mains du conseil d'administration, n'est-ce pas une constitution de capital ? Et n'est-on pas sûr qu'il sera honnêtement administré ? Pourquoi donc ne pas dire franchement aux camarades: « Il nous faut tant, pour aller jusqu'en décembre, il nous faut tant pour aller de là aux élections, tant pour des lancements, tant pour la propagande, tant pour une meilleure organisation et une plus riche information. » Quant à moi, je souhaiterais voir fixer des buts difficiles. Il faudrait rassembler des sommes considérables. Il faudrait bien faire comprendre que de petits efforts seront coûteux et vains, et qu'un gros effort peut être victorieux. Que l'on se rappelle l'admirable journal que fut L'Humanité sur six pages, comment le parti rassembla les fonds ; comment nous les risquâmes avec Jaurès, et comment le succès vint beaucoup plus vite que nous n'espérions. Faisons appel à l'esprit d'entreprise en même temps qu'à celui de sacrifice. Suscitons l'enthousiasme. Des efforts, grands, longs, durs, tenaces, sont les seuls dignes de la classe ouvrière et paysanne et de notre parti. Le devoir morne est accompli mollement. Recevez, mon cher camarade, mes plus fraternelles salutations.

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Prédictions pour la prochaine législature. Chez les autres *

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Un des charmes de la vie de Paris et de l'urbanité française, c'est qu'elles permettent à des gens de tous les partis de converser librement, et même, je le dirais de tous, sauf des communistes, franchement. On se heurte, on se défie, on s'examine avec la plus entière politesse, et souvent non sans estime. Notre regretté Sembat passait une bonne partie de Éon temps à observer ainsi nos adversaires ; et c'était là un des secrets de sa force, de sa polémique. J'ai donc rencontré l'autre jour un de mes jeunes amis. Ceci veut simplement dire plus jeune que moi. C'est un camarade distingué de mes élèves. Je crois qu'il a quelque respect mêlé d'ironie pour l'ancien que je suis. De mon côté j'admire son travail, son talent, son libre examen vis-à-vis des gens de son parti et de sa classe. Je crois même pouvoir déceler sous certaines de ses âpretés, un réel désintéressement, un certain amour du vrai et du bien qui, malgré une autre partie de lui-même, l'éloignent des chemins vulgaires de l'arrivisme politique. Il est un conservateur convaincu. Mais il est aussi sincèrement progressiste. Il veut énergiquement certains changements économiques et sociaux que les gens avec lesquels il collabore sont bien incapables de comprendre. C'est un des esprits les plus clairvoyants, un des écrivains les plus clairs de son milieu. En quoi il diffère profondément de cette bulle de vase noire et boursouflée qu'est M. Romier... Je le rencontre rarement. Trois fois en cinq ans. Une fois la veille de l'équipée de la Ruhr à laquelle il avait le courage de s'opposer contre ceux qu'il sert. Une autre fois lorsque, à la veille des élections, en 1924, il me donna une sorte d'interview que je suis heureux d'avoir reproduite dans la vieille série de La Vie socialiste. Car nous *

La Vie socialiste, 28 avril 1928, pp. 7-8. Cet article avait été écrit avant le 22 avril (N.d.l.r.).

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fûmes tous les deux bons prophètes. Il prévit bien alors et la victoire des gauches et les embarras financiers où elles seraient mises par leur victoire même. Et il me montra bien, sans le vouloir, le danger que les gauches courraient si elles laissaient l'ennemi - Millerand en l'espèce - en place et dans la place. Je viens de le rencontrer encore une fois, à quatre ans de distance. Un peu vieilli. Il dépasse la quarantaine ; un peu aigri parce qu'il voit sa carrière moins brillante qu'il n'espérait, qu'elle ne devrait être. Il brûle d'ambition politique et voit avec amertume d'autres contemporains moins distingués faire, par énergie et par entregent, de brillants progrès. Je savais que, cette fois encore, il ne se présentait pas. Des amis communs me l'avaient dit. Je lui demandai pourquoi. « Écoutez, me dit-il. Encore une fois l'heure n'est pas bonne. Nous écraserons sans doute les gauches, mais ce sera de justesse. Et si nous les écrasons, comme en 1919, ce sera grâce à l’Union nationale. Or, derrière celle-ci, s'abriteront les radicaux de droite et les centristes de gauche. Ce sont tous d'éternels Saxons, toujours prêts à tout pour des portefeuilles. Ces gens ne sont rien sincèrement : ni conservateurs en matière politique, ni progressistes en matière économique et sociale. Ils nous trahiront comme ils vous ont trahi. La question financière réglée à la satisfaction générale, ils nous lâcheront. Ils reviendront à leur vomissement laïque et comitard. Ils trouveront même des complices parmi nous, qui se cramponneront à eux pour le pouvoir. Même Poincaré et Barthou se mettront à gauche avec Tardieu, et même avec François Poncet. Ils ne lâcheront que Marin indéfendable. S'il le faut, on ira jusqu'à rouvrir les querelles religieuses pour contenter les gens du Midi -et pour amuser le tapis. Et la Chambre future sera comme celle-ci une Chambre d'enterrement. Le pays en effet veut, non pas poser et résoudre les questions, mais les enterrer. Il veut qu'on lui laisse la paix, la sainte paix des sots, celle où on ne fait rien. » - Vous êtes bien triste, lui dis-je, moi je vois les choses en mieux. Je ne crois pas à un écrasement des gauches. À un évanouissement de l'impôt sur le capital ? Oui ! Un affaiblissement des socialistes si les gens de Moscou maintiennent leurs ordres ? Entendu. Un léger renforcement de la droite dans l'Est, compensé par de grosses pertes des réactionnaires dans le Centre ? Mais par contre un certain gauchissement des centres, que les évolutions actuelles des ambitieux, comme Tardieu et Poncet, font prévoir. Puis, après la stabilisation, une reprise de la bataille pour le progrès. Voilà ce que je sens probable. Les radicaux voudront tout de même se maintenir au pouvoir, et, sous la pression des néocapitalistes comme vous, sans doute avec eux, ils dépasseront bientôt les gens que Le Temps et Le Figaro croiront avoir mis au pinacle. » Il resta aussi pessimiste qu'avant. Il se croit mieux informé ; et sans doute il l'est. « Non, vous vous trompez, me dit-il, même si les gauches reviennent assez nombreuses, surtout au sud de la Loire, même si le scrutin d'arrondissement les favorise car elles ont eu joliment raison de revenir aux petites mares où peuvent barboter leurs comités -, elles ne seront tout de même composées en masse que de radicaux hésitants, rendus peureux par les aventures de la dernière Chambre et du franc. Le franc, la Banque de France, les banques les tiendront. Elles ne feront rien. Encore moins que ne feraient des conservateurs sociaux à la Millerand ou à la Waldeck-

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Rousseau. Et comme elles auront pour guides des gens qui savent si bien ce qu'ils ne veulent pas - Poincaré, Herriot, Painlevé - et qui savent si mal vouloir quoi que ce soit, elles traîneront elles-mêmes dans l'ornière. Voyez-vous, me dit-il, Poincaré, Barthou, Marin ont eu le plus grand tort : celui de former avec Herriot, Painlevé, une Union nationale. Il fallait acculer Blum, Renaudel, Herriot, Jèze à réaliser leur programme ou à dissoudre les Chambres. Il fallait aller au pire, à la façon des communistes faisant élire Hindenburg. Il fallait ne pas craindre de laisser tomber le franc. La classe bourgeoise allemande est bien sortie de la crise du mark, et les sentiments de conservation ont été plutôt renforcés par la banqueroute générale. Ou bien il ne fallait accepter le pouvoir que pour dissoudre la Chambre. Herriot est maintenant notre prisonnier, oui ! mais Poincaré est le vôtre, ce qui est pire. Et si nous avons le succès cette fois, nous endosserons définitivement les responsabilités d'une fiscalité excessive ; nous préparerons notre défaite pour 1932. Il n'y a plus rien à faire avec personne. » Et il se tut. « Je vous le répète, reprit-il, le pays ne veut rien, rien que d'être endormi. C'est Briand qui est l'homme de demain. Lui sait parler pour ne rien dire. Lui sait ne faire que les mouvements strictement nécessaires. Avec lui, le pays ira cahin-caha, continuant son rêve de paix, de philosophie, d'avant-guerre, rêve de paresse et de nullité. Tenez, Doumergue le symbolise, ce rêve : nullité, intrigue, vanité. Tout cela me dégoûte d'agir. » Il avait J'air désolé. « Vos appréciations portent beaucoup trop sur le passé, lui dis-je. Elles ne concernent pas assez le présent et le futur immédiat pour être justes. Certes les communistes peuvent nous faire autant de mal que nous pouvons leur en faire, mais ils peuvent tout au plus amener une trentaine de réactionnaires de trop à la Chambre, et ceci ne dépassera pas la majorité. D'autre part, la stabilisation, l'inflation qui la précède auront leur effet. L'Union nationale si elle est victorieuse aura à faire avec la vie chère, avec la crise industrielle parce que les prix monteront non plus seulement au pair de l'or, comme aujourd'hui, mais au pair des prix mondiaux et de la dévalorisation de l'or. Vous tous avez cru habile de traîner la stabilisation en longueur pour obliger le peuple à voter pour vous et pour l'Union nationale, Mais les élus vous lâcheront une fois une monnaie stable acquise, comme ils ont lâché l'impôt sur le capital. Et ils viendront à nous. » - Non, me répondit-il. Ils n'iront nulle part. Vous ne les attirez pas, vous autres. Vos Renaudel, vos Blum, vos Paul Faure, sont trop honnêtes et trop violents pour eux. C'est la stagnation qui est le programme de la prochaine législation. » Il s'entêtait, se répétait. Je lui demandai s'il n'allait pas se faire fasciste puisqu'il pensait ainsi. Il s'indigna fort, traita M. Coty et M. Taittinger et l'Action française d'aventuriers. D'autres furent traités de malhonnêtes gens. Alors j'insistai. « Mais, pourquoi, puisque vous voulez, vous-même, qu'on fasse quelque chose, pour le bien économique et moral de cet État, pourquoi n'essayezvous pas d'entrer au Parlement tout de suite ? Votre compétence en matière financière et monétaire, votre réalisme, fait de vous un de ces hommes de conservation qui savent faire faire des progrès à la chose sociale., Vous avez cet esprit public, ce dévouement à une grande œuvre qui sont si rares dans votre parti, mais qui ont fait la

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grandeur de Gambetta, de Ferry, de Waldeck-Rousseau. Enfin, vous savez qu'on n'entre jamais trop tôt dans la politique, qu'à la Chambre il faut de l'ancienneté, qu'un futur homme d'État doit avoir été ministre avant quarante-cinq ans. Vous pouvez être élu cette fois, suivant vos propres pronostics. Dans bien des cas, le suffrage universel préférera à un élément comitard le ferryste que vous êtes, et comme on devrait en avoir d'autres. Entrez au Parlement. L'occasion d'agir ne vous manquera pas. Et qui sait ? » - Hélas ! je sais, insiste-t-il d'un ton désabusé. Notre pays est veule et descendra encore dans sa veulerie. La bourgeoisie n'a plus qu'une force de résistance, et moi, je ne crois qu'aux forces de création. Je serais vite lâché par mon parti. Et je ne veux pas entrer dans le vôtre, car comme au temps où Jaurès quitta Ferry, il n'y a pas de milieu. » Il y avait une nuance de regret dans ce qu'il disait. Elle me toucha. « Vous avez perdu votre foi. Pourquoi n'essayez-vous pas de la nôtre ? » lui dis-je. Il se mit en colère, comme quelqu'un qui s'est trahi. Il attaqua : « Votre foi ? Elle est périmée, cher monsieur. Votre parti est trop candide, trop purement intellectuel. Vous avez perdu contact avec l'électorat. Vous le verrez bien aux prochaines élections. Vous avez inutilement, sans énergie véritable, effrayé le bourgeois et le paysan, les petits rentiers et les petits boursicotiers. Vous n'avez pas réussi à reconstituer l'unité ouvrière. Vous êtes lâchés par les communistes, et même vous ne savez pas réaliser l'accord nécessaire avec la C.G.T. que vos Zyromski se permettent de critiquer. Si Jaurès était là... » La réponse était facile pour quelqu'un qui croit aux succès de son parti, modestes aux élections prochaines, mais plus grands à la législation qui suivra. Il parut ébranlé, non convaincu. Il voulait partir et crut me vaincre par un argument personnel. « Mais vous ! puisque vous avez la foi, la croyance au succès de vos idées et de vos gens, le goût de l'action, même celui de la politique... (je passe les commentaires), pourquoi ne vous présentez-vous pas ? » La réponse était facile. « Nous autres socialistes n'avons pas besoin de carrières. Vous ne savez pas ce que c'est la joie de l'action du militant. Syndiqués, coopérateurs et membres de notre parti, nous pouvons agir sur nos organisations, créer et faire créer des choses, sans être en vedette. » Il ne comprit qu'à moitié, ou plutôt cela le fit sourire. Il me quitta comme s'il laissait un romantique attardé.

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Portraits (1928) *

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Lucien Herr Je connaissais Herr depuis longtemps. J'en entendis parler par Durkheim et son ami [ill.] dès l'âge de quinze ans, et sa renommée m'avait familiarisé avec son image dès avant mon premier séjour à Paris et je le rencontrai à son bureau [ill.]. Je le rencontrai cette année-là chez Seignobos où m'avaient amené Edgar et Albert Milhaud, Rey, [ill.]. Je le revis plus intimement après 1895 (année de mon agrégation), quand je vins davantage chez Seignobos et à l'École [passage illisible]. Il me semblait réaliser une sorte d'idéal de force, de savoir, de bon sens. Notre socialisme nous rapprochait. Il était alors au P.O.S.R. comme mes amis [ill.], Fauquet, etc., et moi je n'avais guère de sympathie que pour cette section du mouvement français, alors à la tête avec les anarchistes, du mouvement syndical et du mouvement coopératif. Allemane me parla souvent de lui, en termes de respect et d'affection. Mais je me liai avec lui plus intimement par d'autres liens. Dès 1893, nous avions un ami en commun, [ill.], un bon socialiste russe (d'origine juive) [ill.] évadé de Sibérie, qui donna très longtemps à Herr des leçons de russe, même après qu'elles furent inutiles [passage illisible]. Par lui, je savais ce que faisait Herr dans toute l'Europe [ill.], ce qu'on y pensait de lui, sa grande influence dans les milieux révolutionnaires et progressistes russes à Paris [passage illisible]. L'autorité de Herr fut toujours considérable. Pierre [ill.] et Méliakof et bien d'autres réfugiés lui doivent beaucoup plus qu'on ne croit ou plus peut-être qu'ils ne croient. H. Hubert fut l'autre lien qui nous lia Herr et moi.

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Ces « portraits » font partie d'un ensemble de sept courtes notes manuscrites que Mauss a probablement rédigées en 1928 à l'intention de Charles Andler, au moment où celui-ci écrivait la biographie de Lucien Herr. Ces notes nous ont été remises par la famille Mauss.

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Cependant jusqu'en 1897, bien que, j'en suis sûr, nous eussions ressenti tous les deux une amitié naissante, Herr, qui s'intéressait à moi, qui me parlait - comme il a toujours parlé à tous - de la façon la plus directe de moi, de mon travail, de mes aventures, ne me traita que comme le respectueux jeune ami que je fus très longtemps pour lui. Je lui donnais du Monsieur. Je n'ai jamais réussi à l'interpeller aisément de son nom. C'est l'affaire Dreyfus qui [ill.]. [Passage illisible] À partir de 1899, nos deux vies sont mêlées, et je ne sais plus distinguer [ill.] confidences - de ma part -, les conseils et les questions sur tout ce que je faisais et pensais - de la sienne. Nous ne fûmes séparés que pendant la guerre matériellement et non pas moralement. [Passage illisible] Je ne tiens à rappeler qu'une chose : la chance incomparable que l'École a eu d'avoir comme bibliothécaire un connaisseur de livres comme Herr. De bibliothèque classique, il l'a transformée en bibliothèque de travail et de fond. Les achats de Herr furent tous impeccables, souvent merveilleux. [Passage illisible]

Herr et Durkheim Durkheim connut Herr dès sa sortie de l'École. En 1883-1885, il le rencontra régulièrement chez Seignobos, et à la bibliothèque de l'École. A cette époque, connaissant les travaux que poursuivait Durkheim, il l'encouragea, à une époque où tout le monde le décourageait. Les origines de la morale, la sociologie avaient bien mauvaise réputation à l'époque. Herr lui, comprenait. Durkheim avait commencé son œuvre dès 1882, jusqu'en 1884 elle resta philosophique. C'est au début de 1885 qu'il trouva dans les données statistiques, puis dans les travaux des anthropologues - non pas de Spencer, mais de Tylor, de Morgan -, les aliments scientifiques nécessaires à la méthode qu'il allait dégager des applications qu'il faisait. Herr, préoccupé d'aider tout travailleur original, sut rendre à Durkheim de grands services bibliographiques. C'est lui qui lui [ill.] les grands articles de la British Encyclopaedia, de Robertson Smith, de Frazer. Durkheim lui en eut toujours de la reconnaissance. Il aida aussi Durkheim dans la préparation de tous ses cours à Bordeaux, de 1887 à 1895 en particulier, où Durkheim prépara son œuvre, encore en partie inédite. Peut-être y eutil un moment de flottement entre eux deux, lorsque, après Les Règles de la méthode, Herr [ill.] - moins qu'Andler - craignit qu'il y ait une logique [ill.] même un substantialisme dans la conception du social comme [tel]. La publication du Suicide réconcilia en tout cas les deux pensées ; bien que Herr, toujours épris de métaphysique d'une part, d'histoire et de politique d'autre part, n'ait jamais été un sociologue de la stricte obédience, il a été un de ceux qui ont le mieux connu, apprécié, popularisé, promu l'œuvre de Durkheim et de ses élèves. Il fut un vigilant ami pour Durkheim.

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Il fut de ceux qui soutinrent Durkheim en 1894 contre Espinas, en 1895 contre Izoulet 1, en 1901 contre Tarde 2, qui en 1902 l'aidèrent à arriver à Paris, qui en 1904, [ill.] ne pas voir transformée la chaire attribuée à Jullian. À partir de 1902, il le recommanda aux meilleurs de l'École, à nos chers disparus - Hertz, Bianconi, Maxime David, Reynier, Gelly -, à ceux qui vivent encore ; il fut de ceux qui aidèrent Durkheim à installer à l'École, sous la direction de Liard et de Lavisse, un enseignement de la pédagogie qui, n'eût été l'autorité de l'un et de l'autre, eût été sans doute un échec. Les notes de Herr à la Revue métaphysique, à la Revue [ill.] à la Revue de Paris sur les travaux de Durkheim et sur ceux que celui-ci avait inspirés ont toujours été « une joie » pour Durkheim. Herr et Durkheim s'entendaient parfaitement [passage illisible] ; ils se connaissaient à fond, sans illusion l'un sur l'autre. Ils s'aimaient et se respectaient. André Durkheim hérita de notre amitié, de Durkheim et de ses élèves pour Herr. Herr fut pendant toute la guerre et surtout après la mort d'André d'une tendresse sans égale pour Durkheim. La liaison étroite de Lavisse et de Durkheim pour toutes les grandes entreprises de Durkheim - Comité de propagande, Origines de la guerre, Lettres à tous les Français, etc. - fut assurée par Herr.

Herr et l'affaire Péguy Quand je revins d'Angleterre et de Hollande en juillet 1898, je retrouvai Herr plus déchaîné, plus révolutionnaire que moi. C'est le moment où il tentait d'organiser la jeunesse, même en dehors des divers groupes d'étudiants collectifs (auxquels j'adhérais) et socialistes révolutionnaires. Il [ill.] discrètement dans l'École [normale supérieure], violemment dès qu'il était sorti et se sentait loin dans la rue. L'un de ceux sur lequel il comptait le plus, [ill.] à cause de son franc geste, et de sa vigueur physique, de son éloquence, de son feu (politique), de son amour du [ill.], c'était Péguy. Herr, tant qu'il n'aimait pas était un [ill.] critique, dès qu'il aimait, il y mettait une passion sans réserve, qui l'a souvent aveuglé. Il me parla tout de suite de Péguy, désirant nous rejoindre. Son enthousiasme le poussa à me l'annoncer comme le « Rousseau » des temps actuels. Herr avait en effet - il est celui qui me l'a en tout cas exprimé le mieux, je crois qu'elle est de Hegel - une théorie que la pensée pure, même en politique, même le socialisme, ne pouvait passer dans la pratique que par les voies de [ill.], rhétorique (poétique). 1 2

Jean Izoulet est élu au Collège de France en 1897 et non pas en 1895. (N.d.É.) Gabriel Tarde est élu au Collège de France en 1899 et non pas en 1901. (N.d.É.)

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J'avoue que je fus assez froid avec Péguy lors de mes premières rencontres. Herr avait dû lui parler trop bien de moi. Car Péguy me donna sa Jeanne d’Arc. Je déchantai immédiatement. Le livre me paraissait génialement imprimé, mais mal pensé [ill.]. [J'ai dit] à Herr que je soupçonnais même Péguy d'être de peu de [bon sens]. [Herr] me fit lire des articles de Péguy dans la Revue blanche. Je consentis, sous l'influence de Herr, à suivre Péguy, moi aussi. Je fus donc des troupes que celuici commanda le jour de l'enterrement de Félix Faure. Herr avait organisé nos mouvements. Je crois me souvenir que jusqu'à la fin de la journée, il suivit les mouvements et fit de nombreuses apparitions à la permanence de la rue Pastourelle. Je reviendrai sur Péguy que j'aimais médiocrement.

Herr et Péguy Herr avait un plan profondément juste que nous trouvâmes déjà en voie d'être réalisé au début de 1899 : agir intellectuellement, simultanément par des publications et des revues, sur le milieu ouvrier et sur le milieu intellectuel qui n'avait trouvé de la sympathie que dans la masse ouvrière. Il fallait un éditeur et une librairie. Tout dans ce plan était viable et sans doute profitable. Après tout, la [ill.] des entreprises ou ce qui devint la Société de librairie et d'édition, « la Librairie », comme nous disions, n'a pas été une véritable [erreur]. Les publications [ill.] sont toutes bonnes, utiles, et même se vendent encore. L'erreur fut plutôt celle d'être confiant dans les hommes, puis de ne pas avoir su rassembler à temps les capitaux [ill.]. La principale faute fut d'avoir cru en Péguy. Celui-ci sut, plus tard, quand il ne s'agit plus que de lui, de son moi, administrer avec productivité ses intérêts, mais quand, non sans aide et appui de Herr, il débuta, ce fut dans un excès d'ambition, d'imprudence et de véritable déraison. Reprise de la librairie dite « Georges Bellais », avec du stock [ill.] et un lourd passif [passage illisible] de toutes sortes de choses sur une si vaste échelle que même les meilleures publications comme L'Action socialiste, premier recueil d'études de Jaurès, ne pouvait qu'[épuiser] des fonds insuffisants [passage illisible]. Péguy, millerandiste de la première heure, passait au fur et à mesure qu'il sentait « sa » Librairie lui échapper, à l'anti-millerandisme [passage illisible] et à un anti-jauressisme qui alla jusqu'à l'injure, l'injustice, la calomnie, sinon le mensonge. C'est au milieu de cette tourmente de 1899 - tout était compliqué par l'[ill.] de Péguy, le secret où il s'enfermait -, que Herr fut obligé d'aller au secours de Péguy. Herr avait une petite fortune personnelle [constituée] de quelques économies dues à son secrétariat de la Revue de Paris. Dès que les premiers fonds de Péguy furent épuisés - ce n'était même pas les siens [ill.] la dot de sa femme - au bout du deuxième mois, je crois, Herr vint à son secours : 10 000 francs, je crois. [Passage illisible] Herr mit successivement une part de plus en plus grande de ce qu'il avait. Jusqu'à ce qu'un jour, avant une dernière échéance, il y mît tout. Il s'engagea même pour Péguy, pour

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les échéances suivantes. Il n'est pas exagéré de dire que Herr sauva Péguy de la banqueroute. Car Péguy ne tenait ni comptes quotidiens ni livres de commerce. J'eus à le lui dire dans une des premières assemblées de la Société nouvelle. Péguy n'avait aucun sens juridique, il confondit banqueroute avec banqueroute frauduleuse. Il m'en voulut toujours pour ma franchise. Je rompis à cette époque définitivement avec Péguy et ne lui adressai plus jamais ni un mot ni un salut. [Passage illisible] Herr, au contraire, fut candide, bourgeoisement honnête, et fit abstraction de soi, pour son ami (Péguy), pour l’œuvre. Nous le suivîmes pour la plupart. C'est qu'il n'était pas, comme tant d'autres dans ces [ill.], bon maréchal de l'argent des autres, et aussi du sien [passage illisible].

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Une lettre de Mauss *

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Nous recevons de notre ami Marcel Mauss la lettre suivante Paris, le 9 août 1929 Mon cher compère Morel, Ci-joint un chèque de deux cent cinquante francs, montant de ma deuxième souscription à la Maison du parti et au Populaire. Permettez-moi de rappeler aux camarades qui n'ont pas souscrit ou souscrit davantage, que je m'étais engagé à un beaucoup plus gros effort si eux-mêmes en avaient fait un parallèle. Franchement, je crois pouvoir leur dire qu'ils ont eu tort de ne pas souscrire plus vite et plus. Il fallait donner tout de suite, en masse. C'était en moins d'un an qu'il fallait mettre deux millions à la disposition du conseil d'administration et de direction. Avec cette somme : l on pouvait achever de payer la Maison du parti ; 2 faire un lancement efficace pour arriver aux 20 000 lecteurs dans la Seine, dont l'acquisition est le seul moyen de combler notre déficit ; 3 il y a encore autre chose dont j'ai maintes fois parlé au conseil. On vous a juste donné de quoi opérer les premiers paiements et boucher les déficits mensuels du Populaire. Certes, celui-ci perd moins qu'autrefois ; on le lit davantage. Mais ses pertes moyennes sont telles qu'il avalera encore bien des souscriptions. Il fallait mettre le conseil d'administration à même de faire avec audace les efforts nécessaires, car il faut risquer de l'argent pour en gagner. Encore maintenant, si l'on versait treize cent mille francs en un an, le conseil d'administration *

Le Populaire, 11 août 1929, p. 2.

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pourrait peut-être faire du Populaire une excellente affaire. Au contraire, avec la même somme versée en deux ans, je crains qu'on ne soit pas plus avance en 1931 qu'aujourd'hui. Je m'engage d'ailleurs à suivre la colonne. Vous voyez, mon cher compère Morel, que mon dévouement au journal du parti s'étend sur une assez longue durée et d'assez longues perspectives. Il est inaltérable et rien n'y changera. C'est au nom de ce dévouement que je crois devoir vous prier de publier cette lettre quand vous recevrez cette seconde cotisation. Car je vous envoie en même temps et je vous prie de remettre au secrétaire du parti ma démission de membre du conseil d'administration et de direction du Populaire. Cette publication sera pour moi le moyen, en particulier, de remercier les délégués du congrès national qui ont bien voulu me réélire à un poste que j'occupe depuis 1904, depuis le sixième mois de la fondation de L'Humanité, dans le journal du parti. Je manifesterai aussi mon intention de reprendre avec joie ce poste le jour où les amis que je suis en ce moment y reprendront leur place eux-mêmes. Ce qui, avec un peu de bonne volonté de toutes parts, ne saura tarder. Fraternelles salutations.

Inutile de dire combien nous sommes peinés de la détermination de Marcel Mauss. Vieux journaliste, membre de toujours du conseil d'administration et de direction de L'Humanité, puis du Populaire, averti comme pas un des choses administratives, notre ami était d'un précieux conseil dans nos délibérations. Mais nous sommes persuadés que l'absence de Marcel Mauss, qui aime notre journal - et il sait le prouver -n'est que passagère et qu'il nous sera bientôt donné d'avoir le plaisir de le revoir à nos côtés. C. M.

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La Chambre future. Dialogue sur un avenir proche *

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À chaque veille d'élection, j'ai eu la chance de pouvoir m'entretenir avec un ami d'un autre bord. Ce sont tous de mes anciens élèves ou des camarades d'élèves à moi. Ils dépassent maintenant la quarantaine ; leur carrière devient maintenant plus fructueuse. Ils sont arrivés aux ambassades, aux directions des ministères, à celles des plus grands journaux. Il faut maintenant parvenir jusqu'à eux. J'en rencontrai deux l'autre jour. L'un, fonctionnaire en congé, va continuer à représenter une circonscription fort habilement conquise il y a quatre ans. Il est radical socialiste assez bon teint, teint qui résiste au lavage. L'autre est un diplomate fort avancé dans les conseils du gouvernement et même ceux de la S.D.N. Il joue. son rôle aussi dans toutes sortes de comités des trusts internationaux. Tous deux sont adversaires décidés du socialisme, mais tous deux sincères et intelligents. Nous étions dans la rue et après les compliments d'usage, nous vînmes au sujet des élections. Le radical me dit : « Eh bien ! Tenez-vous toujours votre pari d'il y a deux ans : chambre de gauche certaine, et, dans la majorité de gauche, majorité radicale, suivie de près par les socialistes ? Pourquoi pensez-vous toujours que les unifiés ne formeront pas le plus fort parti de gauche ? » Et mon ami le poincariste intervint - « Mais moi je suis sûr du succès de la droite. » « Sérions les questions, dis-je, en effet, j'ai douté un moment de mon parti. Les socialistes unifiés remportèrent un moment tant de succès dans les élections partielles, que je commençais à penser que nous dépasserions votre parti à vous, mon cher M... Mais depuis je crois que vous vous êtes ressaisis, encore mieux que les socialistes indépendants, Briand compris. Vous vous êtes éloignés des combinaisons *

La Vie socialiste, 30 avril 1932, pp. 5-6.

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vulgaires qui mènent au pouvoir. Vous vous présentez en républicains, en laïques, en socialisants, et même en pacifistes. Vous représentez les paysans, les artisans, les petits boutiquiers contre le château, le clergé, la banque, le propriétaire. Vous perdrez peu de sièges et vous en gagnerez beaucoup. Pour nous socialistes, le pendule eût battu plus fort il y a deux ans, mais notre parti a fait de grandes fautes, en particulier dans la Fédération du Rhône, contre Herriot en particulier. Et votre parti à vous a pu ainsi prendre, à peu de frais, une allure nationale et antisocialiste qui lui ralliera bien des électeurs. Nous perdrons donc des sièges, 10 ou 15 ; nous en gagnerons une trentaine, sans aucun doute, mais pas plus, car nous n'avons pas eu une politique ouvrière très forte, et les organisations de la classe ouvrière sont restées extrêmement faibles. Enfin, la classe ouvrière elle-même est décimée par le chômage complet, affaiblie par le chômage partiel. J'assiste en ce moment à la honteuse procession des malheureux vers un Topaze de quartier, Que nous sommes loin de la classe ouvrière de 1920 ! Non, nous ne serons pas les plus forts de la gauche. » Mon interlocuteur poincariste n'avait assisté qu'en amateur au banquet de Bullier. Le triomphe de Tardieu, dont il est fort indépendant, l'avait pourtant ému. Il reprit avec vivacité: « Mais vous vous trompez, c'est nous qui allons être les vainqueurs ! Nous sommes portés par un grand flot d'opinion : défense de la propriété, défense du franc, défense de la nation contre Hitler ; nous pouvons promettre tout cela au pays et montrer que vous autres, radicaux et socialistes, ne voulez que son affaiblissement. Nous sommes d'ailleurs bons républicains. La bienveillance du pape écarte de nous les chouans compromettants. C'est un immense appui. Les rapports de nos comités et de nos préfets sont fort optimistes, nos bureaux estiment qu'il y a une poussée à gauche, mais faible : 10 voix de plus aux unifiés, 20 aux radicaux-socialistes vrais. Mais notre majorité reste sûre et plus facile à manier, maintenant que Maginot est mort et que le fruste Marin a appris à se taire. Nous avons la Bourse, la finance, la bureaucratie, la presse, les démagogues avec nous. Cela compense les vieux du Sénat qui ne nous aiment guère mais ne nous empêcheront pas de repasser cette fois. » Le radical se débattit comme un beau diable : « Vous vous trompez, vous êtes battus. Tardieu lui-même repassera péniblement à Belfort. Le dernier employé d'une usine de l'Est sait qu'il est l'homme de l'Alsacienne de Construction, celui de l'Alsthom, etc., des Japy, des Boigeol, des Peugeot d'Oustric. La crise, le déficit, les distributions de milliards à des affaires qui eussent dû craquer, la politique des grandes affaires, de grands comités, des vôtres - dit-il crûment à son camarade -, tout cela dégoûte. Vos patrons seront vomis et vous avec. Acceptons les chiffres de M. Mauss. Les socialistes seront 120. Nous autres, radicaux, nous serons 160, des bons, des purs. À notre gauche, il ne faut pas oublier les indépendants, les socialistes français, les républicains socialistes, qui reviendront renforcés, une quarantaine au moins. En tout, nous serons déjà 320. Et puis, dans le groupe de votre Tardieu, il y a, y compris leur président Laurent-Eynac, une trentaine de radicaux qui ne demandent qu'à vous lâcher. Ils vous ont toujours boudés et reviendront au pouvoir avec nous. Ainsi, sans même l'appoint des communistes, nous aurons une majorité sûre et vous serez écrasés comme les gauches le furent en 1928, n'est-ce pas, M. Mauss ? »

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« Vous êtes candidat, mon cher M... Votre optimisme est naturel et nécessaire. J'admets vos chiffres, sauf sur un point. Vous ne serez pas plus de 140, 150. Mais enfin, avec ceux que vous énumérez, cela fait 3 10 à peu près, votants de gauche sans les communistes. Cela fait une majorité petite, mais très sûre. Et surtout la majorité dans le pays. Ainsi, cette fois, la majorité à la Chambre calquera la majorité dans le pays. Ce sera un bonheur, car tant que nous n'aurons pas la représentation proportionnelle, la traduction de la volonté du pays sera incertaine. Des déplacements d'un million de voix envoient à la Chambre des majorités iniques. Cette iniquité sera corrigée cette fois. Nous travaillerons donc avec une majorité courte, peut-être même avec des majorités interchangeables, comme au temps de Waldeck-Rousseau et de Combes. Mais, comme dans ce temps-là, les gauches seront actives et rendues vigilantes par le danger lui-même. » Mon ami le conservateur reprit : « Je suis convaincu que vous vous trompez, mais passons. Admettons que votre majorité de gauche revienne : fragile ou solide, elle sera incapable. Les conjonctures économiques et internationales sont telles que vous ne ferez rien et vous échouerez piteusement et vous repasserez une fois de plus le pouvoir à une concentration de droite. Vous vous souvenez comme je fus bon prophète en 1924. Le Cartel ne fit rien, se ruina lui-même et ruina le pays. Je ne fus en faute que sur un point : je croyais que Millerand saurait vous mater et c'est vous qui vous êtes livrés sur lui à une "opération un peu rude". Nous l'avons d'ailleurs remplacé avantageusement par M. Doumergue, et aujourd'hui nous avons M. Doumer dans la place. Votre néo-Cartel sera nettoyé comme le premier. On ira peut-être même jusqu'à Franklin-Bouillon. C'est une concentration nationale qu'il faut tout de suite. Pour signifier à l'Amérique que la France ne peut plus payer si "l'Allemagne ne veut plus payer" (discours de Dietrich) ; pour renoncer aux paiements allemands et, à plus forte raison, pour les exiger ; pour boucler le déficit avec des emprunts qu'il faudra bien demander aux financiers, c'est l'Union nationale qu'il faut, sans Blum, mais avec vous, M..., et vos amis. Vous heurtant au "mur d'argent" et aux égoïsmes sacrés des autres nations, vous lâcherez les socialistes et leur internationalisme. Vous transigerez à droite et non à gauche. Votre parti est trop pressé, M. Mauss, il ne sera pas suivi. » Le radical, qui ne craint pas de se compromettre, ni même de risquer une carrière où, pendant son mandat, il prend de l'ancienneté, répondit avec courage, puis me passa la parole. « Il est certain, dis-je, que l'une des vagues qui portent le pays à gauche provient d'une grande marée qu'on ne peut endiguer. La terrible crise mondiale ébranle le monde entier. Mais il est tout à fait inexact de dire que ce pays est le moins ébranlé. La Suisse et la Hollande le sont aussi sûrement. En tout cas, ce ne sont pas les mérites de M. Tardieu et de M. François-Poncet (Banque de la Sarre, Banque du Rhin) ou de M.P.-E. Flandin et autres Bouilloux-Lafont (de la Banque de même nom) qui sont pour rien dans notre relative sécurité. Mais, disons-le tout haut, nous pouvons très peu de chose. Il n'y a pas de remède socialiste a une crise de cette taille, hors de la révolution sociale. Or, la classe ouvrière française, désorganisée, est encore moins prête que la social-démocratie allemande et la classe ouvrière allemande ne l'étaient à ajouter le pouvoir économique au pouvoir politique. Cependant, notons que, déjà,

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défendre les assurances sociales, augmenter les fonds de chômage, en attendant l'assurance chômage ; nationaliser l'administration des chemins de fer, puisque nous avons déjà nationalisé leur déficit (11 milliards au total et 4 milliards en plus cette année), c'est déjà quelque chose. Et, au surplus, les capitalistes et les partis capitalistes, dans le monde entier comme chez nous, sont encore plus incapables que nous, même de "doper" le capitalisme. Nous, au moins, réduirons ses ravages.» « Mais il est autre chose qui compte et dont l'établissement est probablement condition même de la fin de la crise : c'est la paix, le désarmement, l'autorité de la Société des Nations. C'est là-dessus que les gauches se font applaudir, nous en tête. C'est de ces idées et de ces volontés que vous, les conservateurs, ne savez parler ni à ce pays, ni encore moins aux autres. Le programme des gauches, c'est la paix. Et si j'avais eu quelque influence, j'aurais insiste pour que leur propagande électorale portât exclusivement là-dessus. Les trois millions et demi d'électeurs radicaux, nos deux millions deux cent mille environ, réunissent la majorité sûre du pays. Pour ce qui est des nôtres, ils seront capables de tous les sacrifices et de toutes les transactions nécessaires dans cette direction et même la funeste scission bolcheviste rendra plus aisée leur action. Rien ne l'affaiblira, tandis que les scissions d'avant 1906 affaiblissaient l'action de Jaurès. Cette paix, radicaux et socialistes, nous la ferons, même vous, mon cher M..., dis-je au conservateur, vous serez trop heureux de travailler pour nous au lieu de travailler pour les marchands de canons. » « Peut-être ! Sans doute ! », répondit-il, car c'est un ancien combattant et un loyal serviteur de l'État. Nous étions donc unanimes sur ce point. Cependant, mes deux contradicteurs m'entreprirent sur la question de la participation des socialistes au pouvoir. Ils croyaient me gêner. Je leur répliquai qu'elle me touchait fort peu en ce moment par rapport à la question de la paix et à celle de la majorité parlementaire qui pouvait l'assurer ; que j'étais avant tout soucieux de la façon dont on pouvait organiser celle-ci ; que la première chose à faire, que ce qui pourra faire vivre un gouvernement de gauche, à teinture quelconque, à dosage quelconque, c'est une délégation des gauches. Je leur décrivis comment Jaurès avait fait fonctionner cette délégation de son temps. Mes interlocuteurs étaient trop jeunes alors pour qu'ils pussent l'avoir observée et s'en souvenir maintenant. Tout ce que je leur dis sur ce point fut pour eux une révélation.

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François Simiand *

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Parmi ceux qui vinrent, à l'École normale supérieure, rejoindre avec Herr et d'autres, Jaurès et le mouvement socialiste et ouvrier, bien peu ont été plus actifs, plus influents, plus heureux, plus connus que F. Simiand, professeur d'histoire du travail au Collège de France, professeur honoraire d'économie politique au Conservatoire des arts et métiers, directeur de l'École coopérative. D'autre part, dans l'histoire de la science française, dans celle de l'économie politique, de la statistique, de la sociologie, dans le progrès de nos sciences, bases de toute politique rationnelle, peu auront marqué leur place plus fortement que François Simiand. Il vient de mourir doucement, à côté de sa femme tendrement aimée, le matin qui suivit son arrivée à Saint-Raphaël où il venait enfin se reposer. Une mauvaise grippe, un premier et grave avertissement l'avait obligé à suspendre ses cours en février et de nouveau en mars. Dans un suprême effort, il les acheva pendant ces dernières semaines, pour se libérer, mais surtout pour « accomplir son devoir » comme il faisait toujours religieusement. Et maintenant il repose au cimetière de Grenoble, avec les siens, avec cette forte famille d'instituteurs laïcs, de professeurs et de directeurs de l'École normale de l'Isère, dont il était le fidèle et l'admirable fils et frère. Ses services à notre cause sont immenses. L'esprit de sa carrière, celui de toute son action, fut celui d'un socialiste qui se consacra tout entier à l'étude de la société et, dans celle-ci, à l'étude de ce qui intéresse le prolétariat, les salariés. Il voulut faire part à la masse ouvrière du progrès de sa pensée, la faire bénéficier à chaque instant de son action.

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Le Populaire, 19 avril 1935, p. 2.

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Le temps est loin (1898-1910) où nous deux, sous l'autorité de Baumi et des amis de Pelloutier, nous fondions à la Bourse du travail des cours sur le mouvement syndical, ouvrier et social - où nous trouvions Griffuelhes et d'autres pour élèves. Bibliothécaire au ministère du Commerce et du Travail, il fit de sa bibliothèque, au lieu d'un capharnaüm, un instrument de travail de premier ordre. Il devint l'animateur, le critique, le directeur d'innombrables enquêtes sur le mouvement ouvrier. À la « Librairie » de la rue Léger, il fut le promoteur, l'éditeur de cette « Bibliothèque Socialiste » qui est encore valable aujourd'hui ; c'est lui qui dirigea toutes ses publications et maintint - avec quel esprit de sacrifice ! - avec Roques, avec Blum, et d'autres, l'action de Herr, malgré Péguy, malgré Lagardelle, malgré Sorel. Vint ensuite la fondation de l'École socialiste. Pendant près de dix ans, il représente - avec quelle autorité ! - J'étude des conditions de la vie ouvrière et celles du mouvement syndical. Les meilleurs des militants parisiens y furent ses élèves. Il collabora encore aux Cahiers du socialiste (groupe Robert Hertz) ; son action fut constante, à la Revue socialiste et à la Revue syndicaliste ; partout où il fallait aller, être utile, se sacrifier, être, il était. Pendant et après la guerre, c'est à son pays et à la classe ouvrière de son pays qu'il voua un immense et fertile labeur, où son nom doit être associé indissolublement, et j'ose le dire, également, à celui de Thomas. Sans lui, sans son autorité, son impeccable bon sens, ses vastes et exactes connaissances, son « commandement », ce que les Latins appelaient l'imperium, les choses eussent pris une autre tournure. L'économiste qu'il était, l'ami du prolétariat qu'il était, réussit à rassembler les matériaux, à unir le matériel, à recruter les ouvriers, à les garder suffisamment heureux, payés sans exploitation, sans réquisitions. Lorsqu'en 1917, après une cruelle opération, où sa vie fut en danger, Thomas n'étant plus ministre, il reprit le collier, ce fut pour être chef de la statistique des ravitaillements interalliés. Tant il inspirait partout le respect. Il était épuisé. Il retrouvait enfin sa direction d'études à l'École des hautes études à la Sorbonne, la chaire qui lui avait été donnée enfin au Conservatoire des arts et métiers. Mais il fut tout de suite appelé à la direction du Travail en Alsace-Lorraine. On peut dire qu'il y sauva la situation compromise par des patrons de combat et de stupides clemencistes. Il mena alors une vie très pénible : trois jours par semaine à Strasbourg ou en tournée, trois jours de cours à Paris. Des troubles de circulation le forcèrent à s'arrêter. Il revint à Paris entièrement. Mais c'était pour reprendre plus fort. Son cours rassemblait, trois soirs par semaine, au Conservatoire, d'admirables auditoires d'ouvriers et de techniciens. Il fonda l'École coopérative de la F.N.C.C., fit les programmes d'études, organisa les examens, donna à tous le modèle de son enseignement. Il se dévoua aux cours que la chambre syndicale des employés organise chaque année à la Bourse du travail de Paris. Et je ne parle pas de son rôle au Conseil national économique, au Bureau international de statistique, etc. Partout il eut et soutint la vue claire des intérêts des salariés et de la communauté. Il fut toujours des nôtres - comme Thomas qui toujours le reconnut comme son maître.

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Ce n'est pas ici le lieu de parler longuement de son oeuvre colossale de savant. Mais il faut que les socialistes sachent qu'il avait voué sa pensée à faire progresser l'action du socialisme et de la classe ouvrière, hors de toute utopie, dans l'exclusif domaine des faits. Je ne parlerai pas de sa collaboration au groupe des sociologues rassemblés autour de Durkheim, qu'il avait rejoint en toute indépendance. Trente années de critique et d'organisation, un dernier et magnifique fascicule des Annales sociologiques, avec toute une théorie de la Monnaie, réalité sociale, sont là. J'énumérerai simplement ses principaux ouvrages : Salaires des ouvriers des mines ; Cours d'économie politique (3 vol. avec diagrammes), et son ouvrage capital : Le salaire, les prix et la monnaie (3 vol.). On y voit comment, sachant qu'il ne couvrait guère - comme il disait modestement - que « quelques centièmes » du terrain, il avait centré son intérêt sur le problème du salariat. Et à son propos il faudra rappeler que les trois grands Cours d'économie politique qui furent professés en France, celui de Jean-Baptiste Say, celui d'Adolphe Blanqui (le maître de Proudhon et de Marx), celui de François Simiand, ont été professés au Conservatoire des arts et métiers, cette admirable institution de la 1re République - et non pas au Quartier latin. L'ensemble de ses derniers travaux porte sur les Fluctuations économiques. Voici sept ou huit ans que la renommée internationale de Simiand grandit chaque jour. Il n'avait peut-être que deux ou trois égaux au monde. Il pouvait enfin se réserver à ses études. Ses élèves, ses amis et coopérateurs avaient fêté son cours d'ouverture au Collège de France, où il succédait à Georges Renard. Il avait voulu finir ses leçons de cette année sur le compagnonnage, sur les conditions de travail des ouvriers maçons à Paris. Il est mort en servant sa cause en savant Le socialisme, le mouvement syndical, la coopération, qui sont sans doute éternels, garderont toujours le souvenir de François Simiand. Nous ne pouvons que pleurer.

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Note préliminaire sur le mouvement coopératif et spécialement sur le mouvement coopératif de consommation, plus spécialement sur le mouvement coopératif français *

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Je suis d'accord sur la plupart des points avec l'ensemble des idées soutenues, et avec l'ensemble et le détail de l'interprétation des faits donnés par le docteur Fauquet dans sa brochure sur Le Secteur coopératif. Je n'ai qu'une réserve à faire. J'ajoute moins d'importance que lui aux coopératives qui ne sont pas de consommation. Le mouvement coopératif pris dans sa généralité comprend essentiellement : 1º la coopération de consommation ; 2º la coopération de production ; 3º la coopération de crédit. Dans la coopération de production le groupe le plus important et le plus intéressant, de même que dans la coopération de crédit, est le groupe des producteurs agricoles. Quoique je ne nie pas le caractère juridiquement coopératif de ces deux groupements ou, si l'on veut, de trois sortes de coopération : coopération agricole, coopération de crédit et coopération de production, je crois que les deux premières n'entament pas réellement le régime de la propriété privée, mais s'y superposent. Une coopérative de producteurs profite à ses producteurs, elle améliore leurs salaires et leur crée des dividendes. Une coopérative d'agriculteurs fait de même. Une coopérative de crédit permet à des agriculteurs ou à des commerçants de meilleures conditions chez leurs fournisseurs et augmente ainsi leurs profits, de même quand ces coopératives s'occupent de la vente. La seule coopération de consommation me parait être celle qui a le plus déplacé les axes économiques et juridiques, qui constitue le plus des réserves collectives et non individuelles, et rend le plus de services publics (régularisation des prix, etc., organisation du marché et, par rapport à ce marché, de la production). J'ai soutenu ces idées pendant de nombreuses années (1904-1914), *

Texte dactylographié, s.d. [19361, Fonds Hubert-Mauss, Archives du Collège de France.

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lorsque j'ai professé le cours de coopération a l'École socialiste - cours qui, j'ose le dire, a été suivi par une grande partie de ceux qui sont devenus nos principaux militants. Je n'ai aucune raison de changer d'avis. Les expériences cuisantes que nous fîmes autrefois avec les coopératives de vignerons m'ont définitivement convaincu que ces producteurs, même bien organisés, ne peuvent jamais se dévouer au point de renoncer même temporairement à quelques-uns de leurs intérêts, de leurs intérêts de propriétaires en particulier. Je considérerai donc exclusivement le mouvement coopératif de consommation et, dans celui-ci, le mouvement français. 1º Le mouvement coopératif de consommation, si important qu'il soit, a ses limites et j'ai abandonné depuis fort longtemps l'idée que, à lui seul, il puisse constituer un régime économique complet. Il est d'abord inexact que les sociétés puissent se définir simplement par un régime économique quelconque, ni que les droits puissent tous se déduire les uns des autres. Une société est un complexe de droits souvent contradictoires : le droit coopératif n'en est qu'un. Elle est un complexe d'économies souvent opposées et l'économie coopérative n'en est qu'une. Je suis donc revenu tout de suite de certaines idées que j'avais soutenues à mon entrée dans le mouvement (1898-1900) et je cesse depuis longtemps de croire qu'il peut être un régime totalitaire, ni que dans aucun cas la république coopérative à base de consommation puisse jamais englober tout le système économique de nations du type des nôtres. Ceci soit dit sous la réserve que je suis incapable de prédire quels sont les types de régimes qui pourront succéder aux nôtres, à nos façons de produire et de consommer en commun. J'aggrave donc maintenant la conclusion que j'ai donnée dès 1904 à mon cours sur la coopération quand je disais que je concevais la société future « comme une série de luttes et de compromis entre les consommateurs nationalement et localement organisés et les producteurs nationalement et professionnellement organisés ». Cette vue doit être encore singulièrement compliquée à la lumière des faits récents. A) Le mouvement coopératif a ses limites politiques. De simples changements de systèmes juridiques peuvent le renverser. Les coopératives russes de consommation groupées dans le Centrosoyus n'ont eu qu'une existence fictive depuis 1921, lorsqu'elles sont devenues de simples offices d'État. Si l'Alliance internationale et le mouvement français ont bien fait de leur reconnaître leur valeur coopérative, cette reconnaissance n'avait qu'une valeur morale. Leurs biens et leurs libertés avaient été depuis longtemps confisqués. Aussi faut-il noter comme le grand événement de ces derniers mois la restitution de ces biens à ces sociétés. Restera à voir dans quelle mesure le Parti communiste leur laissera leur liberté. La destruction presque totale du mouvement allemand ; les alternatives de toutes sortes entre lesquelles fut ballotté le mouvement des coopératives de consommation italiennes prouve à quel degré la coopération est encore un organe délicat vis-à-vis des rudesses de la politique, fasciste ou communiste.

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B) Le mouvement coopératif a ses dangers internes, ses limitations qui proviennent normalement de sa constitution même. a) Il a tous les défauts d'une organisation volontaire non obligatoire. Rien ne peut obliger le sociétaire et encore moins le client non sociétaire à consommer dans sa société. La croissance du mouvement dépend de son succès et inversement. Le monopole coopératif n'est donc pas encore en vue, il ne le sera que lorsque la coopération deviendra obligatoire. b) Mais non seulement les limites sont imposées par la nature du self-help (de l' « aide-toi toi-même »), mais elles sont encore aggravées par les difficultés de l'administration démocratique. Par un côté, les coopératives ne sont que des formes, mettons, supérieures des sociétés par actions. Or la grande difficulté des sociétés par actions lorsque leurs actionnaires sont très nombreux est, précisément, celle de leur administration dans l'intérêt des actionnaires et non pas des administrateurs. Il est bien connu que le régime capitaliste tout entier souffre de cette contradiction fondamentale entre l'intérêt des administrateurs, celui des actionnaires et celui du public, sans parler de l'intérêt des salariés. La difficulté est donc, pour les coopératives, de représenter les intérêts des coopérateurs et de contrôler les administrateurs. Il est inutile ici de rappeler le danger de cette absence de contrôle. Nous en avons eu des exemples trop cuisants en France comme en Belgique. Mais il ne faut pas croire que ces exemples sont les premiers dans l'histoire. J'ai vu, de mes yeux vu, une des plus belles sociétés que j'ai connue, la Moissonneuse, crouler dans le XIe arrondissement de Paris, y laisser un désert coopératif, alors que, après que tous les corbeaux se furent abattus sur elle, les syndics de la faillite purent encore rembourser cent pour cent aux créanciers et même aux actionnaires. Corollaire. Les progrès immédiats à faire au point de vue technique consistent dans l'organisation de la représentation des sociétaires, dans l'organisation du système d'administration et dans l'organisation du contrôle des administrateurs ; contrôles après gestion mais suffisamment fréquents et sévères pour que les responsabilités puissent être immédiatement déterminées. Autre corollaire. La limitation de l'extension des grandes sociétés. Le nombre optimum me semble être situé entre 25 000 à 50 000 membres au plus dans les meilleurs systèmes. La division en sections ayant une vie propre, correspondant directement avec le siège, contrôlant le personnel, le dirigeant par l'intermédiaire du siège ; des bilans fréquents et fréquemment apurés ; un système de gérance et de contrats de travail pour les employés me paraissent une sorte de nécessité. Des observations de ce genre doivent être faites avec les modifications nécessaires à propos des organes centraux économiques : magasins de gros et banque des coopératives. L'emploi des fonds dans le mouvement, par le mouvement, pour le mouvement me paraît être une règle absolue. L'autonomie de l'administration et celle de la direction me paraissent être des nécessités aussi grandes que celle du contrôle vigilant de la masse et de ses représentants.

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C) Il ne suit pas de là que la coopération de consommation doive être exclusivement un mouvement technique, l'établissement de la « République coopérative » par des techniciens, même par des techniciens socialistes comme ce fut le cas en Belgique ne me paraît ni le but possible, ni même celui auquel il faille tendre. Mais, si la coopération a ses limites internes et externes, il y a du moins un point où ces limites sont très lointaines : c'est lorsqu'elle sort du monde commercial ou industriel ou financier et qu'elle entre dans le monde moral. C'est pourquoi - impénitent peut-être dans mon erreur - je reste encore un coopérateur socialiste et ouvriériste. Non pas que je croie que - comme en Belgique ou dans quelque coopérative du nord de la France - il faille faire adhérer les coopératives au Parti socialiste, mais je crois qu'il faut leur donner au maximum des buts sociaux. Ceux-ci seuls, en effet, me semblent pouvoir cimenter non pas simplement les intérêts, mais encore l'âme collective des coopérateurs. Le développement des œuvres sociales, le développement des centres de vie sociale surtout dans les sections, ce que les Anglais appellent les « voisinages » (neighbourhood) -, tout ceci a plutôt régressé dans les trente dernières années chez nous. La solidarité du mouvement coopératif de consommation et du mouvement ouvrier a été de moins en moins sentie, alors que de simples secours de grève ou de chômage pourraient être décisifs. Je ne me lasse pas en ce moment, dans ma modeste propagande, de rappeler les immenses sacrifices, chiffrés par dizaines de millions de livres sterling, que les coopératives anglaises ont faits pour ceux des coopératives des régions que l'on appelle les régions déshéritées. Elles ont réussi à y maintenir le mouvement, son idéal et sa force. Les rapports de la mutualité, du système d'assurance mutuelle et de la coopération continuent à me paraître également importants. Je n'ai pas besoin de le rappeler au docteur Fauquet. 2º Il est de l'évidence - même il ressort avec certitude de l'ensemble des grands travaux de notre regretté Simiand - que, en plus de leurs mouvements internes, les sociétés sont soumises à des espèces de grands cycles internationaux d'événements. L'immense mérite de Simiand est d'avoir démontré que ces dynamismes alternés, ces fluctuations des valeurs des monnaies, des quantités de productions et des niveaux de vie et de civilisation commandent une sorte d'adaptation. Il est inutile de raisonner sur les crises actuelles comme si elles étaient les premières du monde et les plus longues et les plus graves et les plus inouïes. La coopération doit vivre en vue de ces crises et dans ces crises, en hausse, comme en baisse. L'organisation du marché par les coopératives par opposition au marché compétitif, même l'organisation du marché et non pas celle d'une économie pure de tout esprit d'économie, de profit même, si l'on veut: voilà ce que poursuit en fait la coopération de consommation ; surtout quand elle peut, comme par exemple certains trusts verticaux, obtenir une espèce de circuit fermé sauf au moment de la consommation elle-même. Il est clair par exemple que les sardines que notre Magasin de gros met en boîtes à Audierne entrent chez le consommateur en dehors du circuit capitaliste. Le développement de la production à partir du Magasin de gros reste quant à moi l'un des buts fondamentaux à poursuivre parce que, précisément, il limite les dangers à l'intérieur du groupement des révo-

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lutions constantes et des anarchies constantes de ce que l'un des grands économistes américains appelle le « système des prix ». Cette entrée de la coopération de gros dans le système de la production, cette pénétration de plus en plus forte me paraissent être un de ses moyens et un de ses buts fondamentaux. Je crains qu'en dehors de l'Angleterre, des pays scandinaves et de la Finlande et aussi de la Suisse, les autres mouvements soient en régression sur ce point. Plus d'efforts intérieurs, plus d'efforts moraux, sociaux, plus d'efforts productifs (et la distribution des produits est, Simiand l'a démontré, une phase de la production) - voilà le mot d'ordre immédiat. Sous ce signe la coopération vaincra.

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Lettres de Mauss a Élie Halévy et Svend Ranulf *

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Lettre de Mauss à Élie Halévy Novembre 1936 Je suis entièrement d'accord avec vous sur tous les points de votre communication. Je n'y voudrais ajouter que très peu de choses, dont j'ai été témoin. Votre déduction des deux tyrannies italienne et allemande à partir du bolchevisme est tout à fait exacte, mais c'est peut-être faute de place que vous me laissez le soin d'en indiquer deux autres traits. La doctrine fondamentale dont tout ceci est déduit est celle des « minorités agissantes », telle qu'elle était dans les milieux syndicalo-anarchistes de Paris, et telle surtout qu'elle fut élaborée par Sorel, lorsque j'ai quitté le Mouvement socialiste, plutôt que de participer à sa campagne. Doctrine de la minorité, doctrine de la violence, et même corporatisme, ont été propagés sous mes yeux, de Sorel à Lénine et à Mussolini. Les trois l'ont reconnu. J'ajoute que le corporatisme de Sorel était inter*

La lettre à Élie Halévy a été rédigée à propos de la communication de ce dernier, « L'ère des tyrannies », présentée à la Société française de philosophie le 28 novembre 1936. Elle a été publiée par Élie Halévy dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 36, p. 235, et reprise dans le livre posthume d'Élie Halévy, L'ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre, Paris, Gallimard, 1938, pp. 230-23 1. Comme cette lettre était un commentaire de Mauss sur le texte de la communication envoyé à l'avance aux membres de la société, elle peut être datée de novembre 1936. C'est au même moment que Mauss écrit une lettre à Svend Ranulf (6 novembre 1936) à propos des rapports entre la théorie durkheimienne et le fascisme. La partie centrale de cette lettre a été publiée dans S. Ranulf, « Scholarly forerunners of fascism », Ethics, 50, 1939, p. 32, en même temps qu'un extrait d'une autre lettre (8 mai 1939) qui n'a pas été retrouvée. Ces lettres, déposées à la Statsbiblioteket de Copenhague, ont été publiées dans Études durkheimiennes, nº 8, février 1983, p. 3.

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médiaire entre celui de Pouget et celui de Durkheim, et enfin, correspondait chez Sorel à une vue réactionnaire du passé de nos sociétés. Le corporatisme chrétien-social autrichien devenu celui de Hitler est d'un autre ordre à l'origine ; mais enfin, copiant Mussolini, il est devenu du même ordre. Mais voici mon deuxième point. J'appuie davantage que vous sur le fait fondamental du secret et du complot. J'ai longtemps vécu dans les milieux actifs P.[arti] S[ocialiste] R.[évolutionnaire], russes, etc. ; j'ai moins bien suivi les sociaux-démocrates, mais j'ai connu les bolcheviks du parc Montsouris, et, enfin, j'ai vécu un peu avec eux en Russie. La minorité agissante était une réalité, là-bas ; c'était un complot perpétuel. Ce complot dura pendant toute la guerre, tout le gouvernement Kerenski, et vainquit. Mais la formation du Parti communiste est restée celle d'une secte secrète, et son essentiel organisme, la Guépéou, est resté l'organisation de combat d'une organisation secrète. Le Parti communiste lui-même reste campé au milieu de la Russie, tout comme le parti fasciste et comme le parti hitlérien campent, sans artillerie et sans flotte, mais avec tout l'appareil policier. Ici je reconnais facilement des événements comme il s'en est souvent passé en Grèce, et que décrit fort bien Aristote, mais qui, surtout, sont caractéristiques des sociétés archaïques, et peut-être du monde entier. C'est la « Société des hommes », avec ses confréries publiques et secrètes à la fois, et, dans la société des hommes, c'est la société des jeunes qui agit. Sociologiquement même, c'est une forme peut-être nécessaire d'action, mais c'est une forme arriérée. Ce n'est pas une raison pour qu'elle ne soit pas à la mode. Elle satisfait au besoin de secret, d'influence, d'action, de jeunesse et souvent de tradition. J'ajoute que sur la façon dont la tyrannie est liée normalement à la guerre et à la démocratie elle-même, les pages d'Aristote peuvent encore être citées sans doute. On se croirait revenu au temps des jeunes gens de Mégare qui juraient en secret de ne pas s'arrêter avant d'avoir détruit la fameuse constitution. Ici ce sont des recommencements, des séquences identiques.

Lettres de Mauss à Svend Ranulf Paris, le 6 novembre 1936 Mon cher Ranulf, J'ai bien reçu votre extrait de Theoria et l'ai lu de mon mieux. J'y trouve bien des choses intéressantes. Je crois que vous n'avez pas assez la sensation que j'ai, moi, d'une façon tragique.

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Durkheim, et après lui, nous autres, nous sommes, je le crois, les fondateurs de la théorie de l'autorité de la représentation collective. Que de grandes sociétés modernes, plus ou moins sorties du Moyen Âge d'ailleurs, puissent être suggestionnées comme des Australiens le sont par leurs danses, et mises en branle comme une ronde d'enfants, c'est une chose qu'au fond nous n'avions pas prévue. Ce retour au primitif n'avait pas été l'objet de nos réflexions. Nous nous contentions de quelques allusions aux états de foules, alors qu'il s'agit de bien autre chose. Nous nous contentions aussi de prouver que c'était dans l'esprit collectif que l'individu pouvait trouver base et aliment à sa liberté, à son indépendance, à sa personnalité et à sa critique. Au fond, nous avions compté sans les extraordinaires moyens nouveaux. J'ai eu de vos nouvelles par Lévy-Bruhl. Je regrette d'apprendre que votre pays, toujours ingrat envers les siens - comme tous les pays d'ailleurs -, ne vous fait pas la place que vous méritez. J'imagine que vous sortirez un jour de tous ces ennuis, mais je vois avec peine que c'est déjà tard. En tout cas, je fais mes meilleurs vœux pour votre santé et pour celle de tous les vôtres. Rappelez-moi au souvenir de mes amis de Copenhague, je vous en prie. Je vous serre bien affectueusement la main.

8 mai 1939 [extrait] Je crois que tout ceci est une véritable tragédie pour nous, une vérification trop forte de choses que nous avions indiquées, et la preuve que nous aurions dû plutôt attendre cette vérification par le mal qu'une vérification par le bien.

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Lucien Lévy-Bruhl *

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Léon Blum a rendu avant-hier un touchant, un véridique et premier hommage à l'ancien et fidèle ami de Jaurès, Lucien Lévy-Bruhl. C'est par ce côté surtout qu'il est entré dans l'histoire du socialisme. Je n'ajouterai que quelques mots sur ce sujet. Lucien Lévy-Bruhl fut, avec Charles Salomon, un des rares confidents et correspondants de Jaurès. Il fut son ami constant depuis l'École normale supérieure où ils passèrent deux ans ensemble ; ils restèrent tous deux de bons républicains, simplement épris de progrès social (de 1879 à 1888). Dès 1888, Jaurès était devenu socialiste, théoricien et historien de la Révolution. Cependant, ils ne se séparèrent jamais. Jaurès avait même une joie naïve de tous les progrès, de tous les succès universitaires, académiques, de son camarade. Et celui-ci plaçait en Jaurès toujours la même confiance, poussée plus tard jusqu'à l'esprit de dévouement et de sacrifice à la cause de Jaurès, de son parti et du prolétariat. Il fut l'un des fondateurs de L'Humanité, de la fameuse Librairie de la rue Cujas (avec Herr, Blum et nous autres). Depuis la secousse de l'affaire Dreyfus (de proches alliances le liaient à l'innocent), il n'est pas une de nos œuvres, de nos souscriptions, coopératives, revues, École socialiste, qu'il n'ait soutenue de toutes ses forces. Il fut « Deuzelles » à L'Humanité pendant la guerre. Il s'inscrivit en tête de toutes les manifestations publiques d'indépendance et de sympathie à la cause du peuple et à celle de la paix. Il fut le président constant de la Société des amis de Jaurès. S'il n'a pas plus étroitement marqué son adhésion au parti, c'est qu'il craignait les pertes de temps et les mesquineries de notre vie un peu renfermée sur nous-mêmes. Mais il fut intime de Renaudel et de Blum, et chaque fois qu'on le lui demanda, parut aux premiers rangs de ceux qui se dévouaient à nos causes. Il mettait ainsi à leur service tout le prestige qu'attachait à son nom une vie pleine d'autorité, d'influence scientifique, de succès.

Sa vie scientifique Lucien Lévy-Bruhl était né en 1857, de famille modeste du centre de Paris. Ses années d'études au lycée Charlemagne furent une suite ininterrompue de triomphes aux distributions de prix, aux concours généraux, à l'École normale supérieure. Il *

Le Populaire, 16 mars 1939, p. 4.

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réussissait en tout. On parle encore de certaines de ses traductions du grec. Il sortit premier d'agrégation en 1879. Puis ce furent deux ans de province, un cours à l'École des sciences politiques, où il resta attaché jusqu'après la guerre. Docteur ès lettres en 1884, professeur à Louis-le-Grand en 1885, où il eut tant d'élèves dont plusieurs le retrouvèrent à l'École normale supérieure, comme maître de conférences en 1894. En 1902 et 1908, il fut chargé de cours puis titulaire à la Sorbonne (philosophie moderne). Il y avait répété le cours qu'il avait déjà fait à l'École sur Auguste Comte, et dont il fit un livre qui reste intact (1900). En 1912, l'Académie des sciences morales et politiques l'avait élu dans la section de philosophie - malgré ses idées - à cause de sa sagesse et de son talent. Jusque vers 1903, il était resté un philosophe classique et un historien des idées surtout politiques. Il avait toujours été un ami de Durkheim, d'Hubert et de Simiand (tous deux ses anciens élèves), de Fauconnet, de moi-même. À partir de 1902, tout en gardant sa chaire et remplissant ses devoirs de philosophe, c'est à la sociologie qu'il passe (La Morale et la Science des mœurs, 1903). Mais il trouve une meilleure voie, plus congéniale à son tempérament; Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) (dont Jaurès fut ravi), La Mentalité primitive (1922), Le Surnaturel et la Nature dans la mentalité primitive, L'Âme primitive, La Mythologie primitive, se succèdent sans arrêt. La plupart traduites en toutes sortes de langues étrangères, assoient sa réputation. Il y expose toutes sortes de faits pour montrer que les sociétés primitives, celles d'avant nous, et celles qui survivent à côté de nous, ont eu ou gardé une mentalité « mystique » - pleine de « surnaturel dans la nature » et de « prélogique », d'un autre genre que la nôtre. Livres composes, écrits à la perfection, clairs, simples, pleins de faits judicieusement choisis, de documents traduits de façon charmante, dans la tradition d'un Tylor et d'un Frazer. Instructifs au possible. Ces livres ont porté. Ce qui fit enfin la joie des dernières années de Lucien Lévy-Bruhl, ce fut d'avoir pu mettre au service des jeunes savants et des jeunes sciences son autorité universitaire. C'est grâce à lui, et aussi à Rivet et à moi-même qu'a été mis sur pied l'Institut d'ethnologie de l'Université de Paris ; il l'a vu avec ses deux cent soixante élèves, ses trente-huit volumes publiés, ses missions, ses découvertes. Il a vu les services rendus qui ont fait du musée de l'Homme ce qu'il est devenu sous l'impulsion de Rivet. Il a eu encore d'autres joies, celles que lui donnèrent ses fils et les leurs. Nous partageons leur peine.

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Note sur les crises *

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Depuis que j'ai collaboré avec mon oncle à son livre sur le Suicide, et lui ai fourni les documents à analyser directement sur pièces originales pour son livre sur le Suicide (partie concernant le suicide en France), j'ai réfléchi au fait des crises sociales. Il y avait une chose dans son oeuvre qui m'a toujours chiffonné, depuis mon âge de vingt-trois ans, c'était l'emploi du mot « anomique » pour désigner la crise. Il est bien évident que les crises économiques et autres provoquent des maxima de suicides, en particulier en France ; mais, si j'étais d'accord complètement avec mon oncle sur le fond, je n'ai jamais aimé ce terme d' « anomique ». À la grande irritation de mon oncle, je le trouvais trop philosophique, trop juridique, trop moraliste, insuffisamment concret. D'autre part, je me suis longtemps demandé, depuis l'Occupation, comment décrire l'état d'esprit de la population, en particulier de la population de Paris, et l'évolution de ses mœurs. Elle est en plein hors de toute loi en effet, et de toute règle, sauf de celles qui lui sont imposées, et la crise a les effets moraux bien connus que mon oncle décrivait. Restait à trouver le moyen d'exprimer les sensations que j'ai eues pendant ces longs mois. Cet état d'égoïsme, d'individualisme absolu, caractérise en effet la crise et tous ses effets, et je réfléchis à cet isolement de l'individu. Je crois avoir trouvé le moyen simple de le décrire. 1º Une société est en effet un organisme composé d'unités disparates, distinctes, mais enfin, communiquant entre elles, formant un ensemble. La société et ses différents groupements ayant au moins un minimum de cohésion, de morale, d'ordre, de confiance et de prévoyance, et de prévisibilités. C'est quelque chose qui « tient ». *

Juin 1942. Archives de la famille Mauss.

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L'observation de la façon dont j'ai vu ma charcutière passer de la gelée de viande à ma bouchère m'a illuminé sur la situation. La crise est un état dans lequel les choses irrégulières sont la règle, et les choses régulières impossibles. C'est le moment où « ça ne colle plus », où tout le monde décolle d'avec tout le monde. 2º De là, je me suis souvenu des belles doctrines de Duclaux Père, répétées par Duclaux Fils : tout ce qui est organique, à quelque degré de complexité que ce soit, y compris la cellule animale la plus fine, est un composé qui colle. C'est un « gel » comme la gelée de viande. La crise, c'est le « dégel », c'est le départ des molécules de la gelée de viande sur le macaroni, c'est le contraire de l'état colloïdal, c'est l'état moléculaire où les hasards forment les grands nombres naturels. L'une des erreurs, en effet, de la façon purement philosophique de parler des crises, c'est de croire qu'à leur intérieur, il n'y a aucune espèce de choses nombrables et emplaçables. Les éléments du calcul des probabilités permettent au contraire de comprendre comment toutes sortes de hasards se présentent nécessairement dans la série des chocs indéfinis, dans un espace fini pour des gens finis. C'est le problème des boules rouges, blanches et noires dans le sac, qui auront un ordre et une façon de se ranger, et qui finiront toujours, à chaque moment, par se ranger d'une façon quelconque.

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Origines de la bourgeoisie *

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J'ai toujours eu une certaine difficulté à admettre l'idée de l'ancienneté des libertés communales françaises, et surtout la conception, en particulier des historiens romantiques, même de Michelet, de l'indépendance et d'un caractère républicain quelconque de ces communes. Ces deux dernières années m'ont un peu mieux permis de comprendre ce qui s'est passé entre le IXe et le Xe siècle d'une part, et le XIe et le XIIe siècle de l'autre, et qui a pu sembler la conquête d'une certaine indépendance par les bourgeois et les ouvriers des villes, et permettre l'erreur encore commune. C'est en voyant encore une fois les relations de ma bouchère avec ma boulangère et la pâtissière, que j'ai compris les fameuses chartes communales, chartes qui ont reconnu l'existence de ce qu'on a appelé les « corporations » qui étaient plutôt des confréries, des associations de gens de métiers, des corps de métiers (corporations). Mais ce n'est pas ces gens de métiers qui ont été les bourgeois de la ville. Le bourgeois, c'est essentiellement celui qui a bourgeoisie, c'est-à-dire est propriétaire de son fonds, de son métier, de son commerce et surtout de son stock, qui en dispose, qui a généralement sa maison à lui, ses greniers et ses caves, ses armes pour la défendre, dont la maison est une espèce de « bourg » (forteresse). Certes, il vend au manant, au noble, au passant, à l'occasion au roi et à l'étranger, mais avec qui échange-t-il ? C'est avec un autre détenteur de stock également bourgeois et également indispensable. De la même façon que nous ne pouvons nous adresser en ce moment qu'à ceux qui veulent bien nous fournir de leurs stocks et qui y sont obligés par les pouvoirs publics, nous échangeons volontiers un paquet de cigarettes contre le droit à acheter une douzaine d'œufs. C'est cette association de gens ayant des stocks les uns par rapport aux autres qui constitue la bourgeoisie. Rien à faire avec la Liberté, l'Égalité, la Fraternité. *

s.d. [1942]. Archives de la famille Mauss.

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En fait, les corporations de Londres, par exemple, désignent les marchands de Londres encore plus que les ouvriers de Londres, et, dans celle des drapiers, la plus importante, figurent les banquiers. Même pour Paris, celle qui a donné ses armes à Paris, la corporation des « nautes » était avant tout une corporation de transporteurs par eau, et de gens faisant crédit avec pour gages les choses transportées. Depuis que j'ai fait ces observations, j'ai repris le très beau livre de Georges Bourgin, sur la Charte de Soissons, laquelle a été la charte type de presque toutes les villes de France avec l'intégration des corporations, et je me suis bien persuadé que les bourgeois avaient fini par former une classe intermédiaire exploitante, classe à argent et à prêts aussi bien qu'à vente et spéculation, et, pour cela, ayant des intérêts relativement différents de ceux des classes inférieures (leur clientèle, en particulier leurs apprentis, sinon leurs compagnons), et aussi enfin, classe capable de se dresser contre le roi et les pouvoirs publics car elle en avait la force. Le nombre des villes franches dans le sud de la France est tout aussi caractéristique. Ce furent presque partout des concessions, d'une part, à la main-d’œuvre qu'il fallait appeler, ou bien, au contraire, des privilèges qu'il fallait reconnaître à des corporations dont un certain nombre dataient d'ailleurs d'avant la conquête franque. Si on n'y prend garde, on est en train, sous les aspects du socialisme du ravitailleur, de reconstituer les privilèges de la bourgeoisie, que seule la Révolution française réussit à annuler.

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Index des thèmes (Partie supprimée à cause des droits d’auteur) Retour à la table des matières

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Index des noms

(Partie supprimée à cause des droits d’auteur)

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