Proust_ Hors-série N 2

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sommaire / hors-série n°2

4 trimestre 2 0 0 0

le siècle de

Proust

de la Belle Epoque à l'an 2000 Proust par Raymond Moretti (illustration de couverture pour le N° 246 du Magazine littéraire).

La Recherche

i LES VIES DE PROUST

56 58

« Ça prend » par Roland Barthes

Chronologie par Jean-Yves Tadié

60

Découpage et montage de la Recherche

Les territoires

62 64 67 69 74

7

Un classique moderne

9

par Antoine Compagnon

Des manuscrits par milliers par Pierre-Edmond Robert par Jean-Yves Tadié

14 16

Le vitrail d'Illiers par Diane de Margerie

19 23 26

Les métamorphoses du Ritz par Julia Kristeva Venise retrouvée par Jean Blot

28

De Cabourg à Balbec par Thierry Laget

Le Paris de Proust : l'autre Madeleine par Jean Plumyène

« Il doit encore faire froid sur le Grand Canal »

30 33

La robe de maman par Michel Schneider Céleste Albaret, gouvernante et martyre propos recueillis par Ben van der Velden

L'affaire Dreyfus : le grand bouleversement

79 80 82 84 85 87

Albertine à Balbec par Pierre-Louis Rey

par Henri Raczymow

Proust au quotidien de sa correspondance

40

A la recherche du souffle perdu

L'ami Marcel par Philip Kolb

88

La beauté fin de siècle par Pierre-Edmond Robert Le septuor de Wagner par Jean-Jacques Nattiez Les toiles du maître par Jean-Didier Wolfromm Proust et la peinture française

par François-Bernard Michel

93

Convergences entre Proust et Mauriac

96

Proust et Genet, floralies en tous genres

99 103

Notes sur Proust par Michel Leiris

par André Séailles

Avant la Recherche Le plaisir à rebours par Lucette Mouline

par Alain Buisine

Jean Santeuil : les débuts d'une recherche Traduire Ruskin par Bernard Delvaille Pastiches et critiques par Jean Roudaut Par Sainte-Beuve par Hubert Juin

35 Variations sur un thème de Marcel Proust par Georges Perec

104

par Henri Bonnet

Proust informatique par Nathalie Mauriac Dyer

| les lec tu r es üe p r o u s t|

l l ES ETAPES DE L'ŒUVRE I

Premières amours par Jean-Noël Pancrazi

Proust à l'écran, entretiens avec Luchino Visconti et Chantai Akerman

91

par Luc Fraisse

Du côté de Husserl et Heidegger entretien avec François Vezin

107 110

Beckett : la victoire du Temps

112

Les proustiens de l'école japonaise

In search of lost Proust par Gilles Barbedette par Jean-Paul Manganaro

magazine littéraire 40, rue des Saints-Pères 75007 Paris. Tél. : 01 45 44 14 51. Fax : 01 45 48 86 36 www.magazine-litteraire.com

Sodome contre Gomorrhe par Philippe Sollers

par Kazuyoshi Yoshikawa

35 37

50 52 54

Le jaloux dans tous ses états par Jean Milly Dans les salons de la Recherche par Elyane Dezon-Jones

et Jean Plumyène

44 45 47

Marcel et Gaston par Pierre Assouline A l'ombre de Flaubert par Pierre-Edmond Robert

77

par Frantz-André Burguet

Proust et les siens

1913 : l'année de la solitude par Jean Roudaut

e-mail : [email protected]

PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

par Jo Yoshida 3

LES ETAPES DE L'ŒUVRE avant la Recherche

Deleuze a montré qu'il était fondamental. Si le pastiche le plus long est celui de Saint-Simon qui, contrairement à ce qu’aurait imposé le respect de la chronologie, clôt le volume et ainsi répond à celui de Balzac, qui l’ouvre, c’est qu'il permet à Proust de faire du commentaire la matière même du récit, et le m otif de l’intérêt dram a­ tique. Si bien que le résumé de l’affaire Lemoine, donné initialement, souligne l’absence de ce récit dans les pas­ tiches : il raconte ce qui n 'ap p araîtra plus que sous forme d’évocation, ce qui, donné en premier lieu, s’avère secondaire à mesure que se fait la lecture. Et cependant ce thème, cette sonate dont seules quelques notes sont reprises, n ’a bien sûr pas été choisi au hasard. A la fois critique de la critique et évocation des formes rom anesques aimées par Proust, le texte des pastiches constitue également une sorte d’autoportrait. Se p rése n tan t sous le couvert de quelques auteurs illustres, Proust se livre ici à un exercice qui n ’est pas sans rapport avec la représentation de l’artiste en sal­ tim banque. Si un auteur de pastiches peut prétendre qu’il « s’avance masqué », il s’avoue également à tra­ vers ce qui a pour objet de le cacher. Non seulement les auteurs retenus, les traits de style soulignés sont en rapport avec l’œuvre de Proust, mais le prétexte même de ces pastiches peut être tenu pour em blém atique. Créer un diam ant à partir du charbon, c’est bien une image de l’intention littéraire de Proust, l’expression de son but si semblable à celui de Baudelaire faisant du poète un alchim iste et affirm ant au Créateur : « Tu m’as donné ta boue et j ’en ai fait de l’or ». Les m éta­ phores p ar lesquelles P roust définit l’acte littéraire (dont celle du négatif photographique que serait la vie quotidienne, « développé » en images positives par la littérature) ont en com m un la notion de transm uta­ tion : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature », proclame le narrateur dans Le Temps re­ trouvé. L’essence intime de l’instant échappe à celui qui vit, mais est recueillie, sauvée par la littérature. « Ecrire un roman, ou en vivre un, n ’est pas du tout la même chose quoi qu’on dise » rappelait avec bon sens le nar­ rateur de Jean Santeuil. La littérature n ’assure pas seu­ lement la conversation de l’instant ; elle en transforme l’essence, et permet sa résurrection. Cependant il ne s’agit pas, dans l’anecdote de ces pastiches, d’une véritable alchimie, mais d’une escro­ querie. Il y a seulem ent im itation et fabrication de faux. Tout comme ces textes ne sont ni de Balzac, ni de Flaubert, ni de Saint-Simon, mais des pastiches. Or, la littérature n ’est pas un art d’im itation. La volonté qu’exige la création n’est pas d’obstination dans la co­ pie, mais de renoncem ent au modèle. Le pastiche ex­ prime une prise de distance à l’égard de ceux qui ont jo u é le rôle de m aîtres (Régnier, Balzac...) et dont il faut s’éloigner : car « on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant » dit le narrateur, dans Le Temps retrouvé, évoquant la façon dont Elstir ne s’est accom­ pli qu’en s’éloignant de son maître Chardin. Les pas­ tiches sont donc à la fois une façon de célébrer, ou de contester, et de prendre congé pour réaliser, ailleurs une grande œuvre. □ 54

Par Sainte-Beuve par Hubert Juin Exercice critique prolongeant les Pastiches, Contre SainteBeuve est une sorte de conjuration ou d’exorcisme. Proust ne pastiche plus que lui-même. om m e on sait, Contre billé, je descendais dans la chambre Sainte-Beuve est une ten­ de m on g rand-père qui v en ait de tativ e inaboutie, mais s ’éveiller et p ren ait son thé. Il y c ’est aussi une plaque trempait une biscotte et me la don­ to u rn a n te : ici, M arcel n ait à m anger. Et quand ces étés Proust sort de Jean Santeuil pour furent passés, la sensation de la bis­ s’engouffrer dans la Recherche. Per­ cotte ramollie dans le thé fut un des sonne n ’est absolum ent d ’accord refuges où les heures mortes - mortes sur ce qu’il faut ou non ranger sous pour l’intelligence - allèrent se blot­ le titre de Contre Sainte-Beuve. Aux tir »... C’est le noyau de la fameuse extrémités, nous avons Bernard de madeleine. Et voici, dans le même Fallois, l’éditeur initial, qui y fait texte, une autre matrice : « De même rentrer beaucoup de matières, dont, bien des journées de Venise que l’in­ il est vrai, certaines appartiennent telligence n ’av ait pu me rendre d’évidence aux premières élabora- étaient mortes pour moi quand, l’an tions de la Recherche proprem ent dernier, en traversant une cour, je dite. Toujours chez Gallimard, mais m ’arrêtai net au milieu des pavés dans la bibliothèque de la Pléiade, inégaux et brillants (...) C’était une Pierre Clarac ôte beaucoup. Enfin, il même sensation du pied que j ’avais reste assuré que Contre Sainte-Beuve, éprouvée sur le pavage un peu in­ et c’est bien l’essentiel, contient en égal et lisse du b ap tistère de germe les développem ents qui fe­ Saint-Marc. L’ombre qu’il y avait ce ront de la Recherche ce qu’elle est. jo u r-là sur le canal où m ’attendait D’ailleurs, il n ’est que de lire le cha­ ma gondole, tout le bonheur, tout pitre in au g u ral de Contre le trésor de ces heures se précipita à Sainte-Beuve pour s’en persuader : la suite de cette sensation reconnue, « L’autre soir, étant rentré glacé, par et, dès ce jo u r, lui-m êm e revécut la neige, et ne pouvant me réchauf­ p o u r moi »... Bref ! il est perm is fer, comme je m’étais mis à lire dans d ’avancer qu’en certaines pages de ma chambre sous la lampe, ma vieille Contre Sainte-Beuve, Marcel Proust cuisinière me proposa de me faire m et au point sa « méthode ». C’est une tasse de thé, dont je ne prends pourquoi, j ’im agine, le Contre jam ais. Et le hasard fit Sainte-B euve prem ier se qu’elle m’apporta quelques dilue et s’en gloutit dans tranches de pain grillé. Je Poète et essayiste, la Recherche même. fis trem per le pain grillé collaborateur du Si l ’on se fie à la Cor­ dans la tasse de thé, et au Magazine littéraire respondance de P roust jusqu’à sa mort en moment où je mis le pain (telle q u ’elle nous a été 1987, Hubert Juin grillé dans ma bouche et a écrit de nombreux m agistralem ent restituée où j ’eus la sen satio n de ouvrages sur les p ar Philip Kolb), c’est à partir de la mi-décem bre son amollissement pénétré auteurs du xix* d ’un g oût de thé contre siècle. Ses multiples 1908 que le projet de mon palais, je ressentis un préfaces ont été Contre S a inte-B euve trouble, des odeurs de gé­ réunies sous le titre prend, si l’on peu t dire, Lectures fins de ranium s, d ’orangers (...) forme. A Georges de Lausiècles (10-18, Alors je me rappelai : tous 1999). ris : « Est-ce que je peux les jours, quand j ’étais ha­ vous d em ander un

C

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LES ETAPES DE L'ŒUVRE avant la Recherche

conseil ? Je vais écrire quelque chose sur Sainte-Beuve. J ’ai en quelque sorte deux articles bâtis dans ma pensée (...). L’un est un article de forme classique (...) L’autre débute­ rait par le récit d’une matinée, Ma­ man viendrait près de mon lit et je lui raconterais un article que je veux faire sur Sainte-Beuve. Et je le lui développerais. Qu’est-ce que vous trouvez le mieux ?» Il écrit en même temps, et dans le même sens, à Mme de Noailles. Georges de Lauris lui répond. Et Proust : « Ce qui est en­ n u y eu x c’est que de nouveau je commence à oublier ce Sainte-Beuve qui est écrit dans ma tête et que je ne peux écrire sur le papier ne pou­ vant me lever. Et s’il faut le recom­ m encer de tête une quatrièm e fois (car déjà l’année dernière) ce sera trop. » Que faut-il entendre par ce « déjà l’année dernière » ? Eh ! tout sim­ plement que Proust ayant traduit et considérablement annoté Sésame et les lys de John Ruskin fait précéder son travail d’une préface qui traite de la lecture. Là, on peut suivre, dans un développement mis en bas de page, l’am orce de Contre Sainte-Beuve. Ce texte sur la lecture n ’est pas de « l’année dernière », mais a paru dans La Renaissance latine de ju in 1905. P roust écrit : « On peut dire que Sainte-Beuve a méconnu tous les grands écrivains de son tem ps. Et q u ’on n ’objecte pas qu’il était aveuglé par des haines personnelles. Après avoir incroya­ blement rabaissé le romancier chez Stendhal, il célèbre, en manière de compensation, la modestie, les pro­ cédés délicats de l’homme, comme s’il n ’y avait rien d’autre de favo­ rable à en dire ! » Cela va se retrou­ ver, au trem ent écrit, dans Contre Sainte-Beuve. Dans une lettre à Georges de Lau­ ris, qui doit être des alentours du 15 janvier 1909, on lit : « Non, je n ’ai pas encore commencé Sainte-Beuve (...) Je vous assure que ce ne sera pas mal (...) Je puis aller mieux et si je suis raisonnable je m ’y mettrai. Mais j ’ai oublié tout ce que j ’avais lu. Cela ne fait rien du reste. Vous pensez bien que si je désire le faire ce n ’est pas pour faire de la cri­ tique. » Cependant, Proust a fait de la critique, et extraordinairem ent :

ce sont ses Pastiches, à travers les­ quels il pénètre les styles par l’inté­ rieur. Dans cette m esure Contre Sainte-Beuve est une sorte de conju­ ration ou d ’exorcisme. Ici, Marcel Proust en arrive à ne plus pasticher que lui-même, et, dès lors, peut fran­ chir le seuil de la Recherche ! Une autre lettre de P roust doit nous alerter. Elle est de la m i-août 1909, et elle est adressée à Alfred V allette, capitaine du Mercure de France. Proust dit à V allette : « Je termine un livre qui malgré son titre provisoire : Contre Sainte-Beuve, Souvenir d ’une Matinée, est un vé­ ritable rom an et un ro­ man impudique en cer­ taines parties. » C’est que Contre Sainte-B euve, dans la conception que P roust s’en fait à l’époque, donne n a is­ sance aux Guermantes, et aussi à M. de Charlus. Le chapitre de Contre Sainte-Beuve que Proust disait être consacré à l’hom osexualité va se retrouver, en éclats et brisures, au long des di­ vers tom es de la Re­ cherche. Donc, ici, noyau et matrice une fois en ­ core ! Mais com m ent et pourquoi cette opposi­ tio n à Sainte-B euve ? Qui a-t-il en jeu dans ce livre qui, il faut bien le souligner, se refuse. A Georges de Lauris un jo u r : « Je suis si épuisé d’avoir commencé Sainte-Beuve (je suis en plein travail, détestable du reste)... » et, au même, aux environs du 2 juillet 1909 : « J ’ai l’intention d’essayer à partir de demain de me remettre à Sainte-Beuve ». Au fond, qu’exprime Contre Sainte- Beuve ? D’abord, il se situe en ce m om ent où Proust écrit les pastiches de l’af­ faire Lemoine. Ces pastiches, comme il l’explique à Robert D reyfus en mars 1908, sont conçus et élaborés « par paresse de faire de la critique littéraire » et par « am usem ent de faire de la critique littéraire en ac­ tion ». Donc, travail « critique ». D’où Contre Sainte-Beuve : tentative de définir une méthode critique ! Il lit et relit S aint-S im on et C hateau­

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briand qui sont, on ne l'oublie pas, dans les coulisses de la Recherche. D dégage, sans bien la définir, la no­ tion de mémoire inconsciente. Proust refuse, sur le plan critique, la mé­ thode de Sainte-Beuve, qui tenait à élucider l ’œ uvre p ar la vie ex té­ rieure et le caractère de l’écrivain. Proust, dans ce que nous connais­ sons de son essai sur Sainte-Beuve, met sa critique en forme de satire, en montrant Mme de Villeparis ap­ pliquer le carcan beuvien aux au­ teurs qui venaient chez son père. Mais quelle sera la position de Proust, c’est-à-dire sa méthode ? Il n ’est que de l’écouter : « Un livre est le produit d’un autre moi que ce­ lui que nous m anifes­ tons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le com prendre, c ’est au fond de nous-mêmes, en essayant de regarder en nous, que nous pouvons y parvenir. » La lecture est un exercice étrange, moins intellectuel qu’il y paraît, plus sentimen­ tal et sensible q u ’il ne sem ble : « Les beaux livres so n t écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du m oins son image qui est sou­ vent un contresens. Mais dans les b eau x livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux. » Au passage, Contre Sainte-B euve s’en prend à des écrivains du temps, ainsi Ro­ m ain Rolland d o n t p araît le Jean Christophe : Romain Rolland, ju g e Proust, entasse « banalités sur ba­ nalités, et q uand il cherche une image plus précise, c’est une œuvre de recherche et non de trouvaille, et où il est in férieu r à to u t écrivain d’aujour-d’hui. » Et Proust, ayant achevé de situer l’œuvre en dehors de la méthode de Sainte-Beuve entre dans ce vaste labyrinthe dont la mort seule le dé­ livrera : A la recherche du tem ps perdu. Les livres, écrivait-il, « sont l’œuvre de la solitude et les enfants du silence ». □

Proust refuse la méthode de Sainte-Beuve, qui tenait à élucider l’œuvre par la vie extérieure et le caractère de l’écrivain.

Dessin de Proust figurant dans un brouillon de

Contre Sainte-Beuve.

A

LIRE

✓ Contre SainteBeuve, Marcel Proust, précédé de

Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition Pierre Clarac et Yves Sandre. Gallimard, la Pléiade, 1971. ✓ Essais et articles, Marcel Proust, édition Pierre Clarac et Yves Sandre. Gallimard, Folio, 1994.

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LES ETAPES DE L'ŒUVRE la Recherche

« Ça prend » par Roland Barthes Tous les écrits de Proust qui précèdent fa Recherche ont un aspect fragmenté. Tout, d’un coup, en septembre 1909, îa rédaction du livre se met à « filer », Roland Barthes, pour le Magazine littéraire. en 1979, s’interrogeait sur cette mutation qui tient de l'énigme.

L

’histoire littéraire comporte, semble-t-il, peu d'énigm es. En voici, cependant, une qui a Proust pour héros. Elle m ’intrigue et m’inté­ resse d’autant plus qu’il s’agit d’une énigme de création (les seules qui soient pertinentes pour qui veut écrire). On se plaît à répéter que P roust n ’a écrit q u ’une œuvre, A la recherche du temps perdu, et que, même si cette œuvre est nominalement tardive, toutes les publi­ cations mineures qui l’ont précédée n ’ont fait que la préfigurer. Soit. 11 n ’em pêche que la vie créative de Proust présente deux parties bien tranchées. Jusqu’en 1909, Proust mène une vie mondaine, écrit ici et là, ceci ou cela, cherche, essaye mais visiblement, la grande œuvre ne « prend » pas ; la mort de sa mère, en 1905, l'ébranle beaucoup, le retire un temps du monde, mais PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE la Recherche

l’envie d’écrire le reprend bientôt, sans q u ’il puisse, semble-t-il, sortir d’une certaine agitation stérile. L’agi­ tation, cependant, se resserre et prend peu à peu la forme d’une indécision : va-t-il (veut-il) écrire un ro­ m an ou un essai ? Il tente l’essai, en prenant à partie les idées de Sainte-Beuve, d’une manière pourtant ro­ manesque, puisqu’il mêle à des fragments d’esthétique littéraire des morceaux, des scènes, des dialogues, des personnages, qu’on retrouvera plus tard dans la Re­ cherche. Cet essai (m ot-lim ite), appelé Contre Sainte-Beuve, forme un m anuscrit qu’il propose fm août 1909 au Figaro qui ne le publiera pas (1). Ici se place un épisode énigm atique, dont nous ne savons rien, un « silence », qui constitue le suspens dont je parlais : que se p asse-t-il, ce mois de sep­ tembre 1909, dans la vie ou dans la tête de Proust ? Toujours est-il que la biographie le retrouve en octobre de cette même année, déjà lancé à fond de train dans la grande œuvre à laquelle il va désormais tout sacrifier, entrant en retraite, pour l’écrire, parve­ nant à l’arracher de justesse à la m ort. Donc, deux côtés, deux versants de part et d’autre de ce mois de septembre 1909 : avant, la mondanité, l’hésitation créa­ tive, après, la retraite, la recti­ tude (évidemment, je simplifie). L’enjeu de cette m utation est à mes yeux le suivant : tous les écrits de Proust qui précèdent la Recherche ont un aspect frag­ menté, court : de petites nou- | velles,7des articles,7des bouts de (/) 5 textes. On a l’impression que les § ingrédients sont là (comme on dit en cuisine), mais que l’opération qui va les trans­ former en plat n’a pas encore lieu : ce n ’est pas « vrai­ m ent ça ». Et puis, tout d’un coup (septembre 1909), « ça prend » : la mayonnaise se lie, et n ’a plus dès lors qu’à augmenter peu à peu. Proust pratique au reste de plus en plus la technique des « ajoutages » : il réinfuse sans cesse de la nourriture à cet organisme qui s’épa­ nouit, parce que désormais il est bien formé. La gra­ phie elle-m êm e change : Proust, certes, a toujours écrit, comme il dit « au galop » (et ce rythme manuel n ’est peut-être pas sans rapport avec le mouvement de sa phrase) ; mais au moment où la Recherche démarre, l’écriture change : elle « se resserre », « se complique », se surcharge de corrections jaillissantes. En somme pendant ce mois de septem bre, il s’est produit en Proust une sorte d’opération alchimique qui a transm uté l’essai en roman, et la forme brève, dis­ continue, en forme longue, filée, nappée. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a fait que tout d’un coup, un mois d’été, à Paris, « ça a pris », et pour toujours (jusqu’à la m ort de Proust, en 1922, et bien au-delà, puisque notre lecture présente, active, ne PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

cesse d’augm enter la Recherche, de la sumourrir) ? Je ne crois pas à une détermination venue .ie la biogra­ phie ; certes, les événements privés peuver.: avoir une influence décisive sur une œuvre ; mais cene ir.f.uenœ est complexe, s’exerce à retardement : nul doute que la mort de la Mère n’ait en quelque sorte « fondé » la Re­ cherche ; mais la Recherche n ’a été lancée que quatre ans après cette mort. Je crois plutôt à une découverte d’ordre créateur : Proust a trouvé un moyen, peut-être franchem ent technique, de faire « tenir » l’œuvre, de « faciliter » son écriture (au sens opératoire où l’on parle de « facilitants »). Intuitivement, je dirai que ce qui a été trouvé appar­ tient sans doute à l’une des « tech­ niques » suivantes (ou à plusieurs d’entre elles, en même temps) : 1) une certaine manière de dire « je », un m ode d ’én onciation original qui renvoie d’une façon indécidable à l’auteur, au narra­ teu r et au héros ; 2) u ne « v é ­ rité » (poétique) des noms propres fin alem en t retenus ; p o u r les principaux noms de la Recherche, Proust a beaucoup hésité ; la Re­ cherche semble partir quand les noms « corrects » sont trouvés ; et l’on sait qu’il y a dans le ro­ m an lui-m êm e une théorie du Nom propre ; 3) un changement de proportions ; il peut se faire en effet (chim ie m ystérieuse) qu’un projet longtem ps bloqué devienne possible dès lors qu’on décide brusquement, et comme par inspiration, d ’ag ran d ir sa taille ; car, dans l’ordre esthé­ tique, la dimension d’une chose en détermine les sens ; 4) enfin, une structure romanesque, dont Proust a la révélation dans La Comédie humaine, et qui est (je cite Proust) « l’adm irable invention de Balzac d ’avoir gardé les mêmes personnages dans tous ses romans » : procédé que Sainte-Beuve a condamné, mais qui, pour Proust, est une idée de génie ; quand on sait l’importance des retours, coïncidences, renversements, tout au long de la Recherche, et combien Proust était fier de cette com­ position par enjambements, qui fait que tel détail insi­ gnifiant, donné au début du roman, se retrouve à la fin, comme poussé, germé, épanoui, on peut penser que ce que Proust a découvert, c’est l’efficacité rom a­ nesque de ce que l’on pourrait appeler le « m arcot­ tage » des figures : plantée ici, souvent discrètement (disons au hasard, par exemple : la dame en rose), une figure se retrouve bien plus tard, par enjam bem ents au-dessus d’une infinité d’autres relations, fonder une nouvelle souche (Odette). Tout ceci devrait faire l’objet d’une recherche, à la fois b io g raphique et stru ctu rale. Et, p o u r une fois, l’érudition serait peut-être justifiée, en ce qu’elle éclai­ rerait « ceux qui veulent écrire ». □

Ce que Proust a découvert, c ’est l’efficacité romanesque de ce que l’on pourrait appeler le « marcottage » des figures.

(1) Après avoir essuyé le refus du Mercure de France, Proust, alors à Cabourg, s’était entendu avec le directeur du Figaro, Gaston Calmette, sur un projet de publication en feuilleton. Dès son retour à Paris, fin septembre, Proust a fait recopier et dactylographier son manuscrit qu’il a déposé en décembre mais que Calmette ne publiera pas. NDLR.

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LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE la Recherche

serves de Flaubert, dont Proust prend soin de noter q u ’il « n ’aim e [pas] entre tous [ses] livres, ni même [son] syle », où on ne trouve pas « une seule belle mé­ taphore ». Du reste, la même année, pour la préface à Tendres Stocks de Paul Morand, il parle de « l’intelli­ gence moyenne de Flaubert » et cite le début de L ’E du­ cation sentimentale comme un exemple de « premier effort de l’écrivain vers le syle ». « Prem ier effort », « beauté gram m aticale [dont] Flaubert devait accou­ cher laborieusement » : les compliments sont réticents, le ton protecteur. P roust parle en fait de lui-m êm e. Théoricien de la métaphore, illustrateur d’un nouveau récit poétique, conscient de l’originalité de son style (qui ne se résum e pas à la longueur de ses phrases, aux variations plus oratoires que syntaxiques de sa ponctuation, mais qui, justement, utilise aussi et pour, dans son cas, introduire une relative en fm de phrase), Proust défend l’œuvre qu’il a, à ce moment-là, à peu près fini d’écrire et suggère qu’il est le successeur plus doué de Flaubert. Albert Thibaudet ne s’y est pas trompé, en lui ré­ pondant à son tour, ce qu’on a un peu oublié, dans La N.R.F. du 1er mars 1920. Le professeur Thibaudet, qui dans sa rubrique de La N.R.F. affichait lectures ency­ clopédiques et curiosité d’esprit, démontre, textes de Flaubert en main, le caractère excessif et par trop sys­ tématique, quand il n’est pas simplement approximatif, de l’argumentation de Proust, en particulier sur l’usage par Flaubert d’un et initial à l’inverse de son utilisation la plus habituelle en fin d’énumération. En matière de style aussi il n ’y a pas d’originalité absolue. Flaubert a moins innové gram m aticalem ent qu’il n ’a généralisé des usages peu usités avant lui. Proust a agi de même. Et ce n ’est pas rabaisser l’immense nouveauté de la Re­ cherche du temps perdu qu’y retrouver les échos répé­ tés de L ’Education sentimentale. Apprentissages de la vie et des sentiments, appren­ tissages des mots, enfin, apprentissages du temps. Dans ce même article « Sur le “style” de Flaubert », Proust relève que ce qu’il a le plus admiré (et maintenant sans l’om bre d ’une réticence) c’est le « blanc » qui, dans l’avant-dem ier chapitre de L ’Education sentimentale déjà évoqué par la remarque de Morel, signale, après la continuité des événements des dix années précédentes le soudain passage du temps : « 11 voyagea [...] Vers la fin de mars 1867 [...] ». Pense-t-il aux « blancs » qui précipitent le m ouvem ent du Temps retrouvé (« les longues années, où d’ailleurs j ’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire, et que je passai à me soigner, loin de Paris dans une maison de santé, jusqu’à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commen­ cem ent de 1916 . » Et encore : « Je songeais que je n ’avais pas revu depuis bien longtem ps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914 seulem ent [...] ») ? Nous y pensons en tout cas, nous que cette soudaine accélération, d’ailleurs com­ mune aux grands feuilletons du dix-neuvièm e siècle ramenant « vingt ans après » sur la scène la troupe fa­ milière de leurs personnages, projette dans la dimen­ sion tem porelle, celle de notre vie et de toutes les autres. □ PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

Le jaloux dans tous ses états par Jean Milly Proust était d’un naturel fort jaloux. iVlais c’est dans son exploitation littéraire que cette jalousie trouve sa plus vaste dimension et son analyse la plus poussée.

roust ja lo u x ? Mais, M onsieur, vous savez bien qu’il a jeté l’interdit sur son intimité au nom du principe antibeuvien que l’œuvre est le produit d’un autre moi que le moi biogra­ phique ; votre question n ’est pas pertinente. Alors soyons, Monsieur, comme Swann, comme le hé­ ros de la Recherche, coupables d’une perverse curiosité, et feuilletons sa correspondance. Voici Marcel qui (à l’âge de trente-deux ans, semble-t-il) adresse un billet à sa mère pour qu’elle vienne lui dire bonsoir : « Si je pouvais t’embrasser (sans te parler) cela me ferait tant de plaisir. Alors viens vite avant l’extinction des feux. Ne viens pas puisque hélas on a déjà sonné et que tu t ’es précipitée vers ma tan te avec une ardeur que je n’ai jam ais excitée » (1). Voilà le même Marcel qui, au cours d’une fâcherie, écrit à son très cher Reynaldo Hahn, indisposé par de trop nom breuses questions : « Que vous me disiez tout, c’est depuis le 20 ju in mon espérance, ma consolation, mon soutien, ma vie. (...) [Je ne mérite pas d’injures] dans les moments d’effort d ouloureux où en épiant une figure, ou en rappro­ chant des noms, en reconstituant une scène j ’essaye de combler les lacunes d’une vie qui m’est plus chère que tout mais qui sera pour moi la cause du trouble le plus triste ta n t que dans ses parties les plus innocentes elles-mêmes je ne la connaîtrai pas » (2). Nous pour­ rions continuer. Comme l’attachement à la mère, l’ho­ mosexualité, la jalousie est une donnée de base de la personnalité proustienne. Mais c’est dans son exploita­ tion littéraire qu’elle trouve sa plus vaste dimension et son analyse la plus poussée. Au cours de l’année 1896, celle de la fin de la pas­ sion pour Reynaldo, paraît, dans Les Plaisirs et les jours, un récit, « Fin de la jalousie », texte fondateur dont de nombreux éléments seront repris par la suite. De la même époque à 1900, Proust travaille à son pro­ je t finalem ent abandonné de Jean Santeuil, dont les éditeurs intituleront divers chapitres « tourments de la

P

Responsable de la réédition d’/l la

recherche du temps perdu dans la collection GF, Jean Milly a notamment publié Proust dans le texte et l'avanttexte (Flammarion, 1985) ; La Longueur des phrases dans « Combray » (Champion-Slatkine, 1986) ; une « édition intégrale »

ü'Albertine disparue (Champion-Slatkine, 1992) ; L ’Affaire Lemoine, de Marcel Proust, édition critique et commentée (Genève, SlatkineReprints, 1994) ; Combray (Nathan, 1994) ; Marcel

Proust, écrire sans fin, textes réunis et présentés (CNRS Editions, 1996).

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LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE la R e c h e rc h e

jalousie », « l’aveu », «jalousie », « réveil de la jalousie dans un rêve », « douleur de ne pas être aimé ». Puis vient A la recherche du temps perdu, où ce thème re­ paraît comme lié constamment à celui de l’amour. Une partie de Sodome et Gomorrhe est publiée séparément en 1921 dans les Œuvres libres sous le titre de Jalousie. L’omniprésence du jaloux proustien nous oblige à le voir avec ses multiples visages. Le jaloux par accident. C’est sur un fond de calme plat, parfois même d’absence d’amour, que se produit l’évé­ nement. Il est préparé, par exemple, dans Un amour de Swann, par un début de paragraphe entièrement néga­ tif : « Il n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l’emploi de son temps le jour, pas plus que de son passé (...) Aussi ne se demandait-il pas ce qu’elle pou­ vait faire, ni ce qu’avait été sa vie » (3). Ce n ’est qu’à partir de portraits anodins, que lui fait de la toilette d’Odette un ami qui l’a croisée, qu’il s’aperçoit « par­ fois » qu’elle a une vie et peut-être des désirs qui lui échappent. D’autres fois, c’est une simple impossibilité de ren co n trer la fem m e à un m om ent donné (Jean Santeuil], une remarque d’un indifférent, une dénon­ ciation, qui produit l’étincelle. Le bonheur paisible est rom pu, le personnage veut savoir, il doit savoir, le voilà animé de la plus vive passion de la vérité, d’une vérité contingente et « tout individuelle qui avait pour objet unique (...) les actions d’Odette, ses relations, ses projets, son passé » (4). Aussitôt toutes les joies connues avec l’aim é sont affectées d ’un signe négatif, parce qu’elles peuvent avoir été prodiguées à d’autres. Le jaloux détective, ou L'œil était dans la tombe. Il faut, lorsqu’on manque de preuves tangibles, suivre les sug­ gestions de l’im agination, qui v ont droit au pire. Le soupçon est alimenté par la conscience que le jaloux a de ses propres trahisons, et celle-ci est indélébile. « L’af­ freuse image », comme l’œil poursuivant Caïn, se glisse « dans le m oindre vide de son cerveau » : « Tout à coup, il la trouvait qui était entrée, et il ne pouvait plus la faire sortir m aintenant » (5). Alors com mencent les enquêtes, parfois décevantes : Swann s’est trompé de fenêtre en voulant surprendre Odette ; parfois assez obstinées pour tom ber sur une piste : la lettre à Forcheville, lue finalement malgré tous les scrupules, ne contient rien de précis, mais recèle tout de même un m ensonge évident : or, qui vole un œuf... Il est donc établi q u ’Odette m ent aux hom m es q u ’elle reçoit. Swann lui demande des explications : mais il les inter­ prète com m e une construction m ensongère. Il faut donc en venir aux interrogatoires en règle, toujours blessants pour l’aimé, parfois atroces, com me dans Jean Santeuil. Ils aboutissent à des aveux encore plus pénibles pour le ja lo u x que les fautes imaginées, et transforment l’autre en personne traquée, soucieuse de sa sauvegarde par tous les moyens. Proust trouve une formule superbement appropriée en appelant l’inconnu de l’autre « ce devant quoi rôde et aboie notre pen­ sée » (6). Plus encore que les comportements et les paroles, le jaloux épie les regards, car ils sont silencieux et d’au­ 70

tant plus polysémiques. Honoré « voyait les yeux [de Françoise] briller de feux qu’il im aginait aussitôt (...) allum és par un autre » (7). Ceux de la Françoise de Jean Sa n teu il se d éto u rn en t, m ais Jean les perçoit « pleins de choses cachées » (8). Alors il essaie avec violence de capter son regard : « Et en chantant elle ne le regardait pas. Il tourna violemment sa tête avec ses mains. A son regard plein de questions, elle lui rendit un regard où la passion n ’allait q u ’à la m usique et n ’allait pas à lui. » Lorsque les y eu x d ’Odette so n t tristes, ils rappellent à Swann l’air qu’elle avait un jour en m entant à Mme Verdurin ; s’ils sourient, c’est qu’ils s’adressent, « brillants, malicieux, abaissés et sournois » à Forcheville, en signe de complicité. Quant à Albertine, le héros ne cesse de la tenir sous son propre re­ gard, mais son regard à elle est absent, ou fuyant, sauf lorsqu’il s’allume furtivement pour d’autres. Elle reçoit ou émet, « com me à l’aide d’un phare » (9), de véri­ tables signaux, échangés entre femmes. Elle regarde sans cesse, furtivement, les midinettes aperçues lors des promenades au Bois. Plus significative est une longue scène de contemplation des yeux d’Albertine au pianola (10) : yeux vivant dans l’espérance, le souvenir ou le regret de jo ie s inconnues au héros, cach an t « comme un gouffre l’inexhaustible espace des soirs où je n ’avais pas connu Albertine », symboles de l’impos­ sibilité de la communication des âmes. Le seul moment où il connaît l’apaisement auprès d’elle, c’est celui où il la contemple dans son sommeil, les yeux clos, appa­ remment à l’état de plante : « En fermant les yeux, Al­ bertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’hum anité qui m ’avaient déçu depuis le jo u r où j ’avais fait sa connaissance (...) Son m oi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du re­ gard » (11). Son regard fixé au regard de l’autre, le ja ­ loux s’est transformé en voyeur, il en tire souffrance et jouissance, comme le m ontre le cas-lim ite d’Honoré délirant pendant son agonie : « Je sais bien ce que tu t’es fait faire ce matin, et où et par qui, et je sais qu’il voulait me faire chercher, me mettre derrière la porte pour que je vous voie, sans pouvoir me jeter sur vous, puisque je n ’ai plus mes jam bes, sans pouvoir vous em pêcher, parce que vous auriez eu encore plus de plaisir en me voyant là pendant ; il sait si bien tout ce qu’il faut pour te faire plaisir (...) » (12). Le jaloux et l'infini. La jalousie n ’a pas de limite. Elle s’enfonce dans un particulier sans cesse proliférant ou renouvelé. Swann aurait voulu « ruiner un système gé­ néral du m ensonge » chez Odette mais le m ensonge n ’est pour elle « qu’un expédient particulier », aussi fré­ quent que les occasions de mentir. Il est donc réduit à ne rechercher que des vérités particulières : « Il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pou­ vant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse » (13). Ces vérités croissent à l’infmi : il commence par « s’in­ quiéter chaque jo u r des visites qu’Odette avait reçues vers cinq heures » (14), puis il le fait de toute sa vie ; « ses aveux mêmes (...) servaient p lutôt à Swann de point de départ à de nouveaux doutes qu’ils ne m et­ PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

ILL. OLIVIER BESSON POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Dans la « Recherche » le thème de la jalousie apparaît comme lié constamment à celui de l’amour.

taient un terme aux anciens » (15) ; les soupçons peu­ vent surgir après coup, quand il est trop tard, en une «jalousie de l'escalier » (16). Mais chez le héros de la Recherche, plus que chez Swann encore, l’esprit est ac­ tif, prompt à multiplier les hypothèses, à élargir par le raisonnement le champ des enquêtes : « par nature le monde des possibles, dit-il, m ’a toujours été plus ou­ vert que celui de 'a contingence réelle » (17) ; ainsi naît une dialectique entre les constructions de l’esprit et les révélations du hasard. la realité dépassant même la fic­ tion, comme lorsque Albemne révèle innocemment (?) ses relations étroites avec Mlle Vinteuil : « C’était une terra incognito terrible où je venais d'atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s ’ouvrait » (18). Infini des souffrances, infini des énigmes, des recherches, des événem ents qui nous échappent. L’objet aimé se dissout dans cette activité fiévreuse et exténuante. Ce « n'es: plus pour nous une femme mais une suite d’événements sur .esquels nous ne pouvons PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

faire la lumière, une suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement comme Xerxès de battre p o u r la p u n ir de ce q u ’elle a englouti » (19). Même la mort, que le jaloux souhaite tantôt pour lui, ta n tô t pour l ’autre, peut ne pas m ettre un term e au mal. La plus grande partie de La Fugitive fait durer la jalousie longtemps après la disparition d’Albertine, ses trahisons continuant d etre vivantes pour le héros. Et c’est ce fond de la douleur touché au moment où il ap­ prend non seulement ses actes mais « ce qu’elle ressen­ tait en le faisant, quelle idée elle avait de ce qu’elle fai­ sait », qui permet au narrateur d’écrire que, dans ces cas-là, « on attein t au m ystère, à l’essence de l’a i­ mée » (20). Le jaloux et l’homosexualité, ou Cosi fan tutte. Ce mys­ tère, cette essence, sont de nature homosexuelle. Il est symptomatique qu’à partir de Jean Santeuil, le person­ nage masculin principal des romans (nous y inclurons

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Le jaloux conteur. Le narrateur se comporte exactement en jaloux envers ses personnages. Il les scrute en tous sens jusqu’à débusquer leurs contradictions, leurs vices cachés.

A

LIRE

AUSSI

✓ La Jalousie :

Tolstoï, Svevo, Proust, sous la direction de Jean Bessière. Champion, 1996. ✓ Le Jaloux :

lecteur de signes. Proust, Svevo, Tolstoï, sous la direction de Béatrice Didier, Déborah Lévy-Bertherat, Gwenhaël Ponnau. SEDES, 1996.

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Swann, double de l’auteur), découvre que sa maîtresse a eu des expériences hom osexuelles, q u ’elle en a peut-être encore, et que c’est cela qui porte sa jalousie à son comble. La Françoise de Jean Sauteuil est les­ bienne depuis l’adolescence, et l’est encore tandis qu’elle aime Jean ; Odette l’a été occasionnellement, et s’avoue encore parfois sollicitée ; Albertine est soup­ çonnée de l’être dès le début du second séjour à Bal­ bec, elle laisse échapper un demi-aveu à la fin de Sodome et Gomorrhe ; soumise à une surveillance directe dans La Prisonnière, indirecte et posthume dans La Fu­ gitive, c’est autour de son homosexualité supposée ou effective qu’est construit tout son personnage. D’autres amies du héros, Gilberte, Andrée, sont au moins sus­ pectes de la même tendance. Du côté m asculin, le couple de Charlus et de Morel est un pendant homo­ sexuel de celui du héros et d’Albertine. La jalousie y a sa part, mais bien plus atténuée que chez le héros et chez Swann. En tout cas, les protagonistes masculins sont tous des ja lo u x , am oureux de femm es h om o­ sexuelles. Ils finissent par trouver la vérité ultime de leur maîtresse dans le lesbianisme, ou plutôt dans la bisexualité (qui, de l’autre côté, est aussi l’apanage de Morel), dont eux-mêmes sont indemnes (21). Cette biou transsexualité est longuement décrite dans ses ca­ ractères généraux après la conjonction de Charlus et de Jupien (22), en faisant référence au mythe de l’her­ maphrodite comme forme primitive de l’humanité, et à la reproduction des plantes. Chaque humain ayant en lui, dans des proportions variables, les deux sexes, ce­ lui dont le sexe dom inant ne correspond pas au sexe physique global cherche à se conjoindre à un être du même sexe global que lui mais de sexe dominant op­ posé. Il peut également se conjoindre à quelqu’un du sexe physique global opposé dont le sexe dominant est opposé au sien. Gilles Deleuze a systématisé ces rela­ tions dans Proust et les signes. Le jaloux en culottes courtes. Une autre récurrence re­ marquable dans tous les textes qui nous intéressent est que le héros enfant est jaloux de sa mère, et que l’adulte s’en souvient lors de ses amours tumultueuses. Dans « La Fin de la jalo u sie » (23), alors q u ’Honoré est le plus jaloux de Françoise, il se rappelle qu’à sept ans, quand sa mère devait aller au bal le soir, il la suppliait de s’habiller tôt, de venir lui dire bonsoir à huit heures et de partir très en avance, ne pouvant supporter ses préparatifs de départ à l’heure de s’endormir. De même, Honoré m ourant voudrait que Françoise lui promette de se rem arier im m édiatem ent après sa mort, parce qu’il ne peut supporter l’idée que d’autres peuvent « se la payer » pendant qu’il est malade. Dans « Combray », la scène du baiser du soir a pour cause semblable la jalousie de l’enfant à l’égard de la vie mondaine de sa mère. Et cette scène, posée comme capitale par le nar­ rateur, est rappelée à plusieurs reprises à l’occasion d’amours adultes : à propos de Swann attendant avec agitation p en d an t des jo u rs un reto u r de voyage d ’Odette (24), et dans La Prisonnière, où un parallèle est établi plusieurs fois entre le baiser maternel et le baiser vespéral d’Albertine.

Le repos du jaloux. Comment la croissance exponen­ tielle de la ja lo u sie s'acheve-t-eH e ? Comme elle a commencé, nous dit P to u sl c esi-a-dire par l’effet du tem ps. P ar-delà les v arian tes isrtic u liè re s, c’est le même processus que nous ré tr o s :n s partout. Dans le texte de 1896, le plus dramatisé. Honoré, blessé à mort, est, nous l’avons vu, en proie à un délire où il s’im a­ gine obligé d’assister im puissant aux ébats de Fran­ çoise avec un autre ; puis, brusquem ent, il constate que son attention est plus attirée par des mouches au­ tour de lui que par sa jalousie ; il a cessé d'être amou­ reux, il meurt en paix, rempli seulement, à la manière d ’un personnage de Tolstoï, d’un am our général pour ceux qui l’entourent. Dans Jean Santeuil l'amour finit par s’éteindre de lui-même. Mais peu auparavant, Jean revoit dans un rêve sa maîtresse, au milieu d’une nom­ breuse com pagnie ; elle s ’en va avec un autre sans prendre congé de lui ; il en souffre encore ; mais au réveil, « l’âme morte [qui avait aimé Françoise] avait pris pour ne plus revenir son vol silencieux » (25) et Jean « se mit à se faire joyeusement l’actif complice de l’œ uvre de vie, de m ort et d ’oubli que la nature ac­ complissait (...) ». L’amour et la jalousie de Swann s’en vont de la même manière, après une absence d’un an d’Odette et un rêve qui est une reprise de celui de Jean Santeuil. L’amour du héros pour Gilberte se dissipe peu après q u ’il a pris la décision de rester quelque temps sans la voir, et après un rêve, qu’il interprète lui-même, et où il souffre de la fausseté de son amie. La jalousie à l’égard d’Albertine, bien plus largement traitée, suivit d ’abord longtem ps à sa fuite, puis à sa m ort. Enfin l’oubli se met en marche, en quatre étapes bien struc­ turées, précédées d’une série de rêves récurrents, qui ram èn en t « une im pression douloureuse et a n ­ cienne » (26). Albertine y apparaît en présence de la g rand-m ère (double de la mère), et ses m enaces de rupture n ’émeuvent plus le héros. Mais ces rêves alter­ nent avec des lectures de Berg'otte qui lui rappellent par association son amour passé, dans une atmosphère apaisée, « la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale » (27). Le temps calme la souffrance, la littérature conserve les souvenirs et leurs décors. Le jaloux sous le fouet, ou le jaloux artiste. Hormis les protagonistes, les jaloux sont légion dans la Recherche : Tante Léonie jalouse de l’étiquette de sa maison et de sa connaissance de Combray, Mme Verdurin jalouse de son salon et plus encore des salons aristocratiques ; les Guermantes de leurs privilèges de caste (et le duc d’Odette vieillie) ; Françoise jalouse de ses prérogatives domestiques, de son code, de la morale familiale, d’Al­ bertine ; et même la mère et la gran d -m ère, dont l’am our trop protecteur s’apparente nettement à la ja ­ lousie. Mais quant au futur écrivain q u ’est le héros, nous le voyons, dans Le Temps retrouvé, assum er sa jalousie passée comme un bienfait : elle fait partie de sa vie, qui lui fournit la matière de son œuvre ; tour­ née vers le particulier, elle va être désormais, dans le cadre de la théorie, réorientée vers le général ; les souf­ frances passées seront utilisées en vue de la jo ie de l’Idée. Le chagrin développe les forces de l’esprit, il est PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE !a Recherche

même le mode selon lequel certaines idées entrent en nous. La souffrance « met en marche (...) ces machines admirables en soi (...) mais peut-être inertes » que sont l’imagination et la pensée. De ces points de vue, la j a ­ lousie est donc un stimulant ; « l’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée de travail » (26). Elle nous tue dans notre vie contingente, mais, par la tension vers la connaissance à laquelle elle nous oblige, elle nous fait progresser vers le vrai : « les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des seiviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort » (29). Le jaloux conteur. Le narrateur se comporte exactement en jaloux envers ses personnages. 11 les scrute en tous sens jusqu’à débusquer leurs contradictions, leurs vices cachés, jusqu’à les pousser dans toutes leurs virtualités. Il va même jusqu’à participer à leurs investigations ja ­ louses. Plus d’une fois on constate, dans Un amour de Swann, que Swann et le narrateur enquêtent côte à côte, que le narrateur, par ses commentaires, découvre ce dont le personnage est encore inconscient : que les sourires à la Watteau d’Odette dissimulent une coquet­ terie active, qu’Odette a l’art de travestir ses mensonges en y glissant quelques faits vrais. Quand le jaloux est le héros qui dit «je », le narrateur (qui dit aussi «je ») vient à la rescousse et explique, ou promet d’expliquer plus tard (ce qui a parfois pour résultat de ne rien ex­ pliquer du tout) : ainsi de l’incident des seringas dans La Prisonnière (30). Cette jalousie, relevant à la fois de la sympathie pour le personnage et du scrupule d’écri­ vain, est un puissant moteur de la narration : elle en­ traîne le conteur à observer et à analyser de multiples signes de comportement et de langage, à instituer une très effective sémiotique du jaloux, une linguistique pragmatique du jaloux. Il se préoccupe de pousser à la limite la connaissance de l'autre comme envers, comme négatif de ce que nous connaissons de lui, comme dé­ tenteur de savoirs, de vouloirs et de pouvoirs qui nous échappent. Les hypothèses infinies du narrateur jaloux sur les possibles du réel finissent par engendrer un type de ré­ cit qui quitte le champ du vraisemblable et entre allè­ grement, surtout dans Albertine disparue, dans le do­ maine du contradictoire et même du rocambolesque : on voit Saint-Loup et Aimé chargés de missions haute­ m ent fantaisistes, de multiples personnages changer com plètem ent de goûts sexuels, d'autres réaliser des mariages inconcevables, les côtés de Combray se re­ joindre, géographiquement et socialement. Le jaloux-Pyrrhus. C’est la jalousie qui transform e le héros enfant, à la personnalité fragile et régressive, peu pourvu de facilité de com munication externe, hyper­ sensible et hyperintelligent, exposé aux: dissociations du moi, en un personnage pour qui la poursuite, la capture, la possession, l’investigation tiennent lieu de morale amoureuse. Aussi cet être prédateur est-il au fond un sensible, qui a besoin de tendresse, de caresses PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

(bien qu’il s’ennuie dès qu’il les obtier.: : mais il ne les trouve que très incom plètem ent chez '.‘aune. qui re­ garde ailleurs, qui aime ailleurs. C’est le scheira rr.ême de l’amour racinien, amour sans véritable échange, ja ­ mais récompensé. Il ne peut se manifester que par une quête et une déception perpétuelles, les échecs du pou­ voir et du savoir. La jalousie apparaît comme une puis­ sante donnée existentielle chez Proust, écrivain, narra­ teur et personnage confondus ; c’est pourquoi on la voit bouillonner des antécédents de la grande œuvre ju sq u ’aux derniers passages retouchés peu avant sa mort. Mais il lui applique des théories qui ont pour ef­ fet de modifier ses caractères de départ. D’une part, sa théorie de l’homosexualité et de l’hermaphrodisme, qui oriente le désir jaloux vers un objet bien particulier, et aboutit à faire du transsexualism e une ascèse (quête, souffrance, humiliation) sans accès possible à la pléni­ tude. D’autre part, la théorie esthétique du Temps re­ trouvé : on remarque que les destinées des trois grands artistes de la Recherche sont relativement indemnes de la jalousie (seul le principal d’entre eux, Vinteuil, est miné par une souffrance intime, précisément la décou­ verte de l’homosexualité de sa fille). Les aspirations à l’art sont présentées comme d’une nature supérieure, et si la théorie fait une place à la jalousie, c’est en tant que partie ignoble, en tant que corps, pourvoyeur de matière et de contingence que l’esprit ordonnera, ou convertira en objet de contemplation. La jalousie, c’est alôrs seulement la manifestation impulsive de la désu­ nion intime de l’être humain. La dernière crise. Il s’agit cette fois de l’écrivain en personne. Sa dernière intervention connue sur son œuvre est la correction de la dactylographie d’Alber­ tine disparue, en octobre-novem bre 1922 (31). Elle consiste, dans un geste fou, à assu rer le triom phe brusque et défin itif de la ja lo u sie en d étru isan t du même coup la plus grande partie du roman (soit envi­ ron 300 pages). Proust arrête le récit peu après la mort d’Albertine, laquelle a lieu, selon une addition in ex­ tremis, « p en d an t une prom enade q u ’elle faisait au bord de la Vivonne » (la rédaction antérieure l'avait située en Touraine). A la page suivante, égalem ent dans une ultim e addition, le héros rapproche cette mort à Combray, donc près de M ontjouvain, des dé­ négations d’Albertine qui lui avait juré n'avoir jam ais eu de relations charnelles avec Mlle V inteuil : « Et c’était donc le soir où j ’étais allé chez les Verdurin, le soir où je lui avais dit vouloir la quitter, qu’elle m’avait menti ! » Quelques pages plus loin, Proust supprim e toute la fin du récit, à l’exception des pages sur Ve­ nise (32). Sont enlevées les enquêtes d’Aimé, l’obten­ tion des renseignements les plus effarants sur la cul­ pabilité d’Albertine, mais aussi les doutes sur la fiabilité de ces résultats ; disparaissent encore les trois pre­ mières étapes de l’oubli, et donc du déclin de la jalou­ sie. Dans la version tronquée qui subsiste, l’h o m o ­ sexualité d’Albertine est présentée comme évidente et massive, tous les soupçons se confirment avec éclat. La ja lo u sie n ’a pas été calm ée p ar les prom esses d’éternité. Elle lance ici son dernier coup de griffe. □

(1) Correspondance, III, 467. Les autres réfé­ rences sont données aux Plaisirs et les jours et à Jean Santeuil, réunis dans un même volume, dans la Bibliothèque de la Pléiade, et pour A la recherche du temps perdu à l’édition G.F., Flammarion. (2) Cor­ respondance, II, 97. (3) Du côté de chez Swann (Sua), 361. (4) Siv., 398. (5) « Fin de la jalousie » (FJ, 153. (6) Jean Santeuil (J5), 756. (7) FJ, 152. (8) JS, 810. (9) Sodome et Gomorrhe** (SG**), 5. (10) La Pri­ sonnière {Pris.), 494-496. (11) Pris., 162-163. (12) FJ, 164. (13) Sw., 496. (14) Sw., 410. (15) Sw., 507. (16) Pris., 179. (17) Pris., 115. (18) SG**, 298. (19) Pris., 199. (20) La Fugitive (Fug.), 169. (21) Mais la biogra­ phie de Proust nous fait supposer que c’est par prudence qu’il les laisse ainsi à l’écart. (22) SG** 86-88. (23) FJ, 161-162. (24) Sw., 424. (25) JS, 821. (26) Fug., 183-186. (27) Fug., 187. (28) Le Temps retrouvé (TR), 305. (29) TR, 306. (30) Pris., 147-148. (31) Voir Albertine dispa­ rue, éd. Grasset, 1987. (32) Dans un premier temps, il avait voulu supprimer également ces pages.

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LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE la Recherche

L’affaire Dreyfus : le grand bouleversement par Henri Raczymow Lsaffaire Dreyfus constitue dans l’œuvre de Proust, comme dans la société française de ïa Belle Epoque, un véritable bouleversement. Et les personnages de la Recherche, par ieurs opinions changeantes voire contradictoires face à l’Affaire, traduisent cette soudaine perte de repères.

L

Professeur de lettres, écrivain,

Henri Raczymow a notamment écrit Le Cygne de Proust, éd. Gallimard, coll. «L’un et l’autre», 1990, et Le Paris

littéraire et intime de Marcel Proust, éd. Parigramme, 1997.

’affaire Dreyfus, chez Proust, aurait pu relever dentes dreyfusardes, pour qu’il rentre à Paris converti. Il revient « dreyfusard enragé ». On l’entend s’écrier : d’un traitem ent balzacien. On y aurait vu la distribution des rôles sociaux une fois pour « Hé bien, le procès sera révisé et il sera acquitté ; on toutes, comme un donné essentialiste, selon un ne peut pas condamner un homme contre lequel il n ’y pur déterminisme relevant de l’atavisme ou de a rien. » Quant à la duchesse, elle sera longtemps anti­ la classe sociale. Mais, même si l’on trouve du Balzac dreyfusarde « tout en croyant à l’innocence de Drey­ chez Proust, Proust échappe à Balzac en ceci, d’abord, fus ». Elle changera d’avis mais tardivem ent, quand qu’il n ’y a pas chez lui de vérité stable et univoque. l’Affaire est terminée depuis longtemps. Ce sera même la raison pour laquelle son mari sera barré à la prési­ Tout est mouvant et mouvement. Ce qui meut les per­ sonnages relève de motivations indéfinies, obscures, et dence du Jockey. Charlus, son beau-frère, croit égale­ d’abord à eux-mêmes, et dont le relevé, à quoi Proust ment à l’innocence du capitaine. Mais pour une raison s’emploie parfois, serait proprem ent inépuisable. Une plutôt originale, qui correspond bien à son esprit ba­ roque. Antisémite assumé, à ses yeux, Dreyfus n ’a pas configuration sociale se dessine, semble perdurer, on a tôt fait de la croire éternelle. C’est trahi puisqu’il n ’est pas français : il une illusion. Surgit un événem ent est ju if ! « Il aurait commis un crime social ou politique d ’im portance, contre sa patrie s’il avait trah i la une crise nationale, et la configura­ Judée, mais qu’est-ce qu’il a à voir avec la France ? » Le prince et la tion est alors tout autre, avec d’autres princesse de Guermantes sont tenus form es et d’autres couleurs q u ’on naturellement pour des antidreyfu­ croit à nouveau éternelles et avoir sards. Le prince soutient qu’il faut été là de tout temps. Eh bien non : « renvoyer tous les Juifs à Jérusa­ nous oublions ce que fut le passé, et lem ». Et puis - c’est Swann qui le qu’il est une préhistoire qui ne res­ découvre un jo u r avec ravissement semblait en rien à ce que nous avons on apprend que chacun, à l’insu de aujourd’hui sous les yeux. L'affaire l’autre, fait dire des messes à l’in­ Dreyfus constitue dans l’œuvre de tention de Dreyfus, « de sa malheu­ Proust, comme dans la société franGO reuse femme et de ses enfants ». En çaise de la Belle Epoque, un tel trem- § cachette tant c’est honteux, la prin­ blement de terre. La guerre de 14 en £ cesse lit même l ’A urore, le journal constituera un autre, avec les mêmes g Caricature d’Alfred Dreyfus. de Clemenceau ! Le seul Guermantes effets sociaux et culturels. Cette < qui affiche ouvertement et de façon militante des opi­ configuration sociale mouvante, soudain radicalement nions dreyfusardes, c’est Saint-Loup, l’ami du narra­ bouleversée, Proust nous dit qu’elle est comme un ka­ teur. On s’étonne que venant d’un tel milieu il professe léidoscope qui tourne de temps en temps. des opinions si inattendues. Ce progressiste s’en ex­ Tentons d’y regarder de près, en examinant d’abord plique en disant que le m ilieu n ’a pas l’im portance le milieu Guermantes. Ici, comme ailleurs, les positions qu’on dit, ce quiest déterminant, ce sont les idées : on à l’égard de l’Affaire ne sont nullem ent homogènes, est l'hom m e deson idée plus que de son origine. On elles couvrent au contraire tout l’éventail des opinions. suppose aussique sa position est due à l’influence né­ Ce qui complique encore les choses, c’est qu’elles chan­ faste de sa maîtresse, Rachel, qui offusque tant sa mère, gent, s’inversent selon des lignes brisées que rien ne la très antisémite Mme de M arsantes pour qui, même laissait présager. Le duc de Guermantes est d’abord in­ innocent, Dreyfus doit rester à l’île du Diable... Il y a différent, puis longtem ps « antidreyfusard forcené ». bien un milieu Guermantes, avec son code mondain et Comme c’est un homme superficiel et frivole, il lui suf­ son langage. Mais en son for intérieur, s’agissant de fit de rencontrer un jour en allant aux eaux trois dames l’Affaire comme pour d’autres domaines, sexuels par charm antes, dont une princesse italienne, toutes ar-

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•LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE la R e c h e rc h e

Le dreyfusisme de Swann intervient dans la « Recherche » en même temps que la maladie qui devait l’emporter.

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exemple, chacun se détermine selon des choix erra­ tiques, peu assignables à une causalité certaine. Tournons-nous vers le milieu Verdurin. Là encore, les positions sont extrêmement erratiques, pour ne pas dire contradictoires. Ce n’est pas Proust qui se contre­ dit, c’est nous-mêmes. Nous disons une chose et agis­ sons en sens contraire. Nous disons deux choses diffé­ rentes, selon la personne à qui nous nous adressons. Nous nous disons à nous-m êm es deux choses oppo­ sées. Divers intérêts sociaux nous déterminent à penser dans un sens ou dans un autre, dans un sens puis dans un autre. Si toutefois il s’agit là de « pensée »... Proust nous dit tout cela. Et nous le montre. Prenons Odette. Elle est mimétique de Mme Verdurin. On ne s’en éton­ nera pas. Dès que l’Affaire éclate, et malgré les posi­ tions contraires de Swann, on la voit faire « profession du nationalism e le plus ardent ». Elle interdit à son mari de jamais évoquer l’innocence du capitaine (alors qu’elle confie dans le même temps au narrateur qu’elle en est convaincue) : cela nuit à ses intérêts mondains. Car à la faveur de ses positions, la voici en passe d’être admise dans certains cercles aristocratiques, au grand dam de Charlus pour qui l’Affaire a ceci de fâcheux qu’elle amène dans son milieu un « afflux de messieurs et de dames du Chameau, de la Chamellerie, de la Chamellière ». Traduisons : des roturiers qui, sous prétexte d ’antidreyfusism e, s’im m iscent in d û m en t chez les princes. Une autre motivation préside à l’antidreyfusisme de Mme Verdurin : « un antisémitisme bourgeois et latent » qui « s’était réveillé et avait atteint une véri­ table exaspération ». Le surprenant, c ’est q u ’on ap­ prend par la suite qu’elle est « une farouche radicale ». C’est que l’Affaire constitue pour elle aussi, mais autre­ ment, un « créneau » mondain avantageux. Son salon, à l’instar de celui de Mme Straus, la très chère amie et correspondante de Proust, ou de celui de Mme Arman de Caillavet, l’égérie d’Anatole France, sera résolument dreyfusard, recevant Picquart, Clemenceau, Zola, Jo ­ seph Reinach et Labori. Ce qu’écrit Proust à propos de Mme Verdurin vaut pour la réelle Mme de Caillavet : « L’affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui res­ tait. » Le gens du monde, en effet, sont partis... Après l’A ffaire, Mme V erdurin devra tro u v er autre chose pour fédérer son petit clan et donner le « la » : les Bal­ lets russes. Le seul personnage qui ne soit pas soumis à de telles variations, voire contradictions touchant l’Affaire, c’est Albert Bloch, l’ami et l’initiateur de Marcel. Il est ju if et il n ’est d’ailleurs pas sans ambivalence, loin s’en faut, en regard de sa propre judéité. Il est dreyfusard mili­ tant du début à la fin. Proust lui a prêté ce trait auto­ biographique d’assister presque tous les jours, comme lui, au procès Zola, muni de sandwiches et d’une bou­ teille de café. Autre trait commun, c’est lui qui fait cir­ culer une liste de signatures en faveur de Picquart et pour la révision du procès, comme Proust l’avait fait, fier d’avoir recueilli la signature combien prestigieuse d’Anatole France pour le Manifeste des cent quatre. Et Sw ann, affidé des G uerm antes, le prestigieux Swann, seul Juif du Jockey, dilettante au meilleur sens du terme, aimé des femmes, recherché par les princes,

com m ent réagit-il ? C’est un ardent dreyfusiste. Le narrateur le critique d’ailleurs car Swann, au jugem ent notoirem ent si sûr, en perd ses facultés de discerne­ ment. C’est à l’aune de son propre engagem ent qu’il apprécie ou condamne désormais les gens, et, fait plus rédhibitoire aux yeux de Marcel, ju sq u ’aux artistes : parce q u ’antidreyfusard, Barrés n ’a plus de ta len t ; pour la raison inverse, Clemenceau devient un fin litté­ rateur... Les Guermantes, évidemment, le vouent aux gémonies : il les a trahis. « Nous nous étions tous por­ tés garants de Swann, dit le duc de Guermantes, j ’au­ rais répondu de son patriotisme comme du mien. Ah ! il nous récompense bien mal... » Malgré son dreyfusisme réel, Swann refuse de signer la pétition initiée par Bloch. La raison qu’il avance est pour le moins surprenante : il ju g e son propre nom, nous dit Proust, « trop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet ». Or, le nom de Swann, d’évidence, n ’a rien d’« hébraïque ». Il est anglais. A un n près, il signi­ fie cygne. Il y aurait donc méprise de la part de Proust. Il aura confondu (cela arrive en d’autres occurrences dans la Recherche) le fictif Swann et son modèle, le réel Charles Haas. On trouvera dans Le Cygne de Proust les raisons de cette substitution et de ces méprises. Le personnage de Swann, dans l’économie de la Recherche, n ’est presque plu s juif. On suppose que ses parents, voire ses grands-parents, se sont convertis au catholi­ cisme. Mais, selon une sociologie que Proust a fine­ ment observée, il y a, chez le Ju if le plus assimilé, un reste incompressible qui ne demande qu’à resurgir à la moindre occasion. C’est ce qui se passe pour Swann lors de l’Affaire. S’agissant du patronyme, le passage du germanique Haas - le lièvre - au très britannique Swan(n) - le cygne -, procure un double avantage. D’abord sur le plan identitaire, l’occultation de l’alle­ mand, perçu par l’antisémite comme contigu au juif. Sur le plan esthétique ensuite, le glissement du lièvre trivial au cygne élégant et aristocratique. En somme, Proust dégermanise Haas - le déjudaïse - et l’anglicise en Swann. Le but de l’opération, paradoxalement, est de le franciser. (Dans la Recherche, nul n ’im agine q u ’on puisse être indissolublem ent ju if et français.) Mais il ne fallait pas que cette francisation fût trop di­ recte. Cela eût paru suspect. Il fallait une médiation. Le passage par le patronyme anglais était une solution élégante à tous égards. Il signalait l’étrangeté, mais dans sa version chic. Car le chic, dans la Recherche, est anglais. Le dreyfusism e de Sw ann in terv ien t dans la Re­ cherche en même tem ps que la m aladie qui devait l’emporter. « Ce serait bien agaçant, dit-il, de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus. Toutes ces canailles-là ont plus d’un tour dans leur sac (...) Je voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart co­ lonel. » A la veille de la guerre de 14, il n ’y a plus d’af­ faire Dreyfus. « Le dreyfusisme, écrit Proust dans Le Temps retrouvé, était m aintenant intégré dans une sé­ rie de choses respectables et habituelles (...) Il n ’était plus shoking... » Les temps ont si bien changé que le n arrateu r, com m e on voit, se met à parler com m e Odette. □ PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

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La beauté fin de siècle par Pierre-Edmond Robert Tableaux de Gustave Moreau ou cPOdilon Redon, opéras de Wagner, vases de Galié... Proust est resté fidèle à l’esthétique fin de siècle et a résolument tourné Se clos au modernisme,

omme c’est laid chez vous ! » s’exclame le baron de Charlus en détaillant l’apparte­ m ent du n arrate u r d’A la recherche du tem ps perdu (1), com me p araît-il Oscar Wilde ou Robert de Montesquiou en visite chez Proust. Dans Le Côté de Guermantes (II, 843), c’est encore Charlus qui, recevant le narrateur chez lui, le réprimande comme un élève ignorant et indigne de ses soins : « Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs qu’en styles ; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il d’un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur quoi vous vous asseyez, vous offrez à votre derrière une chauffeuse Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez. » Paul Morand, autre ar­ bitre des élégances, com­ m ence ainsi, dans son 1900, paru aux Editions de France en 1931, ce p o rtrait de Robert de Montesquiou : « En 1900, le comte Robert de Mon­ tesquiou s ’est installé à Neuilly, au “Pavillon des Muses” ». Mais c’est pour se moquer de ce « roi des beaux esprits », faire un mot : « C’était un aristo­ crate pour vilains. » Mo­ rand dresse la liste des modes que ce dandy fin de siècle a lancées : « De­ vant des “anges étranges” à la Vinci ou à la Dhurmer, il réhabilitait Mar­ celine D esbordes-V almorc. Dans un décor de vases de Gallé, parmi les pointes sèches d’Helleu, il asseyait au piano son favori, le jeune Delafosse 82

et lui faisait jo u er le Quintette des fleurs, “Vos yeux sont tombés dans mon cœur”, tandis que des parfums, répondant aux sons, étaient vaporisés. » Puis il conclut cruellement : « Personnalité des plus curieuses, parce qu’entièrement factice, d’une époque de travestis écla­ tants et de mensonges pieux ou impies, il ne dem eu­ rera que grâce aux Des Esseintes de Huysmans et au Baron de Charlus de Proust. Montesquiou a eu raison de fréquenter les gens de lettres. » Morand aussi, sans doute, à commencer par Proust, vers 1916. L’art 1900, on peut l’admirer à l’occasion de l’Expo­ sition de cette année-là, celle de l’Electricité. Paul Mo­ rand se souvient : « Au Grand Palais, c’est l’art des dix dernières années ; cette Décennale, représentant l’art contemporain, ce sont dix salons empilés les uns sur les autres. Le public va droit aux maîtres qu’on lui a garantis ; il admire le Charles le Téméraire de Roybet, Les Trompettes de Détaillé, Le Pont Alexandre de Roll, Cormon, Flameng [...] Henner, Bonnat, Dagnan-Bouveret [...] Rochegrosse, Henri Martin, Bouguereau... » P roust ne partage pas égalem ent p o u r tous ces peintres qui furent fêtés le mépris de M orand (qui a l’avantage d’écrire en 1931). Mais lui aussi écrit après coup, tandis que la publication différée des derniers volumes d’A la recherche du temps perdu donne à sa défense de l’impressionnisme contre l’art officiel ou ce­ lui des Salons de la fin du siècle un air de déjà lu. En 1927, avec la conclusion du Temps retrouvé, on re­ trouve en effet l’écho des débats esthétiques depuis 1874 et l’exposition d'im pression, soleil levant, de Claude Monet, cette année-là, comme, pour l’opéra, des plaidoyers en faveur de Wagner. Bien plus, la pein­ ture moderne, celle d’après 1905, ne figure pas dans la Recherche. Chez Proust, l ’appartem ent du boulevard H aussm ann, comme celui de la rue H am elin étaient bien dans le goût de l’époque - étouffant entassem ent de bric-à-brac. Le narrateur de la Recherche avoue possé­ der « un bronze un peu déshonorant » de Barbedienne (III, 682). Mais ce bronze est utile : pour laid qu’il soit, il inspire, en raison de sa valeur m archande et bour­ geoise, du respect à Albertine et donc de la considéra­ tion pour son propriétaire amoureux de sa prisonnière. A la différence de Swann et de Charlus (qui appartien­ nent à la génération qui le précède), le narrateur n ’est pas collectionneur de beaux objets ; le bon goût lui est indifférent. A-t-il même été longtemps influencé par Montesquiou, lequel voyait dans toute occasion de la vie, organisation d’une fête, d’un voyage et plus parti­ PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

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culièrem ent la com position du décor d’un salon ou d ’une cham bre à coucher, l’occasion d ’exercer son goût artistique en rassem blant des éléments rares et apparem m ent disparates mais porteurs d’un sens ca­ ché ? Certes, com m e M ontesquiou, P roust aim e les vases de Gallé, leur verre aux ombres dégradées, om­ belles et volutes, couleurs mourantes, émaux « figurant une couche de neige », ainsi qu’il le rappelle en faisant décrire à son narrateur, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, la mer, vue de Balbec, comme à travers une sorte de vitrail d’aquarium , dans le style rococo du Grand Hôtel. En tout cas, le soin avec lequel le narra­ teur se propose de décorer le yacht - meubles anglais et vieille argenterie française - qu’il compte offrir à Al­ bertine (dans La Prisonnière le narrateur se renseigne pour cela auprès de ces autorités morales er artistiques que sont Charlus et le peintre Elstir) est sans équivalent dans la vie de l’auteur. Dans ces mêmes passages du roman, les robes de Fortuny que porte la duchesse de Guermantes et celles que le narrateur offre à Albertine sont le symbole d'un art nouveau - celui qu’ont apporté les Ballets russes et leurs décors peints par Sert, Bakst et Benois. Pour le narrateur, les étoffes de Fortuny sont en outre le rappel à Paris de Venise, une Venise « tout encombrée d’Orient ». Le décor des robes - oiseaux, fleurs - peut paraître surchargé mais leur coupe, renouvelée de la tunique grecque, s'oppose par sa simplicité aux tournures fin de siècle. v a n t l’époque où est censé avoir lieu le « Bal de têtes » du Temps retrouvé, c’est-àdire en reprenant la vie de Proust 1922, l’époque de son écriture : 1909-1910. Une lettre de Marcel Proust à Reynaldo Hahn, écrite le 11 avril 1907, en rentrant d’une soirée chez la princesse Edmond de Polignac où Reynaldo Hahn avait joué au piano, tout en dirigeant l’orchestre, son Bal de Béatrice d ’Este, l’annonce : « Que tous les gens que j ’ai connus ont vieilli. » Il en est de même d ’une autre lettre de Marcel Proust, à Louis de Robert, peu après le 24 décembre 1912, alors qu’il est allé voir Kismel au théâtre : « Mais les gens mêmes que je connaissais, je ne les salue pas confiant dans le masque que l’âge et la maladie ont adapté à mon visage » (2). En effet, les vieillards du « Bal de têtes », avec leurs barbes blanches pour féeries et contes de Noël, sont des figures d’avant et non d’après-guerre, aussi datées en 1922 que les allusions du récit à la démission du maréchal de M ae-M ahon (1877), au scandale de Pa­ nama (1892), aux pastilles Géraudel, souveraines contre la toux. Une époque désormais révolue : cravates de chez Charvet et pieds sales, résume Paul M orand qui lui tourne le dos. Proust, dans sa vie, est resté fidèle aux modes et aux usages de sa jeunesse et la dernière photo que l’on connaisse de lui, si elle est bien de 1921, m ontre un hom m e encore je u n e en veston et faux col du début du siècle. Seules, les expressions nouvelles, apparues dans les com muniqués et les éditoriaux de la guerre : euphé­ mismes, périphrases et autres formules codées ou en­

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PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

tièrem ent dénuées de sens, destinées à entretenir le « bourrage de crâne », d’ailleurs volontaire, des lecteurs de jo u rn au x (on ne parlait pas encore de « langue de bois ») dans des articles qui d’année en année annon­ cent victoire sur victoire, appartiennent en propre au monde moderne. Pour la peinture, on est frappé par l’éclectisme de Proust : des primitifs italiens (Giotto) et leurs succes­ seurs (Botticelli, Carpaccio) aux impressionnistes (sur­ tout Claude Monet), il cite ou commente la totalité des grands maîtres - Vermeer, Rembrandt, Watteau, Char­ din, Tumer, mais aussi Gustave Moreau et Odilon Re­ don, Whistler, les préraphaélites et les petits maîtres de son temps - Béraud, Madrazzo, Boldoni, Helleu. Si les tableaux s’entassent dans la Recherche et les autres écrits de Proust comme dans un capharnaüm fin de siècle, le lecteur attentif notera que Proust ne les met pas tous sur le même plan. Quand il parle de Chassériau, de M onticelli, ou de Gervex c’est à la suite de Montesquiou (3). Il évoque Jean-François Millet pour un e préface à Propos de p eintre de Jacques-É m ile Blanche, Eugène Lami parce qu’il a peint les Greffulhe et Charles Haas, M unkacsy pour regretter sa m édio­ crité. Herbert ou Dagnan-Bouveret pour souligner celle de Xorpois, Gérôme comme illustration du m auvais goût d'Odette. Certes, Madeleine Lemaire a illustré Les Plaisirs et les jours, et Proust ne mentionne ni Cézanne ni les peintres qui se sont inspirés de lui. Mais Swann, Elstir. Bergo~e devant la Vue de Delft, reconnaissent la beauté. Elle est sans cesse présente jusque dans le vo­ cabulaire de Proust où, dans A la recherche du temps perdu, les termes beau et ses dérivés sont très large­ ment privilégiés aux dépens de laid et laideur. On peut dire à peu près la même chose de la m u­ sique qu'on y entend : si la sonate de Vinteuil coïncide avec celle, pour piano et violon, de Saint-Saëns, avant que Proust, pour des raisons personnelles n ’en multi­ plie les clés, le septuor, où les instruments et les parti­ tions se multiplient de nouvelle rédaction en nouvelle rédaction pour aboutir à une sorte de symphonie as­ sourdissante : sons • perçants, presque criards », « chant du coq », « titubation de cloches retentissantes et dé­ chaînées » (ni. 761, 754, 755), motifs tour à tour pathé­ tiques et joyeux qui rappellent Schumann et aussi, se­ lon les indications de Proust, le quintette de Franck, les opéras de Chabrier, les q u atu o rs de Beethoven, de Fauré, et toujours Wagner. Mais W agner a-t-il encore besoin d’un défenseur lorsque Proust écrit la Recherche ? Il y cite Pelléas et Mélisande, mais pas le groupe des Six. Quand on voyage aussi peu que Proust, on attend que le monde vienne à nous. Les Expositions univer­ selles de Paris ont à quatre reprises apporté leurs bou­ leversements dans une époque qui semble immobile a posteriori. La Tour Eiffel, construite pour l’Exposition de 1889, n ’apparaît qu’une seule fois, dans Le Temps retrouvé, non pas comme le symbole du modernisme reconnu par les peintres cubistes et par A pollinaire dans les premiers vers de « Zone » où elle est l’an ti­ thèse du « monde ancien », mais dans sa seule utilisa­ tion m ilitaire p endant la guerre (on y a installé des

Proust, dans sa vie, est resté fidèle aux modes et aux usages de sa jeunesse.

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LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE la R e c h e rc h e

(1) A la recherche du temps perciu êtL éta­ blie sous la direction de J.-Y. Tadïé. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1987-1989, 4 vol., III, 888. Les références suivantes à cette édi­ tion figurent dans le texte. (2) Correspondance de Marcel Proust, éd. Ph. Kolb, Pion, 19701993, 21 vol., Vn. 139 ; XI, 337. (3) « Pays des aro­ mates par le comte Robert de Montes­ quiou », La Chronique des arts et de la curio­ sité, 5 janvier 1901, Essais et articles, éd. Pierre Clarac et Yves Sandre (Contre SainteBeuve, « Bibliothèque de la Pléiade », Galli­ mard, 1971), p. 444.

projecteurs qui balaient le ciel lors des attaques d’avions allemands). C’est le Trocadéro, construit pour l’Exposi­ tion de 1878, avec sa façade en demi-cercle, sa cou­ pole et ses tours « mauresques » qui est le m onum ent parisien le plus souvent cité, il est vrai pour des raisons liées à l’intrigue, parce que dans La Prisonnière le nar­ rateur veut empêcher Albertine d’y retrouver l’inquié­ ta n te Léa - un nom d ’héroïne à la M arcel Prévost. Mais le monument de Davioud est comme un supplé­ ment d‘art puisqu’en plein Paris il évoque Tanière-plan du Saini Sébastien de Manteg'na. Quant au Métropoli­ tain, nouveauté du début du siècle car construit à par­ tir de 1898 sa première ligne fut inaugurée en 1900 pour l’Exposition, il n’est mentionné qu’une seule fois, pendant la guerre où il sert d’abri lors des bombarde­ ments. Charlus s’y rend, « espérant quelque plaisir des frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves de sou­ terrains moyenâgeux et d'in pace. » Si Proust évoque l’époque m édiévale à propos du M étropolitain to u t neuf, c’est peut-être un jugem ent sur son décor, dont il n ’a rien dit par ailleurs. Le « m odem ’ style » d’HectorGermain Guimard a suivécu, in extremis, aux « réno­ vations » d’époques encore plus modernes. Il nous a laissé quelques-unes de ses entrées, de leurs balu s­

trades de fonte moulée qu’encadrent en guise de por­ tiques les tiges nervurées, comme gorgées de sève, de plantes monstrueuses surmontées de leur tulipe lumi­ neuse. Le restaurant M axim’s, autre fleuron de cet art décoratif 1900, le style nouille, n ’est pas mentionné. Mais Notre-Dame d’Amiens figure moins souvent que Saint Marc de Venise dont on retrouve les coupoles sur les casinos des stations balnéaires à la mode de 1890. La modernité n’est visible dans la Recherche que par la nouvelle mobilité qu’elle peut offrir, comme à Proust dans sa vie et celle de ses proches : le téléphone (et le théâtrophone), les aéroplanes (et les hangars de toile de l’aérodrome de Bue, où le chauffeur de Proust, Agostinelli, prenait des leçons de pilotage, qui les abritent sont, sur les clichés de Lartigue, « simples comme ceux de P ort-A viation ») et p arto u t les autom obiles qui, dans les rues et les avenues, et toujours pour Apolli­ naire, ont par association avec la ville « l’air d’être an­ ciennes ». Ces dernières ont envahi le Bois à la fin de Du côté de chez Swann, c’est-à-dire à ce moment-là du récit, précisément en 1913. Seule Odette, la « dame en rose » de Paris, la «dame en blanc » de Combray, qui a connu l’avenue de l’Im­ pératrice et l’avenue du Bois, rebaptisée Foch, continue

Le septuor de Wagner par Jean-Jacques Nattiez Le Septuor de Vinteuil était en fait une œuvre de Richard Wagner. Et le même tempo semble diriger Parsifa! et la Recherche.

L

Professeur de musicologie à la Faculté de Musique de l’Université de Montréal, JeanJacques Nattiez a publié Proust musicien (Christian Bourgois, 1984).

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a musique joue un rôle fondam ental dans la construction de la Recherche. Le Septuor de Vinteuil, notam m ent, semble avoir été conçu comme un véritable microcosme de l’œuvre, même si les recherches récentes sur les manus­ crits proustiens ne justifient pas exactement la thèse de Michel Butor selon laquelle les divers ensembles an ­ nonçant le Septuor (Quatuor, Quintette, Sextuor) sui­ vent le développement de la Recherche elle-même en quatre, cinq, six, puis sept titres. Dans une première version de 1910 le Septuor n’était pas une œuvre imaginaire de Vinteuil mais L ’Enchan­ tement du Vendredi saint de Wagner. Cette référence, que Proust décida finalement de gommer, suggère de com parer le chem inem ent de la Recherche à celui de Parsifal. Le parallélisme est éloquent. Le narrateur est retardé dans sa quête par les jeunes filles, tout comme Parsifal par les filles-fleurs, et il ne fait aucun doute, à mon avis, que les passages de A l ’ombre où Proust dé­ crit les jeunes filles comme des fleurs, lui ont été inspi­

rés par Wagner. Swann, comme Amfortas, s’est laissé prendre au piège de l’amour. Proust semble bien assi­ miler Odette, et avec elle, toutes les femmes tentatrices de la Recherche - Gilberte, Mme de Guermantes, Al­ bertine - à Kundry, la prisonnière du magicien Klingsor, lorsqu’il écrit, dans un paragraphe qui précède la scène de la « transmission » de la Sonate au Narrateur par Odette : « J ’eusse été moins troublé dans un antre magique que dans ce petit salon d’attente où le feu me semblait procéder à des transm utations, comme dans le laboratoire de Klingsor. » C’est seulement lorsque le Narrateur sera parvenu a dépasser les illusions du sen­ tim ent amoureux, qu’il pourra avoir accès à la révéla­ tion, particulièrem ent après l’expérience pénible du baiser d’Albertine dans Le Côté de Guermantes, de la même façon que Parsifal, après le baiser de Kundiy, est en mesure de saisir le mystère du Graal et de réussir là où Amfortas a échoué. Parsifal atteint à la rédemption parfaite lors de l’Enchantement du Vendredi Saint, le Narrateur en écoutant le Septuor. Parsifal peut entrer à PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE

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