Les Grandes Figures De L'islam - Malek Chebel.pdf

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DU MÊME AUTEUR en poche La formation de l’identité politique, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 331, 1998. Dictionnaire des symboles musulmans : rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel, Spiritualités vivantes poche n o 179, 2001. L’imaginaire arabo-musulman, Paris, PUF, Quadrige n o 365, 2002. Psychanalyse des Mille et Une Nuits, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 436, 2002. Le livre des séductions, suivi de Dix aphorismes sur l’amour, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 284, 2002. Du désir, Paris, Rivages, Rivages-poche Petite bibliothèque n o 414, 2003. Encyclopédie de l’amour en Islam : érotisme, beauté et sexualité dans le monde arabe, en Perse et en Turquie, 2 volumes, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 8456, 2003. L’esprit du sérail : mythes et pratiques sexuels au Maghreb, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 265, 2003. Le corps en Islam, Paris, PUF, Quadrige Essais, débats, 2004. L’islam et la raison : le combat des idées, Paris, Perrin, coll. tempus n o 142, 2006. 13 contes du Coran et de l’Islam, Paris, Castor poche-Flammarion, Castor poche, Contes, légendes et récits n o 1054, 2007 et 2010. Traité des bonnes manières et du raffinement en Orient, 2 volumes, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n os 686 et 687, 2008. L’islam expliqué, Paris, Perrin, coll. tempus n o 254, 2009. L’esclavage en terre d’islam : un tabou bien gardé, Paris, Pluriel, 2010. Manifeste pour un islam des Lumières, Paris, Pluriel, 2011. Dictionnaire encyclopédique su Coran, Paris, Le Livre de poche, Références n o 32257, 2011. Coffret Le Coran et Dictionnaire encyclopédique su Coran, Paris, Le Livre de poche, La pochothèque, 2012. L’islam, de chair et de sang : sur l’amour, le sexe et la viande, Paris, Librio, Idées n o 1047, 2012. Le corps en Islam, Paris, PUF, Quadrige, 2013. Vivre ensemble : éloge de la différence, Paris, Le Livre de poche n o 32843, 2013.

Secrétaire générale de la collection : Marguerite de Marcillac Tous les versets du Coran de cet ouvrage proviennent de la nouvelle traduction du Coran par Malek Chebel (Fayard, 2009). © Perrin, 2011 et Perrin, un département d’Édi8, 2015 pour la présente édition 12, avenue d’Italie 75013 Paris Tél. : 01 44 16 09 00 Fax : 01 44 16 09 01 www.editions-perrin.fr © Hayden Verry / Arcangel EAN : 978-2-262-06465-5 « Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

tempus est une collection des éditions Perrin. Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

Sommaire Titre Du même auteur en poche Copyright Un collier de perles précieuses 1 - Il était une fois le Prophète 2 - Les Compagnons du Prophète 3 - Hérauts de l’islam 4 - Théologiens, mystiques et grands maîtres soufis 5 - À l’épreuve de la vie : philosophes et médecins 6 - Les enchanteurs : géographes, sociologues et autres découvreurs 7 - Bâtisseurs et créateurs Icônes de lumière Bibliographie

Un collier de perles précieuses L’islam inquiète et inspire à la fois. Longtemps, il a été une réalité lointaine et hermétique, à l’instar de la plupart des philosophies orientales. Il était ainsi une affaire de spécialistes. Aujourd’hui, à la faveur des déplacements de population, phénomène majeur de la mobilité professionnelle conjuguée à la mondialisation, l’islam est devenu une réalité tangible dans la plupart des pays européens comme en Amérique. Par son histoire cependant, l’Europe occidentale avait croisé et affronté souvent les peuples musulmans au cours des trois derniers siècles, sans compter l’épisode des croisades. Ce fait historique majeur avait déclenché une curiosité mutuelle que les élites des deux mondes, le monde occidental et le monde arabo-musulman, allaient cultiver avec passion. Il suffit de suivre les voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles pour comprendre combien « l’Orient » était, à leurs yeux, une destination extrêmement captivante, voire euphorisante. Le XXe siècle fut marqué par deux autres phénomènes convergents : la chute du califat musulman et la décolonisation, ce qui explique en grande partie le métissage de populations venues de pays et de cultures différents. Ainsi, Vietnamiens, Arabes et bien d’autres peuples se sont rencontrés pour la première fois dans les pays qui les ont colonisés peu avant. C’est là que la nécessité du travail les conduisait au demeurant. En réalité, la première décennie du XXIe siècle s’annonce déjà comme la plus féconde dans le domaine du brassage des populations, ce qui ne va pas sans créer des frictions, notamment en temps de crise. Dans ce monde tout en contrastes, l’islam apparaît soudainement comme la religion la plus dynamique et, partant, la plus inquiétante. Le danger n’est pas intrinsèque à sa doctrine même, mais à son application, son ressenti. Car dans le dépaysement violent qu’il affronte quotidiennement, chaque musulman

souhaite conserver des liens – viscéraux – avec son pays d’origine. Pour ceux qui sont nés en France, les musulmans de la deuxième et désormais de la troisième génération, la question est encore plus complexe. Comment concilier les valeurs républicaines du pays d’accueil et celles de sa foi ? Peut-on être musulman tout en observant scrupuleusement les devoirs du citoyen, et sans perdre de vue la culture de référence des parents ? La résolution de ce dilemme passe aussi par la remise en question de l’héritage même de l’islam… Pourtant, pour se construire, toute personne doit connaître son histoire, pour mieux s’en affranchir parfois, de sorte que l’exigence d’intégration – qui est un souci très fort – ne fonctionne qu’à travers une mise à plat des pôles de référence. Connaître son histoire et celle de ses parents est un devoir impérieux pour celui qui cherche à s’intégrer dans un ensemble plus vaste, et plus complexe. La destruction partielle des repères ancestraux ou leur ignorance suscitent de grandes interrogations chez les jeunes, et en particulier chez les jeunes musulmans. Inversement, les non-musulmans qui ne connaissaient pas l’islam expriment désormais leur inquiétude et leurs doutes à son encontre. La réponse la plus rationnelle à des demandes aussi contradictoires se trouve dans leur dépassement. L’histoire des grandes figures que je vais vous raconter ici a précisément pour vocation de faire comprendre, d’aider à comprendre l’esprit de cette religion qui est aussi culture. Au demeurant, les monographies – ce qu’on appelle aussi biographies – sur les grands hommes du passé ont toujours été un genre littéraire extrêmement prisé dans le monde arabe. Cette approche était d’ailleurs très commode pour des raisons de mémorisation, mais elle était aussi prestigieuse pour celui qui incarnait la puissance d’une tribu, d’un clan. La monographie présentait l’avantage de mettre en valeur une civilisation en exaltant ses élites et en montrant ses apports les plus significatifs. Certes, ce genre n’appartient pas en propre aux Arabes, mais sur le modèle de Plutarque et son célèbre Vies des hommes illustres, les auteurs du Croissant fertile et de la péninsule Arabique ont voulu établir des recensions exactes à la fois de leurs alliances et parentés, mais aussi de leurs guerres, de leurs tractations commerciales, de leurs inimitiés passées. Comme un lien social, plutôt complexe à vrai dire, qui rappelait le fondement premier de leur civilisation – des nomades, avant leur

sédentarisation à partir du VIIe siècle. Les meilleurs travaux tenaient lieu de bibliothèque nationale, parfois même de musée imaginaire. Leurs auteurs étaient célébrés tels de grands ténors. Ainsi, Léon l’Africain et son ouvrage peu connu, au titre éloquent d’Hommes illustres chez les Arabes, ou encore des monographies de « nobles » chérifs marocains, descendants directs ou indirects de la famille du Prophète. Ceux-ci furent rassemblés par Marthe et Edmond Gouvion, dans une opération éditoriale lancée naguère avec la complicité bienveillante du maréchal Lyautey, qui fut dans les années 1920 le premier résident général du Maroc. Dans le domaine mystique, Ibn Arabi (1165-1240), lui-même reconnu unanimement comme un grand esprit (Qûtb), a rédigé une anthologie de soufis célèbres ayant vécu en Andalousie, en son temps et précédemment. Dans un autre de ses livres, Ibn Arabi identifia onze prophètes bibliques qui auraient précédé Mohammed, le prophète de l’islam, et qui étaient, chacun à sa manière, un « chaton de la sagesse », symbolisant par là la continuité et la transmission entre eux des perles précieuses appartenant toutes au même collier. Plus généralement, il faut rappeler ici le nombre important des hagiographies que tant d’auteurs arabes et musulmans ont consacrées à leurs prédécesseurs les plus illustres, à commencer par les grands théologiens. Plus tard, cette pratique des monographies, qui allait perdurer au cours des siècles, dépasserait les frontières du monde arabe pour toucher l’espace musulman dans son ensemble. Peu à peu, tous ces personnages « monographiés » serviraient de modèles pour construire le présent des peuples qui les considéraient comme des icônes. Il m’a fallu choisir parmi un grand nombre de figures de l’islam. Trouver finalement un équilibre pour écrire un tel ouvrage. En arabe, le mot imam signifie celui qui se met devant, comme un capitaine à l’avant de son navire en proie à la tempête, bateau ivre et déboussolé, et dont il rétablit l’orientation et le projet. Sémantique encore : jusqu’à maintenant, j’ai utilisé indifféremment les mots arabe et musulman, mais il faut ici définir leurs territoires respectifs. Il en va de même des notions d’« islam » et d’« Islam », c’est-à-dire pour le premier la religion du Prophète et pour le second la civilisation qu’elle a engendrée et que l’usage représente graphiquement avec un i majuscule. J’appelle « Arabe » celui qui se réclame de l’ethnie arabe, qui parle arabe et qui appartient à une culture ou un pays dont le passé et le présent ont été déterminés à quelque niveau que ce soit par la langue arabe. Premier paradoxe, on peut

utiliser le graphème arabe, et la phonétique des lettres arabes, mais cela ne donne pas obligatoirement la même langue : les Persans utilisent l’alphabet arabe, mais ne sont pas arabes et ne parlent pas arabe, hormis les érudits évidemment. C’est encore plus vrai pour les Afghans, les Pakistanais, les Pachtouns, les Kurdes, les Azéris, les maronites, les chrétiens d’Irak qui utilisent l’alphabet arabe, mais qui parlent une autre langue. Quand on parle l’ourdou, l’érudit arabe ne comprend pas la langue, mais il en déchiffre l’alphabet. Par ailleurs, j’appelle « musulman » celui qui croit en Dieu, Allah, et en son prophète Mohammed, indépendamment de son origine, de sa langue, de sa culture ou de la couleur de sa peau. Pour accéder à ce statut, l’individu doit observer scrupuleusement l’ensemble du dogme, à savoir les cinq conditions pour être un bon musulman – la profession de foi, la prière, l’aumône, le jeûne et le pèlerinage à La Mecque. Celui qui choisit la spiritualité et la confraternité prônées par le Coran et par la tradition sans pour autant se conformer aux règles du dogme n’est musulman que par la conviction et non en pratique, même s’il est né dans un environnement arabe. Dans la réalité, un Arabe est souvent musulman, mais il arrive aussi que des Arabes ne le soient pas. Un Libanais peut en effet se reconnaître « arabe » par la langue et la culture, par le pays aussi, mais être chrétien maronite ou druze. De même, un copte égyptien est véritablement arabe par ses références culturelles et historiques, mais il est chrétien dans tous ses faits et gestes. Cela ne l’empêche pas, par ailleurs, d’écouter le sermon dominical en arabe et d’entendre dire : « O Seigneur qui êtes aux cieux, Allah tout-puissant… » Ce faisant, il n’a pas changé de confession et ne s’est pas converti, même si la langue liturgique est commune aux deux religions dominantes dans le Croissant fertile, le christianisme et l’islam. Dans les faits, tous les musulmans ne connaissent pas l’arabe et ne pratiquent pas toujours leur religion, hormis la prière dans au moins deux tiers des cas. En Islam, les allégeances ont longtemps été la règle. C’est une autre particularité. Certes, elles étaient non écrites, mais elles déterminaient largement la place qu’occupaient les élites musulmanes. Ainsi, dans tous les pays arabes, le choix d’un ministre ne dépendait pas toujours de sa compétence, mais bien de la capacité qu’il avait développée pour plaire au souverain en place. La révocation du même ministre, qu’il ait ou non

commis des erreurs, était elle aussi étroitement liée au bon vouloir du maître. Du point de vue politique, le souverain en place avait à cœur d’associer à son règne les grandes personnalités de son temps pour mieux asseoir son pouvoir. C’était une obligation nécessaire, une question de survie, d’autant plus que les allégeances fonctionnaient surtout au sein des grandes familles, et non en dehors. Il n’y avait ainsi aucune base élective à la transmission de la puissance publique, le souverain – de droit divin – ne faisant, finalement, qu’appliquer dans le choix de ses vizirs la méthode qu’il avait employée pour s’emparer du pouvoir. Il lui fallait à tout prix se protéger d’éventuelles révolutions de palais, de possibles mutineries. Tous les moyens étaient bons pour instaurer une légitimité toujours fragile et improbable. Les grandes figures ici rassemblées, plus d’une quarantaine, issues des disciplines les plus diverses, ont également joué un rôle majeur dans leur époque : maîtres à penser, savants, califes puissants, bâtisseurs. A ce chiffre, finalement très réduit, des personnalités charismatiques de l’islam, j’ai ajouté des personnages secondaires qui, par leur seule présence, donnent du champ à la sélection effectuée et montrent combien ce choix me fut parfois très difficile. Parmi ces icônes emblématiques, le Prophète est la première grande figure tutélaire, avec ses principaux compagnons, les quatre califes « bien guidés », ses secrétaires et son harem. Dans ce « collier de perles précieuses », parmi ces chatons de sagesse, je n’ai pas cherché à dupliquer l’ordre ancien, avec son caractère normatif, mais j’ai sélectionné des figures pour leur influence sur la marche du monde musulman, et parfois sur l’humanité tout entière. J’ai été soucieux de restituer le contexte politique et culturel qui a permis à un chef charismatique ou à un grand penseur d’émerger, d’agir et de générer dans son sillage de multiples vocations. Il m’importait aussi de montrer les pôles d’énergie créatrice de certaines personnalités marquantes qui, sans hérédité sociale, sont sorties du lot. Quelques-uns des grands « guerriers » de l’islam ont d’abord été des esclaves ou des captifs de guerre chrétiens. L’islam a eu son heure de gloire, son « âge d’or » et ses penseurs de renom. Ceux-ci sont classés par ordre chronologique. Car nul ne naît de l’absolu. Le médecin d’aujourd’hui s’enrichit de son confrère qui l’a précédé, de même que l’historien s’inspire du militaire, lorsque celui-ci est très attentif au travail du géographe, lequel confronte ses itinéraires à

ceux des voyageurs, etc. Les mauvaises conditions historiques et économiques des peuples musulmans actuels expliquent en grande partie le recul de l’islam et de la civilisation qu’il a engendrée. La perte de repères est également perceptible dans le domaine de la science et de la philosophie. Je citerai seulement ce que disait, en 1926, l’un des philosophes français les plus réputés, Etienne Gilson, alors qu’il s’exprimait dans un congrès de philosophie, à Harvard : « On n’obtiendra aucune interprétation correcte des philosophies médiévales tant que l’on ne fera pas précéder leur étude de celle des philosophies arabes qu’elles réfutent ou dont elles s’inspirent. La pensée arabe et la pensée latine, que nous tendons plus ou moins à isoler dans la pratique, ont été en continuité historique et l’étude que nous en faisons doit tenir compte de cette continuité plus qu’il n’a été fait jusqu’ici. Averroès, Avicenne et Algazel devraient être aussi familiers qu’Aristote à celui qui veut étudier les philosophies scolastiques. L’idéal serait de les posséder comme Albert le Grand, saint Thomas et Duns Scot les possédaient. » C’était avant l’ère actuelle, à la fois idéologique et manichéenne, qui préside désormais aux rapports entre Orient et Occident. C’était au temps où l’islam, qui ne faisait pas encore peur, pouvait être, au-delà de la magie sommaire des voyages qu’il inspirait, un partenaire actif pour atteindre à la connaissance, et ceci dans un respect mutuel. Si les observations d’Etienne Gilson étaient si justes, c’est sans doute parce que le philosophe n’était animé par aucune tentation révisionniste, et n’avait pas la condescendance de ceux qui ignorent l’autocritique. Les portraits qui vont suivre sont la réponse la plus naturelle à cette violence symbolique que certains croient devoir s’infliger à eux-mêmes au détriment de la vérité historique. Ce sont les mêmes qui cherchent à dépouiller le monde arabe et l’islam de toute valeur de progrès et d’humanisme. Au-delà de toute subjectivité, qui serait d’ailleurs vaine et inappropriée, la condition de stabilité d’une société fondée sur l’individu et l’affranchissement du poids des ancêtres passe par la volonté active de se valoriser aujourd’hui, en tentant – pourquoi pas ? – d’enrichir avec de nouveaux talents l’œuvre déjà accomplie.

1 Il était une fois le Prophète Envisagé du seul point de vue du message coranique qui a été révélé aux hommes au VIIe siècle, l’islam peut paraître de fait une énigme spectaculaire parmi les grandes religions monothéistes. Parti d’Arabie, l’« île des Arabes » (Jazirat al-Arab), il y a plus de quatorze siècles, voilà qu’il s’étend désormais jusqu’aux confins du monde et ne compte pas moins d’un milliard et demi de croyants. Une poignée de fidèles d’une classe plutôt aisée, mais aussi quelques Bédouins et des marginaux en ont constitué son noyau initial. Les conditions de la Prédication, un moment mises en danger à La Mecque où Mohammed (vers 570-632) était persécuté par la tribu régnante, celle des Qoraychites, s’étaient vite améliorées à Médine. En effet, dès 622, c’est-à-dire moins d’une décennie après le début du Message, le Prophète s’y réfugia avec ses premiers disciples. Médine jouissait alors d’un certain confort et l’on y respirait, selon Ibn al-Faqih al-Hamadani, géographe musulman du IXe siècle, « le meilleur parfum » qu’il soit possible. Mais la marque la plus impressionnante de son expansion reste la rapidité avec laquelle l’islam se répandit tant en Arabie que dans les contrées les plus éloignées et parfois les plus désolées du monde, emmené par des milliers de cavaliers et de soldats qui n’avaient pour tout repère que la parole divine faite livre. Au cours des premières années, la conversion avait été placée sous l’autorité morale du Prophète, tandis que la doctrine était explicitée à travers la notion d’« islam », un mot d’arabe ancien qui dérive de la racine aslama, qui signifie « se soumettre à Dieu » et, par capillarité sémantique si l’on peut dire, « se soumettre à son Prophète ». D’ailleurs, on ne comprendra pas l’islam si nous ne gardons pas à l’esprit que la conversion ne s’est pas faite à l’arabité ou à la bédouinité, mais bel et bien à

l’islamité. La foi avant le glaive, avant la servitude. L’artisan de cet arrachement historique aux mirages du désert et au glacis des usages bédouins est un homme du pays, un Mecquois du nom de Mohammed, ce qui signifie le « Loué », le « Très béni », ou encore le « Comblé d’éloges ». La figure du prophète Mohammed, le « Beau modèle », sera analysée ici à partir de ses capacités d’organisation, celles d’homme « sûr et loyal », al-amin : l’homme d’Etat plus que le Prophète inspiré. C’est la construction historique de sa personnalité que j’entreprends au travers de ces pages, en laissant volontairement de côté le message coranique, immense à tous égards, et ses innombrables vertus éthiques et humaines. L’organisation de la cité islamique, la marche de l’islam et la fondation d’une religion brillante, qui sera porteuse de civilisation, voilà les éléments majeurs de cette construction. Il aura fallu une force exceptionnelle, une mobilisation de tous les instants et une dynamique des plus énergiques pour faire évoluer, avec douceur et fermeté les structures bédouines ancestrales, patriarcales et claniques, et faire une place nouvelle à l’islam, religion monothéiste dont le prestige serait assorti d’un Livre et d’une Révélation. Au-delà de la croyance en un Dieu Un, les patriarches arabes au temps de Mohammed refusèrent d’abord de se déposséder de leurs privilèges régaliens et de leur pouvoir quasi divin, sans compter leur attachement au polythéisme. L’oligarchie mecquoise, très conservatrice, vit d’un mauvais œil les appels de ce « révolutionnaire » hors normes, atypique et pugnace, que fut Mohammed. Elle se croyait d’autant plus invincible que son économie caravanière était protégée. Parfois, la trop grande confiance en soi n’est pas un critère de stabilité ou de sécurité. Dans ce cas précis, l’enjeu majeur fut la remise en cause de la primauté des règles du clan – ici, les structures patriarcales vieillissantes. Les négociants mecquois et médinois, rompus à toutes les subtilités du négoce et habitués à le tenir entièrement entre leurs mains, ne pouvaient tolérer cette nouvelle intrusion. Cependant, Mohammed, qui connaissait parfaitement leurs appréhensions, allait trouver les meilleures voies de conciliation à la condition, évidemment, qu’ils manifestent une adhésion pleine et entière au nouveau Dieu, désormais Allah, et acceptent son statut de prophète. C’est pourquoi le commerce (tijara) fut reconnu comme une activité noble, d’autant plus facilement que le Prophète et tous ses proches

l’avaient pratiqué depuis toujours. Le commerce et ses dividendes substantiels seront même sanctifiés par la parole divine dans le Coran (II, 275). Les hadiths (l’ensemble des propos du Prophète) et la tradition renforceront encore cette orientation. Bientôt, les contraintes nécessaires à l’édification de Médine en tant que nouvelle cité-Etat et surtout la conduite de la guerre dans les premières années de l’islamisation achèveront de donner à l’entité financière une place considérable. Mais il n’y aurait sans doute pas d’islam si les premiers croyants s’étaient contentés de s’enrichir matériellement ou d’occuper des positions pour de simples raisons de prestige. Pas plus d’islam si les armées musulmanes s’étaient arrogé tous les droits et mis aux fers toutes les tribus récalcitrantes. La zakat (aumône légale) et le kharaj (impôt, taxe) auront autant une valeur économique que spirituelle, et dans beaucoup de cas le spirituel proprement dit prendra le pas sur le matériel. Simultanément, le Prophète allait développer une logique d’accumulation primitive qui s’est révélée efficace aussi bien en temps de disette (la prise en charge matérielle de toutes les veuves de guerre) que dans les périodes plus fastes, avec la construction de lieux de culte sur tous les parcours nouveaux, des villes islamiques, forts et fortins, aqueducs, silos, hammams, jardins, souks. Ainsi, la figure du Prophète est emblématique parce qu’elle est double : religieuse d’un côté, guerrière de l’autre ; divine par l’inspiration, humaine par l’engagement ; individuelle et intime, mais aussi publique au sens du service rendu à la communauté ; intérieure pour ce qui est de l’inspiration, mais extrêmement pragmatique dans le domaine politique : homme avisé, Mohammed sera un remarquable partisan de la paix. Telle est la figure de proue principale de l’islam. Cette religion lui doit tout, la conquête et l’islamisation des premiers siècles, l’expansion aux quatre coins de la planète et également l’une des plus incroyables expériences doctrinales, religieuses et mystiques de tous les temps. Le nom (à rallonge) du Prophète donne, selon la tradition arabe, sa position dans la famille, son statut social et le fait qu’il soit père ou fils, ou les deux. Il indique aussi son appartenance au clan et à la ville de naissance. Ainsi, lorsqu’on dit que Mohammed s’appelle Abûl-Qaçim Mohammed ibn ‘Abdallah ibn ‘Abd al-Mûttalib ibn Hachim al-Maqqi alQûraychi, cela signifie que le Prophète a eu un enfant appelé Qaçim (mort

en bas âge) et qu’il est lui-même le fils d’Abdallah, son père, et le petitfils d’Abd al-Mûttalib, son grand-père, du clan des Banû Hachim, de la tribu de Qoraych (Al-Qûraychi), qui habite La Mecque (Al-Maqqi), etc. On peut remonter ainsi sa généalogie jusqu’à une date lointaine et certains ne se sont pas gênés pour faire remonter l’ascendance du Prophète jusqu’à Adam, soit plus de cinquante générations avant la branche hachimite de La Mecque ! On prétend que la naissance du Prophète est contemporaine de l’attaque de La Mecque conduite par Abraha, le général-roi du Yémen, vers 570 (ou 571) après J.-C., un épisode dramatique que le Coran évoque dans la sourate CV intitulée « Les Compagnons de l’éléphant », As’hab alfil. La date de sa mort est plus sûre, puisqu’elle est établie par des historiens arabes fiables le 8 juin 632. Un jour, quelqu’un demanda à Ali, le quatrième calife de l’islam, de décrire le prophète Mohammed, qui fut son ami, compagnon et beau-père. Parmi les détails physiques qui revinrent le plus souvent dans sa description, il y eut la chevelure. L’historien Tabari (839-923) note qu’elle était abondante, et qu’elle descendait jusqu’aux épaules. Elle était de couleur noire, mais il lui arrivait de la teindre dans des couleurs fauves, ce qui était d’un usage courant dans l’aristocratie mecquoise. Très tôt, le Prophète, malgré une grande timidité, montre un sens aigu du jugement et un vrai charisme qui font de lui une autorité morale et une personnalité très respectée, et cela bien avant qu’il ne reçoive la Révélation coranique. L’homme est énergique et doux, ainsi qu’il est rappelé à maintes reprises : « Quiconque le voyait convenait n’avoir jamais trouvé, ni avant ni après lui, un homme ayant la parole aussi charmante… » Homme prudent et ascète, le futur prophète est souvent plus pragmatique que ne le laissent cependant entendre ses hagiographes. Ainsi son expérience de négociant débute vers 582, alors qu’il n’est âgé que de douze ou treize ans. Plus tard, Mohammed cherchera d’abord à convaincre ses proches, tandis que la propagation de l’islam a commencé. Si le Prophète est présenté comme un méditatif, état propice à toutes les exaltations spirituelles, il est aussi et surtout un chef de guerre déterminé et un grand connaisseur de la psychologie humaine. Au XXe siècle, Maurice Gaudefroy-Demombynes, auteur de l’une des biographies du Prophète, n’hésite pas à le doter d’une « intelligence exceptionnelle ». Ce tempérament de feu, Mohammed se l’est forgé au contact du plateau central de l’Arabie, le Hedjaz rugueux et froid, avec ses pierres acérées et

sa couleur bistre lors de ses longs périples en caravane. Comme d’autres prophètes avant lui, Mohammed devra affronter l’hostilité des puissants. Cet homme exceptionnel s’était fait l’ami des déshérités, pauvres orphelins, nomades sans toit, enfants valétudinaires ou voyageurs désorientés. Or, c’est dans ce milieu de malheureux qu’il porte la parole d’espoir qui leur manquait cruellement. En effet, avant d’être un messager de la parole divine, Mohammed était naturellement tourné vers son prochain, impliqué dans l’aide aux plus démunis. A quarante ans, l’homme est riche. Le futur prophète jouit d’un statut social plutôt confortable et sa femme Khadidja, avec qui il vit depuis une quinzaine d’années, l’entoure de son affection. Aussi, pour quitter la fatuité du monde matériel, Mohammed a-t-il pris l’habitude de méditer dans une grotte appelée Hira, située à deux lieues au nord-est de La Mecque. C’est la retraite spirituelle (khilwa), notion qui évoque aussi la vacuité mentale, le sans-souci, la béatitude. Un jour, une voix distincte sonne à son oreille. Il ne comprend pas, il est effrayé, et veut partir. L’ange Gabriel lui apparaît, il le retient. Il lui demande de lire. Lire ? Mais Mohammed ne sait pas lire. L’archange Gabriel insiste : « Lis, te dis-je ? – Mais que dois-je lire ? », rétorque Mohammed. Et c’est ainsi que débute la Révélation, le Coran dont le sens dérive d’iqra (« Lis », « Récite ») ; « Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé ! Lis… Car ton Seigneur est le Très-Généreux. Il a instruit l’Homme au moyen d’un calame et lui a enseigné ce qu’il ne savait point… » (Coran, XCVI). L’ange Gabriel lui promet de revenir. Saisi d’une vague inquiétude, Mohammed dévale la pente abrupte du mont Hira (Djebel Hira) – appelé depuis Djebel an-Nour, « le mont de la Lumière » –, rejoint Khadidja, et lui raconte par le menu ses étranges visions, l’apparition de l’Archange nimbé de sa phosphorescence, le Message que celui-ci veut lui transmettre de la part de Dieu. Khadidja comprend vite. Son empathie d’épouse l’incite à se rapprocher de lui et, par une forte étreinte, elle lui signifie qu’elle reconnaît la religion dont il est le porteur et le messager. Dès cet instant, Mohammed devient un autre homme, un prophète. Emu jusqu’aux larmes, désemparé et ne sachant d’abord quoi faire exactement dans cette Arabie du VIIe siècle qui sommeillait depuis longtemps, vouée au culte des idoles et à la vénération passive des ancêtres ? Au quotidien, la seule opulence des riches commerçants intimait l’autorité aux pauvres qui leur étaient,

pour la plupart, asservis. L’islam vint ainsi sortir de sa torpeur ancestrale une terre entièrement livrée, selon le mot d’Hérodote, à la myrrhe et à l’encens. Avec la Révélation, la personnalité collective de la population s’en trouva profondément changée : il n’est plus aucun croyant qui ne se vit empêché de s’élever par ses prières vers Dieu. Le miracle de l’islam tient alors en cette formule : Allah est le plus grand. Il est le Seul, il est l’Unique. La pluralité des dieux, leur multitude fut aussitôt révolue. Khadidja est la première croyante de l’islam. A ce titre, elle est « la Mère des croyants » (Umm al-mû’minin). Elle sera bientôt suivie par Ali, puis par Abu Bakr, par Umar, par Uthman et leurs familles proches. Ils deviendront par la suite les califes « bien guidés » (al-khûlafa arrachidûn). L’histoire de Mohammed se confond désormais avec l’islam, la religion du Dieu unique auquel il faut tout abandonner. Tous les magiciens du Hedjaz et de l’Arabie, ainsi que le moine Bahira, en sont convaincus. Même l’horoscope de Mohammed l’atteste : il est le nouveau prophète. Seuls les infidèles, les polythéistes et les sans-religions pouvaient encore en douter. Cependant, dès le début de sa Prédication, le Prophète est combattu dans son propre clan, celui des Qoraychites. Il subit, souffre et patiente. Finalement, il se décide à quitter La Mecque, une nuit, pour rejoindre l’oasis de Yathrib, une petite cité prospère située au nord de La Mecque. Cette oasis prendra bientôt le nom de « Ville du Prophète » (Madinat an-Nabi), en français Médine. C’est là que le Prophète acquiert son statut définitif de messager de Dieu et de chef de la communauté, consacré par l’établissement en 622 du calendrier musulman, appelé hégirien en raison de l’émigration (hijra) qu’il s’imposa depuis sa ville natale jusqu’à sa ville d’adoption. C’est à Médine enfin que Mahommed décède, le 8 juin 632, sans laisser de descendance masculine, en dépit des nombreuses unions qu’il avait contractées après la mort de Khadidja. Le prophète de l’islam a suscité des centaines de biographies, on en compte actuellement trois cents, dans toutes les langues. La plupart, ont cherché à le décrire à travers son œuvre ; d’autres, au contraire, ont voulu saisir sa personnalité, ses liens avec les femmes du harem, sa vie sociale. Dans ce flot de textes plus ou moins bien documentés, il en est un, Le Problème de Mahomet de Régis Blachère, paru en 1952, qui se distingue de tous les autres, au moins par son souci d’équilibre, et dont j’extrais ce passage instructif : « Ni l’indifférence, ni les blessures d’amour-propre, ni

le tort fait à ses intérêts matériels, ni les machinations ou les menaces, ni surtout les offres de compromis plusieurs fois présentées par les polythéistes ne purent le détourner de sa mission. Aux heures les plus graves – le Coran en témoigne –, il sut conserver son sang-froid, ranimer les courages, fermer les yeux sur les défaillances légères pour mieux frapper la trahison. En vrai meneur d’hommes, il saura choisir ses conseillers, Ali pour son dévouement, Abu Bakr pour sa pondération, Umar pour son énergie, Uthman pour sa souplesse. Sans réelle illusion sur les hommes, il n’omet jamais de leur rappeler leur devoir et leur mission. Mieux que personne aussi, il connut les vertus et les défauts de la nation où il était né. Cet inspiré, qui pas un jour n’a pensé réussir sans le secours d’Allah, savait cependant prévoir l’avenir, mesurer les forces et les faiblesses de l’adversaire. Quoi qu’on en ait dit, l’homme fut bon et généreux… » L’importance du message prophétique tient à l’acharnement avec lequel le Prophète a combattu le polythéisme antique en se dotant d’une règle claire, et d’une pratique religieuse fondée sur l’égalitarisme entre les croyants, lesquels sont « sacralisés » au-delà même de leurs origines ethniques et linguistiques. L’un des traits les plus marquants de cette première période de l’islam est d’ailleurs le dépassement systématique du fait national au profit de l’allégeance stricte à Dieu. A sa mort, le Prophète laisse un héritage impressionnant : l’Arabie tout entière est islamisée, hormis quelques tribus récalcitrantes, le panthéon mecquois est aboli (il abritait plus de trois cent soixante idoles, selon les historiens), tandis que les rituels de la nouvelle religion – profession de foi, prière, jeûne, aumône, pèlerinage – sont fixés. Si l’origine de l’islam est incontestablement liée au Hedjaz, en Arabie, le troisième monothéisme est devenu quatorze siècles après sa naissance une religion planétaire. Plus d’un milliard six cents millions d’âmes, surtout en Asie, en respectent les règles, suivant le Coran qui demeure toujours, en langue arabe, le livre de référence. Encore aujourd’hui, la spiritualité musulmane, qui est simple et sécurisante, attire beaucoup d’adeptes. De nombreux récits ont étayé les débuts de l’aventure islamique et illustrent l’enseignement vivant que le Prophète prodiguait autour de lui, comme en témoignent les hadiths, ces paroles qu’il aurait prononcées et qui furent recueillies par ses proches : « Un jour, nous étions assis chez l’Envoyé d’Allah, lorsqu’un homme que nous ne connaissions pas, de

blanc vêtu et qui ne semblait pas avoir voyagé, s’approcha du Prophète et lui dit : “O Mohammed, fais-moi connaître ce qu’est la soumission à Allah ?” Le Prophète dit : “La soumission consiste à témoigner de l’unicité d’Allah et de la véracité de son Prophète et Envoyé, Mohammed. Elle consiste à observer la prière rituelle, faire l’aumône, jeûner pendant le mois de ramadan et faire, dans la mesure du possible, le pèlerinage à la Maison de Dieu. – Tu dis vrai.” L’homme poursuivit : “Fais-moi connaître ce qu’est la foi ? – La foi, dit le Prophète, consiste à croire en Dieu, à Ses anges, à Ses livres, à Ses envoyés, au Jugement dernier, ainsi qu’à la prédestination du bien et du mal. – Tu dis vrai.” Il ajouta encore : “Faismoi connaître la vertu ? – La vertu consiste, répondit le Prophète, à adorer Allah comme si tu Le voyais, et si tu ne Le vois pas, Lui te voit…” Puis, l’inconnu s’en alla comme il était venu. Un long silence suivit l’entretien. Le Prophète s’adressa alors à nous et dit : “Vous savez qui m’a interrogé ? – Non, ô Envoyé d’Allah. – C’était l’archange Gabriel, dit le Prophète. Il est venu vous enseigner votre religion…” » Ce hadith est rapporté notamment par Boukhari (810-870) et Mûslim (817-875), deux autorités religieuses. Ainsi allait s’enrichir de récits oraux la geste du Prophète. Alors que la doxa, contrainte et forcée, lui accorde une importance relative, le harem du Prophète joue un rôle décisif dans le déroulement de la Révélation et, plus tard, dans la transmission du hadith. Il s’agit d’abord de l’univers féminin restreint du Prophète, ses deux femmes, Khadidja et Aïcha et, plus tard sa fille, Fatima (605-633). Viennent ensuite ses autres femmes, coépouses ou concubines, dont l’influence aura été secondaire, mais pourtant toujours saluée par les collecteurs de hadiths, en confirmant et en consolidant les propos d’Aïcha ou d’Abou Horaïra (VIIe siècle), lequel compte parmi les passeurs les plus zélés. La première épouse du Prophète, Khadidja bint Khuwaylid, est une femme qoraychite de la meilleure société. Elle exerce un métier normalement dévolu aux hommes depuis les temps les plus immémoriaux, le négoce régional. Originaire de La Mecque, elle a été mariée à deux reprises avant d’épouser le jeune Mohammed, après qu’il eut travaillé pour elle au développement de son affaire, la légende rappelant qu’il avait la « main heureuse ». Plus âgée et plus riche, Khadidja sera jusqu’au bout la patronne incontestée de son entreprise. Mais lorsque son époux changea de statut, en passant de celui d’homme « sincère » (al-amin), que tous les citoyens de La Mecque écoutaient et respectaient, à celui de messager de

Dieu, Khadidja se conduisit à son égard avec une fidélité et une sincérité à toutes épreuves. Elle joua de ce fait un rôle décisif dans la naissance de l’islam et dans l’intériorisation de cet islam par le Prophète. Déjà, avant la Révélation, elle encourageait les séjours répétés de son mari à Hira, la grotte, sans jamais intervenir dans sa décision. Compréhensive et amusée même, elle anticipait son désir de solitude (khilwa). Il lui arriva souvent de lui prodiguer quelques conseils et de lui faire, en épouse attendrie, des recommandations. A chaque retraite de Mohammed, elle tenait à lui préparer son linge, veillait aux différents talismans et amulettes qui devaient le protéger des djinns mais qu’il refusait obstinément de prendre, arguant du fait que les djinns étaient de mauvais esprits. Parfois, Khadidja s’occupait elle-même du pain qu’il emportait dans son nécessaire de voyage. Et lorsque les réserves étaient épuisées, elle envoyait une domestique acheter des dattes sèches, du miel et de l’huile. Les provisions baissaient vite dans la demeure ouverte de Khadidja, où chacun pouvait passer prendre ce dont il avait besoin. Ainsi le voulait la coutume. Ses esclaves la servaient sans rechigner. Femme de caractère, elle s’était battue au sein de ce monde masculin pour imposer sa place, gravir une à une les marches de son succès, avant d’entraîner dans un destin commun le jeune prodige Mohammed. C’est elle qui prit l’initiative de le demander en mariage, après avoir été tour à tour son employeuse et sa confidente. L’union, elle ne l’avait pas oublié, n’avait pas été facile à mener à bien. Il semble que son père n’ait pas voulu donner son accord pour une alliance qui lui paraissait très inégale : sa fille, épouser un homme appauvri du clan des Hachim ? Un orphelin ! Elle, une femme riche et établie, une femme en vue à La Mecque… L’entreprise aurait dû échouer sous les quolibets, les remarques assassines ou même les simples railleries. Il avait fallu agir avec diplomatie, comme il est de coutume lorsqu’on est une femme dans un environnement machiste et patriarcal, même si on est la fille du grand seigneur mecquois Khuwaylid en personne. Mohammed épousa Khadidja vers 595. Elle sera sa seule femme durant vingt-quatre ans, jusqu’à sa mort, qui survient en 619, faisant de lui un monogame parfait jusqu’à son veuvage. C’est alors que le Prophète allait prendre d’autres femmes, dont les plus importantes seront Aïcha et Zaynab. Pour un homme du VIIe siècle en Arabie, fût-il prophète, Aïcha (614678) est une femme idéale. Mutine, joyeuse et divinement capricieuse, sa

beauté envoûte son époux. Mais, possessive et jalouse, Aïcha faisait trembler toutes celles qui s’approchaient du Prophète et n’hésitait pas, s’il le fallait, à en venir aux mains. On sait qu’elle était choyée et adulée par Mohammed, qui avait demandé sa main à son père, Abu Bakr – le futur premier calife –, alors qu’elle avait cinq ans. Aïcha avait rejoint son harem vers neuf ans, avant de devenir sa femme entre onze et treize ans. L’usage de « réserver » les jeunes filles pour des mariages ultérieurs était une pratique matrimoniale courante en Arabie. Elle le reste encore aujourd’hui dans les campagnes et dans la bourgeoisie qui répugne à voir partir les filles du clan vers d’autres demeures puissantes. L’avènement du mariage avec Aïcha signe ainsi pour Mohammed, déjà quinquagénaire, la possibilité d’une nouvelle vie auprès de sa jeune épouse. Après ses années de vie avec Khadidja, « la Mère des croyants », cette union promettait d’être féconde. Aujourd’hui, Aïcha est considérée comme une sainte, position confortée par les nombreux hadiths qu’elle a pieusement conservés et rapportés. Lorsque le Prophète sentit que sa mort était proche, il voulut demeurer chez Aïcha. Cependant, celle-ci aurait pris soin de rappeler à ses autres coépouses qu’elle ne pénalisait aucune d’entre elles, étant donné que le décès de Mohammed coïncidait avec le moment où elle devait le recevoir dans ses appartements. Aïcha rapporte que le Prophète rendit son dernier soupir alors que « sa tête reposait entre sa gorge et sa poitrine » (bayna sahri wa nahri). Selon un autre hadith, Mohammed aurait dit que la femme qu’il aimait le plus était Aïcha, et que parmi les hommes les plus proches de lui figurait son beau-père, Abu Bakr, un compagnon de la première heure. Le harem « prophétique » occupe une place particulière dans le recueil des hadiths. Certes, il est encore quelques chiites pour contester l’importance de ce corpus littéraire et religieux, au prétexte qu’il avantage surtout la lignée d’Abu Bakr, d’Umar et d’Uthman, mais la dimension pédagogique du hadith dépasse largement cette querelle intestine et nous permet, quatorze siècles après, de juger de quelle manière les musulmans des premiers temps de l’islam les comprenaient. Les longues soirées que le Prophète a passées avec Aïcha donnent une idée précise de la teneur des discussions échangées en Arabie au VIIe siècle. On apprend ainsi que Mohammed, pour qui l’éthique est la première des valeurs, lui faisait nombre de commentaires en matière de doctrine, de jurisprudence ou de morale religieuse. La transmission du hadith, la recherche d’un équilibre

entre les premières grandes figures de l’islam, enfin la neutralisation des tensions qui agitaient les milieux les plus divers du pays sont autant de questions « politiques » que le harem a cristallisées. On doit le dire : si l’islam est ce qu’il est aujourd’hui, c’est en partie aux femmes qu’il le doit. L’exemple du « témoignage par quatre » (Coran, XXIV, 13), cette mesure draconienne exigée par le juge pour tout témoignage concernant l’adultère, a été institué après la mésaventure vécue par Aïcha, accusée au mépris de toute preuve objective. Il s’agissait en réalité d’une rumeur lancée par Ibn Ubayy, un notable médinois, qui voulait nuire au Prophète et briser dans l’œuf l’épanouissement de l’islam. Cette nouvelle mesure eut aussi pour effet de protéger la famille contre vents et marées. En laissant se répandre une rumeur assassine sur la fidélité d’Aïcha, le harem du Prophète en aurait subi fatalement l’opprobre. Le fait de la rapporter à une morale ordinaire constitua une part non négligeable du combat antimusulman qui s’était engagé. Le Coran se fait l’écho de cet épisode d’instabilité de la maison de Mohammed au tout début de la sourate XXIV, aux versets 2, 3, 11 et 30 : « Ceux qui ont colporté la calomnie sont en petit nombre parmi vous… Celui qui colporte une telle calomnie aura sa part de tourment » (XXIV, 11). Certaines nuances nécessaires visant les versets les plus compliqués sont elles aussi le fait des femmes du Prophète, en particulier d’Aïcha. Les copistes n’ont souvent fait qu’entériner leur recension. Tabari (839-923), l’un des historiens musulmans les plus crédibles et dont la Chronique universelle tient lieu d’histoire officielle, soutient que le Prophète aurait eu neuf femmes, et cinq concubines. Ce nombre semble faire consensus. Il revient très souvent dans la littérature religieuse, à commencer par la Vitae Prophitae d’Ibn Hicham, qui leur accorde tout un chapitre. D’autres sources donnent cependant un chiffre supérieur, onze ou treize et plusieurs concubines, en sachant que la concubine, qui au fond n’est qu’une esclave, n’a pas le même statut que l’épouse. A la mort de Khadidja, Sawda bint Zam’a, qui fut d’abord mariée à Sukran ‘Amor, fut choisie par Mohammed. Aucune des femmes de Mohammed n’était vierge, à l’exception d’Aïcha. Beaucoup d’entre elles étaient ou veuves ou divorcées, comme Khadidja. De fait, la polygamie du Prophète était circonstancielle, liée aux conditions de la guerre et à la nécessité des alliances intertribales. Les conflits ont joué un rôle non négligeable dans la conception et l’étendue du harem prophétique, ce qui relativise d’autant

la propension de Mohammed à se préoccuper exclusivement de sa sexualité. En effet, durant toute sa vie amoureuse, Mohammed s’est d’abord comporté comme un homme et un époux, même si çà et là on trouve des hadiths, très peu nombreux, qui plaident pour le comportement inverse, celui de chef de la communauté. Seules les onze premières femmes sont considérées par la tradition comme les épouses légitimes de Mohammed ; quant aux autres, elles ont eu des statuts divers : certaines lui avaient été promises, mais le mariage ne fut pas consommé, comme ce fut le cas avec Rouziya, surnommée « Umm Cherik ». Quatre femmes eurent le statut de concubine : Marya la Copte et sa sœur Sirin, envoyées en 630 par Muqawqis, le roi d’Egypte ; Rayhana bint Zayd, une captive de guerre, et Waadjila, une autre concubine que Zaynab bint Jahch, l’une des épouses légitimes, lui aurait fortement recommandée. Aucune des épouses du Prophète ne lui donna de garçon, à l’exception de Khadidja, sa première épouse, dont il eut plusieurs enfants mâles et femelles. Mais en ce temps-là les décès infantiles étaient courants. Seules les filles survivront à leur couple. Fatima, notamment, deviendra plus tard l’épouse d’Ali, quatrième calife, et sera vénérée par les chiites comme une sainte. Marya la Copte aura un fils, Ibrahim, décédé vers quinze ou seize ans. En 625, Hafsa épouse le Prophète, mais est répudiée peu de temps après. Umar ibn al-Khattab, le père de Hafsa et futur deuxième calife, y vit un affront personnel et s’ouvrit de son chagrin au Prophète, dont il était l’un des Compagnons les plus proches. Bien que sourdes et imprécises au premier regard, les rivalités entre clans étaient alors intenses. Lui-même était dans la ligne de mire de ses adversaires, qui comptaient l’atteindre en discréditant sa fille. Aussi, dans un souci d’apaisement, le prophète Mohammed consentit à reprendre Hafsa, permettant ainsi à Umar de conserver son rôle dans l’« organigramme » de Médine. Mohammed fut plutôt bien inspiré en reprenant Hafsa, car elle allait jouer par la suite un rôle précieux dans la mémorisation du Coran, qui n’était encore qu’un ensemble de feuillets disparates. Son père avait commencé de regrouper tous ces feuillets pour établir plus tard une vulgate définitive. A la mort de celui-ci, Hafsa hérita de l’un des tout premiers manuscrits. Le Prophète épousa deux femmes prénommées Zaynab. La première en date est Zaynab bint Khuzayma, également surnommée « la Mère des pauvres », épousée en secondes noces, après que son mari eut péri à la

bataille de Badr (du nom de la localité où la bataille eut lieu), en mars 624. Elle est par ailleurs la sœur utérine de Maymouna, autre épouse de Mohammed, qui décéda en 626, quatre mois à peine après leur mariage. La même année, le Prophète épousa aussi Hind bint Abi Umayya dite aussi Umm Salama. La seconde Zaynab est la fille de Jahch (morte en 642). D’abord mariée à Zayd ibn Harita, elle est demandée par le Prophète après que son mari eut divorcé d’elle. Le Coran évoque cet épisode assez particulier, car tout à fait personnel, dans un verset célèbre : « Zayd répudia son épouse. Nous t’avons lié à elle, afin que les fidèles aient la liberté d’épouser les femmes de leurs fils adoptifs, après leur répudiation » (Coran, XXXIII, verset 37). Les historiens prétendent que Zaynad était belle et suffisamment sensuelle pour envoûter le Prophète. Cependant, la magie amoureuse que Marya la Copte, arrivée d’Egypte à l’occasion de l’ambassade envoyée par le roi Muqawqis, exerça sur le Prophète est restée sans égale. Tout porte à croire qu’elle était plus blanche de peau que ses consœurs d’Arabie, et peut-être plus libre dans sa gestuelle et son allure. Renommée aussi, Juwayria bint al-Harith était une captive de guerre que le Prophète épousa en 626, tout de suite après la bataille contre les Banu Musta’liq, une tribu arabe qui fomentait une attaque surprise de Médine que l’armée du Prophète avait déjouée. Douce et vertueuse, Safiya bint Huayy était une autre captive de guerre qui fut mariée successivement à deux poètes d’Arabie. En devenant l’épouse du Prophète (entre 627 et 628), elle gagna son affranchissement selon le principe du droit ancien voulant que tout homme libre ayant épousé sciemment une esclave ou une captive de guerre l’affranchisse aussitôt. Dans ces années-là, Khawla bint Hudayl, un moment promise au Prophète, vint à mourir avant la consommation de son mariage. Tous ces mariages correspondent aux règles prescrites à l’époque de la Révélation. Si certaines femmes sont affranchies à la suite de leur union avec un homme libre, il est impossible d’épouser des femmes dont l’alliance les ferait tomber sous le coup de l’inceste selon ce qui est défini dans le Coran, sourate IV, verset 27 : « Il vous est interdit d’épouser vos mères, vos filles, vos sœurs, vos tantes paternelles, vos tantes maternelles, les filles de vos frères et sœurs, etc. » On apprend ainsi que lorsque deux hommes ont partagé la même nourrice, ils ne peuvent plus tard contracter

des alliances avec leurs filles, tabou de l’inceste élargi, ainsi que l’explique le Prophète lui-même dans le contexte suivant. Il s’agit d’une histoire que tout le harem de Mohammed avait colportée, au point que Boukhari sentit le besoin de la reprendre dans son Livre authentique (Sahih) : « Zaynab bint Abou-Salama rapporte que Umm Habiba, la fille d’Abou Soufyan, aurait eu cet échange avec le Prophète : « – O Envoyé de Dieu, épouse ma sœur, Ramla, l’autre fille d’Abou Soufyan. « – Tu désirerais cela ? demanda le Prophète. « – Oui, répondit-elle, car je ne suis pas ta seule femme, et ma sœur est celle avec qui je préfère partager mon bonheur [mon homme]. « – Cela n’est pas permis, reprit le Prophète. « – Cependant, on nous a raconté que tu voulais épouser Dora, la fille d’Abou-Salama. « – Epouser la fille d’Abou-Salama ! s’écria le Prophète. « – Oui, reprit Umm Habiba. « – Mais, ajouta le Prophète, même si elle n’était pas ma belle-fille et même si elle était sous ma tutelle, je n’aurais pas le droit de l’épouser, car elle est la fille de mon frère de lait. Tsouayba a été ma nourrice et la nourrice d’Abou-Salama. Ne me proposez jamais ni vos filles ni vos sœurs… »

2 Les Compagnons du Prophète Sans doute le Prophète avait-il besoin de toutes ces femmes pour mener la vie exigeante qu’il avait et pour affermir le clan des familles qui le soutenaient depuis le début, mais le cercle des hommes qui l’entouraient, qu’on appela depuis ses « Compagnons » (As-Souhaba), n’était pas moins riche et diversifié. A sa mort, aucun successeur n’avait été désigné de manière officielle, mais le Prophète était entouré de personnalités éminentes, qui jouissaient toutes d’une gloire certaine. Au premier rang, il y avait les quatre premiers califes qui, depuis les débuts de la Révélation, l’avaient assisté dans la plupart de ses grandes décisions. Ce quatuor d’hommes puissants, de pure ascendance arabe, constituait le conseil le plus avisé dont tout prophète aurait rêvé : Abu Bakr as-Saddiq (vers 570-634) était l’aîné des quatre et celui qui avait la fibre sociale la plus forte. N’avait-il pas engagé sa fortune pour libérer un grand nombre d’esclaves ? Il serait, à ce titre, le premier calife de l’islam, et cela au lendemain même de la mort du Prophète. Pendant deux années, Abu Bakr mérita vraiment son surnom « as-Saddiq », « le Sincère », car il se conduisit de manière ouverte et avisée. Son attitude consensuelle et son lien de parenté avec le Prophète, à travers Aïcha, protégèrent la jeune religion des soubresauts liés à la succession. Umar ibn al-Khattab (mort en 644) succéda à Abu Bakr, dont il poursuivit l’œuvre. Il prit de nombreuses décisions qui marqueront les esprits. La plus importante d’entre elles reste la collecte des versets du Coran. Alors que le livre sacré était appris par cœur par un corps de professionnels, Umar décida de faire tout consigner par écrit, ce qui fut fait dans des conditions assez extraordinaires, tant par la rigueur de la

démarche que par la célérité avec laquelle les secrétaires et les préposés s’acquittèrent de leur tâche. Uthman ibn Affan (mort en 656) poursuivit la collecte et finalisa le paraphe fondateur d’Umar : mettre hors de portée le Coran en tant que charte primordiale de l’islam, le protéger de manière durable des déviations – toujours possibles – et de l’oubli ravageur. Enfin, Ali ibn Abi Taleb (mort en 661) fut le quatrième et dernier calife du premier cercle. Personnage éminent, il est surtout le fondateur du chiisme. Figurent aussi parmi les figures éminentes ses secrétaires, dont Zayd ibn Thabit, qui mourut en 665, non sans avoir mis en forme une partie du Coran. Il y avait enfin ses hommes de main, ses généraux, ses envoyés, et finalement toute une administration du culte qui ne pouvait déroger à la tâche sacrée qui lui était confiée. On l’a compris, le quatrième calife, Ali ibn Abi Taleb, mérite que l’on s’y attarde en raison de la confrontation qu’il eut avec Mou’awiya (vers 605-680), puissant gouverneur de Syrie, et son rôle dans la création du chiisme. Ali est d’abord le gendre du Prophète grâce à l’union qu’il contracta avec Fatima (morte en 633). Ali n’eut pas la tâche facile lorsque, après plus de vingt-quatre années, il accéda finalement au statut envié de calife du Prophète, devenant du même coup le chef suprême des armées musulmanes de l’Empire en formation. L’injustice vint du fait qu’Ali était le compagnon de jeunesse et le plus proche confident du Prophète. Il avait partagé toutes ses peines et toutes ses déceptions, mais il avait aussi savouré avec lui des moments de plaisir et de détente, ceux des retours paisibles à Médine après telle ou telle expédition, de joyeuses retrouvailles. Au sein de l’islam originel, la place d’Ali qui mourut assassiné à Koufa a été fortifiée par ses descendants, au premier rang desquels il faut placer ses deux enfants, Hassan et Hussayn. Son action, sa posture politique et ses idées ont fait école, au point qu’aujourd’hui, ses « partisans » chiites (de l’expression arabe chi’at ‘Ali, « la voie d’Ali ») seraient plus de cent millions. Ils se répartissent essentiellement en Iran, où se concentrent les trois quarts des chiites (environ 72 millions), mais aussi en Irak, au Liban et dans les pays du Golfe. Une diaspora qui commence à être importante a fait souche dans quelques pays européens et en Amérique.

On doit au quatrième calife Les Voies de l’éloquence (Nahdj alBalagha), ensemble de textes courts, de préceptes coraniques et de commentaires réunis au début du XIe siècle par l’un de ses émules, Sharif al-Radi, mort en 1016. Par sa thématique et son classicisme, cette œuvre a joué un rôle de repère pour des millions d’adeptes qui cherchaient là un réconfort et un motif de dépassement de soi. D’ailleurs, le thème dominant de l’ouvrage, essentiellement composé de louanges dédiées à la vénération de Dieu, reste une source d’espérance et d’optimisme pour les chiites : Louange à mon Seigneur Dieu qui n’a pas fait de moi Un bois mort, empoisonné, catatonique, malfaisant, stérile. Il n’a pas fait de moi un apostat, un athée, un renégat, un fou délirant. De façon à me faire éviter les affres des peuples qui m’ont précédé.

Mais aussi puissant soit-il, Ali ne serait pas devenu cet homme charismatique si Fatima n’avait pas été à ses côtés. Elle est la seule d’ailleurs qui ait donné une postérité au Prophète, à travers ses petits-fils Hassan et Hussayn. Fatima, surnommée « Az-Zahra » (la Lumineuse, la Resplendissante), a toujours été entourée d’une vénération sans bornes de la part des musulmans, et plus particulièrement des chiites. Que sa légende ait ou non atteint le mythe que les chiites ont créé ultérieurement, il reste que Fatima est à leurs yeux leur patronne naturelle, à la fois mère de leurs deux imams, Hassan et Hussayn, et épouse d’Ali. Le prestige de Fatima est immense. C’est en son nom, par exemple, que s’est fondée la dynastie des Fatimides du Caire, laquelle se réclame directement d’Ali et de sa femme, un couple, dit la légende, prompte à broder, qui se serait formé sur l’injonction directe de l’archange Gabriel. Mais outre les chiites duodécimains, Fatima est vénérée aussi par les ismaéliens et, plus largement, par tous les musulmans, à quelque doctrine qu’ils appartiennent. Un tel personnage est donc exceptionnel. Figure de proue au sens plein du terme, Fatima a un statut proche de celui de « prophétesse », sans toutefois l’atteindre puisque l’islam ne connaît qu’un seul prophète, en la personne de Mohammed. Ainsi, la sacralité de Fatima la place aux côtés de trois autres figures féminines puissantes, Assiya, la femme de Pharaon, Marie, mère du Christ, et Khadidja, première épouse du Prophète. Enfin, au plan strictement « prophétologique », Fatima aurait fait partie des gens de la Maison (ahl al-bayt), une notion qui apparaît dans le Coran (XXXIII, 33)

et concerne Ali, sa femme Fatima, donc, et leurs deux enfants. Selon la légende chiite, le Prophète les aurait réunis sous sa tente (ou son manteau) pour leur manifester une estime dont personne n’avait bénéficié avant eux ni après. Pour de nombreux exégètes, l’expression « gens de la Maison » est d’une importance capitale, car elle justifie a posteriori le fait que la succession du Prophète aurait dû prioritairement revenir à Ali ibn Abi Taleb, quatrième calife, et non pas aux trois califes précédents, même s’ils étaient « bien guidés », comme le veut la tradition. Mais nous entrons là, déjà, dans des controverses à caractère politique et juridique évoquées plus longuement dans un de nos livres précédents, L’Islam et la Raison, le combat des idées, paru chez Perrin. Au plan politique, Ali était de tous les conseils, que ce soit au sein de la jeune communauté de Médine ou de la famille même du Prophète. Toutefois, après l’assassinat d’Uthman, le clan des Banu Umayya, partisans de Mou’awiya – puissant général de Syrie, et cousin direct de Uthman –, suspecta Ali d’être directement (ou indirectement) derrière cet acte odieux. D’autant que le nouveau calife ne mit pas beaucoup de vigueur pour châtier les meurtriers de son prédécesseur. La contestation fut violente, au point que les protagonistes en arrivèrent aux armes. Outre Mou’awiya, Aïcha, l’épouse favorite du Prophète, contestait elle aussi Ali. Et c’est sur le champ de bataille, à Basra (4 décembre 656), que les positions occupées par les deux camps allaient se préciser, avant de devenir de réels bastions. Selon la tradition qui a donné à ces combats le nom de « bataille du chameau », Aïcha y dirigeait ses troupes depuis son palanquin. Elle y fut notamment soutenue, mais en vain, par Talha (mort en 657) et Zubayr (mort en 656), deux compagnons du Prophète et valeureux guerriers. Après cette bataille, Aïcha fut assignée à résidence à Médine où elle vécut recluse jusqu’à sa mort, en 678. Beaucoup d’historiens estiment que le vrai clivage entre sunnites et chiites se produisit à cette occasion, primum movens d’une très longue phase de l’histoire musulmane. Un mot pour clore ce chapitre fondateur. Il est consacré à la projection du « bel exemple » que donnaient les femmes. Si elles ont agi sans démériter aux côtés des quelques grandes figures essentielles au début de l’islam, la chronique ne les a jamais cependant créditées d’un réel apport, en particulier dans la transmission de la sagesse prophétique. Pourtant, consciemment ou inconsciemment, les musulmanes qui investissent

désormais plus facilement les champs du politique et de l’économique, en attendant le champ religieux et spirituel, se réclament toutes d’une figure féminine tutélaire ancienne. La plupart des femmes chiites ont toujours en mémoire Fatima, « la Splendide », dans ses trois statuts : fille du Prophète, femme d’Ali et mère d’Hassan et d’Hussayn. Dans le reste du monde musulman, c’est Khadidja ou éventuellement Aïcha qui inspirent celles qui affrontent les domaines verrouillés des hommes, à commencer par son secteur le plus imprenable, le monde politique. Le constat est pourtant extrêmement positif : les faits historiques contredisent clairement le dogme de l’incapacité juridique féminine régulièrement brandi par ceux qui veulent les empêcher d’atteindre les plus hauts sommets de la hiérarchie d’un pays. Ainsi, durant les cinquante dernières années, une dizaine de personnalités majeures ont émergé, essentiellement dans les pays musulmans d’Asie du Sud-Est et en Turquie. Leurs noms ne sont pas toujours connus du grand public, car leur pouvoir n’était pas régalien, hormis pour quelques-unes d’entre elles qui n’ont de surcroît pas cherché à conserver leur fonction à vie, mais ont ponctuellement voulu servir leur pays. En 2001, Megawati Sukarnoputri, fille de Sukarno, le leader indonésien, a succédé à Abdurrahman Wahid, déposé par l’armée, en vertu d’un vote à forte valeur symbolique dans le pays le plus peuplé du monde musulman, loin devant le Pakistan, l’Inde ou la Malaisie. D’autres grandes dames ont été chefs de gouvernement ou en poste dans des ministères importants : la bégum Khaleda Zia au Bangladesh en mars 1991 ; la Turque Tansu Çiller en juin 1993 ; Benazir Bhutto au Pakistan en octobre 1993. Enfin, depuis quelque temps, ce sont les premières dames qui jouent un rôle éminent dans leur pays, comme en Jordanie et au Qatar, alors qu’auparavant elles restaient dans l’ombre de leurs époux, sans jamais se montrer ni même les accompagner dans les voyages officiels. Beaucoup d’autres pays, Syrie, Liban, Palestine, envoient désormais des ambassadrices dans les pays occidentaux. Aujourd’hui, tous ces progrès sont pérennisés dans la pratique gouvernementale de chaque pays, où il est désormais fort rare qu’un pouvoir puisse se former sans que des femmes de qualité ne bénéficient de portefeuilles significatifs, et pas seulement ceux qui ont trait à l’enfance et à la famille. Enfin, le nombre de candidatures féminines à toutes les fonctions politiques, de la municipale à la présidentielle et à des niveaux

intermédiaires, en passant par la direction des partis, la tête des entreprises privées et publiques, et surtout les associations, est en très nette augmentation…

3 Hérauts de l’islam Quelles grandes figures ont bâti l’empire de l’Islam, au sens politique du terme, l’ont porté au-delà de la péninsule Arabique et défendu, des siècles durant, le temps de son expansion ? Califes, sultans, grands vizirs et généraux musulmans ont donné une cohésion à l’Islam quand celui-ci ne formait encore qu’un ensemble hétéroclite de peuples, de races, de croyances et de territoires. Car l’une de leurs préoccupations initiales fut de rallier les nouveaux croyants sans privilégier les uns ou les autres, sans non plus imposer leur foi. Car, après tout, il n’est pas évident d’adhérer à une religion sans même connaître son livre sacré, ou le comprendre tout au moins. Aujourd’hui encore, aussi bien en Afrique qu’en Asie – deux continents à forte progression musulmane –, le Coran, peu compris en arabe, est appréhendé de manière très globale. Parfois, l’imam fait ânonner les disciples qu’il est chargé d’instruire, fermés à la complexité de la langue du Hedjaz. Seule la chahada, formule par laquelle on témoigne sa foi en un Dieu unique et en la prophétie de Mohammed, est apprise par cœur et récitée au moment des prières. S’il est difficile de distinguer tel ou tel général d’armée parmi ceux qui ont succédé aux quatre califes « bien guidés » (al-khûlafa ar-rachidûn) qui ont présidé à la destinée de l’islam durant les trente années qui suivirent le décès du Prophète, il faut accorder une place de choix à l’un de leurs contemporains, ‘Amr ibn al-‘As (mort en 663). Cet homme politique avisé était un meneur d’hommes, un organisateur hors pair et un général à la tactique éprouvée. Natif de La Mecque et compagnon du Prophète, ‘Amr ibn al-‘As prônait les « grandes conquêtes » (al-futuhat al-kubra), une politique concertée menée dès les débuts de l’islam. Il a réussi la performance d’arracher l’Egypte à son obédience initiale, c’est-à-dire

byzantine, pour la placer sous la férule de l’islam, offerte quasiment en trophée au calife Umar ibn al-Khattab qui, vers 641 et 642, était aux commandes de la jeune communauté. ‘Amr s’empara d’abord de la vallée du Nil, consolida sa victoire auprès des paysans, avant de prendre en écharpe la capitale et le delta. Plus tard, il lancera avec succès non loin du Caire d’aujourd’hui la construction de Fustat, première ville-garnison de l’islam et premier centre religieux majeur de l’islam en Afrique. Le Caire (Al-Qahira) que nous connaissons revient aux Fatimides et plus particulièrement au calife Al-Mu’iz (Xe siècle) et à son général Jawhar. En ce temps-là, les problèmes de succession du Prophète étaient encore aigus. Deux clans s’opposaient : celui d’Ali et celui de Mou’awiya, gouverneur omeyyade de Syrie, dont on a vu auparavant dans quelle guerre de tranchées il était engagé en vue de destituer Ali du titre de calife qui devait naturellement lui revenir. Le gendre du Prophète affrontait alors une forte opposition parmi l’élite arabe de La Mecque et de Damas. Mou’awiya, d’un côté, Ali, de l’autre, s’engagèrent dans une bataille mémorable, celle de Siffin, en 657, laquelle déboucha sur un arbitrage concerté des deux parties, après que chaque camp eut constaté que les forces des belligérants étaient d’égale puissance et qu’il était improbable que dans ces conditions un vainqueur eût pu être désigné. Les années passent. La capitale de l’Empire musulman s’est maintenant déplacée à Damas, qui, sous la houlette des Omeyyades (660749), gouvernait de vastes terres musulmanes. Trois décennies après la mort du Prophète, des guerres fratricides ne cessaient de secouer la structure de l’islam, tandis que la mort violente menaçait les élites de la jeune communauté. Combien de grands seigneurs périrent, disparurent ou furent assassinés brutalement ? Les exemples ne manquent pas. En 671, on annonce l’exécution du chef des « récitateurs » du Coran ; en 680 survient la mort violente de Hussayn, fils d’Ali, à la bataille de Kerbala ; en 683, c’est la mort d’Uqba ibn Nafi’, le fondateur de Kairouan, en Tunisie, qui tombe sous les coups du chef berbère Qûsayla. Entre 684 et 692, les révoltes kharidjites en Iran et en Irak secouèrent la dynastie omeyyade et causèrent l’autre schisme de l’islam, celui des Ibadites que l’on appelle aussi « les Sortants », car ils se scindèrent de plein gré du rameau chiite. Entre agitations, révoltes, complots, exécutions, disparitions et assassinats, l’instauration du califat au VIIIe siècle, le plus sanglant, ne sera pas un long fleuve tranquille. Cependant, la Maison de l’islam

s’agrandissait à vue d’œil. En avril 711, par exemple, un cavalier rapide pénétra dans la citadelle du calife et lui annonça une nouvelle extraordinaire : les cavaliers musulmans venaient de franchir le détroit de Gibraltar et progressaient très vite dans la péninsule Ibérique. Cet exploit n’était pas le fait de Mûsa ibn Nûsayr, le gouverneur de l’Ifriquya (équivalent du Maghreb d’aujourd’hui), mais de Tariq ibn Ziyad, son bras droit. L’homme qui avait du sang berbère dans les veines était le commandant en titre des armées de l’Ouest, stationnées dans la région de Tanger et dont le nombre s’élevait entre sept mille et douze mille hommes selon les différentes sources historiques. La plupart étaient berbères et avaient été recrutés de l’autre côté du détroit ; de tempérament bouillonnant, ils ne cherchaient rien de plus que d’affronter le roi wisigoth Rodrigue. Lorsqu’il mit pied à terre, et comme il fallait galvaniser ses troupes, Tariq ibn Ziyad aurait dit : « Mes chers cavaliers. Vous voilà près du but ultime. Vous avez devant vous un ennemi puissant et derrière vous une mer furieuse qui dévore ceux qui s’affrontent à elle. La mort devant, la mort derrière. Mais une victoire sur l’ennemi vous sauvera des deux périls. Sachez vous battre en héros. Allah est le plus grand ! » On appela depuis djebel Tariq, et bientôt Gibraltar, le lieu-dit – c’està-dire le Mons Calde – où le général musulman prit le dessus sur Rodrigue et son armée. Celle-ci était placée sous l’autorité directe de son second, le chef wisigoth Théodomir, dont les forces étaient inférieures à celle de son rival, et surtout mal préparées. Un an auparavant, Tariq ibn Ziyad avait été précédé par Tarif et quelques cavaliers émérites afin de procéder à une reconnaissance minutieuse des lieux du débarquement. Tarif s’acquitta de la tâche avec aisance et promptitude : le nom de Tarifa, la localité du sud de l’Espagne, non loin de Gibraltar, constitue un hommage pour Tarif, que les Espagnols n’ont pas voulu abolir. En 712, Mûsa ibn Nûsayr, qui souffrait de ne pas avoir été lui-même à la tête de ces premiers musulmans et jaloux de cette victoire inopinée de son adjoint, un sang-mêlé, rejoignit son lieutenant et acheva de conquérir des villes comme Séville qui n’avaient pas encore été soumises par Tariq ibn Ziyad. De l’autre côté de la planète, les terres musulmanes ne cessaient de s’étendre. En cette même année bénie de 711, les armées musulmanes arrivèrent à Samarkand et en Inde et, de là, au pied de l’Himalaya. On verra bientôt que si la dynastie omeyyade de Damas atteignait là son sommet et le point ultime de sa gloire, elle finirait par céder devant la

marche irrésistible de ses adversaires historiques. Toutefois, en dépit de toutes les infortunes qu’elle essuierait, la dynastie omeyyade ne lâchera jamais l’Andalousie. N’était-elle pas la « perle de l’Occident », comme se plaisaient à l’appeler ses poètes et prosateurs, et en même temps – rivalité oblige ! – la meilleure réponse que la famille omeyyade déchue à Damas, en 750, pouvait donner, quelques décennies plus tard, à la dynastie victorieuse, implantée à Cordoue et à Séville, celle des Abbassides ? Peu étudiée, cette opposition entre Omeyyades et Abbassides, si elle était en effet obsessionnelle, ne manqua pas d’ajouter une dose importante d’émulation entre les différents souverains. En 750, la naissance de la maison Abbasside, ainsi nommée en raison de sa relation avec Al-Abbas ibn al-Muttalib, un oncle du Prophète, allait mettre directement en péril le règne des Omeyyades de Damas, dont les rejetons furent pourchassés et assassinés comme des bêtes. Seul l’un d’entre eux échappa au massacre. Il s’agit d’Abd Rahman Ier (731-788). Et, parmi tous les émirs qui régnèrent à Cordoue, le premier d’entre eux est sans doute le plus impressionnant, le plus haut en couleur, le plus inventif aussi. Son arrivée sur la terre andalouse, déjà acquise à l’islam depuis une quarantaine d’années, est digne d’un roman de cape et d’épée. Rescapé d’une tuerie généralisée destinée à décapiter la tête de la dynastie omeyyade de Damas, Abd Rahman, inconsolable, réussit à se frayer un chemin et sauva sa tête in extremis. Grâce à quelques complicités, il gagna promptement l’Egypte, puis le Maghreb, avant de se réfugier à Cordoue, où il reçut le surnom d’Ad-Dakhil (« l’Entrant », voire l’Immigré), car il « forçait l’entrée » de l’Andalousie. Cependant, à Bagdad, les Abbassides continuaient à prospérer. Ils réussirent le miracle de perpétuer une dynastie qui allait se prolonger pendant plus de sept siècles, avec cependant des rémanences visibles liées aux faiblesses du système califal : un empire trop étendu, avec une multiplication de fiefs et de seigneuries féodales. Ces signes de vieillissement étaient scrutés attentivement par toutes les dynasties ennemies qui, depuis longtemps, voulaient en découdre avec le grand calife. La situation ne cessa de se dégrader jusqu’au jour où les intrépides soldats de Gengis Khan finirent par lui donner le coup de grâce, en 1258. Cependant, à la suite de son fondateur As-Saffah, surnom d’Al-Abbas, quatre califes imposants se succédèrent à la tête du trône le plus brillant de l’Islam : Al-Mansour (754-775), Al-Mahdi (775-785), Al-Hadi (785-786)

et surtout Haroun Rachid (786-809). Car plus encore que les quatre premiers califes de l’islam, dits « bien orientés », Haroun Rachid (que l’on devrait écrire exactement : Haroun er-Rachid) est l’archétype même du calife bienveillant, généreux et chevaleresque. Protecteur des arts et des lettres, ami des savants et des philosophes, compagnon des poètes et des aventuriers, il est celui que les Mille et Une Nuits magnifièrent à l’excès, au point que l’on peut légitimement se demander si les fameux récits de Shéhérazade n’ont pas été inventés dans son propre palais par des concubines pour s’attirer ses bonnes grâces : elles en auraient ainsi profité pour avancer leurs pions à travers cette hagiographie déguisée, devenue à jamais la plus fastueuse des histoires que le monde des lettres ait jamais connue. On peut dire sans risque qu’Haroun Rachid a façonné le portrait idéal du calife musulman. Il a incarné l’idée de puissance et de munificence audelà même de tout ce que les narrateurs auraient pu en restituer. Son nom est par lui-même un condensé de toutes ces qualités, attributs, titres et autres charges effectives ou symboliques. D’abord, la fonction de calife est rappelée d’entrée : Al-Khalifat, un trophée souvent lourd à porter. Vient ensuite son nom personnel qui est doublé de son ascendance ou de sa descendance : Abdallah ibn Mohamed Haroun Rachid, enfin le titre prestigieux qu’il s’est donné, à savoir Commandeur des croyants (Amir almû’minin). Avec lui, l’Islam connut un apogée. L’or coulait à flots. La crise sociale n’existait pas ou, si elle existait, ne concernait que quelques groupes déshérités aux marges des terres musulmanes. L’ordre du calife régnait partout, y compris dans les marais du Sud irakien où, cependant, des groupes d’esclaves Zanj préparaient déjà une révolution de classe qui ébranlerait les bases du califat au milieu du XIIIe siècle. Après lui, trente-deux califes abbassides maintiendront l’Empire dans ses limites de puissance et d’espace. Il y aura notamment Al-Amin (809813), fils d’Haroun Rachid, puis Al-Ma’mûn (813-833), autre fils d’Haroun Rachid, ainsi qu’Al-Mu’tassim (833-842). Parmi ces califes, AlMa’mûn figure au nombre de ceux qui ont le plus défendu, parfois contre eux-mêmes, la corporation des savants, y compris ceux d’entre eux qui se sont risqués au-delà des frontières acquises et des certitudes spécifiques au dogme. Son nom est associé à la Maison de la sagesse (Bayt al-hikma) et à l’essor des sciences qui s’y développa alors sensiblement. C’est là que les savants pouvaient en toute liberté se livrer à leur activité, la controverse

philosophique, le débat, la recherche. En outre, Al-Ma’mûn cultivait pour lui-même l’amour des livres. Cette passion l’avait poussé à dépêcher des émissaires aux quatre coins de l’Empire, mais aussi dans les empires voisins, pour lui en acheter. Il lança d’ailleurs la traduction en langue arabe de beaucoup d’œuvres grecques, qui serviront plus tard, notamment en Europe. Sous son règne, la médecine fut dotée d’une école afin de former les praticiens. Un observateur pouvait alors écrire : « Sous le règne d’Al-Ma’mûn, Bagdad fut le théâtre de la révolution scientifique qui enfiévra tout le monde musulman. » Au siècle suivant, le calife Al-Mansûr (mort en 1002), venu de l’Espagne musulmane cette fois-ci, fera une entrée fracassante dans le sénacle bien protégé des chefs militaires qui acquièrent le statut d’hommes d’Etat. Car Al-Mansûr (littéralement « le Victorieux », une contraction de l’expression arabe al-mansûr billah, « le Victorieux par la grâce de Dieu ») s’appelle en réalité Abu Amir Mohamed ibn Abu Amir. Il cumulait les qualités politique et militaire : après une carrière remarquée de chambellan (hajib) et de ministre auprès du sultan omeyyade AlHakam II, puis de vizir auprès du puissant Hicham II, Al-Mansûr entre dans l’histoire grâce aux galons acquis sur le champ de bataille. Outre ses victoires remportées sur les chrétiens d’Espagne, son souvenir est associé à la terrible et regrettable destruction de Saint-Jacques-de-Compostelle, dont ne subsista intacte que la tombe de l’Apôtre. Quelques années plus tard, en 985, Barcelone et plusieurs villes portugaises connurent le même sort. En Andalousie même, l’agrandissement en 987 de la mosquée de Cordoue, la Mezquita, est, de son fait, un geste destiné à expier ses crimes. Mais sa puissance éclate surtout lorsqu’il construit non loin de là, sur le Guadalquivir, une ville princière qui s’appelait – car il n’en reste que quelques ruines – Madinat al-Zahira (« la Ville resplendissante »). Un historien arabe du nom d’Ibn ‘Idhari en décrivit « les larges dimensions ». Il semble qu’elle fut édifiée en moins de deux années seulement. Au milieu du XXe siècle, l’auteur espagnol Claudio Sánchez-Albornoz a écrit des lignes très élogieuses à son sujet : « Almanzor ou le génie, pourrions-nous dire. Car il faut l’inclure parmi les individus d’exception que l’humanité a produits avec parcimonie au cours des siècles… » (L’Espagne musulmane).

Mais toutes les décisions d’Al-Mansûr n’eurent pas un caractère bienveillant. D’abord, on l’a vu, lorsqu’il détruisit Saint-Jacques-deCompostelle : il fit charger sur le dos de ses prisonniers les portes de l’église, et cela jusqu’à Cordoue. Il fit de même des cloches du monastère, qui servirent un moment de luminaires dans la grande mosquée. On sait maintenant que lorsque Ferdinand III de Castille s’empara de Cordoue, en 1236, ces mêmes cloches prirent le chemin inverse de Cordoue à SaintJacques-de-Compostelle, mais cette fois-ci sur les épaules de captifs musulmans. Enfin, Al-Mansûr écarta sans ménagement tous ceux qui étaient susceptibles de lui ravir le pouvoir, à commencer par le jeune calife de sang qui vivait sous sa protection, surveillé comme un danger potentiel. Deux siècles s’écoulent, et nous voilà au cœur des croisades, avec leur cortège de violence, de haine et de misère. L’incompréhension entre musulmans et chrétiens est à son comble. L’islam, religion déjà assagie et prospère, n’était pas préparé à croiser le glaive. Mais la situation menaçait son régime, sa loi : il fallait aller à la guerre, lever une armée et envisager un corps à corps qui pouvait se révéler fatal. C’est là qu’apparut la figure plus que légendaire de Saladin, de son nom arabe Salah ad-Din al-Ayyubi (vers 1137-1193), littéralement « le Réformateur de la religion ». Après avoir mis fin au règne des Fatimides (1171), Saladin poursuivit sa mainmise sur l’Egypte et la Syrie jusqu’en 1193. Son empire s’étendit aussi à la péninsule Arabique et à la Mésopotamie. Souverain mythique et d’autant plus choyé par l’Occident qu’il en fut le vainqueur, Saladin a réalisé la prouesse de fédérer tous les musulmans derrière lui, une réussite extraordinaire et une gloire que les siècles allaient chanter comme un avènement d’inspiration prophétique. L’une des meilleures descriptions est sans doute celle de Voltaire qui, dans son Histoire des croisades, ne tarit pas d’éloges sur le général, dont il rappelle ici l’origine kurde : « Au milieu de tant de ruines s’élevait le grand Salaheddin, qu’on nommait en Europe Saladin. C’était un Persan d’origine, du petit pays des Kurdes, nation toujours guerrière et toujours libre. Il fut un de ces capitaines qui s’emparaient des terres des califes ; et aucun ne fut aussi puissant que lui. » Il arrivait cependant que Saladin perde des batailles. Aussi, ce jour-là, alors qu’il encaissait sa déveine du moment, Saladin revoyait son parcours depuis le début. Né à Tikrit, au bord du Tigre, dans une famille qui allait

très tôt émigrer à Damas, Saladin, ambitieux quoique assez magnanime, n’a jamais cessé de gravir les échelons au sein même de l’hostilité générale, d’abord celle des chefs légitimes de la dynastie égyptienne, puis celle des chefs syriens. A ses débuts, Saladin, alors officier, avait été dépêché auprès du sultan fatimide d’Egypte pour y tenir le rôle de vizir, et en même temps servir d’ambassadeur au sultan Nûr ad-Din (1118-1174), maître de Damas. Il y installa une chaire magnifique à laquelle Nûr ad-Din aurait lui-même travaillé, et qui fut transportée d’Alep jusqu’à Jérusalem. On pouvait y lire : « Le roi Saladin, serviteur de Dieu, mit cette inscription après que Dieu eut pris Jérusalem par ses mains. » Mais lorsque, en 1172, il renversa le sultan fatimide, ce fut tout un pan de la puissance chiite qui tomba devant le sunnisme, en une sorte de « Reconquista » intérieure. Saladin était de la même race guerrière que les montagnards kurdes d’aujourd’hui, solidement charpenté et rusé, au point que feu Saddam Hussein, au sommet de sa gloire, se réclama directement de lui, mais en le singeant. Méprise ou vérité, Saladin deviendra l’icône du monde musulman, alors même qu’il n’était jamais parvenu à endosser l’habit du calife. L’avait-il jamais imaginé, ce destin ? L’histoire garde de lui l’image d’un preux chevalier, aussi prompt à la cruauté sur le champ de bataille qu’à la bonté lorsqu’il croyait son triomphe assuré. On lui doit cette sagesse toute salomonique : « Pardonner par erreur me plaît davantage que punir à tort. » L’histoire a parfois des secrets qu’elle ne livre que parcimonieusement. En ce jour néfaste de 1177, à Ramla, la bataille faisait rage entre les deux camps ennemis. Ni les croisés chrétiens ni encore moins les musulmans ne comptaient céder. Mais les guerres ne se ressemblent jamais et leur issue est toujours incertaine. Faute de munitions, la partie musulmane, la mort dans l’âme, finit par battre en retraite, épuisée et humiliée. A ce moment précis, Saladin se retourna sur son cheval et jeta un regard triste sur son armée défaite. Il n’avait pas l’habitude de compter autant de morts dans ses rangs, mais à la bataille de Montgisard, à Safad, à Kérak, le château fort de Transjordanie solidement tenu par Renaud de Châtillon, la chance était du côté croisé. Et ce fut fête dans le camp chrétien, qui brillait au loin, sur la côte, de joyeux feux de camp. On entendait même, apportées par la brise du soir, quelques bribes de chansons paillardes. Sottes rengaines de soldats… Plus tard, entre 1188 et 1189, toutes ces places fortes retomberaient dans l’escarcelle des

musulmans. Mais pour l’heure, Saladin était en panne d’inspiration, ayant manqué tout à la fois de prudence et de sens tactique. C’est lorsqu’on se croit militairement irrésistible que la faiblesse est le plus imminente, aurait pu dire Sun Tse. Précisément, cet art de la guerre, lui, le généralissime Saladin, l’aura exercé de la plus belle manière et sur tous les fronts. Il en a exploré toutes les techniques et mis au point les manœuvres militaires les plus appropriées. Beaucoup d’historiens, francs comme musulmans, à commencer par le très savant Barthélemy d’Herbelot (1625-1695), auteur de la Bibliothèque orientale, saluent en lui le fin négociateur, le diplomate : « Saladin reçut le roi de Jérusalem son prisonnier sous une tente magnifique qu’il fit dresser exprès pour cette cérémonie et le fit asseoir à son côté. » Les défaites de Saladin n’étaient au fond que le miroir inversé de sa trop grande puissance, puisqu’il remporta toutes les autres batailles, celle de Hattin en particulier, en date du 4 juillet 1187, à laquelle il participa en personne, ainsi que son grand rival chrétien, Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, dont les 20 000 soldats furent taillés en pièces. Cette victoire inattendue, car il n’avait pas désiré l’affrontement, lui ouvrit dès octobre les portes de Jérusalem et d’autres territoires francs, à l’exception notoire de Tyr. Pour comprendre la vie de Saladin et suivre son cheminement, il faut se plonger dans l’univers des deux premières croisades, car c’est la chute de Jérusalem qui déclencha la troisième croisade. Et l’on en comptera huit, étalées sur trois siècles (XIe-XIIIe). Combien de familles, tant chrétiennes que musulmanes, furent endeuillées ? Combien de prisonniers, combien de disparus, combien de convertis ? On sait le peu d’impact que ces croisades eurent sur l’imaginaire collectif arabe et sur celui des théologiens de l’époque, période durant laquelle Saladin allait rayonner, quand le moindre prêche fait en Occident et appelant à la croisade faisait trembler tous les postes de garde en Orient, les fortins avancés et jusqu’aux citadelles imprenables. Ainsi, lorsqu’on parle de Saladin, s’agit-il du personnage privé ou du mythe ? Sûrement des deux mêlés, indissociables, car devenir le héraut de la brillante civilisation musulmane d’alors, parmi tant de généraux musulmans aussi intrépides que lui, trop vite neutralisés, n’était pas chose aisée. Le génie militaire de Saladin lui permit de s’imposer face aux croisés, qui le confirmèrent de nouveau aux yeux des siens. Hattin, cette

première victoire de Saladin, traumatisa la chrétienté et lui assura auprès des musulmans un immense crédit : Hattin, jonché de cadavres desséchés et d’ossements humains. Dans le camp musulman, on fêta la victoire, on édifia des stèles commémoratives. On plastronnait. Ibn al-Athir (11601233), historien de l’Espagne andalouse et du Maghreb, en savoura chaque détail. Il évoqua le dôme de la Victoire (Qubbat as-nasr) que Saladin fit édifier en souvenir au sommet d’une colline. Les croisés se souviendraient longtemps de leurs souffrances. Ils avaient soif, car la bataille s’était déroulée sous un soleil de plomb. Pour les exciter, les archers musulmans décochaient sur leurs montures des nuées de flèches, tuant ainsi un certain nombre de chevaux francs, ainsi que leurs cavaliers. Les autres, ne pouvant plus tenir, furent poussés à l’affrontement direct. Mais lorsque les deux camps furent engagés, le chef musulman de la colonne, Taqi ad-Din Umar, le neveu de Saladin, transmit l’ordre à son armée de ménager un passage pour que la colonne ennemie puisse s’y engouffrer sans rencontrer de résistance. A ce moment précis, un soldat volontaire se faufila à travers les rangs du comte chrétien et mit le feu aux broussailles déjà très sèches et à l’herbe qui recouvraient le sol. Le feu prit instantanément. Pour le malheur des soldats chrétiens, le vent poussa la chaleur et la fumée dans leur direction. Les soldats musulmans accentuèrent leur harcèlement. En historien, Ibn al-Athir a raconté comment les chrétiens furent contraints d’affronter simultanément le vent, la poussière, l’incendie, la soif et, bien sûr, le harcèlement des soldats musulmans. Quelle débâcle ! Saladin, maître de tant de pays, songea bientôt à conquérir le royaume de Jérusalem. De violentes factions déchiraient ce petit Etat et hâtaient sa ruine. Guy de Lusignan (1159-1194), couronné roi mais à qui on disputait la couronne, rassembla en Galilée le camp chrétien, assez divisé mais que ce nouveau péril réunissait. Il marcha contre Saladin, l’évêque de Ptolémaïs portant la chape par-dessus sa cuirasse et tenant entre ses bras une croix qui passait pour être l’instrument même qui mit au supplice Jésus-Christ. Bien que les chefs espérèrent un sursaut ou un miracle, voire de mettre à profit cette occasion pour souder plus fortement les rangs du bataillon, les croisés furent tués ou pris jusqu’au dernier. Fait captif, le roi chrétien s’attendait à une mort certaine. Mais il fut traité avec dignité et respect. En agissant comme un chevalier, Saladin anticipait sans le savoir les règles ultérieures de la guerre qui stipuleraient

qu’un adversaire a toujours des droits et qu’un soldat vaincu devrait jouir d’une sorte d’immunité liée à son statut. Saladin présenta de sa main à Lusignan une coupe de liqueur rafraîchie dans la neige. Le roi, après avoir bu, offrit la coupe à un de ses capitaines, Renaud de Châtillon (11201187). C’était une coutume inviolable établie chez les musulmans, encore usitée chez quelques Arabes, de ne point faire mourir les prisonniers auxquels on avait donné à boire et à manger : ce droit ancien d’hospitalité était sacré pour Saladin. Cependant, il ne souffrit pas que Renaud de Châtillon bût après le roi. C’eût été un manquement à l’éthique militaire qui aurait entraîné la fin du noble chevalier franc. Pour montrer qu’il savait châtier comme pardonner, Saladin fit sauter d’un coup de sabre la tête de son ennemi, d’aucuns disent seulement son bras ! Quelque temps après, arrivé aux portes de Jérusalem, qui ne pouvait plus se défendre, Saladin accorda à Sibylle, fille du roi de Jérusalem, puis reine elle-même (1187), une capitulation qu’elle n’espérait pas. Il lui permit de s’exiler où elle voudrait. La reine opta pour Naplouse, qu’elle put gagner en compagnie de sa suite, mais mourut en 1190 durant le siège de Saint-Jean-d’Acre. La légende ajoute que la noblesse de Saladin l’obligea à ne rien exiger non plus des citoyens grecs de Jérusalem, alors même qu’ils se préparaient à payer une rançon. Lorsqu’il fit son entrée dans Jérusalem, plusieurs femmes vinrent se jeter à ses pieds, réclamant les unes leurs maris, les autres leurs enfants. Saladin les fit libérer avec une générosité sans précédent dans cette partie du monde. Il semble même que les femmes qui ne purent retrouver leurs maris aient été dédommagées en argent, en biens divers ou en cadeaux, chacune selon son rang social. Enfin, Saladin se fit laver les mains avec de l’eau de rose par les imams de la mosquée. Celle-ci avait fait partie de la dot du vainqueur lorsque la ville avait été occupée par les Francs, le 15 juillet 1099, au cours de la première croisade. Outre la guerre, Saladin sut mettre de l’ordre dans son clan et sa famille : ainsi, il contint la prédication chiite et réussit de surcroît à s’approprier les meilleures qualités de ses adversaires, les croisés. C’est dire que son œuvre fut plébiscitée autant de son vivant qu’après sa mort. Au plan des innovations et de l’œuvre, Voltaire, là encore, ne tarit pas d’éloges sur le prince : « Il établit des écoles musulmanes ; mais, malgré son attachement à sa religion, il rendit aux chrétiens orientaux l’église qu’on appelle du Saint-Sépulcre, quoiqu’il ne soit point du tout

vraisemblable que Jésus ait été enterré en cet endroit. Il faut ajouter que Saladin, au bout d’un an, rendit la liberté à Guy de Lusignan, en lui faisant jurer qu’il ne porterait jamais les armes contre son libérateur. Lusignan ne tint pas sa parole. » A travers ce récit de la vie de Saladin, on peut voir comment les règles les plus importantes de la guerre sont réaffirmées comme autant de dogmes intangibles. C’est dans ce contexte qu’il faut placer le statut des captifs de guerre et des prisonniers. Il est question évidemment du rachat des captifs, des règles d’allégeance pratiquées ici et là, de la redistribution du butin, de la place des esclaves, de celle des « dhimmis » (protégés par la Loi musulmane) et surtout de l’art de la médiation, voire de la négociation directe avec l’ennemi. De part et d’autre, on admettra que le traitement des prisonnières fut digne de bout en bout. L’ancêtre des conventions de Genève était mise ici sur le métier, restait à l’appliquer. Ce fut le cas pour Marie Comnène, ancienne épouse du roi Amaury Ier et désormais épouse de Balian, ou de la reine Sibylle, qui devait rejoindre Guy de Lusignan alors qu’il était prisonnier à Naplouse, ou encore de la veuve de Renaud de Châtillon. A cet égard, l’Islam de Saladin préfigure indirectement celui d’Averroès, celui d’Avicenne, celui des poètes persans du vin et de la rose : l’homme était visionnaire, comme le seront les philosophes et les médecins de l’époque qui va suivre. Le personnage même de Saladin possède toutes les qualités chevaleresques du guerrier arabe, tel le Noir Antar ibn Chaddad (VIe siècle), héros arabe d’avant l’islam, ce qui ne l’empêchera pas d’être éconduit par la famille d’Abla, la femme qu’il aimait plus que tout. On le sait maintenant, pour peu qu’elles soient glorieuses, les grandes épopées sont oublieuses de leur passé. La mémoire des hommes est ainsi faite qu’elle ne se souvient que de quelques faits plus ou moins avérés pour ne privilégier du fatras des rumeurs que leur côté honorable et sibyllin. Ce fut le cas de Saladin, mais aussi d’Haroun Rachid, de Gengis Khan, de Tamerlan ou de Soliman le Magnifique. On ne sait pas avec exactitude quel est l’impact de Tamerlan, ou Timur Lang, né en 1336 à Kech, près de Samarkand, et mort en 1405, sur la jeunesse musulmane d’aujourd’hui, et si – au-delà de quelques cours d’histoire au lycée – on construit encore autour de son nom une quelconque mythologie. Pourtant, le parcours de ce puissant chef militaire,

qui se réclamait lui-même de Gengis Khan, fut aussi spectaculaire que controversé. Une forte personnalité en effet, qui mérite un long détour. D’abord pour la violence avec laquelle Tamerlan entreprit ses nombreuses conquêtes, pays, territoires, villes, hameaux et routes, dont la plupart étaient situés en Asie centrale. Mais aussi pour Samarkand, pivot central de sa puissance, son havre de paix, le lieu où il se ressaisit, aidant l’un et encourageant l’autre. Tamerlan était fier d’être entouré de lettrés, d’artistes, de poètes, de danseurs-acrobates. Son goût pour la fête et son hédonisme déclaré faisaient leur fortune. C’est à Samarkand encore, lorsque le moment sera venu, que Tamerlan sera inhumé, et qu’il repose encore aujourd’hui. Seigneur de la guerre, Tamerlan n’avait aucun scrupule à tout piller et détruire sur son passage. Janus à deux faces, Tamerlan ne forçait pas sa personnalité pour être d’un côté froid et cruel et, de l’autre, bienveillant. Mais ce qui domine, c’est le cynisme et la rage démoniaque avec lesquels il pouvait affronter et éliminer tous ceux qui lui résistaient. Chaque fois qu’il était annoncé dans une région, les habitants étaient sûrs de se voir dépouillés de leurs biens les plus précieux, champs, troupeaux, maisons. Si Tamerlan se présente comme le héros négatif auquel les historiens dénient l’urbanité qu’ils accordent à Saladin, l’objectivité impose de dire que cette figure a étendu et renforcé l’Empire musulman et s’est propulsée à la tête des nombreuses ethnies, fières et batailleuses, qui lui contestaient ce leadership. Son art de la guerre, qui fut d’une efficacité redoutable, était pourtant bâti sur un plan de bataille simple : occuper les villes une à une, demeurer un certain temps maître de la première avant d’attaquer la deuxième, et faire de même des peuplades ennemies qui s’opposaient à sa marche. Entre Balkh, qu’il s’adjugea en 1370, et le Khwarezm, la riche région voisine, s’écouleront dix années. Douze années encore, et il se lança éperdument dans la bataille contre les territoires de l’Est, du Nord et du Sud. De 1391 à 1395, Tamerlan réussit à se défaire de la Horde d’Or fondée par le Mongol Batu Khan (1204-vers 1255), petit-fils de Gengis Khan, qui avait établi sa souveraineté sur toute la Sibérie méridionale, la Hongrie et l’Adriatique. 1398 le trouva en Inde, et plus particulièrement à Delhi, qu’il assiégea sans coup férir, détruisant les symboles les plus marquants du sultanat fameux de l’époque. Tamerlan aura ainsi occupé de manière circulaire des provinces immenses qui s’étendaient entre Moscou et la

Chine, en passant dans la steppe, sur les bords de la Volga, la Perse, l’Irak, l’Azerbaïdjan, l’Anatolie, l’Afghanistan et l’Inde. Pourquoi ce parcours circulaire ? Parce que les places fortes d’Anatolie et d’Irak ne tombèrent dans son escarcelle que bien des décennies après une première, une deuxième et une énième incursion. Tamerlan – au contraire de Saladin –, par exemple, n’accepta jamais la moindre résistance. Pourtant, Bagdad ne se rendit qu’en 1401, alors qu’il dominait déjà toute la région, prenant ainsi entièrement en écharpe l’ancienne cité. En 1402, Ankara, la ville ottomane qui s’appelait encore Angora, tomba à son tour, un an après la Ville ronde, et ce fut au détriment de Bayazid Ier (1360-1403), le vainqueur des croisés, que Tamerlan s’arrogea ce splendide trophée. En 1402, Bayazid fut emprisonné dans Ankara, sa ville anatolienne qu’il aimait tant, avant d’être transporté dans « une litière grillée » jusqu’à Aksehir, où il mourut un an après. A la fin de l’année 1404, la Chine allait subir le même sort que toutes les autres contrées déjà dominées. Depuis déjà une trentaine d’années, la déferlante Tamerlan ne laissait aucun répit à ses rivaux. En février 1405, à la suite d’une maladie sûrement contractée lors d’une campagne, Tamerlan, émir de Transoxiane, vainqueur de la Horde d’Or et guerrier intrépide, mourut, non sans avoir laissé un immense empire qu’il répartit entre ses enfants et dont héritèrent également ses petits-enfants. Aujourd’hui encore, le visiteur peut s’incliner devant son mausolée (Gour-i Mir) à Samarkand, à quelques encablures de Kesh, la ville où il est né. Samarkand, il l’aima au point d’en faire La Mecque des lettrés de son temps. Les artistes de toutes les disciplines y accoururent, ainsi que les rêveurs utopistes, les médecins, les astronomes, les voyageurs et autres mystiques. Tout allait bien dans cette partie du monde musulman et cela devait continuer, à quelques soubresauts près, jusqu’au début du XVIIIe siècle. Il faut dire que le ver était déjà dans le fruit, puisque la Compagnie anglaise des Indes orientales avait été fondée en 1600, soit un siècle plus tôt. Elle serait suivie en 1664 par la Compagnie française des Indes orientales. Un siècle plus tard exactement, en 1763, le traité de Paris réduisait l’Inde française à cinq comptoirs, tandis que les Britanniques conservaient Bombay, Madras et tout le Bengale. Aujourd’hui, l’Inde musulmane est cantonnée essentiellement au nord, dans le Rajasthan. La population indienne de confession musulmane s’élevait, il y a quelques années, à 11 % du total, qui avoisine et dépasse même le milliard d’âmes.

Au même moment, dans les terres européennes de l’Islam, la débâcle continue. Elle a déjà gagné la plupart des petits territoires occupés par les musulmans, mais c’est à la fin du XVe siècle qu’ils allaient tout perdre. Aussi bien les Nasrides, à qui appartenaient encore le palais de l’Alhambra et une partie du territoire autour de Grenade, que les autres petites dynasties devenues avec le temps des proies fragiles pour tout prédateur quelque peu avisé. Une catastrophe terrible pour tout l’Islam, dira un historien musulman de l’époque, ce que l’ensemble des musulmans de par le monde n’a cessé de rappeler depuis, y compris ceux qui n’avaient pu prêter main-forte à leurs coreligionnaires, comme les Mamelouks d’Egypte. Mais c’est la chute du dernier sultan, Abu Abdallah (Mohammed XI, qui régna de 1482 à 1483, puis de 1486 à 1492), connu en Occident sous le nom de Boabdil, qui a été décrite à l’envi. Dans un ensemble hétéroclite de mentions plus ou moins sensationnelles, la scène la plus juste a été imaginée par Chateaubriand qui, dans Les Aventures du dernier Abencérage, rappelle le dépit et la tristesse du jeune monarque : « Lorsque Boabdil, dernier roi de Grenade, fut obligé d’abandonner le royaume de ses pères, il s’arrêta au sommet du mont Padul […] La sultane Aïxa, sa mère, qui l’accompagnait dans son exil avec les grands qui composaient jadis sa cour, lui dit : “Pleure maintenant comme une femme un royaume que tu n’as pas su défendre comme un homme.” Ils descendirent de la montagne, et Grenade disparut à leurs yeux pour toujours. » Boabdil mourut à Fès en 1527. Deux années à peine après la chute du dernier royaume musulman d’Espagne, en 1494, naquit en Turquie un jeune prince de la famille ottomane, que l’Europe connaîtra plus tard sous son titre de chef suprême des armées : Soliman le Magnifique (1494-1566). Son nom exact est Sülayman al-Qanuni, ce qui veut dire « le Législateur », « l’Homme de loi », un surnom que les Turcs lui ont donné en lieu et place de Soliman le Magnifique. Il n’était pas le premier des Sülayman, mais le deuxième : Sülayman Ier Tchélébi, mort en 1411, était le fils de Bayazid Ier. Si Soliman le Magnifique succéda à son père, Sélim Ier (1512-1520), leurs styles de gouvernement et de conduite de la guerre diffèrent totalement. Soliman le Magnifique conduisait lui-même les campagnes qu’il commandait. Sa stratégie évoluait ainsi sur le terrain, car c’est là que l’on observe le mieux le savoir-faire de l’ennemi, son aptitude à tenir le

siège, à anticiper ou à réagir. Aussi, lorsque Soliman le Magnifique réussit à mater la révolte de Syrie, il s’employa aussitôt à lancer ses troupes à l’assaut de Belgrade, qu’il arracha des mains des chrétiens en 1521. En ce temps-là, l’opposition entre François Ier et Charles Quint, entre le Français et l’Autrichien, était à son comble et c’est dans cette brèche que se rua Soliman le Magnifique… En 1522, Rhodes tomba dans l’escarcelle des musulmans après qu’elle eut soutenu un très long siège. En 1526, il tenait Buda, après avoir défait le roi de Hongrie à Mohacs. Enfin, en 1529, Soliman le Magnifique parvint devant la citadelle de Vienne, peu avant d’envahir la Styrie (1532), une province autrichienne qui fut par le passé slovène et même yougoslave. A vrai dire, ses dernières expéditions se sont toutes soldées par des semi-échecs et, comme tels, ne figurent pas au nombre de ses grands succès. Après chaque nouvelle victoire, Soliman procédait toujours de la même manière : rafler le butin – une façon d’enrichir ses palais – puis nommer et installer des souverains en place entièrement dévoués à sa cause. Ce fut le cas notamment de Jean Zapolya pour Buda et la plaine danubienne (1526-1540) en lieu et place de leur souverain naturel Ferdinand Ier de Habsbourg (1526-1564), roi de Hongrie élu par la Diète. En 1534, Soliman le Magnifique ouvrit le front oriental, surtout vers la Perse, s’emparant de Bagdad en 1534, puis de Tabriz, Szeged, Temesvar et d’autres localités. En mer, les corsaires turcs sillonnèrent toute la Méditerranée orientale et jetèrent l’effroi et le malheur dans l’ensemble de la chrétienté. Charles Quint y puisa de la détermination, d’autant que Soliman avait plutôt choisi de s’allier avec François Ier, avec lequel il signa un traité. Ceux qui se distinguèrent le plus furent les frères Barberousse, Khaïr ed-Dine – qui deviendrait grand amiral de la flotte ottomane en 1533 – et Baba Arudj, le pacha Piyale et Dragut. Ceux-ci firent trembler de nombreuses places fortes, dont certaines furent alors occupées : Coron, Tunis, le château de Messine, Nice, Djerba, Aden et Diu, une île située au nord de Bombay, laquelle appartenait encore aux Portugais. Si pour les musulmans Soliman est « le Législateur », c’est qu’il a édicté une multitude de lois et de décrets en vue de réorganiser l’armée et d’instaurer une sorte de « féodalité » à la fois militaire et foncière, assortie d’un système de prélèvement des impôts. On lui doit en outre la construction de nombreux édifices publics : des mosquées, des aqueducs,

des palais. En son temps, Constantinople devint un centre de rayonnement de l’âme ottomane, turque quant à l’ethnie, musulmane quant à la doctrine. Des savants, des poètes, des voyageurs, des diplomates séjournèrent sur les bords du Bosphore, tandis que Topkapi, le grand sérail, s’enrichissait de mille et un savoirs pratiques, et cela dans tous les domaines : architecture, ingénierie, musique, médecine, art. De son temps aussi, nous vient la chronique sinistre des massacres d’enfants illégitimes ou potentiellement dangereux pour la stabilité de l’Empire. On connaît de nom Roxelane, favorite du sultan, car elle incarnait la personnalité la plus complexe du harem. Son sang-froid ajouté à son cynisme conduisit par exemple à l’assassinat du prince Mustapha, fils aîné du sultan (1553), car il mettait en péril les ambitions propres de Roxelane pour le pouvoir. Durant cette période, l’islam tout entier était dominé par la Sublime Porte qui symbolisait l’Islam dans toute sa splendeur. Mais le réveil de l’Occident chrétien au XVIIIe siècle allait peu à peu contraindre le sultan à se dépouiller de la plupart des territoires conquis par ses ancêtres. De 1829 à 1878, le dernier califat musulman allait perdre la Grèce, qui proclamerait son indépendance en 1829, l’Algérie (1830), l’Egypte de Méhémet-Ali (1841), la Serbie, la Moldavie, la Valachie et l’essentiel des Balkans (1878), l’île de Chypre, etc. Le poids était trop lourd pour le califat qui irait tout droit à sa chute. Elle se produirait dès la fin de la Première Guerre mondiale et prendrait la forme d’une mise à l’écart du dernier sultan, Abdülmecid (1922-1924), puis de l’avènement d’Atatürk. Du reste, si au début du XIXe siècle tout était propice au Proche-Orient pour le lancement d’une réforme des usages politiques et des mentalités, il fallait néanmoins trouver un homme providentiel dont le charisme et l’énergie viendraient à bout de la torpeur orientale, et surtout de l’essoufflement déjà perceptible de l’Empire ottoman. Cet homme, l’Egypte le trouva en la personne de Méhémet-Ali (1769-1849). Albanais d’origine – les Arabes l’appellent Mohamed Ali Pacha –, il avait un sens tactique développé, multipliant les victoires, tant politiques que militaires. Il devint dès 1805 vice-roi du sultan de Constantinople, ce qui lui valait déjà le titre, sinon l’aura, d’un souverain régalien et d’un pontife. Après avoir franchi les étapes nécessaires qui le rendaient maître du pays et contourné la résistance pusillanime des beys, il allait instaurer, en quelques décennies, dans le vieux pays du Nil, une puissante dynastie autochtone et lui donner un air de modernisme à un moment où la région

affrontait les nombreuses difficultés de la reconstruction. A l’intérieur, il balaya les convenances qui, après l’avoir empêché un moment de s’asseoir sur le divan royal, freinaient maintenant toutes ses initiatives. Car, sur la fin du régime khédival, l’Egypte commençait à douter de sa bonne fortune, une situation que confortait le déclin manifeste des Mamelouks. Méhémet-Ali, en homme robuste que nombre de peintres du XIXe siècle ont cherché à magnifier – un peu comme ils le firent au même moment pour l’émir Abd el-Kader, en Algérie –, a quasiment inventé l’Egypte moderne. Il est à l’origine des transformations les plus significatives et les plus pérennes. En bâtissant les usines du pays, en éradiquant les maladies endémiques, dont le choléra qui sévissait autour du Nil, le roi des fleuves, contrôlé partiellement grâce à un réseau d’irrigation, et en construisant le premier chemin de fer du pays, encore en fonctionnement entre Alexandrie et Le Caire, Méhémet-Ali a permis à l’Islam d’opter pour des réformes structurelles profondes. Après coup, un débat stérile s’est ouvert pour délimiter avec précision ses éventuelles avancées, de même que ses prétendus échecs militaires, mais c’était sans compter avec le retard abyssal que le monde arabe avait accumulé face à une Europe galvanisée par les débuts prometteurs de l’industrialisation. C’est dans ce cadre que la Turquie ottomane, via la Sublime Porte, amorça ses réformes, qui, quelques années plus tard, amenèrent au pouvoir des personnalités aussi marquantes que Mustafa Kemal Pacha, dit Kemal Atatürk (1881-1939), fondateur de la Turquie moderne et patriarche vénéré encore aujourd’hui par l’aile laïque du pays. Le surnom d’Atatürk (« le Père de la nation turque »), vainqueur des Arméniens, des Kurdes et des Grecs, laisse entendre qu’il y a une continuité de fond entre Mustapha Kemal et Mehmet II, dit « le Conquérant » (Al-Fatih, 1432-1481), ainsi nommé en raison des nombreuses victoires remportées au détriment des Byzantins, à commencer par la prise de Constantinople, le 29 mai 1453. Très symboliquement, nous assistons là au basculement de l’Empire ottoman en une Turquie du XXe siècle, moderne, laïque et très portée vers un leadership plus musclé. Ancré dans la modernité du nouveau siècle qui s’ouvrait, Atatürk fut un homme d’action, un général à poigne et un visionnaire. Et à l’image de certains visionnaires, il était autoritaire, de cet autoritarisme « vertueux » qui caractérisait à l’époque les despotismes éclairés. Le résultat fut tangible : il réussit entre 1923 et 1938 à transformer durablement le visage de la Turquie, après lui avoir donné par

le fer ses frontières actuelles, ce que les Alliés acceptèrent par traité, à Lausanne, en 1923. Mais les transformations les plus profondes sont ailleurs. Grâce à des décisions quasi univoques, Atatürk a fait passer son pays du Moyen Age voluptueux des sultans à la modernité européenne avec, en sus, tous les symboles de modernisme triomphant qui lui étaient accolés alors : électricité, automobile, matériel agricole, etc. Au passage, l’ensemble des pays musulmans, et plus particulièrement les pays du Croissant fertile, comme la Syrie, le Liban, l’Egypte, l’Arabie, l’Irak, et, dans une moindre mesure, le Maghreb, se sont sentis obligés de suivre le mouvement, même à contrecœur. Pensez-vous, un chef ottoman qui professait clairement la mort de l’islam conservateur et de la bourgeoisie sclérosée qui s’y était greffée ! Résistant, triomphateur puis organisateur de la Turquie moderne, proclamée sous forme de république dès 1923, sur les décombres encore fumants du califat ottoman, cet homme d’Etat exceptionnel préfigure déjà un Bourguiba, fondateur de la Tunisie moderne, et même, dans un autre genre, Sukarno, le président indonésien, avec sa « démocratie dirigée » et son socialisme tiers-mondiste. Mais Atatürk aura surtout marqué le mouvement de la réforme dans le monde musulman, sur lequel nous reviendrons. Son autoritarisme lui a permis de mener des réformes qu’aucun souverain n’osera tenter après lui durant tout le XXe siècle, et cela jusqu’à nos jours : suppression des écoles théologiques et de l’enseignement traditionnel avec, à la clé, interdiction des confréries et abolition des tribunaux de la charia. Atatürk planifia toutes les réformes qui devaient « turquiser » son pays. En effet, après l’échec définitif du califat, la tentative protéiforme de restructuration/réorganisation du pays – tanzimat – tentait de moderniser un colosse aux pieds d’argile. Aussi, pour réaliser ce projet assez homérique, Atatürk n’hésita pas, avec le volontarisme qui caractérise certains visionnaires, à supprimer d’un trait les confréries religieuses qui tenaient le pays. Parallèlement, le vêtement religieux fut remisé, cela concernait en particulier le fez des hommes qui fut remplacé par le chapeau haut de forme qu’Atatürk lui-même arborait en public. Enfin, il imposa l’adoption du calendrier julien en lieu et place du calendrier hégirien, l’adoption de l’alphabet latin en lieu et place de l’ancien alphabet osmanli, sans compter l’acclimatation des codes juridiques

européens, dont celui de la Suisse. Le nouvel homme fort de la Turquie parvint à « turquiser » son pays, en affirmant son indépendance politique et culturelle, à le moderniser au plan juridique et économique, et surtout à l’occidentaliser, puisque l’Occident constituait en ce temps-là une alternative au califat défunt. Ainsi naquit la Turquie moderne dont le fondateur, Mustafa Kemal Atatürk, disait qu’elle était républicaine, nationaliste, populiste, étatiste, laïque et révolutionnaire.

4 Théologiens, mystiques et grands maîtres soufis Il arrive souvent que l’enfance des grands hommes soit nimbée de mystère. Elle est écrite (ou réécrite) en fonction des conditions politiques et sociologiques qui dépassent leur personnalité propre. Plus tard, lorsque leur prime éducation et leur jeunesse nous sont à peu près connues, on découvre que de nombreux détails viennent nuancer le beau portrait qu’ont peint leurs hagiographes. C’est souvent le cas pour les mystiques et les théologiens. Avec la médecine et la théologie, la mystique compte parmi les disciplines les plus dynamiques de l’islam. Toutes trois connaissent au fil du temps le développement le plus constant. La mystique sera le complément d’âme dont l’islam va progressivement avoir besoin. En effet, l’islam se caractérise par une disposition particulière au dépassement de soi vis-à-vis des formes closes du dogme. Toute la subtilité tient en ce mot de « dépassement ». En effet, si l’islam récuse le monachisme (IX, 31, 34), il n’interdit à personne de s’adonner à l’approfondissement des multiples sens du Coran, ni à la communion des adeptes entre eux. On pense en outre que, sans être à proprement parler un mystique, le prophète Mohammed est à l’origine de la méditation d’islam. Déjà, avant la Prédication, il aimait à se réfugier dans une grotte appelée Hira. Après qu’il eut reçu le message coranique, le Prophète a conservé son mode de vie, le repli d’un côté, la vie en société de l’autre, la khilwa et la jilwa. Il continuait à aller méditer dans ce lieu propice à toutes les retraites. Son œuvre, son attitude, sa personnalité, sa sagesse et la profondeur de certains propos qui lui sont attribués en témoignent amplement. La plupart des grands historiens de la pensée en islam admettent que le verset coranique qui, à leurs yeux, a légitimé l’existence de la mystique

musulmane, est illustré par la métaphore de la lampe allumée dans la niche, soit le cœur du verset 35 de la XXIVe sourate. Depuis, les théologiens et les mystiques ont eu le temps d’affiner la connaissance de ce verset, en cherchant notamment les multiples correspondances qui corroborent ce lien et cette filiation, mais il suffit de reprendre le verset en entier pour constater qu’il caractérise merveilleusement le style coranique : « Allah est la lumière (nûr) des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche dans laquelle se trouve une lampe. Cette lampe est placée dans un globe de verre. Le globe ressemble à un astre de feu qui brille depuis l’intérieur d’un arbre béni, un olivier qui n’est ni du Levant ni du Couchant. Son huile semble s’illuminer sans qu’aucune flamme ne la touche. Lumière sur lumière, Allah oriente qui Il veut vers sa lumière. Ce faisant, Allah donne des paraboles aux hommes pour qu’ils puissent comprendre. De toute chose Allah en est le Savant. » Le registre lexical de ce verset est particulièrement dense et peut en effet donner lieu à une glose vivante et fournie : lumière (nûr), niche (michkawat), lampe (misbah), globe de verre (zûjaja), astre de feu (kawkab dûriy), arbre béni (chajarat mûbaraka), olivier (zitûn), Levant (charqiya), Couchant (gharbiya), huile (zit), s’illuminer (yûdhi’û), flamme (nâr), lumière sur lumière (nûr ‘ala nûr), paraboles (amthal). Pour ceux qui connaissent un tant soit peu les arcanes de la mystique musulmane, tous ces mots détiennent une forte charge symbolique. Plus étonnant sont les deux versets qui suivent, lus comme un encouragement explicite pour le méditant et l’ascète : « Dans des demeures qu’Allah a accepté qu’on élève, afin que Son nom y soit invoqué et glorifié matin et soir par des hommes chez qui la remémoration du nom d’Allah n’est détournée ni par le commerce ni par une vente quelconque. Ils observent le rite de la prière et font l’aumône. Ils redoutent aussi le jour où les cœurs et les regards seront transformés de fond en comble » (XXIV, 36-37). Ou lorsque le Prophète est directement convié par Dieu à demeurer avec ceux qui, matin et soir, « invoquent leur Seigneur et désirent sa Face » (XVIII, 28). Le soufisme – nom que l’on donne habituellement à la mystique musulmane – s’est constitué progressivement. L’exemple à suivre, le parangon, c’est bien le Prophète, mais depuis, de siècle en siècle, les partisans de l’extatisme et de l’esseulement métaphysique ont toujours observé les trois critères fondamentaux que voici : une règle, un saint, une

confrérie. Dès lors, on peut définir le soufi (du mot arabe mûtaswwif) comme étant celui qui observe la règle édictée par l’ordre auquel il appartient, celui qui s’implique dans cette « voie » et celui qui médite sur sa condition d’être humain. Cependant, la règle est vaste et souple, tandis que la sainteté ne se décrète pas. On ne peut donc être soufi en partant du néant, autrement dit le nombre des années est indispensable à toute volonté d’adhésion du disciple en quête de sa voie. Idéalement, le soufisme est un humanisme pratique et une vision du monde. Cette définition ne porte pas sur la dimension collective du soufisme, son côté confrérique, mais seulement sur sa dimension spirituelle, celle de l’« appel » au divin. Car le soufisme est entièrement orienté vers Allah, ce que Jean Chevalier appelle « l’ivresse de Dieu », voire une utopie de l’au-delà vécue ici-bas par l’adepte. De fait, le soufisme révèle a contrario la dimension concrète de l’islam, son ancrage dans la pratique quotidienne de la foi et sa projection dans un au-delà de l’Homme qui confine à la sacralisation de la créature. Si la thèse d’Ibn Khaldun (1332-1406) est juste, la finalité du soufisme est la piété, la dévotion exclusive à Dieu, le renoncement aux vanités du monde et à ses plaisirs, enfin la retraite et la méditation. Il s’agit donc d’une pédagogie de l’initiation et d’une volonté exprimée par l’adepte pour se rapprocher de Dieu. Le soufisme se présente comme une utopie vivante de l’être parfait, exigeant vis-à-vis de lui-même et indulgent vis-àvis des autres. Cette utopie de la vie dévote est incarnée par le soufi dans sa vie quotidienne. Peut-être trouve-t-on là l’adaequatio affectio dont parlent les scholastiques, le vécu étant l’instance ultime de vérification. Avec Ibn Arabi, Ibn al-Faridh (1181-1235) est l’une des figures de proue de l’ésotérisme musulman après l’avènement de Ghazali. Un siècle plus tard, Naqchabandi (mort en 1389), littéralement « le tisserand, le brodeur d’or et de soie », compte, lui aussi, au nombre de ces grandes figures qui ont façonné le mysticisme. Aujourd’hui encore, son influence demeure très grande dans toute une partie de l’Islam asiatique, à savoir la Turquie, les Balkans, les pays du Caucase, la steppe mongole et l’Inde. Ce domaine de la mystique était encore vierge à la fin du VIIe siècle, ou peu s’en faut. Il y avait bien eu tel ou tel mystique précurseur comme Hassan al-Basri (mort en 728) – c’est-à-dire un siècle à peine après le début de la Révélation –, ou Al-Muhassibi (mort en 857), tous deux considérés comme des préclassiques, quand à la même période, avec

Rabi’a al-’Adawiyya (713-801), entre en scène la « première femme mystique » de l’islam, une sorte de Thérèse d’Avila, avec parfois les mêmes accents lyriques et les mêmes voies mystiques qui conduisent à l’extase. Et dans ses poèmes, la même posture d’abandon à Dieu, la même exigence de chasteté, la même fusion. Dans son Langage des oiseaux, Farid al-Din Attar, qui fait partie des deux ou trois plus grands mystiques musulmans de tous les temps, écrit à propos de Rabi’a, qu’elle avait la valeur mystique de « cent hommes ». Une figure de proue, donc, quasi exemplaire, même si, selon une rumeur tenace, elle aurait commencé sa vie en tant qu’esclave et l’aurait poursuivie en tant que prostituée. C’est après coup qu’elle se serait affranchie, gagnant ses lettres de noblesse. Attar ajoutait dans sa langue imagée qu’elle fut « transpercée par la quintessence de la douleur ; plongée de la tête jusqu’aux pieds dans la Vérité-Réalité ; disparue dans la radiance divine et libérée de tous les excès superflus ». Ancienne joueuse de flûte à ses heures, elle aurait ensuite connu une vie humble et austère, retirée dans le désert des environs de Basra, puis à Basra même, où elle vivra jusqu’à la fin de sa vie. Son credo de l’amour spirituel était le suivant : Allah ne peut être aimé comme un être humain, car cela conduirait à le comparer aux hommes, ce qui constituerait une offense inacceptable, un rabaissement. Allah ne peut être aimé que pour lui-même. Une mystique sensible qui, tout en écoutant la demande indifférenciée du corps, arrive à la transformer en un pôle de puissance et d’abnégation. Poussant plus loin, elle disait adopter la même attitude à l’égard du Prophète, dès lors qu’il était investi, en tant que messager, de la part de divinité du « Maître des mondes » (Rabb al-’alamin) (Coran, I, 1). Cependant, Rabi’a al-’Adawiyya n’avait d’yeux que pour Allah, le Créateur du monde. Elle l’évoque à travers sa vie qui se consume lentement dans les oraisons, les chants et les larmes. Elle meurt très âgée, pratiquement centenaire, non sans avoir été qualifiée de « couronne des hommes » (tâj ar-rijal), ce qui était un hommage insigne auquel seules les femmes du Prophète, ou ses filles, auraient pu aspirer. Sa poésie est complexe, malgré une phraséologie linéaire et une transfiguration sublime, au point que de nombreux écrivains chrétiens, dont Joinville (XIIIe siècle), à la suite de Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, la surnomment « Dame Caritée ». Dans son ensemble, la littérature chrétienne en fait une transposition, en contexte musulman, de la sainte

chrétienne. Les auteurs ont bâti autour d’elle une cathédrale fondée sur leurs valeurs de chasteté, de pauvreté et de solitude. De plus, le fait qu’elle se soit « rachetée » de sa première vie dissolue en se faisant « nonne » lui donne la possibilité de réaliser des miracles de type christique : la multiplication des maigres provisions dont elle disposait en vue de nourrir les voyageurs et les errants qui la visitaient, ou encore la diffusion d’une lumière intérieure qui éclairait suffisamment sa demeure pour la dispenser d’allumer des flambeaux : Je t’aime avec deux amours : Avec l’amour du désir passionné Et avec un amour nouveau : Parce que tu es digne d’être aimé. Si mon âme te désire, C’est que ton nom emplit ma mémoire Et des créatures, De ce qui n’est pas toi, efface le souvenir. Et si en outre il t’aime, Seulement parce qu’il te croit digne d’amour, C’est que toi-même arraches Les voiles qui te cachent, et je te regarde. Ce n’est donc pas moi Qui mérite la louange pour ce double amour. Pour les deux amours, A toi seul, Seigneur, soit la gloire. (Cité par Miguel Asin Palacios dans L’Islam christianisé.)

On lui prête aussi cette oraison : « O Seigneur ! si c’est la crainte de l’enfer qui me pousse à te prier, jette-moi en enfer ; si c’est le désir du paradis, ne me laisse pas y entrer ; mais si je m’approche de Toi pour Toi seul, ne me cache pas ta beauté éternelle. » Rabi’a al-‘Adawiyya n’est pas du genre à partager ses émois, et ne professe qu’une religion à la fois, celle de l’amour. La manière dont elle décrit sa fusion à Dieu comme des lames de feu qui la traversent ou la force brutale de cette énergie qui en fait une esclave acquise et conquise montre à l’évidence que la notion de transcendance, de dépassement de soi est maîtrisée dès la fin du premier siècle de l’islam. Si Rabi’a tient de Thérèse d’Avila, Husayn ibn Mansûr al-Hallaj (vers 857-922) est la synthèse de toutes les influences, mazdéennes, hellénistiques et chrétiennes incarnées en un seul homme. Son abandon à Allah et ses oraisons le démontrent de manière éclatante. Hallaj est né à

Baydh ou Baydha, en Perse, non loin de Persépolis, dans une famille fraîchement convertie à l’islam. Son père travaillait la laine et le coton, ce qui lui vaut le sobriquet d’Al-Hallaj, littéralement : « le Cardeur ». Dans son enfance, Husayn al-Hallaj apprend le Coran par cœur et devient « récitant » (hafiz), une formation qui lui sera très utile par la suite. Il suit l’enseignement de Jûnayd (mort en 909), auquel il doit d’avoir été revêtu du manteau des soufis (khirqa). Il approfondit ensuite sa discipline auprès de Sahl at-Tustari (818-896), puis d’Amr Makki (mort en 909), de Chibli (861-945) et de tant d’autres. Il accomplit son pèlerinage à La Mecque, fréquente les pauvres du Khorasan et d’Inde, avant de se livrer entièrement à l’extase sublimée pour un dépassement toujours plus poussé de son être corporel. Au cours de ses nombreuses oraisons, Hallaj découvre les profondeurs insondables de son âme d’orant et change peu à peu d’attitude à l’égard de la mystique elle-même. Il quitte son froc de soufi, un long vêtement blanc tissé dans la laine vierge, pour un vêtement de mendiant, le mouraqqa’a, littéralement « le vêtement en lambeaux cousus ». La conversion mystique de Hallaj date de ce moment-là : un « apostolat » quasi érémitique qui le porte à être l’« otage » – le mot est de Louis Massignon – d’une vie qui semble ne pas lui appartenir. Ce décentrement est perceptible à La Mecque, lors du grand pèlerinage, alors que les fidèles ordinaires récitent inlassablement la prière du Labbayk (« Me voici à Toi, ô mon Dieu, selon Tes vœux ») ; Hallaj la conjugue dans sa langue propre, celle de l’« esseulement » : « Me voici, me voici ! ô mon secret, et ma confidence ! Me voici, me voici ! ô mon but, et mon sens ! « Je T’appelle… non, c’est Toi qui m’appelles à Toi ! Comment T’aurais-je invoqué “c’est Toi” (Coran, I, 4), si Tu ne m’avais susurré “c’est Moi” ? » (in Hallaj, Dîwan). Son chant religieux (qasida), intitulé Labbayka, labbayka !… ma’na, que l’on peut traduire par « Me voici à Toi, me voici à Toi », est si puissant et sa résonance sur l’âme des croyants si forte que même les adversaires irréductibles de Hallaj en furent impressionnés. Ainsi, le virulent théologien Ibn al-Jawzi (1116-1200) admet que cette prière, qui est assez longue, surpasse en beauté tout ce que l’on pouvait imaginer en matière de suppliques faites à Dieu. Ainsi fut Hallaj : mystique, prédicateur et surtout « Martyr de Dieu ». Il sera décapité en place publique le 26 mars 922 pour

cause d’hérésie et de magie, mais il marquera de son empreinte le dernier millénaire de l’islam. Non pas que la raison ait dominé ses séances d’extase ou ses oraisons mystiques, ni ses extériorisations (shattahat), à la manière de Bistami (mort en 874), mais parce qu’il a clairement affirmé son indépendance vis-à-vis de l’institution religieuse, avant de la combattre. J’ai renié la religion de Dieu, disait-il, le reniement Est un devoir pour moi, un péché pour les musulmans.

Pour comprendre le message du mystique Hallaj, il faut donc remonter deux décennies plus tôt, vers 895. Après son pèlerinage à La Mecque, Hallaj se lance dans une quête spirituelle éperdue. Il devient prédicateur et spécule autour du « pèlerinage spirituel » qui, selon lui, peut se substituer avantageusement au pèlerinage réel : « Si un homme désire faire le pèlerinage à La Mecque, mais qu’il n’en a pas la possibilité, qu’il le fasse dans une chambre ou un enclos carré (comme la Kaaba) que nulle souillure n’atteigne, et auquel nul n’a accès : le moment du pèlerinage venu, qu’il accomplisse autour de cette construction les tournées rituelles et les autres cérémonies que l’on accomplit à La Mecque. Après quoi, qu’il rassemble trente orphelins, leur prépare le meilleur repas qu’il lui soit possible, les amène à cette chambre et leur serve ce repas, se tenant lui-même à leur service ; ensuite, qu’il leur lave les mains, donne à chacun d’eux une chemise et sept dirhems et cela lui tiendra lieu de pèlerinage. » Hallaj n’a cependant jamais exposé cette théorie par écrit. De toute façon, le soupçon de « mu’tazilisme » effréné, de magie noire et d’hérésie qui l’entourait suffira aux théologiens du pouvoir abbasside pour l’envoyer à la potence, car on ne remplace pas en islam, hier comme aujourd’hui, une obligation canonique par un acte symbolique. Dénoncé par des jaloux acariâtres, qui étaient autant de rivaux que sa seule présence éclipsait, au calife abbasside Al-Moqtadir (mort en 932), il fut aussitôt enfermé, jugé, condamné et supplicié. Hallaj ne se reniera jamais. Il connut le martyre final devant une foule immense que l’oligarchie des cadis tout-puissants avait fait venir par aboyeur interposé sur la place centrale de Bagdad. Vers l’an 1000, Ibn Miskawayh, un historien musulman au service de la petite dynastie bouyide, témoignera de la violence avec laquelle Hallaj est passé de vie à trépas : « Le bourreau, ayant reçu l’ordre de lui donner mille coups de

fouet, se mit à le frapper sans que le patient poussât un gémissement ou demandât grâce […] Alors il ne dit plus rien, jusqu’au millième coup de fouet. Ensuite, on lui coupa la main et le pied, puis on le décapita et on brûla son corps. Sa tête fut exposée sur le pont, puis envoyée au Khorasan » ! L’œuvre de Hallaj est abondante mais, difficile d’accès, elle reste hermétique et peu connue. Sans doute subit-elle encore les mêmes griefs qui conduisirent « le Persan » – le surnom péjoratif de Hallaj – sur l’échafaud, tant l’imaginaire collectif s’acharne souvent à garder le pire et rarement le meilleur. On doit à Louis Massignon, l’un des plus grands spécialistes de l’islam du XXe siècle, d’avoir en grande partie traduit l’œuvre immense de Hallaj et de l’avoir réhabilitée. Depuis La Passion de Hallaj, parue en 1921, Massignon est devenu le commentateur le plus avisé de l’œuvre de Hallaj, au point qu’à son tour il fut suspecté de tirer l’image d’Husayn ibn Mansûr vers une herméneutique typiquement chrétienne, la coupant, selon ses détracteurs, de son ancrage originel musulman, de ses luttes homériques pour accroître la valeur symbolique de l’échange avec Dieu, niant ainsi au passage son rhizome strictement oriental. Le sacrifice pour apostasie d’Husayn ibn Mansûr al-Hallaj fait penser à celui du théosophe Shihabu ad-Din Suhravardi (ou Suhrawardi), son contemporain, lui aussi exécuté, mais plus tard, en 1191, avant d’avoir atteint sa quarantième année. L’œuvre de Suhravardi est entièrement contenue dans ses oraisons philosophico-mystiques, et dans son apport au monde de l’invisible. Mais plus que les autres mystiques, Suhravardi, qualifié de maître de l’illumination (shaykh al-ichraq), établit le lien de la subjectivité soufie avec la philosophie rationnelle : « Le sujet qui en toi pense et comprend (al-’aqil), écrit-il, est indépendant des dimensions spatiales et de tout ce qui leur est inhérent. Les philosophes le qualifient d’“âme pensante” » (nafs natiqa), tandis que les soufis le nomment “secret” (sirr), “esprit” (rûh), “verbe” (kalima) et “cœur” (qalb). » On doit à Henry Corbin (1903-1978), le plus iranien des philosophes français, d’avoir fait connaître Suhravardi et la confrérie intellectualiste qui s’en réclame (la Suhrawardiya), mais aussi toutes les autres personnalités iraniennes, pour certaines adulées comme des prophètes. Tout fonctionne à partir de cette époque, c’est-à-dire le Xe siècle, comme

si la terre d’Iran allait devenir la source principale des innovations mystiques, et le lieu d’émergence des prédicateurs et des théologiens. Autre personnalité marquante du soufisme et de la théologie, AlGhazali, l’Algazel des auteurs latins du Moyen Age, un personnage puissant situé au carrefour du rationalisme et de la gnose, au moins pour avoir réalisé la synthèse entre la théologie et le droit d’une part, la mystique et la philosophie d’autre part. Son nom complet est Abu Hamid Mohamed ibn Mohamed al-Ghazali at-Tûsi (1058-1111), ce qui indique immédiatement son lieu de naissance, à savoir Tûs, près de la ville sainte de Mechhed, dans le Khorasan iranien, là même où serait né Ferdowsi (mort en 1020). Si on veut être plus précis, on dira plus exactement qu’il est né à Ghazala, nom d’un bourg situé non loin de Tûs. Très jeune, Al-Ghazali et son frère Ahmed, lui aussi soufi très respecté, sont devenus orphelins. Al-Ghazali aurait suivi un enseignement théologique et juridique poussé avec de nombreux maîtres plus ou moins fameux, tant à Tûs même qu’à Djurdjan et à Nisaboûr. Or, après avoir fréquenté les philosophes, les rationalistes, les pédagogues et les historiens, lui qui était vu comme un apologiste engagé en faveur de la doctrine ach’arite, la religion d’Etat, et un sceptique, Al-Ghazali se dépouille de toutes ces étiquettes pour ne plus être qu’un mystique en quête de sens, saisi qu’il est d’une longue période de doute existentiel. En 1085, on remarque sa présence aux côtés du célèbre Nizam alMoulk qui lui confia des tâches importantes d’enseignement à la Nizamiyya, l’université que ce grand vizir avait ouverte à Bagdad. Quelque temps après, Ghazali sera promu au poste de recteur de la Nizamiyya, avant de cesser toute activité d’enseignement. On a beaucoup discuté ce changement dans le parcours et la vie d’Al-Ghazali, mais il n’est pas impossible qu’il ait surtout eu peur des assassinats politiques ciblés qui étaient ordonnés par Hassan-i Sabbah (mort en 1124), le grand maître de la secte des Assassins, et sa milice secrète. Après tout, Nizam al-Moulk lui-même, son protecteur, n’avait-il pas été victime d’une vengeance ancienne ? Les historiens signalent d’ailleurs qu’Al-Ghazali décida de se retirer de tout engagement public après avoir vu mourir son ami Nizam al-Moulk, et bien après sa crise mystique survenue alors qu’il n’avait que trente-cinq ou trente-six ans. Une fois libéré de ses charges, Al-Ghazali entamera une série de voyages qui le conduiront à Damas, à Jérusalem, à Hébron, à La Mecque et

à Médine, où il visite les tombes du Prophète et de ses compagnons. A l’hiver 1095, il participe au pèlerinage à La Mecque, avant de revenir de nouveau à Damas, puis à Bagdad et, enfin, à Tûs, où, sous la pression amicale de Fakhr al-Moulk, le fils de Nizam al-Moulk, il reprend, en 1105 ou 1106, son enseignement public. On suit ce cheminement dans son œuvre majeure, Revivification des sciences de la religion (Ihya Ulum adDin), un immense traité théologico-mystique dans lequel tous les thèmes de sa doctrine sont traités avec concision. Pendant dix ans, dira-t-il, une voix intérieure murmura à son oreille : « Allons, partons pour ce long voyage, car il ne reste de la vie terrestre que peu. Entre tes mains, le choix du départ, car ce que tu possèdes aujourd’hui n’est qu’illusion, autant la science que l’œuvre. Si tu ne te prépares pas à l’instant à ta vie ultime, quand le feras-tu ? » Au plan mystique, son voyage initiatique vers Damas et la Syrie – que les Arabes appellent aussi Cham – fut crucial. On lui dit : « Qu’as-tu fait de ton temps dans le pays du Cham ? – La prière, le vide, la méditation, la prière de nouveau. » Lors de son cheminement, Al-Ghazali, en mystique et non en philosophe, étudie les œuvres des meilleurs représentants du soufisme d’alors, Al-Makki, Al-Muhassibi, Al-Jûnayd, Ach-Chibli, Al-Bistami. Après ce long détour par la théorie, Al-Ghazali s’abandonnera définitivement à la gnose mystique, à l’écriture d’introspection et aux oraisons devant quelques disciples, les seuls à pouvoir être témoins de son ascèse. Son approche, qui suppose une vraie compréhension des phénomènes sociaux et collectifs, voire une participation active au réel, implique des actes concrets, comme le choix d’un métier, la responsabilité d’une famille et l’obligation de transmettre aux disciples le fruit de ses cogitations. Ce cheminement induit une maïeutique complexe qui, tel un fil d’Ariane, s’impose à l’activité d’une confrérie (tariqa) ou d’un couvent (khanga), ce dont le vocabulaire mystique n’est au fond que la transposition : goût (dhawq), états (ahwal), attributs (sifat), etc. Telle est l’attitude de celui qui veut atteindre les sommets de la mystique. Seule la crainte d’Allah (taqwa) est en mesure de l’aider à avancer. A son tour, cette crainte requiert la croyance totale (yaqin) en Dieu, bien sûr, mais aussi au Prophète et au Jour dernier. Al-Ghazali témoigne dans ses écrits de sa période de doute et d’hésitation. Tiraillé entre une existence

confortable de maître à penser et d’exégète reconnu et une vie de privations et de retraite spirituelle, il lui faudra arbitrer ce dilemme constitutif à la fois de la démarche qu’il a choisie, et de son œuvre propre. Précisément, c’est dans la conciliation de ces deux extrêmes, et dans la transition qu’il y a entre le fait public et l’intuition individuelle, qu’AlGhazali va progressivement inscrire l’une des œuvres les plus stimulantes de la théologie et de la mystique musulmanes. Il prend le dessus sur les avantages matériels et les plaisirs profanes que le grand maître a connus à Bagdad. De là, sans doute, date la rédaction de son autre ouvrage important, La Délivrance de l’erreur (Al-Mûnqidh min ad-dhalal), plus autobiographique que le précédent et, partant, plus personnel. On y trouve l’essentiel de la pensée philosophique d’Al-Ghazali, ses thèses et ses opinions religieuses. En définitive, Al-Ghazali a-t-il été un mystique, un extatique, un maître soufi ou seulement le grand théologien prémoderne qui a réussi l’exploit d’être à la fois un réformateur de son temps et l’érudit le plus orthodoxe de la tradition musulmane, opérant ainsi la synthèse de l’innovation et de la tradition ? Il faut relire cette phrase étrange de son Ihya Ulûm ad-Din (Revivification des sciences de la religion), œuvre dense, riche et protéiforme que d’aucuns ont comparée à la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin et qui ouvre au croyant tous les arcanes de la foi : « Celui qui pousse à accepter un enseignement traditionnel et à éloigner de lui la raison est un être irréfléchi. » Mais pour les soufis, Al-Ghazali reste l’auteur de La Délivrance de l’erreur, malgré ses très fortes réminiscences sceptiques. Il incarne le maître soufi à l’éloquence contrôlée en public et qui, en privé, professe une autre vérité, plus ésotérique. C’est en tout cas l’opinion de l’un de ses successeurs les plus talentueux, le philosophe Ibn Tûfayl. Par sa facture et la montée en puissance de la connaissance de soi qu’elle constitue, La Délivrance de l’erreur aura plus de succès que ses soixante-dix autres opuscules. En Europe, l’ouvrage a été comparé aux Confessions de saint Augustin, son aîné de cinq siècles et, plus tard, à l’Apologie du cardinal anglais John Henry Newman (1801-1890). Aujourd’hui, Al-Ghazali est fêté comme le plus grand savant dans les domaines de la théologie et de la mystique. Cependant, ses contempteurs ont oublié la période très agitée de L’Incohérence des philosophes (Tahafût al-Falasifa), où Al-Ghazali chargea avec violence les philosophes

rationalistes qui l’avaient précédé, après avoir condamné miracles et fausses divinités. Il leur reprochait leur athéisme, car on ne pouvait être simultanément croyant et athée. Si aujourd’hui la tombe d’Al-Ghazali est vénérée comme celle d’un saint, ce n’est pas seulement en raison de son œuvre qui est vaste et dense, mais aussi parce qu’il a influencé l’ensemble de la pensée en Islam et même en Occident. Il a donné de la vigueur à la réflexion spéculative et des armes à la mystique. Mêlées l’une à l’autre, son œuvre, sa vie, son action, sa culture et même sa mort, à cinquante-deux ans, ont été extrêmement bénéfiques à la philosophie et à la mystique. En outre, Al-Ghazali aura été le premier théologien d’envergure qui a traité de front des questions aussi ardues que le doute, le repli réflexif sur soi et même la critique méthodique de la philosophie. Il disait : « Celui qui adopte la raison dans toute son étendue sans faire appel à la science coranique et à la sunna est lui aussi victime d’erreur (maghrûrûn). » Malgré tout, et c’est un paradoxe, l’une des postures intellectuelles les plus intéressantes d’AlGhazali est sûrement ce dialogue contrasté entre philosophie et théologie. Si l’on exclut le scepticisme, on se rend compte que dans le dispositif ghazalien la philosophie ouvre effectivement sur un horizon spéculatif et sur une contestation de l’ordre établi, tandis que la seconde, la théologie, qui semble plus efficacement l’arrimer à une foi personnelle, donne une image plus valorisée de la quête spirituelle, ce qui n’était pas le cas auparavant. En cela, il rejoint indirectement Averroès, son cadet d’un demi-siècle, une autre grande figure de la philosophie en Islam, qui aura tout le loisir de le méditer et de le commenter. L’avantage avec les grands mystiques, c’est la continuité qu’ils manifestent dans le domaine qui est le leur par excellence, la recherche de sens. Cette particularité est visible chez l’Andalou Muhyi-ad-Din ibn Arabi, qui naquit un demi-siècle après la mort d’Al-Ghazali, soit en 1165. Il mourut en 1240, non sans avoir laissé une œuvre majeure, dont son Traité de l’amour mystique, où il détaille les quarante attributs de l’état amoureux. C’est lui qui a dit que nous sommes issus de l’amour, que nous tendons vers l’amour et qu’entièrement nous appartenons à l’amour. Ibn Arabi est un mystique d’Occident qui a été fasciné et attiré par l’Orient. Né à Murcie, en Espagne, Ibn Arabi est mort à Damas où son mausolée y est encore vénéré. Il est le fils d’Ali ibn Mohamed, un Arabe andalou de bonne condition sociale et religieux sincère. Sa famille et son entourage

étaient influents au plan politique. Ibn Arabi lui-même aurait été un moment assez proche du roi de Murcie, un chrétien du nom d’Ibn Mardanich, au moins jusqu’à la chute de ce dernier avec l’occupation de Murcie par les Almohades. Lorsque la maison d’Ibn Mardanich succomba aux assauts des Muwahhidûn venus du Maghreb, le sultan de Séville, Abu Ya’qûb Yûsûf, almohade lui-même, offrit aussitôt l’asile au père d’Ibn Arabi, ce dernier étant alors encore jeune. Ce fut donc à Séville qu’il reçut sa formation initiale, à savoir l’apprentissage du Coran, la lecture et la récitation assonancée du Livre saint, qu’il complétera d’apports doctrinaux et d’exégèse. Dans Al-Futuhat al-maqqiya, que l’on traduit habituellement en français par Les Révélations mecquoises, Ibn Arabi raconte comment Averroès, alors au faîte de sa puissance, demanda à le rencontrer. Ils en furent troublés tous les deux, car Ibn Arabi promettait déjà beaucoup. Pour les érudits musulmans de son temps, le voyage vers l’Orient s’imposait comme un chapitre de l’initiation mystique et intellectuelle, surtout quand on naissait et que l’on habitait l’Andalousie et le Maghreb. Aussi, vers trente ans, Ibn Arabi quitta la péninsule Ibérique pour un long périple qui le mena de Séville à Tlemcen et Tunis, en passant par Tarifa, Ceuta et Fès. Il rentra à Séville en 1195 et repartit à Fès l’année d’après, puis à Marrakech et Bougie. Il séjourna à La Mecque (1201-1204), à Hébron, puis au Caire, et repassa par La Mecque en 1207. En 1210, il visita l’Anatolie et s’arrêta à Konya. On le signala ensuite à Bagdad, à Alep, encore à La Mecque, à Aqsaray et à Damas, où il demeura jusqu’à sa mort qui survient le 16 novembre 1240. Tous les mystiques s’accordent à dire qu’Ibn Arabi est l’un des plus grands gnostiques de tous les temps, ce qui lui valut le surnom flatteur de « Grand Maître » (Ach-Chaykh al-Akbar). D’autres surnoms ont été attribués à celui qui portait déjà un prénom prémonitoire : Muhyi ad-Din, ce qui signifie « le Revivificateur de la religion ». Il eut également d’autres surnoms : « le Soufre rouge » (Al-Kibrit al-ahmar), « le Mystique intellectuel », « le Théoricien de l’amour parfait » et finalement « le Défenseur de la doctrine de l’Unité » (ahadiyya), au sens d’unité à Dieu, tant il est vrai qu’Ibn Arabi était surtout connu pour sa philosophie moniste. Ces idées étaient déjà amplement répandues dans la péninsule Ibérique, au point que toutes les écoles qui émergèrent dans cette région et, au-delà de l’Atlas marocain, dans tout l’Islam, s’inspirèrent

directement du grand maître dont l’influence allait s’étendre jusqu’aux milieux chrétiens. Le théologien catalan Raymond Lulle (vers 1235-1315), dont on disait qu’il était franciscain, lira et commentera l’œuvre d’Ibn Arabi, qui va l’inspirer beaucoup. Il en est de même pour le Florentin Dante Alighieri (1265-1321). Son influence, enfin, a été tout aussi marquante au sein de l’islam, puisque la plupart des maîtres à penser du soufisme qui lui ont succédé en tant que « pôles » ont reconnu en lui le « Pôle des pôles » (Qutb al-qutûb). Ceux-là, on peut les citer : Qutb ud-Din Shirazi, Abdal-Karim al-Jili, Jalal ud-Din Rûmi ou encore, l’émir Abd el-Kader l’Algérien, qui fut longtemps enterré à Damas, à côté de celui qu’il considérait comme un maître, avant que ses cendres ne soient rapatriées en Algérie. Les islamologues européens tardifs, y compris ceux du XXe siècle, ont été impressionnés par l’étendue et la profondeur de son œuvre au point qu’A. J. Arberry va jusqu’à dire dans son Introduction à l’histoire du soufisme, paru au milieu du XXe siècle, que « pas un mystique venu après lui n’a échappé à son influence ». Grâce à ses écrits, on peut facilement reconstituer les moments clés de son initiation à un âge très précoce, autour de vingt ans, et fixer les jalons de sa doctrine unitariste (wihdat al-wujûd) qui s’affirmera au fur et à mesure de son avancement dans la voie. Sa philosophie de l’Unité de l’Etre est au cœur de toute sa philosophie. Elle est un rappel de sa philosophie moniste et de son panthéisme. Mais l’idée de savoir si Dieu était Un et que tout ce qui s’en éloignait n’était qu’une illusion recueillait plusieurs autres traditions soufies antérieures, dont elle formera la meilleure synthèse post-ghazalienne. Parmi ses nombreux travaux, il faut citer l’un des plus connus, La Sagesse des prophètes (Fuçuç al-hikam), Les Révélations mecquoises (AlFutuhat al-maqqiya) et L’Interprète des désirs (Turjuman al-Ashwaq), un recueil qui chante l’amour divin. Dans le premier de ces trois livres, Ibn Arabi écrit : « Les prophètes se servent d’un langage concret parce qu’ils s’adressent à la collectivité et qu’ils se fient à la compréhension du sage qui les entendrait. » Une idée qu’il précise plus loin : « De même, tout ce que les prophètes apportèrent de sciences est revêtu de formes accessibles aux plus communes capacités intellectuelles, afin que celui qui ne va pas au fond des choses s’arrête à ce vêtement et le prenne pour ce qu’il y a de plus beau, tandis que l’homme

de compréhension subtile, le plongeur qui pêche les perles de la Sagesse, sait indiquer pour quelle raison telle Vérité divine se revêtissait de telle forme terrestre… » Pourtant, la question qui lui tient à cœur est bien celle de l’amour, amour divin certes, mais qui présente tant de caractéristiques communes avec l’amour profane : « L’amour pour Dieu, explique-t-il dans Les Révélations mecquoises, reste un problème réduit à quatre hypothèses : 1°, aimer Dieu pour Lui ; 2°, aimer Dieu pour nous ; 3°, l’aimer pour Lui et pour nous à la fois ; 4°, l’aimer, mais ni pour Lui ni pour nous. Et ici surgit une nouvelle question, à savoir, quel motif peut-on supposer, à notre amour pour Dieu, si après avoir affirmé que nous l’aimons nous ajoutons que ce n’est ni pour Lui ni pour nous, ni pour les deux à la fois ? Quel sera ce quatrième motif ? Telle est la question… » La tombe d’Ibn Arabi à Damas continue à être un point de convergence pour tous ceux qui sont épris de théosophie musulmane. Toutefois, pour ceux que l’image un peu abstraite d’Ibn Arabi surprend et déroute, voici le récit d’une autre vie, celle de Rûmi, qui aurait pu être le disciple rêvé d’Ibn Arabi, ou son compagnon de route, puisqu’ils vécurent quasiment à la même période. En effet, maître soufi par excellence, Jalal ad-Din Rûmi (1207-1273) a laissé une œuvre d’enseignement mystique dynamique et étendue en tout point comparable par son importance à celle d’Ibn Arabi. Composé de vingt-cinq mille distiques, son Mathnawi traite de l’Homme et du cosmos, de la mystique, de la science, de la cosmologie et de la psychologie. Sa « complainte du roseau » en particulier est l’une des plus citées, qui ouvre le Mathnawi. Chez Rûmi, la flûte en roseau (nay) symbolise l’âme désespérée de ne pas être en liaison avec le divin créateur, dont elle a été abusivement séparée. Elle est ici un corps organique traversé par la vie, le souffle du mystique. Selon certains soufis, la flûte à neuf trous – souvent utilisée dans les cérémonies de dhikr, en particulier chez les derviches tourneurs – représente l’architecture à neuf degrés des états spirituels, à savoir la Poitrine, le Cœur, la Crainte, l’Intérieur du cœur, l’Eden, la Viesang, l’Enveloppe du cœur et la Conscience. Quant au neuvième, le poison et la thériaque, il est évoqué à la fin du poème quels sont les deux versants de l’extase mystique, l’ivresse de l’arrachement au monde profane d’un côté ; de l’autre, la douleur inconsolable de ne jamais se trouver à bonne distance de Dieu.

Au panthéon de la gnose, Rûmi reste l’un des soufis les plus imposants de toute l’histoire de l’islam. Son nom et surtout son action sont encore vivaces dans les pays qui entourent la Turquie, son pays d’adoption, et plus particulièrement les terres arides d’Anatolie. Il en est ainsi des pays de la Caspienne, de l’Iran, de l’Afghanistan et d’une partie du ProcheOrient. Il fait partie du carré de tête des mystiques prestigieux comme AlGhazali, Ibn Arabi ou Al-Hallaj. Appelé Mawlana – Mevlana, en turc –, Rûmi est, entre autres, le fondateur de la confrérie des Mevlévis, dont le couvent principal (tekke) est à Konya, qui donnera ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de derviches tourneurs. La légende s’est emparée de ce personnage hors du commun pour tracer de lui un portrait haut en couleur et qui combine de manière singulière la mentalité de son pays d’origine, l’Iran – il est né à Balkh –, à la mentalité de son pays d’adoption, la Turquie, où il est arrivé jeune, et qui est aussi le pays où il est enterré – à Konya, en Anatolie, là même, en effet, où il est encore vénéré tel un saint. Son œuvre maîtresse, le Mathnawi, est un poème mystique, un poème-fleuve que les lettrés apprennent parfois par cœur. C’est ainsi que les lettrés iraniens honorent encore aujourd’hui leurs maîtres soufis comme on le ferait de grands poètes : Abu Yazid Bistami (VIIIe siècle), Farid al-Din Attar (1119-1190), Mulla Sadra Shirazi (15721640). Farid al-Din Attar, en particulier, est l’auteur d’une œuvre imposante. Dans ce contexte, la force d’inspiration de Jalal-ad-Din Rûmi est si grande et son Mathnawi tellement singulier qu’il n’est pas rare de trouver des Iraniens cultivés si épris de ses vers qu’ils en sont émus jusqu’aux larmes à leur simple lecture. Si la traduction française en rend mal la délicatesse, on peut être sûr que la richesse ornementale de sa poésie mystique permet à certains auteurs de broder des heures sur le même thème, sa perception et l’émotion qui en résulte. Ce sentiment de plénitude a aussi, en creux, son pendant, la finitude (al-fana). O résurrection soudaine, ô miséricorde infinie ! O toi qui dans le buisson des pensées as jeté le feu, Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé telle la clé d’une prison. Tu es venu chez les pauvres comme une aumône, pareil à la grâce divine. Toi le chambellan du soleil, toi nécessaire à l’espoir,

Tu es le but et le chercheur, tu es la fin et le commencement, Tu es apparu dans les cœurs, tu as orné les pensées. C’est toi qui présentes la demande, et c’est toi aussi qui l’exauces. O donneur incomparable de vie, ô joie de la connaissance et de l’action, Tout le reste n’est que prétextes et fourberies : ce sont des maux, c’est toi le remède. (In Odes mystiques de Jalal ad-Din Rûmi.)

Appelé couramment le maître de l’illumination (shaykh al-ichraq), Shihab ad-Din Suhravardi reste l’un des maîtres soufis les plus représentatifs de la pensée libre de l’islam chiite. Ses prises de position, ses écrits (dont le Kitab hikmat al-Ichraq, Le Livre de la sagesse et de l’illumination) et son approche de la mystique lui ont aliéné les autorités du califat, après qu’il eut bénéficié de leur protection. Le moment charnière entre cette période, que l’on peut appeler classique, et nos temps actuels est marqué par le grand débat de la réforme (islah), également appelé Nahda, « Renaissance ». En effet, les initiateurs de ce mouvement ont été considérés un moment comme de véritables figures de proue de l’islam. Ces réformateurs ont pour noms : Jamal adDin al-Afghani (1839-1897), Mohamed Abdouh (1849-1905), mais aussi Tahtawi (1801-1873), Sayyid Ahmad Khan Bahadur (1817-1898), Mohammed Rachid Ridha (1865-1935), Chakib Arslan (1869-1946), AlKawakibi (1848-1906), Mohammed Iqbal (1877-1938) et, sur le tard, Michel Aflak (1910-1989), Malek Bennabi (1905-1973) et d’autres. Cependant, la pensée réformiste, qui annonçait la Nahda proprement dite, avait été lancée plus tôt, par Khayr-Eddine (1822-1889). Ce mouvement animé par des penseurs musulmans souvent laïcs, arabes musulmans et arabes chrétiens remettait en question les anciens prédicats religieux et contestait sur le fond et la forme, c’est-à-dire constitutionnellement et politiquement, la suprématie des Ottomans et leur mainmise sur une grande partie des terres arabes. Au même moment, l’appétit de plus en plus aiguisé des puissances occidentales pour le monde arabe se précisait, ce qui allait retarder presque mécaniquement la restructuration politique prônée par les intellectuels. A voir cet épisode et sans en justifier a posteriori l’échec, on se rend compte que, si les idées fusaient de partout, la marche de l’histoire, elle, n’était pas favorable à la Réforme. C’est le moins que l’on

puisse dire, car les puissances occidentales voyaient d’un mauvais œil l’émancipation rapide des peuples de cette région, ce qui aurait sans aucun doute mis en péril leurs objectifs. Aussi, au moment où l’Empire ottoman se mourait, d’autres maîtres exogènes se profilaient. De son côté, et seulement pour la nouvelle patrie turque, Mustafa Kemal reprenait à son compte quelques items de modernité tels qu’ils étaient déjà conceptualisés par les réformateurs égyptiens et syro-libanais, mais leur impact fut strictement national. Quoi de plus normal, puisque la Turquie vivait encore sur le prestige de la Sublime Porte. Elle était la seule oasis où, malgré des traités contraignants et des alliances incertaines, les gouvernants initièrent une véritable politique nationale. Juste retour des choses, cependant, le balancier de la réforme allait toucher la plupart des pays musulmans qui justifiaient alors leur autocritique par des velléités d’autonomie. Khayr-Eddine, par exemple, est de ceux-là. Cet homme d’Etat tunisien, d’abord captif des Balkans élevé au sein du palais, deviendra au crépuscule de sa vie un grand vizir attaché au palais ottoman. Sa personnalité et son franc-parler l’ont aidé à établir un diagnostic (amer) sur la déliquescence du monde musulman dans la seconde partie du XIXe siècle. D’où son livre, Réformes nécessaires aux Etats musulmans (1867), qui pose clairement les termes du débat, à savoir transcender au plus vite la longue phase d’introspection et de dolorisme arabo-turcomusulman. Pour lui, il n’y a pas d’autre issue à l’immobilisme qui menace les pays musulmans et qui leur interdit de rêver. Les animateurs de la « Renaissance arabe » ont souvent récusé la pertinence, donnée comme indispensable, du régime califal, responsable selon eux de la décadence de l’islam, de son ordre, de sa morale et de sa pensée. D’ailleurs, plusieurs souverains musulmans de leur temps, comme Selim III (1789-1807) ou Mahmud II (mort en 1839), et surtout Muhammed Ali, khédive d’Egypte, dit Méhémet-Ali (1805-1849), soutinrent ces réformes en despotes éclairés, soit en les anticipant, soit en les accélérant. L’Aufklärung était indispensable, à condition de ne pas imiter servilement celle des Lumières européennes. Aujourd’hui, en dépit de quelques avancées notoires, le combat des Lumières est en Islam à l’endroit même où Voltaire l’avait laissé pour l’Europe : conservatisme de la société, place prédominante de Dieu, mainmise de la mosquée sur les consciences. Depuis lors, et jusqu’à nos jours, les droits de l’homme et du citoyen, l’autonomie du sujet et sa

responsabilité politique et, d’une certaine façon, la liberté, sous toutes ses formes, sont encore à construire. Une telle révolution ne peut se faire sans un apport constant de concepts novateurs que les musulmans puissent s’approprier. Pour nombre de ces réformistes, il s’agit d’adapter le texte du Coran aux réalités d’aujourd’hui, sans pour autant altérer la foi de chacun. Selon eux, ce travail devrait mettre en évidence que l’ordre de la Raison n’est pas incompatible avec celui de la foi, l’une et l’autre agissant en effet à des niveaux parfaitement distincts. Dans ce paysage, une expérience unique a surgi des solitudes de l’Arabie. Loin de toute réforme « positiviste », orientée comme ci-devant vers le progrès historique et la marche du temps tel que l’Occident l’a déjà institué avec le siècle des Lumières et l’industrialisation, voici l’itinéraire de Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1791 ou 1792), un prédicateur musulman devenu fameux grâce à un ancrage mixte de mystique et de politique. Si l’on met de côté l’objection idéologique, on peut dire que cet homme a changé le visage de l’islam, d’abord en Arabie et en son Najd natal, ensuite dans un grand nombre de pays. Après une formation religieuse à Médine et un bref séjour à Bassora et à Bagdad, il revient à Al-‘Aïnah, le village de ses parents, où, directement inspiré de plusieurs théologiens hanbalites – disciples d’Ibn Hanbal (780-855), Ibn Taymiya (1263-1328) et Ibn Qayyim al-Jawziyya (mort en 1350), dont il aurait lu et médité l’œuvre –, il se met à prêcher le retour à la religion, basé sur le seul Coran qu’il considère comme une constitution et un programme politique. Selon lui, même la sunna (corpus théologique et pratique des anciens) doit être assujettie à la Parole révélée, et ne jamais la contredire. Sa mission de prédicateur prend une tournure nouvelle, nettement plus « prophétique », lorsqu’il est exilé à Dar’iyya où il fait la rencontre de l’émir du Najd, Muhammed ibn Saoud. Le théologien fondamentaliste et le rusé politique, après avoir conclu une alliance dès 1744, cherchent à renverser le pouvoir largement fragilisé qui règne sur les tribus de la péninsule Arabique, à l’instar des petits rois qui exerçaient leur double tutelle égypto-ottomane sur les Lieux saints. Face à cette union sacrée, l’Arabie centrale ne tarda pas à être gagnée par la fièvre wahhabite. Tout proches, l’Irak et la Syrie commencèrent à écouter cette voix nouvelle venue du grand désert voisin. Alertées, les autorités ottomanes envoyèrent des émissaires à Mohammed Ali Pacha, leur gouverneur en Egypte, pour mettre fin à cette

révolution des ascétiques du Najd et du Hedjaz. Plusieurs campagnes militaires furent organisées et envoyées en Arabie centrale dans le but affiché de mettre fin à l’influence toujours grandissante des Wahhabites. Mais lorsqu’en 1841, les troupes égypto-ottomanes se furent retirées, les prédicateurs wahhabites reprirent du service. Dès lors, il s’est agi pour eux de lancer les bases d’un nouvel Etat, celui de la famille des Ibn Saoud, ce qui se produisit en 1926, c’est-à-dire peu de temps après la déliquescence du pouvoir central à Istanbul. C’est d’ailleurs à cette période, entre 1915 et 1918, que remonte l’activisme en faveur des Ibn Saoud d’un agent anglais de l’Intelligence Service, l’écrivain Lawrence d’Arabie (1888-1935). Les idées du théologien Muhammad ibn Abd al-Wahhab se propagèrent dans tout le monde musulman, de Marrakech, où elles influencèrent l’action du sultan Sidi Mohammed ibn Abd Allah (17571790) jusqu’en Inde, en passant par la propagande d’Ali Senoussi (17871870) en Libye, ou par le mahdi soudanais Mohammed ibn Ahmed (18441885). Aujourd’hui encore, à quelques détails près, et bien que contestée, la doctrine rigoriste de Muhammad ibn Abd al-Wahhab inspire l’action gouvernementale du royaume d’Arabie saoudite. C’est au nom de cette philosophie que des milliards de pétrodollars ont été investis durant plus de soixante-dix années pour la construction de mosquées d’obédience wahhabite dans tout le monde musulman. C’est aussi cette philosophie qui inspire dans le pays les actes diplomatiques, les usages juridiques et politiques, la division du travail, la ségrégation des sexes. Muhammad ibn Abd al-Wahhab a laissé quelques ouvrages de doctrine, dont le Kitab at-Tawhid (Le Livre de l’unicité de Dieu) où il est question des Kabaïr, fautes majeures et péchés véniels à ne jamais commettre, ainsi que du respect absolu des droits du Seigneur Dieu sur tous les autres droits. Progressivement, ce mouvement wahhabite a affecté l’ensemble des représentations liées à l’islam. Celles-ci ont profondément transformé le visage de la religion du Prophète au cours du XXe et depuis le début du XXIe siècle. Voici un bref extrait de l’Epître wahhabienne (Rissala wahhabiya), telle qu’elle est traduite par Alexandre Chodzko dans le Journal asiatique, il y a un siècle et demi de cela, c’est-à-dire au moment même où le nouveau fondamentalisme religieux prenait son envol : « Sache, que Dieu te bénisse, que le culte professé par Ibn Hanifa est le seul orthodoxe et identique avec celui d’Abraham. Il consiste à

servir Dieu par une religion pure, telle que Dieu la prescrivit aux hommes, en les créant uniquement pour elle. Dieu le Très-Haut en parle lui-même en ces termes : “Je n’ai créé les hommes et les génies qu’afin qu’ils me servent.” » (Coran, LI, 56.) Le mouvement wahhabite séduit essentiellement pour sa conviction réaffirmée de l’unicité de la Création et de l’union mystique de l’Homme à Dieu. C’est ce que nous lisons dans la suite de cette épître, fort bien traduite du fait même de la neutralité relative du traducteur : « Après que tu auras appris que Dieu a créé ses serviteurs dans le but de se faire servir par eux, sache aussi que ce service ou cette dévotion ne s’appelle ainsi que parce qu’elle doit avoir pour objet Dieu seul et unique (tawhid) ; de même que la prière ne se nomme prière que parce qu’elle doit être accompagnée des purifications prescrites par la loi. Tout alliage hétérogène (chirk) en détruit la pureté primitive. Un atome de souillure quelconque (hadat), introduit dans de l’eau ou du sable dont on se purifie, suffirait pour anéantir tout ce qu’il y a de méritoire dans cet acte. A plus forte raison, vouloir associer quelqu’un à Dieu, c’est-à-dire faire participer celui-là au culte, dont nous ne sommes redevables qu’à celui-ci, serait méconnaître étrangement ce culte, en le marquant au sceau de l’idolâtrie. » L’épître continue, entièrement consacrée à cette question du tawhid, c’est-à-dire l’obligation faite au croyant de refuser toute idolâtrie et de ne voir que Dieu, et Lui seul. Dans son ouvrage principal, Muhammad ibn Abd al-Wahhab prônait un rigorisme religieux qui, en accentuant la soumission du croyant, radicaliserait l’observance de la matière religieuse enseignée par Abou Hanifa (700-767), Ibn Hanbal (780-855) et leurs successeurs. Mais le wahhabisme a ouvert la boîte de Pandore, donnant ainsi lieu à des dérives extrêmement contestables sur le fond et la forme, comme la prédication tous azimuts indépendamment de la réception parfois extrêmement négative de l’islam par les populations locales. Le salafisme, qui est un mouvement théologique qui prône clairement l’allégeance aux « Pieux ancêtres » (as-salaf as-salah, d’où le mot salafisme), entretient avec le wahhabisme une proximité fusionnelle. Cette propension est partagée avec d’autres mouvements piétistes, comme le Tabligh (« la transmission du Message ») fondé par Mohamed Ilyas al-Kandahlawi (1887-1948) ou les Frères musulmans de Hassan alBanna (1906-1949), qui se distinguent les uns des autres non pas par leur

objectif final – l’établissement d’un Etat islamique sur les anciennes bases du califat –, mais seulement par le chemin pour y parvenir, la tactique employée. Depuis cinquante ans (bientôt cent ans pour les Frères musulmans), tous ces mouvements se sont substitués aux Etats-nations, très défaillants, pour imprimer progressivement leur marque éculée aux comportements collectifs les plus significatifs des musulmans. Si l’habillement des femmes et la longue barbe des hommes en sont le signe le plus visible, les habitudes alimentaires, les usages au sein de la famille et l’image que les musulmans se font d’eux connaissent aujourd’hui une transformation fulgurante. Du reste, rappelons que l’attitude adoptée par ces « Pieux ancêtres », relayée par des théologiens orthodoxes comme Sayyid Qotb (1906-1963) ou Abou Bakr Djaber al-Djazaïri (né en 1921), a inspiré toute une génération d’éducateurs musulmans chargés de transmettre les valeurs morales de l’islam, et de sévir en cas de manquement à la règle établie. Depuis peu, le côté piétiste l’a emporté sur l’exemplarité des Ancêtres, d’autant que l’islam, idéologisé et inquiet, a forgé des règles immuables qui étouffent toute initiative personnelle. Né à la fin du XVIIIe siècle, mais remis au goût du jour dans les années 1980 et 1990, le salafisme est à la fois une doctrine particulière de l’islam, un moyen de transmission de la religion du Prophète et un code moral rigoriste. Le pays qui l’a popularisé est l’Arabie saoudite, mais les pays qui l’appliquent désormais sont plus nombreux : Soudan, Yémen, Egypte, Afghanistan, Pakistan et Inde, où vivent quelque cent millions de musulmans.

5 À l’épreuve de la vie : philosophes et médecins Longtemps la philosophie fut la reine des disciplines en Islam et le creuset dans lequel naissaient ou s’affirmaient tous les savoirs. Il n’était pas rare que tel savant des sciences médicales se risque à être aussi philosophe. L’inverse est moins fréquent. Les exemples sont légion : Avicenne et Avenzoar (connu sous le nom arabe d’Ibn Zuhr, mort en 1162), qui fut l’ami d’Averroès, sont médecins, philosophes et religieux. Dans les faits, si la philosophie grecque se percevait comme une entité pleine et complète depuis les débuts de la connaissance humaine, la philosophie musulmane, elle, avait vocation à être une médiation entre les mondes profane et sacré, entre le matériel et le spirituel, entre le corps, l’esprit et l’âme. Tous les penseurs et savants dont on va ici dérouler l’itinéraire n’étaient jamais coupés de la réalité. Les mécanismes d’apprentissage et l’approche encyclopédique des universités et autres medersa formaient en effet des penseurs polyvalents. Car il ne s’agissait pas seulement de diriger sa vie et d’acquérir des connaissances : être philosophe, penseur ou théologien, dans le monde musulman, consistait avant tout à embrasser le savoir humain, à faire le bien et le mettre au service du souverain, et partant de toute la société. Parfois, en outre, l’on s’adonnait au travail de l’historien, de l’astronome ou du philologue. Le savoir était un corpus de connaissances que tel maître transmettait à un ou plusieurs disciples à la fois. Chaque maître était chargé de veiller sur ses disciples, et ne donnait son blancseing que lorsqu’il les estimait suffisamment avertis, et très pénétrés de leur art. Cette exigence était poussée très loin, car les médecins fraîchement admis à leur examen final (ijaza) prenaient la relève de leurs

maîtres auprès des seigneurs et des puissants. La responsabilité de l’un et de l’autre était donc pareillement engagée. Les futurs praticiens ne recevaient pas toujours de diplômes à proprement parler ; leur compétence s’élaborait au terme d’un cursus long et complexe. Au temps de l’Islam classique, l’enseignant débutant était interrogé par ses propres étudiants, sous le contrôle avisé des maîtres. Lorsque les réponses qu’il donnait au feu roulant des questions n’étaient pas celles que les solliciteurs attendaient de lui, il était renvoyé devant ses anciens formateurs. Il semble qu’Abou Hanifa (mort en 767), qui deviendra plus tard un théologien réputé, ait connu cette situation, lorsque, très jeune, il fut renvoyé à sa medersa pour compléter ses connaissances. Tous les grands noms de la philosophie et de la science ne sont pas traités ici. Certains, par leur absence remarquée, montrent combien le choix a été draconien. Il en est ainsi d’As-Sufi (Xe siècle), célèbre astronome de Chiraz, qui travailla à déterminer la durée exacte des saisons, ou d’Ibn al-Haytham (dit Alhazen, 965-1039), qui était un philosophe et un mathématicien émérite, même si son nom a été durablement associé à deux disciplines voisines : l’optique et l’astronomie. On dit que ses travaux sur les éclipses ont amélioré les observations de Galien, d’Euclide et de Ptolémée. La chirurgie s’enorgueillit aussi de l’œuvre d’Abul-Qassim az-Zahrawi (dit Abulcasis, mort vers 1013), qui fut une figure marquante de Cordoue. Ibn Miskawayh (mort en 1030), néoplatonicien et moraliste, et Ibn Hazm (994-1064), juriste zahirite, furent également des penseurs émérites. L’un des livres d’Ibn Hazm, Le Collier de la colombe (Tawq al-hamama), célèbre l’amour au temps de l’Andalousie musulmane. Avempace (Abu Bakr Mohamed ibn Bajja, mort en 1138) était médecin, Ibn as-Sid al-Batalyûsi de Badajoz (1052-1127) philosophe et grammairien, Abu Ishaq az-Zarqali (ou Azarquiel et Arzachel, mort en 1087) astronome de renom. Enfin, parmi les noms qui auraient pu figurer dans ce prestigieux florilège, il y a Nasir ad-Din Tûsi (1201-1274), qui fut le fondateur de l’observatoire de Maragha, dans l’Azerbaïdjan actuel et que Hulagu (1217-1265) fit construire en 1259. A la frontière de la littérature et de la philosophie, plusieurs noms se distinguent aussi, en particulier ceux d’Al-Mutanabbi (915-965) et d’Abu al-‘Ala al-Maari (973-1058). Ecrivain et philosophe d’origine syrienne, ce dernier était considéré comme un sceptique dont la pensée et l’action

attentaient au bien-fondé de certaines conceptions inamovibles en islam. Al-Mutanabbi, littéralement : « Celui qui a prétendu être prophète », fut, lui, soupçonné d’avoir voulu inventer un autre Coran, ce qui aurait été une profanation de la parole sacrée. Il faut savoir que l’un des dogmes fondateurs de l’islam n’est rien de moins que l’« inimitabilité » du Coran (i’jaz), ainsi qu’il est rappelé dans plusieurs sourates, dont la deuxième, au verset 23, la dixième et la onzième aux versets 38 et 13. On prête à AlMutanabbi cette phrase : « Adore Dieu, non sa créature, la Loi asservit quand la raison libère. » Si de tels propos paraissent aujourd’hui répondre aux conditions minimales de la pensée, ils étaient loin de faire l’unanimité au Xe siècle, c’est-à-dire au moment où l’islam cherchait à inscrire dans le marbre les normes et valeurs qui le constituaient. Parmi les grandes figures de l’islam, Mohamed ibn Mûsa alKhuwarizmi, dit Algorismus, est un des rares qui a connu de son vivant la reconnaissance de ses pairs. Mathématicien puissant, Al-Khuwarizmi est né en 780 à Khwarizm, en Perse, d’où son nom, et vivait au temps du calife Al-Ma’mûn, l’un des protecteurs les plus engagés en faveur de la corporation des gens de lettres, des savants et des poètes que la dynastie abbasside de Bagdad ait jamais connue. Al-Khuwarizmi est mort vers 850, au milieu du IIIe siècle de l’hégire, à un moment où l’islam commençait à se doter d’un codex contraignant, la charia. La communauté musulmane (Umma) est censée aujourd’hui encore respecter les règles de droit établies au cours de cette lointaine période. On ne sait pas grand-chose de la jeunesse du futur grand savant, mais son œuvre dans le domaine des mathématiques, de la géométrie surtout, l’a imposé à l’ensemble de la communauté scientifique de son temps. C’est en géométrie qu’il excella. D’ailleurs, les Latins ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils lui attribuèrent la paternité de l’algorithme, procédé systématique du calcul que tous les lycéens du monde connaissent. On lui doit aussi le mot « algèbre » (al-jabr), car il est le premier à l’avoir utilisé dans l’un de ses ouvrages, intitulé Maqalah fil hisab, al-jabr walmûqabala (Epître sur le calcul de l’algèbre et des comparaisons). On lui prête aussi l’introduction des chiffres indiens, devenus chiffres arabes depuis que Jean de Séville, au XIIe siècle, a traduit son traité sous le titre de Liber alchoarismi. Al-Khuwarizmi a également introduit dans les mathématiques le zéro (çifr), qui est aussi d’origine arabe. Ainsi, à ceux qui doutent encore que l’islam puisse ne pas être porteur de dépassement

dans le domaine scientifique (et la tentation est très grande aujourd’hui), il faut opposer l’exemple presque parfait, exemplaire en tout cas, d’AlKhuwarizmi. A lui tout seul, ce chercheur passionné devrait ramener à la raison tous les histrions qui salissent la réputation des premiers savants musulmans au prétexte que la civilisation arabo-persane d’aujourd’hui serait bien en peine de concourir pour la médaille Fields. D’ailleurs, concernant AlKhuwarizmi, les études continuent. On pense qu’un aspect tout aussi déterminant de son œuvre n’a pas connu la fortune de son traité d’algèbre. Il serait notamment l’auteur d’un ouvrage, aujourd’hui perdu, consacré à l’écoumène, et dont le nom Kitab sûrat al-ard dit suffisamment l’intérêt qu’Al-Khuwarizmi avait éprouvé pour les sciences physiques et la géographie. D’autres auteurs lui attribuent, en outre, des études sur les calendriers, les astrolabes ou les cadrans solaires. A la même époque vécut Al-Kindi. Reconnu comme étant le « père » de la philosophie musulmane, sans en être toutefois ni le plus puissant ni le plus célèbre représentant. Alors même que les Arabes en firent le « philosophe des Arabes », Al-Kindi, dit aussi Alchindius et Alkindus (mort entre 860 et 870), naquit à Koufa. Un pur Arabe, en réalité, dont le milieu social attestait de l’ancienneté, puisque son père fut le gouverneur de Koufa, une grande ville typiquement musulmane à l’époque où les Abbassides arrivaient au pouvoir à Bagdad. Il semble que ce soit le calife Al-Mahdi (mort vers 785), au IIe siècle de l’islam, puis Haroun Rachid (789-809), le célèbre calife des Mille et Une Nuits, et finalement Al-Ma’mûn (mort en 833), un autre de ses fils, qui furent ses premiers employeurs, à travers une nouvelle institution, la Maison de la sagesse (Bayt al-hikma). La grande intimité d’Al-Kindi avec ses protecteurs explique pourquoi il fut chargé par Al-Mu’tassim (mort en 842) d’être le précepteur de son fils Ahmad, ce qui était alors une fonction prestigieuse réservée aux seuls dignitaires du califat. Ainsi, les conditions de formation du jeune philosophe furent optimales, même si, semble-t-il, il aurait payé un lourd tribut, avec persécution à la clé et séquestration de bibliothèque, au temps du calife Al-Mûtawakkil (822-861). On ne sait pas grand-chose sur sa formation ni sur ses premiers maîtres, tout juste peut-on conjecturer un parcours extrêmement riche et élaboré. L’étude de son œuvre telle qu’elle est présentée par le Fihrist, un célèbre dictionnaire bio-bibliographique auquel Ibn an-Nadim (mort en

995), un libraire de Bagdad, aurait travaillé sa vie durant, montre qu’AlKindi était non seulement un philosophe dans la pure tradition arabe, mais aussi un scientifique et un traducteur. N’a-t-il pas « corrigé » la traduction de la Théologie d’Aristote menée sous la férule d’un érudit comme Na’ima al-Himsi ? Le Fihrist attribue ainsi à Al-Kindi quelque 241 titres, aujourd’hui perdus, outre les quelques textes qui furent traduits en latin. Y sont déclinées toutes les disciplines de la pensée, en particulier la philosophie, les mathématiques, l’optique, la médecine et l’astronomie. « Titre » ne veut pas dire « ouvrage » comme on l’entend aujourd’hui, soit une œuvre conséquente, structurée en plusieurs sections et requérant une introduction, une conclusion et des notes, mais un « écrit » qui porte généralement sur une question unique et qui tient en quelques pages. Parmi ses travaux, 22 titres sont consacrés à la philosophie, 23 à la géométrie, 22 à la médecine, 20 à la logique, 19 à l’astrologie, 17 à la polémique et 16 à l’astronomie. Le bibliographe égyptien Al-Qifti (mort en 1248), auteur d’une Histoire des savants (Tarikh al-hûkama), lui attribue 228 titres et Ibn Abi ‘Usaybia (mort en 1270) n’en compte pas moins de 280. Le fonds principal de cette œuvre si éclectique est conservé à la bibliothèque Aya-Sophia d’Istanbul. Le catalogue de cette institution met en exergue plus de 29 manuscrits, tous attribués à Al-Kindi. Enfin, plus de 61 manuscrits rédigés en arabe et consacrés à diverses disciplines (philosophie, météorologie, astronomie/astrologie ou musique) sont disséminés dans plusieurs autres bibliothèques du monde. Pour la plupart, on peut les trouver sous forme d’épîtres philosophiques publiées par différentes maisons d’édition arabes. Al-Kindi vénérait tout particulièrement Aristote, via La Théologie et La Métaphysique, son disciple Platon et aussi Les Ennéades de Plotin. Plus que d’autres, cependant, c’est un ouvrage, De intellectu d’Alexandre d’Aphrodisias, qui l’aurait particulièrement influencé. Cependant, la discussion des matières s’inscrit toujours dans une confrontation plus ou moins nuancée de Platon et de son maître dès lors que le commentaire de leurs opinions en constitue toujours la plus grosse part. Ceci est particulièrement valable pour toutes les questions concernant l’intellect, l’âme, le rêve, la tristesse, la joie, le corps, la pensée, le bonheur, le malheur, la foi, la raison, le sensible, etc.

Al-Kindi, premier philosophe arabe dans un contexte musulman, fut un fervent partisan de la Raison. Peut-être même fut-il un adepte du mu’tazilisme, le fameux mouvement de libres-penseurs musulmans ? Selon Abdurrahman Badawi, auteur de l’Histoire de la philosophie en Islam, Al-Kindi a été « le premier à faire une synthèse originale entre la pensée grecque et la pensée religieuse musulmane ». L’auteur explique aussi qu’Al-Kindi a bâti un « système philosophique cohérent, basé sur la Raison pure et ne faisant appel à la Révélation que pour donner le change à une orthodoxie ombrageuse », tant il est vrai que l’humanisme musulman s’appuyait d’abord sur la rigueur des démonstrations et sur l’étendue des connaissances. Al-Kindi fut-il lui-même un grand maître ? Sans doute si l’on en juge par le nombre de disciples qui ont débattu de son œuvre et par le chiffre impressionnant de publications de valeur le concernant. Douze siècles plus tard, il est encore des étudiants en philosophie qui lui trouvent un rôle suffisant pour lui consacrer des mémoires et des thèses, et des philosophes professionnels – Browne, Munk, Badawi – lui ont accordé dans leurs propres ouvrages de larges chapitres. Indéniablement, le début de la philosophie rationnelle en Islam a trouvé là, sinon son « inventeur », du moins celui qui l’introduisit comme discipline à part entière dans le champ des savoirs arabes. Al-Kindi pouvait-il imaginer que peu de temps avant sa mort, vers 870, allait naître l’un de ses successeurs les plus éminents et les plus appréciés : Razi ? Non pas dans le même domaine, celui de la philosophie, bien que Razi ait aussi écrit des opuscules de philosophie, mais dans celui de la médecine. En effet, celui que nous connaissons sous le patronyme d’Abu Bakr Mohamed ibn Zakariya al-Razi, dit « Rhazès », est né à Rayy en 865, dans l’Iran actuel. Selon de nombreux auteurs arabes, ses premières activités, alors qu’il était encore très jeune, furent commerciales et artistiques : joaillier, changeur de monnaie, joueur de luth, alchimiste. Il lui fallut cependant s’instruire, travailler, apprendre, courtiser les maîtres, s’en inspirer. Les Arabes qualifient quelqu’un qui suit l’enseignement d’un autre : tatalmada, « il a été le disciple d’untel ». L’un d’entre eux fut Ali ibn Rahban, littéralement « Ali, fils du rabbin ». Plus tard, Al-Razi s’adonna à la médecine, activité dans laquelle il excella au point de se voir octroyer la direction de l’hôpital de Rayy, avant d’occuper le même poste et la même fonction à la tête de l’hôpital de

Bagdad, le fameux Bamaristan que le calife Al-Moqtadir inaugura vers 918. C’est dans cette fonction qu’Al-Razi allait peu à peu devenir le chef de file des médecins hospitaliers de Rayy, puis de Bagdad et, sans doute, « le plus illustre et le plus grand médecin de toute l’école arabe du Xe siècle » selon Abdul-Karim Chéhadé, auteur d’un ouvrage sur Ibn anNafis (1210-1288), le premier découvreur de la circulation pulmonaire. La réputation d’Al-Razi lui valut d’être appelé par le calife Al-Muktafi (mort en 907) pour diriger tous ses services médicaux. D’autres seigneurs, les grands du pays, firent appel à lui, soit parce que l’un des leurs était malade, soit qu’ils étaient eux-mêmes à la recherche de quelque savoir. A la fin de sa vie, Al-Razi rentra à Rayy, la ville où il avait débuté plus de quarante années auparavant. Il y installa une « université ouverte », institution califale réservée aux étudiants doués qui désiraient suivre ses cours. D’Al-Razi, nous gardons aujourd’hui un ensemble d’ouvrages essentiels : le Liber continens, comme on l’appelait au Moyen Age, s’appelle en réalité Al-Hawi, une immense encyclopédie médicale à laquelle Al-Razi a travaillé pendant des années, et qui a été traduite en latin dès le XIIIe siècle. Et d’autres ouvrages, comme le Kitab al-Mansûri (Liber ad Almansorem), réputé au Moyen Age, ou le Kitab al-Mûlûki. Tous deux ont été largement plébiscités et copiés durant les cinq siècles où la médecine musulmane fut à son apogée. Al-Biruni, que nous découvrirons plus loin, a compté jusqu’à 184 essais ou épîtres écrits par Al-Razi. Plus d’une cinquantaine sont consacrés à la médecine, les autres se répartissent entre les mathématiques, la philosophie, la théologie, la métaphysique et l’alchimie scientifique dont il sera le « précurseur », si l’on en croit Pareja, l’auteur-coordinateur d’Islamologie, un ouvrage collectif de plus de 1130 pages et que l’Imprimerie catholique de Beyrouth a publié entre 1957 et 1963. On l’aura compris, l’apport d’Al-Razi à la discipline d’Hippocrate fut très vaste, bien qu’il soit partiellement inaccessible. Son ouvrage le plus connu est Le Secret des secrets (Sirr al-asrar ou Secretum Secretorum). Un siècle plus tard, l’avènement d’Avicenne a annexé la puissance d’AlRazi, même si la personnalité hors norme d’Avicenne a dû trouver, dès le départ, ses marques et son souffle. Mais comment imaginer que les observations cliniques qu’Al-Razi exposait à voix haute au cours de ses consultations, mais dont il ne reste pour nous que des bribes, n’étaient pas

connues d’Avicenne, et amplement méditées ? Ensuite, sa façon de disposer les malades selon les types d’affections, ce qui de fait limitait la contagion, a fait de lui l’un des premiers épidémiologistes de l’histoire. Son approche innovante de la scarlatine et de la variole est transcrite dans un ouvrage que les arabophones connaissent sous le nom de Kitab aljadari wal-hasba et, jusqu’à nos jours, ses études sur la rougeole restent d’actualité. En grand érudit, Al-Razi agissait aussi sur le plan social et sur celui des croyances communes. Sa conviction et son attachement à la philosophie comme discipline mère par excellence en firent un homme de son temps, c’est-à-dire un érudit attiré par le chiisme, par l’ismaélisme et, bien entendu, le mu’tazilisme. Maintenant, n’y a-t-il pas plus périssable qu’une œuvre de médecine, une méthodologie clinique ou une gestion d’hôpital ? Certainement. Et pourtant, l’œuvre d’Al-Razi, comme celle d’Avicenne d’ailleurs, aura eu un impact tel qu’aux Xe, XIe et XIIe siècles, des universités comme Francfort-sur-Oder, Montpellier ou Bologne, ou encore les universités espagnoles, arabes et musulmanes, l’inscrivirent toutes dans leurs programmes. Au XIXe siècle, des observations liées à l’herboristerie et à la pharmacologie qui lui étaient attribuées couraient encore dans les recensions médicales. A la même époque qu’Al-Razi vivait un autre grand savant, Al-Farabi (870-950), également appelé Alfarabius et Avennaser. Ce fidèle continuateur d’Al-Kindi (iranien et non plus arabe) était un partisan d’Aristote, même si sa philosophie sera totalement singulière. Voici comment débute son livre le plus connu, son Traité des opinions des habitants de la cité idéale : « L’Etre Premier est la Cause Première de l’existence de tous les êtres. Il est pur, sans aucune imperfection, alors que tout autre que Lui ne peut être exempt d’un certain manque. » Abû Nasr Mohammed al-Farabi ibn Tarkhan est né à Wasij, un district qui dépend de Farab, situé à cheval sur les deux rives du Syr-Daria ou Iaxarte. Aujourd’hui, il serait de nationalité turkmène. La ville de Wasij est de construction ancienne, largement préislamique. Depuis le VIIe siècle, son nom est devenu Utrar, ce dont les géographes Ibn al-Faqih alHamadani (IXe siècle) et, plus tard, Ibn Hawqal (Xe siècle) témoignent dans leurs livres respectifs. On ne connaît pas avec exactitude sa date de naissance, tout au moins le jour et le mois, mais on sait qu’il est

turcophone, et que, peut-être, il descendait d’une ethnie turque installée depuis longtemps dans le Turkestan. Al-Farabi a appris l’arabe sur le tard, sans doute à Bagdad, où son intelligence est remarquée au point que Sayf ad-Dawla, souverain hamdanide d’obédience chiite, l’invita à le rejoindre au palais d’Alep où il fut fort bien reçu, devenant même, selon certains auteurs, « l’ornement de la cour ». En parallèle, il s’initie progressivement aux disciplines philosophiques auprès de maîtres confirmés, comme le philosophe chrétien nestorien Yûhanna ibn Haylan durant le règne d’Al-Moqtadir (908-932) ou, plus tard, au côté du traducteur Abu Bichr Matta ibn Yunus (mort en 972). Encore étudiant et désargenté, celui qui deviendra plus tard Al-Farabi travaillait la nuit pour s’adonner à sa passion le jour. Après sa mort, AlFarabi intéressera beaucoup les chroniqueurs et les historiens iraniens et arabes, en particulier Ibn Khallikan (1211-1282), Ibn Hawqal (Xe siècle) et Al-Mas’ûdi (vers 893-956). Son œuvre philosophique est volumineuse et compte plus de 140 traités, opuscules, épîtres, commentaires ou controverses. N’est-il pas le second maître (magister secundus), quand le premier maître (magister primus) n’est autre qu’Aristote lui-même ? La plupart de ses écrits portent sur Aristote et Plotin, dont il assure la continuité et même la fusion, mais Al-Kindi, Alexandre d’Aphrodisias, Porphyre, qui fut l’élève de Plotin, Ptolémée et Hippocrate figuraient également dans son champ d’intérêt. Al-Farabi était conscient du danger que la philosophie pouvait faire courir à la religion. Il le dit textuellement, notamment à propos de l’Eglise romaine : « Les évêques se réunirent, se consultèrent sur ce qu’on devait maintenir et ce qu’on devait abolir de cet enseignement. Ils décidèrent de maintenir l’enseignement de la logique jusqu’à la fin des figures non modales, et d’abolir l’enseignement de ce qui vient après, car ils y ont vu un danger pour le christianisme, et estimèrent que ce qu’ils permirent d’enseigner aiderait à fournir le moyen de défendre leur religion. Cette partie fut donc la seule à être exposée, tandis que le reste fut caché… » Al-Farabi n’est pas plus tendre avec l’islam, dont il voit le naufrage imminent du fait de théologiens ivres de puissance. S’il suit de près les méandres de la quiddité divine, c’est-à-dire la nature même de Dieu, au sein de la Parole révélée, Al-Farabi n’hésite pas à appeler à une transformation radicale des formes de pensée dans ce domaine. Pour lui, le bon souverain est le souverain philosophe, un « roi philosophe » en

quelque sorte, car seule la philosophie est apte à offrir aux hommes une cité idéale (al-Madina al-fadila). Il se méfie du « clergé » autoproclamé de l’islam orthodoxe, de son autoritarisme et des déviances qui s’ensuivent. Al-Farabi a été le premier à identifier le philosophe péripatéticien Andronicos de Rhodes, celui qui, en disciple du maître, organisa et structura l’œuvre d’Aristote. Chargé par l’empereur Auguste de réunir l’ensemble des œuvres éparpillées d’Aristote et de Théophraste, Andronicos avait retrouvé et complété la bibliothèque d’Apellicon de Téos (Ier siècle av. J.-C.). Strabon raconte que ce dernier, bibliophile passionné, avait réalisé une copie de la plupart des œuvres d’Aristote. L’ensemble fut déposé à Athènes avant que le dictateur Lucius Cornelius Sylla (– 138/– 78 av. J.-C.) ne décide de tout rapporter à Rome. Malgré tout, Al-Farabi a ses détracteurs, assez médiocres au demeurant. Ainsi, on trouve des « spécialistes » d’Al-Farabi au XXe siècle, mais aussi dès le XIXe siècle, tel R. Walzer, dans l’Encyclopédie de l’Islam, qui ont voulu réduire sa portée, notamment comme découvreur du patrimoine philosophique grec. Ils imaginèrent même d’hypothétiques ouvrages grecs, perdus évidemment, qu’Al-Farabi n’aurait fait que copier : « Très remarquable est la théorie de l’imagination et de la prophétie adoptée par Al-Farabi ; elle provient peut-être également de quelque ouvrage original grec perdu par ailleurs. » Quel ouvrage, quel philosophe, quelles idées auraient été pillées ? Aucune réponse n’a été donnée à ces questions, ni par ce savant supposé être au-dessus de tout soupçon en matière de rigueur et de documentation, ni par d’autres. Avicenne (980-1037) ou selon son nom latinisé, Avicenna, et hébraïsé, Aven Sina, s’appelait en fait Abu Ali Hussayn ibn Abdallah ibn Sina. Ce grand philosophe musulman d’origine persane, qui fut aussi un médecin fameux, est né à Afshana, non loin de Boukhara, pays d’où sa mère était originaire. Plus vénéré en tant que médecin – sans doute le plus grand que l’Islam ait jamais connu –, Avicenne est celui que la Sorbonne, à Paris, mais aussi Montpellier et Bologne ont plébiscité en dispensant son enseignement à tous les étudiants de médecine du XIe jusqu’au XVIIe siècle. Son livre Le Canon de la médecine (Kitab al-qanûn fit-tibb) a influencé des générations entières de médecins, et cela des siècles durant. Il en est de même de son Livre de la guérison (Kitab ach-chifa) que les Latins connaissaient aussi sous le nom de Sanatio.

Mais d’autres idées aviceniennes ont marqué durablement la philosophie : « Des thèses enfin à lui personnelles, rappelle Anne-Marie Goichon, dans un petit opuscule qui lui est consacré, ont été retenues dans la philosophie thomiste et dans la philosophie scotiste, et sont passées par là dans notre patrimoine occidental au point d’en être inséparables… » La carrière d’Avicenne a débuté alors qu’il avait à peine dix-sept ans. Sa bonne étoile, dit la légende, fut qu’à cet âge fort précoce il eut la main heureuse en prescrivant le bon médicament au prince régnant de Boukhara ! Avicenne, qui a fourni un nombre considérable de conseils cliniques, a décrit avec précision plusieurs affections cérébrales, comme la méningite, mais aussi l’apoplexie, les fièvres éruptives et la pleurésie. L’opinion d’Avicenne dans ce domaine complète celle de Galien et d’Hippocrate, qui organisent la nomenclature des médicaments en plusieurs classes et selon leur efficacité supposée. En ce temps-là, il n’y avait pas de médicaments de synthèse ni de séquençage précis des composants. Les médicaments principaux étaient souvent prélevés ou composés directement à partir des règnes minéral et végétal : l’absinthe, l’ammoniac, l’opium, le safran, le miel, l’anis, l’ail, l’oignon, la sauge, la marjolaine. Chaque potion avait ses vertus précises : stomachiques, diurétiques, fébrifuges, etc. Médecin réputé, Avicenne fut aussi « le premier philosophe de langue arabe » qui établit le système le plus complet en la matière. Ce point est clairement confirmé par Claude Cahen dans son Islam, des origines au début de l’Empire ottoman. Il écrit : « De toutes les disciplines pratiquées alors, la médecine a été la plus interconfessionnelle ; c’est aussi chez les médecins qu’on rencontre les attitudes les plus “philosophiques” et “matérialistes”. Bien entendu, Hippocrate et Galien restent les maîtres, mais corrigés, complétés par une expérience vivante que favorise le développement des hôpitaux… » Avicenne est mort non loin d’Hamadan. A cette époque, la dynastie des Samanides (819-999), qui était au pouvoir dans le Khorasan iranien, le prit en faveur et en fit un proche des princes, qu’il soignait au besoin. Appelé à des tâches politiques et administratives, Avicenne ne se départit pas de sa vocation médicale qu’il approfondissait alors en compagnie de ses premiers disciples.

En matière de science religieuse, Avicenne aurait eu une filiation ismaélienne : c’est du moins ce qu’en dit Henry Corbin (1903-1978), qui a étudié l’œuvre des plus grands savants de l’Iran. Outre le fait qu’il soit iranien par la naissance et déjà chiite quant à la doctrine, Avicenne aurait été extrêmement attiré par la gnose orientale, appelée ishraq. Le génie d’Avicenne, médecin polyglotte et l’un des plus célèbres dans cette discipline, a donc été de proposer une synthèse totale entre la philosophie orientale et le savoir grec (Galien, Platon, Aristote), deux univers que l’on croyait sinon totalement opposés, du moins disjoints. Là réside l’humanisme musulman de beaucoup d’érudits de cette période. Ainsi cette anecdote qui illustre bien sa personnalité : ayant eu entre les mains la Métaphysique d’Aristote, il dit avoir lu le livre des dizaines de fois de suite sans rien y comprendre. Mais dès l’instant où il prit connaissance d’un commentaire du philosophe Al-Farabi sur la question, il put tout comprendre, comme si, disait-il, des « écailles me tombaient soudainement des yeux ». Médecine et philosophie encore avec Abu Bakr Mohamed ibn Tûfayl (1110-1185 ou 1186), surnommé Abd al-Malik al-Qays, considéré comme le premier « vrai » philosophe arabe, musulman et andalou. Né à Cadix, en Espagne, et mort à Marrakech, Ibn Tûfayl suit d’abord une formation classique, structurée autour de l’apprentissage du Coran et de diverses matières connexes, comme la langue arabe, la grammaire ou la théologie. Il est connu en Occident sous le nom d’Abubacer, médecin et philosophe de Guadix, mais aussi vizir du gouverneur de Cordoue et, plus tard, confident du sultan almohade Abd al-Mu’min (mort en 1163). Ibn Tûfayl nous a laissé un livre majeur, un roman philosophique intitulé Le Vivant fils de l’Eveillé (Hayy ibn Yaqzan), ou Le Vivant et le Vigilant. Dans cette utopie philosophique, notamment adaptée par Pococke en 1671 sous le titre Philosophus autodidactus à la suite d’une traduction en latin de Moïse de Narbonne, Ibn Tûfayl invente, bien avant l’Anglais Daniel De Foe, auteur de Robinson Crusoé en 1719, un individu vierge de tout savoir – un enfant – qui grandit seul sur une île déserte et découvre une sorte de religion naturelle. L’enfant philosophe saura-t-il s’insérer dans la nature giboyeuse qui l’entoure, verdoyante, turgescente ? Saura-t-il surtout atteindre cette intuition rare d’un Dieu Un – celui du monothéisme ? Quel enseignement utile en tirera-t-il ? Très logiquement, l’enfant en vient, selon Ibn Tûfayl, à cette évidence selon laquelle il ne peut y avoir de

création sans créateur. La parabole est claire : il s’agit d’une synthèse ramassée de l’être humain en général, avec ses qualités morales et ses attributs corporels, mais qui préfigure aussi la nécessaire transmutation spirituelle d’une conscience dès l’instant où elle est orientée vers Dieu : « Parvenu à ce degré de science, écrit Ibn Tûfayl, il reconnut que la sphère céleste tout entière, avec tout ce qu’elle comprend, est comme un objet unique dont les parties forment un tout ; que tous les corps qu’il avait autrefois examinés, comme la terre, l’eau, l’air, les plantes, les animaux, et autres de même nature, y sont intégralement contenus, qu’aucune ne peut être en dehors d’elle ; que dans son ensemble, elle est tout à fait semblable à un individu d’entre les animaux : les astres brillants qui s’y trouvent répondent aux sens de l’animal ; les diverses sphères qu’elle contient, ajustées l’une à l’autre, en représentent les membres ou organes ; enfin, ce qui constitue, dans la concavité de cette sphère, le monde de la génération et de la corruption, joue le rôle qu’ont dans le ventre de l’animal les divers excréments et humeurs, dans lesquels assez souvent se forment aussi des animaux comme dans le macrocosme. » L’histoire de ce « philosophe spontané », Hayy ibn Yaqzan, fut traduite en français par Léon Gauthier, en 1900, sous le titre du Philosophe sans maître. Livre de philosophie pure, certes apolitique et en partie utopique, l’ouvrage pose les termes d’un débat original, celui du déterminisme humain par opposition – ou par contraste – avec le créationnisme divin des soufis et autres mystiques. Ce XIIe siècle musulman sera le plus riche en innovations de toutes sortes, en philosophie, en médecine, en poésie, en littérature, en découvertes. Il est, avec le XIe siècle, l’âge d’or de l’Islam, une sorte de siècle des Lumières avant l’heure. Aussi, après son concitoyen le mathématicien Al-Khuwarizmi, voici Umar Khayyam (mort vers 1123), astronome célèbre, directeur de l’observatoire de Merw autant que poète célébré pour ses quatrains libres sur l’amour, le vin et le scepticisme philosophique, mais encore ignoré en tant que mathématicien. Aux yeux des musulmans, Umar Khayyam n’est pas le chantre du carpe diem tel que l’Occident se plaît à le camper en baladin de l’amour, iconoclaste ou pessimiste dérouilleur de dogmes. Non, Umar al-Khayyam est cet autre personnage plus élaboré, plus fin et plus constant qui aura brillé dans le domaine scientifique au point que l’autorité califale n’hésita pas à lui confier, dès 1074, le soin de réformer le calendrier en vigueur

pour le remplacer par le calendrier jalali, du nom du souverain seljoukide de l’époque Malik Shah Jalal ud-Din. Qui l’aurait cru ? Parmi les grandes figures de l’islam, auteur de quatrains bacchiques, hétérosexuel ou transsexuel selon les moments, amateur de bonne chère et de compagnies avinées, Al-Khayyam est également la personnalité la plus déroutante de notre panel, la plus iconoclaste ! C’est en savant reconnu par ses pairs qu’Al-Khayyam a contribué à la résolution d’un certain nombre de problèmes mathématiques. Bien sûr, Umar Khayyam le libertin a défrayé la chronique de son temps, mais aurait-il pu se joindre aux équipes de mathématiciens, géomètres et astronomes du palais, parmi les meilleurs du moment, s’il n’avait été qu’un simple détrousseur de jeunes filles ? On pense notamment à Mozart, dont les frasques retentissantes n’avaient d’égal que la variété de ses talents, son intelligence, son labeur invisible. Certes, les amitiés d’Umar Khayyam étaient solides et puissantes, comme avec Nizam al-Mûlk, ou plus jeunes avec Hassan-i Sabbah, qui sera plus tard le chef de la secte des Assassins. Tel est le paradoxe : malgré ses mérites, Umar Khayyam a été la victime solaire d’un culte qui lui a été porté en Occident depuis qu’en 1859, le poète anglais Edward Fitzgerald fit l’adaptation de son œuvre poétique principale, les Rûba’iyât. Mais la poésie qui a mis en lumière le Nichapourien a enfermé le savant dans une cage dorée où n’apparaît plus que l’histrion d’une culture de cour, sûrement profonde dans sa langue native, mais qui est desservie dans la traduction par des images superficielles et compassées. Miracle de la continuité historique, au moment où décédait Umar Khayyam, venait au monde celui qui deviendrait le phare de l’Occident musulman, célèbre entre tous et maître incontesté de la philosophie rationnelle. Il s’agit d’Averroès, soit de son nom arabe complet, AbûlWalid Mohammed ibn Rochd (1126-1198), à la fois le fils et le petit-fils direct de deux autres Ibn Rochd, son père et son grand-père, éminents juristes attachés à la dynastie almohade, et à ce titre politiques madrés et influents. Certains auteurs arabes le surnomment le « Petit-Fils », une manière de le distinguer de ses deux prestigieux ascendants. Averroès était à la fois médecin et philosophe. On doit à Ibn Tûfayl d’avoir présenté Averroès au sultan sévillan de la dynastie des almohades, Abû Ya’qûb (1163-1184), qui s’intéressait à des questions complexes de philosophie grecque. En outre, Averroès jouissait d’une grande considération auprès du sultan almohade de Marrakech, Abû Youssef Ya’qûb al-Mansour (« le

Victorieux ») (1184-1199), fils du premier. Mais la période était trouble et les librespenseurs n’étaient protégés que dans la mesure où le souverain en place se sentait les coudées franches, car les destitutions et les révolutions de palais pouvaient d’un moment à l’autre les rendre indésirables. Pour l’heure, c’est Ibn Rochd qui devint gênant pour le sultan, alors aux prises avec une très forte vague de conservatisme religieux. Ibn Rochd, philosophe bien en cour, était visé depuis un certain temps et son cas mérite d’être conté, expliqué. Sous l’emprise croissante des théologiens et prédicateurs musulmans, Ya’qûb al-Mansour devait chaque jour donner plus de gages afin d’échapper à l’étau vertueux qui se refermait sur lui. Ibn Rochd fut invité à quitter son poste, déchu au prétexte que sa philosophie était hérétique. Très influents, les théologiens les plus conservateurs voulaient des gages, ils voulaient sévir. Et à leurs yeux, Ibn Rochd constituait la cible idéale, d’autant qu’Al-Mansour avait besoin de tous ses affidés pour tenir en respect les chrétiens qui se faisaient alors très menaçants. Et pour préserver cet appui, le sultan avait accepté, la mort dans l’âme, l’autodafé des ouvrages d’Averroès, ceux de philosophie en particulier. Ernest Renan raconte par le menu toutes ces péripéties dans sa thèse : Averroès et l’averroïsme. Il explique comment l’étau fondamentaliste s’était refermé sur des philosophes aussi éminents qu’Ibn Tûfayl ou Averroès, mais aussi, peu de temps avant eux, sur un savant comme Ibn al-Haytham (l’Alhazen du Moyen Age, mort en 1039) qui fut, certes, un mathématicien de grande réputation, mais dont les idées avaient l’heur de déplaire aux souverains fatimides. Tel était l’islam en cette fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle : un vent mauvais y charriait le fondamentalisme le plus ravageur qui, depuis Marrakech et tout le Maghreb, allait s’abattre sur la péninsule Ibérique. Il n’empêche, les Commentaires mis en lumière par Averroès restèrent fort célèbres pendant longtemps, et leur influence si grandissante que l’Eglise chrétienne, saint Thomas d’Aquin en tête, prit peur et voulut les condamner, ce que l’université de Paris ne tardera pas à faire en les interdisant dès 1240. Plus tard, en 1513, Léon X en confirmerait la censure. Pourtant, l’averroïsme n’avait cessé de progresser tout au long du Moyen Age, influençant Siger de Brabant (XIIIe siècle), ou la philosophie italienne (XIVe-XVIe siècles), contribuant à structurer l’école de Padoue dont les animateurs furent Pomponazzi (1462-1525) et Cremonini (1550-

1631). Ce dernier était particulièrement connu par les lettrés européens pour avoir traduit en latin la plupart des œuvres classiques arabes. Que reste-t-il aujourd’hui d’Averroès ? Une idée principale et de nombreuses applications : la haute stature d’Averroès montre à elle seule – mais elle est la plus magnifique – que la discipline philosophique est au cœur de l’Islam et que le greffon d’origine grec a largement prospéré sur ce terroir, en donnant tous les fruits arabes et musulmans que l’on pouvait désirer… A son corps défendant, en rationaliste éminent, Averroès a montré qu’il pouvait à la fois être un grand philosophe et un bon musulman. Une telle conciliation était possible en son temps ; elle a valeur d’exemple alors même que la pensée critique en terre d’islam n’a jamais été aussi problématique qu’aujourd’hui. A cette approche sont rattachés des notions et des principes qui ont littéralement disparu du champ intellectuel musulman actuel : l’objectivité dans l’étude des textes, l’ouverture d’esprit qui autorisait un membre influent de l’élite au pouvoir à s’intéresser au primus magister que fut Aristote sans jamais subir d’anathème et, au final, la possibilité de s’adonner à d’autres préoccupations philosophiques que celles, étroites et égotistes de l’arabité, de l’islamité, de la foi et du monothéisme. N’est-ce pas que toute pensée critique se nourrit de la désobéissance intellectuelle et non de la soumission aux dogmes établis ? Qu’Ibn Rochd ait été ou non un adepte de la fameuse « double vérité » – une vérité pour l’élite et une autre pour la masse – n’y a rien changé dès lors que ses ennemis se recrutaient d’abord dans son entourage proche, et non dans la « masse » musulmane. Et s’il avait eu à craindre quelque remise en question brutale, il l’aurait éprouvée dans le sérail des philosophes et des souverains séculiers, sans compter que les grands théologiens le lisaient et le comprenaient parfaitement. Enfin, depuis tant de siècles, ses Commentaires d’Aristote et les corrections qu’il a apportées au Stagirite ont fait merveille dans l’Université européenne, sans que, d’ailleurs – c’est le paradoxe –, l’Université arabe en ait tiré de bénéfices marquants. De fait, les thèses d’Averroès auront pour l’essentiel concerné son domaine de prédilection, à savoir la philosophie, et n’ont pas influé sur les structures de pensée du plus grand nombre. A quelques exceptions près : de nombreux sujets complexes, ceux notamment qui touchent à la Vérité

et à la Foi, ont été en effet éclairés d’un jour nouveau par Ibn Rochd. Et d’ailleurs, ce n’est pas un texte comme le Façl al-Maqal (Traité décisif), que certains plébiscitent par conformisme, mais plutôt des plus subversifs comme Tahafût at-tahafût (L’Incohérence de l’incohérence), riches en controverses philosophiques, propos acerbes ou polémiques écrits. Enfin, si Al-Kindi a été le premier philosophe authentiquement rationnel du monde arabe, Averroès est le dernier de la lignée des grands penseurs du passé, le plus fameux en tout cas, et finalement celui qui aura été perçu comme le plus « occidental » de tous. Peut-être est-ce là l’effet direct de cette « admiration superstitieuse », dixit ses détracteurs, qu’il éprouvait pour Aristote ? Ce grand mouvement des sciences et de la philosophie arabes s’est progressivement éteint avec le recul de l’Islam lumineux aux XIe et XIIe siècles, une fin calamiteuse qui a prouvé au monde que l’Orient n’avait plus, désormais, l’écrasante supériorité du temps de ses pères fondateurs. Abdul-Karim Chéhadé, dont j’ai cité plus haut le travail sur Ibn an-Nafis, emploie une formule idoine pour exprimer ces changements d’époque, ces emprunts : « Les Arabes payaient aux chrétiens d’Occident les services qu’ils avaient reçus jadis des chrétiens d’Orient. »

6 Les enchanteurs : géographes, sociologues et autres découvreurs Ouvrons ce chapitre par l’évocation d’Al-Qazwini (mort en 1283), un savant reconnu par l’ensemble de la communauté des chercheurs, mais qui est rarement placé en bonne position parmi les grandes figures de l’islam. Pourtant, au XIIIe siècle, Abû-Yahya Zakarya ibn Muhammad al-Qazwini, né à Qazwin, une ville de l’Iran actuel, fut un grand géographe et un auteur remarquable. On lui doit en particulier la plus magnifique des encyclopédies de sciences naturelles, appelée tantôt Géographie, tantôt Livre des merveilles de la Création (de son titre original en arabe ‘Ajaïb al-makhlûqat wa gharaïb al-mawjûdat). Dans cette œuvre magistrale, AlQazwini décrit avec une rare précision les phénomènes les plus étranges, tant célestes que terrestres. Il s’attaque à l’ordre animal qu’il classe selon divers critères, s’occupe de préciser au mieux la classe zoologique de chaque espèce animale, son anatomie, son étendue, le folklore qui s’y rattache, etc. Il place l’homme dans les rubriques de son ouvrage, signifiant par là que la « divinité » de celui-ci – reconnue par le Coran – était déjà largement émondée par le savoir profane. Enfin, quant à la botanique, Al-Qazwini nous laisse un excellent panorama des arbres, plantes et végétaux dont il était familier : les arbres en général, les plantes à épices (poivrier, giroflier…), les arbres fruitiers (dattiers, pruniers, amandiers…), les plantes médicinales, les fleurs, etc. Al-Qazwini, comme tant de savants de son temps, avait l’esprit ouvert. Cela est bien perceptible dans son approche de la minéralogie, car, tout en respectant les critères d’une observation conventionnelle (aujourd’hui, on dirait « une observation de laboratoire »), Al-Qazwini élargit son champ à

l’activité de la terre, qu’il ne mythifie jamais, à celui de l’environnement humain et matériel. Ainsi, des phénomènes géologiques et météorologiques comme les séismes (zilzal), les fumerolles, les volcans et les climats qui les occasionnent et qui terrorisaient les anciens, qu’il observe avec objectivité et méthode. Mais le savant curieux était aussi un homme de son temps. Il n’hésite pas à faire le descriptif des aspects incompréhensibles du règne végétal ou donner crédit, même partiellement et avec la distance critique voulue, à l’existence d’animaux fantastiques. Al-Qazwini réussit ainsi la performance de transformer le mariage précaire de la science et du folklore en une source de jaillissement intellectuel extrêmement fécond. Il est de ce point de vue le savant type, car il se fie à son intelligence et à sa curiosité plutôt que de se laisser couler dans le moule de la pensée magique, autant de traits qui lui valent le surnom flatteur de « Pline des Arabes » et qui, nonobstant, le rapproche d’un Al-Biruni (973-1050), autre grand savant « naturaliste » musulman. Il faut dire qu’en Islam les sciences de la Terre et de la Nature, et même l’histoire, n’avaient pas seulement pour but d’aider le prince à affûter sa politique, elles étaient une vocation et un chemin dans la vie. De la sorte, le voyageur pouvait devenir géographe et le géographe historien. Les plus grands d’entre eux ont consacré leur vie au service de leur foi et au service de la connaissance. L’un des plus influents, Ibn Battouta, a passé plus d’un quart de siècle à sillonner les routes de la Mamlaka, de Tanger jusqu’aux îles Moluques et, de là, à Boukhara, Samarkand, La Mecque et Médine. Il en fut de même d’Ibn Joubayr et d’Al-Muqaddassi, le Palestinien. Mais avant de rencontrer les grandes figures de cette belle et vaste discipline, il faut un moment remonter aux sources de leur inspiration et nommer leurs lointains mentors. C’est pourquoi, un personnage aussi original et aussi curieux que l’a été Al-Jahiz figure ici, en tant qu’écrivain et littérateur, en contrepoint à toute la recherche historique et géographique. Quelle peut être la vie quotidienne, à la fin du VIIIe siècle et au début du IXe, d’un fin lettré bagdadi comme Al-Jahiz ? Quelles occupations et quelles passions intellectuelles pouvaient le conduire à s’élever aussi méthodiquement contre les tabous, les archaïsmes et les vanités de son temps ? Parmi les mille et une situations rocambolesques qu’il aurait vécues, celle qui, paradoxalement, fait la fierté et l’amusement du lecteur arabe reste la mort supposée d’Al-Jahiz sous un torrent de livres qui s’abattit sur lui dans sa petite maison de

Bassora, la ville où il était né en 776, là même où il aurait rendu son dernier souffle en 868. A cette seule image, on peut en effet comprendre que le personnage était assez exceptionnel. Qui est-il donc, cet Al-Jahiz, un histrion, un génie authentique ou un vrai prosateur ? A l’instar d’un Jean-Paul Sartre, il n’avait ni le physique de jeune premier ni l’entregent d’un séducteur et pourtant il connut beaucoup de succès mondains. De son nom arabe complet, celui que nous appelons Al-Jahiz (« l’Homme aux yeux exorbités ») s’appelle Abou Uthman ‘Amr ibn Bachir al-Kinani. Il est appelé également Al-Baçri, c’est-à-dire le Basriote, puisqu’il est né dans la Bassora d’aujourd’hui, la ville du sud de l’Irak, à l’embouchure du Chatt al-Arab. Très jeune, Al-Jahiz était arrivé avec ses parents à Bagdad, où il avait été initié à toutes les matières classiques, grammaire, philologie, religion, mais aussi à quelques disciplines assez singulières, comme la zoologie et la sociologie. Par la suite, l’auteur se révéla un encyclopédiste-né tant son œuvre était truffée de faits de science et de cette intelligence d’observation qui caractérise les grands esprits : elle embrasse la grammaire, certes, mais aussi l’art oratoire, la chronique sociale, l’observation sociologique et naturaliste, la controverse. Pour toutes ces disciplines, Al-Jahiz adopta une approche éclairée qui est peut-être inspirée par le mouvement des libres-penseurs musulmans (al-mu’tazila). Ces derniers ont failli imposer un nouvel ordre théologique au calife abbasside que fut Al-Ma’mûn, qui régna de 813 à 833. Cependant, on cherchera en vain une attache idéologique explicite ou quelque soumission d’Al-Jahiz à telle ou telle doxa, un alignement sur l’opinion dominante, en dehors de son intérêt pour le mu’tazilisme. Le souci d’Al-Jahiz était d’informer son lecteur avec autant de rigueur que possible, en y mettant une liberté de ton que l’on n’avait jamais vue auparavant. Le contexte s’y prêtait à merveille et les sujets ne manquaient pas : le rôle des Turcs dans l’armée califale, la réponse aux chrétiens, la boisson et les amateurs de vin, le statut des esclaves, l’éloge des éphèbes et des courtisanes, l’esclave-chanteuse, la femme, la dénonciation des mœurs des « secrétaires », le jaloux et le jalousé, l’apologie des Noirs, le carré et le rond, le sérieux et le plaisant, et tant d’autres opuscules qu’Al-Jahiz a rédigés sur commande. Ce sont d’ailleurs ces menus travaux, ces épîtres (rassa’ïl) que le lecteur arabe préfère à tous les autres traités de Jahiz, plus

imposants, comme le Kitab al-bukhala (Le Livre des avares) ou le Kitab al-hayawan (Le Livre des animaux). Le lecteur d’aujourd’hui doit se représenter l’islam du IXe siècle lorsque, les doctrinaires ayant sévi, ce fut au tour des vrais penseurs de montrer leur science et de divulguer leurs travaux. A la suite de la théologie dogmatique et du mouvement des grands oulémas qui avaient fixé le droit musulman était né un autre mouvement, celui des rationalistes. Ce mouvement avait trouvé le soutien de différents mécènes abbassides, dont Al-Ma’mûn, qui en fit même la doctrine officielle de l’Etat abbasside en 827. La philosophie tenait alors en très haute estime la science et la recherche sous toutes leurs formes. Au temps d’Al-Jahiz, les deniers publics étaient ainsi consacrés de manière massive à la construction d’observatoires, de bibliothèques, d’hôpitaux tels que nous les connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire une clinique adossée à un pôle de recherche et une recherche appuyée sur l’expérimentation. Al-Jahiz n’était ni mathématicien, ni médecin, ni géologue. Pourtant, son rôle fut éminent, car ce grand explorateur de l’âme humaine a été le premier à transformer la vieille poésie, affublée du titre de « parlement des Arabes », en une science de la langue qui, maturation après maturation, allait ouvrir largement le champ aux sciences humaines. Le domaine littéraire, qui était alors dominé par la poésie et par l’hagiographie, s’est progressivement dépouillé de ses incantations et de ses vieilles rémanences bédouines pour ne plus laisser place qu’à l’observation sociologique, ce que nous appelons aujourd’hui l’« essai ». Si Al-Jahiz était parmi nous, il aurait une audience qui dépasserait de loin celle des prosateurs de cour, des poètes qui se complaisent à la redondance de rimes éculées ou des pseudo-savants qui pillent leurs homologues. A l’image d’un Tabari (839-923), le grand historien du IXe siècle et auteur d’une Histoire universelle, d’un Abul-Faraj al-Isfahani (897-967) – ou Isbahani, selon une autre formulation – et d’un Abul-Hassan al-Mas’ûdi (893-956), chroniqueurs ayant laissé des monographies-fleuves sur la société musulmane, Al-Jahiz fut un excellent aiguillon, un éveilleur de consciences et un maître puissant. Vers l’an 1000, le géographe palestinien Al-Muqaddassi explique que sa méthode est l’aboutissement d’une immense expérience de vie : « Je ne l’ai, pour mon compte, embrassée de façon définitive qu’après avoir vagabondé dans les pays, parcouru le monde de l’islam, rencontré les

savants, servi les princes, fait séance avec les cadis, reçu l’enseignement des juristes, visité les lettrés, les lecteurs du Coran et les mûhadditun, ceux qui s’occupent spécialement du hadith, fréquenté les ascètes et les mystiques, assisté aux réunions des prédicateurs et des sermonnaires… » (In Ahsan at-taqassim.) Les curiosités des voyageurs se conjuguent dans un ensemble plus vaste, celui de la relation « ethnographique ». Certaines figures sont des scientifiques authentiques, cherchant à connaître ce qui se cache derrière les apparences, vérifiant, transcrivant sur une carte, évaluant, mesurant et comparant sans relâche. D’autres, comme Ibn Fadlan (Xe siècle), furent d’abord des missionnaires, l’équivalent de nos évangélistes chrétiens. Ibn Fadlan avait été envoyé, vers 940, auprès d’Almush, roi des Bulgares de la Volga et chez les Kazars dans le seul but de les convertir à l’islam ou de leur « apprendre l’islam » à leur demande, ainsi que le soulignent les Lettres musulmanes. D’autres, au contraire, motivaient leurs voyages par leurs curiosités sur l’être humain. Un auteur comme Al-Idrissi (mort vers 1160) a acquis une vaste notoriété en raison des liens qu’il cultivait avec Roger II de Sicile, d’Italie et Lombardie, un roi normand, auquel il dédia son ouvrage le plus connu, Géographie d’Occident, également appelé Le Livre de Roger. Dans ce livre, Al-Idrissi rappelle comment, en 1154, il lui avait fallu traiter « de la figure de la terre, dont on appelle la description “géographie”, en suivant Ptolémée ». Le but ultime était de tracer la mappemonde des « sept climats », dont on faisait alors la découverte, celle des contrées et pays, des côtes, des campagnes, des golfes et des mers, des fleuves et des cours d’eau avec leur embouchure, des zones habitées, des déserts et des routes. Déjà la préoccupation était globale, puisque la géographie terrestre ne peut s’entendre sans son pendant, la géographie économique (espaces cultivés, récoltes, produits fabriqués, marchandises, négoce) et humaine (populations, races, tribus, villes et villages). Toutes ces personnalités étaient des érudits qu’aucune abstraction ne rebutait et tous étaient à leur manière des découvreurs. Si, après avoir appris le sanscrit au point de pouvoir le traduire en arabe et, de plus, avoir étudié toutes les philosophies orientales et occidentales, Al-Biruni découvre le système des castes en Inde et le décrit correctement, Ibn Joubayr, de Valence, montre dans sa Relation la diversité humaine telle qu’elle se présentait en son temps, allant jusqu’à détailler à la manière de

l’ethnologue les croyances, les rites mortuaires et les cérémonies des peuples qu’il avait visités. Son homologue Ibn Fadlan croque, lui, d’un trait alerte les mœurs très étranges des habitants de la Volga, que l’islam regarde alors comme des païens. Plus tard, en partant de Tanger, Ibn Battouta fera le plus long voyage dans la Mamlaka, c’est-à-dire le territoire complet de l’Islam. Plusieurs autres géographes ou chroniqueurs laisseront de très belles pages pour leurs contemporains comme pour les chercheurs d’aujourd’hui : ainsi, l’ouvrage très arborescent d’Al-Mas’ûdi, intitulé Le Livre des merveilles ou Le Livre des pays de Yaqût (mort vers 1229), une encyclopédie fort utile pour la connaissance des routes, des étapes, des villes et des contrées au XIIIe siècle. Une telle investigation du monde avait forcément un sens, car, alors que l’islam s’installait dans la durée, il lui était plus que jamais nécessaire de prospecter un horizon neuf, sinon réaffirmé, pour exister dans l’espace, se constituer en empire, expérimenter le monde et se confronter à son altérité. Par quelle supercherie le joli nom d’Al-Biruni (mort entre 1048 et 1050) s’est-il trouvé confondu avec Aliboron, au point d’être si malencontreusement écorné ? Car le mot « Aliboron », notamment utilisé par Voltaire (« Laissez donc braire maître Aliboron »), non seulement discrédite le personnage, mais donne de lui une image contrefaite, un faux. Voltaire lui-même n’est que l’héritier lointain de ce glissement qui s’est opéré au Moyen Age et qui dégrada Al-Biruni en maître Aliboron, l’incarnation de l’homme ignorant, mais qui croit tout savoir, le benêt aussi. Pire, il aurait désigné le diable et, de fil en aiguille, l’« âne » chez Jean de La Fontaine, comme d’ailleurs chez Voltaire, car ne brait que l’âne. Pourtant, Abu Rayhan al-Biruni, né au temps des Samanides et de la petite dynastie ghaznavide, dont il s’allia le chef, Mahmoud de Ghazna (mort en 1030), fut un savant du meilleur cru doublé d’un encyclopédiste, comme c’était l’usage par le passé. Moins philosophe qu’historien, tout en étant aussi minéralogiste et géographe féru d’expérimentation et de comparatisme, Al-Biruni était rompu à plusieurs disciplines, dont il fit les axes principaux de son œuvre. Ce penchant pour le voyage, l’astronomie et la science pure allait lui permettre de s’affranchir de l’influence des pères tutélaires de son temps, à commencer par Aristote, le primus magister.

Son ouvrage majeur, Histoire de l’Inde (Tarikh al-Hind), est le premier à avoir soulevé la question des castes au sens où nous l’entendons aujourd’hui, nonobstant le système esclavagiste qui sévissait alors dans le monde musulman : « La bonne conduite, écrit Al-Biruni dans son Histoire de l’Inde, est fixée par la religion hindouiste dont les principes sont subdivisés en de nombreux articles. Voici, pour les Hindous, les neuf commandements qu’ils doivent respecter : 1. Tu ne tueras point ; 2. Tu ne mentiras point ; 3. Tu ne voleras point ; 4. Tu ne seras pas adultère (zani) ; 5. Tu n’accumuleras point ; 6. Tu seras sanctifié (qoddos) et purifié ; 7. Tu observeras le jeûne et la mortification (taqashshuf) ; 8. Tu adoreras ton Dieu et tu le glorifieras ; 9. Tu auras toujours présent à l’esprit le mot OM (la syllabe sacrée), celui de la Création, sans toutefois le prononcer. » F. M. Pareja, de Madrid, a raison de noter notre méconnaissance de l’œuvre écrite d’Al-Biruni et rappelle, dix siècles après, l’importance qu’a eue pour les sciences cet « homme extraordinaire », ainsi que le définit l’historien français de l’islam, Claude Cahen : « Avec une large description géographique, physique et anthropologique, Al-Biruni nous livre les fruits de ses observations sur les croyances religieuses, les sciences, les lois, les coutumes, les institutions de la culture indienne, mises en valeur par de nombreuses considérations personnelles. Le tout est d’une telle richesse et d’une telle précision dans les détails, que l’étude en est encore indispensable à ceux qui s’intéressent à la culture indienne de cette période. » Il n’est pas inutile, enfin, de rappeler qu’Henry Corbin a fait d’Al-Biruni « l’une des figures les plus saillantes de l’islam au temps de l’âge d’or (musulman) pour les mathématiques et les sciences naturelles ». Al-Biruni entretenait une correspondance nourrie avec Avicenne, dont il était très complice intellectuellement, comme il le fut aussi d’Al-Razi, ce qui prouve que les savants de l’époque n’étaient pas coupés les uns des autres et que l’astronome pouvait apprécier le médecin et vice versa. Dans son quotidien, le scientifique ne perdait jamais de vue le caractère spéculatif et en même temps relatif de ses observations, raison pour laquelle il ne cessait d’en confronter les parties, et les fins. La nature est vue comme un « principe d’activité ». Du reste, Al-Biruni était adepte de la non-éternité du monde, rejoignant ainsi la thèse des libres-penseurs musulmans qui prétendaient subordonner le travail de la philosophie à celui de la Raison. La plus

grande force d’Al-Biruni tient sans conteste à ses nombreuses observations naturalistes et au travail comparatif qu’il a mené entre la civilisation musulmane et la civilisation indienne. Dans le domaine des mathématiques, Al-Biruni montra en outre des aptitudes exceptionnelles pour l’abstraction, une passion pour les chiffres – nombres continus et nombres discontinus – et pour les théorèmes. En astronomie, il est crédité d’une intuition, formulée autour de l’an 1000, et qui se révélera des plus justes. Il s’agit du mouvement de la Terre autour du Soleil, et par conséquent l’ensemble des planètes qui observent une révolution similaire. On relève, à cet égard, une sorte de curiosité bienveillante de ce grand savant pour tous les systèmes clos de l’époque, autant le géocentrisme que l’atomisme, l’hylémorphisme ou le symbolisme ésotérique, déjà largement établis dans les cénacles du pouvoir. Le monde musulman était à son apogée et les savants pouvaient travailler sans entraves. C’est dans ce contexte que naquit Ibn Joubayr (1145-1217), un lettré arabe de Valence, en Espagne, qui laissera une recension très informée du voyage (la Rihla) qu’il fit dans certains pays chrétiens, dont la Sicile. Ibn Joubayr est le représentant d’une corporation d’humanistes qui jouira de grandes occurrences pour manifester sa curiosité de l’autre et son souci de l’observation ethnologique. Ce fut le cas, avant lui, d’Abu Ubayd al-Bakri (mort en 1094), ce sera surtout le cas après lui, avec Ibn Battouta (1304-entre 1368 et 1377), voyageur religieux par excellence, un peu comme le pénitent qui, tout en souffrant le martyre sur le chemin de Lourdes ou de Saint-Jacques-de-Compostelle, poursuit inlassablement son calvaire. Ce qui est sûr, c’est que cet enfant prodigue de l’Islam est considéré par les Arabes comme le « voyageur » par excellence, le traveller. Né à Tanger au temps de la dynastie des Mérinides, Ibn Battouta, dont le nom complet est Chams ad-Din Abou Abdallah Mohamed ibn Battouta, a réalisé un périple de plus d’un quart de siècle à travers tout le domaine musulman (Dar al-Islam ou Mamlaka) et rédigé avec son secrétaire Ibn Jozaï une relation de voyage (Rihla) demeurée célèbre. Sur beaucoup de plans, le travail d’Ibn Battouta nous sert encore pour comprendre l’état de l’opinion musulmane à la veille de la débâcle andalouse. A ce seul titre, on peut en effet le compter parmi les personnages les plus influents de l’islam, tandis que son unique œuvre, Présent destiné à ceux qui savent

observer les curiosités des pays et les merveilles induites par les voyages (Tûhfat an-nuzzar fi ghara’ib al-amsar wa aja’ib al-asfar), reste la source géographique et historique la mieux documentée de son temps, aussi bien sur les pays africains que sur l’Arabie, l’Anatolie et nombre de contrées asiatiques. Ibn Battouta quittera Tanger le 13 juin 1325, après avoir déclaré vouloir rejoindre La Mecque pour effectuer son pèlerinage – l’une des cinq conditions de la foi. Il n’y reviendra que quatorze années plus tard, avant de repartir pour l’Afrique noire – notamment Tombouctou, Gao, Mopti, Djenné – et l’Andalousie. Il a parcouru le Maghreb, l’Egypte, l’Arabie où il a séjourné de nombreuses années, notamment à La Mecque entre 1327 et 1330. Son voyage, il le poursuivra à Bethléem, Jérusalem, Damas. Il visitera Antioche, Konya, Istanbul. Il ira au nord, jusqu’en Crimée, à Astrakhan et à Volgograd. Revenu vers le sud, il passera à Mossoul, à Bagdad, à Tabriz et à Ispahan, à moins que ce ne soit la voie de Khwarezm, en Ouzbékistan, qu’il empruntera, ce qui le mène à Samarkand, à Boukhara et à Balkh. Viennent enfin Kaboul, Delhi, l’Inde, les Maldives, Ceylan, l’Indonésie, la Malaisie, Sumatra et, en 1349, la Chine. Il mourra à Fès, à plus de soixante-dix ans, ce qui était déjà un âge respectable. Son ouvrage, pour la première fois traduit par Defrémery et Sanguinetti entre 1853 et 1859, fourmille d’indications méticuleuses. Voici un court passage où l’auteur se livre à la description du poivrier, le poivre étant une denrée importante à l’époque : « Les poivriers ressemblent aux vignes et sont plantés vis-à-vis des cocotiers afin qu’ils grimpent comme la vigne ; cependant, ils n’ont pas de vrilles. Les feuilles du poivrier ressemblent à celles de la rue, une plante herbacée de la famille des rutacées, et certaines, à celles de la ronce. Les poivriers donnent des petites grappes dont les grains sont pareils à ceux de l’abû qinnîna lorsqu’ils sont verts. En automne, on cueille ces grappes de poivre et on les étale sur des nattes, au soleil, comme on le fait pour le raisin lorsqu’on veut le faire sécher. On retourne ces grappes continuellement jusqu’à ce qu’elles soient bien sèches et qu’elles soient devenues noires. C’est alors qu’elles sont vendues aux commerçants […] A Calicut, j’ai vu vendre le poivre à la mesure, comme on le fait chez nous, pour le millet… »

Bien que l’Islam ait atteint depuis longtemps sa maturité et acquis une grande autonomie, on commence déjà à percevoir un affaissement dans tous les domaines. Dès la fin du XIIe siècle, des signes patents témoignant du doute philosophique et de l’exigence de spiritualité sont manifestes. Et le balancier n’est pas à l’avantage de la libre-pensée, ou seulement de la curiosité du scientifique et de la controverse. Le XIIIe siècle sera le siècle du retour sur soi et de l’introspection. En 1258, les Mongols prennent possession de Bagdad, le plus beau joyau de l’Empire musulman au moment de sa grandeur, et balaient la dynastie abbasside. C’est aussi le moment pour nombre de prédicateurs et de théologiens de recourir à une sous-culture religieuse, faite de croyances plus ou moins identifiées et de religiosité populaire. Au demeurant, un grand mouvement de confréries allait naître et prospérer sur les terres, laissées en friche, des philosophes rationalistes. L’Islam est aphone. Raison pour laquelle le sociologue Ibn Khaldoun (1332-1406) paraît être un paradoxe vivant, dès lors que son émergence ne se produit que plus d’un siècle après l’assoupissement de toutes les provinces musulmanes. Son émergence dans l’histoire tardive de l’Islam en fait le lointain maillon d’une chaîne de savants ou de penseurs, pourtant très importante, qui a démarré cinq à six siècles auparavant, avec Ibn Tûfayl, Al-Farabi, Avicenne, Al-Jahiz, et qui a connu son point d’orgue avec Averroès, vers 1150. Abd-Rahman ibn Khaldoun, en homme de science et de pouvoir, a réussi la synthèse entre une foi personnelle, qui affleure dans son autobiographie et son œuvre structurée, et son rejet horrifié de l’athéisme, un rejet assumé pour autant et qui n’influe pas sur l’objectivité de son analyse, son goût pour la réflexion équilibrée. Le savoir encyclopédique d’Ibn Khaldoun l’a sauvé de toute compromission avec les idéologues de son temps, ce qui en fait l’un des phares les plus puissants de la pensée arabe et musulmane. Voici comment il a expliqué son rapport à l’histoire, au cœur de son activité intellectuelle : « L’histoire se distingue, entre les sciences, par la noblesse de son objet […] C’est elle qui nous instruit de ce qui est arrivé chez les peuples qui nous ont précédés ; elle nous fait connaître leurs caractères et leurs mœurs, la geste des prophètes, les dynasties et l’administration des rois, et par là elle fournit des exemples dont on peut faire son profit quand on le veut pour se diriger dans la conduite des affaires spirituelles et temporelles… » (Le Livre des exemples.)

En auteur scrupuleux, Ibn Khaldoun insiste sur la dimension critique de la discipline, sa volonté de distinguer le vrai du faux et son souci de s’éloigner de toute spéculation métaphysique. Il met surtout l’accent sur l’effort que tout historien doit manifester pour assurer l’objectivité et le sérieux de l’information qu’il véhicule. Ce Maghrébin avant l’heure, né en Tunisie, était au service des Hafsides qui tenaient alors le pays, avant les Marinides de Fès, puis les Abdelwadides, la dynastie berbère qui régna à Tlemcen de 1235 à 1554. Il finira grand cadi malikite en Egypte (1382). Par sa généalogie, ses nombreux voyages, autant que ses fonctions, Ibn Khaldoun illustre à lui seul l’extrême capillarité qui existait entre les pays au temps de l’Islam classique. Il est aussi, à son corps défendant, le dernier de la maison arabe à fouler les terres sacrées de la science, car après lui va commencer une longue période de léthargie : « Notre maison, écrit-il, tire son origine de Séville. Mes ancêtres ont émigré à Tunis vers le milieu du VIIe siècle – de l’hégire –, lors de l’exode consécutif à la victoire du fils d’Alphonse, roi de Galice […] Dix générations identifiées nous relient à Khaldoun qui, de mes ancêtres, fut le premier à fouler la terre andalouse. Appartenant à la tribu arabe yéménite de Hadramawt, nous sommes issus de Wa’il ibn Hujr, chef arabe de renom, qui compta parmi les compagnons du Prophète […] Né à Tunis, tout au début du mois de ramadan de l’an 732 [1332], je fus élevé jusqu’à mon adolescence dans le giron de mon père […] J’appris le Coran sous la direction du professeur Abû Abd Allah al-’Ançari, émigré andalou de la province de Valence, où il avait reçu sa formation. Je me perfectionnais pendant le même temps dans l’étude de la langue sous la direction de mon père, et de certains professeurs de Tunis… » Ainsi se présente Ibn Khaldoun dans Le Voyage d’Occident et d’Orient. Selon l’usage, il établit la chaîne des ascendants, ce qui d’évidence contribue à sa fierté d’Arabe et d’érudit. N’a-t-il pas été le plus avisé des observateurs de la vie politique et sociale du XIVe siècle ? L’histoire retiendra enfin qu’il rencontra Timur Lang (Tamerlan) à Damas en 1401. Mais Ibn Khaldoun est surtout connu pour son Kitab al-Ibar, immense fresque historique consacrée aux Arabes, aux Persans et aux Berbères, où il fait montre d’une grande maîtrise de la méthode sociologique, de l’anthropologie, de l’histoire et de la théologie. Cela est particulièrement visible dans ses Prolégomènes, son ouvrage le plus connu et toujours très commenté dans les pays arabes.

L’œuvre d’Ibn Khaldoun continue à irriguer un grand nombre de travaux sur l’Islam, notamment ceux qui traitent de l’histoire des tribus et des dynasties. Elle suscite des études critiques, des commentaires et des traductions. A plus d’un titre, cette œuvre est immense, tant par le nombre d’ouvrages laissés par l’auteur que par son contenu. Ainsi, l’« esprit de clan » (‘asabiyya) qui s’oppose fondamentalement à la communauté musulmane (Umma), l’un tourné vers le particulier, l’autre ouvrant à l’universel. Mais que l’on se comprenne bien : la sociologie d’Ibn Khaldoun n’est en aucun cas abstraite ou désincarnée. L’auteur s’implique, pose ses convictions religieuses, donne son appréciation des rapports politiques et sociaux avec ses points d’ombre. Parmi ceux-là, il y a l’acceptation de l’esclavage, la dignité humaine n’étant pas encore, ni dans ces régions ni ailleurs, une donnée intrinsèque à chaque être. Autre point d’ombre, le concept de lutte des classes lui étant bien postérieur, la fracture irréductible entre les différentes classes sociales, ce qui explique la courte vue de ce siècle et des suivants, pratiquement jusqu’à nos jours, quant à l’esclavage. Cette disposition au jugement et la facilité avec laquelle on aboutit à des généralisations tiennent à la façon qu’avaient les anciens de faire de la sociologie et à la vocation de celle-ci à décrire le concret et non pas, comme c’est la tentation aujourd’hui, à établir des règles pérennes. Ibn Khaldoun est d’abord un encyclopédiste qui cherche à peaufiner la description qu’il fait de la société dans laquelle il vit, allant jusqu’à préciser la terminologie distincte qu’il emploie dans le champ de sa discipline. Une telle posture expliquant naturellement que l’anthropologie ici ne pouvait se départir d’une certaine esthétique de la langue. Quant aux idées-forces qui traversent l’œuvre d’Ibn Khaldoun, elles sont à la fois nombreuses et d’une richesse suffisante pour inséminer le champ anthropologique et sociologique et, partant, celui de la psychologie collective. Le fait qu’Ibn Khaldoun commence par poser le cadre de référence, à savoir la civilisation, est éminemment moderne. Dans ce cadre, il donne à l’Homme une place essentielle, et peut-être exclusive. L’Homme est vu comme l’aboutissement de toutes les tensions sociétales, leur réceptacle. Il est à la fois une synthèse et une réalité en mouvement. Ibn Khaldoun est étudié dans la plupart des centres universitaires du monde. Si la plupart n’osent pas remettre en question son apport à la

sociologie et à l’histoire, d’autres en montrent les limites. Séduit par le pouvoir, Ibn Khaldoun occupa de nombreux postes-clés auprès des dynasties en place à son époque. Il n’en sera pas de même pour un autre grand musulman, qui passa à la postérité sous son nom chrétien : Léon l’Africain. Géographe, voyageur et observateur émérite, Léon l’Africain était tout cela à la fois avant même que le sort ne le porte à embrasser la religion du Christ, puisqu’il sera bientôt baptisé en l’église de Rome par le pape Léon X. Son nom premier est Al-Hassan ibn Mohamed al-Wazzan alFassi. Mais Léon n’est pas né à Fès comme son nom l’indique, même s’il y demeura avec ses parents dès son plus jeune âge. Il est né andalou, très exactement Grenadin. Lorsque sa ville fut envahie par les chrétiens à la fin du XVe siècle (1491 et 1492), il alla se réfugier à Fès, qui était un centre culturel rayonnant quand l’Islam brillait encore de tout son éclat. Plus tard, il dira : « J’ai eu l’Afrique pour nourrice, là où j’ai été élevé et ai consommé la plus belle part de mes ans. » Mais d’autres sources situent ce départ à l’adolescence, lorsque Léon suivit son père, un « excellent orateur, un poète », dans son ambassade auprès du roi de Tombouctou. De ce voyage initial, Léon l’Africain fit un voyage initiatique. Ainsi ne reviendra-t-il dans sa patrie natale que quarante ans plus tard. Après Tombouctou, les chemins de Léon l’Africain prirent une tournure compliquée, ayant visité pas moins d’une vingtaine de pays et de villes dans des contrées lointaines. On le signale à Babylone, en Perse, en Arménie, en Arabie, en Egypte, au Maghreb, à Constantinople et finalement en Italie, où il est emprisonné en 1518. Auparavant, il a assisté à la déposition de Salim II, sultan naturel d’Alger, par Aroudj, le premier barbaresque de la province. En 1517, alors que son navire est arraisonné par des flibustiers, son destin bascule. Venant de Constantinople, Léon l’Africain avait pris place sur le navire qui cinglait en direction du Maroc. Alors qu’il arrive à hauteur de l’île de Djerba, en Tunisie, un navire de corsaires chrétiens le prit en chasse. Plus rapide et sans doute mieux armé, celui-ci eut raison de la résistance de sa proie et finit par l’arraisonner. Voilà donc Léon l’Africain devenu esclave du capitaine italien, lequel, ayant bien remarqué ses nombreuses connaissances pratiques et son intelligence, comptait bien tirer le meilleur parti de lui. Léon l’Africain avait en outre l’expérience de la mer, il savait aussi conter et faire preuve de qualités de pédagogue qui lui seront très utiles plus tard.

En 1518, on le retrouve à Rome, devant le pape Léon X. Sa Sainteté est curieuse de mieux connaître l’islam et les musulmans ; c’est de la bouche même de Léon l’Africain qu’elle va s’informer. Léon X accorde alors à ce captif brillant une bourse, avant de l’inciter à la conversion. A Rome, Léon l’Africain s’investit pleinement dans le domaine des lettres et dans la foi chrétienne, progressant dans l’apprentissage de la langue de Dante. Plus tard, il enseignera l’arabe en vue notamment d’instruire les enfants de la bonne société romaine aux complexités sémantiques du Coran. Bientôt, Léon l’Africain se sent assez mûr pour traduire de l’arabe en italien La Description de l’Afrique. « Médiocrement », dirent aussitôt ses détracteurs ! Cet ouvrage sera son unique œuvre connue. Léon l’Africain voyagera dans toute l’Italie, avant de retraverser la mer Méditerranée, du côté de la Tunisie où il s’éteint, non sans avoir retrouvé son identité de musulman qu’il semble n’avoir reniée que parce qu’il y avait été contraint et forcé. Le manuscrit de son unique ouvrage était donné pour complètement perdu, lorsque, par un heureux hasard, Giovanni Battista Ramusio (1485-1557), géographe italien, le découvrit vers 1530 et le traduisit de nouveau en bon italien. Depuis, sa Description de l’Afrique a été traduite en latin par Jean Florius, en français par Jean Temporel (1556) et en allemand par Lersbach (1805). Comme toujours, les œuvres majeures étant les plus pillées, c’est à Marmol, un compatriote de Léon l’Africain, grenadin qui plus est, que revient la palme du plus vaste braconnage intellectuel qui ait jamais existé dans ce domaine. L’œuvre de Léon l’Africain demeure une bonne initiation au monde africain pour les voyageurs et les historiens, mais de nombreux successeurs se sont méfiés de ses informations. Certes, le fait qu’il ait rédigé sa relation d’une manière aléatoire, voire elliptique, l’excuse pour l’essentiel, mais il n’a pas démontré par la suite, à Rome, de grandes vertus méthodologiques ou même quelque souci de la précision. Pourtant, la personnalité de Léon n’aura cessé d’intriguer : fut-il vraiment cet intellectuel désintéressé qui plaçait au-dessus de tout son amour de la science, ou bien était-il tel qu’il se décrit lui-même, ordinaire et plutôt soucieux de son confort, de sa sécurité et de son statut privilégié, allant même jusqu’à traiter de « canailles » un certain nombre de paysans rencontrés sur la route ? Léon aura la sincérité d’admettre son manque de pugnacité et de courage. Ainsi, lorsque sa terre d’adoption, Fès, en Afrique, fit l’objet de remarques acides ou désobligeantes, il n’hésita pas à

rappeler à ses interlocuteurs sa naissance andalouse : « Par quoi, si les Africains viennent à être vitupérés, je dirai que je suis natif de Grenade et non d’Afrique ; et si mon pays ne reçoit aucun blâme, j’alléguerais en faveur de moi que l’Afrique est le pays où j’ai pris ma nourriture et là où j’ai été endoctriné… » Sitôt l’étau de la conversion élargi en raison du décès de son protecteur, le pape Léon, Léon l’Africain ne tarda pas à retrouver sa confession initiale, montrant ainsi qu’il était capable en toute circonstance de s’adapter sans fausse pudeur aux conditions les plus extrêmes. Malgré tout, sa Description de l’Afrique aura vraiment marqué les esprits, car depuis quatre siècles elle nourrit les œuvres les plus diverses, alors même que la définition du territoire africain à cette époque était encore hermétique et close. Titre de gloire, sûrement, bénéfique à l’humanité et à la connaissance intime de l’esprit d’un continent à un moment où, grâce aux routes, le commerce ou les échanges étaient intenses. On peut justement conclure sur ces voyageurs en mettant l’accent sur la notion de territoire, fondement premier de la grandeur de l’Islam au moment où il amorçait son repli. Depuis sa naissance, les généraux musulmans avaient compris que, pour se construire de manière harmonieuse, l’Islam avait besoin d’une grammaire riche et complète qui puisse englober toutes les provinces qu’il s’était arrogées au fil du temps. La description morphologique du territoire ainsi que le vocabulaire qui y est utilisé sont essentiels. L’une des illustrations les plus cocasses est celle qu’en donne Al-Muqaddassi, le voyageur palestinien qui, au Xe siècle, exprimait déjà par des mots simples la complexité à laquelle était arrivé l’islam aux temps classiques. « On m’a donné, dit-il, pour m’appeler ou pour m’adresser la parole, trente-six noms : muqaddassi (hiérosolymitain, c’est-à-dire habitant de Jérusalem), filastini (palestinien), misri (égyptien), maghribi (maghrébin), khurasani (khorasanien), salami (de Salamiyya, une ville de Syrie), etc. » Suivent plus d’une trentaine d’autres appellations parmi lesquelles il faut encore relever « dévot » (‘abid), « juriste » (faqih), « mystique » (sufi), « papetier » ou « libraire » (warraq), « relieur » (mujallid) et « prédicateur » (khatib).

7 Bâtisseurs et créateurs Aux XIe et XIIe siècles, les sciences irradient et inspirent toutes les découvertes du moment ; elles sont l’argument décisif des bâtisseurs pour convaincre leurs mécènes. Les érudits de cette époque éloignée étaient polyglottes et xénophiles. Tous connaissaient l’astrolabe et l’utilisaient pour leurs déplacements et nombre d’entre eux maîtrisaient les règles du jeu des échecs qui commençait à se généraliser. A la propension individuelle du bâtisseur fait écho une résonance particulière de l’islam qui porte aux villes un goût immodéré. S’il y a une particularité que l’on peut mettre à l’actif de cette religion, c’est bien la naissance de la ville, de sa conception à son entretien, en passant par sa construction, son fonctionnement et son embellissement. L’islam est né d’une ville double, La Mecque d’un côté, Médine de l’autre. Il s’est d’abord imposé dans les villes, notamment à Damas, s’est encore illustré par les villes qu’il a construites ou reconstruites à quelques encablures de là, Le Caire, Bagdad, Kairouan, Marrakech, Fès, Meknès, Cordoue et tant d’autres villes andalouses, maghrébines, turques, iraniennes et indiennes. A cette clause des villes, l’islam a ajouté une ingéniosité déterminée par la vie en commun, le confort des familles, l’éducation, la transmission. Les hammams et les jardins se sont développés autant que les palais, les médersa, les hôpitaux. Cet ensemble va prévaloir dans tout l’espace musulman, au point que les campagnes sont désertées, l’agriculture n’ayant jamais été le fort de la religion du Prophète. Tel ne fut pas le cas du commerce et du négoce, activités éminemment urbaines et pourvoyeuses d’urbanisation rapide, que la tradition musulmane ne manquera jamais de valoriser.

On peut dire de Nizam al-Mûlk (1018-1092) qu’il est l’homme d’Etat le plus représentatif de l’Islam éclairé au temps de la dynastie seldjoukide, et sans aucun doute l’administrateur le plus avisé, le plus puissant de toute l’histoire musulmane. Il n’a jamais été calife ou souverain, mais seulement grand vizir. Or, son nom et sa légende continuent à impressionner au-delà des siècles. Du reste, qui des califes ou des souverains abbassides qui gouvernaient en son temps avaient plus de pouvoir que lui, plus d’influence politique, plus de rigueur ? On connaît ses liens tumultueux avec Alp Arslan qui l’employa dès le début de son sultanat. En 1072, lorsque Alp Arslan mourut, Nizam al-Mûlk, surnommé le « souverain sans couronne », manœuvra adroitement pour faire élire un jeune prince du nom de Malik Shah. Ce qui se produisit en effet, alors que ce dernier n’avait que dix-huit ans. Pour le récompenser, Malik Shah l’éleva au grade d’Ata-Beg, c’est-à-dire « Père-Seigneur ». Par ce geste inconsidéré, Malik Shah venait de mettre entre les mains de Nizam alMûlk tous les leviers du pouvoir, et cela jusqu’à sa mort, vingt années plus tard, une mort violente. L’histoire de Nizam al-Mûlk n’est pas sans rappeler celle des grands princes influents qui dans les cours européennes, à Venise ou à Paris, complotaient pour s’emparer du pouvoir. Au début, Nizam al-Mûlk a pratiqué une politique plutôt clairvoyante, allant jusqu’à abolir les taxes, qui étaient selon lui contraires à l’esprit de l’islam. Il a amélioré les routes qui menaient à La Mecque, rendant ainsi le pèlerinage plus accessible aux croyants. Mais c’est surtout sa culture et son intelligence qui le révélèrent comme l’un des plus grands protecteurs des sciences et des lettres. A Bagdad même, on lui doit la création d’une institution, la Madrassa, une sorte d’université religieuse flanquée d’une cité universitaire avec des facilités matérielles qui permettaient aux étudiants de poursuivre leurs recherches sans se soucier du quotidien. Le modèle de Bagdad est suivi à Mossoul, à Nichapour, à Merw, à Balkh, à Hérat, etc. Telle est la Nizamiyya, un nom issu de Nizam al-Mûlk. Elle symbolise les lieux d’accès au savoir coranique et à toutes les sciences descriptives du moment. La Nizamiyya a par ailleurs formé un grand nombre de poètes, de littérateurs, de grammairiens et de jurisconsultes. Parmi ses autres motifs de gloire, il faut compter l’aide et la protection que ce grand vizir avait accordée à Umar Khayyam, le fameux mathématicien musulman, au moment où ce dernier calculait le nouveau calendrier que Malik Shah avait commandé et qui, depuis, est appelé « le

calendrier de Malik Shah » (Tarikh-i maliki). C’est encore lui qui accueillit le théologien Al-Ghazali. A cette époque, Al-Ghazali entamait une longue retraite piétiste. En 1092, Nizam al-Mûlk mourut. On sait qu’il a été assassiné, mais la chronique palatiale ne donne aucune précision quant aux circonstances du crime, ni sur l’identité de son commanditaire. Certains sont allés jusqu’à conjecturer que le néo-ismaélien Hassan-i Sabbah, le fameux Vieux de la Montagne, qui connaissait Nizam al-Mûlk, l’avait assassiné. D’autres disent que Nizam al-Mûlk, ayant pris une trop grande place au sein du palais, en aurait payé le prix fort et que le souverain régnant était complice de l’assassinat, s’il ne l’avait pas ordonné. Dans son ouvrage testament, le Traité de gouvernement, le Siyaset-Nameh, également appelé Siyaset al-Mûlûk (La Vie des rois), Nizam al-Mûlk a écrit : « Le prince ne doit jamais, dans sa conduite, se laisser aller à la précipitation. Lorsqu’il apprendra une nouvelle ou qu’un événement viendra à se produire, il devra agir avec une sage lenteur, afin de connaître l’état réel des choses et distinguer le faux du vrai. » Rappelons que les grands Seldjoukides ont formé, au XIe et au XIIe siècle, une dynastie puissante qui régnait en Irak, en Iran et sur tout le territoire de la Syrie actuelle. L’une des branches de cette dynastie, appelée Seldjoukides de Roum, se maintiendra en Turquie jusqu’au XIIIe siècle. Sinan (1488 ou 89-1587) est un « bâtisseur » au sens moderne du terme, le Vauban musulman. Son histoire est extraordinaire et dénote de la capacité qu’avait l’Islam d’intégrer les citoyens étrangers, y compris en instaurant un système cruel, le devshirmé, qu’il nous faut détailler. Sinan grandit au sein du palais du sultan ottoman. Il est d’abord un jeune page chrétien que la troupe ottomane aurait capturé lors d’une bataille contre les croisés, dans les Balkans. Converti à l’islam, le jeune Sinan servira ensuite l’institution militaire comme soldat, c’est-à-dire janissaire, à moins d’avoir été un serviteur attaché au sérail, la partie publique du palais. Devshirmé est le nom que l’on donne à cette « levée » de garçons dans les terres chrétiennes à la suite de razzias. Devenus grands, ils étaient intégrés à la troupe des janissaires, où ils prenaient leurs quartiers librement dans la cité au point que certains d’entre eux pouvaient atteindre les plus hautes fonctions. Ce fut précisément le cas de Sinan, qui, de janissaire, devint peu à peu le confident du chef le plus charismatique des armées ottomanes, Soliman le Magnifique. Sous les couleurs ottomanes,

Sinan participera activement aux nombreuses campagnes militaires menées par Soliman, que les Turcs appellent Sülayman Al-Qanûni (Soliman le Législateur), et traversera à ses côtés les multiples pays, territoires et routes qui le conduiront aux confins de l’Empire, dans les Balkans, à Belgrade, à Rhodes, à Vienne, à Mohacs. Après l’Europe, c’est en Asie qu’on le trouve à nouveau, à Bagdad et en Irak au cours des années 1534 et 1535. Plus tard, il est à Corfou (1537) et dans le pays moldave (1538). C’est au cours de ces conquêtes que Sinan va progressivement s’imposer grâce à ses talents d’ingénieur, puis de chef des travaux de construction, qualités dont il usera ultérieurement dans son activité civile. La curiosité de Sinan était sans limites, de même ses sources d’inspiration. Il accompagne le goût des souverains ayyoubides et mamelouks pour les grands travaux d’architecture militaire, des citadelles entières, avec leurs fortifications et leurs équipements privés, à l’image des palais, des jardins et des hammams. A la frontière extérieure, les besoins militaires ne sont pas totalement satisfaits. Il faut aussi des routes, des aqueducs et toutes sortes de fortins, ou ribats, ainsi que des perfectionnements dans le système de défense au cœur même des bâtiments. Sinan savait que la pierre à bâtir se trouvait en abondance dans tous les pays allant de la Syrie jusqu’en Turquie, et ailleurs, au Maghreb, en Andalousie, et qu’il pouvait en faire venir via la flottille ottomane qui écumait la Méditerranée. Toutes ses dispositions se manifestent encore plus brillamment lorsqu’il est porté en 1538 à la tête du corps des ingénieurs attachés au palais du calife. Soliman le Magnifique en personne devient son protecteur. La chronique palatiale ne tarit pas d’éloges sur Sinan, car il a imaginé et construit la plus grande partie des mosquées du pays, de la mosquée de Shehzade jusqu’à la Süleymaniye, instruit un ordre précis en matière d’architecture et établi les différents espaces, les minarets effilés, leurs balcons circulaires, ainsi que les différentes coupoles qui lui reviennent de droit. Car c’est encore à lui que l’on fit appel. Il en construira d’autres. Le nombre exact de constructions réalisées par ses équipes n’est pas connu, mais on avance le chiffre exorbitant d’une centaine de mosquées, dont soixante mosquées-cathédrales, soixante écoles coraniques (médersa), dix-sept cuisines publiques, trois hôpitaux, sept viaducs, sept ponts, vingt-sept palais, vingt et un caravansérails,

trente bains, vingt chapelles funéraires ou mausolées, cinq bâtiments administratifs, des réservoirs, des aqueducs. Vers 1575, Sinan achève la Selimiye d’Edirne (Andrinople), à la frontière avec la Bulgarie, une mosquée qui compte parmi ses plus belles réalisations, notamment en raison de la complexité de sa coupole. Cette mosquée-cathédrale a la même amplitude que la Süleymaniye Camii (la mosquée de Soliman), la plus grande mosquée d’Istanbul : Sinan, mort à quatre-vingt-dix-sept ans, y repose désormais, non loin de son maître. Dans toutes ses mosquées et constructions diverses, le talent du bâtisseur est magnifié de diverses façons. Sinan innove, avec ses techniques d’aération qu’il appliqua pour la première fois lors de la construction de la mosquée Mihrimah Sultan, l’acoustique sophistiquée des parties cultuelles, la captation de la lumière et sa distribution, la disposition des ouvertures – des portes et des fenêtres – de manière à préserver la chaleur du bâti en hiver, sa fraîcheur en été, et la faïence d’Iznik qu’il introduisit vers 1560 dans la construction de la mosquée Rüstem Pacha. Il innove encore dans la disposition des volumes intérieurs et extérieurs, l’accès à la nef centrale, le circuit des couloirs et des annexes, l’aménagement des dépendances, des voies d’accès externes et l’emplacement du cimetière, des patios, des jardins, voire la construction à flanc de colline, comme ce fut le cas avec la mosquée Sokullu Mehmet Pacha (1572). Jusqu’à maintenant, nous avons surtout mis l’accent sur les bâtisseurs individuels, sur les découvreurs, les voyageurs. Mais une grande civilisation requiert parfois que ses biens représentatifs, ses monuments prestigieux, ses réalisations les plus durables soient le fruit d’une œuvre collective et répondent à une tension qui dépasse de loin l’énergie d’un seul bâtisseur. C’est le moins que l’on puisse dire de l’Alhambra, en Espagne, une œuvre que les rois maures de Grenade, en bâtisseurs collectifs, ont mis plus de deux siècles à construire. Durant ce temps, l’unité architecturale et la complexité des plans de la forteresse rouge – puisque telle est l’étymologie exacte du nom Alhambra, « La Rouge », du mot arabe Al-Hamra – furent poursuivies sans relâche. On a désormais reconstitué au détail près les développements de cette citadelle royale, anciennement fortin ziride, promue siège central et capitale du « gouvernement » de la dynastie nasride. Un premier groupe de bâtiments entourant la cour principale et regroupant le sanctuaire et l’ancienne mosquée, ainsi que la grande porte d’entrée, dite « porte du Jugement » et

la tour de Comarès, date de la seconde moitié du XIIe siècle. Ce groupe austère qui, de l’extérieur, fait plus penser aux fortins guerriers des débuts de l’Islam qu’à un palais cossu oriental est l’œuvre de plusieurs souverains nasrides de Cordoue et de Grenade. Le premier d’entre eux, le fondateur de la dynastie nasride en personne, a pour nom Mohamed Ier Ibn al-Ahmar (1203-1273), également appelé le Vainqueur (al-Ghalib). Il a mené tambour battant la reconquête de la péninsule au détriment des Almohades, venus du Maghreb, avant de s’emparer de Grenade en 1237. Au fil du temps sont bâties les constructions « civiles » cernant la cour des Myrtes, avec ses innombrables ornements, les arabesques, les dessins, les stucs et les fontaines qui ponctuent l’ensemble. Mais le joyau de l’Alhambra est entièrement concentré dans la cour des Lions et offre au regard une belle perspective pavée de marbre blanc et ouvrant sur une galerie circulaire que soutiennent pas moins de cent vingthuit colonnes, tout en marbre elles aussi. La succession des nombreuses cours, salles et galeries qui composent le palais le plus célèbre de l’Espagne musulmane exprime la richesse et le confort dans lesquels vivaient les sultans. Accessoirement, c’est aussi une façon de multiplier les protections en cas d’attaque surprise. Enfin, dans un pays où la chaleur peut atteindre des records, l’aménagement de parties communes ombragées était indispensable. L’un des plus beaux espaces est probablement la salle des Ambassadeurs, anciennement appelée salle du Trône. Cette partie de l’Alhambra est sans doute l’une des plus cossues qui puissent exister, sinon la plus raffinée et la plus aboutie de ce que nous pouvons appeler le « petit Versailles arabe ». La perspective la plus connue, que tous les peintres et écrivains ont cherché à immortaliser, est un angle propice qui, de la salle des Ambassadeurs, donne sur le pavillon de la Reine. Enfin, la salle de la Barca est l’endroit où se retrouvent les chambellans, les dignitaires et la garde personnelle du sultan. A l’extérieur, se situent la cour des Myrtes – également appelée le patio de l’Alberca ou de l’Estanque – puis la salle des Deux Sœurs, ainsi dénommée en raison de deux dalles symétriques posées de chaque côté de la petite fontaine qui les sépare. La cour des Lions porte ce nom en raison des douze lions en marbre noir qui trônent en son centre, supportant une grande vasque d’albâtre débordant d’une eau au bruissement continu et vivifiant. Tout autour, des frises de stuc et d’albâtre travaillées avec soin donnent à ce lieu une

grandeur et une beauté qui surclassent nombre de réalisations architecturales d’aujourd’hui. L’art des bâtisseurs andalous atteint ici une avancée technique assez extraordinaire ; la salle des Abencérages, du nom de la fameuse dynastie qui a régné en ces lieux après avoir bâti l’Alhambra et régné sur toute l’Espagne musulmane, la salle des Rois, aux multiples petites fenêtres qui donnent sur le Darro, la rivière qui court à plus de soixante mètres en contrebas, la salle de las Camas (des lits), les bains royaux, constitués d’une salle de repos, de taille moyenne, avec sa fontaine ajourée de belles faïences sont autant de joyaux. Une lumière laiteuse et irisée, diffuse à travers des lucarnes en forme d’étoiles, éclaire la cour du Mexuar (en arabe Mechouar) où se regroupait la partie administrative du palais. C’est là aussi que se réunissait le Conseil du Sultan, le lieu où se rendait la justice, à travers le fonctionnement complet d’un tribunal, avec son juge, ses assesseurs, ses greffiers et ses gardes. Le palais de l’Alhambra abritait également un cimetière. Derrière le palais, on peut encore visiter le jardin du Generalife (littéralement : Jannat al-‘arif, « le Paradis du savant »), où mille essences se côtoient dans une harmonie de couleurs dominées par le vert profond et les bosquets de fleurs. Certaines parties du palais des Abencérages, comme la vieille mosquée, sont tombées d’elles-mêmes, d’autres ont été détruites. En 1526, Charles Quint (1500-1558), qui est aussi appelé Charles Ier d’Espagne et dont l’action vigoureuse de « désislamisation » d’Al-Andalus est encore peu étudiée – ainsi, par exemple, la conversion forcée des Maures du royaume de Valence en 1523 –, confia cet immense chantier à deux architectes espagnols, Pedro et Luis Machuca. Leur mission était de combler la partie manquante de l’Alhambra, mais l’ouvrage en question ne vit jamais le jour. Construit à l’extérieur de l’Alhambra, le palais de Charles Quint lui-même, de style Renaissance, est austère et peu gracieux comparé au bijou architectural dans lequel il est serti. L’histoire de la présence musulmane en Espagne s’arrête donc aux portes de ce palais. A lui seul, il représente toutes les déchirures que l’histoire musulmane a connues dès lors. Enfin, une image poignante, celle du dernier occupant des lieux, Boabdil. C’est à son sujet que Chateaubriand écrivit dans sa longue nouvelle intitulée Les Aventures du dernier Abencérage le passage suivant que je souhaite à nouveau citer : « Lorsque Boabdil, dernier roi de Grenade, fut obligé d’abandonner le royaume de ses pères, il s’arrêta au

sommet du mont Padul. De ce lieu élevé on découvrait la mer où l’infortuné monarque allait s’embarquer pour l’Afrique ; on apercevait aussi Grenade, la Véga et le Xénil, au bord desquels s’élevaient les tentes de Ferdinand et d’Isabelle. A la vue de ce beau pays et des cyprès qui marquaient çà et là les tombeaux des musulmans, Boabdil se prit à verser des larmes. La sultane Aïxa, sa mère, qui l’accompagnait dans son exil avec les grands qui composaient jadis sa cour, lui dit : “Pleure maintenant comme une femme un royaume que tu n’as pas su défendre comme un homme.” Ils descendirent de la montagne, et Grenade disparut à leurs yeux pour toujours… » A l’est de l’Empire musulman déclinant une dynastie appelée « des sultans-esclaves » allait transformer le visage des terres à l’est de l’Iran et en Inde. René Grousset disait à ce sujet : « L’Islam indien eut ses Cortez afghans, ses Pizarre turcs qui, à la tête de leurs escadrons de mamelouks, galopèrent victorieusement des rives du Gange aux rivages du Carnate. Plus heureux que Pizarre et Cortez, ils réussirent à fonder pour euxmêmes, au pays de la fable, des dynasties souveraines qui éblouirent l’Orient. » Dans cette épopée, Babur (1483-1530), l’un des plus grands descendants de Tamerlan, et surtout le fondateur de l’empire des Grands Moghols de l’Inde, jouera un rôle moteur et, à ce titre, peut être considéré comme un visionnaire. Son nom complet est Zahir al-Din Mohamed Babur. Véritable monarque de droit divin, il a su mettre sur pied une dynastie prestigieuse sans compromettre le message humaniste de l’islam. Babur Shah (transcrit aussi Babour et Baber) serait le descendant de Tamerlan par son père et de Gengis Khan, par sa mère. Ses talents d’organisateur s’exercèrent naturellement sur le terrain des batailles, d’abord à Ferghana (du côté de Tachkent), dont il était le roi à douze ans, qu’il perdit cependant, puis à Samarkand, Kaboul et enfin à Kandahar. A Panipat, il remporta une nette victoire sur un rival inattendu, Ibrahim Loti, de Delhi, qui n’était même pas son ennemi direct. L’ayant défait, il put s’emparer de cette ville, déjà prestigieuse, et d’Agra, avant de s’installer durablement dans le Bihar, l’une des provinces les plus prometteuses d’Asie. A sa mort, le territoire revint à son fils Humayûn, qui le cédera à son tour à Akbar. Outre ses capacités guerrières et son sens de l’adaptation (il put se doter avant ses ennemis d’armes à feu), Babur passe aussi pour un poète et

un érudit, sans doute aussi un dilettante raffiné qui n’a pas peur de s’adonner à l’amour des belles choses. Outre l’invention du « jardin moghol », avec son damier de terre-pleins et de canalisations axiales, il aurait laissé une véritable œuvre autobiographique, en particulier un livre intitulé Babur-nama, mais son talent dépassait la littérature pour s’épanouir également dans le domaine mystique. A la suite de Babur, ou Baber, qui mourut jeune, son petit-fils, Akbar connaîtra lui aussi un destin exceptionnel. Babur anticipe et « explique » Akbar, figure majeure de la dynastie moghole. A son sujet, René Grousset écrit des phrases nourries d’une intuition rare doublée d’une sensibilité et d’une suggestion redoutables : « C’est bien un roi-chevalier, un personnage de la Renaissance épris de littérature et d’art, soucieux de toutes les formes de l’humanisme, à la fois dilettante et homme d’Etat – un homme d’Etat qui, sur plus d’un point, déjà, préfigure à nos yeux Akbar » (Figures de proue). En effet, tous ceux qui connaissent l’histoire de l’Inde savent quelle a été l’importance d’Akbar, souverain moghol qui, vers 1555, débuta un règne d’un demi-siècle alors qu’il n’avait pas encore treize ans. Les mêmes observateurs peuvent aussi témoigner que le très puissant Empire musulman des Indes doit sa stabilité et son faste à toute une série de souverains précoces qui, à l’instar d’Akbar, montraient une sagacité remarquable. Akbar (1542-1605), qui veut dire le « Plus Grand », fils de Humayûn (mort en 1556) et petit-fils du sultan Babur, est le septième descendant de Tamerlan. Si l’on en croit les miniatures qui le représentent, il a les traits typiques de la race moghole, même si son aspect extérieur dit combien le chemin parcouru a été immense. Akbar est né à Umarkot au milieu du XVe siècle, c’est-à-dire au moment où l’Empire musulman d’Occident s’écroulait comme un château de cartes. En Asie musulmane, l’hagiographie ne tarit pas d’éloges à l’égard de ce nouveau prophète, Akbar, dont on dit que, malgré son peu d’instruction, il fut un souverain éclairé qui entourait de sa sollicitude savants et philosophes qu’il conviait au palais pour des joutes dont il ne se lassait jamais. Il aimait aussi l’art et le montrait à travers l’accueil chaleureux qu’il réservait aux doreurs, aux relieurs, aux miniaturistes et aux décorateurs de son palais, dont le nombre s’élevait à plus de cent. Akbar, le septième descendant de Tamerlan, fils de Humayûn, qui fut l’empereur de Delhi, et petit-fils du sultan Babur, représente en Islam un autre type de monarque éclairé, à la fois mystique et original. En dehors de

ses nombreuses réalisations architecturales, Akbar se distingua aussi dans les campagnes militaires qu’il remporta sur ses ennemis hindous, avant de se rallier à eux à la fin de sa vie. En 1560, alors qu’il n’avait que dix-huit ans, Akbar se sépara brutalement de son mentor Bahram Khan (également dit Bairam Khan), qui, jusqu’alors, était le régent de son domaine. Et lorsque ce dernier, ce même protecteur, se rebella contre sa destitution, il n’hésita pas à l’emprisonner un certain temps, avant de l’envoyer à La Mecque pour un pèlerinage salutaire, car Akbar savait être, à l’occasion, cruel, lunatique et retors. Toute sa vie, Akbar mènera une guerre incessante et sans merci à l’encontre de ceux qui s’emparaient de parcelles de terrain ayant appartenu à ses ancêtres. En guerrier téméraire et plutôt chanceux, Akbar réussit à unifier un immense territoire de plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés qui s’étendait de la partie orientale de l’Iran actuel au Bengale englobant l’Afghanistan, le Rajasthan et l’Inde himalayenne. En 1564, alors qu’il venait d’avoir vingt-deux ans, et sans doute sous l’influence de la nouvelle épouse rajpoute qu’il accueillit dans son harem en 1562, Akbar inaugura un régime monarchique très personnel et fort bienveillant avec la religion hindoue. Il protégea sa nouvelle femme de ses autres épouses qui cherchèrent à lui nuire. Cette attitude fut à l’origine de la liberté de culte dont les non-musulmans bénéficièrent tout au long de son règne. Mais le fougueux Akbar jouissait d’un tempérament dont il usa librement, à l’instar de tous les souverains puissants. Ainsi, s’opposa-t-il à certaines formes de la foi des hindouistes, comme l’ascétisme extrême et l’incinération rituelle des veuves (sati). Vers 1578, Akbar fit appel à un conseiller spécial en la personne de l’historien musulman Abul-Fadl (1551-1603), avec lequel il conçut pour son empire des réformes politiques et administratives. Son penchant pour la culture, qu’il recevait de la bouche même des plus grands lettrés de son temps, a fortifié sa mémoire, au point dit-on qu’il pouvait participer aisément aux joutes oratoires les plus complexes. Ayant vécu au sein même du palais d’Akbar, le père Monserrat, de l’ordre des jésuites, témoigne : « Il connaissait exactement les dogmes de nombreuses religions […] Il était d’un tempérament mélancolique et souffrait d’épilepsie. » Le caractère d’Akbar ne finira pas de surprendre la chronique palatiale qui, une fois, en fait un être fantasque, colérique et violent, une autre fois le décrit comme un politicien exceptionnellement subtil et rusé.

Akbar avait un penchant singulier pour le mysticisme et la religion, qu’il pratiqua sincèrement. Il versa ainsi pour le jaïnisme, un culte mystérieux qui interdisait que l’on touchât à toute entité de la Création, ce qui eut pour effet de valoriser l’ascétisme et la non-violence. C’est ainsi que durant une grande crise mystique autour de 1579 ou 1580, et après avoir abandonné l’islam comme religion familiale, Akbar inventera littéralement sa propre religion personnelle qu’il appelle Din-iilahi (littéralement : « la religion de Dieu ») ! Bien sûr, ce n’est tout au plus que la fusion du monothéisme musulman, d’une forte dose de mysticisme unitariste et de relents syncrétiques d’inspiration hindouiste comme la métempsycose, mais cela lui suffit pour se proclamer seul prophète devant l’Eternel. Ne partageait-il pas le même attribut de grandeur que les musulmans réservent au seul Dieu, comme dans l’expression « Allahû Akbar » ? Devenu de fait le chef spirituel et temporel de cette nouvelle croyance, il s’efforça de convertir tout son entourage, ce qui tourna rapidement à une forme extrême de despotisme politique et religieux. La curiosité d’Akbar pour toutes les questions religieuses n’en sera pas épuisée pour autant. Akbar est ainsi le seul souverain musulman qui tendra la main aux missions étrangères, en l’occurrence jésuites, parvenant à les attacher à sa cour. Trois missions de jésuites portugais de Goa se succédèrent, en 1580, 1590 et en 1594, tandis que la ville d’Agra, près de Delhi, servait de capitale pour toutes les missions qui s’activaient au sein de l’Empire. Et c’est sous leur influence qu’Akbar allait peu à peu découvrir les arts et la culture de l’Occident, ainsi que le christianisme. Des jésuites qui espéraient bien le voir embrasser la religion du Christ… Son fils, Salim Jahangir, lui succéda, s’emparant de son trône avec autant de difficultés que de soulagement. La religion d’Akbar aura fait peu d’émules, dix-huit personnes tout au plus, qui l’abandonnèrent pratiquement le jour même où il mourut. Au temps d’Akbar, quelques années seulement avant lui, vécut Kabir (1488-1512), qui fut lui aussi une personnalité très syncrétique, un mystique que les musulmans appréciaient beaucoup. D’ailleurs, on doit à l’un de ses disciples du nom de Guru Nanak (1469-1538), contemporain de Luther, qui deviendra le prophète des Sikhs (littéralement : « les Disciples »), un culte très vivant aujourd’hui au Penjab, en Inde du Nord, et désormais dans de nombreux pays européens et nord-américains. La

caractéristique du sikhisme tient en une formule, inscrite dans le préambule même de leur foi : l’Unité de Dieu et la fraternité des hommes. Y a-t-il encore des créateurs comme ceux que nous venons d’évoquer, Sinan, Akbar ? Y a-t-il des hommes d’Etat capables de transformer le visage de l’islam comme on l’a vu avec Saladin ou avec Haroun Rachid ? Y a-t-il même des artistes, des hommes de théâtre ou des compositeurs dont le talent est à même de provoquer l’adhésion de millions d’adeptes ou d’amateurs ? Oui. Ils sont nombreux depuis le début de l’islam jusqu’à nos jours à vouloir nous faire rêver, soit par le chant, soit par la musique, ou même par la création théâtrale, le roman, le conte, la nouvelle. L’une des figures les plus célèbres dans ce domaine reste l’Egyptienne Oum Kalsoum, diva indiscutable du monde arabe, et cela depuis que le chant profane et sacré s’est immiscé dans cette société. Son nom de scène équivaut à une étoile polaire dans un ciel parfaitement étoilé. Parmi toutes les personnalités susceptibles de représenter le monde arabe et l’islam au XXe siècle, Oum Kalsoum s’impose d’elle-même, car elle représente l’entrée dans une autre ère, la modernité politique et artistique, que l’Egypte, synthèse du monde arabe et de l’islam, cultive avec ferveur. Plus spirituelle que dogmatique, sans que l’on sache si elle a été vraiment croyante – ses contemporains diront : « Qu’importe ! » –, Oum Kalsoum est au croisement de deux univers complémentaires. Le premier est celui de la musique profane égyptienne de la fin du XIXe siècle, à la fois classique et populaire, et dont le code a été établi lors du fameux congrès de musique arabe tenu au Caire en 1932. A cette époque encore, la musique urbaine égyptienne était caractérisée par une débauche d’instruments qui donnaient à l’orchestre dit classique un aspect pléthorique, un peu pompier, et des variations langoureuses sur le thème quasi obsessionnel de l’amour. Le second univers est celui de la musique sacrée, dite également sama’, littéralement « sens mystique, écoute », avec ses effusions extatiques, ses élévations mentales et un message qui prône, comme un leitmotiv, l’esseulement sonore et la remémoration du nom d’Allah. Oum Kalsoum est surtout la synthèse vivante de la longue tradition musicale de l’Egypte, du monde arabe et finalement de l’islam. La musique arabe a pris son essor à Médine même, au temps des califes orthodoxes, et cela jusqu’à la moitié du VIIe siècle. Après, les grands musiciens – persans pour l’essentiel –, les auteurs de textes, des

poètes arabes et les mécènes se déplacèrent à Damas, au temps des Omeyyades, mais c’est surtout à Bagdad que leurs successeurs allaient trouver un climat extraordinairement porteur. Les plus grands noms de cet art furent Ibrahim al-Mawçili (mort au début du IXe siècle) et Ibrahim alMahdi (779-839), Ziryab (789-857), qui fut par le passé l’élève d’Ishaq alMawçili (fils d’Ibrahim al-Mawçili, 767-850), puis son rival, avant d’être chassé de la cour de Bagdad, une occasion pour l’émirat omeyyade de Cordoue de le prendre à son service. C’est dans ce contexte que les styles appelés muwachchahs et zajal sont nés, de même que la structure de la nouba, l’équivalent d’une suite musicale pour orchestre, et finalement toute la musique dite « arabo-andalouse », un avatar réussi de ces métissages culturels profonds. Pour toutes ces raisons, un culte secret et entièrement univoque fut élevé à Oum Kalsoum de son vivant, et cela bien avant des chanteurs ou compositeurs aussi éminents qu’Abdel Halim Hafez, Farid al-Atrache, Ismahène ou Baligh Hamdi. Seule Oum Kalsoum réussit le miracle de bloquer la circulation trépidante du Caire et, lorsqu’on programmait un de ses concerts à la radio égyptienne, il aurait été vain de diffuser un discours politique ou un prêche religieux, car personne ne l’aurait écouté. A l’extérieur de l’Egypte, d’autres grandes personnalités ont réussi à s’arracher à la pesanteur sociale qui a englouti tant de révolutionnaires en chambre et d’idéalistes rêveurs ne voyant que leur propre utopie et non la demande collective. En Tunisie, Habib Bourguiba avait fait un travail prodigieux dans le domaine de la réforme, ne serait-ce que pour avoir mis à l’index les surcharges qui attentaient à la religion du Prophète. En Egypte même, il y eut bien sûr Nasser, le contemporain d’Oum Kalsoum, dont on connaît la force d’entraînement et le charisme sur les masses arabes. Dans de nombreux autres pays, des réformateurs se sont élevés contre l’anomie imposée par les prédicateurs. Il faut en citer quelques-uns, notoires mais peu populaires : Mohamed Abdouh (1849-1905) et son mentor, Jamal ad-Din al-Afghani (mort en 1897), Mohamed Iqbal (18761938) qui a fasciné un moment en raison de son influence objective sur les créateurs de l’Etat pakistanais, mais dont l’action sera finalement limitée dans l’espace et dans le temps ; d’autres encore, Malek Bennabi en Algérie, Allal al-Fasi au Maroc, mais l’Empire musulman ayant depuis longtemps cédé le pas devant l’émergence des Etats-nations, l’action de tous ces réformateurs a été cantonnée et réduite à une zone d’influence

extrêmement limitée. Il faut dire qu’au début du XXe siècle, les potentialités ne manquaient pas. Il y avait autant de révolutionnaires que de partisans de la décolonisation, autant de politiques nationalistes que de fondateurs de l’Opep et du mouvement des non-alignés : mais tous se sont retrouvés dans la diva du Nil. Par sa voix, elle envoûtait l’Egypte tout entière, son peuple et son élite. Et celui qui envoûtait l’Egypte des années 1950 envoûtait le monde arabe tout entier, de son ponant à son levant. Et cela concernait aussi la campagne égyptienne dont Oum Kalsoum était issue et à qui, symboliquement, elle redonnait une sorte de fierté. Plus largement, Oum Kalsoum aura déterminé les codes vestimentaires féminins, s’inventant devant un public immense quasi sous transe. Elle peut aussi être tenue pour la véritable conceptrice de l’orchestre arabe. Au Liban, seule Fayrouz put un moment rivaliser avec l’idole du Nil, celle dont les seuls foulards auraient coûté des prix faramineux si quelqu’un avait eu l’idée de les vendre aux enchères. A l’époque, la culture avait une belle place dans le monde oriental et nul n’éprouvait de honte à admirer une femme, à aller au concert, à payer son obole aux baladins de l’esprit. La société musulmane n’était pas encore corsetée : on se livrait à la joie du collectionneur comme on allait à la prière, l’une et l’autre étaient décomplexées. L’islam était certes une composante majeure de l’alchimie d’ensemble, mais cette composante n’étouffait pas les aspirations des individus, il n’y avait aucune confrontation avec le réel, aucun heurt possible avec soi-même. Il avait encore ses Lumières, ses élites, ses théologiens. Il pouvait même espérer une renaissance possible, un goût pour la controverse philosophique et un investissement autrement plus stimulant pour la culture.

CONCLUSION

Icônes de lumière Ces figures de proue ont fait rayonner l’islam, par-delà les conquêtes autour de la Méditerranée, en Asie, en Turquie, dans les Balkans et en Afrique. Au départ, le Prophète avait fixé l’horizon idéal de la nouvelle religion, en traçant pour elle les limites du possible, son implantation locale, sa dimension spirituelle. L’expansion géographique viendra par la suite. A la mort de Mohammed, en juin 632, les califes qui le représentaient ont cherché à transcrire dans le réel le rêve d’une religion paisible qui aurait combattu avec succès l’hérésie polythéiste, en lui substituant sa cosmogonie propre fondée sur le Dieu unique, celui d’Abraham. Très vite, l’équation s’est révélée difficile à réaliser, car l’islam ne pouvait se limiter à la seule péninsule Arabique au risque de demeurer sans consistance, mais il ne pouvait non plus s’extraire de cet espace exigu sans empiéter sur le domaine des autres croyances, des autres peuples. Cette recherche lancinante du début qui visait à mettre en conformité la puissance terrestre avec les prescriptions coraniques a été déterminante aux yeux des califes. Pendant un siècle, les défenseurs de la prédication armée imposeront leur seule façon de voir. L’expansion réalisée, l’épée rangée dans son fourreau, l’islam, stabilisé dans sa doctrine et clair sur son dogme, allait se lancer d’autres défis. Ceux de la civilisation en particulier, en rassemblant une armée de concepteurs, d’ingénieurs et autant de rêveurs utopistes. Les philosophes et les théologiens spéculatifs poseront les premiers jalons, délimitant des champs intellectuels nouveaux et s’affrontant pacifiquement au travers de fécondes controverses. Dans ce cadre, on assista bientôt à l’émergence de la pensée musulmane classique, articulée

autour de quatre de ses plus grands penseurs, le médecin Avicenne, le philosophe Averroès, le sociologue Ibn Khaldoun et le théologien AlGhazali. Ainsi, ces grandes figures n’auraient pu essaimer si l’islam n’était pas parvenu au cours de ses mille quatre cents années d’existence à se constituer en une véritable civilisation, au sens plein du terme. Il est vrai cependant que l’islam ne fut pas le seul facteur opérant, mais il en constitua la matrice et l’ancrage, non pas forcément la finalité. Ainsi, peut-on dire qu’Ibn Khaldoun est devenu sociologue parce qu’il était musulman ? Ou encore qu’Al-Khuwarizmi, Umar al-Khayyam devinrent mathématiciens au prétexte qu’ils étaient de bons ou – d’ailleurs – de mauvais croyants ? On pourrait se poser la question pour le philosophe AlFarabi, le naturaliste Al-Qazwini, continuer à s’interroger avec Al-Biruni, Ibn Battouta ou Al-Mawçili ? En même temps, on ne peut nier que leurs œuvres participent pleinement de la grandeur de l’islam. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Pour réussir dans des domaines aussi exigeants que celui des sciences exactes ou des sciences humaines, les grands esprits de l’islam sont amenés à quitter leurs différents pays pour rejoindre l’Europe et l’Amérique. C’est dans ces contrées que se forge désormais le renouveau de demain. Aucun pays arabe ou musulman n’a pour l’heure la capacité de créer et d’entretenir une élite parmi les savants, ni même de porter les sciences à un niveau aussi élevé qu’au temps de la splendeur de l’islam. Pourtant, au même moment, la construction de mosquées se poursuit partout dans le monde musulman. Et l’on doit faire ce constat : à des milliers de lieues de son brillant passé – le souvenir de l’âge d’or de l’islam –, la religion du Prophète a fini par perdre son message originel pour se replier dans un conservatisme contre-productif. Désormais, l’islam n’a pratiquement plus aucune incidence sur la marche du monde, alors même qu’il en fut l’un des éléments constitutifs. L’erreur des musulmans a été d’associer la gestion de ses âmes à celle de la matière immédiate, faisant comme si le niveau matériel était le reflet direct du monde spirituel et de ses convulsions les plus intimes. Or, l’islam n’est pas seulement une antithèse du monde profane, ou une réfutation de celui-ci ; c’est une religion infiniment plus noble et plus profonde, plus complexe aussi. L’Occident, en revanche, a très vite compris, grâce à ses réflexions emportées par le siècle des Lumières, que

le progrès humain était d’abord le fait des êtres humains et que Dieu ne pouvait pas et ne devait pas être convoqué sur des questions déterminées ici et maintenant. Ainsi, les pays se réclamant de l’islam ne pourront progresser dans le domaine de la science et de la haute technologie qu’au prix de très grands efforts, et affranchis de toute vision « extatique » de Dieu. Les pays musulmans ne peuvent espérer égaler l’Occident que lorsque toutes ces contradictions seront levées. La spiritualité ne peut en aucun cas se substituer à la méthodologie strictement matérialiste qui résulte elle-même d’une accumulation des savoirs. En définitive, cette longue histoire des hommes et des femmes en Islam est traversée par des continuités et des discontinuités. Les continuités culturelles, intellectuelles et spirituelles sont souvent discrètes. Elles relèvent, en effet, d’un processus lent et exigeant qui demande un investissement personnel, parfois un acharnement, et une persévérance de groupe. En revanche, les discontinuités sont bruyantes : tel est le cas des crises, des révolutions de palais, des hérésies, des guerres et, depuis peu, du fanatisme religieux et de la violence qui en découle. On peut du reste se demander légitimement si les grands maîtres, sages profanes célébrés pour leur art, qui sont d’immenses figures charismatiques ayant pensé le monde, ont encore une place dans la représentation que se font les jeunes musulmans d’aujourd’hui ? Et quels sont pour ces jeunes la place et le rôle du héros, pour autant que le héros puisse se représenter autrement que par des pixels ? Le héros, disait tel penseur de l’Islam, est-il celui qui entraîne les nations par sa force cosmique ou seulement un homme aux dons exceptionnels qui sait profiter du dynamisme de son peuple, qu’il fait bénéficier de son flux vital au moment le plus opportun ? L’œuvre collective est encore vivace dans les textes, dans les usages, dans les récits et dans la mythologie quotidienne à laquelle des millions de musulmans donnent crédit, en somme, tout ce qui fascine dans la civilisation islamique : « Qui n’a rêvé devant la svelte hardiesse des minarets, écrit J. Janot, un missionnaire chrétien en terre d’islam, devant le galbe harmonieux des vases ou des lampes, devant le prodigieux lacis des décorations géométriques, devant la souplesse des calligraphies soufiques ou maghrébines, devant les étonnantes délicatesses de la musique arabe, si déconcertantes pour nos oreilles raidies par la gamme diatonique ? » Et d’ajouter plus loin : « Un voyage en Orient, en Egypte,

en Espagne, en Algérie, au Maroc nous confronte soudain avec une civilisation qui n’a pas eu sa Renaissance ni ses découvertes modernes, mais qui témoigne d’une culture vaste et singulièrement originale dont l’influence a profondément marqué l’Occident. » Depuis peu, une idéologie de fermeture et de repli a contaminé la troisième religion du Livre, à un point tel qu’elle peut à tout instant sombrer dans la guerre de religion. Et si cette idéologie ne s’est jusqu’à présent cantonnée qu’aux groupes les plus désespérés, c’est parce que, précisément, ces figures de proue et leurs relais d’aujourd’hui ont joué un rôle crucial de structuration et de stabilisation des représentations. Louées soient les grandes figures de l’islam, véritables exemples au sens universel du terme, ce qui montre que l’Islam est fondé sur une sagesse humaine des plus élaborées, mais encore bien vivante. Lorsqu’un jeune musulman choisit comme modèle référent un imam fondamentaliste ou un idéologue haineux, il méconnaît totalement les sources d’inspiration de sa foi. Cela signifie aussi, accessoirement, que la partie n’est jamais gagnée et qu’il faut multiplier les occasions de ramener ce jeune à la raison. C’est pourquoi, une fois l’équité sociale établie et lorsqu’une bibliothèque nouvelle ouvre dans le monde arabe ou en terre d’Islam, lorsque le grand imam de tel pays appelle à la concorde civile, lorsqu’un professeur inaugure un enseignement sur la culture universelle ou encore qu’un érudit traduit une œuvre de fiction étrangère dans la langue de son pays, l’Islam retrouve sa vocation première, celle de la paix et du progrès. Il reste au monde arabe à réussir cette mutation gigantesque : construire non pas la cité de Dieu, mais la cité des hommes.

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