Le Monde Magazine (24.08.19)

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M Le magazine du Monde no 414. Supplément au Monde no 23209/2000 C 81975 SAMEDI 24 AOÛT 2019. Ne peut être vendu séparément. Disponible en France métropolitaine, Belgique et Luxembourg.

@WorldAndNews. More than 100 editions everyday.

L’incroyable famille Johnson Boris, Jo, Rachel et les autres

Horizon L’Ame du Voyage.

louisvuitton.com

5

carte blanche à

Sterling Ruby.

Le pLasticien américain sterLing ruby vient de Lancer sa marque de mode. jusqu’en septembre, “m” Lui ouvre sa carte bLanche. iL y présente des œuvres réaLisées avec son épouse, La photographe meLanie schiff.

Melanie Schiff

Serigne au salon Pitti Uomo, 2019.

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

7

entre le clan Kennedy et la famille Kardashian, il y a, a priori, pas mal de modèles familiaux… Éric Albert, collaborateur du Monde basé à Londres, a tout de même trouvé une drôle de dynastie britannique alliant l’ambition des uns et l’excentricité des autres : les Johnson. Soit la famille de Boris, premier ministre du Royaume-Uni depuis fin juillet, longtemps maire de Londres, qui promet un Brexit dur, sans accord, en alternant attitudes désinvoltes et déclarations provocatrices. Avec la même tignasse blonde mais dans un genre moins hirsute, il y a Jo, le benjamin, ancien membre du gouvernement de Theresa May et désormais secrétaire d’État nommé par son frère. Blonde également, voici Rachel, journaliste et chroniqueuse influente qui s’est également illustrée dans une émission de télé-réalité. Les autres membres de la famille sont plus discrets. C’est monsieur Johnson père, Stanley, qui fait le plus de bruit. Jamais avare de bons mots et de confidences distillées dans ses nombreuses interviews et pas moins de deux autobiographies, il incarne un patriarche fantasque. Cela donne une famille de la – très – bonne société anglaise unie par l’ambition, un sens certain de la mise en scène de soi et dont tous les rejetons ont suivi des parcours d’excellence. C’est peu dire que les Johnson occupent le devant de la scène publique outre-Manche : ils soutiennent avec ardeur l’ascension vers le sommet de l’aîné, bien qu’ils aient tous pris position contre le Brexit, à la seule exception, évidemment, de Boris, qui en a fait son cheval de bataille. Cela prêterait à rire si l’avenir du Royaume-Uni – et celui de l’Europe – n’était pas en cause… Comment dit-on foutraque en anglais? Marie-Pierre LanneLongue

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

24 août 2019

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Les chroniques 14

Les productions Obama débarquent sur Netflix.

Il est comme ça… Matteo Salvini.

15

18

L’Allemagne tracassée par une question capitale.

Le grand défilé Christian Jacob.

16

19

À Chamonix, le trail atteint des sommets.

Il fallait oser Stade anal.

17

22

Qui est vraiment ? Robert Herring.

J’y étais Îliens sociaux.

Le magazine 23

Boris & Co. Tout au long de sa carrière, le premier ministre britannique Boris Johnson a toujours été entouré par sa famille nombreuse. Une fratrie d’ambitieux qui fait passer ses divergences politiques après les intérêts du clan. 30

Comandante patrimoine. À la tête du Bureau de l’historien, Eusebio Leal défend le patrimoine de la vieille ville depuis plus de cinquante ans. Une manne touristique aux effets pervers. 36

36

L’art de l’entre-deux. Nés en Algérie ou en France de parents algériens, ces artistes contemporains entretiennent des rapports complexes avec leur double appartenance.

Le portfolio 40

Virginie ou l’innocence perdue. Sally Mann aime profondément ce sud des ÉtatsUnis qu’elle n’a jamais quitté. Elle y a photographié ses enfants, puis des paysages hantés par le passé esclavagiste.

Le style 51

L’âge archi tendre. 53

Posts et postures #minime. 54

Librement inspiré Dragée haute. 55

Fétiche Bureau d’étude. 56

Variations Paires de famille. 57

Objet trouvé Le nid en vétiver. 58

Un peu de tenues Sonate d’automne. Vol. 1. 68

Circuit court Seattle, techno parade. 70

Ligne de mire Arc de triomphe. 71

Comme si vous (y) étiez Acide à miner. 72

Une affaire de goût Étoile du verger. 73

Produit intérieur brut La reine-des-prés.

Rectificatif. Contrairement à ce que nous écrivions dans l’article sur Djamila Bouhired dans M daté du 17 août, Houari Boumediene n’a jamais été officier de l’armée française. Toutes nos excuses à nos lecteurs pour cette erreur.

Illustrations Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Roland Michaud. Djamel Tatah

La semaine

9

Président du directoire, directeur de la publication : Louis Dreyfus Directeur du “Monde”, directeur délégué de la publication, membre du directoire : Jérôme Fenoglio Directeur de la rédaction : Luc Bronner Directrice déléguée à l’organisation des rédactions : Françoise Tovo Direction adjointe de la rédaction : Philippe Broussard, Alexis Delcambre, Benoît Hopquin, Franck Johannès, Caroline Monnot, Cécile Prieur Directrice des ressources humaines : Émilie Conte Secrétaire générale de la rédaction : Christine Laget

directrice adjointe de la rédaction — Marie-Pierre Lannelongue

La culture 74

Raphael Saadiq. Et aussi : danse, expo, cinéma. 80

Le DVD de Samuel Blumenfeld “Havana”, de Sydney Pollack. 81

Les jeux 82

Le totem Le mannequin d’Anne Valérie Hash.

directeur de la création — Jean-Baptiste Talbourdet-Napoleone directrice de la mode — Suzanne Koller rédaction en chef adjointe — Grégoire Biseau, Agnès Gautheron, Clément Ghys rédactrice en chef technique — Anne Hazard rédaction Carine Bizet, Samuel Blumenfeld, Zineb Dryef, Philippe Ridet, Vanessa Schneider, Laurent Telo. Style-mode — Chloé Aeberhardt (chef adjointe Style), Vicky Chahine et Caroline Rousseau (chefs adjointes Mode), Fiona Khalifa (coordinatrice Mode) Chroniqueurs — Marc Beaugé, Guillemette Faure, Jean-Michel Normand, Philippe Ridet Assistante — Christine Doreau Rédaction numérique — Marlène Duretz, François Bostnavaron, Thomas Doustaly, Pascale Krémer, Véronique Lorelle, Jean-Michel Normand, Catherine Rollot Assistante — Marie-France Willaume département visuel Photo — Lucy Conticello et Laurence Lagrange (direction), Hélène Bénard-Chizari, Federica Rossi. Avec Ronan Deshaies et Virginia Power Graphisme — Audrey Ravelli (chef de studio) et Marielle Vandamme (adjointe). Avec Aurélie Bert et Lola Halifa-Legrand Assistante — Françoise Dutech Photogravure — Fadi Fayed, Philippe Laure. Avec Guillaume Hurel. édition Stéphanie Grin, Julien Guintard (chefs adjoints) et Paula Ravaux (adjointe numérique). Et Boris Bastide, Béatrice Boisserie, Nadir Chougar, Agnès Rastouil. Avec Safia Bouda, Guillaume Falourd et Joël Métreau. Révision — Ninon Rosell (chef de section), Adélaïde Ducreux-Picon, Jean-Luc Favreau. Avec Dominique Martel.

Crédit couverture : courtesy Rachel Johnson.

Coordonnées de la série Un peu de tenues « Sonate d’automne. Vol. 1 », p. 58. Acne Studios : acnestudios.com — Ami : amiparis.com — A.P.C. : apc.com — Balenciaga : balenciaga.com — Basic Rights : basicrights.com — Bode : www.bodenewyork.com — Bruno Piattelli : brunopiattelli.eu — Carel : carel.fr — Carhartt : carhartt.com — Celine par Hedi Slimane : celine.com — Chanel : chanel.com — Chimala : 180thestore.com — Christian Dior : dior.com — Church’s : church-footwear.com — Dior Homme : dior.com — Falke : falke.com — Figaret Paris : figaret.com — Filling Pieces : www.fillingpieces.com — Forte_Forte : forte-forte.com — Gabriela Hearst : gabrielahearst.com — Gucci : gucci. com — Isabel Marant : isabelmarant.com — Koché : koche.fr — Kule : kule.com — Lemaire : lemaire.fr — Louis Vuitton : louisvuitton.com — Maison Kitsuné : maisonkitsune.com — Maje : maje.com — Maximum Henry : maximumhenry.com — Mirth Vintage : mirth.co — No.6. Store : no6store.com — Pat Areias : patareias.com — Plyknits : ply-knits.com — Polo Ralph Lauren : ralphlauren.com — Priscavera : priscavera. com — Proenza Schouler : proenzaschouler.com — Re/Done : shopredone.com — Reike Nen : reikenen.com — Repetto : repetto.com — Sandro : eu.sandro-paris.com — Sophie Buhai : sophiebuhai.com — Stella McCartney : stellamccartney.com — Symonds Pearmain : symondspearmain.com — The Academy : theacademynewyork.com — The Row : therow.com — Todd Snyder : toddsnyder.com — Whistles : whistles.com

Documentation : Sébastien Carganico (chef de service), Muriel Godeau et Vincent Nouvet Infographie : Le Monde Directeur de la diffusion et de la production : Hervé Bonnaud Fabrication:Xavier Loth (directeur), Jean-Marc Moreau (chef de fabrication), Alex Monnet Directeur du développement numérique:Julien Laroche-Joubert Directeur informatique groupe : José Bolufer Responsable informatique éditoriale : Emmanuel Griveau Informatique éditoriale : Samy Chérifi, Christian Clerc, Igor Flamain, Aurélie Pelloux, Pascal Riguel. diffusion et promotion Responsable des ventes France international : Sabine Gude Responsable commercial international : Saveria Colosimo Morin Directrice des abonnements : Pascale Latour Abonnements : abojournalpapier @lemonde.fr; De France, 32-89 (0,30 €/min + prix appel) ;

De l’étranger (33) 1-76-26-32-89 Promotion et communication : Brigitte Billiard, Marianne Bredard, Marlène Godet et Élisabeth Tretiack Directeur des produits dérivés : Hervé Lavergne Responsable de la logistique : Philippe Basmaison Modification de service, réassorts pour marchands de journaux : 0 805 05 01 47 m pu blicité Présidente : Laurence Bonicalzi Bridier Directrices déléguées : Michaëlle Goffaux, Tél. 01-57-28-38-98 (michaëlle.goffaux @mpublicite. fr) et Valérie Lafont, Tél. 01-57-28-39-21 ([email protected]) Directeur délégué - activités digitales opérations spéciales : Vincent Salini 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00/25-61

Courriel des lecteurs : [email protected] Courriel des abonnements : [email protected] M Le magazine du Monde est édité par la Société éditrice du Monde (SA). Imprimé en France : Maury imprimeur SA, 45330 Malesherbes. Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.018kg/ tonne de papier. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2000 C 81975. Distribution Presstalis. Routage France routage. Dans ce numéro, un encart « Histoire et civilisations » destiné aux abonnés France métropolitaine.

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

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Ils ont participé à ce numéro.

Éric Albert, journaliste à Londres et collaborateur régulier du Monde, raconte pour M Le magazine du Monde, l’histoire de la famille de Boris Johnson, nouveau premier ministre britannique. À mi-chemin entre les Kardashian et les Kennedy, elle est au cœur du pouvoir politico-médiatique du Royaume-Uni. « Tous se sont opposés au Brexit voulu par Boris Johnson. Aujourd’hui, ils le soutiennent, au nom de la solidarité familiale et de leur ambition dévorante. Les rencontrer offre un aperçu du fonctionnement de la haute société britannique.» (p. 23).

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

roxAnA Azimi, contributrice régulière de M, a rencontré des plasticiens d’origine algérienne. « Ils sont nés de parents algériens, ont fait leur vie à Paris, Londres ou Berlin, et comptent aujourd’hui parmi les artistes les plus réputés de la scène française. Un lien indéfectible et complexe les lie pourtant à l’Algérie dont ils suivent avec beaucoup d’espoir les soubresauts politiques. Tous ont une crainte : être réduits à leurs origines.» (p. 30).

pierre Sorgue, journaliste, plonge dans les rues de la vieille Havane. Pour le 60e anniversaire de la révolution et le 500e de la ville, il dresse le portrait d’Eusebio Leal, héros du pays pour avoir sauvé le centre historique devenu une indispensable manne touristique : « Entre ses idéaux sociaux et humanistes proclamés et les hôtels ou boutiques de luxe désormais aux mains des militaires se lisent toutes les contradictions – et les hypocrisies – du régime. » (p. 34).

eliAnA Aponte, photographe colombienne, a travaillé pour l’AFP au Panama avant de rejoindre l’agence Reuters. Installée aujourd’hui à La Havane, elle y travaille en indépendante. Pour ce numéro, elle a arpenté le centre historique de la capitale cubaine. (p. 34).

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. M Le magazine du Monde. Kai Jünemann. Pierre Sorgue. Ramón Espinosa

Journaliste — Photographe — Illustrateur Styliste — Chroniqueur — Grand reporter

Scott Olson/Getty Images/AFP

À leur départ de la Maison Blanche, Michelle et Barack Obama avaient exprimé leur intention de promouvoir les questions « de race, de classe, de démocratie et de droits civiques ». Ici, lors du sommet inaugural de leur fondation, en octobre 2017.

1 — Les productions Obama débarquent sur Netflix. Mercredi 21 août, la plateforMe de streaMing netflix déMarrait la diffusion d’“aMerican

la première incursion dans le secteur du cinéma de Barack Obama et de son épouse, Michelle. Un choix de film, qui, comme toujours avec le couple, ne doit rien au hasard. Réalisé par Steven Bognar et

factory”,

Julia Reichert, il s’agit d’un documentaire qui relate la reprise par un milliardaire chinois d’une usine automobile dans l’Ohio, en 2014. Il décrit le choc des cultures ouvrières entre les nouveaux venus et les cols bleus américains, leurs espoirs et leurs désillusions. Un film au sous-texte évidemment politique, qui entre en résonance avec la crise de l’industrie automobile à laquelle Barack Obama a été confronté pendant ses mandats. En achetant les droits d’American Factory, par

le biais de leur nouvelle société de production, Higher Ground, le couple a limité les risques au minimum. Il avait repéré ce film aux accents sociaux peu avant sa présentation au festival de Sundance, en janvier. La négociation sur les droits a été tenue secrète durant plusieurs mois, selon la revue spécialisée The Hollywood Reporter. Si les Obama n’ont pas « produit » au sens strict du terme, et ont misé sur un documentaire qui s’est vu prisé par •••

12

American Factory, le documentaire dont le couple Obama a acheté les droits et qui est diffusé sur Netflix depuis le 21 août, raconte le rachat d’une usine américaine dans l’Ohio par un industriel chinois et le choc des cultures qui s’ensuit.

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

voir, comme ils s’y étaient engagés à leur départ de la Maison Blanche. À cette fin, ils se sont dotés d’une équipe marquée par la diversité. Trois professionnelles aguerries aux origines ethniques différentes, Priya Swaminathan, Tonia Davis et Qadriyyah « Q » Shamsid-Deen, sont censées apporter à Higher Ground Productions « de nouvelles voix à même de raconter leurs propres histoires ». « On espère rapprocher les gens sur la base de valeurs communes et d’histoires originales », expliquait Barack Obama lors de la présentation du trio féminin, en février. « Notre but n’est pas seulement d’inciter les téléspectateurs à réfléchir. Il s’agit de les amener en dehors de leur zone de confort », renchérissait son épouse. Au-delà d’American Factory, les contenus annoncés ces dernières semaines s’inscrivent tous dans une veine antiraciste, progressiste et inclusive, en décalage manifeste avec l’Amérique trumpiste. Réalisé d’après la biographie signée David W. Blight, lauréat d’un prix Pulitzer, un film sur la vie de Frederick Douglass, ancien esclave et intellectuel noir devenu symbole de la cause abolitionniste au xixe siècle, est en préparation. Un autre projet, Bloom, s’intéresse au monde de la mode dans le New York d’après-guerre, et met en avant le travail des femmes et des Noirs. Higher Ground produit également une adaptation de la série du New York Times intitulée « Overlooked », un ensemble de nécrologies de personnalités dont le décès n’avait pas été mentionné dans le quotidien, principalement parce qu’il s’agissait de femmes ou de

Pour Netflix, la PréseNce du label obama à soN catalogue est uN atout de Poids, un moyen de se démarquer de ses concurrents. Ceux-ci se montrent plus déterminés que jamais à détrôner la société aux 139 millions d’abonnés, et l’automne sera sans nul doute le théâtre d’une guerre commerciale. En effet, Disney lance, en novembre aux États-Unis et quelques mois plus tard en Europe, son service de streaming, avec les catalogues Disney, Pixar, Marvel, Star Wars ou National Geographic. Quant à Amazon Prime, Apple ou Hulu, ils sont en quête de nouvelles offres. Début août, David Benioff et Dan Weiss, créateurs de la série Games of Thrones, ont signé avec Netflix pour une somme estimée à 200 millions de dollars. Ils rejoignaient ainsi une liste de réalisateurs aussi divers qu’Alfonso Cuarón, que Martin Scorsese, Steven Soderbergh ou Guillermo del Toro, des personnalités comme Shonda Rhimes, la créatrice de Grey’s Anatomy, Ava DuVernay (Selma) ou encore Jenji Kohan, celle d’Orange Is The New Black (l’un des premiers succès originaux de la plateforme). Ajoutées à ces valeurs sûres, des œuvres labellisées « Obama » ne gâchent rien et leur présence au catalogue s’apparente à une bonne opération de communication pour la société californienne : près de trois ans après avoir quitté la Maison Blanche, la popularité du couple démocrate ne se dément pas auprès d’une grande partie de la population des ÉtatsUnis. Stéphanie Le Bars

Netflix

••• la critique et est aujourd’hui un candidat sérieux à un prix aux Oscars en 2020, ils ont joué le rôle d’entremetteur avec Netflix, honorant ainsi l’accord qu’ils avaient signé avec la première plateforme de streaming américaine. Il y a quinze mois, le couple a ainsi établi un partenariat avec la société de Los Gatos, pour un montant secret, s’engageant à produire « des contenus variés », séries, documentaires ou docu-fictions. Une décision inédite : les anciens présidents américains se montrant généralement plus friands de conférences à travers le monde et de projets portés par leur fondation que d’investissements dans les cercles hollywoodiens. Si les Obama se font applaudir par des salles du monde entier, ils ont, pour leur nouvelle entreprise, pu bénéficier de conseils d’acteurs et de réalisateurs avec qui ils ont tissé des liens lors de leur passage à la Maison Blanche ; et compter sur Ted Sarandos, le directeur des contenus de Netflix, dont l’épouse fut nommée ambassadrice aux Bahamas par Barack. Pour le couple, l’association avec Netflix constitue un moyen de faire de la politique « autrement », au gré des questions « de race, de classe, de démocratie et de droits civiques » qu’ils entendent promou-

personnes noires. En dépit de leur promesse de ne pas utiliser Netflix à des fins politiciennes, les Obama vont aussi travailler à la production d’une série adaptée du livre de Michael Lewis The Fifth Risk (« le cinquième risque », non traduit), un ouvrage qui relate l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Critique de l’impréparation et de l’incurie du président américain, ce documentaire soulignera aussi « l’importance du travail de l’ombre effectué par des héros du quotidien qui guident notre administration et protègent notre nation », comme l’a détaillé Netflix. Ces projets devraient être mis en ligne au cours des prochaines années.

EmmaThompson,plusimpérialequejamais

©CARACTÈRES CRÉDITS NON CONTRACTUELS

Jérôme Garcin - L’Obs

ACTUELLEMENT AU CINÉMA

14

Ce Milanais préparait, en buvant des mojitos torse nu avec des filles guère plus habillées, une sorte de coup d’État balnéaire. branche communiste de la Ligue (ne cherchez pas à comprendre, c’est aussi improbable que le courant léniniste du gaullisme) a déjà réussi à marquer l’histoire. L’Italie a connu plus de crises politiques que de vainqueurs du festival de Sanremo. Mais jamais elle n’en a vécu au cœur de l’été. Désormais, c’est fait. « Ma che!? Une crise alors que les valises sont à peine bouclées pour aller à la mer ? », se sont offusqués les observateurs et les politiciens. C’est comme « un bourre-pif en pleine paix » dans un film de Georges Lautner : ça ne se fait pas. Pays de tradition, la Péninsule se repose à Ferragosto (fête du 15 août). La politique aussi. D’ailleurs, on pensait Matteo Salvini – qui effectuait une harassante tournée des plages – plus occupé par son bronzage que par son destin. On se trompait. En réalité, à 46 ans, ce Milanais qui n’a jamais rien fait d’autre que de la politique (à part une courte expérience de livreur de pizzas) préparait, en buvant des mojitos torse nu avec des filles guère plus habillées, une sorte de coup d’État balnéaire. « Je veux les pleins pouvoirs », a-t-il lancé dans une référence explicite à Mussolini qui nous rappelle que le mythe du Duce il est comme ça… – lequel aimait bien montrer aussi ses pectoraux à n’importe quelle occasion – est toujours vivace et attractif dans ce beau pays. Après avoir sauvé son parti d’une disparition promise en lui faisant enfourcher le p a r philippe ridet — i l l u s t r a t i o n damien Cuypers cheval de la lutte contre l’immigration, après l’avoir ramené au pouvoir, Matteo Salvini hausse la cible de ses ambitions. Ayant fait siennes les préconisations les plus faciles à mettre en œuvre de son allié du M5S, emmené par Luigi Di Maio, en le “Evviva l’italia.” Vive l’Italie ! Pour le deucette crise politique majeure qui pourrait laissant se dépatouiller avec les réformes les xième été d’affilée, ce pays «de poètes et de conduire à de nouvelles élections cet au- plus compliquées (revenu minimum, baisse navigateurs » – comme il est écrit au fronton tomne, a décidé de défier le premier ministre. du nombre de parlementaires) pendant du Colisée carré, dans le quartier romain de Ainsi que son allié du Mouvement 5 étoiles qu’il se contentait de jouer les matamores l’Exposition universelle de Rome (EUR), (M5S) avec lequel son parti, la Ligue (ex- en interdisant à des bateaux chargés de voulu par Mussolini – a secoué l’actu assoupie trême droite), constituait l’autre pilier de la migrants de débarquer sur les côtes itadu mois d’août. En 2018, un pont autoroutier coalition gouvernementale. Alors que le pays liennes, il veut tout le pouvoir, rien que le s’écroulait à Gênes ; en 2019, un gouverne- reste encalminé dans le marasme écono- pouvoir. Il croit à son étoile. Et à la réputament tombe à Rome. Les deux événements mique, que les réformes promises s’enlisent tion de stratège qu’on lui a forgée après n’ont pas la même gravité ni les mêmes et que la préparation du prochain budget ne qu’il a phagocyté son allié. Mais rien n’est conséquences, mais ils disent que tout peut sera pas de la tarte, rien de mieux que d’accu- prouvé : dans un combat de Lilliputiens, il arriver, même parfois le pire, de l’autre côté ser ses partenaires d’être des incapables. Ça suffit de mesurer 2 centimètres de plus que des Alpes. Matteo Salvini, vice-premier mi- soulage et ça permet de se racheter une virgi- son adversaire pour passer pour Gulliver… nistre, ministre de l’intérieur et artisan de nité. Ce faisant, l’ancien animateur de la Rendez-vous l’été prochain, Matteo ?

2—

Matteo Salvini.

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

L’Allemagne tracassée par une question capitale. 3—

Mais, dans un pays où la part des électeurs citant la protection de l’environnement comme priorité est passée de 5 à 30 % en deux ans, il prend aujourd’hui une dimension nouvelle : près de trente ans après la réunification et vingt ans, ce 23 août, après le transfert officiel du parlement et du siège du gouvernement fédéral de Bonn à Berlin, l’Allemagne peut-elle se payer le luxe de conserver sept de ses ministères en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, avec ce qu’une telle partition implique en termes de bilan carbone ? Les chiffres sont éloquents. En 2018, les fonctionnaires fédéraux ont emprunté l’avion 229 116 fois pour se déplacer à l’intérieur du pays ; 52 % de ces vols reliaient Bonn et Berlin. Et ce pour une raison simple, liée à une loi de 1994 – dont la date du 23 août 1999 a été l’aboutissement – qui a divisé les tâches entre la nouvelle capitale de l’Allemagne réunifiée et l’ancienne capitale de l’Allemagne de l’Ouest : à Berlin, le Bundestag, la chancellerie fédérale et huit ministères ; à Bonn, le maintien de sept ministères et l’installation de plusieurs administrations fédérales, dont la Cour des comptes, jusque-là à Francfort. Sachant qu’il faut plus de cinq heures pour se rendre d’une ville à l’autre par le train, le choix de l’avion est vite fait.

Le débat est ancien.

Andrey Khrobostov/Alamy Stock Photo/Hemis.fr

Le quartier du gouvernement fédéral à Bonn, où se trouvent sept ministères et de nombreux sièges d’administration, dont celui de la Cour fédérale des comptes.

Très belle sur le papier, cette répartition des rôles a montré ses limites. Selon la loi de 1994, la majorité des ministères devaient désormais avoir leur siège principal autour de la Spree, tout en gardant une antenne secondaire à Bonn, mais la majorité des emplois, eux, devaient rester sur les bords du Rhin. L’équilibre n’a pas été maintenu : en 2000, 60 % des emplois dans les ministères fédéraux se trouvaient à Bonn ; aujourd’hui, ils ne sont que 34 %. Une évolution qui donne des arguments aux partisans d’un regroupement de l’ensemble des activités à Berlin. Moins cher, moins polluant, moins fatigant. Mais le lobby bonnois ne l’entend pas ainsi. Inquiet de la petite musique ambiante, il réclame au gouvernement fédéral des garanties. Et notamment la mise en œuvre d’une loi additionnelle à celle de 1994, afin de rendre l’ancienne capitale plus attractive pour l’aider à préserver ses positions. Mentionné dans le « contrat de coalition » scellé, en 2018, par les conservateurs (CDU-CSU) et les sociaux-démocrates (SPD), le projet restera-t-il lettre morte ? Jusqu’à présent, le ministre de l’intérieur, qui devrait le piloter, n’en a pas fait une priorité. Et il s’est montré plus préoccupé par le développement des Länder de l’ex-RDA, où le sentiment de délaissement fait le lit de l’extrême droite, qu’à l’avenir de l’ancienne capitale fédérale. Le débat divise La pLupart des groupes poLitiques. C’est le cas des Verts. Comme l’ont fait valoir plusieurs élus écologistes, notamment de la région de Bonn, le déménagement total à Berlin ne résoudra pas tous les problèmes, et pourrait aussi en créer de nouveaux : jusque-là les fonctionnaires en poste à Bonn prenaient le train pour se rendre à Bruxelles ; s’ils sont transférés à Berlin, c’est l’avion qu’ils devront prendre pour se rendre dans la capitale européenne. Ces arguments ne font pas l’unanimité. Et d’autres, chez les Verts, estiment qu’il est temps de mettre fin à une situation non seulement coûteuse financièrement et écologiquement mais aussi mal comprise par l’opinion : selon un sondage réalisé en avril par l’institut YouGov, 55 % des Allemands seraient ainsi favorables à un regroupement de tous les ministères à Berlin. Pour la présidente de la commission de l’environnement au Bundestag, Sylvia Kotting-Uhl (Verts), c’est aussi la crédibilité de la parole politique qui est ici en jeu : « Je comprends que le débat sur un transfert total des ministères à Berlin ne fasse pas que des heureux à Bonn. Mais nous devons nous demander quelle image nous donnons quand nous incitons les gens à ne pas prendre l’avion pour des vols intérieurs et que, dans le même temps, nous continuons nous-mêmes à en prendre tout le temps. » Thomas Wieder

Qu’importe le dénivelé, ils galopent tels des chamois, laissant loin derrière les randonneurs éberlués – pour

En quelques années, les traileurs ont déferlé sur la montagne. Grâce à ces adeptes de la course à pied en altitude, Chamonix (Haute-Savoie) s’apprête même à vivre sa «meilleure semaine de l’année», selon l’office du tourisme et la mairie. Celle où tous les hôtels, gîtes, restaurants croulent sous les demandes de réservation. La semaine de l’UTMB, l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, autoproclamé «sommet mondial du trail», débute lundi 26 août. Plus de 10000 hommes et femmes, sélectionnés parmi 27000 postulants, soit plus que la population de Chamonix ; trois pays traversés (France, Italie et Suisse); sept courses, dont l’épreuve reine, 171 kilomètres et 10000 mètres de dénivelé positif, a été remportée l’an passé par Xavier Thévenard en 20 heures, 44 minutes et 16 secondes… L’UTMB de Chamonix est né en 2003. «Une seule épreuve, créée par une bande de copains avec 700 participants», se souvient Catherine Poletti. Au côté de son mari, Michel, elle dirige aujourd’hui la marque déposée UTMB qui essaime un peu partout dans le monde. Elle défend le plaisir du traileur : «Courir sur des sentiers et non au bord de l’autoroute, vivre autre chose que métro-boulot-dodo. Sortir ses tripes, exister.» Sauf que ces coureurs des cimes n’ont pas que des amis. « Quand il y a eu la première édition, ça a fait sourire, on les a un peu pris pour des bizarres, mais ça restait entre eux, se souvient David Autheman, guide ne pas dire agacés.

Le 31 août 2018, 2 300 coureurs se pressaient sur la ligne de départ de l’épreuve reine de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (171 km et 10 000 m de dénivelé).

de haute montagne et créateur du site TVMoutain.com. Mais, depuis, ça a tellement grossi… Alors que notre société va de plus en plus mal, eux ne prônent qu’une chose, l’accélération. On ne contemple plus rien, on court. Jusqu’ici les gens consommaient des biens, maintenant ils consomment de l’espace et du temps. » Une philosophie que ne partagent pas la plupart des adeptes de la randonnée, habitués jusqu’à présent à avoir la montagne pour eux seuls, ou presque, en été. Il leur faut désormais partager : rien qu’en août se déroulent presque une centaine de trails en France. À Chamonix, on estime que, pendant l’UMTB, les 10 000 coureurs viennent accompagnés d’au moins deux personnes et restent de quatre à cinq nuits. De quoi donner à la ville des petits airs d’arrivée du Tour de France. « Un baveux hurle jour et nuit sur un podium pour des gens qui finissent subclaquants, s’agace le guide et écrivain Denis Ducroz. Les hommes courent cul nu depuis la nuit des temps mais, là, on a inventé des tenues à 1 500 euros et une pratique qui dépasse en narcissisme tout ce que l’alpinisme a produit. Je vais dans les magasins pour vérifier les raisons de ma hargne. Ils y vendent des lacets intelligents et la moindre paire de chaussettes, tu peux te payer des skis avec ! » Pour le plus grand bonheur des marques : Salomon réalise les deux tiers de son chiffre d’affaires grâce au trail. Et Columbia est sponsor officiel de l’UTMB. « Résumer ce sport à la compétition, c’est idiot, réplique Catherine Poletti. Le trail, c’est juste la volonté de courir en pleine nature, de se sentir le plus léger possible. Et c’est rappeler que la montagne est à tout le monde. » Mais certaines images témoignent des excès de la discipline. Fin mai, au-dessus du lac d’Annecy, des coureurs sont restés immobilisés une heure en pleine course. Ils étaient trop nombreux (2 000 au départ) pour passer au même endroit. Les photos montrent cette absurdité, un bouchon d’athlètes digne du périphérique parisien. « J’ai pas mal d’amis qui en font, reconnaît le guide de haute montagne Fabien Ibarra, autre référence dans la vallée de Chamonix. Mais je ne comprends pas les raisons d’un tel engouement. Ou alors si, je me dis que les valeurs de l’ultra-trail correspondent à certaines en vogue dans notre société : le dépassement de soi, l’autovalorisation par le biais les réseaux sociaux… Les petits trails, pourquoi pas ? Mais ces grands cirques où on utilise la montagne comme un stade pour se montrer en photo sur Internet, ça me dépasse. Tout est balisé. Tout donne l’impression que l’exploit est à la portée de tout le monde, ce qui est faux. » Parfois, les relations se tendent, aux sens propre et figuré. Écrivain, journaliste et alpiniste installé près de Grenoble, Jean-Michel Asselin raconte que cet été, en Chartreuse, des câbles ont été retrouvés posés au travers de sentiers. Facilement repérables par les randonneurs, ils étaient destinés à provoquer la chute de traileurs ou d’adeptes du VTT. Lui-même court en montagne, tous les mercredis soir. Des petites courses, avec ses copains. Comme il a 67 ans, il part trente minutes avant les plus jeunes. « C’est très sympa, mais c’est un autre monde que ces courses à 10 000 participants qui ne sont pas plus de la montagne que le parapente. Peut-être que ça rend aigri de voir ces jeunes qui courent à fond. Mais franchement, si tu es un montagnard, tu ne viens pas à Chamonix la semaine de l’UTMB ! » Alexandre Duyck

Jean-Pierre Clatot/AFP

4 — À Chamonix, le trail atteint des sommets.

17

qui est vraiment ?

5—

Robert Herring.

le magnat de l’électronique est le créateur de deux chaînes de télévision, dont one america news network, qui vient de détrôner Fox news dans le cœur de donald trumP. par

chouchou de la maison blanche.

Porte-voix du conservatisme.

Depuis le 8 août, Robert Herring le proclame fièrement sur son compte Twitter : One America News Network (OANN), la chaîne d’information qu’il a lancée sur Internet en 2013, est devenue « la préférée du président » Donald Trump. Ce dernier ne cesse en effet de saluer la couverture très favorable de son administration tout en multipliant les critiques contre la puissante chaîne conservatrice du câble Fox News, qu’il juge régulièrement trop critique.

Contrairement à la promesse de se limiter aux « faits bruts sans opinions », Robert Herring ne cesse d’imposer à ses chaînes ses convictions conservatrices. Il les avait affichées dès 2005 dans le conflit très médiatisé qui opposait le mari d’une jeune femme plongée dans un état végétatif permanent, Terri Schiavo, aux parents de cette dernière. Robert Herring avait offert en vain un million de dollars à Michael Schiavo pour qu’il renonce à ses démarches visant à interrompre l’alimentation de sa femme.

Promoteur des nababs.

Jamie Scott Lytle

Gilles Paris

Cette reconnaissance trumpienne est une consécration pour ce selfmade-man de 77 ans né en Louisiane au sein d’une famille modeste et qui a fait fortune en Californie dans le secteur des circuits électroniques. Après avoir vendu sa firme Herco Technology en 2000, Robert Herring s’est lancé dans les médias en créant une première chaîne, Wealth TV, en 2004, centrée sur le luxe, conçue comme une vitrine permettant de mener une vie de nabab par procuration, puis OANN.

héraut du comPlotisme.

Quinze ans plus tard, OANN, dirigée par le fils du fondateur, Charles, milite activement contre l’immigration illégale et contre toute tentative d’encadrement du marché des armes à feu. Elle a ouvert son antenne au complotiste Jack Posobiec, relayeur des « MacronLeaks », et propose dans son bouquet d’abonnement l’accès à la chaîne russe pro-Kremlin RT comme au site Infowars, également régulièrement accusé de propager de fausses informations.

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

18 i 2002, Le moissonneur.

6—

Christian Jacob.

IL ESt CANDIDAt À LA PRéSIDENCE DES RéPUbLICAINS. IL SERAIt MêME LE GRAND fAVoRI DE L’éLECtIoN PRéVUE EN oCtobRE. MAIS A-t-IL LE Look DE L’EMPLoI ? par

marc beaugé

iii 2004, L’inspecteur. À peine revenu de Guyane, Christian Jacob est reparti pour de nouvelles aventures exotiques. Le nouveau ministre délégué chargé des PME est en déplacement à Rungis, plus spécifiquement au pavillon de la viande, coiffé d’un chapeau hygiénique en filet de Nylon que les amateurs de couvrechefs classeront dans la famille des trilby, en raison de son bord court, pendant que les béotiens se poseront une question simple : entre ça et la charlotte hygiénique, qu’est-ce qui est pire ? Dur de trancher.

ii 2003, L’expLorateur. Un an et demi plus tard, l’inquiétude a remplacé l’inconfort. De fait, alors que 25 départements ravagés par des coulées de boue ont été classés en état de catastrophe naturelle et que le gouvernement, secoué par une intense polémique, tente d’enterrer l’amendement Garraud sur le « délit d’interruption involontaire de grossesse », chacun s’interroge : où est passé Christian Jacob ? Première nouvelle rassurante : il est sagement assis dans une pirogue sur le fleuve Maroni, en Guyane. Deuxième nouvelle rassurante : il est vêtu des couleurs terreuses typiques de l’aventurier, ce qui le met a priori à l’abri des moustiques.

V en 2019, La doubLure.

iV 2011, Le seLf-made-man. Sept ans plus tard, Christian Jacob n’est plus ministre et dispose enfin d’un précieux temps libre. Ici, il en profite pour aller se restaurer dans un établissement médico-social de la ville de Provins, dont il est redevenu maire. En retour, les pensionnaires profitent de ce troisquarts cuir de toute beauté. Espérons qu’ils mesurent leur chance.

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

Candidat déclaré à la présidence des Républicains, favori naturel face à Guillaume Larrivé et Julien Aubert, Christian Jacob doit encore convaincre qu’il peut incarner la modernité. Ce manteau sombre, équipé d’une doublure doudoune, jouera-t-il pour lui ? Ses fans diront que cette finition est moderne, et ils auront raison. Les autres objecteront que cette modernité ne fait pas très envie, et ils auront raison aussi.

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Nicolas Tavernier/REA. Ludovic/REA. Hamilton/REA. Stephane Lemouton/Bestimage

le grand défilé

Vous éprouvez un léger inconfort en regardant cette image ? Cela s’explique facilement. En ce jour d’août, Christian Jacob, ministre délégué à la famille du gouvernement Raffarin, est venu célébrer à Provins, la ville dont il était maire, la fin des moissons. Il a donc enfilé un chapeau de paille, noué autour de son cou un bandana, comme John Wayne dans Rio Bravo ou presque, puis il est monté sur un tracteur et s’est mis à sourire benoîtement. D’où votre léger inconfort.

La première fois que “Le Monde” a écrit… taliban. C’était l’une des promesses de campagne de Donald trump, il semble décidé à la tenir avant la présidentielle du 3 novembre 2020. après dix-huit ans de présence en afghanistan, les États-Unis souhaitent retirer leurs troupes, soit 14 000 hommes, quitte à signer un accord avec les taliban. les « étudiants en religion », comme on traduit alors littéralement le terme pachtoun, font leur entrée dans Le Monde daté du 9 mars 1995. « Derniers venus dans la course pour le pouvoir en Afghanistan, les taliban ont implanté un régime coranique (charia) dans les provinces qu’ils contrôlent. » la journaliste Danielle Rouard vient d’effectuer la route de Kaboul à Kandahar. « Le mouvement talib a bel et bien pacifié cette précieuse voie », constatet-elle. « Aussi le soulagement est-il manifeste (…). Ce sentiment domine, pour le moment, toute autre préoccupation. » Elle fait notamment allusion aux droits des femmes qui apparaissent secondaires, au regard du chaos qui règne. « La priorité absolue paraît ici la paix, le retour à une vie normale, la réouverture des écoles. » Un afghan qu’elle interroge lui rétorque : « Ensuite on se préoccupera du sort des femmes. » Près de vingt-cinq ans plus tard, on en est toujours là.

il fallait oser

7—

Stade anal.

par

QUi a Dit ?

1 — Jacques Brunel, le sélectionneur de l’équipe de France de rugby, au lendemain de la victoire contre l’Écosse, pour faire taire les rumeurs faisant de son adjoint et futur successeur, Fabien Galthié, le véritable entraîneur du XV de France. 2 — IsaBelle saporta, journaliste et compagne de Yannick Jadot, au Parisien le 20 août. elle a annoncé qu’elle sera colistière de Gaspard Gantzer, candidat à la Mairie de paris. 3 — anGela Merkel, lors d’une conférence de presse avec Viktor orban, le 19 août. Malgré leurs dissensions, la chancelière allemande et le premier ministre hongrois célébraient ensemble les trente ans de la chute du rideau de fer. Réponse : 2.

Illustrations Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

“Je ne suis pas là que pour faire joli sur la photo.”

jean-michel normand

Dans les tribunes, les supporteurs anglais sont réputés pour leurs chants quasi liturgiques. Les Français seraient plutôt du genre à hurler « ho, hisse, enculé » lors des dégagements du gardien de but adverse, à « enculer » (décidément) la Ligue de football professionnel ou à ranger l’arbitre dans la case « pédé ». Cet étroit champ lexical ignorant les immenses ressources qu’offre la langue française a finalement ému les instances supérieures du ballon rond, qui, désormais ciblées par les clameurs homophobes, ont chaudement félicité un arbitre ayant brièvement interrompu un match de Ligue 2, le 16 août. En vérité, la plupart des rencontres le mériteraient. Si les cris de singe ne passent plus et si, depuis la Coupe du monde féminine, « jouer comme une gonzesse » peut être pris pour un compliment, les insultes homophobes, elles, ne se sont pas tues. Le rapport adressé à la commission de discipline de la Ligue au terme du Nantes-Marseille du 17 août en dresse l’ordinaire comptabilité. Cela commence par un « enculé » lancé par la tribune des visiteurs lors de la présentation de chaque joueur et se conclut avec un « gros enculés » braillé par les Nantais à la 92e minute on ne sait trop contre qui. Ce torrent d’insultes ne vise pas tant les joueurs que les instances dirigeantes et les présidents de club. La contestation des élites, y compris en mode bas de plafond, n’épargne pas le supporteur convaincu d’être l’unique dépositaire des morceaux de la Vraie Croix. Heureusement, il existe des endroits comme le stade Bauer, haut lieu du Red Star, club de SaintOuen (Seine-Saint-Denis) évoluant en troisième division. Ici, l’invective raciste ou homophobe est inconnue. Si jamais l’arbitre refuse un penalty aux locaux, s’élèvera un chœur fier et dédaigneux : « Flic, arbitre ou militaire / Qu’est-ce qu’on ferait pas pour un salaire. »

Inventons demain

Prix Start-Up EDF Pulse 2019 : donnez votre voix à l’innovation !

© EDF/SIPA/Camille Froment

A l’image des artistes ou des sportifs, les startupeurs et innovateurs ont besoin de grandes scènes pour faire briller leurs inventions aux yeux du public et des investisseurs ! Depuis six ans, les Prix Start-Up EDF Pulse offrent une tribune aux meilleurs entrepreneurs français et européens. Ici, pas de solo de guitare ni de lucarne dans les arrêts de jeux, mais des projets porteurs de sens et de progrès dans les domaines de la santé, de la maison connectée ou encore du travail réinventé. En 2019, les Prix Start-Up EDF Pulse sont de retour, avec l’ambition renouvelée de mettre en avant des innovations, moteurs indispensables des grands changements sociétaux. Mobilité électrique, outils numériques, efficacité et transition énergétique : les start-up imaginent aujourd’hui le monde de demain. Mais, comme n’importe quel projet naissant, elles ont besoin de notoriété pour exister. C’est là, précisément, que les Prix Start-Up EDF Pulse entrent en jeu.

CONTENU PROPOSÉ PAR

U

NE SCÈNE MYTHIQUE. En cinq années d'existence, les Prix Start-Up EDF Pulse ont participé au lancement d’une myriade de pépites. Plus de 1 500 entrepreneurs sont entrés dans la compétition. Chacun d’entre eux portait – et porte toujours pour la majorité – une technologie au service du progrès. Parmi les plus emblématiques, DAMAE MEDICAL, qui bouleverse aujourd’hui le dépistage des cancers de la peau grâce à une technologie biophotonique non invasive. La start-up britannique HOWZ, elle, connecte le domicile des seniors et permet à leurs proches d’être tenus au courant de toute activité anormale. Et les robots de tonte solaire autonomes de VITIROVER ambitionnent de prendre la place des désherbants chimiques. Par leur pertinence et leur ambition, ces jeunes pousses prometteuses ont transformé les Prix Start-Up EDF Pulse en une scène incontournable de l’innovation technologique. Les Prix renforcent chaque année une légitimité propre à lancer de belles carrières ! « Pour nos clients, il ne peut y avoir meilleure caution qu’EDF : si le Groupe nous fait confiance, alors, les élus sont rassurés et suivent. L’effet de communication est considérable », rappelle Yves Le Henaff, PDG de KAWANTECH, start-up lauréate de l’édition 2016 qui propose des solutions d’éclairage urbain intelligent aujourd’hui utilisées par Citelum, filiale d’EDF. UNE TRIBUNE POUR LES GÉNÉRATIONS FUTURES. Au-delà de la notoriété, les Prix Start-Up EDF Pulse s’intéressent à la transformation positive de nos sociétés. Avant de se produire sur scène, les start-up en compétition doivent s’inscrire dans une des trois catégories établies par EDF. En 2019, 332 entreprises ont défendu leur projet. Aujourd’hui, 12 start-up ont passé l’étape sélective du jury pour s’offrir une grande finale !

© EDF/SIPA/Tristan Reynaud

La première catégorie concerne le bien-être connecté. Elle récompense les innovations qui améliorent et facilitent le quotidien. Parmi les projets en compétition, des technologies de santé plus connectées et performantes, qui facilitent les diagnostics, mettent à profit la robotique médicale et réinventent la téléconsultation. E-STELLA, par exemple, élabore une intelligence artificielle au service des transplantations du foie. GRAPHEAL imagine des pansements biostimulants capables de favoriser la cicatrisation et d’alerter en cas d’infection. TED ORTHOPEDICS conçoit une genouillère connectée, véritable assistant à la rééducation à domicile. Enfin, THERAPANACEA met l’intelligence artificielle au service de la radiothérapie afin d’améliorer l’efficacité et la réactivité des traitements. La deuxième catégorie s'intéresse aux territoires et à leur durabilité. Elle met en valeur les champions capables de répondre aux défis environnementaux ou démographiques. Elle répond notamment aux enjeux de la gestion des énergies, des nouvelles mobilités, du partage de l’espace, des logistiques urbaines. En finale, BeON propose un panneau solaire « plug and play », qui s’installe facilement sur n’importe quel équipement à l’aide d’une prise électrique. TWAICE invente Digital Battery Twins, un logiciel d'analyse prédictive qui permet de connaître avec précision les conditions de fonctionnement et de vieillissement d’une batterie. MOB-ENERGY crée un robot mobile capable de

fournir de l’énergie électrique au bon endroit, au bon moment ! Enfin, SAUREA présente un moteur photovoltaïque autonome, particulièrement adapté aux territoires isolés. La dernière catégorie se penche sur l’avenir du travail et ses transformations. Elle récompense les innovations capables de concilier performance et réalisation de soi. Elle explore les usines connectées, la dématérialisation, la maintenance intelligente ou la robotique au service des opérateurs. Les finalistes s’appuient sur des technologies de rupture pour inventer le travail de demain. D’UN SEUL GESTE transforme la formation au secourisme grâce à la réalité virtuelle. GREENWAKE TECHNOLOGIES conçoit le capteur industriel autonome, capable de se passer du réseau électrique traditionnel. KHEOOS est une place de marché intelligente, qui permet aux industriels de vendre des pièces de maintenance dormantes. Enfin, WATTALPS vient clore un cru 2019 très riche avec des batteries de haute performance pour adapter des engins de chantier à l’énergie électrique et réduire ainsi les émissions polluantes des travaux publics. UNE SCÈNE TREMPLIN, UNE SCÈNE OUVERTE ! Comme chaque année, EDF souhaite ouvrir les Prix Start-Up EDF Pulse au public et vous offre l’occasion de soutenir les innovations de demain. Quatre prix sont distribués. Chacun d’entre eux donne accès à une campagne de communication et à une dotation financière. Les Premier, Deuxième et Troisième Prix sont délivrés par un Grand Jury, composé de personnalités de la recherche, de l’entreprise et des médias. Quant au Quatrième Prix, il est réservé aux votes du public et récompensera la start-up ayant su mobiliser un maximum de personnes autour de son projet. Vous voulez ajouter votre pierre au grand édifice d’un futur souhaitable ? Rendez-vous sur le site https://www.edf.fr/pulse/ prix-start-up-2019 et plongez-vous dans le détail des projets finalistes. Vous avez jusqu’au 26 septembre pour voter pour votre candidat préféré. Vous fonctionnez au coup de cœur ? Votez impulsivement ! Vous êtes rationnel et méticuleux ? Réunissez un maximum d’informations avant de donner votre voix ! Vous êtes directement concerné par une innovation en compétition ? Plaidez votre cause. Quelles que soient vos raisons de voter, le futur vous attend ! L’énergie est notre avenir, économisons-la !

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j’y étais

Îliens sociaux. Guillemette Faure

Le 20 août, durant Les préparatifs du 19e festivaL internationaL du fiLm insuLaire de Groix.

Cette année, les problèmes d’organisation du Festival international du film insulaire de Groix (Fifig), organisé depuis le 21 août et jusqu’au 25, ont commencé avec les musiciens de l’île de Pâques. Ces derniers avaient prévu de faire une sculpture en guise de remerciement pour l’invitation que l’événement annuel leur avait envoyée. Et pour cela, il leur fallait un tronc de pin de 2 mètres de long sur 80 centimètres de diamètre. Non, pas un pin qui pousse sur l’île de Groix, un autre justement, un qui pesait près d’une demi-tonne et qu’il fallait trouver le moyen d’acheminer. Vivre sur une île aiguise la débrouillardise. Sarah Farjot, la programmatrice du festival, l’a remarqué. « Sur une île, tu dois faire avec ce que tu trouves sur place… » Il faut composer avec, matériellement et humainement. C’est finalement sur une barge à moules que le tronc a été transporté jusqu’à Groix. Sur le port de Port-Lay,une grande maison blanche a appartenu à Ménie Grégoire, la conseillère sentimentale de RTL. À présent, on habille ses volets d’immenses chaussettes blanches. Une fois fermés, cela permet à la façade de tenir lieu de grand écran pour les projections. Cette année, les îles chiliennes sont à l’honneur. Le festival de Groix a déjà reçu des représentants de Madagascar, de Cuba ou des îles siciliennes. Chacun s’imagine l’autre un peu plus insulaire que soi. « Vous avez l’électricité à Groix ? », a demandé un participant de Nouvelle-Calédonie à Marie-Pia qui gère les logements. « Non, a-t-elle répondu, on pédale en hiver… » Tanya Tagaq Gillis, chanteuse de gorge inuite du Nunavut, avait peur d’avoir trop chaud. L’année de sa venue, elle avait expressément demandé qu’il y ait un climatiseur dans sa chambre… En Bretagne, un climatiseur ! On en rit encore. Même à la maison de retraite on n’en a pas trouvé (« et c’était après 2003 »). Le pharmacien a cru en dégotter un dans ses cartons. C’était un humidificateur. À sa décharge, sur l’île bretonne, il avait eu aussi peu l’occasion de s’en servir qu’un climatiseur. Cette exigence ne valait pas celle de ce photographe irlandais qui spécifia que, vu son grand âge, il ne pourrait pas venir en avion pour quatre jours : il lui fallait se déplacer en bateau et passer au moins deux semaines sur place pour ménager ses vieux os. On le crut. Jusqu’à découvrir un fringant sexagénaire qui, en fin de séjour, repartit chez

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

lui avec une femme du tiers de son âge rencontrée sur l’île. Le Festival international du film insulaire de Groix est parfois l’occasion pour les bénévoles de s’apercevoir que des réalisateurs invités peuvent suivre leur héros jusqu’à Trinité-et-Tobago mais se révéler incapables de traverser la gare de Lorient pour trouver la sortie. Entre insulaires, on se trouve des points communs. Une année, des Groisillons ont emmené un groupe des Marquises voir le menhir de Kermario : émotion, eux aussi parlaient aux pierres. Une bénévole a voulu faire manger des radis à un membre du groupe, « puisque vous n’en avez jamais mangé ». « Je peux aussi manger ton chien puisque je n’en ai jamais mangé », a-t-il répondu. Il blaguait. Sur une île, vous êtes obligé d’être sympathique, puisque vous êtes amené à recroiser les gens. D’accord, c’est une généralité, mais être exposé au monde entier ne met pas à l’abri des généralisations : « Les gens des îles d’Europe du Nord, il faut attendre qu’ils aient passé une nuit sur place pour les voir détendus… » En en apprenant plus sur d’autres îles, on peut se convaincre que la sienne est pile de la bonne taille. Groix, par exemple, n’est pas trop grande comme Belle-Île (« Ils ont des trottoirs ! ») ni trop perdue comme Sein ou Molène (« Nous, on arrive sur le continent à Lorient, pas au milieu de nulle part »). Au loin, un groupe de Chiliens est parti explorer le chemin côtier de Groix. Marie-Pia les regarde : « Le monde vient à nous, c’est vachement sympa ! » Le festival mobilise 160 bénévoles, parmi lesquels, l’an dernier, Dominique Voynet, qui travaillait en cuisine. On reconnaît les vrais Groisillons à ce qu’ils sont trop occupés pendant le festival pour voir les films. « On se les regardera cet hiver… » Enfin, si on a le temps. Thierry, qui travaille à la technique, s’occupe aussi de Musique à Groix, le festival de musique qui se terminait deux jours plus tôt, Marie-Pia est membre d’une association de nettoyage des fontaines et lavoirs, quand elle ne tient pas la caisse du cinéma. Les locaux du festival s’engageront dans quelques semaines pour Regards vers l’autre, un cycle de formations aux techniques audiovisuelles qui reprend le mois prochain, auprès de jeunes en difficulté. Il y a, dit-on sur Groix, une soixantaine d’associations pour 2 300 habitants. C’est là aussi un effet de l’insularité. Un Groisillon résume : « Sur une île, si tu veux que quelque chose existe, c’est à toi de t’en charger. »

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

par

DR. Andrew Parsons/i-Images/MAXPPP.

Ci-dessus, la famille Johnson en 1972. De gauche à droite, Boris, Rachel, Leo dans les bras de sa mère, Charlotte, et Stanley, tenant son fils Jo. Ci-dessous, Leo, Rachel, Boris, Stanley et Jo, en 2012, lors des municipales à Londres qui virent la réélection de Boris Johnson.

Boris & Co. Dans la famille Johnson, il y a bien sûr Boris, le nouveau

premier ministre britannique, qui promet de boucler le Brexit d’ici au 31 octobre. Avec ou sans accord. Mais il y a aussi les autres, opposés à la sortie de l’Union européenne. Soit trois frères et une sœur élevés dans la soif du pouvoir par le patriarche, Stanley. Une drôle de dynastie, entre les Kennedy et les Kardashian, qui lutte pour s’imposer parmi l’élite britannique. Et pour laquelle la solidarité du clan importe plus que tout. Quels que soient les désaccords politiques ou les blessures intimes. Éric Albert par

politique, et que tout se passe bien, ils peuvent être premier ministre. » On lui fait remarquer que seuls 7 % des devient président de la Banque Britanniques passent par ces écoles privées, les autres ne poumondiale. Pour l’occasion, Stanley vant pas se les offrir, et que ce modèle ne s’applique qu’à une Johnson, haut gradé de l’institution petite frange de la population. «C’est bien ce que je veux dire.» basée à Washington DC, lui prépare Le mardi 23 juillet, la vision du monde de Stanley Johnson se un poisson d’avril, qu’il raconte trouve confirmée. Ce jour-là, dans l’auditorium sans fenêtre encore, l’œil pétillant, cinquante ans du palais des congrès Queen Elizabeth II Centre, à deux pas plus tard. « Il y a un code de couleurs pour les propositions de de Westminster, où siège le Parlement, le résultat du vote prêts. Les dossiers complets, à soumettre au comité d’appro- pour la direction du Parti conservateur est sur le point d’être bation, sont en gris. J’ai donc fait une proposition de couleur annoncé. Trois têtes blondes sont assises au deuxième rang, grise concernant un prêt de 100 millions de dollars à l’Égypte juste derrière Boris Johnson, 55 ans : Stanley, le père inconpour développer le tourisme. À l’intérieur, je suggérais de faire tournable; Rachel, 53 ans, la sœur journaliste-politicienne, qui construire… trois pyramides supplémentaires. Et, dans les a travaillé pour le Financial Times, The Daily Telegraph ou bénéfices indirects du projet, j’expliquais que l’armée égyp- l’Evening Standard, à la fois figure et chroniqueuse de la tienne serait si occupée par leur construction que cela garanti- jet-set londonienne ; et Jo, 47 ans, le frère ministre-député rait la paix au Moyen-Orient. » Surenchère dans l’absurde, conservateur, le plus cérébral de tous. Les trois Johnson se Stanley Johnson précisait que le « retour sur investissement » passent un gobelet en plastique rempli d’une boisson sucrée, de chaque pyramide serait « approximativement de tirant sur la paille multicolore. Il faut afficher son soutien, bien 9,762 % ». Seul indice de la supercherie, sous des apparences sûr, mais surtout se montrer. Être là où se trouve l’événement, très sérieuses : le dossier était daté du 1er avril. Le père de devant les caméras du monde entier. Boris Johnson, 79 ans, ne peut pas résister. S’il y a une blague Le plus égocentrique de tous, sur qui tous les regards se jetà faire, rien ne l’arrête. Cette affaire a failli lui coûter son tent, celui qui voulait être « roi du monde » quand il était poste. Robert McNamara, qui avait d’abord discuté avec inté- petit, est bien sûr Boris, qui goûte enfin la récompense rêt l’idée du prêt, n’avait guère goûté la plaisanterie une fois suprême en cette journée caniculaire de juillet. L’aîné de la celle-ci comprise. Qu’à cela ne tienne, le Britannique a immé- famille a été tour à tour remarquable journaliste et fabricant diatement rebondi, grâce à un partenaire de squash qui lui a de fausses informations (à Bruxelles, notamment), drôlissime décroché un emploi auprès de John Rockefeller III, alors chroniqueur et sinistre pourvoyeur de messages haineux, maire centriste de Londres et partisan de la droite dure penl’homme le plus riche des États-Unis. Il faut rencontrer le père du nouveau premier ministre du dant la campagne du référendum sur le Brexit. Ses convicRoyaume-Uni, qui a pris ses fonctions fin juillet sur la promesse tions instinctives, bien que mal définies, sont relativement d’un Brexit dur, pour commencer à comprendre le fils. Tout y claires : libéralisme économique et libéralisme sociétal. Mais est, avec un quart de siècle de plus. La touffe de cheveux le vrai fil rouge de sa vie, qui a tout guidé depuis le début, est blonds devenus blancs en bataille, le nez pointu, l’incapacité à bien plus simple : son ambition personnelle. répondre directement à la moindre question, une pointe de Le seul absent de la famille Johnson en ce jour d’intronisanoblesse oblige, dû à un nom de famille qui, derrière le com- tion, le seul à ne pas être d’une blondeur éblouissante – il mun « Johnson », est, dans sa version intégrale, « de Pfeffel est châtain très clair –, est le troisième de la fratrie, Leo, Johnson», donc lointainement aristocrate. Et un besoin insa- 51 ans. Il mène une brillante carrière comme associé au tiable de faire un bon mot. Cette personnalité larger than life, cabinet de consultants PricewaterhouseCoopers, en tant ancien député européen, connue du grand public britannique, que spécialiste du développement durable. Il tente d’échapqui vient de passer une partie de son mois d’août à nager avec per à la vie publique (« Je suis né sans le gène de l’autoproles requins au large de l’Australie, qui passe d’émissions de motion », déclarait-il en 2013), même s’il présente une télé-réalité trash à de très sérieuses discussions politiques, a un émission de radio. Stanley a eu deux autres enfants d’un besoin primaire : être au centre de l’attention. On n’écrit pas deuxième mariage, mais ceux-ci évoluent dans d’autres cercles : Julia, une chanteuse discrète, et Maximilian, un deux autobiographies sans être un brin mégalo. Il a aujourd’hui un nouveau rôle : il est devenu « First homme d’affaires qui habite Hongkong. Father », comme il se surnomme, et il trône sur une dynastie « En gros, on est comme les rats. À Londres, vous n’êtes politique. Les Johnson sont une famille politico-médiatique jamais à plus de quelques mètres d’au moins deux Johnson », à mi-chemin entre les Kennedy et les Kardashian, avec un concluait Rachel en 2017, dans un de ses articles. Tous partaappétit dévorant du pouvoir et un goût insatiable de la publi- gent leur vie avec des personnalités en vue. Jo vit avec Amelia cité. Quatre des six enfants de Stanley Johnson, ceux issus de Gentleman, une influente journaliste du Guardian ; Leo parson premier mariage avec l’artiste Charlotte Fawcett, sont tage sa vie avec Taies Nezam, une Afghane qui travaille à la connus, connectés, mariés à d’autres personnalités incontour- Banque mondiale ; Rachel est mariée à Ivo Dawnay, descennables dans les beaux quartiers londoniens. Ils aspirent aux dant d’une vieille famille noble anglaise, journaliste et écrifeux de la rampe. Ils évoluent depuis leur naissance dans le vain. Quand on a dit à Rachel qu’on allait écrire un article sur monde à l’air raréfié de la haute société anglaise, avec sa stra- sa famille, elle n’a pas pu s’empêcher un trait d’humour : tégie habituelle : placer ses rejetons dans les meilleurs – et les « Assurez-vous que les photos de moi soient flatteuses. C’est plus chers – pensionnats privés. «Il faut comprendre le système tout ce qui m’intéresse. » Il s’agit évidemment d’une blague. britannique, explique le patriarche patiemment. Pour des Comme son père et ses frères, Rachel est redoutablement familles comme la mienne, c’est très simple : l’éducation des intelligente, vive et ambitieuse. Mais elle est aussi très sincère. enfants est bien trop importante pour la laisser aux parents. La soif de célébrité est évidente. « Je dois me rendre à l’éviL’évidence est de les envoyer dans les meilleures écoles. Ils vont dence, je suis aujourd’hui surtout connue pour être la sœur de ensuite dans les meilleures universités et ensuite ils ont de très Boris », lâchait-elle en soupirant lors d’une longue interview bons emplois. S’il se trouve qu’ils ont choisi comme métier la qu’elle nous avait accordée en novembre 2018. Elle a écrit ••• n avril 1968, robert McnaMara, ancien

secrétaire aMéricain à la défense,

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Brian Smith/Reuters. Finnbarr Webster/Getty/AFP. Stefan Rousseau/Pool/EPA/Maxppp

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À Oxford, en 1986, la ministre de la culture grecque Melina Mercouri s’entretient avec Boris Johnson (1), alors président d’Oxford Union, le club politique des étudiants de l’université. Tous les enfants de la famille ont fréquenté la prestigieuse institution.

En juin, Stanley Johnson (2) soutient la candidature de son fils à la tête du Parti conservateur. Le 23 juillet, Boris Johnson remporte l’élection, félicité par son père, sa sœur Rachel et son frère Jo (3). Le lendemain, il succède à Theresa May au poste de premier ministre du Royaume-Uni.

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Boris, Leo et Rachel avec leur mère, Charlotte (1), artiste-peintre séparée de leur père, Stanley, en 1979. Boris Johnson a suivi la « voie royale » britannique. En fréquentant notamment Eton (2, avec sa sœur Rachel en 1979). En 2014, Stanley, Rachel, Boris et Jo (3) célèbrent la publication d’un livre de Boris Johnson.

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“Être marié à une Johnson, c’est comme adopter une famille de chiots qui font beaucoup de bruit, sautent partout et dont la queue a tendance à faire tomber les objets délicats des tables.” Ivo Dawnay, mari de Rachel Johnson

DR. Ian Sumner/REX/Sipa. Andrew Parsons/I-Images/Bureau233

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••• une demi-douzaine de romans, est chroniqueuse multicarte dans de nombreux journaux britanniques, a été une participante de l’émission de télé-réalité «Celebrity Big Brother» (un « Loft Story » pour célébrités) et a de quoi s’assurer un prénom. « C’est difficile d’avoir une existence propre parce que [Boris] est cette figure publique incontournable. Ce n’est pas facile, mais je l’aime. C’est ça, la famille. C’est toujours difficile. » Son mari, Ivo Dawnay, l’a confirmé à sa façon un jour dans un entretien : « Être marié à une Johnson, c’est comme adopter une famille de chiots qui font beaucoup de bruit, qui sautent partout et dont la queue a tendance à faire tomber les objets délicats des tables. » L’union sacrée de ce clan de pouvoir est pourtant mise à mal par le Brexit. À l’exception de l’actuel premier ministre, tous ont fait campagne pour rester dans l’Union européenne. Après le référendum, Rachel a rejoint le Parti des libérauxdémocrates, puis Change UK, deux partis à la pointe de la lutte contre le Brexit. Elle a même été candidate – malheureuse – à la députation européenne en mai, pied de nez évident à son frère, tout en évitant de le critiquer directement. Son point de vue sur le Brexit ? « It’s just an enormous catastro-fuck ! » Ça se passe de traduction. Jo (qui a refusé de nous recevoir) a démissionné avec fracas de son poste de ministre en novembre 2018. Il s’opposait alors à l’accord proposé par la première ministre, Theresa May, pour sortir de l’Union européenne, et revendiquait… un deuxième référendum sur le Brexit, afin d’annuler le résultat du premier. Dans un article, il avertissait directement Boris des dangers du « no deal », une sortie de l’UE sans accord : « Mon message à mon frère et à tous les militants du Brexit est qu’infliger de tels dommages économiques et politiques au pays laisserait une impression indélébile d’incompétence dans l’esprit du grand public. » Quant au père, Stanley, il a consacré vingt ans de sa vie à la construction européenne. En 1973, quand le Royaume-Uni est devenu membre de la CEE, il a fait partie des tout premiers fonctionnaires européens britanniques. « J’étais chef de cabinet pour l’environnement et les nuisances », se rappellet-il dans un excellent français. En 1979, lors des premières élections au Parlement de Strasbourg, il devient député sous l’étiquette du Parti conservateur, qui était alors favorable à la construction européenne.Alors, quand son fils est devenu premier ministre, Stanley Johnson était déchiré. « J’étais personnellement très content. Combien de pères ont vu leur fils devenir premier ministre ? Mais il y avait aussi une certaine ironie. J’étais un euro-enthousiaste, et le travail de mon fils est de défaire les liens avec l’Europe. » Ces trois dernières années ont aussi été très douloureuses pour Rachel. Le 24 juin 2016 au matin, quand le résultat du référendum sur le Brexit a été connu, elle se trouvait à Nice, de retour d’une conférence sur la publicité. « Je me souviens qu’en traversant l’aéroport, rempli de représentants du monde de la publicité, des médias, de l’industrie du film, les gens s’écartaient de moi. C’était comme la mer Rouge qui s’ouvrait. Certains pleuraient. Personne ne m’adressait la parole après ce que mon frère avait fait au continent. J’étais très très triste. » Aujourd’hui, le cœur gros, elle demande une seule chose : « Play the ball, not the man. » En français : « Attaquez les idées, mais pas la personnalité de mon frère. » Dans les faits, difficile de faire plus européens que les Johnson. La famille a passé de longues années à Bruxelles, quand Stanley était haut fonctionnaire puis député. En 1973, quand sa femme s’inquiétait de trouver une école en Belgique pour ses enfants, Stanley s’écriait, comme une évidence : « Ils

peuvent aller à l’école européenne et devenir de bons petits Européens. » La mère de Stanley était à moitié française, ce qui fait que le premier ministre britannique qui mène le Brexit est à un huitième français. Deux ou trois générations en arrière, on trouve des particules françaises et allemandes, des racines juives, musulmanes et chrétiennes, un ministre de l’intérieur du sultan de l’Empire ottoman, le traducteur anglais de Thomas Mann… En remontant quelques générations de plus, les Johnson deviennent même de vagues cousins d’Elizabeth II par le biais de leurs origines allemandes. Les quatre enfants parlent tous français couramment.

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moins que la dispute autour du

ne soit qu’une formidable mise en scène. Que derrière les apparentes frictions, les Johnson jouent un jeu de pouvoir où l’ambition dépasse la bataille des idées. « Ce qui compte pour eux est d’être au centre de l’attention, au cœur du pouvoir, et la raison en est finalement relativement secondaire », estime un ancien député conservateur qui les connaît bien. Un ancien ministre, aujourd’hui député conservateur, qui a travaillé avec Boris et avec Jo, abonde. « Jo est en adoration devant son frère. Quand il a quitté le gouvernement de Theresa May, ça arrangeait bien Boris. Sa démission a profondément déstabilisé la première ministre. Je suis sûr que Jo avait consulté Boris avant de prendre cette décision. » Le petit frère est aujourd’hui récompensé. Il a été nommé par son aîné secrétaire d’État au sein du département des affaires, de l’énergie et de la stratégie industrielle et du département de l’éducation. Avec le droit exceptionnel d’être présent au conseil des ministres. Dans la tempête qui a accompagné l’arrivée de Boris Johnson au 10 Downing Street, la nomination familiale n’a guère causé de remous. Pire encore, en acceptant de faire partie du gouvernement, Jo a dû promettre de soutenir une potentielle sortie de l’Union européenne sans accord, le fameux « no deal ». Aurait-il la mémoire courte ? ou ambitionnerait-il un jour de succéder à son grand frère ? Très prudent, il évite les interventions dans la presse, préférant jouer un rôle actif dans les coulisses du pouvoir. Et que dire de l’omniprésence de Stanley? À chaque discours important, à chaque tournant dans la carrière de ses fils, le père se montre. Quand Jo a démissionné, donnant une série d’interviews, son père était présent. On l’aperçoit sur une photo, à l’arrière-plan, devant la BBC. Quand Boris a lancé sa campagne pour être premier ministre, il était également là. « Les Johnson forment un clan, à la fois resserré et ultracompétitif », explique Sonia Purnell, auteure d’une biographie très fouillée de Boris Johnson (Just Boris. A Tale of Blond Ambition, édition Aurum Press, 2012, non traduit). « Stanley leur a inculqué ce sens de la concurrence, de toujours vouloir être le meilleur, le premier. Mais il n’y a pas de valeurs centrales. Ce qui compte est de gagner. » Les Johnson, un clan organisé collectivement à la poursuite du pouvoir ? Stanley lève les yeux au ciel. « Ah, le mythe qu’il y a de grandes réunions de la famille Johnson ! On est tous tellement pris… On arrive parfois à se réunir dans le Somerset, où j’ai une ferme, mais on ne se voit pas souvent. Et on ne se met certainement pas d’accord entre nous sur la ligne officielle à tenir. » Il assure nous rencontrer sans en ••• Brexit

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

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Rachel, Leo et Boris avec leur mère, Charlotte (1), en 2015 à Londres. Les Johnson au grand complet sur une photo des années 1970 tirée des archives familiales, avec de gauche à droite : Charlotte, Jo, Stanley, Rachel, Leo et Boris (2). Les Johnson fréquentent de longue date les événements mondains de la bonne société anglaise : Boris et sa sœur, Rachel (3), à l’anniversaire du vicomte Althorp, en 1985. Rachel pose en 2009 devant sa maison de l’Exmoor, à l’ouest du Somerset, près de la ferme familiale.

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29 ••• avoir informé son fils aîné. Rachel confirme. « Tout le monde me demande à quoi ressemblent les déjeuners du dimanche chez les Johnson. Eh bien, je vais vous dire : on ne parle pas du Brexit, parce que ça deviendrait juste trop tendu. Et puis ce ne serait pas juste, parce qu’on serait tous ensemble contre Boris. Ce serait du harcèlement ! » Comme bien des familles de ce genre, il y a pourtant une immense déchirure à l’origine. L’indice se trouve dans un dessin d’enfants encadré sur une table basse du salon de Rachel Johnson. En feutres de couleurs, d’une écriture enfantine – fautes d’orthographe comprises –, le message est un mot d’excuses : « Mama, we are sory that we were so bad to day » (« Mama, on est désolé d’avoir été méchants aujourd’hui »). Signé : Leo, Rachel et Alexander. Jo était trop petit pour participer. Alexander Boris de Pfeffel Johnson était encore « Al », pour sa famille, bien avant de s’inventer son personnage de bouffon échevelé et de préférer son deuxième prénom. La famille habitait alors Bruxelles

“À quoi ressemblent les déjeuners du dimanche chez les Johnson? Eh bien, je vais vous dire : on ne parle pas du Brexit, parce que ça deviendrait juste trop tendu.” Lucy Young/REX/Sipa. DR. Steve Back/ANL/Rex/Sipa. Christopher Jones/REX/Sipa

Rachel, la sœur de Boris Johnson

et la journée avait visiblement été difficile pour la mère. Ces années-là ont été une tempête permanente. Charlotte, artiste-peintre, qui avait rencontré Stanley à l’université d’Oxford, souffrait d’une profonde dépression et de troubles obsessionnels compulsifs. « J’étais devenu phobique, a-t-elle expliqué au magazine britannique Tatler en 2015, dans une rare interview. J’étais terrifiée par toute forme de saleté. » Elle passe de longs séjours internée à l’hôpital de Maudsley, à Londres. Il faut dire que la vie qu’elle mène avec Stanley est chaotique. Le couple a quatre enfants en bas âge et déménage trente-deux fois en quinze ans : New York, Washington, Londres, Bruxelles… Et puis Stanley n’est pas l’homme qu’elle pensait connaître. « Les choses étaient difficiles avec [lui], poursuit-elle dans Tatler. Je croyais que j’avais épousé un poète, mais il s’était mis à s’intéresser à l’environnement, il voyageait beaucoup, il aimait ça, et puis un cher ami m’a parlé de ça… » « Ça », ce sont les maîtresses de Stanley, qui collectionne les infidélités. Son fils Boris, récemment divorcé pour la deuxième fois et père d’un ou deux enfants illégitimes (il en a reconnu un, pas l’autre), semble reproduire la même attitude des décennies plus tard.

La période est ardue. Deux jeunes filles au pair s’occupent des enfants Johnson. Stanley et Charlotte divorcent en 1979. Dans ses deux autobiographies, qui s’étirent sur quelque sept cents pages, Stanley en consacre tout juste trois à la rupture. L’introspection n’est pas vraiment son fort. « C’était une enfance étrange, difficile, explique Sonia Purnell, la biographe de Boris Johnson. Les parents étaient très absents. Les enfants semblent tous avoir des symptômes d’un trouble de l’attention. » Charlotte se remettra progressivement, se remariant à un Américain et passant de longues années aux États-Unis. Aujourd’hui veuve, diagnostiquée dès l’âge de 40 ans de la maladie de Parkinson, elle se déplace avec difficultés et ne s’exprime que rarement dans les médias. Elle occupe une place énorme, non dite, dans l’histoire de la famille. « N’oubliez pas de mentionner ma mère, confie Rachel. Elle est une femme formidable qui nous a donné le peu d’humanité qu’on a en nous. » À l’université d’Oxford, Annabel Eyre a partagé une maison avec Rachel Johnson entre 1986 et 1988. Trente ans plus tard, elle se souvient du clan Johnson comme très uni. « Les frères et sœur étaient vraiment proches. Boris passait souvent et il était charmant. Je me rappelle que Rachel pouvait être très maternelle envers les plus jeunes, et Boris était très paternel avec Rachel. » Stanley passait de loin en loin. Lui était clairement le modèle que suivaient les enfants. « Rachel était extrêmement ambitieuse. Boris aussi, bien sûr, mais il le dissimulait mieux. Il était toujours affable alors que sa sœur pouvait être intimidante quand elle le voulait. » L’apport de Stanley à ses enfants est d’avoir su les pousser dans le monde. De les avoir fait intégrer le pensionnat d’Eton, le plus huppé de tous, puis l’université d’Oxford. Car, comme toute histoire anglaise, la vérité ne serait pas complète sans une question de lutte des classes. Les Johnson ne sont pas vraiment une famille upper class. Ils n’ont pas de fortune familiale, ne descendent pas d’une grande lignée noble issue de Guillaume le Conquérant et n’ont pas de château ancestral où se réunir, mais une ferme spartiate dans la région d’Exmoor (dans le sud-ouest du pays). Bien sûr, leurs ancêtres sont souvent prestigieux et faisaient partie de l’élite. Mais, pour arriver à leur position, les Johnson ont toujours dû se battre. Boris est entré à Eton avec une bourse. Rachel et Jo ont gravi les échelons du Financial Times, où ils ont commencé tous les deux leur carrière, avant de vraiment décoller. La compétition permanente instaurée par Stanley, sous de faux airs de bonhomie, vient de cette ambition-là. À la rancœur sociale, l’élitisme, l’intelligence aiguë et la brisure intime, il convient enfin d’ajouter l’indispensable liant : l’humour. Ou plus exactement, le (faux) sens de l’autodérision. La blague de Stanley sur les pyramides égyptiennes l’illustre parfaitement. Plus tard, l’homme a consacré une large partie de sa carrière à la lutte contre la surpopulation et il a écrit six livres sur le sujet. « Un livre par enfant que j’ai eu ! », pouffe-t-il, conscient de l’évidente contradiction. De même, l’actuel premier ministre s’est fait un nom grâce à son humour. Ses mimiques et ses bons mots, notamment dans des émissions de télévision satiriques sur l’actualité, ont largement contribué à sa popularité. Aujourd’hui, l’homme divise fortement, est comparé à Donald Trump, flirte parfois avec l’extrême droite, mais, pendant des décennies, il a réussi le tour de force d’unir gauche et droite en mettant les rieurs de son côté. « Dans notre enfance, je me souviens qu’on passait l’essentiel de notre temps à essayer de se faire rire », assure Rachel. Aujourd’hui, alors que l’aîné précipite son pays vers un Brexit sans accord, aux conséquences sans doute catastrophiques, le légendaire humour des Johnson est peut-être hors de propos. 24 août 2019 — M Le magazine du Monde

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Des touristes dans une décapotable américaine devant un immeuble de la vieille Havane, à Cuba, le 8 juillet.

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

Comandante patrimoine.

Au cœur de la capitale cubaine, qui fête cette année les cinq cents ans de sa fondation, le quartier classé de La Habana Vieja concentre tous les paradoxes du régime castriste. L’historien Eusebio Leal a fait de la sauvegarde de ses bâtiments le combat de sa vie. Proche du pouvoir, il a obtenu le droit d’y développer l’exploitation touristique dès 1994. Une expérience “capitaliste” qui a permis de réhabiliter certains joyaux coloniaux, mais menace aujourd’hui de transformer l’âme même de ces rues. pierre sorgue eliana aponte par

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photos

ans la nuit du 15 au 16 novembre, eusebio leal viendra devant le

“templete”, un petit temple néoclassique construit au xixe siècle dans la vieille ville de La Havane. Il tournera autour de la ceiba, l’arbre symbolique, pour commémorer le jour de 1519 où la ville aurait été fondée. La célébration n’a aucun fondement historique, mais qu’importe. Eusebio Leal, qui aura alors 77 ans, le sait, lui qui dirige la très officielle Oficina del Historiador de la Ciudad de la Habana, le Bureau de l’historien de la ville, une organisation tentaculaire qui œuvre à la revitalisation de La Habana Vieja, le centre historique. Les festivités du 500e anniversaire de La Havane devraient attirer les regards du monde sur un pays qui aimerait recevoir 5 millions de visiteurs cette année. Des ressources vitales au moment où l’économie souffre de l’effondrement du parrain vénézuélien et de l’interminable embargo américain avec lequel Trump a recommencé à jouer, après une brève détente pendant l’ère Obama. Pour Eusebio Leal (qui ajoute parfois le patronyme alsacien de sa mère, Spengler), ces célébrations seront la reconnaissance de l’œuvre de sa vie : un demi-siècle à défendre le •••

••• patrimoine de cette vieille ville dont il connaît le moindre recoin, près de quarante ans à diriger sa réhabilitation grâce à un modèle original qui lui a valu les louanges du monde. Dans ce pays où la citation murale élève son auteur au rang de héros, où les paroles de Fidel Castro et de Che Guevara sont reproduites sur les immeubles, celles d’Eusebio Leal sont affichées sur les palissades de chantier. La sienne est moins tranchante qu’un « Hasta la victoria siempre » : « Je ne tiens pas rancœur au passé, au contraire, j’ai cru en la nécessité d’aller vers le futur à partir du passé. » On peut y lire la profession de foi de l’infatigable défenseur du patrimoine, du communiste qui préfère la révolution sans « table rase » ou du catholique fervent qu’il est aussi. Mais, comme cette année est aussi celle des 60 ans de la révolution castriste, ces mots résonnent étrangement lorsqu’ils annoncent l’ouverture d’un énième hôtel cinq étoiles dans un bâtiment historique, entre deux boutiques de luxe. Ils pourraient être aussi le constat triste que le pays n’a plus grand-chose d’autre à vendre que ses plages ou son passé colonial.

Tout le monde connaît Eusebio Leal dans les rues qui déclinent leurs couleurs de glace à la crème – vanille, pistache, fraise. Le Bureau de l’historien gère 35 musées, 4 salles de concerts, autant de théâtres, 15 centres culturels, 20 bibliothèques, des ateliers… Il dirige aussi le «plan maestro», qui dicte les politiques et les actions sur cette partie de la capitale. Chaque jour ou presque, on le voit passer dans les ruelles marchant vers un musée ou l’imposant édifice néorenaissance hébergeant Habana Radio, la station dévolue à sa cause. Ces derniers temps, c’est le Capitole, monument emblématique, qui a droit à ses attentions pointilleuses. La restauration, colossale, doit être achevée pour novembre : «Il appelle sans arrêt, vient sans prévenir, contrôle les moindres détails, s’inquiète de savoir si l’on sera prêt… », dit en souriant Mariela Mulet, la jeune ingénieure à la tête des travaux. Tous les Cubains ont vu au moins une fois à la télé l’homme au regard sombre, mince dans sa large chemisette grise explorer places et ruelles pour son émission « Andar La Habana » (« parcourir La Havane »). Avec l’éloquence d’un

Eusebio Leal se défend d’être le “capitaliste de Fidel”. “Nous avons essayé de ne pas restaurer que pour la beauté ou l’importance historique, mais aussi pour les gens qui y vivent.”

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tribun révolutionnaire et l’onction d’un curé faisant un sermon – gentiment moquées par Luis Silva, l’humoriste le plus populaire de l’île –, il a raconté pendant des années les trésors architecturaux. Il a guidé la visite du pape François en 2015, celle d’Obama en 2016, quand tout Cuba rêvait de détente. Il est le plus décoré des Cubains à l’étranger. Il est « l’homme qui a sauvé La Havane ».

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a propre légende est née un jour de 1967, à quelques mètres du berceau mythique de la

ville. Devant les arcades d’un palais baroque court une chaussée pavée de bois. Ainsi construite, assure la chronique locale, pour que la sieste de l’épouse d’un gouverneur ne fût pas troublée par le bruit des roues sur les pierres. Eusebio Leal, alors historien autodidacte de 25 ans, avait mis au jour cette rareté partagée uniquement par Paris, Saint-Pétersbourg et Rome. Quand il apprit que la chaussée allait être asphaltée pour la venue d’une délégation étrangère, il se coucha devant les engins de chantier. Le maire dut lui promettre de rendre la rue à ses fouilles après la visite officielle. « C’était une action un peu folle », dit-il. Mais le premier acte de désobéissance civile « fut la révolution ellemême », relativise celui qui n’oublie pas ce qu’il lui doit. Né dans une famille pauvre d’un quartier périphérique, élevé par une mère célibataire et femme de ménage, Eusebio Leal avait 16 ans et aucun diplôme lorsque le dictateur Fulgencio Batista s’enfuit avant que les guérilleros n’entrent dans La Havane. Il courut à l’église sonner les cloches pour saluer la victoire. Très vite, il obtint un emploi municipal au bureau des impôts, profita des possibilités d’éducation offertes aux travailleurs par le nouveau régime, se goinfra de films étrangers, de littérature et d’histoire à la bibliothèque publique. Fasciné par les beautés architecturales du centre historique, il fréquenta le petit musée que dirigeait l’intellectuel Emilio Roig de Leuchsenring, l’historien de la ville. C’est en charmant l’épouse du monsieur qu’il devint le confident de celui-ci, son disciple puis successeur, en 1967. La révolution a changé la vie d’Eusebio Leal, elle a aussi sauvé la vieille Havane. Depuis les années 1920, les plus riches, partis vers les villas des faubourgs, l’avaient abandonnée, louant aux migrants des campagnes des appartements toujours plus exigus dans ces immeubles que les Cubains appellent solares. « Au moment de la révolution, seuls 500 des 3 000 bâtiments de la vieille ville sont considérés comme en bon état », écrit Emmanuel Vincenot dans sa très minutieuse Histoire de La Havane (Fayard, 2016), qui évoque aussi le plan qu’un urbaniste inspiré par Le Corbusier avait soumis à Batista afin de « raser une partie de La Habana Vieja pour y concentrer les activités financières ». Les révolutionnaires avaient enterré le projet, réduit les loyers et interdit les évictions. Mais ils avaient d’autres chats à fouetter et les bâtiments continuèrent à se délabrer. Le centre historique ne fut déclaré monument national qu’en 1976. Eusebio Leal approcha le Lider Maximo grâce à une femme : Celia Sánchez, la guérillera préférée de Fidel. Passionnée d’histoire, elle protégea le jeune directeur du musée de la ville des apparatchiks du PC, défendit son action auprès de Fidel Castro, dont les historiens ont dit qu’il se défiait de cette ville petite-bourgeoise. « Ce n’est pas vrai, c’était un homme de culture qui prenait soin des choses. Il m’a accordé tout de suite son soutien total », vante Eusebio Leal qui, en 1981, obtint la responsabilité des travaux de restauration du centre

historique. La romancière Zoé Valdés, fille de la vieille Havane avant son exil, le fréquenta alors et travailla au musée. Plus tard, elle en dessinera un portrait contrasté : d’un côté, un passionné et un conteur hors pair que les gens du quartier surnommaient «El Duende» («le lutin»), apprécié des habitants des solares, mais vivant dans« une magnifique maison en pierre de taille » ; de l’autre, un homme qui pouvait se montrer « hautain et désobligeant », obsédé par le pouvoir, avide de séduire Castro qu’il invita à ses nombreux mariages. Dès 1982, l’Unesco inscrivit la ville coloniale au Patrimoine mondial de l’humanité : 4 000 édifices, dont 350 du xvie au xviiie siècle, quatre kilomètres carrés de beauté, un concert d’influences mauresque, baroque,Art déco, néoclassique, néogothique, Art nouveau. Mais, à l’époque, les financements internationaux étaient maigres et le tourisme rare : Fidel ne voulait pas que son île soit celle « des femmes de chambre et des barmans ». La vieille ville continuait à tomber littéralement en ruines. Victor Marín Crespo, un architecte qui travaillait alors pour l’Unesco, se souvient du jour de 1993 où il accompagnait un journaliste anglais en visite sur la Plaza Vieja. « Je lui faisais face pour lui parler, je l’ai vu écarquiller les yeux et dire : “Regardez, ça s’écroule !” J’ai cru que c’était l’humour britannique, mais non… » Paradoxalement, c’est l’effondrement du pays qui a évité celui de la vieille ville. Quand le bloc soviétique vole en éclats au début des années 1990, Cuba, privée de soutiens économiques, plonge dans une misère noire. Fidel Castro se lance dans la quête des dollars. En 1993, au retour d’une visite à Carthagène, la ville colombienne dont le pays avait rénové le centre colonial pour en faire une lucrative attraction touristique, El Commandante interroge Eusebio Leal : que faire pour la vieille Havane ? L’historien avance un modèle peu communiste : l’exploitation touristique pourrait rapporter des profits à réinjecter dans la restauration des bâtiments, des logements et autres infrastructures engrangeant de nouvelles ressources…Un an plus tard, Fidel décréta la création de la société Habaguanex, du nom d’un Indien Taïno qui donna son nom à la ville. Dotée de 1 million de dollars, placée sous le contrôle du Bureau de l’historien, elle serait la seule dispensée de verser ses bénéfices à l’État et pourrait négocier directement avec les investisseurs étrangers. Eusebio Leal et son équipe rouvrent d’abord trois restaurants et l’hôtel Ambos Mundos, celui dans lequel Hemingway écrivit Pour qui sonne le glas. Des boutiques sont créées, •••

Page de gauche, l’historien de la ville Eusebio Leal Spengler est une figure bien connue à Cuba. Ci-dessus, la vieille Havane en pleine reconstruction.

24 août 2019 — Photos Eliana Aponte pour M Le magazine du Monde

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••• des palaces retrouvent leur beauté, des rues sont offertes aux piétons. L’embargo oblige à l’ingéniosité, Eusebio Leal crée des « ateliers-écoles », auxquels les chantiers passent commande. Ils ont formé près de 1 600 apprentis depuis 1992. Ces derniers jours, dans un rez-de-chaussée poussiéreux, garçons et filles sont mobilisés par la restauration du Capitole. Diana Piñero, 19 ans, petit anneau dans le nez et écouteurs dans les oreilles, peint les feuilles d’acanthe de chapiteaux en plâtre. « Une école qui nous paie pour apprendre [environ 8 euros] et nous offre les repas, c’est une belle chance que nous donne le pays », dit la brune souriante, qui espère que sa formation lui permettra de trouver un emploi et qu’elle ne sera pas obligée de quitter son île comme tant d’autres. Une partie des revenus du tourisme finance des logements. L’argent est aussi investi dans des écoles, les centres pour personnes âgées, les dispensaires médicaux. « Nous avons essayé de ne pas restaurer que pour la beauté ou l’importance historique, mais aussi pour les gens qui y vivent », dit Eusebio Leal, qui ne tient pas à être celui que certains journaux ont appelé le « capitaliste de Fidel ». C’est pourtant sous sa direction que Habaguanex a brassé des millions de dollars, acquis plus de 300 commerces, dont une cinquantaine de bars et une quarantaine de restaurants, que le Bureau a étendu son action au Malecón, la promenade en bord de mer, et au quartier chinois. L’initiative privée a suivi, plus ou moins légalement. Par exemple, il y a dix ans, Osmani a acheté une pièce dans une maison délabrée. Il n’a rien demandé à « la bureaucratie », s’est battu avec l’embargo et le marché noir pour trouver ciment, câbles, plomberie… Il a retapé une pièce, puis deux, puis les trois étages et le toit-terrasse d’une maison, dont il a fait une très agréable casa particular (bed and breakfast version cubaine) qui travaille avec des agences comme Voyageurs du monde. Il emploie six personnes, continue à jongler avec les difficultés d’approvisionnement et les coupures d’électricité. « On nous a longtemps pris pour des bandits, mais nous aussi nous améliorons La Havane », dit-il. En 2011, Raúl Castro a autorisé les particuliers à louer ou à vendre leur appartement. De ce fait, dans les rues de la vieille Havane, les affiches « Se vende » (« à vendre ») fleurissent et les locations Airbnb explosent depuis 2015. Les vieilles décapotables américaines ne servent plus qu’à promener les touristes. Tout le monde ou presque se fait coiffeur ou esthéticienne, pizzaïolo, marchand de glace,

Photos Eliana Aponte pour M Le magazine du Monde — 24 août 2019

L’objectif “social” de la restauration ne saute plus aux yeux. Près du Capitole, l’implantation d’un futur hôtel de 300 chambres a entraîné le déplacement des habitants et la destruction d’une salle de sport. revendeur de cartes pour téléphone ou Internet. À travers les grilles des rez-de-chaussée, on vend du rhum, des bananes ou les meilleures mangues du monde jusque tard dans la nuit… Le contraste est saisissant avec le magasin d’État où l’on peut acquérir des produits de première nécessité grâce à la libreta, le carnet d’approvisionnement et de rationnement : quelques bouteilles en plastique à moitié remplies de sucre ou de haricots rouges, cinq boîtes de compote, un paquet de café et le grand vide des rayonnages autour. Eusebio Leal a aussi favorisé l’installation de créateurs et d’artistes. Les rues se sont remplies de galeries, d’ateliers de peintres ou de tatoueurs, de cours de danse, où les visiteurs apprennent l’art de la salsa ou la très sensuelle kizomba, venue d’Angola. La boutique de mode Clandestina, que tiennent Indanía del Río et Leire Fernández, est devenue le comble du branché depuis que le président Obama en visite y a commandé des tee-shirts pour ses filles. Aujourd’hui, Clandestina donne du travail à trente-deux personnes et Indanía, trentenaire à l’allure d’adolescente, essaie d’affronter sereinement quelques contradictions : susciter la fierté du pays et les jalousies de ceux qui l’appellent «la capitaliste»; louer le tourisme qui fait prospérer les affaires, tout en regrettant qu’une serveuse dans un restaurant gagne en trois jours le salaire mensuel d’un professeur d’université (environ 65 euros après l’augmentation de juin); contribuer à valoriser le centre historique qui, par conséquent, devient de moins en moins populaire. Car les inégalités se creusent entre les privilégiés et ceux qui, dans des appartements délabrés, se partagent les paliers ou

inventent des mezzanines dans les pièces suffisamment hautes de plafond. Eusebio Leal, membre du comité central du Parti communiste cubain, n’a d’autre explication à avancer que la très peu marxiste loi du marché : « Sur la Plaza Vieja, par exemple, nous avons fait le maximum pour que les familles restent. Puis, quand les édifices restaurés ont pris de la valeur, avec les changements socioéconomiques que Cuba a connus ces dernières années, des personnes qui ont de l’argent ont acheté leurs logements à ces familles. Je ne peux pas m’opposer à la liberté de la personne et à son droit à l’usage de sa propriété. »

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l le peut d’autant moins qu’il a perdu la maîtrise de sa

En 2012, une sombre histoire de détournement de fonds, corruption et trafic de drogue a secoué la compagnie. Eusebio Leal, tombé gravement malade à la même époque, n’a pas été impliqué mais a été débarqué par l’armée, qui a pris le contrôle de la société par l’intermédiaire du gigantesque groupe Gaesa (dirigé par le général Lopez-Callejas, ex-gendre de Raúl Castro). Une manière, disent certains observateurs, de compléter sa mainmise sur le tourisme national et l’immobilier juteux de la vieille ville. Eusebio Leal demeure à la tête du Bureau de l’historien, mais c’est une fille de général, directrice adjointe, qui lui succédera. Ce népotisme agace la rue. « Ici, tu ne peux pas monter une grosse affaire si tu n’es pas de la “famille” », enrage un jeune ingénieur, qui partage les deux pièces de sa maison avec son épouse, son fils et deux amis. création, Habaguanex.

L’objectif « social» de la restauration ne saute plus aux yeux. Tout près du Capitole, l’implantation d’un futur hôtel de 300 chambres a entraîné le déplacement des habitants et la destruction d’une salle de sport très fréquentée. Les jeunes ne pourront plus y disputer leurs tournois de foot. « C’était la salle où ils réalisaient leur rêve, qui faisait que ce quartier était le leur », constate Pavel García, un « entrepreneur social » qui dirige Barrio Habana, un projet sportif et culturel soutenu par une fondation autrichienne. Un cinéma historique a failli y passer aussi, mais, face aux protestations, Eusebio Leal a assuré qu’il serait conservé. Depuis le deux-pièces minuscule qu’il occupe avec sa mère, Yimi Konclase, poète et rappeur regarde changer les rues qui l’inspirent : « C’est quelque chose d’agressif, comme si on te jetait des tonnes de médicaments pour guérir en trois jours. » Eusebio Leal est conscient des contradictions que porte la résurrection de la vieille Havane, « le plus grand de ses amours ». « Mais nous ne vivons pas dans une forteresse de verre. Se passer du tourisme est impossible », dit-il avant de mentionner le yin et le yang chinois, « l’unité de lutte des contraires » chère au matérialisme dialectique, le péché originel et la quête de rédemption… Un peu plus tôt, il évoquait le souvenir glorieux des compañeros de l’après-révolution « quand, comme dans la Grèce antique, les dieux cheminaient dans la rue… Cette époque, je l’ai vécue… Aujourd’hui, les temps sont différents, mais nous essayons de conserver cette mystique ». Les boutiques pour touristes aussi, qui vendent le visage du Che en pesos convertibles en dollar.

Page de gauche, des casques conservés à l’école de restauration du Bureau de l’historien de La Havane. Ci-dessus, de jeunes Cubains participant au programme social Barrio Habana jouent au football dans un centre sportif de la vieille ville.

Neïl Beloufa, en 2017, à Sérignan.

a l g é r i e p r i n t e m p s /é t é

L’art de l’entre-deux.

En Algérie, la société semblait anesthésiée, les manifestations historiques de ces derniers mois ont prouvé qu’il n’en était rien. De l’autre côté de la Méditerranée, des plasticiens regardent ces événements avec attention et bienveillance. Qu’ils soient nés en Algérie ou en France de parents algériens, ces représentants éminents de la scène artistique hexagonale entretiennent des rapports complexes avec leur double appartenance. par

Roxana azimi

Mohamed Bourouissa dans son atelier d’Asnières-sur-Seine, en 2018.

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

37 Zineb Sedira, chez elle, à Londres, en 2018.

u moins une fois en ce

Installé à Marseille depuis trente-deux ans, l’artiste franco-algérien de 60 ans connu pour ses sculptures et vidéos empruntes de mystique soufie s’est donc envolé en mai pour l’Algérie. Pour éviter les barrages de police dressés chaque vendredi en prévision des manifestations, le plasticien est parti très tôt de Boumerdès. À Alger, il s’est joint aux cortèges réclamant le départ d’Abdelaziz Bouteflika. Porté par la liesse, il a répété les slogans. Des mots qu’il comprenait mais dont le sens politique profond, avoue-t-il, lui échappait. Yazid Oulab n’affiche aucune nostalgie pour un pays, si proche, si loin, où vit encore sa mère, mais où il ne se rend que rarement. Sa carrière, le neveu du grand écrivain algérien Kateb Yacine l’a construite depuis la France, comme beaucoup de ses confrères d’origine algérienne ayant émergé au début des années 2000. Quelques décennies après les pays anglo-saxons, le monde de l’art hexagonal se confrontait alors aux questionnements postcoloniaux. Sa vie, leur vie, est à Paris, Marseille ou Montpellier – quand elle n’est pas à Berlin ou à Londres. Pas au bled. Ils se prénomment Kader (Attia), Adel (Abdessemed), Zineb (Sedira), Neïl (Beloufa), Mohamed (Bourouissa), Fayçal (Baghriche), Djamel (Tatah), Abdelkader (Benchamma), Katia (Kameli) ou Mehdi (Meddaci). Nés en France de parents algériens ou arrivés jeunes d’Algérie, musulmans pour la plupart, ils représentent aux yeux du monde la pointe avancée de la scène artistique française, formée dans les meilleures écoles, plébiscitée par les musées les plus illustres, VIP des plus grands raouts arty où certains déclinent discrètement la coupe de champagne ou le verre de vin quand d’autres se resservent allègrement. Pourtant, qu’ils aient consacré leur œuvre aux questions identitaires ou s’en soient affranchis, ces artistes ont parfois – souvent – les nerfs à vif à l’évocation de leurs racines. L’importation en France de l’islam radical, n’en parlons pas. En ce qui concerne le soulèvement populaire algérien du printemps 2019, que tous regardent attentivement et avec bienveillance, ils s’interdisent toute ingérence publique. « On n’a aucun conseil à leur donner », assure Kader Attia, 48 ans, qui n’en a pas moins organisé en mai un forum sur le sujet à La Colonie, un bar et lieu de débat qu’il a ouvert en 2016 dans le 10e arrondissement, où il tient à servir de la bière et de généreuses planches de cochonnailles. Qu’on les entraîne sur le terrain de l’appartenance, ils bottent en touche. « Je suis de Blida et français », lance le plasticien Mohamed Bourouissa, 41 ans, actuellement à l’affiche des Rencontres photographiques d’Arles, après avoir exposé en 2018 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et au Centre Pompidou. « Français tous les

Nanda Gonzague, Julien T. Hamon et Jo Metson Scott pour M Le magazine du Monde

mois de ramadan, Yazid oulab tenait à retrouver ses compatriotes.

jours, Algérien pour toujours », déclare en souriant Djamel Tatah, 60 ans, citant feu son a m i l e c h a n t e u r R a c h i d Ta h a . « Méditerranéen », lance prudemment Mehdi Meddaci, né en 1980 à Montpellier. Yazid Oulab, lui, se définit comme « Français, Africain et musulman », quand Neïl Beloufa, le brillant benjamin de 34 ans, fils du réalisateur Farouk Beloufa, lâche : « Je suis pseudoaspirant universaliste. » Ni totalement français ni totalement algérien, encore moins franco-algérien. Tout sauf serein. L’insécurité culturelle, certains la vivent au carré. L’Algérie, la France. L’évocation de ce vieux couple réveille un mélange de reconnaissance et de ressentiment, de passions qu’ils croyaient enfouies, suscitant chez ces plasticiens qui ont réussi les mêmes réactions épidermiques que celles qu’on peut rencontrer chez des jeunes de banlieue après leur troisième contrôle de police de la journée. «C’est difficile, résume la vidéaste Zineb Sedira, de grandir avec deux cultures qui s’insultent l’une l’autre.» Comme en témoignent leurs prénoms arabes, tous ont été élevés dans la différence, souvent dans des familles issues de milieux populaires. « Mes parents nous disaient “on n’est pas comme les autres et ils ne sont pas comme nous”, se souvient Fayçal Baghriche, arrivé en France à l’âge de 5 ans. Tu sais que tu es étranger, que tu n’as pas la même culture, pas la même religion, mais, en même temps, tes amis sont français. C’est schizophrénique. » Un environnement qui, comme le souligne le dessinateur Abdelkader Benchamma, « n’aide pas à te sentir français », même une fois naturalisé. Pas plus que les remarques désobligeantes qui les faisaient partir au quart de tour. « Ma plus •••

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À gauche, la réalisatrice et artiste visuelle Katia Kameli, dans son atelier, en 2019.

“J’avais l’impression qu’on ne me permettait d’être artiste qu’à condition de travailler sur mes origines.” Abdelkader Benchamma

••• grande victoire, c’est d’être sorti du cercle vicieux vers 27 ans, parce que

sinon, tous les jours, tu peux trouver des exemples qui te confortent dans l’idée que les autres sont racistes », poursuit Benchamma. Pas évident non plus, selon Kader Attia, le « rouleau compresseur de la langue française », l’accent qu’on vous corrige sans cesse, « les références culturelles comme “nos ancêtres les Gaulois” qui mettent mal à l’aise ». A fortiori quand la famille a combattu pour l’indépendance, avant de rejoindre l’ancien pays colonisateur pour des raisons économiques. « Mon père nous disait qu’il venait chercher son dû, car il avait le sentiment que son pays avait été spolié », explique Kader Attia, fils d’ouvrier en bâtiment installé en France depuis les années 1950. Pour lui et pour tant d’autres enfants d’immigrés, la guerre d’Algérie, c’est un sujet tabou, un chapitre tantôt éludé tantôt mythifié par la famille, vite expédié par les manuels scolaires français. L’Algérie elle-même reste un territoire que ces enfants ne connaissent qu’à la faveur des vacances d’été chez les cousins. Mais ces souvenirs suffisent à créer un «lien affectif hyperfort, beau, compliqué», comme l’explique Zineb Sedira. Lorsque, à l’âge de 6 ans, Kader Attia débarque à l’aéroport d’Alger, il a d’emblée «le sentiment d’être à la maison». Dans les bras de sa grand-mère des Aurès, il ressent une chaleur qui lui manque cruellement en France. L’Algérie sera son pays de cocagne, celui des quatre cents coups et des premières cigarettes. Mais, pour lui comme pour les autres, à partir de 1991, les huit années de sanglante guerre civile provoquée par l’interruption du processus électoral décidée par le pouvoir qui redoutait la victoire du Front islamique du salut coupent le cordon. Le calme militaire revenu, leurs parents y sont pour la plupart retournés, pour

un temps ou pour de bon. Mais eux avaient alors d’autres chats à fouetter, des études d’art à mener, des carrières à bâtir. Fayçal Baghriche mettra quatorze ans avant d’y remettre les pieds, en 2006. «Je n’appartiens pas à l’Algérie», admet le vidéaste Mehdi Meddaci, qui y est retourné en 2007 à l’âge de 27 ans pour y tourner un premier film, Lancer une pierre. Et d’ajouter, tentant de retisser un lien qui s’est forcément effiloché avec le temps : «Je mime la possibilité d’un rattachement.» Baisser la tête ou s’affirmer ? S’assimiler ou revendiquer à la manière des beurs dans les années 1980? Au contraire de la génération des pères et mères qui ne font pas de vagues et rêvent de repartir au bled, les enfants refusent de courber l’échine devant le racisme, le délit de faciès et la ségrégation sociale dans ce pays dont ils sont citoyens. Être esclaves de la psyché blessée de leurs parents, très peu pour eux. À défaut de résoudre leurs ambiguïtés, l’art leur a ouvert des fenêtres, et «apporté un sens critique », selon Mehdi Meddaci. « Ça m’a retiré beaucoup de fils à la patte », admet le peintre Djamel Tatah. Le succès aidant, avec de grands ateliers et des mariages pas endogames du tout, le rapport à la France s’est détendu, si ce n’est apaisé. «C’est ce pays qui a fait de moi ce que je suis, admet Mohamed Bourouissa, qui s’est pourtant construit dans la colère. Peut-être qu’en Algérie je n’aurais pas fait le quart de ce que j’ai fait. » Musées et centres d’art contemporain y sont rares, et les écoles n’encouragent guère la créativité. «En Algérie, l’art, c’est reproduire ce qui existe déjà, Marseille pour moi c’était l’éveil», insiste Yazid Oulab. Ce qui n’empêche pas les artistes du cru qui se sont fait un nom à l’étranger d’être fièrement érigés en exemple et chroniqués dans les journaux nationaux comme El Watan. Mais peu à peu, en se créant d’autres cercles de pensée, en posant leurs bagages dans d’autres pays, un fossé s’est lentement creusé avec leur famille. Dans une installation vidéo percutante, Mother Tongue, Zineb Sedira donne à

Margot Montigny

À droite, Kader Attia, lauréat 2016 du prix Marcel-Duchamp.

voir l’impossible communication entre les générations : l’artiste comprend le dialecte algérien de sa mère et l’anglais de sa propre fille élevée à Londres, mais entre la petite-fille et sa grand-mère, le lien linguistique s’est rompu et le dialogue est impossible, malgré la tendresse des regards et des gestes. L’artiste et cinéaste Katia Kameli connaît le pays sans doute mieux que beaucoup de ses confrères pour y avoir souvent tourné. Mais elle l’admet : «Une partie de ma culture algérienne m’échappe toujours, même si j’en connais les codes.» Ce lien viscéral, elle comme Zineb Sedira se sont pourtant évertuées à le préserver,faisant de l’Algérie la matière première – mais non exclusive – de leur œuvre. Sedira, qui dans ses films ravive les questions de la lutte anticoloniale et de territoire, a créé une résidence d’artistes à Alger, invitant ses confrères de la diaspora à venir explorer «leur» pays. Katia Kameli, qui évoque dans ses vidéos aussi bien le raï, les kiosques vendant des cartes postales et l’utopique retour, a même un temps songé à y créer une boîte de production.Avant de renoncer : «Une femme indépendante vivant seule à Alger, c’est difficile, les voisins te regardent…»

Sam Mertens

D

’autres ont au contraire profité de l’horizon offert par les écoles d’art pour s’émanciper. Lorsque, aux

Beaux-Arts de Montpellier puis de Paris, les profs conseillent à Abdelkader Benchamma de travailler sur sa double culture, il se cabre : « J’avais l’impression qu’on ne me permettait d’être artiste qu’à condition de travailler sur mes origines. » Sciemment, ce dessinateur virtuose opte pour l’abstraction, créant vortex et trous noirs par le seul pouvoir de quelques traits tracés à l’encre et au feutre. Son aîné Djamel Tatah a aussi refusé tout orientalisme. Ses peintures monumentales traitent de l’état de notre monde sans références spatiotemporelles. Debout ou allongés, prostrés ou avachis, en suspension ou en chute libre, les bras ballants ou les mains enfoncées dans leurs poches, ses personnages sont indéterminés. À une exception près, lorsqu’il évoque les « hittistes », ces jeunes algérois désœuvrés qui tiennent le mur. Étudiant à la Villa Arson, à Nice, Fayçal Baghriche s’était lui aussi donné pour mot d’ordre de ne pas traiter de l’Algérie : « C’est le domaine privé que je ne veux pas explorer, mais que j’aimerais un jour développer hors du champ de l’art. » Ses premières œuvres sapent ainsi les questions d’identité et de frontières. Son installation Envelopments, datant de 2010, se compose de 28 drapeaux impossibles à identifier car, une fois enroulés, il n’en reste plus que le fond rouge. Deux ans plus tard, il fait tourner un globe sur son axe, effaçant par la vitesse la question des bordures et des continents. Kader Attia, lui, n’a pas voulu laisser «ses deux identités se regarder en chiens de faïence», préférant trouver un terrain de rencontre autour d’un concept central : la réparation. À comprendre au sens d’une remise en état, mais aussi d’un

dédommagement, sujet qu’il n’a cessé de creuser et d’étirer en mille ramifications, installations et questions : peut-on cautériser un passé mutilé, comme on reconstituait les visages des gueules cassées de la première guerre mondiale? Une prothèse compense-telle une perte irrévocable ? Peut-on se réapproprier une identité violemment dérobée, ce « membre fantôme », qui, bien qu’amputé, n’en finit pas de démanger? Les plus jeunes, enfin, ont mis les bouchées doubles pour réussir. « Deux générations audessus de toi se sont bagarrées, toi aussi tu dois te bagarrer, c’est une responsabilité», lance l’hyperactif Neïl Beloufa, qui a enchaîné les écoles les plus prestigieuses – Arts déco, Beaux-Arts de Paris, Le Fresnoy – et connu les cimaises du MoMA, à New York, et de la Biennale de Venise. La complexité est son terreau, la critique, une seconde nature. Dans l’installation qu’il présente actuellement à Venise, il fait asseoir le spectateur face à des écrans montrant des soldats du monde entier témoignant, sur Skype, de leur routine meurtrière. Volontairement, Neïl Beloufa n’a pas enrôlé de militaires français ou algériens. «Les rapports binaires, ce n’est pas ma manière de voir les choses, observe Mohamed Bourouissa, qui fait valser les clichés. Tu ne peux pas avancer si tes racines deviennent des chevaux de bataille. » Les exclus et marginaux auxquels il s’intéresse sont aussi bien les gosses de banlieues, des vendeurs à la sauvette que les cavaliers afroaméricains de Fletcher Street, à Philadelphie. Il a fallu attendre 2018 pour qu’il tourne en Algérie, à Blida, dans un hôpital psychiatrique où le psychiatre et chantre de la décolonisation Frantz Fanon a révolutionné les méthodes de soin dans les années 1950. «Ce qui me fait peur, c’est d’être réduit à mes origines», insiste-t-il. Lui, comme Zineb Sedira et Neïl Beloufa ont certes rejoint le galeriste parisien Kamel Mennour,né à Constantine.Par le passé,il avait mis sur orbiteAdelAbdessemed,KaderAttia et Djamel Tatah. Ce fils de peintre en bâtiment les comprend. Sans particule ni héritage, lui aussi a avalé des couleuvres avant de se propulser dans le peloton de tête des marchands français. Malgré son faible pour les créateurs d’origine algérienne, il refuse toute étiquette «rebeu». «Je suis contre les ghettos, affirme-t-il. Je veux raconter une époque et pas une communauté.» Spécialiste de la diaspora algérienne, l’historienne de l’art Alice Planel confirme : «Kamel Mennour montre de grands artistes et ils peuvent s’appeler Mohamed Bourouissa comme Anish Kapoor ou Daniel Buren, insistet-elle. Personne ne se dit aujourd’hui “tel artiste est algérien, donc il doit être exposé chez lui”.» Ce puissant marchand a déjà réussi à imposer ses ouailles chez les grands collectionneurs hexagonaux. À quand un de ces artistes pour représenter la France à la Biennale de Venise? « Je n’y crois pas, les gens ne sont pas encore prêts », estime Mohamed Bourouissa. « Les gens», comprenez… les Français. 24 août 2019 — M Le magazine du Monde

Untitled (Virginia with Trumpet Vine). Virginia, la plus jeune des trois enfants de la photographe Sally Mann, pose pour sa mère, en 1991.

Virginie ou l’innocence perdue.

Enfants jouant dans la nature, sans contrainte, forêts et clairières qui semblent habitées par des fantômes… L’Américaine Sally Mann s’est fait connaître avec les clichés de sa famille ou ses paysages de Virginie, sa région natale, dont elle montre qu’elle a été le théâtre de violences et de ségrégation. Le Jeu de paume, à Paris, lui consacre une rétrospective. photos

Sally Mann —

texte

Roxana aziMi

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Ci-dessus, Easter Dress, (1986). Page de droite, l’artiste américaine (en 1998, à 47 ans) a commencé à photographier Emmett, Jessie et Virginia en 1985, en Virginie.

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

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u’est-ce qu’être AméricAine ?

Sally Mann. R. Kim Rushing

Qu’est-ce qu’une terre natale ? Ces questions sont au cœur de l’œuvre de Sally Mann, qui expose jusqu’au 22 septembre au Jeu de paume, à Paris. Lectrice assidue de William Faulkner, cette native de Lexington, en Virginie, aime passionnément ce Sud où elle est née, en 1951, et qu’elle ne s’est jamais résolue à quitter. Elle n’ignore pourtant rien de l’histoire bourbeuse auxquelles ses photographies viennent se frotter, cette mémoire de l’esclavage, ce racisme encore présent aujourd’hui – Charlottesville en Virginie ayant été le théâtre, il y a deux ans, d’un rassemblement suprémaciste qui a fait de nombreux blessés et un mort. « Le passé me hante depuis la nuit des temps », écrit Sally Mann en 2017, indiquant que, aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle a toujours eu « de la honte et un vague sentiment de responsabilité ». Ne pas se fier à la beauté élégiaque de ses paysages de carte postale aux tons mélancoliques bistre et sépia, saisis aux premières lueurs de l’aube ou du crépuscule. Derrière la végétation luxuriante, par-delà cette lumière voilée si propre au Sud, la photographe traque l’identité américaine, façonnée par la haine sur les champs de bataille de la guerre de Sécession, dont ne subsistent, pour tout témoin, que de magnifiques arbres centenaires. Elle va la chercher également sur les berges de la rivière Tallahatchie, pour raviver le souvenir d’Emmett Till, cet adolescent noir de 14 ans sauvagement assassiné en 1955 par deux Blancs. La ségrégation, elle la piste jusque dans sa vie intime, avec le personnage de Virginia Carter, surnommée Gee-Gee, sa

nounou noire aimante et adorée, prenant soudain la mesure de « tout ce qu’elle n’avait pas vu, pas connu, pas interrogé ». Jamais, enfant, elle n’a questionné le quotidien de cette femme dévouée, qui passa cinquante ans de sa vie au service de sa famille. De cette prise de conscience tardive résulte une série de clichés d’une rare tendresse, comme celui de 1991 où l’on voit sa fillette, elle aussi baptisée Virginia, endormie sur les genoux de sa tendre homonyme aux mains déformées par l’arthrite et le travail. Pour faire resurgir les fantômes du passé, Sally Mann use de procédés anciens, comme le collodion humide sur plaque de verre, dont les imperfections techniques épousent si bien les défaillances humaines, de même que la vieillesse et la maladie. C’est avec une autre série, Immediate Family, que Sally Mann a acquis une notoriété dont elle se serait bien passée. Six ans durant, de 1985 à 1991, elle a chroniqué les divertissements estivaux de ses trois têtes blondes lâchées nues dans la nature. La petite dernière, au ventre griffé et au visage maquillé, prend la pose sous les pétales rouges d’un jasmin trompette. Son frère, le nez en sang, joue à se faire peur. De leurs scènes de vie ordinaire percent une trouble insouciance et une sexualité latente qui feront scandale. L’Amérique pudibonde accuse Sally Mann d’exploiter sa progéniture, d’abandonner son rôle de mère. C’est ignorer la complexité de l’enfance derrière la prétendue innocence. Le scandale aura un effet : Sally Mann abandonnera peu à peu les portraits familiaux pour se concentrer sur les seuls paysages de sa terre natale. Des espaces obstinément muets. « Sally Mann. Mille et un passages », Jeu de paume, 1, place de la Concorde, Paris 8e. Jusqu’au 22 septembre. www.jeudepaume.org

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Sally Mann

Page de gauche : Bloody Nose (1991). Ci-dessus, The Alligator’s Approach (1988).

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Au début des années 2000, Sally Mann s’intéresse aux champs de bataille de la guerre de Sécession. Elle utilise un procédé photographique datant du xixe siècle qui laisse des traces sur les images.

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Sally Mann

Ci-dessus, Fredericksburg (Cedar Trees), Antietam (Starry Night). Ci-contre, Cold Harbor (Battle)

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Sally Mann

Page de gauche, The Two Virginias (1991). Virginia, la fille de Sally Mann, dort sur les genoux de Virginia Carter, son ancienne nourrice. Cette Afro-Américaine, petitefille d’esclaves a servi la famille Mann pendant des décennies. Ci-dessus, à gauche, Hephaestus (2008), une mise en scène de son mari, Larry. À droite, Jessie #25 (2004).

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imagine

4-7 octobre 2019

Opéra Bastille - Théâtre des Bouffes du Nord - Cinéma Beau Regard

Programme et inscription sur festival.lemonde.fr

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L’âge archi tendre

SouS l’influence d’auteurS pionnierS, le Secteur de l’édition jeuneSSe S’intéreSSe de pluS en pluS aux artS, notamment à l’architecture et au deSign. domaineS qui repréSentent un formidable terrain de jeu pour leS enfantS. par

Marie Godfrain —

photos

florent tanet

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vant d’écrire des livres

sur l’architecture, Didier Cornille était plutôt connu pour son activité de designer diplômé des Arts décoratifs de Paris. « Quand j’ai eu des enfants, j’ai voulu les intéresser à l’architecture, un sujet que l’on aborde souvent de manière trop sérieuse. Alors qu’un bâtiment est une aventure ! », confie-t-il. En 2012 est publié son premier ouvrage, Toutes les maisons sont dans la nature (Hélium), rapidement décliné (gratte-ciel, ponts). Deux ans plus tard, il signe Le Vaisseau de verre de Frank Gehry, sur la Fondation Louis Vuitton, puis La Ville, quoi de neuf ? l’an dernier, devenant l’auteur français de référence de cette nouvelle littérature jeunesse consacrée à l’architecture et au design, en pleine expansion. Cet automne sortira chez Père Castor Ma ville à construire, un livre-album qui propose aux enfants de positionner des stickers sur des fonds urbains. S’ils manquent d’inspiration, ils pourront toujours jeunesse

se plonger dans Habiter le monde (De La Martinière Jeunesse) ou Des architectures pas comme les autres (Palette…), qui recense les bâtiments les plus fous ; fondre sur 40 objets iconiques du design (bientôt chez Gallimard Jeunesse) ; dévorer le récit du séjour fondateur de l’architecte Charlotte Perriand au Japon, illustré par Charles Berbérian (Éditions du Chêne). Conçus dans des formats originaux – pop-up (10 chaises, Les Grandes Personnes), roman graphique, encyclopédie –, ces livres sont souvent imaginés par des designers ou des auteurs versés dans les arts appliqués, comme Max Ducos (Le Royaume de minuit, Jeu de piste à Volubilis, Sarbacane), qui a été élevé par un père architecte et une mère antiquaire. « Les illustrateurs sont sensibles à ces disciplines car, souvent, ils les ont étudiées », avance Damien Tornincasa, responsable de Ricochet-jeunes, un site web dédié à la littérature jeunesse francophone. Quant aux éditeurs, ce ne sont pas les mastodontes du secteur (eux préfèrent les histoires de sorcières et de dragons), mais des maisons indépendantes dirigées par des passionnés, dont Damien Tornincasa salue le mérite : « Parce qu’un dinosaure

sera toujours plus vendeur qu’une chaise, lancer un livre de design est une vraie prise de risque. » Comme toujours avec les succès commerciaux de produits pour enfants, l’explication vient d’abord des premiers consommateurs : les parents. Or les 30-40 ans sont très friands de design et d’architecture. « Ils sont demandeurs de ce type d’ouvrages initiatiques, car il n’existe pas d’éducation à ces disciplines à l’école primaire », estime Alexandra Midal, professeure à la Haute École d’art et de design de Genève. « Bien sûr, ils achètent d’abord ces ouvrages pour eux, mais, en se faisant plaisir, ils les transmettent à leurs enfants », renchérit Corinne Dacla, fondatrice de la librairie parisienne Les Enfants sur le toit. les plus jeunes demeurent par ailleurs très sensibles à leur environnement, qu’ils appréhendent de façon ludique. Qui ne s’est jamais amusé, enfant, à construire une cabane ? « Le design est un formidable terrain de jeu : les meubles du mouvement Memphis ou de Matali Crasset les placent face à des jouets géants », analyse Max Ducos. L’auteur-illustrateur cite aussi l’influence du jeu vidéo Minecraft, sorti en 2011, qui plonge les joueurs dans un monde composé de cubes représentant différents matériaux (terre, pierre, eau…) qu’il convient d’assembler dans un esprit proche des Lego. « Minecraft a permis à une génération de se prendre au jeu de la construction. Depuis, ils sont nombreux à vouloir devenir architectes. » Un succès qui devrait se confirmer lors de la prochaine édition du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil (du 27 novembre au 2 décembre).

Hélium, www.helium-editions.fr Père Castor, www.flammarion-jeunesse.fr Palette…, www.editionspalette.com Éditions du Chêne, www.editionsduchene.fr De La Martinière Jeunesse, www.editionsdelamartiniere.fr Gallimard Jeunesse, www.gallimard-jeunesse.fr Les Grandes Personnes, www.editionsdesgrandespersonnes.com Sarbacane, www.editions-sarbacane.com Ricochet-jeunes, www.ricochet-jeunes.org

Photos Florent Tanet pour M Le magazine du Monde — 24 août 2019

esprit des lieux

Petit scarabée. par

Fiona KhaliFa

posts et postures

#minime.

Les accros des réseaux sociaux ne cessent de mettre en scène Leur vie à coups de hashtags et de seLfies, Lançant La tendance (ou pas). cette semaine, Les cLones entrent en piste. par

Le 29 août 1966, les Beatles clôturent, à San Francisco, leur dernière tournée.

carine bizet —

illustration

aline zalKo

Les réseaux sociaux ont modifié Les rapports de L’humain à La reproduction.

le tee-shirt. Pour enfant, en coton, Stella McCartney, 60 €. www.stellamccartney.com

le bermuda. En jean, Finger in the Nose, 75 €. www.fingerinthenose.com

les basKets. En cuir, Superstar, Golden Goose Deluxe Brand, 160 €. fr.smallable.com

Shinko Music/Getty

le casque. Réducteur de bruit, Langley Earo, 39,99 €. www.fnac.com

Parents et enfants sont désormais mis en scène au fil de pages Instagram, où chaque mouvement intestinal est transformé en événement majeur. Une vraie banque d’images et de cas d’étude pour les psychiatres et psychologues, toutes écoles confondues. #minime (« minimoi », en VF) est un des hashtags familiaux les plus populaires et permet aux parents de présenter leur descendance comme un appendice photogénique de leur moi profond et pourtant si superficiel. Mais tous les #minime ne sont pas égaux devant l’objectif. Il y a le #minime ultra-infantilisé. L’enfant est alors décoré comme un œuf de Pâques et/ou un sapin de Noël. Les nœuds sur la tête sont quasi obligatoires dans ce cas précis, mais les couronnes de fleurs, turbans, bonnets à oreilles en tout genre sont aussi très prisés. Derrière cet emballage se cache une mère qui en fait aurait préféré un minichien type yorkshire, beaucoup moins susceptible de provoquer des vergetures et beaucoup plus facile à éduquer côté propreté. Et puis il ne faut pas négliger les génitrices que l’on a privées de poupées trop tôt. Résultat : elles se vengent sur leur #minime transformé en poupée Corolle, changée plusieurs fois par jour mais qui fait vraiment pipi.À l’inverse, le #minime peut s’habiller en « adulte ». Mini-costume comme papa pour les garçons, mini-robe panthère comme maman pour les filles. Entre stéréotypes et CV tout tracés, les gamins sont servis d’office. Les parents épris de coordination, eux, ont surtout tendance à confondre progéniture et sac à main. C’est machinal : le petit est surtout un nouvel accessoire et il doit absolument s’accorder au style de vie des parents. Il est d’ailleurs également assorti au canapé et aux rideaux. Enfin, il arrive parfois que

le #minime ne ressemble pas spécialement au parent qui l’accompagne. Le hashtag permet alors de revendiquer la paternité ou la maternité de la petite personne. Celle-ci tient alors le rôle du gâteau ou du vase en poterie. Ambiance «c’est moi qui l’ai fait». Quoique, dans le cas de l’enfant, le travail est physique mais pas forcément manuel, et il est interdit de jeter les «brouillons». Dans tous les cas, on ne saurait trop conseiller aux enfants, si Instagram existe encore quand ils auront l’âge de se servir d’un smartphone, de garder précieusement tous ces clichés. Cela leur fera un très bon dossier pour faire culpabiliser les parents.

librement inspiré

Dragée haute.

vu sur le net

Arômes antiques.

par

isabelle dupont

En 2005, Tim Burton réalise la deuxième adaptation au cinéma du roman de l’écrivain britannique Roald Dahl, Charlie et la chocolaterie. Le personnage inquiétant du maître des lieux Willy Wonka, interprété par Johnny Depp, tout comme l’exubérance des décors marquent l’imaginaire de Cécile Guenat, directrice artistique de l’horloger Richard Mille, réputé pour ses innovations en termes de matériaux et de technologies. En joaillerie, où elle a fait ses armes, le choix des thèmes est vaste. Pourquoi ne pas s’autoriser autant de créativité en horlogerie? Séduite par les jardins en sucre de la chocolaterie et les costumes acidulés des ouvriers pygmées oompas-loompas, elle décide de réaliser une collection inspirée des bonbons, dont le modèle Cerise rassemble «les formes les plus drôles», estime-t-elle. Glace torsadée, sucettes spirales, langues acidulées, quartiers de citron et d’orange, boules de gomme : chaque confiserie y est peinte à l’acrylique et laquée à la main, l’effet cristaux

Pages : 384 — Poids : 1,1 kg Dimensions : 19 x 19 cm Palette graphique :

de sucre étant obtenu par de l’émail broyé associé à du sable fin. Le mouvement, que l’on devine sous les sucreries, symbolise le costume noir de Willy Wonka. «Les ateliers des métiers d’art se sont montrés très réceptifs», raconte Cécile Guenat. Car la proximité entre l’horlogerie et les sucreries est plus naturelle qu’il n’y paraît : tel type de couronnes (remontoirs) évoque un cupcake, tel autre un cornet glacé. Sans parler de la céramique rose, d’aspect meringué, et de certains composants au fini noir comme la réglisse. «J’ai mangé beaucoup de bonbons et fait autant de dessins», s’amuse la créatrice. La collection Bonbon compte dix modèles, tous équipés de mouvement maison squeletté à remontage automatique. RM 37-01 Automatic Cerise, boîtier : 34,40 × 52,65 × 13,08 mm, fond de boîtier en quartz TPT pourpre. Édition limitée de 30 pièces. Prix sur demande. www.richardmille.com

lecture de salon

Pans d’Afrique. Écailles de tortue, morceaux de sucre, crépuscules d’été : les créateurs de motifs wax puisent leur inspiration partout. Dans Wax, 500 tissus, l’anthropologue Anne Grosfilley retrace l’histoire de ce tissu à travers une galerie de photos pleine page d’imprimés rangés par période. On y apprend qu’au xixe siècle ces dessins exprimaient l’idée fantasmée que l’Europe se faisait des colonies africaines. Une « tradition inventée » dont l’exotisme plaît aux élites occidentales, au point que le wax se retrouve au cœur d’une « bataille technologique » entre les compagnies qui en produisent. L’Afrique finit par se le réapproprier, pour en faire un étendard de son métissage culturel… Une épopée stylistique qui raconte ce continent sous un nouvel angle. N. Lq Wax. 500 tissus, d’Anne Grosfilley, Éd. de La Martinière, 25 €.

Dans le cadre de l’exposition « The Countless Aspects of Beauty », présentée jusqu’au 31 décembre, le Musée national d’archéologie d’Athènes a demandé à la marque grecque Korres de recréer un parfum antique. Des écrits sur tablettes en terre cuite de l’époque mycénienne, ainsi que les récits du botaniste Théophraste et du pharmacien Dioskourides ont permis de retrouver les ingrédients et méthodes de fabrication utilisés à l’époque. Pour développer ce jus hors du commun, du cyperus (une plante aquatique) de l’île d’Amorgos, de la coriandre, de la sauge et des pétales de rose ont macéré dans du vin du Péloponnèse, avant d’être mixés à de l’huile d’olive de Crète. L’ensemble a ensuite été filtré. Une version « portable » du parfum est disponible à la vente sur Internet, en édition limitée. C.Dh. Eau de toilette Rose d’Aphrodite, Korres, 59 € les 50 ml. www.korres.fr Prod DB/Warner Bros. Philippe Louzon. Korres. M Le magazine du Monde

L’ADAPTATIOn DE “ChArLIE ET LA ChOCOLATErIE” PAr TIM BUrTOn A nOUrrI LA CrÉATIvITÉ DE L’hOrLOGEr rIChArD MILLE.

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fétiche

Bureau d’étude. Comme le pichet Ricard ou l’horloge en Formica, le bureau d’écolier est un incontournable des brocantes et une madeleine de Proust pour des générations d’élèves. Produit à des millions d’exemplaires depuis les années 1960, cet archétype fabriqué par la société Mullca a équipé les écoles primaires jusqu’aux années 1990. Depuis peu, la jeune entreprise Label Édition le ressuscite en conservant ses détails : porte-cartable, réglette pour stylo, encrier et casier. Encore confidentielle, la collection, fabriquée en France, va bénéficier d’un coup de projecteur grâce aux teintes exclusives développées avec la marque Habitat. Un retour en force dans la mémoire collective. M.Go. Chaise 510 (145 €) et bureau alban (285 €), label Édition × habitat. www.habitat.fr

24 août 2019 — Photo François Coquerel pour M Le magazine du Monde. Stylisme Fiona Khalifa

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variations

Paires de famille.

S’il est un phénomène qui perdure, c’est bien celui du clone, quand parents et enfants sont habillés de la même façon. Ainsi sont nées des déclinaisons en petite taille de collections adultes. Plusieurs marques ont proposé leur ligne en version réduite : Armani et Mango en 2013, Givenchy en 2017, Ralph Lauren en 2018 et H & M cette année. Des chausseurs, comme Adidas, Converse, Repetto ou encore K.Jacques, ont aussi miniaturisé leurs modèles emblématiques. De quoi parfaire l’effet miroir. F.Kh. de haut en bas, baskets Gazelle, 54,95 €, adidas OriGinals. zalandO.fr baskets ChuCk taylOr all star hi, 85 €, COnverse. sarenza.COm spartiates hOmère, 133 €, k.JaCques. www.kJaCques.fr ballerines ella, 165 €, repettO. www.repettO.fr

Photo François Coquerel pour M Le magazine du Monde. Stylisme Fiona Khalifa — 24 août 2019

objet trouvé

Le nid en vétiver. La designer stefania di PetriLLo a déniché Pour “M” des objets du quotidien à La beauté cachée. cette seMaine, un Panier rafraîchissant.

Jonathan Frantini pour M Le magazine du Monde. Jojo Factory. Arno Lam

Le vétiver est une plante grasse ressemblant à une herbe sauvage, dont les racines se développent jusqu’à 4 mètres de profondeur, faisant de cette espèce une excellente alliée pour prévenir l’érosion et lutter contre les glissements de terrain. De la plante elle-même, on extrait une huile essentielle très recherchée par les parfumeurs pour sa fragrance boisée, terreuse et douce. Elle est aussi beaucoup utilisée pour ses

propriétés purifiantes, antiseptiques et anti-inflammatoires. Depuis des siècles, les Africaines font sécher les longs filaments des racines, qu’elles tressent ensuite pour créer de petits paniers à placer dans la maison. Le parfum du vétiver étant un excellent répulsif pour les insectes, il suffira d’humidifier le nid pour le raviver. Entreposé dans l’entrée, ce nid peut aussi constituer un élégant vide-poches.

nom : nid tressé en vétiver année de création : existe depuis des siècles en Afrique et en Inde Matériau : racine de vétiver origine : Inde, mais la plante s’est développée dans les régions tropicales Prix : 15 € empreinte carbone : la racine de vétiver est naturelle et résiste au temps. www.kabambi.com

tête chercheuse

Cheffe de classe. en quête d’un sac pour son fils, la styliste Vanessa naudin regrettait de n’avoir le choix qu’entre les modèles classiques et coûteux des marques enfantines et des sacs à l’effigie des héros de dessins animés. La trentenaire parisienne travaille en parallèle avec son mari florian denicourt, lui-même à la tête d’une marque de maroquinerie. en janvier 2018, ils décident de lancer jojo factory, une ligne de sacs en toile pour enfant avec des imprimés graphiques. un an plus tard, ils fournissent quelque 90 points de vente, et ont même ouvert une boutique à Paris. cette rentrée, jojo factory lance également une nouvelle collection unie, dont des sacs à dos bordeaux ou vert sapin estampillés school bag pour séduire les plus grands… et leurs parents. V.Ch. Sac à dos à partir de 36 €. jojofactory.com

Ci-Contre, pull en laine, The Row. Chemise en Coton, Polo RalPh lauRen. pantalon en velours Côtelé, CaRhaRTT. Foulard en Cuir, Chanel. Chaussettes en laine, Falke. sandales en Cuir, ChuRCh’s. page de droite, veste et pull en laine, Chemise en Coton, jeans, Celine PaR hedi slimane.

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Sonate d’automne.

un peu de tenues

Vol. 1

Velours côtelés, laine Vierge, tons sourds… les classiques bourgeois s’encanaillent aVec du tartan punk, des coupes eighties et des logos armoiries. photos

THEO WENNER —

stylisme

MELANIE WARD

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

60

Ci-dessus, de gauChe à droite, pull en laine et pantalon en Coton, Forte_ Forte. robe en soie brodée, Ceinture et bottes en Cuir, Louis Vuitton. top à Col éCharpe en Coton, PriscaVera. pantalon en Cuir, Maje. Chaussettes en Coton, FaLke. esCarpins en Cuir, careL. Chemise en laine,

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

aMi. pantalon en velours Côtelé, todd snyder. Colliers en métal doré, chaneL. Chemise et pantalon en soie, LeMaire. Chaussettes en Coton, Bruno PiatteLLi. sandales en Cuir, church’s. blazer en laine, Proenza schouLer. top en Coton, acne studios. pantalon en laine, Maison kitsuné. derbys en Cuir effet

serpent, GaBrieLa hearst. blouse en soie, BaLenciaGa. Jeans, re/done. Chaussettes en laine, PoLo raLPh Lauren. moCassins en Cuir, a.P.c. blouson en soie, pantalon en laine et boots en Cuir, dior hoMMe.

page de droite, à gauChe, Chemise en denim, chiMaLa. pantalon en velours Côtelé, WhistLes. moCassins en Cuir, a.P.c. à droite, Chemise en Coton, kuLe. Jeans, re/done. Collier moon en or Jaune, soPhie Buhai. Ceinture en lézard, Pat areias. Chaussettes en laine, PoLo raLPh Lauren. derbys en Cuir, a.P.c.

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Page de gauche, chemise, Pantalon et chaPeau en coton, The AcAdemy new york. derbys en cuir effet serPent, GAbrielA heArsT. ci-dessus, à gauche, Pull en laine, chAnel. Jeans, isAbel mArAnT. à droite, Polo en coton, ply-kniTs. Jeans, sAndro.

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

Ci-dessus, à gauChe, pull en laine, pantalon en velours et Chaussettes en laine, SymondS Pearmain. derbys en Cuir façon serpent, Gabriela HearSt. à droite, Chemisier en soie et pantalon en laine, CHriStian dior. Ceinture en lézard, Pat areiaS. Chaussettes en Coton, Falke. moCassins en Cuir, a.P.C. page de droite, veste en laine, pull en CaChemire, Chemise en Coton, Celine Par Hedi Slimane.

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24 août 2019 — M Le magazine du Monde

Ci-dessus, Chemise en soie, Basic Rights. Pantalon en velours Côtelé, N o.6 stoRe. Ceinture en lézard, Pat aReias. derbys en Cuir effet serPent, gaBRiela heaRst. Page de droite, Pull sans manChes en laine et Pantalon en Cuir, Polo RalPh lauReN. Chemise en Coton, FigaRet PaRis. Ceinture en Cuir, MaxiMuM heNRy. Chaussettes en Coton, Falke. esCarPins en Cuir, Reike NeN.

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mannequins : niKKi @FORD mODeLs, KaiLa eT TOni @THe sOCieTY, anna @miDLanD aGenCY, RaCHeL CHanDLeR @ miDLanD CasTinG — assisTanTs pHOTOGRapHe : DaVe sWeeneY eT eRiC ZHanG — assisTanTs sTYLisTe : Diana DOuGLas, eRiCa BOisauBin eT miCHaeL aLeXanDeR WHiTe — COiFFuRe : esTHeR LanGHam, assisTée De GaBe JenKins — maquiLLaGe : aaROn De meY, assisTé De TaYLeR TReaDWeLL — sCénOGRapHie : ian saLTeR — pRODuCTiOn : paTRiCK Van maanen @mOXie pRODuCTiOns

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

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circuit court

Seattle, techno parade.

les “big four” de seattle – microsoft, amazon, boeing, starbucks – assurent le dynamisme de la plus grande ville du nord-ouest des États-unis. et marquent de leur empreinte l’urbanisme et la culture locale. par

1 – bulles tropicales aux amazon spheres

Ville pionnière fondée dans les années 1850 et nommée d’après le chef indien Seathl, dont la statue trône dans le centre-ville, Seattle a toujours aimanté les rêves des entrepreneurs. Industrie du bois, ruée vers l’or, pêcheries et chantiers navals, essor de l’aviation sous l’impulsion de la famille Boeing, miracle de l’informatique incarné par les fondateurs de Microsoft, Bill Gates et Paul Allen, la ville se réinvente au gré des évolutions technologiques et des cycles

Julien Thèves —

photos

Jenny Riffle

économiques. Depuis les années 2000, c’est aussi la ville d’Amazon, dont le siège social occupe… 41 immeubles downtown . L’entreprise de commerce électronique imaginée par Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, dispose d’un étendard bien visible au cœur de la métropole. Inaugurées en 2018, The Spheres ressemblent à d’énormes bulles de chewing-gum surgies du sol ou bien aux yeux multifacettes de quelque insecte géant. Toutes de verre et d’acier, ces serres gigantesques renferment près de 40 000 plantes

sur quatre niveaux. Un ficus de 17 mètres de haut y a été transplanté depuis sa Californie natale. Durant les jours ouvrés, les « amazoniens » (employés d’Amazon) postés dans l’un ou l’autre des gratte-ciel adjacents s’y retrouvent pour déjeuner ou se détendre dans la moiteur tropicale. Deux samedis par mois, les sphères sont ouvertes aux visiteurs, qui s’y pressent en nombre. Les Spheres se visitent le premier et le troisième samedi du mois, de 10 heures à 18 heures. Sur réservation uniquement. 2101 Seventh Avenue. www.seattlespheres.com

69 2 – CoCktail visionnaire au M Bar

Dans le quartier de South Lake Union, à quelques blocs de l’hyper-centre, les bureaux vitrés des entreprises de technologie ont remplacé les immeubles industriels. En fin de journée, quand les food trucks ont baissé leur rideau, les employés de la tech se replient sur cette terrasse pour grignoter et boire un verre, en profitant du coucher de soleil. Et de la vue : on y embrasse du regard l’emblème de la ville, la Space Needle, haute de 184 mètres, et le lac Union, où William Boeing fit voler son premier hydravion. De 16 heures à 22 heures (23 heures le week-end), happy hour jusqu’à 18 heures. Bières à 6 €, cocktails à 14 € et plats à partir de 15 €. 400 Fairview Avenue North, au dernier étage. www.mbarseattle.com 3 – vol géant aveC le Boeing tour

2 Y ALLER

En avion : A/R Paris-Seattle via Reykjavik, avec Icelandair, à partir de 732 € (possibilité de faire étape à Reykjavik). www.icelandair.com Y DORMIR

En plein centre de Seattle, à deux pas du front de mer, le Loews Hotel 1000 dispose de fonctionnalités high-tech, comme ce détecteur de chaleur qui informe le personnel de ménage de votre éventuelle présence dans la chambre. À partir de 260 €, sans le petit déjeuner. 1000 First Avenue. www.loewshotels.com/ hotel-1000-seattle

3

La « plus grande usine du monde » n’est qu’à une demi-heure de Seattle. On y assemble, en quelques jours à peine, les Boeing 747 Cargo, 787 et « triple 7 » qui s’élanceront bientôt de l’aéroport attenant. La visite du site se fait en groupe, sous la houlette d’un employé enthousiaste. Comme il faut laisser ses effets personnels au vestiaire, on ne peut pas prendre de photos. Pour les souvenirs, il faut se rabattre sur la boutique à la fin du parcours. Tous les jours de 8 heures à 19 heures. Accès en voiture. 8415 Paine Field Blvd, Mukiteo (Washington). 22 € l’entrée plein tarif. www.futureofflight.org L’agence Show Me Seattle peut aussi venir vous chercher en ville : www.showmeseattle.com/tour/boeing-tours 4 – arChéologie geek au living CoMputers

4

Ce lieu étonnant, voulu par le cofondateur de Microsoft Paul Allen, fait de l’ordinateur un objet de musée, dont on suit l’évolution comme dans une galerie d’histoire naturelle. Les premiers appareils sont tellement volumineux et bruyants que c’en est presque amusant. De rarissimes Apple I, testés en 1976 dans le garage de Steve Jobs, sont aussi exposés. On déambule entre les claviers et les consoles vintage, pour se rappeler que nos écrans familiers sont le fruit de toute une histoire. Du mardi au dimanche de 10 heures à 18 heures. 2245 First Avenue South. 20 € l’entrée plein tarif (16 € sur Internet). www.livingcomputers.org 5 – Balade rétrofuturiste au seattle Monorail

L’Exposition universelle de 1962 avait pour thème «l’homme à l’ère spatiale». Elle devait propulser Seattle vers le futur. La Space Needle et le monorail datent de cette époque. Posé au-dessus du trafic, le train aux allures de manège nous embarque pour un voyage dans le temps d’à peine deux minutes. Rien ne semble avoir changé depuis les années 1960, des banquettes en Skaï au décor chromé de la carlingue. Tous les jours, de 7 h 30 à 21 heures (à partir de 8 h 30 le week-end, et jusqu’à 23 heures les vendredi et samedi). Départ toutes les 10 minutes depuis le centre-ville (à l’angle de 5th Avenue et de Pine Street) ou depuis la Space Needle. 2 € l’aller simple. www.seattlemonorail.com 5

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

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ligne de mire

Arc de triomphe. jean-michel tixier

Illustration Jean-Michel Tixier/Talkie Walkie pour M Le magazine du Monde

par

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

COMME SI VOUS

(Y)

ÉTIEZ

Acide à miner. PAR

MARIE ALINE

VOUS ÊTES CET HOMME AU REGARD NEUTRE ET AU VERBE BIEN PLACÉ.

Chinaski. Marie Aline

Lorsque vous arrivez dans un endroit, votre bonjour ne trompe personne. Vous êtes un territoire à conquérir. Les restaurants, vous les connaissez bien. Plus vous mangez, plus vous êtes exigeant. Avec vous, rien n’est jamais acquis. Un pied dans Chinaski, et vous êtes déjà déçu, vous préférez dîner dehors. Dedans, cela ressemble trop à un compte Instagram. Tables en bois déglingué collé sur du contreplaqué, chaises design métal et bois, vaisselle de Malo, céramiste en vogue, couteaux Pallares Solsona (manche en bois, lame en acier oxydable), cuisine ouverte et luminaires minimalistes si peu éclairants que la salle est sombre alors que l’été bat son plein. La terrasse n’est pas des plus joyeuses, mais c’est déjà mieux. Entre un échafaudage

et un bar à shots, Chinaski est bien ancré dans ce quartier folklo-touristique qu’est la rue Mouffetard, dans le 5e arrondissement de Paris. Comme votre invitée l’aura compris, vous n’êtes pas ravi. Mais la carte est aussi prometteuse que l’équipe. Tous anciens du célébré Dersou, ils se sont affranchis du chef Taku Sekine pour monter cette adresse au nom inspiré du réalisme sale (dirty realism), un mouvement littéraire né aux États-Unis dans les années 1970-1980. Chinaski, pseudonyme et alter ego fictionnel du romancier Charles Bukowski, est ici le lieu d’expression de Jean-Adrien Buniazet, chef cuisinier passé par Dersou, donc, mais aussi par Darroze et Le Meurice. Vous en attendez du bon, même si vous êtes d’un naturel pessimiste. Un verre de vin blanc vous met en jambes. Le gaspacho

de tomate souhaite la bienvenue à votre palais avant que le ceviche de chinchard ne commence à jouer sa partition. Poisson bleu par excellence, vous appréciez sa finesse. Malheureusement, il nage dans trop de jus d’orange. L’acidité de l’agrume, dont ça n’est plus la saison, tue la délicatesse de la chair marine. Les myrtilles et les patates douces sont, elles aussi, noyées. Seul l’oignon rouge garde la tête hors de cet univers caustique (1). Cela vous permet de reprendre pied avant que le lieu jaune ne tente de vous convaincre. De l’autre côté de la table, le cochon du Tarn, aubergine, shiso, ricotta, est assez classique, pour ne pas dire sans surprise. Le lieu jaune, lui, est d’un nacré qui lui va à ravir. La cuisson est parfaite. Vous auriez préféré le manger nu. Car le « riz sauvage, chou kale et ail nouveau » cultive lui aussi une acidité déplacée. Le cuisinier en avait parlé à la table d’à côté, disant qu’il aimait jouer sur cette saveur espiègle. Vous pensez par-devers vous que jouer requiert une subtilité absente de cette assiette. Vous sentez déjà que la

digestion va être compliquée. Heureusement, les desserts vous rattrapent au vol. Chocolat sur chocolat avec un peu de framboise et de noisettes (2). Et chez votre invitée, un tres leches, gâteau très gourmand venu d’Amérique latine, imbibé de whisky, servi avec des kiwis marinés dans de la menthe pour un peu de fraîcheur. Pourquoi pas. Vous repartez, le regard toujours aussi neutre, mais le verbe bien caché. Il ne sert à rien d’être mal aimable.

1

2

CHINASKI

46, rue Daubenton, Paris 5e. Ouvert du mercredi au dimanche. En continu à partir de 9 heures pour un café et des snacks, de 19 h 30 à 22 h 30 pour dîner. Tél. : 01 73 74 74 06. www.chinaskiparis.com

L’ADDITION

DÉLIT D ’INITIÉS

LES INCONTOURNABLES

LES BÉMOLS

LA SENTENCE

Menu dîner à 35 €.

La carte des vins vaut le détour, venir boire de bonnes bouteilles en journée en grignotant les pitas maison.

Le gâteau tres leches et le bourgogne aligoté Allez goûtons de chez Derain.

Le ceviche de poisson bleu et le cochon du Tarn.

Chinaski a tout pour lui (casting, CV, décor, presse…), peut-être trop. L’équipe, sincère, gagnerait à remettre en question son travail au quotidien.

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les pêches pochées d’alain milliat Pour 4 personnes

une affaire de goût

Étoile du verger. je vis toujours dAns lA ferMe où j’Ai pAssé Mon

à Orliénas, au sud de Lyon : toute l’histoire de ma famille est ici. Mes parents, grands-parents et arrièregrands-parents étaient agriculteurs, notre ferme familiale a été plantée d’arbres fruitiers dès les années 1940. La région des coteaux lyonnais était, à l’époque, très riche en production de primeurs, j’ai grandi au milieu des pêchers, poiriers, cerisiers, fraisiers… J’étais de nature assez contemplative, proche des éléments. L’année de ma naissance, en 1965, mon père a planté des pommiers à foison. Cela a permis de faire vivre la ferme pendant une bonne vingtaine d’années. Nous produisions notamment une pomme golden très savoureuse, avec un profil aromatique qui plaisait beaucoup aux pâtissiers. Mon père pratiquait la polyculture et avait aussi un élevage de moutons. J’ai toujours adoré les animaux. À quinze ans, je suis parti faire un stage dans un élevage de chèvres. On y confectionnait des fromages, à commencer par les faisselles fraîches et légèrement salines – le premier stade de la transformation. J’en raffolais. Je me suis beaucoup plu à faire ça. Je trouve cela très apaisant de s’occuper d’animaux,

enfAnce,

AlAin MilliAt A longteMps souhAité élever des Moutons et des chèvres. il est devenu producteur de jus de fruits hAut de gAMMe. son dessert fAvori, siMple et de sAison, Mêle ses deux pAssions. par

camille labro —

il y a des cycles, des gestations, des naissances. À dix-huit ans, je suis revenu aider mon père sur notre exploitation, et j’ai peu à peu repris la ferme. J’ai installé de nouvelles parcelles de vergers, mais je préférais travailler avec les moutons. J’aurais bien aimé devenir éleveur, mais finalement, le cœur brisé, j’ai dû me séparer de nos bêtes, car nous n’avions pas assez de pâturages pour que cela soit économiquement viable. dAns les Années 1990, lA filière

par la mondialisation, les zones de production changeaient et j’ai décidé de prendre une tangente, en me spécialisant dans les jus. J’ai fait mes premiers essais avec les fruits de nos vergers, en passant par un sous-traitant pour la fabrication. Il y avait six parfums : pomme reinette, abricot Bergeron, pêche de vigne, pomme-coing, poire d’été williams et poire d’automne passe-crassane. J’ai envoyé des échantillons à soixante adresses

« fruits frAis » A été rAttrApée

photos

julie balagué

piochées au hasard dans le guide Relais & Châteaux. Cinquante-cinq sommeliers ont répondu positivement… Et c’est ainsi que l’aventure de mes jus « de dégustation » a démarré. Aujourd’hui, les fruits ne proviennent plus de mes vergers, la production est trop importante, et je me suis rendu compte que ce n’est pas parce qu’on cultive soimême que la qualité est meilleure : je préfère sourcer les bonnes variétés au bon moment de maturité. Je suis toujours en quête du meilleur fruit de saison, la pomme juteuse, le raisin fin, la poire aromatique. En été, j’adore particulièrement les pêches de vigne et les brugnons bien mûrs. J’en fais un dessert très simple : le fruit juste poché, infusé d’un peu d’épices pour la note exotique, une faisselle de chèvre toute fraîche (ma passion de toujours) et quelques cristaux de sel qui relèvent tous les arômes. www.alain-milliat.com

6 belles pêches, brugnons, ou pêches de vigne, très aromatiques et bien mûrs Le jus d’un demi-citron 15 g de mélange Grog des îles d’Épices Roellinger ou, à défaut, un mélange de vanille, gingembre, muscade, cannelle, clou de girofle (dans un sachet) 1 faisselle de chèvre, très fraîche et conservée bien au froid Fleur de sel (ou autre sel en cristaux)

i Ouvrir les pêches en deux, les peler, retirer le noyau et les couper en segments (six à huit selon la grosseur des pêches). Disposer les morceaux dans un faitout, ajouter 20 cl d’eau. Porter à frémissement, ajouter le jus de citron et le sachet d’épices. ii Poursuivre la cuisson doucement, en remuant délicatement pour ne pas abîmer les fruits. Laisser cuire sur feu très doux pendant 5 à 10 minutes, jusqu’à ce que les arômes soient bien diffusés et les pêches entièrement cuites et très moelleuses. Les prélever à l’écumoire et réserver à température ambiante. iii Dans des bols, disposer environ 80 g de faisselle bien froide, garnir avec les pêches compotées tièdes. Saupoudrer de fleur de sel et d’une pincée d’épices fraîches. Déguster aussitôt.

produit intérieur brut

La reinedes-prés. par

camille labro

illustration

Patrick Pleutin

C’est l’une de ces plantes sauvages, belles et discrètes, que le promeneur non averti pourrait aisément manquer. Pourtant, aux yeux des botanistes comme à ceux des cuisiniers modernes, la reinedes-prés, vivace au port altier, est précieuse. Reconnaissable à ses petites fleurs blanc-jaune mousseuses au parfum d’amande miellée, à sa tige rougeâtre, à son feuillage en folioles dentées et à ses fruits enroulés en hélice, la Filipendula ulmaria, que l’on appelle aussi fausse spirée, barbe de bouc ou herbe aux abeilles, recèle de formidables vertus. On lui attribue de multiples propriétés médicinales : antalgique, anti-inflammatoire, anticoagulante. Cette véritable « aspirine végétale » contient de l’acide salicylique, soit le principe actif du célèbre médicament dont elle est l’ancêtre naturel. Elle est aussi riche en antioxydants naturels, vitamine C, fer et soufre. Tonique, diurétique, cicatrisante, elle améliore la digestion, réduit les rhumatismes ou encore la cellulite. Les sommités fleuries se récoltent en été, mais il faut les sécher pour qu’elles accumulent tous leurs pouvoirs. Le jardinier

où en trouver Dans les prairies et zones humides, sur les berges des rivières…

où en goûter Alan Geaam, 19, rue Lauriston, Paris 6e. Délice des sens, 12, boulevard des Brotteaux, Lyon 6e.

gastronome Éric Lenoir aime en voir fleurir, car sa prolifération indique la bonne santé des milieux naturels. Il l’utilise surtout comme une épice : séchée et maturée une année, elle rappelle le mélange cinq épices et assaisonne à merveille viandes blanches, salades de lentilles, pois chiches ou taboulés. On la

consomme aussi en décoction, en sirop, en bouillon, en sorbet ou bien frites en beignets, comme l’acacia. Au restaurant Alan Geaam, la reine-des-prés infuse un caillé de brebis glacé, framboise et marjolaine. À la pâtisserie lyonnaise Délice des sens, elle se pavane en ganache sur un chou abricot-passion.

union libre

Bonne pêche. COumE DEL mAs, AbyssEs, COLLIOuRE, ROuGE, 2017

DOmAInE D’ICI LÀ, En mEssIEuRs, buGEy, GAmAy, 2018

Ce n’est pas parce que le merlan frit est un plat de poisson qu’il ne peut pas se marier avec un rouge. Au contraire, il a tant de caractère qu’un vin profond et droit lui va bien. Ce jeune collioure a la fringance qu’il faut. Une alliance étonnante, qui tranche.

Premier millésime d’une jeune vigneronne installée entre Rhône et montagnes abruptes, ce bugey, vivant, précis, léger et bien assis, s’allie harmonieusement avec les produits de la mer. Le merlan révèle davantage son côté gourmand et spontané. L.G.

29 €. Tél. : 04-68-88-37-03.

14 €. Tél. : 06-70-39-32-28.

Pages réalisées par Chloé Aeberhardt, Vicky Chahine et Fiona Khalifa. Et aussi Marie Aline, Carine Bizet, Claire Dhouailly, Stefania Di Petrillo, Isabelle Dupont, Laure Gasparotto, Marie Godfrain, Camille Labro, Noémie Leclercq et Jean-Michel Tixier. 24 août 2019 — Illustration Broll & Prascida pour M Le magazine du Monde

Raphael Saadiq, le 16 juillet, à Paris.

75

Le gospel et le blues sont le terreau sur lequel poussent ses chansons. À 53 ans, le chanteur, bassiste et guitariste américain, producteur et collaborateur de nombreux artistes de premier plan,

Raphael Saadiq

sort son sixième album, “Jimmy Lee”. Et renoue avec sa jeunesse, cernée par la drogue, la violence et le racisme de son pays. Par Clémentine Goldszal — Photos Cédric Viollet

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

Il est le traIt d’unIon entre MarvIn Gaye et

les Four Tops et Rihanna. À 53 ans, avec six albums studio, dont le nouveau, Jimmy Lee, sort ces jours-ci, Raphael Saadiq a l’aura d’un patriarche de la musique noire américaine, de l’un de ses connaisseurs affûtés, et le bagage de ceux qui l’ont sentie évoluer. Il a vu naître le hip-hop dans les années 1980, ressusciter la soul dans les années 1990 et a pu constater en quoi le rap est devenu la pop des années 2000. Mieux : il a vécu toutes ces mutations, avec sa carrière de producteur, notamment. Membre d’un groupe de gospel au sortir de l’adolescence, puis proche des pionniers A Tribe Called Quest, il a collaboré avec Mary J. Blige, Whitney Houston, Lionel Richie, Erykah Badu, Jill Scott et John Legend. En 2016, il produit l’album A Seat at the Table pour Solange Knowles et co– écrit la bande originale de la série d’Issa Rae, Insecure. Si Raphael Saadiq, de son vrai nom Charles Ray Wiggins, n’a jamais atteint le succès de masse de ceux qu’il a pu côtoyer, il est resté, au fil des ans, fidèle à sa ligne, un esprit vintage jamais poussiéreux, ce qui lui vaut le respect de ses pairs et la fidélité du public. Pour autant, sur Jimmy Lee, la nostalgie sixties de ses deux précédents albums, The Way I See It (2008) et Stone Rollin’ (2011), laisse place à un son qui lorgne plus les derniers disques de Michael Jackson, les années 2000 de Prince ou les inspirations funk de Daft Punk que les mélodies accrocheuses de la Motown ou de Chess. La voix se passe de l’omniprésent autotune, qui défigure le hip-hop contemporain. Dans ses albums, Saadiq sait chanter et ses productions ne se sont jamais vraiment embarrassées de l’air du temps. Aujourd’hui, il a encore l’air d’un jeune homme et, s’il manie avec plus d’agilité la basse et la guitare que l’art de l’interview, il en dit cependant assez pour laisser deviner une rude crise de la cinquantaine. « Ces dernières années, confie-t-il, j’ai traversé une période assez sombre. Mon père est mort il y a trois ans, j’ai été trahi par mon manageur et ai découvert qu’il avait été aidé par des amis à moi… Tout cela m’a forcé à penser au passé, à ma jeunesse. » Pendant cette période de doute, un ami d’enfance lui lance : « Ton addiction à toi, c’était la basse. » « Il a raison, ajoute Saadiq, nous sommes tous dépendants à notre manière. » Dans les années 1970 et 1980, à Oakland, ville à l’est de San Francisco où se côtoient une vibrante et tumultueuse communauté africaineaméricaine, des émigrés mexicains et des hippies sur le retour, Saadiq grandit entre le son des tubes du moment, qui s’échappent des sonos des voitures des caïds du quartier, et les airs de gospel, qu’il entend le dimanche matin à l’église baptiste fréquentée par sa mère. Il n’a pas 10 ans quand l’un de ses frères aînés, guitariste, lui met une basse entre les mains et lui apprend à jouer You Got The Love, le tube disco-funk de Chaka Khan. À la maison, l’un de ses oncles, révérend dans une église baptiste d’East Oakland, l’engage dans son quartette KendrIcK laMar,

Derrière le style tiré à quatre épingles de Raphael Saadiq, son sourire un peu mécanique et ses indéboulonnables lunettes de vue, se devine un instinct de survie exceptionnel. gospel. « Il est né et a grandi en Louisiane, dit de lui Raphael Saadiq. Tout en lui évoque ce son du sud des États-Unis. Il y a quelques mois, alors que je travaillais déjà sur l’album, il est venu me trouver. J’ai enregistré avec lui une chanson de gospel typique. Je l’ai laissé chanter et je me suis contenté de faire les chœurs. » Le gospel et le blues sont les cellules souches à partir desquelles grandissent toutes les chansons de Saadiq. « Quand mon album Stone Rollin’ est sorti, en 2011, explique-t-il, tout le monde me demandait si j’aimais les Rolling Stones… » La réponse est oui (Saadiq a d’ailleurs collaboré avec Mick Jagger, en 2011, pour une reprise, sur la scène des Grammy Awards, d’Everybody Needs Somebody to Love, de Solomon Burke). « Mais, à travers les Stones, je voulais rendre hommage à Muddy Waters, dit-il, dont l’un des premiers succès s’intitulait Rollin’ Stone.

77

Dans son nouvel album, Raphael Saadiq trouve un son plus proche des derniers albums de Prince ou de Michael Jackson que de la nostalgie sixties de ses précédents disques.

[C’est d’ailleurs pour lui rendre hommage que le groupe britannique a choisi son nom.] Les Anglais ont fait énormément pour la musique et la culture noires. En intitulant mon album ainsi, je voulais saluer cette tradition à ma manière. » Huit ans plus tard, en se retournant sur son histoire personnelle, c’est à un problème de société plus vaste que le musicien a décidé de s’attaquer : la drogue dans les quartiers populaires. Dans les années 1980, Raphael Saadiq a assisté à cette tragédie nationale, qui a emporté deux de ses frères et nombre de ses amis. Pourquoi eux et pas lui ? Il répond curieusement. « Ils n’avaient pas l’air bien, et moi je tenais à mon apparence. » Car l’allure est primordiale chez celui qui porte des costumes ajustés et ose sous-pulls prune, trench rouille ou veste jaune. Derrière son style tiré à quatre épingles, son sourire un peu mécanique et ses indéboulonnables lunettes de vue,

se devine un instinct de survie exceptionnel qui l’a tenu éloigné des affres de la drogue ou de la mauvaise vie. Une mise à l’écart qui ne l’a pourtant pas coupé de ses racines, de cette jeunesse pas forcément miséreuse mais cernée par la violence et le racisme. « Je n’en ai jamais été déconnecté », répond-il crânement. S’il connaît la réalité des quartiers populaires, du racisme, de la drogue, il ne joue justement jamais la carte de l’artiste torturé. « L’angoisse de la page blanche, cela ne veut rien dire pour moi », fanfaronne-t-il. Et ce bon vivant d’ajouter : « Si ça m’arrive, cela signifie juste qu’il est temps d’aller faire autre chose, manger un morceau et boire un verre de vin. » Jimmy Lee (Columbia), de Raphael Saadiq. En concert le 19 octobre au festival Nancy Jazz Pulsations et le 21 octobre à l’Élysée Montmartre, 72, boulevard de Rochechouart, Paris 18 e.

24 août 2019 — Photos Cédric Viollet pour M Le magazine du Monde

El baile, de Mathilde Monnier et Alan Pauls. Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin-Delano-Roosevelt, Paris 8 e. Du 5 au 15 septembre. www.theatredurondpoint.fr

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Christophe Martin.

Dans El baile, spectacle de Mathilde Monnier pour douze danseurs argentins créé en 2017 avec la complicité de l’écrivain Alan Pauls, il y a bien sûr de petites chaussures de tango. Mais aussi de gros crampons de football. C’est qu’à Buenos Aires le bandonéon et la clameur des matchs dans les stades se frottent dans la même effusion. Lors de rencontres au sommet, les bandes de supporteurs aux maillots de couleurs différentes affluent dans les rues. «L’image de l’Argentine pour les jeunes générations passe par le Le sens du détail. foot», glisse Mathilde Monnier. Sur Pointes et le plateau de la pièce, répétée dans crampons. un vieux théâtre déglingué de la Par Rosita Boisseau capitale argentine, la chorégraphe évoque la société et la politique, tout en convoquant les danses traditionnelles et urbaines comme le tango, le malambo, le chamamé, la samba. Entre deux joutes chorégraphiques, une passe de football s’intercale, une cage de but surgit. Le rock de Charly García coulisse avec un tango historique d’Osvaldo Pugliese tandis que le filet évoque tour à tour une chambre, une prison et même un nightclub. «Qu’est-ce que le corps argentin? s’interrogeait Alan Pauls lors des répétitions. Être argentin, c’est faire souffrir, danser, chanter, supplicier, faire jouir.» Et jouer au football.

79

Plein les yeux.

Dame de piques.

Par Roxana Azimi

Cinquante ans que Margaret Harrison, née en 1940, se déMène pour CHanger le regard sur les

Cinquante ans que cette féministe pragmatique, fondatrice en 1970 du London Women’s Liberation Art Group, dynamite le sexisme ambiant par un pop art militant. Ses armes ? « Le grotesque, la mascarade et un humour parfois grivois », détaille Fanny Gonella, directrice du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) Lorraine, qui l’expose à Metz jusqu’au 6 octobre. Dans les années 1970, l’artiste britannique affublait les super-héros d’attributs féminins. Imaginez Captain America en porte-jarretelles et talons aiguilles ou Batman en robe à froufrous. Pis, elle représente Hugh Hefner, fondateur du magazine Playboy, en costume de Bunny Girl. Sa première exposition, en 1971, sera fermée pour indécence. En ce temps-là, on ne joue pas de la confusion des genres, on ne dévirilise pas les idoles machistes en leur prêtant une sexualité trouble. Personne, en revanche, ne trouve rien à redire, lorsque, en réponse au chroniqueur radio Jimmy Young, qui, systématiquement, comparait les femmes à des choses comestibles, Margaret Harrison dessine une pin-up coincée dans un hamburger. Féminisme et carrière ne feront pas bon ménage, et Margaret Harrison mettra du temps à être reconnue. D’autant qu’elle choisit des sujets que le bon bourgeois préfère ne pas voir en peinture, les violences domestiques ou la prostitution. Dernier détail, elle affectionne l’aquarelle, un genre lui aussi longtemps considéré comme mineur…

feMMes.

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. Margaret Harrison

« Margaret Harrison. danser sur les missiles », au fraC lorraine, 1 bis, rue des trinitaires, Metz (Moselle). Jusqu’au 6 octobre. www.fraclorraine.org

2 Princesses, 2 Hands (2009), de Margaret Harrison,

Déchiffrage.

Benoît Magimel.

53 — Nombre de longs-métrages tournés, dont Une fille facile, de Rebecca Zlotowski, 12 — Âge auquel il tourne son premier film, La vie est un long fleuve tranquille, d’Étienne Chatiliez. 2016 — Année où il obtient le César du meilleur acteur

en salle le 28 août.

dans un second rôle pour La Tête haute, d’Emmanuelle Bercot. Il avait déjà été nominé

en 1997 pour Les Voleurs, d’André Téchiné, et en 2013 pour Cloclo, de Florent-Emilio Siri. 24 août 2019 — M Le magazine du Monde

“Havana”.

Des sept films tournés par robert reDforD sous la Direction De syDney pollack , Havana est, à l’évidence, le plus sous-estimé. Ce film, point final de la collaboration entre les deux hommes, a été négligé par rapport à la période dorée des années 1970 qui les a vus tourner ensemble Jeremiah Johnson et Nos plus belles années. C’est à cette époque que la star Robert Redford commence à utiliser son image en faveur d’une politique progressiste, contre la guerre au Vietnam. Redford est cet acteur au visage parfait, abritant un individu fragile animé par un idéal fort. Havana est un film différent, tout simplement parce que Redford y incarne, pour la première fois de sa carrière, un héros tragique. Le film de Pollack se déroule en 1958, dans le Cuba corrompu du dictateur Batista, à la veille de la révolution castriste. L’acteur américain incarne un joueur de poker prenant conscience qu’il vieillit, comme le souligne à merveille le scénario signé David Rayfiel et Judith Rascoe. Ce personnage a tout à voir avec la star qui l’incarne.

Robert Redford interprète un joueur professionnel au destin raté, dans le dernier film qu’il tourne avec Sydney Pollack.

En 1990, Robert Redford a 54 ans. C’est la dernière fois qu’il s’autorise à être beau à l’écran, avec la conscience très nette d’être rattrapé par le temps qui passe. De plus en plus tourné vers la réalisation, depuis les années 1980, Redford contemple “Havana” comme son ultime film. Ce qu’il est.

Son personnage est ici un individu qui vit au jour le jour, utilisant son occupation si peu ordinaire de joueur professionnel pour tourner le dos à tout idéal, refuser le moindre engagement. S’il se sent comme un poisson dans l’eau dans La Havane de 1958, c’est parce que la capitale cubaine, avec ce sens de la liberté absolue allant de pair avec une profonde corruption, lui sied à merveille. Havana prend modèle sur Casablanca. Comme dans le film de Michael Curtiz, Pollack imagine un triangle amoureux déchiré par l’histoire en marche : une Suédoise passée par les États-Unis, ralliée à la révolution, est partagée entre son mari, militant castriste, et ce joueur de poker, découvrant la fragilité de la condition humaine et celle des sentiments amoureux. Au sein de ce trio, c’est le personnage, distant et inaccessible, de Redford qui domine. Sa beauté interpelle par la barrière qu’elle pose entre elle et le spectateur. La star se retrouve prisonnière de son corps, comme son personnage l’est ici de ses choix existentiels malheureux. Le romantisme de Havana n’avait rien de complaisant et ne séduisit personne lors de sa sortie. Le cinéma de Pollack pouvait, à tort, apparaître désuet. Mais c’était le chemin emprunté par le héros de Havana qui se révélait déroutant tant il recelait un sens du tragique insupportable pour le spectateur de 1990 : une vie ratée, un désert amoureux et spirituel, pour lesquels l’une des stars les plus estimées de son époque devenait le véhicule idéal. Havana (2 h 24), de sydney pollack, édité dans un coffret DVD et blu-ray par elephant films. Pages coordonnées par Clément Ghys

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde. 1990 Universal Studios. All Rights Reserved. 2019 Elephant Films

Le DVD de Samuel Blumenfeld.

81

Mots croisés

Sudoku

g r i l l e n o 41 4

1

2

3

4

n o 414

-

difficile

yan georget

PhiliPPe duPuis

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

Compléter toute la grille avec des chiffres allant de 1 à 9. Chacun ne doit être utilisé qu’une seule fois par ligne, par colonne et par carré de neuf cases.

I II III IV V VI

Solution de la grille

VII

précédente

VIII IX X

Bridge

n o 414

Fédération Française de bridge

XI XII XIII XIV XV

Horizontalement I Bien de chez nous. II La dame du raja. Engage dans la voie de la canonisation. III Le bon sens des mots et des termes. A souvent le beau rôle à la Bastille. IV Évitez de la chercher. Gros fumeur nippon. Ville du Nigeria. V L’anglaise a une bonne mâchoire. Son Théorème a marqué les esprits. Bout d’intestin. VI Deviennent vite des obsessions. Danois au service de la marine russe. VII Sacrément protégée. Richement tissé. Donné pour approbation. VIII Inutilisable. Assurerai le rapprochement. Note. IX Élément reproducteur. Dangereusement nourris. Article. X Donné par le hautbois. Parfumâtes à la badiane. Possessif. XI Très sociable. Cité d’Abraham. Femme de lettre. XII Très proche. Vous n’en verrez pas la fin. XIII Dieu solaire. Traîne sur les fonds. S’est aussi intéressé aux choux-fleurs. Bande. XIV Bien raide. Très encombrées. Points opposés. XV Donnèrent une dimension sacrée. Verticalement 1 Biens de chez nous, eux aussi. 2 Rabattais sans vergogne. Saura apprécier. 3 Ont déjà bien vécu. Paresse sous les tropiques. Ouvre les comptes. 4 Rejetés. Encadrent tout. Préparés avant cuisson. 5 Crieront comme de jeunes piafs. Point matinal. 6 Service à l’ancienne. Monnaie romaine. Grand lac, mais pas le plus grand.Voyelles. 7 Fraîches au lait cru, en principe. Maîtrisa le sauvageon. 8 Cours espagnol. Me lançai. Essaie de vivre de ses droits. 9 Le temps d’un tour. Passer sa chemise. Bout de rideau. 10 Au cœur du Cantal. De l’Oural à l’océan Pacifique. Écoles publiques. 11 Atome d’oxygène. Empoisonnée et empoisonnante. 12 S’envole en partant.Te rendrais. Chemin de halage. Le strontium. 13 Sur la Saale en Thuringe. Romains chez Vivaldi. Espiègle du Nord. 14 Ridicules en voulant suivre. Chevalier ou chevalière. 15 Évitez de leur tendre le cou. Conjonction. Solution de la grille no 413

Horizontalement I Spencer. Défaite. II Erreur. Renâcler. III Nié. Ribera. Ténu. IV Sostenuto. Té. Ob. V Irisé. Couleuvre. VI Bipé. Meule. Rais. VII Ite. Dépravés. Sc. VIII Lelouch. Ira. Ira. EEE. IX Enchanteurs. X Sb. Atèle. État. XI Aluni. Émotivité. XII Ton. La. Ove. Amas. XIII Eu. Cens. Aso. Ex. XIV Usée. Ouïr. Vieil. XV Responsabilisée. Verticalement 1 Sensibilisateur. 2 Priorité. Blousé. 3 Érésipèle. Un. Es. 4 Ne.Tsé. Onan. Cep. 5 Curée. Ductile. 6 Érin. Mèche. Anon. 7 Bucéphale. Sus. 8 Retour. Némo. Ia. 9 Déroulait. Ovarb (bravo). 10 ENA. Levrettes. 11 Fa. Té. Eau. Ovl (vol). 12 Acteurs. Rêva. II. 13 Île. Va. Estimées. 14 Ténorise. Ataxie. 15 Érubescente. Le.

24 août 2019 — M Le magazine du Monde

82

Le mannequin d’Anne Valérie Hash.

Après Avoir lAncé sA griffe puis Assuré lA direction Artistique de comptoir des cotonniers, lA styliste frAnçAise œuvre désormAis pour Bonpoint, mArque de mode enfAntine. ses collections déButent souvent sur un stockmAn de tAille réduite.

Plutôt que le croquis, j’ai toujours préféré l’approche 3D du vêtement. J’aime draper, jouer avec la matière. Lorsque j’ai lancé ma marque, en 2001, j’ai rencontré dans la rue Lou Lesage, qui avait alors 8 ans. Elle est devenue ma muse et ma mannequin. J’utilisais des vêtements existants que je retaillais directement sur elle. Les proportions étaient petites, et elle n’avait pas de formes, c’était plus facile de créer des volumes. Quand elle a eu 15 ans, nous avons cessé de travailler ensemble. Peu avant, ce Stockman avait fait son apparition sur ma table de travail. Ce n’est pas un mannequin enfant, car il a des formes féminines, il doit plutôt servir de support pour montrer des bijoux. Il est plus facile d’exprimer ce que l’on veut sur un petit format. C’est comme une maquette, ça me rassure et me permet de mieux visualiser. Une fois munie de mes épingles, que j’ai toujours sur moi, et de tissu – du jersey, de la soie, du coton, de la laine… –, je m’assois et je coince le mannequin entre mes jambes pour le manipuler plus facilement. Par rapport à un modèle à taille humaine, autour

M Le magazine du Monde — 24 août 2019

Vicky chahine

duquel il faut tourner, le rapport est différent. S’approprier son mannequin est la première chose que l’on apprend en arrivant à l’École de la chambre syndicale de la couture parisienne, où j’ai étudié. Il faut marquer les lignes de repère avec du bolduc puis construire les bras avec du carton et du kapok [une fibre végétale] pour le rembourrage. C’est un exercice difficile – pour ne pas dire traumatisant ! –, donc j’ai préféré acheter les bras de celui-ci. Je l’ai beaucoup utilisé pour ma marque, notamment pour mes collections haute couture et ma ligne Mademoiselle, destinée aux petites filles. Mais moins chez Comptoir des Cotonniers [dont elle a assuré la direction artistique de 2014 à 2016]. Je le gardais à la maison, sur mon bureau. J’ai eu beaucoup de plaisir à le retrouver quand j’ai commencé chez Bonpoint, en mars. C’est sur lui que j’ai imaginé le premier pull et la première robe. Aujourd’hui, il fait les allers-retours entre le bureau et la maison. Il m’arrive souvent de me balader avec dans la rue, ce qui ne manque pas d’étonner les gens !

Anne-Valérie Hash

propos recueillis par

©Edouard Caupeil/Pasco

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